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La Sagesse ou la Vie
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Ebook309 pages5 hours

La Sagesse ou la Vie

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Le christianisme est-il soluble dans la philosophie? Il semble que ce soit le cas, mais comme la sagesse des philosophes préfère souvent la connaissance à la vie, il faut explorer d'autres pistes pour redécouvrir le message chrétien. Et il en existe de prometteuses, même en philosophie.

LanguageFrançais
Release dateSep 18, 2010
ISBN9781452333571
La Sagesse ou la Vie
Author

Jean-François Jobin

Né en 1951, je réfléchis aux relations entre la foi chrétienne et la philosophie depuis que je suis devenu croyant. Je m'intéresse également aux questions d'éthique en relation avec les médias, les images et les technologies de l'information et de la communication. En 1991, j'ai publié "La Poursuite du Vent" aux PBU à Genève. Mon nouveau livre, "La Sagesse ou la Vie: Le christianisme est-il soluble dans la philosophie?", est désormais disponible ici en version électronique et sera publié en version imprimée dans la deuxième quinzaine de novembre.

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    La Sagesse ou la Vie - Jean-François Jobin

    Introduction

    Parler de la vie et de la foi paraît hors de propos: qu'avons-nous à faire aujourd'hui d'une réflexion qui se réfère à la révélation chrétienne? À l’opposé des États-Unis, où les élections présidentielles manifestent l’importance des valeurs religieuses, à l’opposé des pays où domine l’islam, l’Europe semble avoir tourné le dos à son passé chrétien et se cherche on ne sait trop dans quelle direction, hésitant à céder à l’ivresse d’une liberté tout de même angoissante par l’invisibilité de ses limites, désireuse d’un sens qu’elle attend des philosophes ou, à défaut, de ceux ou celles qui ne cessent de s’ériger en maîtres de sagesse tout disposés à communiquer le secret du bonheur. Les religions institutionnelles, autrement dit le christianisme, semblent avoir perdu toute pertinence dans les préoccupations des hommes et des femmes d’aujourd’hui.

    Pourtant, la préoccupation religieuse reste. Multiforme, imprévisible, loin des institutions. En Suisse, au moment où l’on se résout à supprimer des postes de pasteurs, 90 % de la population affirme prier régulièrement. Sur les tables des libraires s'empilent les ouvrages qui abordent la question religieuse d'une manière ou d'une autre. De toutes les manières même. Tel auteur écrit, littéralement, Contre Dieu, rejoignant cet autre qui estime que tout est bon dans le christianisme, sauf Dieu [1] ou celui qui, il y a quelques années, dénonçait «l'idole monothéiste». Michel Onfray veut opposer l’«athéologie» à la théologie; de son côté, Luc Ferry propose un «rapport laïque au christianisme» [2]. Le pape, enfin, voudrait voir la foi et la raison comme deux ailes qui permettent à l'homme de s'élever vers Dieu en évitant le Charybde du rationalisme athée et le Scylla de l'illuminisme exalté.

    On n’est guère plus avancé puisque, quand Dieu n'est pas nié ou refusé, on le ramène à l'échelle humaine, ce qui n'est pas sans ironie après des siècles de critique de l'anthropomorphisme. À moins que, comme Benoît XVI ou Jean Paul II, on ne renoue avec une pensée de style thomiste, elle-même enracinée dans la philosophie d'Aristote, 400 ans avant Jésus-Christ.

    Comment choisir entre ces divers courants? Est-ce même possible? Faut-il travailler avec ceux qui veulent rapatrier en l'homme ce qu'on aurait trop longtemps projeté sur un dieu imaginaire ou fantasmatique? Poser avec d'autres la question des rapports entre Dieu et la science? S’atteler à une lecture humaniste du christianisme? Le dissoudre dans une spiritualité plus large? Ramener la religion à une affaire strictement privée, la morale commune s'occupant du reste, l'obéissance à la loi, le respect des droits humains et la charité envers les démunis? [3]

    À mon sens, le rapport contemporain au divin se caractérise fondamentalement par la fuite. Beaucoup de ceux qui prétendent le thématiser s’efforcent bien plutôt de l’exorciser. J’aimerais pour ma part en parler autrement, persuadé que notre situation d'hommes est marquée par l'intrusion de l'absolu dans la trame de nos vies; c'est même à cette lumière que deviennent lisibles nos existences et, qui sait, les tragédies du temps. Cette conviction a grandi en moi depuis que j'ai vécu l'irruption de Dieu dans ma vie. Ce «coup de grâce» a bouleversé mon existence et renversé mes valeurs. Dieu merci, je ne m'en suis jamais complètement remis.

    L'absence de vrai débat à propos du christianisme et de Dieu tient à ce que la foi chrétienne telle que je la comprends n'y trouve pas de défenseurs. Serait-ce qu'elle n'est plus défendable? Je crois au contraire qu'il est temps de faire valoir le point de vue différent que je revendique, même si l'incroyance s'affirme comme seule capable de garantir des sectes et de propager la tolérance, dès lors que toutes les illusions se sont évanouies. Allons donc! Si nous étions vraiment des individus cohérents, guidés par notre seule raison, nous ne croirions probablement plus à rien ni personne. Mais nous ne sommes pas conséquents; la raison fournit à la demande tous les alibis nécessaires à justifier aussi bien nos passions que n'importe quelle position philosophique ou morale. Cioran l’a bien compris: «Lors même qu'il s'éloigne de la religion, l'homme y demeure assujetti; s'épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement: son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l'évidence et du ridicule.» [4] On ne compte plus les proclamations d'athéisme qui s'accompagnent d'attitudes superstitieuses dans d'autres domaines, le jeu, l'astrologie, l'idéologie, et même la prière.

    Le XXe siècle nous a appris que tout est justifiable, puisque les deux grands totalitarismes ont justifié l'injustifiable. Le rationalisme s'y est si gravement discrédité que toutes ses affirmations doivent être réévaluées, à commencer par celles qui récusent la foi [5]. Il ferait mieux de se donner des règles de bonne conduite, à la manière des banques qui veulent s'interdire de nouer des relations d'affaires avec des clients suspects d'actions criminelles. Car, de même qu'on ne cesse pas de fréquenter les femmes du fait que certaines se prostituent, il n'est pas possible de renoncer à la rationalité quand bien même la raison s'est avilie jusqu’à justifier l'abomination nazie ou la servitude de peuples entiers au nom de l'idéal prétendument communiste. Où trouver le point de vue propre à instruire le procès du rationalisme en raison des crimes dont il a été l'alibi? À quelle pierre de touche confronter la rationalité? Sur quel critère invariable, sur quel pôle magnétique de la pensée notre raison pourrait-elle s'appuyer? La réponse est toute prête: il n'existe rien de tel. La mienne aussi: c’est la foi chrétienne fondée sur ce que Dieu révèle de lui-même, mais comprise autrement que ce que la tradition chrétienne a généralement dit.

    Je sais bien qu'une telle prétention est de nature à choquer tous ceux et celles qui estiment que la raison n'a de comptes à rendre qu'à elle-même et qui saluent comme une libération décisive le divorce qui a séparé la philosophie de la théologie. À la manière de Tertullien, mais pour des raisons opposées, ils pensent qu'il n'y a rien de commun entre Athènes et Jérusalem. Car la foi a mauvaise réputation. Je ne connais pas de philosophe qui lui reconnaisse un statut privilégié. Au mieux, elle est un degré inférieur de connaissance. Régulièrement en procès, on l'oppose à des adversaires dont on est sûr par avance qu'ils l'enverront voler dans les cordes. Victoire de la science contre la foi par K.-O. technique, victoire de la raison au premier round, victoire des Lumières sur la foi aveugle, de l'esprit critique sur l'esprit de croyance — on a presque honte d'assister à de tels combats tant ils semblent inégaux. La foi, ce serait l'illusion, la canne de l'aveugle, le refus d'ouvrir les yeux, d'user de sa raison, le refuge de l'autruche contre l'évidence, l'aliment premier du fanatisme et de l'intégrisme, le fonds de commerce de toutes les sectes. Hélas, on trouve sans peine des exemples propres à étayer chacun de ces jugements.

    Loin de moi le projet de redonner crédit à des inepties, des sottises, des erreurs ou des mensonges pour réhabiliter la foi, mais la caricature masque un peu trop commodément le nerf de l'affaire. C'est pourquoi je demande qu'on essaie un autre point de vue. Héritiers de deux mille ans d'histoire du christianisme et de deux mille cinq cents ans d'histoire de la philosophie, nous avons non seulement le droit, mais le devoir de procéder à un inventaire des richesses, détresses, pertes et profits qui se sont accumulés. Pas question d’accepter d'emblée que tous ceux qui se disent chrétiens parlent valablement du christianisme; pas question non plus de mettre au compte exclusif des chrétiens la suite des horreurs commises au nom de Dieu par des chefs politiques et militaires trop heureux de (ou trop trompés sur eux-mêmes pour) se servir du levier de la conviction religieuse pour galvaniser leurs troupes. Il est temps de penser autrement.

    C’est avec le sentiment d’arriver tard que je propose ce livre tissé de réflexions intempestives, déphasées, sans solutions toutes faites, sans réponses à tout. Rendons à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui lui appartient. Même si César fait mine de servir Dieu. Et surtout si César se prend lui-même pour Dieu.

    Première partie

    UNE LONGUE HISTOIRE DE LA DÉSILLUSION

    Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio,

    que n'en rêve ta philosophie.

    Shakespeare, Hamlet I, V.

    Philosophie populaire

    Que pense-t-on aujourd'hui? Quelle est la philosophie dominante de notre époque? Quel sens cela a-t-il encore d’être chrétien aujourd’hui? Pour répondre à ces questions, nous allons procéder à un état des lieux de la pensée contemporaine en prenant appui sur quelques auteurs dont parlent les journaux et la télévision, car c'est par leur intermédiaire que le public accède aux idées et aux théories. Il n'y sera pas question des recherches en cours dans les universités, tâche immense et probablement impossible, ni des auteurs non francophones, que je connais mal. Je ne vise pas l'exhaustivité, mais les auteurs que j'ai retenus me paraissent représentatifs des perspectives que la philosophie propose au public.

    Nous allons donc nous intéresser à la philosophie populaire, en dépit du discrédit que font peser sur elle quelques universitaires ronchons. Ce terme n'indique aucun mépris pour la philosophie plus difficile, mais plutôt le choix de la modestie: s'occuper principalement de ce que chacun peut maîtriser au moins en partie. Quand Descartes expliquait qu'il ne parlerait pas de théologie dans son Discours de la méthode, il s'en justifiait en disant que les vérités révélées sont au-dessus de notre intelligence et qu'il ne voulait pas les soumettre à la faiblesse de ses raisonnements [6]. Pareillement, il serait déplacé de s'ériger en juge de recherches philosophiques qui ne peuvent être comprises qu'au terme d'études longues et exigeantes [7].

    Nous n'allons pourtant pas nous satisfaire de miettes et de concepts périmés. À un journaliste qui lui faisait observer que tel de ses livres ne pouvait être compris que par un petit nombre de spécialistes, Jean-Luc Marion a répondu que les philosophes universitaires sont comparables aux techniciens qui mettent au point les dream cars, les voitures idéales que Renault ou Citroën ne produiront jamais en série, mais qui comportent des solutions techniques appelées à équiper les voitures de série cinq ou dix ans plus tard [8]. En ce sens, les universitaires fabriquent les dream concepts dont les philosophes populaires se serviront peut-être dans quelques années, quand le besoin s'en fera sentir.

    La philosophie populaire véhicule les idées, les références, les théories et les valeurs en usage dans les livres et les médias une fois que le temps a fait son travail de décantation des concepts. Elle est ce dont dispose le commun des mortels pour nourrir sa réflexion. Une pensée banalisée, certes, mais la police fait parfois son travail dans des voitures banalisées plus efficacement qu'avec sirènes et gyrophares. N'est-ce pas cette philosophie qui nous interpelle, qui peut-être nous intéresse, qui est lisible par le lecteur de bonne volonté, découragé par la difficulté de certains auteurs? Les succès de certains livres démontrent que la philosophie trouve ses lecteurs quand elle sait se rendre accessible et qu'elle traite de questions qui touchent les gens [9].

    *~~*~~*

    Les philosophies ne naissent pas d'un coup dans l'esprit de leurs concepteurs. Même les plus originales ne sont jamais totalement nouvelles. Fils de son temps, le philosophe partage quantité de références avec ses contemporains: coutumes, événements historiques, état des connaissances, traditions religieuses. En tant que philosophe, il baigne dans des cadres conceptuels et des problématiques que d'autres ont définis avant lui, et qui le contraignent à des prises de position, fût-ce pour les récuser. Il s'inscrit forcément dans un processus historique et il participe à l'évolution de la philosophie. Celle-ci, pourtant, ne progresse pas cumulativement à la manière des sciences, où chaque découverte ajoute sa pierre à l'édifice — à moins qu’une révolution scientifique ne vienne périmer ce qu’on croyait acquis. Non: chaque philosophe, compte tenu de ce qui s'est fait avant lui et de ce qui se fait autour de lui, inaugure une œuvre qu'il espère originale — dont il rêve secrètement qu'elle pourrait être définitive.

    Un scientifique ne relit pas les textes fondateurs d’Euclide ou de Newton: ce qui l'intéresse, c'est l'état présent de la science, et son progrès possible. Il n'en va pas ainsi en philosophie, car les philosophes les plus anciens continuent de nous interpeller. Ils sont les premiers à avoir posé certains problèmes toujours vivants, et leur proximité par rapport aux origines en a fait fantasmer plus d'un sur leur familiarité présumée plus grande avec le vrai et l'absolu.

    Cela ne veut pas dire qu’il faille toujours remonter à Platon ou à Thalès pour aborder la pensée contemporaine. Il nous suffira de rappeler à grands traits quels sont ses cadres de référence, que nous identifierons dans un premier temps en suivant une suggestion de Sigmund Freud. Cet exercice permettra de reconnaître quelques-unes des fondations pas toujours explicitées ou avouées de la pensée contemporaine.

    Quoi qu'il en soit, il est urgent de penser l'époque dans laquelle nous vivons, que les penseurs de notre temps analysent diversement: désorientation et délabrement de l'Occident pour Cornélius Castoriadis, crise de légitimation selon Alain Renaut, cruauté et absurdité d’après Jacques Bouveresse, qui refuse d'ailleurs que la philosophie serve à se «raconter des histoires», autrement dit à trouver un sens à un monde qui n'en a pas. Sans vouloir offenser quiconque, je me demande quand même si une telle affirmation ne revient pas à court-circuiter toute recherche de sens car, après tout, l'absurde caractérise ce pour quoi on ne dispose d'aucune clé de compréhension, ou ce à quoi on applique une théorie inadaptée.

    Loin de moi la prétention d'apporter des réponses à de telles questions. Mais j'estime qu'on sera en meilleure posture de les trouver si on commence par débarrasser le terrain d'un certain nombre d'idées fausses.

    De peu inférieur aux anges

    Même si la philosophie n'a pas progressé à la manière des sciences, son évolution l'a conduite loin des positions sur lesquelles elle s'est longtemps tenue. Pour mesurer la distance parcourue, intéressons-nous à la compréhension que nous avons de nous-mêmes à partir de quelques réponses à la question «Qu'est-ce que l'homme?» — la grande question qui, selon Kant, oriente la recherche en philosophie.

    Commençons par poser deux points de repère pour déterminer les positions de départ et prendre du champ par rapport aux croyances d'aujourd'hui. Le premier est en Grèce, au Ve siècle avant Jésus-Christ, quand Sophocle, dans le premier chœur d'Antigone, écrit:

    La nature est pleine de merveilles,

    Mais l'homme est le chef-d'œuvre de la nature.

    Il domine la mer et la terre, il capture les animaux des airs, de la terre et de la mer, et il en a réduit plusieurs à son service.

    Plus vite que le vent, il pense,

    Le langage est son œuvre, et l'ordre des cités.

    Contre la pluie, contre le gel, il se bâtit un toit.

    Dans l'avenir vers lequel il s'avance,

    Il prévoit le danger.

    En toutes choses l'homme est plein de ressources.

    La mort seul le trouve dépourvu. [10]

    Émerveillement devant les pouvoirs de l'homme et la force de la pensée, qui compense si largement son infériorité physique et sa vulnérabilité par rapport aux animaux qu'elle lui permet de produire par son art bien plus que ce que la nature ne lui a pas donné. Questions aussi par rapport aux bornes de sa puissance: la mort, très clairement, et sa différence par rapport aux dieux, que l'homme, dans son orgueil, peut être tenté d'oublier:

    L'industrie de ses mains,

    Le trésor infini de ses dons,

    Il les emploie tantôt pour le bien

    Mais tantôt pour le mal, si, au faîte de la cité,

    Cédant au vertige de sa grandeur,

    Il confond les lois de la terre

    Et le droit sacré des dieux.

    Le deuxième point de repère est encore plus ancien (Xe siècle avant Jésus-Christ?) et se trouve dans la Bible, où l'auteur du psaume 8 adresse ces paroles au Créateur:

    Quand je regarde les cieux, ouvrage de tes mains,

    La lune et les étoiles que tu as établies

    Qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui?

    Et le fils de l'homme, pour que tu prennes garde à lui?

    Tu l'as fait de peu inférieur à Dieu,

    Et tu l'as couronné de gloire et de splendeur.

    Tu lui as donné la domination sur les œuvres de tes mains,

    Tu as tout mis sous ses pieds. [11]

    Voici l'homme de peu inférieur à Dieu — ou aux anges, selon d'autres traductions [12]. Malgré sa petitesse par rapport à l'univers et par rapport à Dieu, il a la domination sur la création, il a une parenté avec son créateur, qui se souvient de lui et prend garde à lui. Une double relation: de prévenance de Dieu à l'homme, de prière et louange de l'homme à Dieu.

    Aussi bien du côté grec que du côté juif, l'homme se comprend comme un être éminent, tantôt chef-d’œuvre de la nature, tantôt créature à peine inférieure à Dieu, et capable de dominer sur la nature. Quel contraste saisissant par rapport à ceux qui se considèrent de peu supérieurs aux chimpanzés, et encore... Comment sommes-nous passés de tant d'honneur à tant d'indignité, alors même que, paradoxalement, notre domination sur la nature n'a cessé d'augmenter?

    Trois humiliations

    Dans son Introduction à la psychanalyse [13], parue en 1916, Sigmund Freud distingue trois phases dans la dégringolade qui a abouti à la pensée d'aujourd'hui, trois humiliations, trois grandes gifles que des découvertes majeures ont infligées à notre amour-propre et à notre «mégalomanie».

    La première humiliation est le fait de Nicolas Copernic. La publication, en 1543, de son ouvrage Des Révolutions des orbes célestes sanctionne la fin du géocentrisme en vigueur depuis Aristote [14]. L'astronome polonais a compris que la terre tourne autour du soleil en compagnie des autres planètes, dans un espace nouveau qui ignore désormais la vieille distinction aristotélicienne entre le monde sublunaire, lieu du changement et de l'imperfection, et le reste du cosmos, lieu des mouvements éternels et parfaits [15].

    Nous avons de la peine à imaginer le bouleversement que cette révolution a provoqué dans les consciences. À vrai dire, c'est un choc dont nous ne sommes pas totalement remis, puisque nous parlons aujourd'hui encore du lever et du coucher du soleil. Avant Copernic, tout était clair: Dieu avait installé l'homme sur la Terre, au centre de l'univers qui gravitait autour de lui. Sa situation témoignait de la sollicitude divine envers lui. La théorie géocentrique fonctionnait comme une théorie scientifique, permettant l'établissement de tables astronomiques utilisables même pour la prédiction des éclipses. Elle paraissait confirmée par l'observation des corps célestes visibles à l'œil nu. La première utilisation de la lunette astronomique par Galilée, en 1610, avec un grossissement d'à peine trois fois, ouvrira le champ à des observations perturbantes.

    Après Copernic, il va commencer à faire froid sur la Terre. Quelques dizaines d'années suffiront pour que l'héliocentrisme tombe à son tour et que la Terre trouve son statut de satellite d'une étoile parmi d'autres, quelque part dans la banlieue de la Voie Lactée, galaxie parmi des milliers ou des millions d'autres. Autrefois pivot de l'univers, la Terre ne sera plus en 1750 qu'un «petit tas de boue» ou même une «fourmilière d'assassins ridicules» selon le mot de Voltaire [16].

    La deuxième gifle est administrée en 1859 par la publication du livre de Charles Darwin, De l'origine des espèces. Pour Darwin, il est manifeste que l'homme est un animal parmi les animaux, plus évolué sans doute, mais issu comme les autres de la transformation des espèces selon le double mécanisme de la lutte pour la survie et de la sélection naturelle, qui ne maintient en vie que les organismes capables de s'adapter. Un mécanisme qui permet de se passer de l'hypothèse d'un Dieu créateur.

    Les répercussions de sa théorie sont immenses. Tout l'édifice religieux paraît s'écrouler. On avait cru jusqu’alors, tant chez les juifs que chez les chrétiens, que l'homme avait été désiré et créé par un Dieu qui le voulait libre, à son image et à sa ressemblance, un quasi-dieu placé par son Créateur sur la terre, avec mission de dominer sur la création: «Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre!» [17] Maintenant, l'homme doit chercher ses origines dans la roulette du hasard et de la nécessité: «d’une certaine lignée animale qui ne semblait en rien promise à un tel destin sortit un jour la bête saugrenue qui devait inventer le calcul intégral et rêver de justice» [18].

    Les thèses darwiniennes heurtent de plein fouet des éléments centraux du récit biblique de la création, car le texte de la Genèse insiste fortement sur l'idée que les animaux ont été créés chacun selon son espèce [19]. Que dire ensuite de l'histoire d'Adam et Ève, créés l'un et l'autre directement par Dieu, et présentés comme les premiers parents de tous les hommes? Le transformisme ruine les thèmes classiques de l'apologétique chrétienne: comment tirer argument des beautés de la nature et de l'extraordinaire complexité des êtres vivants pour prouver l'existence et la sagesse de Dieu, si ces beautés et cette complexité ne sont que des modalités fortuites d'une évolution spontanée et aveugle?

    Pour qui tient à une lecture de la Bible comprise comme la parole littérale de Dieu, la théorie de Darwin est irrecevable. De même, une lecture littérale de la Bible est inacceptable pour qui la théorie de l'évolution est une vérité scientifique définitive [20].

    Ces deux intégrismes conduisent à de redoutables impasses. Une lecture mécanique de la Bible est certes possible, mais elle oublie que la Révélation s’adresse aux hommes de tous les temps et que, pour cette raison, elle ne se présente pas à la manière d'une vérité scientifique conforme à nos critères du moment. Il faut donc l'interpréter si on veut comprendre ce qu'elle a à nous dire, au lieu de bombarder les adversaires à coups de versets.

    En outre, comment ne pas refuser le fondamentalisme borné de certains thuriféraires de l'évolution, qui pratiquent volontiers une inquisition inversée? Au nom de quoi serait-il interdit d'adresser des questions à leur théorie, même si elle est acceptée par la communauté scientifique? Qui peut affirmer qu'elle ne sera pas surclassée, un jour, par des perspectives peut-être très différentes?

    Certaines de ces thèses posent problème dans la mesure où elles débouchent sur une vision extrêmement réductrice. L'adaptation au milieu, par exemple, est sans aucun doute une aptitude vitale décisive, mais que nous dit-elle de l’homme? «Si Darwin s'était adapté à l'homme, observe Bertrand Vergely, peut-être se serait-il aperçu que le propre de l'homme consiste à ne pas s'adapter et qu'il tranche de ce fait avec l'animalité. Il aurait eu alors une vision humaine de l'homme et non une vue animale de l'homme, et, au lieu d'enseigner que l'homme descend de l'animal, il aurait enseigné que, justement, parce qu'il est homme, il n'en descend plus. Ce qui aurait été plein d'effets créateurs pour les hommes. D'abord, en les rendant un peu plus fiers de ce qu'ils sont. On loue en effet Darwin d'avoir rabaissé

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