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Dia Linn - II - Le Livre d'Eileen (partie 2 : As baile)
Dia Linn - II - Le Livre d'Eileen (partie 2 : As baile)
Dia Linn - II - Le Livre d'Eileen (partie 2 : As baile)
Ebook357 pages6 hours

Dia Linn - II - Le Livre d'Eileen (partie 2 : As baile)

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About this ebook

Décembre 1847. Eileen et Wyatt, les derniers survivants du clan des O’Callaghan, fuient l’Irlande et le comté du Kerry : la Grande Famine a dévasté leur famille et mis l’île d’Émeraude à genoux.
Ils émigrent donc, à l’image des milliers des paysans irlandais – les cottiers – pour qui le choix était simple : fuir ou mourir de faim. Disant adieu aux splendeurs des lacs de Killarney, à leur frère déporté en Australie et à leurs morts, Eileen et son petit frère embarquent pour New York où ils espèrent, comme tant d’autres, trouver un avenir.
Mais ce n’est pas dans le Nord des États-Unis qu’ils le trouveront : dérouté, le clipper les emmènera plus loin que prévu, dans un monde bien étrange et dont ils ne connaissent rien : La Louisiane, le Sud.
C’est donc parmi les Créoles, les Cajuns, les Indiens, les planteurs et les pilotes de steamers, sur les showboats et dans les bayous, sur le Mississippi enfin, qu’Eileen devra achever sa mission : mettre son frère en sécurité.

Un monde interlope, bigarré, en pleine mutation et au bord de la rupture, où Eileen aura bien du mal à choisir sa place. L’univers policé des grandes familles de planteurs l’étouffe, celui des joueurs de poker, sur les steamboats, l’attire ; mais elle a de nouvelles obligations, de nouveaux liens aussi : puissants et indéfectibles, ils l’amèneront à faire des choix dangereux. Et, tandis que Wyatt trouve sa place et son bonheur à la barre d’un de ces navires mythiques qui sillonnent l’un des plus grands fleuves du monde, Eileen part à la poursuite d’un fantôme...

As baile, « loin de chez soi », est le second tome de Dia Linn, l’histoire d’une lignée familiale à travers les siècles et les continents.
Les O’Callaghan ont troqué les brumes de l’Irlande pour la fausse langueur du Mississippi et Eileen, tranquillement, marche vers son destin : celui qui va sceller le sort de ses descendants.

LanguageFrançais
Release dateNov 30, 2013
ISBN9782370110619
Dia Linn - II - Le Livre d'Eileen (partie 2 : As baile)
Author

Marie-Pierre Bardou

Née en Afrique équatoriale dans une famille d’oiseaux migrateurs, Marie-Pierre Bardou a gardé de ses voyages précoces le goût des départs, même en imagination. Elle teste un peu tous les genres – poésie, nouvelle… - mais c’est avec le roman qu’elle peut, réellement, se laisser « embarquer ». Grande admiratrice du génie fiévreux d’un Dostoïevski ou de l’implacable plume d’un Ross Mc Donald ou d’un Liam O’ Flaherty, elle adore les romans historiques et les thrillers. C’est le plus souvent dans les drames familiaux qu’elle puise sa propre inspiration. Elle a une prédilection pour les grasses matinées et les séries TV, et de temps en temps se laisse séduire par quelques chutes libres – mais toujours avec un parachute. Sinon, son bureau ou son canapé seront les endroits où vous la trouverez la plupart du temps. L’avantage étant qu’ils sont dans la même pièce, pour une très agréable économie de mouvement.

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    Dia Linn - II - Le Livre d'Eileen (partie 2 - Marie-Pierre Bardou

    cover.jpg

    DIA LINN

    2 : LE LIVRE D’EILEEN

    As baileI

    Marie-Pierre BARDOU

    Published by Éditions Hélène Jacob at Smashwords

    Copyright 2013 Éditions Hélène Jacob

    Smashwords Edition, License Notes

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    © Éditions Hélène Jacob, 2013. Collection Littérature. Tous droits réservés.

    ISBN : 978-2-37011-061-9

    Résumé du tome précédent

    Si vous n’avez encore lu la première partie du Livre d’Eileen (Terra Mahur), il est urgent de vous le procurer, afin de lire la saga dans l’ordre prévu par l’auteur…

    Irlande, 1846. Dans le comté du Kerry, près des grands lacs de Killarney, l’existence est rude, mais aussi grandiose pour les cottiers, paysans et trafiquants d’eau-de-vie. La vie communautaire, le travail de la terre et les révoltes politiques rythment la vie quotidienne.

    Mais, pour la seconde année consécutive, le clan O’Callaghan doit subir les conséquences du mildiou, qui détruit leurs récoltes de pommes de terre et les réduit à la famine. Eileen a quinze ans. La Grande Famine lui a déjà enlevé sa mère, Barbra, et les trois puînés de la fratrie.

    Du clan prospère des O’Callaghan, il ne reste que Padaig, le père, qui se destinait à la prêtrise avant de rencontrer la douce Barbra. Aïdan, le fils aîné, fougueux et révolté contre les exactions des Anglais, s’engage aux côtés du parti des Jeunes Irlandais avec Liam, son frère de lait. Il est également lié à la douce Roisin, sa fiancée qui porte son enfant. Liam O’Brien, adopté par les O’Callaghan et qui a ensuite repris son nom de baptême, est un garçon solitaire et animé par un seul objectif : rendre à l’Irlande sa souveraineté. Eileen, amoureuse de lui comme on peut l’être à quinze ans de son héros, veille sur ses deux cadets encore en vie : Wyatt et la jeune Nan. Elle survit grâce à son emploi de petite bonne, sous l’égide autoritaire mais bienveillante de Deirdre Roohan, la gouvernante.

    Eileen est aussi celle qui a reçu le « don » que se transmettent certaines femmes de la famille – dont sa grand-mère maternelle, Brigid : rêves prémonitoires, intuition surdéveloppée, capacités à lire dans le cœur des hommes… C’est pour cela, pour le don qu’elle a souvent du mal à canaliser, que sa famille confie son éducation à Sean, le buckaugh. Cet homme étrange, ermite dépositaire des secrets anciens des druides, lui apprend depuis son enfance l’utilisation des plantes, l’histoire de l’Irlande et les secrets des étoiles. Sean est autant craint que respecté dans le comté, et des rumeurs courent sur ses accointances secrètes avec l’oppresseur anglais.

    Un autre homme ambigu et dangereux suit les pas de la petite Irlandaise : Finbar, le gomaleau, sorte d’homme à tout faire atteint de « crises » étranges, et heureux propriétaire d’Alainn, la grande chienne irish wolfhound. Finbar fera cadeau à Eileen de l’un de ses précieux rejetons.

    Au fil des mois, dans l’attente de la prochaine récolte qui les sauvera ou sonnera leur glas, le clan O’Callaghan se réduit comme une peau de chagrin : Aïdan est arrêté et condamné à la déportation en Australie. Liam s’enfuit à Dublin pour rejoindre les Jeunes Irlandais qui préparent l’insurrection. Eileen le presse de les accompagner en Amérique, mais il se dérobe après une nuit de désespoir.

    Padaig meurt d’épuisement pour avoir tenté de gagner sa pitance dans les chantiers d’État. Mais peut-être est-il mort empoisonné par Brigid…

    Car un mystérieux litige l’opposait à sa belle-mère, persuadée qu’il était à l’origine de la mort de sa fille. Padaig avait en effet été accusé d’être responsable de la mort de son frère jumeau, Connor, dans leur jeunesse : un crime dont il s’était toujours défendu, mais dont l’imputaient ses propres parents. Brigid, la mère de Barbra et également femme de tête aux pouvoirs de sorcière, révélera ainsi à Eileen qu’à la mort du père de Connor et Padaig, leur mère ayant pris le voile, il légua leur fortune à leur dernier fils. Padaig n’a jamais parlé aux siens de son héritage, et il a enterré le magot qui aurait pu sauver sa famille, les condamnant inexorablement : ils ne découvrent l’argent qu’après la mort de leur père, mais Roisin, enceinte, s’enfuit avec leur fortune.

    Pour obtenir ses aveux, Eileen doit réduire sa grand-mère à sa merci : de leur confrontation, Brigid sortira vaincue et avouera ses liens avec Sean, le buckaugh, qu’Eileen croyait son ami. Il œuvrait en fait à leur perte, prêt à récupérer leurs terres.

    La petite Nan et Brigid finissent par céder aux fièvres et à la famine, elles aussi. Et c’est de Finbar, dont Eileen se méfiait à tort, que viendra le soutien tant attendu. Il va aider Eileen et son jeune frère Wyatt, les seuls survivants du clan O’Callaghan, à quitter les terres d’Irlande. Ils embarquent donc à bord du Morning Drew pour la nouvelle vie qui les attend, à New York… ou ailleurs.

    Préface

    Gone are the days when my heart was young and gay

    Gone are the toils of the cotton fields away

    Gone to the fields of a better land I know

    I hear those gentle voices calling, Old Black Joe

    Ils sont partis, les jours

    Où mon cœur était jeune et gai

    Fini le labeur dans les champs de coton

    Venues d’un monde meilleur, je pense,

    J’entends ces voix douces qui m’appellent, « Old Black Joe »

    I'm coming, I'm coming

    For my head is bending low

    I hear those gentle voices calling, Old Black Joe

    Je viens, je viens,

    Ma tête penchée vers ces douces voix qui m’appellent

    « Old Black Joe »

    I'm coming home (I'm coming home)

    I'm coming home (I'm coming home)

    Oh-oh my head is bending low

    I hear those gentle voices calling, Old Black Joe

    Je viens, je reviens à la maison

    Maintenant, je retourne chez moi,

    Ma tête penchée vers ces douces voix qui m’appellent

    « Old Black Joe »

    Why do I weep when my heart should feel no pain?

    Why do I sigh that my friends come not again?

    Grieving for forms now departed long ago

    I hear their gentle voice calling, Old Black Joe

    Pourquoi dois-je pleurer quand mon cœur ne ressent aucune douleur ?

    Pourquoi dois-je soupirer que mes amis ne reviennent pas ?

    Les deuils que j’ai faits, je les ai quittés il y a longtemps

    J’entends leurs douces voix qui m’appellent, « Old Black Joe »

    Where are the hearts once so happy and free?

    The children so dear that I held upon my knee?

    Gone to the shore where my soul has long'd to go

    I hear their gentle voice calling, Old Black Joe

    Où sont les cœurs à la fois si heureux et si libres ?

    Les enfants tellement chers, que je tenais sur mes genoux ?

    Ils ont été emportés vers le rivage où mon âme a hâte d’aller

    J’entends leurs douces voix qui m’appellent, « Old Black Joe »

    I'm coming, I'm coming

    For my head is bending low

    Old Black Joe.II

    Personnages

    img1.jpg

    Prologue

    La lame traça un arc de cercle parfait avant de se planter dans le cœur de l’homme. Le geste fut si rapide, presque imperceptible, que personne autour d’eux ne s’en rendit compte. Mais qui, de toute manière, aurait pu s’en préoccuper ? Tandis que l’homme glissait au sol, s’agrippant au mur dans un dernier spasme, Diarmaid jeta un œil aux alentours. Les gens qui passaient, non loin d’eux, avaient rabattu les cols de leur manteau râpé sur leur visage pour se protéger des rafales de vent glacé de l’hiver. Ils ne regardaient pas plus loin que leurs pieds, une règle de base pour qui voulait survivre dans les no man’s land.

    Rassuré, le garçon essuya la lame souillée sur son pantalon, cachant son arme en la glissant adroitement près de son poignet, dans la sangle de cuir prévue à cet effet. Une autre règle de base : avoir toujours son arme à portée de main.

    Putain, ce qu’il faisait froid. Il devait se dégotter d’autres fringues, sa veste déjà trop légère partait en tristes lambeaux. Après un dernier coup d’œil autour de lui, Diarmaid se pencha sur sa victime, fouillant ses poches avec des gestes méthodiques. Quelques dollars, un briquet, une clef électronique : il empocha le tout, mais fut surtout ravi de découvrir une vraie carte d’identité, avec code intégré et tout et tout. Ça se revendait cher au marché noir.

    Il hésita quelques secondes, puis entreprit de dépouiller sa victime de son lourd manteau noir. Puant, la doublure déchirée, portant des traces qu’il suspectait être du vomi ou du sperme – ou les deux –, le vêtement était néanmoins épais et chaud. Lorsqu’il l’enfila sur ses propres fringues, Diarmaid resta totalement insensible à l’allure ridicule qu’il lui donnait : beaucoup trop grand pour lui, le manteau traînait par terre et ses mains arrivaient à peine au milieu des manches. Il avait l’air d’un épouvantail, comme ces pauvres tarés qu’on exhibait parfois près de Madison Garden et qu’on faisait baver et grogner pour l’édification des passants. Mais son allure, il s’en tapait complètement. S’en foutait.

    Un bruit lointain, reconnaissable entre tous, couvrit peu à peu le vacarme confus des rues, des roues sur le bitume, des voix qui s’interpellaient : Diarmaid tendit l’oreille pour guetter ce qu’il redoutait, et qui manifestement approchait rapidement au-dessus du quartier. Il n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir que l’hélico arrivait. Pourvu de ses caméras hypersensibles, l’appareil était capable de scruter chaque coin de rue, d’identifier chaque passant en quelques secondes. Et les hommes dans l’hélico étaient des bons. Ils n’avaient pas que des Tasers et des seringues hypodermiques à leur disposition.

    Trébuchant dans son manteau, Diarmaid se glissa aussitôt dans la première ruelle qu’il croisa. Il courait maintenant, l’encombrant vêtement remonté à pleines mains, ses bottes éculées glissant sur les pierres mouillées. Il s’engouffra enfin dans l’immeuble, juste avant que l’hélico soit au-dessus de sa tête et signe son arrêt de mort.

    Il s’arrêta quelques secondes sous le porche, cherchant son souffle. Les murs lépreux dégageaient une odeur âcre et entêtante, faite de relents de vies oubliées et minables, de meurtres ignorés, de viols systématiques ; de cette violence presque viscérale, spontanée, qui était son monde à lui depuis sa naissance.

    Diarmaid monta enfin les marches jonchées de détritus jusqu’à leur appartement du second. Il poussa la porte après le signal convenu – un coup, silence, trois coups rapprochés – et déboula dans la pièce principale.

    Il n’y avait plus de vitres depuis longtemps. Des cartons cloués aux linteaux en faisaient office, occultant la lumière – mais quelle lumière, putain ? Un vieux canapé complètement avachi, énorme, monstrueux, prenait presque toute la place. Près d’une des fenêtres condamnées, une table bancale, deux chaises en plastique. Et un homme.

    Il était assis sur l’une d’elles et il leva la tête à son entrée. Et se mit à rire, la tête en arrière, un gros rire bien gras et gouleyant, un rire qui donna envie à Diarmaid de rentrer sous terre. C’était foutrement injuste, de se ficher de lui comme ça. Certes, le manteau était trop grand. Mais après tout, il n’avait que onze ans.

    Chapitre 1

    Un haut-le-cœur lui fit monter un goût acide aux lèvres lorsqu’elle se redressa dans ses couvertures. Luttant contre la nausée, Eileen attendit de longues minutes, assise immobile sur son lit, jusqu’à ce que l’envie de vomir lui passe.

    Le mal de mer se rappelait à son bon souvenir.

    C’était devenu une sorte de rituel. Chaque matin, lorsqu’elle s’éveillait, elle devait affronter des nausées violentes, chaque jour plus vigoureuses. Parfois, elles passaient toutes seules ; parfois, elle devait leur céder. Dans la semi-obscurité de sa minuscule cabine, Eileen sut qu’elle venait d’éviter le pire ce matin-là.

    Le jour se levait à peine derrière la vitre maculée de sel de son hublot. Elle frissonna en s’extirpant des couvertures, ouvrant rapidement la porte pour récupérer le broc d’eau tiède que le personnel mettait à disposition des passagers de première classe chaque matin – même pour les domestiques. En se lavant méticuleusement, elle s’émerveilla encore une fois, comme chaque jour depuis le départ du navire, du confort dont elle disposait. Certes, sa cabine était lilliputienne, à peine plus grande qu’un placard, et elle n’avait pas de brasero pour la réchauffer. Mais malgré tout, c’était un luxe inespéré pour les deux petits cottiers d’Irlande que d’avoir leur propre espace, un véritable lit – ou plutôt une couchette – des couvertures à foison et trois repas copieux par jour ! Eileen sourit en boutonnant soigneusement sa robe grise de petite souris, s’attaquant à la masse rebelle de ses boucles rousses. Elle n’avait, étrangement, eu aucun mal à s’habituer à se faire servir à table, à bénéficier des attentions des serveurs. Même s’ils ne leur accordaient pas, à elle et à son frère, la même déférence qu’aux Dixley.

    Wyatt avait plus de difficultés, même s’il faisait son possible pour le cacher. Eileen le voyait peu en dehors des repas. Il avait pris son rôle de « page » très au sérieux, aidant le baronnet à s’habiller, allant lui quérir tout ce que le Lord lui demandait – ses journaux, sa pipe, son tabac, ses cartes à jouer… – mais, la plupart du temps, il disparaissait dans les entrailles du navire et s’acoquinait avec les marins.

    Sa sœur le laissait faire. Tant que le Lord s’accommodait de ses absences, elle n’y trouvait rien à redire : elle était certaine que les nouvelles connaissances de Wyatt leur serviraient, à un moment ou à un autre.

    Elle mit beaucoup de soin à nouer la mante qui cachait modestement ses cheveux, jetant un regard au petit miroir accroché au-dessus du guéridon. Le visage pâle avait bien quelques taches de rousseur, les contours en étaient encore un peu enfantins, mais, somme toute, elle se trouvait plutôt jolie. C’était ses yeux, surtout, immenses et d’un vert saisissant, qui retenaient l’attention. Ses yeux, et sa bouche, qui n’avait vraiment plus rien d’enfantin. Le baronnet semblait aussi de cet avis.

    Eileen quitta sa cabine et, avant de se rendre dans la chambre des enfants juste au bout de la coursive, elle alla faire un tour sur le pont.

    Un océan de gris, aux tonalités poudreuses, l’accueillit lorsqu’elle gagna la rambarde et s’y accouda. L’océan et le ciel semblaient se répondre ironiquement, jouant à celui qui paraîtrait le plus morose. Un soleil hivernal tentait de se faire une place, mais on le devinait à peine derrière la couche épaisse des nuages lourds. Un vent froid, qui charriait les embruns pleins d’iode et de sel, gonflait les trois voiles carrées qui se déployaient, immenses, au-dessus de sa tête. Le clipper avançait vite, fendant les eaux grises comme s’il faisait la course avec le vent lui-même.

    Eileen respira à pleins poumons. Si ce n’étaient ses nausées matinales, elle ne s’était jamais sentie aussi bien depuis des mois, voire des années. Et encore avait-elle de la chance : une grande majorité de passagers souffraient du mal de mer en continu, et durant les neuf jours de traversée qu’ils venaient d’effectuer, certains n’étaient même pas encore sortis de leur cabine. Peut-être sa pharmacopée secrète l’aidait-elle aussi un peu : la valériane l’aidait à s’endormir, et elle avait pris l’habitude d’ingérer quelques gouttes d’huile de pavot lorsque ses nausées, ou une sensation de malaise, l’envahissaient. Eileen avait pris goût à cette sensation de douce apesanteur, de légèreté délicate et subtile, qui suivait ses médications.

    Elle n’osait pas penser aux immigrants entassés dans les soutes, et qu’on ne voyait jamais. Comme si les trois cent cinquante-sept Irlandais croupissant dans les entrailles du clipper étaient des ombres, des numéros sur des listes soigneusement conservées par le commandant dans sa cabine, et qui ne reviendraient à la vie qu’une fois arrivés à New York.

    Le vent salé la saisissait dans ses serres glacées, s’insinuant entre les pans de son manteau, griffant son visage. La jeune femme se dirigea rapidement vers la cabine des enfants Dixley, qui devaient l’attendre.

    Ils l’attendaient, en effet. La petite Audrey babillait gentiment dans son berceau, tandis que ses aînés se chamaillaient sur leur banquette. La cacophonie était insupportable et Eileen dut élever la voix pour les faire taire.

    — C’est l’heure du déjeuner, et vous n’êtes pas encore habillés ?

    — On t’attendait, Nanny.

    La voix ironique de sir Thomas Dixley lui arracha un sourire, qu’elle réprima en se tournant vers lui :

    — Monsieur ne sait donc pas encore s’habiller tout seul ?

    Pendant que sa sœur pouffait, Thomas junior rougit et se mit à se laver sans rajouter un mot. Eileen savait qu’aussi jeune qu’il fût, le jeune Lord n’était pas né idiot. Le double sens du mot « nanny{1} » ne lui avait certes pas échappé et il adorait la titiller. Mais, malgré ses piques, ce n’était pas un mauvais garçon. Eileen l’aida à boutonner son joli costume sans rechigner.

    Cicely était plus difficile : capricieuse, elle pouvait se montrer également vicieuse et agressive ; heureusement, son jeune âge l’empêchait d’exploiter ces compétences fort utiles, et Eileen était soulagée de ne pas avoir à s’en occuper plus longuement. Du moins se débrouillerait-elle pour éviter cette corvée : à leur arrivée à New York, il leur faudrait trouver un autre moyen de survie.

    La salle à manger des premières classes était digne d’un hôtel londonien, ou de ces « clubs » pour messieurs dont elle avait admiré des photographies et des reproductions dans les journaux. Les murs lambrissés, les banquettes en cuir fauve, les lustres en cristal et les nappes empesées, comme la vaisselle blanche d’une finesse incroyable, proclamaient que ses hôtes payaient cher le droit d’y goûter leurs repas.

    En entrant, le bébé dans les bras et les deux aînés sur ses talons, Eileen repéra immédiatement le baronnet à sa table coutumière, près de la baie vitrée. Comme à son habitude, il était plongé dans son journal, une tasse de café fumant à ses côtés. Wyatt, attablé en face de lui, dévorait des scones et il lui fit un clin d’œil tandis qu’elle prenait place. Lord Dixley lui adressa un vague sourire ; il n’accorda, par contre, aucune attention à sa progéniture qui s’installait à son tour, tandis qu’un serveur apportait en hâte une chaise d’enfant pour la jeune Audrey.

    Eileen but son café à petites gorgées, tout en donnant au bébé ses cuillères de bouillie. Le jeune Thomas était très attentif, en présence de son père, à jouer son rôle d’héritier le plus dignement possible, mais Cicely se moquait comme d’une guigne de se montrer telle une vraie « lady » : elle chipotait dans son assiette, lançant des regards en coin à sa nourrice. Dès que la jeune fille la quittait des yeux pour s’occuper d’Audrey, un bout de scone atterrissait comme par magie sur sa manche ou dans son giron. C’était tous les matins la même rengaine.

    Après deux remontrances d’un ton tranquille, Eileen lui enleva les scones.

    — Tenez-vous tranquille, Mademoiselle, ou bien vous vous passerez de déjeuner.

    — Père ! Elle m’empêche de manger ! Daddy !

    Le hurlement aigu de sa fille n’arracha pas au Lord autre chose qu’un froncement de sourcil.

    — Écoute ta nourrice, Cicely.

    Comme il ne levait toujours pas le nez de son journal, Eileen sourit à la gamine rouge de colère et d’indignation.

    — Une dernière chance, Lady. Si vous recommencez, vous retournerez dans votre cabine le ventre vide.

    Elles se mesurèrent du regard, comme chaque matin, et Eileen gagna, comme chaque matin. Cicely se mit enfin à manger sans plus faire d’histoires, bougonne et renfrognée.

    — Avez-vous besoin de moi, Sir Thomas ?

    — Non, non… Va t’amuser, mon garçon. Reviens dans une heure ou deux.

    Eileen regarda son frère avec envie, qui sortait de table et se dirigeait vers les coursives. Il commençait à connaître le navire comme sa poche, à force de l’arpenter chaque jour, et il pouvait nommer presque tous les marins par leur nom. Il leur apprenait des chansons et des ballades irlandaises, les aidait aux manœuvres, et ces gars rudes et plutôt brutaux semblaient l’avoir adopté. Depuis quelques jours, ils lui apprenaient un jeu de cartes nommé bizarrement poker, que Wyatt lui avait promis de lui enseigner.

    Eileen soupira, enviant la liberté de son petit frère. Il lui semblait parfois, malgré le luxe dont elle disposait, qu’elle allait devenir folle avec ces trois gamins accrochés toute la journée à ses basques. Elle comptait les jours qui les séparaient du débarquement à New York. Si les vents leur étaient favorables, si aucune tempête ne les déroutait, s’ils n’étaient pas attaqués par des pirates – hypothèse peu probable, vu qu’ils ne transportaient pas de marchandises précieuses –, s’ils ne subissaient aucune avarie… Il leur restait exactement trente-trois jours de traversée.

    — Je vais faire prendre l’air aux enfants, Monsieur.

    — Oui, oui, très bien.

    Il ne les regarda pas quitter la salle, d’ailleurs pourquoi l’aurait-il fait ? C’était exactement le même rituel tous les matins que Dieu créait. Eileen faisait déjeuner les enfants, puis elle les emmenait sur le pont supérieur pendant une petite heure. Thomas Junior et Cicely jouaient alors aux cerceaux et aux billes, se couraient après en poussant des cris sauvages, pendant qu’elle les surveillait en agitant un hochet devant les yeux bleus d’Audrey. Elle les ramenait ensuite dans leur cabine et les aînés devaient lire – avec son aide – pendant que le bébé s’endormait. Ensuite, il y avait le dîner, durant lequel madame Mary leur faisait ou non la grâce de les rejoindre, puis la sieste – ses deux seules heures de liberté ! – suivie du goûter. Il y avait ensuite une nouvelle excursion sur le pont des premières classes, encore un peu de lecture, le souper familial et enfin – enfin ! – le coucher des enfants. C’était la routine la plus assommante, la plus ennuyeuse qu’Eileen eût jamais connue. Trente-trois jours encore.

    Tandis que les enfants dépensaient leur trop-plein d’énergie en se poursuivant sur le pont supérieur, Eileen resserra les pans de son manteau autour d’elle, rectifiant les plis de la couverture qui protégeait le bébé. Audrey lui souriait en babillant, secouant le hochet qu’elle tenait fermement dans son petit poing potelé. C’était un bébé adorable, un vrai amour de petite fille. Eileen lui sourit en retour, alors qu’une exclamation furieuse l’obligea à se relever et à se tourner vers les chaises longues : la comtesse douairière de Wilcony y était allongée, enveloppée dans un invraisemblable monceau de couvertures, et protestait vigoureusement contre les enfants qui venaient de heurter son dossier avec leur ballon.

    — Monsieur Thomas, faites attention !

    — Je ne l’ai pas fait exprès, Nanny…

    — Vous devriez les surveiller un peu mieux, jeune fille. J’ai…

    Un cri aigu, déchirant, les fit tous sursauter. Eileen frémit en entendant la clameur sourde et désespérée qui provenait des ponts inférieurs. Prenant le bébé dans ses bras, elle s’approcha des escaliers qui y menaient, et d’où elle avait une vue directe sur les deux ponts du dessous.

    Une centaine d’hommes et de femmes étaient amassés sur le premier pont, entourant le commandant et un homme très grand et large d’épaules, dont la soutane noire ne laissait aucun doute sur sa fonction. Ce devait être un curé irlandais, un parmi ceux qui vivaient dans les soutes, car elle ne l’avait encore jamais vu.

    Tandis qu’Audrey jouait avec l’une des boucles échappées de sa mante, Eileen vit le commandant et le prêtre qui se tenaient chacun de part et d’autre d’une longue planche de bois, épaisse et solide. Une partie de cette planche reposait sur le pont, et l’autre se tendait dans le vide, au-dessus de l’océan gris. Aux pieds des deux hommes, de longs paquets entourés de tissus qu’elle n’eut aucun mal à identifier : des cadavres.

    — Ils sont morts du typhus ce matin.

    Eileen sursauta : le jeune Elliot Bedford, le journaliste anglais qui faisait partie des passagers de première classe, venait de la rejoindre et se tenait tout près d’elle. Vraiment tout près. Elle s’écarta légèrement et indiqua le groupe du menton.

    — Combien de morts ?

    — Sept. Mais, d’après Newton, il y en aura d’autres. Une épidémie s’est déclarée dans les soutes il y a deux ou trois jours, une vingtaine de passagers ont été touchés. Ils ont été isolés, bien sûr, mais ça ne suffira pas. Avec une telle promiscuité et une hygiène aussi déplorable, on ne peut que prier.

    Eileen tenta de garder son cœur sec en regardant le prêtre lire les psaumes, ses ouailles sanglotant et priant autour de lui. Le commandant Herman Newton gardait sa casquette à la main, tête baissée, et semblait lui aussi en pleine méditation. Eileen aimait bien cet homme, bourru et taciturne comme le sont souvent les marins et les hommes habitués au commandement, mais qui – elle en était sûre – était aussi un homme bon et équitable.

    Elle appréciait nettement moins le journaliste. Plutôt beau garçon avec sa tignasse sombre et ses yeux clairs, Bedford était habitué à jouer de son charme pour obtenir ce qu’il voulait – et à l’obtenir sans trop d’efforts. La jeune nourrice des Dixley semblait à son goût, mais Eileen avait bien autre chose en tête qu’une amourette avec un Anglais !

    — Je vois votre frère, là-bas.

    Bedford lui désigna la tête brune de Wyatt, qui se tenait avec les marins à quelques mètres en retrait de la cérémonie. Il

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