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About this ebook

Moi, Trica, je tente de survivre dans le monde de l’après après. Sentiente récalcitrante, cheminant entre les peuples, témoin des perversions d’un monde qui se meurt, je recopie les livres que je trouve pour offrir à ceux qui viendront après les écritures de l’avant. Je m'étourdis des pensées des autres en attendant de rejoindre la mer pour m’y perdre Mes cahiers racontent ma rencontre avec Jeremy Mac. Seigneur, milicien, chasseur, vagabond, Jeremy Mac dirige la lignée des cousins Mac selon le code d’honneur, souvent obscur, des cousins Mac.
Jour 12045 : Ces jours passés chez la vieille m’aident à récupérer, cette folle pense tout ce qu’elle dit et dit tout ce qu’elle pense. En retournant à la cabane, je vois trois hommes entrer dans la cuisine. Par réflexe, je relève mon capuchon et le tire pour cacher mes yeux... Jour 12070 : Depuis combien de temps le barbu et le vieux me dévisagent-ils sans bouger depuis l’embrasure? Je déteste être prise par surprise. Ces hommes n’ont aucune pensée. Qu’importe puisque c’est dans les deux sens, je suis aussi étrangère pour eux qu’ils le sont pour moi. Je déteste les hommes de milord Mac... Jour 12077 : Invitée au manoir Mac, la vieille est devenue malade de trop de douceurs sucrées sans doute. Je touche son front et suis surprise de le sentir brûlant. Impossible de quitter le manoir Mac. La tête me tourne aussi, je n’ai pourtant mangé ni sucrerie ni champignon. Je tourne la tête et fixe Jeremy. Il fronce les sourcils et jure entre ses dents. Quelle grossièreté! Je sens son souffle sur ma peau. C’est chaud mais frais. Étrangement plaisant. Je ferme les yeux et tend mon visage... Jour 12088 : Mon cocon de fièvre s’effrite. Dommage, aucune pensée ne pouvait y pénétrer. La vieille a survécue, six du village sont morts. Aucun des hommes de milord Mac n’a été atteint... 41e jour : Elle n’est pas folle, pense Jeremy. C’est lui qui est fou. Parce qu’il la laisse partir. Parce qu’il a peur. Pour une première fois, il a peur... Jour 12093 : La foudre m’a réveillée. Je découvre Jeremy assis sur un banc près de moi, ne dort-il jamais? Je sors en courant et un mur d’eau s’abat moi. Le pommier est en feu. Le bruit du toit de la cabane qui s’effondre nous fait nous retourner. Terre damnée, mes cahiers et mes livres!...

LanguageFrançais
PublisherTrica C. Line
Release dateJun 3, 2014
ISBN9781310611377
12151
Author

Trica C. Line

About twenty-five years ago, I had to decide on a career path. My choices? Engineering or literature. I’ve been an engineer since then, thinking writing could keep until I retire. Obviously it couldn’t. Lately my days are (very) unevenly occupied by family life with my three lovely girls, regular day-job, writing, reading, going to the gym and as of late, traveling.

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    Book preview

    12151 - Trica C. Line

    Jour 12045

    Mon aversion s’accentue chaque jour. Des centaines que j’évite les sphères. Trentième jour chez la vieille femme. J’ai bien choisi, elle est parfaite. Elle ressent tout ce qu’elle dit et dit tout ce qu’elle ressent. Doucement. Lentement. Si peu. Je n’aurai pas à la sentir. Au contact de sa sphère crevassée et tiédasse, cette première nuit à mon arrivée, j’ai vomi. Une sphère irrégulière, parsemée de boursoufles difformes, étanches, signe de l’érosion de ses milliers de jours. Elle s’absente de sa tête quelques fois, mais sa présence physique me suffit. Et elle sent bon la menthe et la lavande. J’apprends les herbes avec elle. J’ai marché plus de deux heures après être allée voir l’homme dans sa forge. Une bonne journée donc, la première depuis le jour 11953. Dans l’avant, j’aurais eu trente-trois ans. Est-ce que c’était vieux? Dans le maintenant, suis-je vieille? La vie est si longue! J’espère que je ne manquerai pas de livres ni de cahiers. Le forgeron me dit que je suis belle. Le pense-t-il? Je n’ose le percevoir. Je suis trop faible encore. Il est beau, il a cette maladresse dans les gestes qui me repose. J’ai découvert un petit lac dans la forêt, peut-être irai-je m’y baigner demain. À moins qu’une caravane ne vienne bientôt.

    Je dépose le crayon et m’appuie sur la chaise droite. Vraiment, je me sens bien. Fatiguée encore, bien sûr, mais paisible. Terre que j’aime cette sensation de flottement intérieur. Ce cocon de contentement qui doucement me recouvre. Je laisse ma main glisser vers la vieille assise près de moi et je lui prends la main, sa main toute ridée mais si chaude. Allez, vieille sorcière, je vais te tenir doucement et je vais t’écouter. Je la sens retenir son souffle puis expirer lentement, délicatement. N’aie pas peur vieille femme, ni le vent, ni ton souffle ne peuvent briser le rare moment. Et déjà le cocon s’évapore. Elle me sourit, émue. Je lui rends son sourire, c’est si rare de pouvoir partager le cocon. Sois honnête, fillette. Si rare de vouloir le partager.

    « Va chercher des œufs, petite. » Son petite me fait toujours sourire, j’ai une tête de plus qu’elle. « Nous mangerons une omelette aux herbes ce soir. » Comme hier et le jour d’avant. Je fais une moue qu’elle fait semblant de ne pas voir. La vieille garde quelques poules, trois chèvres et deux chevaux dans son étable et invariablement, nous mangeons des œufs avec du fromage. Et pourquoi pas? Avec le restant de carottes d’hier et la brioche que le forgeron m’a offerte, ce sera excellent.

    Perdue dans mes rêveries, je marche lentement jusqu’à l’étable. La petite bâtisse de bois est à l’arrière de la cabane, derrière l’immense potager en repos depuis les froids. Peut-être qu’avant mon départ, je lui planterai des légumes et des herbes. Des fleurs aussi, c’est important les fleurs. Pour le beau. Je sais qu’une des femmes du village garde des graines de fleurs cachées sur le manteau de son foyer au salon. Non pas que je voulais toucher sa sphère, mais elle était si dégoulinante de suffisance que je n’ai pas pu m’en empêcher. Évidemment, j’ai été malade en revenant. Je lui prendrai des graines à la prochaine rencontre sociale, comme dédommagement pour toutes ses vilaines pensées sur la vielle. Bon d’accord, aussi pour les saloperies qu’elle a envoyées dans mon sillage. Cette fois là encore, j’aurais mieux fait de m’habiller en homme.

    L’immense pommier, le plus haut des environs s’est vanté la vieille, se tient fier et droit malgré sa nudité. Quelques bourgeons sont bien en train d’éclore çà et là sur les branches mais je ne le verrai pas en fleur. L’air s’est réchauffé depuis mon arrivée, sûrement que d’ici deux ou trois dizaines de jours le sol sera assez malléable pour que je puisse ensemencer le jardin. Sinon, je demanderai au forgeron. Je me fais une grimace. Je déteste demander. Et à un homme en plus!

    Quand je retourne vers la cabane, je vois trois hommes entrer dans la cuisine. Terre! Par réflexe, je relève mon capuchon et le tire pour cacher mes yeux. Le vent m’a fait pleurer pendant ma marche et il ne me reste sûrement plus de teinture. Heureusement que j’ai gardé ma cape longue et mes gants. La colère me monte au nez, colère qui m’est entièrement destinée. J’aurais dû garder la tête alerte au lieu de penser au jardin et au forgeron! Mais où sont leurs montures?

    Eux évidemment ne sont pas surpris, au bruit que font les poules quand on leur prend des œufs, ils ne pouvaient pas ignorer ma présence dans l’étable. Parfaitement synchronisés, les trois se retournent d’un même mouvement avant que je n’atteigne la porte. Une milice peut-être?

    « Milady. » Un homme mûr. Une impression de force. De dureté. Le cheveu et la moustache plus noire que grise, la peau sombre, tannée par le soleil. Quelque chose dans son visage. J’incline timidement la tête, mais je ne prends pas la main tendue. Je déteste toucher les étrangers, même avec des gants. Pire, je déteste qu’un étranger me touche. Le vieux hésite, puis serre le poing et abaisse sa main.

    Le deuxième s’incline. « Milady. » Force. Contrôle. Un peu plus de jours que moi. Sombre aussi. Quelque chose du vieux. Il sent la sueur de la bête à dix pas. Des cicatrices défigurent la moitié droite de son visage.

    « Milady. » Le troisième. Plus jeune. Il me tend la main, l’idiot, alors que le deuxième avait déjà compris et laissé faire. Presque blond, presque jeune. Mais la force est là.

    À peine une minute que je suis entrée et déjà, ils m’irritent. Ils remplissent la petite pièce de leur corps, de leur présence et de leur odeur. Moi qui ne suis pas petite, ils ont tous les trois une demi-tête de plus que moi. Et deux fois mon poids. Bon, presque trois ces jours-ci. Ma colère enfle, contre eux maintenant. J’étais bien. Je ne veux pas partir tout de suite. La vieille est nerveuse mais pas effrayée. Que lui veulent-ils? S’ils la touchent, saurais-je la défendre? Je suis encore si lasse. Je cherche mon couteau dans la poche de ma cape.

    « Ce sont des hommes de Milord Mac, » susurre la vieille. Milord Mac? Je n’ai pas rencontré le type en question, mais basé sur ma rencontre avec les deux femmes Mac lors d’une des rencontres sociales au village, une grande hautaine arrogante et une jeune timide prétentieuse, je suis sûre que le personnage est déplaisant. Un lord comme dans l’avant avant. Je n’aime pas ces trois visiteurs. En plus, l’arrogante a essayé, très maladroitement, de me percevoir, donc le clan Mac est à éviter. « Aide-moi, petite » Cette fois, le petite ne me fait pas sourire. « Ils veulent du… » Le nom sonne comme tsst-tsst. Qu’est-ce que c’est que cette cochonnerie? La vieille a toutes sortes de recettes de sorcière pour tous ses maux connus ou imaginaires, mais elle n’a pas le talent.

    « Pour quoi faire? » Ma sphère murmure à la vieille.

    « Pour la digestion. Pour faire tomber la fièvre. Pour soigner la maladie des hommes. » Je souris. La maladie des hommes, la vieille m’en a parlé. La première fois que je suis revenue de la forge, un peu échevelée et le rouge aux joues, la vielle m’a expliqué l’homme, la femme, l’homme avec la femme, comme avant mes six mille jours quand j’étais encore une gamine. La vieille a continuée, la femme avec la femme, l’homme avec l’homme, l’homme avec… Mais je l’ai arrêtée avant. Vraiment délurée la vieille.

    J’ai voyagé beaucoup, vieille sorcière, j’ai beaucoup vu, je ne veux pas me rappeler. La maladie des hommes, c’est pour l’homme avec l’homme. Ne peuvent-ils avoir que de simple problème de digestion? Je les examine par en dessous pendant que la vieille cherche le tsst-tsst. Ils se tiennent tous droits, les bras le long du corps, sans signe apparent d’inconfort. Fièvre? La encore, aucun signe. Maladie des hommes donc, mais lequel? Le vieux ne me quitte pas des yeux. Pour ce qu’il peut voir, une grande cape sombre, des gants, quelques boucles de cheveux foncés, une peau claire, je prends bien garde de garder la tête baissée. L’autre surveille la vieille pendant que le jeune regarde autour. Le plus faible donc.

    La vielle a trouvé le pot. « Attends, je t’aide, » je murmure en gardant mon regard caché. Les hommes ne se méfient jamais des timides. Je prends une pochette de soie du tiroir et compte les dix cuillères que la vieille veut leur donner.

    « Tu connais les plantes? » Le vieux s’est approché. Comme à leur arrivée, je ne l’ai pas entendu. Je serre les doigts et doucement j’avance ma pensée vers lui. Rien. Pas l’opacité du forgeron mais une bille d’acier dure et lisse. Terre! Après la mort de l’homme-bête-forêt, j’ai appris comment détester les loups.

    La vieille a vu mon recul car elle répond à ma place. « C’est ma nièce. Je lui apprends. »

    « Ta nièce? » La voix du vieux s’est teintée d’ironie.

    Ma colère bout. « Sa nièce. » Ma voix est tranchante. Je tends la pochette. « C’est pour qui? » J’avais bien deviné, le jeune s’avance. Le jouet de Milord donc. « Pour la maladie d’hommes, faire une décoction, imbiber une compresse quatre ou cinq fois par jour et mettre sur la peau abîmée. » L’acier chez lui aussi, une sphère plus petite et un peu malléable mais de l’acier tout de même.

    Prologue

    La femme a entendu le petit rire clair, si vif, semblable à la cascade que la petite aimait tant. Le rire si rare. Comment la femme peut-elle entendre le rire si près alors que la petite est trop loin pour que la femme la perçoive? La femme s’est approchée furtivement de l’enfant qui joue. Qu’elle a l’air fragile avec sa tête rasée et ses vêtements trop grands! Le savent-ils? Sûrement pas les deux petits, ils sont bien assez près pour la sentir mais trop jeunes pour faire la différence, mais l’homme lui? Il est mature et il est bête. Il n’a pas détaché son regard de la fillette. Et sa petite Trica qui lui sourit, l’innocente! Elles sont perdues!

    La femme-mère nous a surpris dans le bois. Je n’avais pas perçu son approche. Je peux bloquer ma tête maintenant, je le fais souvent. Je crois que ça fonctionne dans les deux sens. Quand je bloque ma sphère de la femme-mère, je ne la perçois plus non plus. Les garçons m’ont pris par la main. J’ai plié mes jambes et me suis laissée pendre à leurs bras. Ils m’ont fait balancer. Chaque fois que je suis au plus haut, je flotte un instant dans le vide. J’aime flotter. Je redescends. Encore!

    La femme-mère a peur mais je ne comprends pas pourquoi. La femme-mère me bat. Sans mot. Les mots sont inutiles entre nous. Des bêtes, sa pensée me crie. Des bêtes nous aussi, je lui réponds silencieusement. Des monstres tous, la réponse vient, sauf les épargnés, les purs. Nous en rencontrons si peu. Tous sont dangereux, la femme-mère me répète. Même les purs? Même les purs. Je sens la courroie claquer sur ma peau. Je renvoie la douleur vers la femme-mère. J’envahis sa tête. De mes pensées, je serre la sphère noire translucide de la femme-mère. Je serre de toute la force de mes mille quatre cent quatre-vingt-douze jours.

    Cahier de Trica, Jour 1497

    L’homme-forêt est partie à la chasse depuis cinq jours. Les voyageurs ne sont pas revenus jouer. Je ne peux pas les percevoir. La femme-mère m’a battue. Les marques partent dans la rivière. Comment savoir si l’homme-forêt m’aime? Sa sphère est grise et obscure. Je vais lire les cahiers. Les cahiers disent-ils quand la femme-mère est devenue folle? La femme-mère ne se baigne pas. Est-ce que la folie part dans la rivière?

    Demain, la fillette aura mille cinq cents jours. Demain, la femme fera couler leur sang. Mère et fille enfin réunies et la femme avec elles. La femme imagine déjà les longues coupures qu’elle fera le long de chaque bras en pesant fort pour bien entailler la peau, la chair si fine de la petite. Couper en suivant la veine. La femme sent déjà le froid de la traversée vers l’autre monde, leur autre monde, le vrai. Aucune place pour elles ici. La femme maudit tous les peuples, des forêts aux villages, des cités et des artisans, des mers, des loups surtout, et tous ces autres qu’elle ne connaîtra jamais. Elle va jusqu’à maudire les peuples des caravanes et surtout celui des sentients, leur peuple, qui n’a pas voulu d’elles. Ce serait pire pour la petite. Déjà, sa perception est grande. Déjà, elle commence à lui échapper. Jamais. La femme a promis.

    Cahier de Trica, Jour 1506

    L’homme-forêt a mangé le cœur de la femme-mère. Je l’appelle l’homme-bête-forêt maintenant. Il aime ce nom. Je n’aime pas la viande crue. Mes coupures sont parties dans la rivière. Cinq jours, l’homme-bête-forêt a marmonné. Il a voulu brûler les cahiers de la femme-mère. J’ai pleuré. Il a arrêté. Suis-je folle? L’homme-bête-forêt dit non. Pas encore. Je dois décider. Peut-être jamais. Il est vieux et fatigué. À mon deux millième jour, une caravane viendra et je partirai avec une femme-sorcière. Je vais apprendre tout. J’ai peur. J’ai hâte.

    Cahier de Trica, Jour 2087

    J’ai entendu l’homme-bête-forêt s’approcher cette nuit, il est si loin de sa forêt. Il a hurlé aux lunes. J’ai senti sa sphère s’effriter. Je l’ai dit à la femme-sorcière. Elle m’a répondu qu’il était trop vieux. Il s’est tranché la gorge. Elle pleurait. Quand je suis triste, je lis les livres de la caravane. La femme-sorcière sait lire mais pas le peuple des caravanes. Je n’appartiens pas au peuple des caravanes. Pourquoi je sais lire et écrire, moi? Je ne me souviens pas d’avoir appris et je me souviens de tout ce que j’écris. Je lis. J’apprends. J’écris. Je me souviens. Pour plus tard. Pour les autres aussi.

    Cahier de Trica, Jour 6124

    J’aime le pantalon mais j’aime la robe aussi. Une nouvelle étape de mon éducation a commencé. J’apprends à être femme avec un homme. J’ai connu un homme-caravane. J’ai donné et il a pris. J’ai pris aussi, et beaucoup. Sa pensée était si claire, si pleine de moi! Comment être avec un homme sans pensées? Comment font tous ces autres qui ne peuvent percevoir? Pauvre femme-caravane qui ne voulait pas. Vieille sorcière, tu ne pensais pas pouvoir arrêter le compte de mes jours et me garder petite toujours? Même si j’aurais bien aimé.

    Cahier de Trica, Jour 6877

    La cité est cacophonique. Le peuple de cette cité palpite sans arrêt. Que de sornettes! La rivière y coule en plein centre, aucun moyen d’y plonger donc rien à faire, ma tête reste pleine. J’ai mal partout. Les femmes-cités viennent souvent marcher jusqu’à la caravane. Ces sottes veulent des philtres d’amour. Je marche dans la cité, un jour en pantalon, à grandes enjambées, un jour en robe, à pas dansants. Un jour femme, un jour garçon, les pensées de la cité m’accablent de même. J’ai appris sept livres du fils du marchand d’herbes. Un grand homme balourd qui lit d’une voix saccadée, trébuchant sur chaque mot. Il me fait frissonner. Assise sur lui, mon dos contre son torse pour que je ne puisse le voir froncer les sourcils en regardant les pages, je le sens qui se crispe au fond de moi. J’écris les pages pendant qu’il me les lit et m’empale. Aucun de nous ne bouge plus que la main, lui pour tourner la page, moi pour glisser les mots sur la feuille devant moi. Tout comme ses livres, son corps sent la poussière et l’humidité. Sa tête, petit œuf difforme, a la texture humide et verdâtre des prés au matin. Elle s’éclaircit par moment et en me concentrant sur elle, seulement sur elle et les mots qu’elle déverse, les obsessions de la cité restent au loin. C’est bien. Les livres parlent toujours d’avant, ou d’avant l’avant. Mais maintenant? Je veux que mes cahiers puissent raconter les grandes histoires d’avant enseignées dans les livres et les petites histoires d’après, pour l’après de l’après, pour que mes enjambées dansantes n’aient pas été en vain…

    Jour 12049

    Je crois la vieille un peu dingue. Pas complètement comme l’était ma tante, mais la tête certainement déjà à moitié dans son autre monde. À mon retour de promenade, je l’ai surprise debout dans l’étable complètement nue. Elle tournait lentement sur elle-même les bras le long du corps. Je l’ai couchée dans son lit et elle s’est endormie. Malheureusement, je ne peux rien pour elle. Je dînerai donc seule ce soir. Le forgeron m’offre de m’héberger à la forge mais il n’en est pas question. Je devrai partir bientôt. J’ai repéré un troupeau de chevaux sauvages qui se dirigeaient vers les montagnes. Dès que la vieille ira mieux, j’irai chercher un mâle. Il me servira pendant le restant de mon séjour et à mon départ, je le revendrai au village pour dédommager la vieille.

    Jour 12051

    La randonnée a été longue. Traverser les terres du lord en longeant la forêt, assise sur une jument osseuse et derrière une vieille qui n’arrête pas de se dandiner ne fait pas partie de mes activités préférées. En plus, la vieille insistait pour saluer et discuter avec toutes les paysannes que nous croisions. La première ramassait du petit bois, le manoir du lord encore en vue, une autre, plus jeune, cherchait des baies de froid et se plaignait d’en trouver si peu. Et les ours ma petite, qu’est-ce que tu crois qu’ils mangent pendant les froids? Une troisième, plus toute jeune mais encore jolie, cherchait des champignons. Mais qui peut bien manger ces horreurs? Les hommes et milord, la tête de la jolie m’a répondu sans que je ne le veuille. Je vais sûrement mieux puisque je n’ai pas eu de haut-le-cœur à sa pensée. Aucun homme au travail en cette matinée de randonnée, est-ce exceptionnelle dans cette région? Si au moins j’avais eu un livre à lire! Mais bon, la vieille est enfin repartie vers sa cabane et la chevauchée, aussi inconfortable fût-elle, m’a épargné un bon quart de jour de marche. Tout ce que tu as à faire maintenant, fillette, c’est de trouver ce maudit troupeau et d’attirer un des mâles pour te ramener. Après une heure de marche, un arrêt déjeuner sur une roche plate près d’un ruisseau accompagné d’un bain de pied - je me suis promis une baignade complète en récompense si je trouve les maudites bêtes – j’ai repris la route et repéré enfin la trace du troupeau.

    Ensuite, il m’a suffi d’être patiente. Une heure de traque m’a menée à une vaste étendue d’herbes sèches au pied de la montagne. Le troupeau est devant moi. Qu’ils sont beaux! Je compte près de deux dizaines de bêtes. Plusieurs juments, plusieurs étalons, seulement deux poulains et encore, ils sont presque matures. Difficile d’imaginer ces troupeaux d’avant, avec un seul étalon pour servir et protéger une dizaine de juments et leurs poulains.

    D’abord, fillette, les observer comme l’homme-caravane te l’a montré. Puis écouter chacun des mâles à tour de rôle. Celui-ci était nerveux, il n’aimait pas la compagnie des autres, celui-là trop amorphe. Je cherche celui qui va écouter ma sphère sans crainte. Décide petite, le jour avance. Je fixe finalement mon choix sur un grand mâle à la robe brune que tranche une longue crinière noire. Je l’enveloppe doucement de pensées apaisantes et le fais s’approcher. Moins d’une dizaine de pas, mon beau. Oui, nous nous entendrons bien. Cinq pas. Je le flatte et lui parle à voix haute. Nous sommes presque amis maintenant. Mais je perçois l’autre.

    Je fige. Une jument en gestation. L’appel, comme toujours, est irrésistible. Je m’éloigne du mâle pour me concentrer sur la femelle. Les chevaux ne me rendent jamais malade. La jument, plus farouche, prend près de deux heures à se laisser approcher. La bête a une excellente réceptivité, mais son état la rend nerveuse. Viens ma belle, approche-toi, je vais t’aider. Je vais prendre soin de toi et de ton bébé, je répète et lui murmure encore et encore. Comme une berceuse de nourrice. Je sais bien que les chances de survie d’un nouveau-né, fut-il poulain, chèvre ou autre, sont très faibles. Une sur deux ou moins selon l’espèce. Le grand peuple des humains morcelé dans l’après, qu’il soit du plus pur au plus monstrueux, ne fait pas exception, mais c’est la bête qui m’intéresse à ce moment. Viens ma belle, je vais prendre soin de toi.

    Nous faisons la route du retour lentement pour laisser la femelle s’habituer. Nous marchons, la jument un peu à l’arrière au début, puis côte à côte. Lors de notre arrêt au ruisseau pour nous désaltérer, j’en profite pour me reposer. Premièrement, s’assurer qu’il n’y a personne autour. Même s’il existe toutes sortes d’humains que je ne peux percevoir, ils ne sont pas si nombreux, et ceux-là, l’instinct de la jument la fera les détecter. Sinon, advienne que pourra, tu dois mourir un jour, fillette! L’appel du ruisseau est trop tentant. Deuxièmement, se déshabiller. Le jour est froid, l’eau glaciale mais si envoûtante!

    La jument me regarde enlever chapeau, gants, foulard, paletot, bottes, veston, pantalons, chemise et bas

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