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Souvenirs de douze ans de mission
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Ebook1,340 pages22 hours

Souvenirs de douze ans de mission

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Ces "Souvenirs de douze ans de mission", écrits pas Mgr de Brésillac en 1856, ne recouvrent en fait que la période comprise entre son départ pour les Missions Étrangères en 1842 et la retraite de Pondichéry en 1849. Il a interrompu cette rédaction lorsque la Congrégation de la Propagande lui a demandé de fonder une congrégation pour évangéliser l'Afrique. Pour la période comprise entre 1849 et 1854, voir "Le Journal d'un missionnaire".

LanguageFrançais
Release dateOct 1, 2014
ISBN9781310900143
Souvenirs de douze ans de mission

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    Souvenirs de douze ans de mission - Melchior de Marion Brésillac

    Les Souvenirs de douze ans de mission, que nous publions ici pour la première fois en version intégrale, constituent un ouvrage qui ne se suffit pas à lui-même. Les Documents de mission et de fondation édités en 1985 leur sont inséparables. Les textes des volumes se complètent et s'expliquent. Grâce à ces textes, nous obtenons une vue d'ensemble sur la personnalité, les projets et les options missionnaires de Mgr de Marion Brésillac.

    Dès 1842, il entreprit de composer son Journal d'un missionnaire (1), où il livrait assez régulièrement et à chaud ses premières impressions sur des événements dont il était souvent l'acteur privilégié. En 1855, en retraite forcée, quoique temporaire, chez les Capucins de Versailles, il reprit ce journal, retenant intégralement certains passages, biffant et arrachant plusieurs dizaines de pages qu'il avait retenues lors de la composition des Souvenirs. Il y ajouta de larges extraits de sa correspondance envoyée et reçue, principalement avec Mgr Bonnand, vicaire apostolique de Pondichéry, Mgr Luquet, les directeurs du séminaire des Missions Etrangères de Paris, en particulier M. Tesson, ancien missionnaire à Pondichéry, qui semble avoir été son directeur spirituel pendant son séjour à la rue du Bac, etc. Son journal et sa correspondance lui inspirèrent, en 1855, de nombreuses réflexions personnelles sur les grands problèmes des missions, de l'Inde en particulier.

    On arrive ainsi aux Souvenirs de douze ans de mission(2)

    En fait, ils ne recouvrent pas douze années, mais seulement jusqu'en janvier 1849, au début de la retraite préparatoire au second synode de Pondichéry, c'est-à-dire huit ans environ. Le contenu du chapitre premier nous permet aussi de remonter jusqu'à l'enfance et l'adolescence, et de survoler les étapes préliminaires à son entrée aux Missions Etrangères.

    Ces pages nous introduisent évidemment à la connaissance de la personnalité profonde du fondateur des Missions Africaines. Elles font apparaître l'enracinement théologal de sa vie spirituelle, son attachement indéfectible à l'Eglise et au pape, son engagement total dans la mission, la richesse de sa sensibilité, la droiture de son esprit, l'étendue et la profondeur d'une intelligence qui n'est à l'aise que dans l'universel et ne pardonne pas les vues étroites et limitées, mais aussi la vulnérabilité d'un tempérament qui ne parvient pas à s'accommoder des situations complexes dans lesquelles il s'est trouvé et que feront ressortir toutes les pages des Souvenirs.

    C'est donc une vision personnelle de la situation missionnaire dans l'Inde du XIXème siècle qui est ici offerte. Elle nous semble toutefois heureusement compléter et éventuellement corriger le tableau qu'en donne l'irremplaçable historien des missions de l'Inde, Adrien Launay. (3) Dans les Souvenirs, c'est le drame personnel d'une vie qui se joue. Cette vie étant toute livrée à une cause, le drame inscrit ses traces douloureuses jusqu'aux fibres les plus intimes de sa personnalité, déclenche des mouvements passionnés et des jugements sans concession sur les autres acteurs de la mission : Jésuites, Carmes, tel ou tel évêque ou confrère des Missions Etrangères, etc., sans parler des représentants des puissances coloniales : Anglais, Irlandais, Portugais, Français...

    A ce propos, on voudra bien toutefois noter ceci : Mgr de Marion Brésillac éprouve, dès qu'il prend la plume, un scrupule d'honnêteté et de justice. Il faut citer dès maintenant les post-scriptum qu'il ajoute à certains chapitres et que l'on retrouvera donc en cours de lecture :

    Dans ce chapitre (le chapitre 10), il y a bien des appréciations à revoir, à effacer certains passages relatifs aux Jésuites, et à corriger quelques expressions dans les jugements qui se rapportent aux personnes.

    Il faut revenir sur quelques appréciations, surtout touchant les Jésuites (fin du chapitre 13).

    Tout ce chapitre est à refaire. Il y a trop de personnalités, (fin du chapitre 14).

    Il y a des appréciations à modifier (début du chapitre 17).

    Et, en tête d'un autre manuscrit (4) touchant également aux questions indiennes, on lit : Si la tâche que je me suis imposée me met dans l'obligation de blâmer quelquefois les manières de voir et d'agir de personnes que je vénère le premier et que je respecte, j'espère qu'on voudra bien ne pas en être choqué, lisant ces lignes dans l'esprit qui les a dictées. Et qu'on sache bien qu'en blâmant un individu, ou un corps, ou une société dans sa manière d'agir dans l'Inde, je ne touche jamais à l'intention que je suppose toujours bonne et que je respecte.

    La lecture des Souvenirs nous révélera enfin la qualité des relations que Mgr de Marion Brésillac entretenait avec sa famille, spécialement son père et sa mère. Tout y était débattu dans la clarté, l'amour et la paix, même si ce ne fut pas sans douleur, quand il s'agit de sa vocation missionnaire.

    Commençons donc ce parcours, qui nous conduira de l'enfance de Melchior de Marion Brésillac jusqu'au milieu de son ministère épiscopal dans l'Inde. Découvrons ce témoin privilégié de la mission dont nous sommes les héritiers et dont il nous revient de réchauffer sans cesse la grâce qu'il représente pour l'Eglise de toujours.

    retour Table des Matières

    AVERTISSEMENTS

    Le style de Marion Brésillac est parfois quelque peu rebutant pour un lecteur de la fin du XXème siècle : il a la marque du précédent. En outre, par souci de précision, de vérité, l'auteur cherche à cerner tous les détours de sa pensée.

    Ainsi, pouvons-nous trouver de longues, très longues périodes sans ponctuation, ou si peu ! Dans cette édition, on s'est efforcé d'obtenir des paragraphes plus courts, distinguant mieux les textes des lettres d'avec les commentaires qui en sont faits ; d'où lecture plus aisée, avec l'espoir de n'avoir pas trahi la pensée de l'auteur.

    Le style est d'autres fois diffus ; Marion Brésillac s'étend avec passion sur les idées qui lui sont chères, qu'il veut discuter à tout prix ; par exemple : la question des castes et de leurs usages, celle du clergé indigène ; ou encore les relations avec les Jésuites... Il en arrive à les développer avec une certaine inflation verbale ; il y revient même, ici ou là, avec trop d'insistance et se répète.

    A la limite, il aurait semblé bon de tailler, de retrancher, de résumer ou de remodeler certaines longueurs, afin de rendre la lecture plus agréable, plus légère, plus alerte. Mais il a été décidé de présenter le texte intégral des écrits de notre fondateur.

    On rencontre aussi des tournures grammaticales lourdes, très peu utilisées aujourd'hui, par exemple les formes du passé du subjonctif. Certaines phrases paraissent même, à la limite, peu françaises. En principe, par respect pour le texte original, on a conservé des expressions qui surprennent.

    Enfin l'orthographe peut étonner ; Marion Brésillac écrit les deux formes : A Dieu et Adieu, des mots qui ne sont plus courants : savoisiens (pour savoyards), catéchisats (école de formation des catéchistes), gentilités (ce qui a rapport au paganisme), éboursillés (dépensés), bousiné (bousé ou enduit de bouse), orphanages, bringelles, etc.

    _________

    Un autre problème s'est posé pour les mots écrits en tamoul. Les spécialistes ou les habitués de l'Inde pourront ne pas y retrouver leur compte. Mais après consultation d'experts du pays, nous avons préféré généralement transcrire ces mots tels qu'on peut les lire dans le manuscrit, donc sans garantie d'exactitude, l'écriture étant quelquefois difficile à déchiffrer. Quant à l'accentuation, elle n'est indiquée d'aucune manière.

    Plusieurs de ces mots, revenant plus fréquemment sous la plume de l'auteur, sont regroupés dans un court lexique : il devrait faciliter la lecture. Nous remercions le Père Vérinaud, M.E.P., qui a bien voulu vérifier ce lexique.

    Les noms propres des missionnaires M.E.P., contemporains de Marion Brésillac, sont orthographiés selon le Mémorial de la Société des Missions Etrangères d'Adrien Launay, Paris, 1912 et 1916.

    _________

    Que l'on ne s'étonne pas de voir à quelques lignes d'intervalle M. Luquet et Mgr Luquet. Tout dépend de l'époque où Marion Brésillac a écrit le texte : M. Luquet, si c'est avant l'ordination épiscopale ; Mgr Luquet, si c'est après ; et surtout lors des réflexions du fondateur en 1855.

    Signalons qu'à ce sujet il n'est pas toujours facile de bien distinguer ce qui a été rédigé au jour le jour dans le Journal (1842-1849) de ces réflexions de 1855.

    _________

    Encore une remarque. Nous ne sommes plus guère habitués à la théologie du XIXème siècle qui avait tendance à insister sur le sacrifice au détriment parfois de la résurrection ; elle revêtait dès lors un caractère doloriste auquel Marion Brésillac n'échappe pas toujours. Elle explique peut-être aussi - outre sans doute une question de tempérament et des situations pénibles - les allusions assez fréquentes à la tristesse et à la douleur, tempérées souvent, il est vrai, quelques lignes plus loin, par la joie et la prière.

    _________

    Enfin certaines idées passent mal aujourd'hui ; par exemple : les opinions politiques d'alors, la supériorité de la race ( !), la précipitation en enfer de l'âme des païens, etc. N'oublions pas que ces textes ont été écrits en 1855 ou avant, et non en 1987.

    _________

    En dehors de ces difficultés, on sera agréablement surpris par la découverte, en plein XIXème siècle, de véritables perles de pastorale missionnaire telles que, même si les mots ne sont pas dans le texte, l'inculturation, ou l'autofinancement des Eglises et des paroisses, surtout dans la perspective du clergé indigène.

    _________

    Que personne ne se laisse donc rebuter par les petits inconvénients signalés.

    Que de passages passionnants sur la vie missionnaire et les coutumes de l'Inde aux alentours de 1840-1850, sur la riche personnalité de notre fondateur !

    Bien des pages se lisent avec gourmandise !

    retour Table des Matières

    SIGLES

    A.M.A.: Archives de la Société des Missions Africaines. Rome.

    Arch. S.C.P.F. : Archives de la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide.

    Arch. M.E.P. : Archives du Séminaire des Missions Etrangères de Paris.

    Arch. Langres :Archives du Séminaire de Langres. Fonds Luquet.

    D.M.F. : Documents de mission et de fondation. Paris 1985.

    S.C. (la) : Sacrée Congrégation de Propaganda Fide .

    S.G. : Sa Grandeur (titre équivalent à Son Excellence).

    S.S. : Sa Sainteté.

    retour Table des Matières

    TERMES TAMOULS PLUS FRÉQUEMMENT UTILISÉS PAR MARION BRÉSILLAC (en romanisation)

    ANGUI : Soutane.

    ASARAM : Bienséance.

    ASSIRVADAM : Bénédiction.

    CALLY : Voir le contexte. En effet, l'alphabet tamoul comporte deux L. Selon le L employé, peut vouloir dire pierre, ou : jus fermenté de cocotier.

    CAREA : Fourmi blanche.

    CHOUTRE : Caste de paysans (cf. le mot sanscrit : Sudra).

    COUDIREICAREN : Palefrenier.

    COUDOUMI : Mèche de cheveux.

    COULI : Portefaix. Tout ouvrier se louant à la journée pour un travail sans spécialité.

    COULLA : Coiffe. Mais voir le contexte. Selon le L employé, peut vouloir dire aussi : un puits.

    COURIPOUDAM : Exactement : résumé. Pour les chrétiens : petit catéchisme.

    DEVEMADA : Mère de Dieu.

    DOURÉ : Homme important, dans le sens de quelqu'un qui est riche.

    GOUROU : Pour les hindous : maître spirituel. Pour les chrétiens : prêtre.

    MANIACAREN : Chef de village.

    NADAGAM : Comédie.

    NAJIGAI : Mesure pour une courte distance.

    PADACOURADOU : Socques de bois.

    PANDARAM : Sacristain.

    PANDEL : Abri sommaire en feuillage, ou arc de triomphe en feuillage.

    PAPATCHI : Sandales.

    PARADISI : Etranger.

    PARIA (PAREA) : Hors caste.

    PARISSOU : Embarcation.

    PAVAPOROUTTEL ASIRVADAM : Absolution dans le sacrement de pénitence.

    PION : Les domestiques à pied ou ceux qui portent les messages.

    POTTOU : Petit rond rouge que les femmes se mettent sur le front.

    SABAM : Malédiction. Exclusion.

    SABEY : Assemblée.

    SACHTANGAM : Grande prosternation.

    SALVEI : Châle indien.

    SAMBALAM : Salaire.

    SAMY (ou SOUAMY) : Terme de respect en s'adressant à tout supérieur.

    SAVADY : Caravansérail le long des routes. Maison commune à l'entrée des villages.

    TALAPA : Turban.

    TALI : Médaillon porté par les femmes mariées.

    TAMOULER : Tous les gens de caste parlant le tamoul, par opposition à paria.

    TAVARAM : Auvent, Véranda.

    TOPA : Vient du mot qui veut dire chapeau. Par extension, dans le langage populaire : métis d'Indien et d'Européen, car les métis, pour se distinguer des autres, tenaient à porter un chapeau européen.

    TOPE : Bosquet d'arbres.

    VANNAR : Blanchisseurs.

    VASSAPOU : Comédie.

    VATIAR : Maître d'école. Mais toute troupe théâtrale a aussi son vatiar, c'est-à-dire : celui qui fait apprendre.

    VELLAGES : Caste de marchands.

    VOULACOU : Lampe.

    ________________________________________

    note 01 AMA 2F2 ou bien tout le répertoire ÉCRITS / Journal.

    note 02 AMA 2F3 ou bien tout le répertoire ÉCRITS / Souvenirs.

    note 03 Histoire des missions de l'Inde, Paris, 1898, 4 volumes.

    note 04 AMA 2F11, p 349. On retrouve la même idée dans les Souvenirs, p. 628 : "Pardonnez-moi, Seigneur, et que ceux qui liront ces lignes me pardonnent aussi, ne perdant jamais de vue que si, dans mon journal, j'use quelquefois des expressions fortes pour caractériser la conduite des personnes que je vénère d'ailleurs, je ne prétends jamais attaquer leurs intentions.

    retour Table des Matières

    Chapitre premier

    LE DÉPART POUR PARIS (1)

    Original, AMA 2F3, pp 1-54

    Edition Médiaspaul 1987, pp 21-49

    Serai-je missionnaire ? - Oh ! Coimbatore. - La douleur de mes parents. Lettre à mon père pour essayer de le convaincre. - Lettre d'adieu à chacun des miens. Je pars sans les revoir.

    I

    Le premier janvier 1841, je commençais par ces mots, mon "Journal d'un missionnaire" :

    Serai-je missionnaire ? Je l'ignore encore ; tout cependant semble me le faire aujourd'hui présumer. Je puis même dire, qu'ayant dès ce moment l'espoir de le devenir bientôt, je commence à l'être en esprit. Daigne le ciel bénir la résolution que j'ai prise de traverser les mers pour travailler au salut de mes frères. Dieu seul est notre maître et il a le domaine souverain de notre existence tout entière. C'est à lui de parler, à nous d'écouter et d'obéir.

    Ai-je été exact à écouter cette voix, ô mon Dieu ! Ai-je été fidèle à vous obéir ? Est-ce pour vous obéir qu'après de longues années passées dans l'Inde, j'ai plié mes voiles, laissant en d'autres mains le gouvernail du navire que vous m'aviez confié ? Ou bien me suis-je écouté moi-même ? Ai-je craint de lutter contre la tempête ? Mon courage a-t-il failli ? Ai-je redouté les fatigues et la mort ?

    Vous me jugerez, Seigneur, et j'ai bien lieu de redouter votre justice... J'espère cependant en votre miséricorde, car il me semble que ce n'est point ainsi que j'ai péché, et de mes fautes d'ignorance daignez ne pas vous souvenir, ô mon Dieu. A ces fautes d'ignorance viennent s'en joindre qui ne me sont que trop connues, d'imprudence dans certains écrits et dans certains discours. Trop de franchise (car, dans nos rapports avec les saints de la terre, l'excessive franchise est aussi un défaut) et trop de véhémence dans mes désirs. Mais enfin dans l'acte solennel de ma démission, je crois avoir obéi aux exigences de ma conscience, et si je me trompe, ô mon Dieu, ne vaut-il pas mieux pécher ainsi sans le savoir et sans le vouloir, que de lutter contre la conviction que mon œuvre n'était plus votre œuvre dans l'état où se trouvait ma mission ?

    Non, ce n'est point la crainte, il semble que je puis l'assurer ; ce n'est point la crainte qui m'a fait abandonner mon vicariat apostolique, si ce n'est la crainte de vous déplaire, ô mon Dieu. Si j'eus un instant à combattre la crainte, ce fut celle qui eût pu faire fléchir ma conscience à la vue d'un avenir triste pour la nature, d'une carrière brisée à la fleur de l'âge, sans nul espoir humain de rattacher mon existence vraisemblablement encore longue, à quelque œuvre selon mon cœur. Cet avenir me paraissait d'autant plus redoutable que j'étais obligé d'étouffer l'affection dont j'étais rempli, et dont je suis encore plein, pour l'œuvre des missions étrangères, pour un genre de vie qui m'était devenu comme naturel, pour des peuples que j'avais sincèrement adoptés comme devant être mon peuple, pour des néophytes qui m'aimaient et que j'aimais de tout cœur, que j'aime et que j'aimerai toujours.

    Que ma langue s'attache à mon palais, si jamais je t'oublie, Coimbatore ! Tu devais être pour moi une vision de perfection et de paix ! Et voilà que tu me fus Rama, lieu de gémissements et de larmes ; tu m'as donné des enfants, et je ne sais point s'ils ont péri !

    Existez-vous encore, ô mes fils bien-aimés ! Vous surtout, jeunes ecclésiastiques, vous que je conduisais comme par la main, et qui vous êtes laissés mener jusque sur les degrés du sanctuaire ? Vous touchiez au point où l'on s'engage pour la vie, mais vous n'aviez pas encore fait le pas décisif. Votre engagement n'était pas irrévocable. Avez-vous reculé après mon départ ? Ou bien, conservant la pieuse ardeur qui vous animait quand je vous dis adieu, sans que vous pussiez comprendre combien chaudes étaient mes larmes, avez-vous persévéré dans le service des autels du Seigneur ? Et combien y en a-t-il qui aient suivi votre exemple ? Ange de Coimbatore, faites-nous passer ces nouvelles, mais ne quittez point ces jeunes lévites, continuez à soutenir les heureuses dispositions de leur cœur.

    Coimbatore ! Tu faisais mes délices. N'avais-je pas là d'ailleurs la maison que je m'étais bâtie et le tombeau que je m'étais creusé ? J'avais déjà prié pour le repos de mon âme dans ce tombeau que je croyais devoir être ma dernière demeure, devant la croix noire que j'avais fait tracer sur le stuc qui en tapisse l'intérieur comme un blanc linceul ; et, dans les fondations de la muraille intérieure, j'avais déposé quelques fractions de saintes reliques, pour qu'au jour où elles ressusciteraient glorieuses, elles me guidassent aux pieds du Dieu de justice et de miséricorde.

    En attendant que se levât pour moi la dalle qui ferme l'entrée de ce lieu de repos, n'avais-je pas mon petit jardin trois fois plus spacieux qu'il n'est besoin à mes habitudes sédentaires ? Mes rosiers toujours fleuris, mes jasmins toujours verts, mes bananiers courbés sous leurs régimes d'or, mes cocotiers à la cime majestueuse, mes grenadiers à la fleur de feu, mes citronniers embaumés, et l'odoriférant goyavier, et le manguier aux formes vigoureuses, et le fragile papayer, et tant d'autres admirables productions des tropiques, dont le climat ne m'incommodait plus ? Tout cela autour d'un puits large et profond qui, desséché chaque jour pour arroser cet Eden, remontait chaque jour, au niveau correspondant à l'époque de l'année, aux mois dont il indiquait presque le quantième.

    Dix minutes suffisaient pour faire à pas lents le tour de ce domaine, mais il était assez grand pour moi, et pour mon chien fidèle, et pour ma mangouste mignarde, sentinelle vigilante contre le serpent venimeux, et pour mon cacatoès jaloux des caresses de la mangouste, jalousé à son tour par la timide colombe qui guettait le moment de le voir s'éloigner, pour venir becqueter dans la poche de ma large soutane blanche, et fuyant aussitôt qu'elle apercevait le paon au cou d'azur courir, en battant des ailes, pour lui disputer sa part de riz ou de millet.

    Sans être riche, je ne manquais de rien. Grâce à l'œuvre admirable de la Propagation de la Foi, les missionnaires ont aujourd'hui de quoi se défendre contre les privations réelles. Ils seraient même coupables en général, s'ils employaient à leur entretien personnel tout ce qu'ils reçoivent de cette œuvre. Cette faute, les missionnaires des Missions Etrangères savent l'éviter avec une scrupuleuse attention. Ceux-là mêmes qui ont un patrimoine vivent pauvrement pour disposer, en faveur de leur chrétienté, de tout ce qu'ils reçoivent de la Propagation de la Foi, en y ajoutant leurs épargnes. Les autres vivent sur les revenus de leurs chrétientés et, lorsqu'elles ne suffisent pas, ils prennent sur l'aumône de la Propagation de la Foi, très sobrement, sans néanmoins s'imposer des privations considérables. Ils croient devoir ménager leurs forces pour le travail. Leur état approche donc beaucoup de celui que le Sage demandait au Seigneur, quand il le priait de ne lui donner ni la pauvreté ni les richesses (Prov. XXX, 8). N'est-ce pas en effet celui qui procure la plus grande somme de véritable bonheur dans ce monde ? On en sent la vérité, sans qu'il soit besoin d'être parvenu à un degré de sublime perfection, dans toutes les positions de la vie, et surtout quand on a eu le bonheur d'être missionnaire. On estime les richesses ce qu'elles valent, on les prend ce qu'elles sont, on en use pour le bien, en méprisant le luxe, et se mettant ainsi à l'abri des embarras qu'il entraîne.

    J'étais donc heureux, autant qu'on peut l'être dans une terre étrangère. Car je ne prétends pas enlever aux missionnaires, même à ceux qui vivent dans les centres aujourd'hui si paisibles de l'Inde, la gloire des souffrances de tous les jours, ne fût-ce que celle de ne point vivre dans sa patrie. Cet exil perpétuel est la plus grande et sans doute la plus méritoire des croix du missionnaire. Mais elle est volontaire, nous l'aimions et nous l'aimons encore, nous l'embrassons avec délices et nous ne refusons pas de la reprendre et de la porter jusqu'à la fin de nos jours, si telle est votre volonté, Seigneur, et si vous nous accordez la grâce d'être fidèle à tous vos ordres.

    Pourquoi donc t'abandonner, Coimbatore ? (2) M'as-tu refusé du moins les joies du cœur et celles de l'âme ? Il est vrai que mon cœur y fut souvent brisé et mon âme plongée dans de profondes tristesses. Cependant les Indiens m'aimaient, car je les aimais beaucoup ; mes chers indigènes m'affectionnaient peut-être jusqu'à l'excès, car mon affection pour eux était sans bornes. Quelques-uns de mes collaborateurs m'étaient de vrais amis, et parmi ces amis il y a des saints qui seront peut-être un jour placés sur les autels. D'autres ont cru devoir user de contradiction, mais ce n'est pas leur cœur que j'accuse ; je n'en veux qu'à leurs opinions qu'ils soutiennent pour le bien, mais qui sont à mes yeux la cause d'un mal immense dans les missions, un obstacle permanent au véritable progrès et au solide établissement de la religion, non seulement dans l'Inde, mais aussi dans bien d'autres lieux sur la terre, en tant qu'elles sont partagées par d'autres ouvriers apostoliques.

    Je me croirais gravement coupable, si je n'avais pas sérieusement examiné ma conscience, afin de voir pour découvrir si ce n'est point l'orgueil qui me fait présumer de la justesse de mes sentiments en opposition avec ceux de plusieurs vénérables confrères. Cet examen, je l'ai fait et renouvelé souvent. Or, j'ai eu beau faire, sous peine de continuer une lutte inégale et plus dangereuse que l'erreur de mes contradicteurs, supposé qu'ils soient dans l'erreur, j'ai cru que j'agirais contre ma conscience, en concourant à des actes d'une administration qui me paraît évidemment désastreuse, et en tolérant des pratiques que nous pourrions peut-être purger de toute erreur, mais qui, dans l'ensemble des circonstances actuelles, ne me paraissent pas exemptes de superstition.

    Il m'était donc impossible de laisser mes convictions ; mais il m'était possible de céder mon poste, et je l'ai fait. Je l'ai fait sous forme de sacrifice, contre mes intérêts de toute nature, et contre les réclamations de mon cœur ; ce qui me fait espérer, ô mon Dieu, que si je me suis trompé, c'est une erreur de jugement et pas de volonté. Si mon esprit s'est dévoyé, mon cœur est innocent. Je l'espère du moins, ô mon Dieu, et la paix de l'âme que vous avez daigné me conserver alors même que mon cœur était brisé comme le grain sous la meule, augmente ma confiance.

    Ces opinions, j'aurai nécessairement occasion de les développer dans le cours de ces mémoires. Je tâcherai de le faire sans sortir des bornes de la modération et sans blesser la charité. Mais laissons pour le moment ces tristes souvenirs, car il est souverainement triste de ne pouvoir pas partager l'opinion de ceux qu'on aime et que souvent on vénère ; il est triste aussi de ne pouvoir plus espérer leur faire partager les siennes, et de falloir ainsi se séparer tandis que, de la vérité de l'une ou de l'autre de ces opinions, qui se traduisent journellement en actes, dépend le salut de bien des âmes et peut-être de plusieurs nations. Laissons pour le moment ces pénibles souvenirs, et transportons-nous à une époque où nous ne soupçonnions pas même que l'œuvre des missions eût, comme toutes les œuvres de l'homme, sa part de contradiction et de combat, même entre les gens de bien.

    II

    J'avais passé l'âge de l'adolescence sans presque avoir entendu parler de missions, et cependant je reconnus plus tard que la pensée, plus ou moins vague des missions, a été aussi ancienne dans mon âme que celle du sacerdoce. Or Dieu me fit la grâce, il me semble, de m'inspirer la pensée du sacerdoce presque dès qu'il me donna le plein usage de ma raison. Vivant toujours à la campagne, où mon vertueux et respectable père faisait lui-même l'éducation de ses enfants, je n'avais pas entendu parler dans mon enfance de l'œuvre de la Propagation de la Foi, qui avait encore fort peu de retentissement dans les villages. Je ne songeais guère alors qu'à répondre à l'attrait pour le sacerdoce, attrait que vous avez déposé dans mon cœur, ô mon Dieu, dès mes plus jeunes ans ; puissé-je y être resté fidèle.

    Quand ma résolution fut arrêtée pour l'état ecclésiastique, j'obtins de mon père la permission d'aller répéter ma rhétorique et ma philosophie au petit séminaire de Carcassonne, chef-lieu de mon diocèse. Là, de nouvelles grâces m'attendaient en grand nombre, ô mon Dieu, sous la pieuse direction des chefs de cet établissement, et plus tard dans l'édifiant et doux commerce des professeurs, dont il me fut donné de partager quelque temps les travaux et la sollicitude, pendant que je suivais au grand séminaire mon cours de théologie. C'est là que spontanément, sans y être nullement poussé par les directeurs de ma conscience, je sentis croître en moi le désir de me consacrer aux missions.

    Je m'en ouvris à mes directeurs qui combattirent d'abord cette idée. Sans doute c'était pour m'éprouver, et aussi parce que mon désir ne leur paraissait pas avoir tous les caractères d'une véritable vocation. Car c'est une affaire grave que celle de sa vocation. A combien de malheurs ne s'expose pas celui qui la traite à la légère ? Cette vérité est applicable à toutes les positions de la vie. Car il n'est pas une seule de ces positions, il n'est pas une charge, pas un emploi, qu'il doive nous être indifférent de prendre ou de laisser. Dieu, qui est le principe et la fin de toutes choses, et sans la permission de qui rien n'arrive dans le monde, nous a faits pour occuper telle ou telle place dans l'ensemble de son œuvre. Et puisqu'il a créé l'homme pour vivre en société, il veut que chacun concoure à en maintenir la merveilleuse économie, qui n'est si souvent et si cruellement troublée que parce que chaque homme n'est pas à sa place.

    Il faut avouer cependant qu'il est des vocations qui exigent un examen beaucoup plus sérieux que d'autres, parce qu'elles sont plus difficiles à connaître et parce que les conséquences d'une erreur sont plus graves. Avant de les adopter comme étant l'expression de la volonté de Dieu, il faut une attention soutenue par la prudence et la prière, et de la part de celui qui se croit appelé, et de la part de ceux qu'il consulte avant de se déterminer. Une faible raison, par exemple, peut engager un homme à prendre le parti des armes plutôt que celui de la magistrature ou du commerce. Il n'en est pas de même quand il faut se décider pour l'état du mariage, ou pour celui de la religion, ou pour celui du sacerdoce. Si l'on est sage, avant de se décider, on appelle à son secours toutes les lumières de la saine raison, et celles qu'on peut trouver dans la direction de bons et prudents conseillers, et surtout celles qui descendent du ciel et qui nous sont communiquées dans les épanchements d'une fervente prière.

    Que dire maintenant de ces vocations extraordinaires qui doivent transporter un homme hors de la sphère où il semblait devoir naturellement couler ses jours ? Il faut ordinairement dans ces cas-là autant de prudence que de générosité, autant de sagesse que de dévouement. Car ces vocations sont dangereuses, alors même qu'elles sont réelles, parce qu'elles exigent une plus grande force de volonté pour correspondre à des grâces puissantes et qui pourraient manquer, si l'on s'était témérairement engagé dans une voie difficile où Dieu n'appelait pas. Il est vrai que son infinie bonté ne délaissera jamais celui qui l'invoquera au besoin ; néanmoins il ne veut pas que l'on tente sa Providence.

    Cependant celui qui se trouve fortement balancé par de puissantes raisons qui affirment son extraordinaire vocation, et par d'autres qui la nient, se trouve placé entre deux dangers également redoutables : celui de résister à la voix de Dieu, si Dieu l'appelle, et celui de s'exposer aux plus grands dangers, si Dieu ne l'appelle pas.

    C'est alors surtout que l'on a besoin de prières et de bons conseils, que l'on a besoin de s'étudier soi-même dans le silence de la méditation. Il faut appeler à son secours l'expérience des saints, et étudier ce qu'ils nous ont laissé de sages avis et de règles pour le discernement des esprits. Car l'esprit de ténèbres cherche souvent alors à se transformer en esprit de lumière, et il se sert de tout. Il faut donc se méfier de tout. Il faut imposer silence à la voix de la nature. Il faut soumettre à l'examen de la foi jusqu'à nos plus nobles sentiments, jusqu'aux mouvements de l'âme et du cœur qui nous paraissent les plus légitimes. Education, fortune, parents, amis, jusqu'à nos propres supérieurs, jusqu'aux personnes qui paraissent les plus animées de l'esprit de Dieu et ne travailler que pour sa plus grande gloire, tout peut devenir un instrument d'erreur sous l'influence du prince des mensonges, et dont il se sert quelquefois pour contrarier les desseins de Dieu.

    Il est des cas où ces vocations, tout extraordinaires qu'elles sont, ne laissent néanmoins aucun doute. Tantôt c'est un attrait comme irrésistible, tantôt c'est une lumière intérieure qui apporte instantanément l'évidence à l'esprit, tantôt ce sont d'autres marques qu'il plaît au Seigneur de donner clairement, et que distinguent facilement ceux qui sont habitués à étudier la conduite de Dieu sur les âmes. Alors la voix du Seigneur se fait clairement entendre, il ne reste plus qu'à porter celui qui en est l'objet à une prompte et généreuse obéissance, en l'entretenant dans l'esprit de prière et d'humilité, car il a besoin de grâces plus abondantes, et il doit savoir d'ailleurs que la vocation est quelquefois indépendante de l'actuelle sainteté de celui que Dieu appelle.

    Le plus souvent il n'en est pas ainsi. Dieu se plaît ordinairement à envelopper sa volonté d'un mystérieux nuage. Il nous donne la grâce de le dissiper, mais il veut nous en laisser le mérite, et c'est pourquoi, indépendamment de la pureté de cœur et d'intention, on a presque toujours besoin d'user de prudence, et d'implorer l'esprit de conseil.

    Pardonnez-moi, Seigneur, si je n'ai pas toujours agi avec la prudence qu'exigeait l'affaire de ma vocation aux missions étrangères. Vous avez brisé ma carrière, ne serait-ce point parce que je vous ai déplu en y entrant ? Je dois le craindre sans doute ; et cependant, j'aurais encore plus à redouter, ce me semble, ô mon Dieu, de n'avoir pas obéi à votre voix, quand elle me parut assez clairement connue. Vous m'avez frappé, Seigneur, mais vous m'avez laissé la confiance que je vous ai obéi. Vous n'avez point permis que naquît en moi le regret. Non, je ne regrette pas le passé, et j'accepte tout ce qu'il vous plaira d'ordonner de moi pour l'avenir. Car cette vocation, je la sentais s'affermir en moi de jour en jour. Je ne cédai pas de suite ; plusieurs années s'écoulèrent avant mon départ, depuis les premières démarches extérieures que le directeur de ma conscience me permit de faire. Je n'étais pas encore prêtre, et je m'ouvris clairement sur mes projets auprès de mes supérieurs ecclésiastiques, et auprès de mon père.

    III

    Une telle proposition ne put qu'être froidement reçue, dès le principe, par Mgr de Gualy, alors évêque du diocèse. (3) Les évêques sont certainement obligés de seconder l'action de la grâce sur les membres de leur clergé, que Dieu appelle à un genre de ministère différent du ministère ordinaire, mais ils doivent par cela même agir avec prudence, surtout à l'égard de ceux qui ne donnent point les marques évidentes d'une vocation extraordinaire. Combien y a-t-il en effet de jeunes gens qui se laissent aller à la fougue d'une imagination peu réglée, et qui se perdraient infailliblement sans la sévère prudence de leurs supérieurs !

    Je ne pouvais pas m'attendre à rencontrer chez mes parents des dispositions plus favorables. Pauvres parents ! à qui Dieu impose un douloureux sacrifice, et qui ne comprennent pas toujours qu'il leur donne en même temps les grâces nécessaires pour en supporter les épreuves ; qui ne comprennent que plus rarement encore que le sacrifice même que Dieu leur demande est une grâce immense. De là, presque toujours l'opposition des parents, même bons chrétiens, quand quelques-uns de leurs enfants veulent embrasser la perfection de l'Evangile, laissant aux morts le soin d'ensevelir les morts.

    Ma mère, qui était douée d'une rare piété, versa quelques larmes, mais sa réponse à ma proposition fut douce et résignée. Et si plus d'une fois elle me fit connaître qu'elle conservait de cette ouverture un amer souvenir, je pouvais néanmoins remarquer qu'elle se préparait à supporter avec foi l'épreuve du sacrifice, si le Seigneur venait à l'exiger. Elle le fit en effet plus tard, sinon avec une pleine joie, du moins avec une entière résignation. Quoique mon père eût aussi une piété solide et pratique, comme il y en a malheureusement si peu parmi les hommes de nos jours, je ne pouvais pas espérer de sa part une si grande force.

    La réponse de mon père fut donc, comme je m'y attendais, un refus énergique de tout consentement. "Les vacances ne sont pas loin, m'écrivit-il, je te ferai connaître alors toute ma pensée."

    Pendant ces vacances je me tins sur la défensive, prêt à répondre à ses arguments dans le cas d'une attaque que j'attendais chaque jour et qui n'eut jamais lieu. Nous passâmes deux mois ensemble à la campagne sans qu'il fût plus question de mission que si je ne lui en avais jamais parlé.

    Cependant je revins au séminaire moins assuré que jamais sur ma vocation ; car le Seigneur m'avait fait passer par de rudes épreuves, en permettant que je fusse attaqué de la cruelle maladie des scrupules, surtout au sujet de mon bréviaire. Le fâcheux état où cette maladie m'avait réduit, fut sans doute une des causes qui engagèrent mon père à garder le silence sur mes projets de missions ; d'un autre côté, cette faiblesse dut aussi beaucoup refroidir le directeur de ma conscience au sujet de ma vocation ; il m'assura même une fois que jamais je ne serais missionnaire, et il ne me resta plus qu'un faible espoir, qui ne m'a jamais abandonné, même dans les moments où tout semblait devoir me faire quitter ce projet.

    Pourquoi permettiez-vous ces scrupules, ô mon Dieu ? Les théologiens prétendent qu'il y a des scrupules de plusieurs sortes. Les uns sont des punitions, d'autres sont des épreuves et même des grâces. Peut-être me punissiez-vous, Seigneur, et je ne le méritais que trop. Mais ne puis-je pas aussi espérer que vous me faisiez une grâce pour ces derniers temps. Car il me semble qu'il est bien difficile de connaître parfaitement ce que c'est que le scrupule, sans l'avoir personnellement éprouvé.

    Or, on m'a accusé de scrupule, quand j'ai réclamé contre certaines pratiques de nos missions de l'Inde. Peut-être même y en a-t-il qui repoussent mes conclusions sous prétexte de scrupule, quand je demandais, non point qu'on abolisse ce que ces pratiques ont de tolérable, puisque je pense au contraire que nous devrions être plus tolérants que nous ne le sommes - la foi le permet - mais qu'on le régularise, de façon à ce que notre conduite ne soit pas en opposition avec les décisions du Saint-Siège, qu'on élude en partie, à mon avis, et surtout à ce qu'il soit évident pour tous que, malgré notre tolérance, nous n'avons à rougir d'aucun des passages du saint Evangile. Or je me souviens des véritables scrupules que j'éprouvais après mon sous-diaconat ; je m'en souviens comme s'ils se produisaient aujourd'hui même ; car de pareilles épreuves ne sauraient s'effacer de la mémoire.

    Eh bien, je crois pouvoir assurer que, depuis longtemps, je ne suis plus scrupuleux. Je puis donc me tromper dans l'exacte appréciation de mes devoirs par rapport aux usages, rites et cérémonies des peuples de l'Inde ; je puis me tromper sur la portée du serment que nous avons prêté ; mais cette erreur, s'il y a erreur, ne vient certainement pas du scrupule.

    Cependant, je saisis l'occasion de suivre une retraite dans laquelle je crus pouvoir trouver quelques lumières pour découvrir la volonté du Seigneur. Un Père jésuite la donnait à quelques ecclésiastiques auxquels je pus m'adjoindre, et voici quel fut son avis à la fin des exercices. Je crois, dit-il, que vous avez plutôt le désir de la vocation, que la vocation elle-même. Une seule chose me paraît certaine, c'est que votre vocation est douteuse. Dans ce doute, restez en paix, et laissez agir le Seigneur. Gardez-vous de vous opposer à la grâce, mais laissez-la opérer. Si, plus tard, vous vous sentez encore de l'attrait pour les missions, vous devrez faire une retraite spéciale, sous la direction d'un homme qui soit habile à distinguer les vocations.

    Mes résolutions de la retraite furent à peu près conformes aux conclusions du Révérend Père ; et quelque temps après, j'eus le bonheur d'être élevé au sacerdoce. (4) J'entrai dans l'exercice du saint ministère et mon évêque me plaça comme vicaire à la paroisse de Saint-Michel de Castelnaudary. C'est le lieu de ma naissance ; je vivais à la maison de mon père ; mes relations avec les excellents prêtres que je trouvais là furent des plus douces ; humainement parlant, j'étais heureux ; je l'étais réellement, car j'étais encore à ma place ; et vous daignâtes là, Seigneur, me donner plus d'une consolation spirituelle.

    Cependant, la plus grande grâce que vous me fîtes fut celle de ne point perdre de vue l'œuvre des missions. Aujourd'hui que ma carrière semble à jamais brisée, je vous bénis encore de cette grâce ; je vous en bénirai toujours, ô mon Dieu, vous m'avez fait trouver des peines de cœur à la place de celles du martyre ; ce n'était pas à moi à choisir, et peut-être que les unes valent les autres ; puissé-je seulement n'être pas la cause coupable de mon éloignement de mes chères missions !

    Je passai donc plus de deux ans ainsi, ne considérant que de loin l'affaire des missions étrangères, mais le désir de m'y engager persévérait toujours.

    IV

    Puisqu'il en était ainsi, je devais, pour rester fidèle aux résolutions de ma première retraite, en faire une autre qui décidât absolument de la question. Cependant, comme mon désir pour les missions allait toujours croissant, je le manifestais quelquefois au-dehors, assez pour qu'on crût généralement que je finirais par embrasser cette carrière.

    Je me suis bien souvent demandé s'il n'eût pas mieux valu garder un silence absolu. Je pensais, il est vrai, qu'en ne dissimulant pas mon dessein, je préparais ainsi l'esprit de mes parents, surtout celui de mon père, que je savais devoir être singulièrement choqué de mon départ. Il faut cependant avouer que si je n'ai pas assez bien gardé mon secret, c'est aussi par faiblesse, par l'horreur naturelle que j'éprouve pour la conduite de ceux qui semblent envelopper d'un nuage tous leurs actes, pour qui tout est secret et mystère. Reconnaissons néanmoins que les saints sont généralement très réservés.

    Le défaut d'une trop grande ouverture envers tout le monde m'a été bien souvent funeste, et peut-être a-t-il été cause de fautes réelles dont je vous demande pardon, ô mon Dieu. Assurément, il a entravé une grande partie du bien que j'aurais pu faire dans les diverses positions où je me suis trouvé. Ne m'en demandez pas un compte rigoureux, Seigneur, mais daignez me traiter dans votre miséricorde.

    J'allai de nouveau consulter le R.P. jésuite dont j'ai déjà parlé. Il était alors à Toulouse, et il me conseilla d'aller trouver le maître des novices de son ordre à Avignon. Je me rendis donc à Avignon et, de là, à Aix où il se trouvait en ce moment avec ses novices. Sous sa direction, je fis une retraite de sept à huit jours, et il décida que je devais être missionnaire.

    Malgré toutes ces précautions, me serais-je trompé ? Le triste état, où je me trouve en ce moment, n'est-il pas fait pour me le faire craindre ? Sans doute les personnes que je consultais ne sont pas infaillibles ; mais elles avaient de l'expérience, leurs avis étaient désintéressés ; pouvais-je pratiquement me tromper en suivant leurs décisions ? Quoi qu'il arrive, j'ai la confiance que je ne me suis pas rendu coupable dans cette détermination. N'aurais-je pas au contraire à me reprocher d'avoir fait autrement ? Leur voix n'était-elle pas pour moi celle de notre divin Sauveur, qui me disait de tout quitter pour le suivre ? N'ayons donc pas de regret ; espérons au contraire que Dieu nous tiendra compte de l'obéissance qu'il nous fit la grâce d'observer alors, pour nous pardonner les fautes que nous avons faites depuis.

    Aussitôt ma détermination prise, je fis mes premières démarches. J'écrivis de la maison même des Révérends Pères jésuites à M. le supérieur des Missions Etrangères et à Mgr l'évêque de Carcassonne. (5)

    Pourquoi me déterminai-je pour la Société des Missions Etrangères, plutôt que pour tant d'autres qui s'occupent aussi de missions ? J'avoue que je puis avoir été sur ce point coupable d'imprudence. Toutes m'étaient peu connues, et je ne me sentais aucun attrait pour l'espèce de vie religieuse à laquelle on est soumis dans presque toutes les congrégations. Celle-là me parut aller droit au but que je désirais ; son nom, plutôt que sa constitution que je connaissais à peine, dut me déterminer. Le R.P. jésuite sembla d'ailleurs approuver ce choix, sans qu'il y ait eu cependant, ni de sa part, ni de la mienne, des motifs raisonnés d'élection.

    Dès mon arrivée à Castelnaudary, je trouvais, poste restante, la réponse de M. Langlois, alors supérieur du Séminaire des Missions Etrangères. Elle peut se résumer à peu près ainsi :

    Ce que vous me marquez me donne de justes motifs de croire que vous êtes réellement appelé aux missions étrangères. Il est important que vous cachiez vos desseins à vos parents. Il est cependant nécessaire que je prenne quelques renseignements auprès de vos supérieurs. Si Mgr de Carcassonne paraît faire quelque opposition, ce ne sera que pour éprouver votre vocation. Exposez-lui fidèlement toutes les démarches que vous avez faites pour vous en bien assurer. Priez et faites prier. Si Mgr ne vous accorde pas de suite la permission de partir, ne vous découragez pas. Réitérez quelquefois vos demandes, et continuez de prier. Je joins mes prières aux vôtres. Je prendrai mes premiers renseignements, quand vous m'aurez appris le résultat de vos premières démarches.

    Monseigneur l'évêque ne me répondit point. Je crus qu'il était temps d'aller le trouver et de lui exposer de vive voix les motifs de mes démarches. Sa Grandeur chercha à réfuter mes raisons et me dit enfin que, vu le manque de prêtres dans son diocèse, il lui était impossible de me laisser partir ; qu'au reste je ne devais pas négliger une si belle vocation, qu'il se garderait lui-même de la contrarier et que, plus tard, il ne me retiendrait pas, si elle durait encore, et s'il avait assez de prêtres.

    Ces dernières paroles me donnaient trop d'espoir pour ne pas en faire part aussitôt à M. le supérieur du Séminaire des Missions Etrangères qui me répondit à peu près dans ces termes :

    J'ai lieu de croire que Mgr de Carcassonne veut éprouver seulement votre vocation. J'ai eu lieu de connaître combien S.G. est favorablement disposée pour les Missions Etrangères. J'approuve la résolution que vous faites de ne pas vous décourager. Revenez à la charge de temps en temps sans être importun. Quand je serai, de mon côté, un peu plus fixé, je pourrai en écrire à S.G. Priez beaucoup et faites beaucoup prier. Si Dieu vous appelle et que vous fassiez tout ce qui dépend de vous, le Seigneur vous ouvrira les voies. Je prie de mon côté. Recommandez-vous à la Sainte Vierge, aux saints Anges, à saint Joseph, à saint François Xavier.

    J'écrivis encore à Mgr de Gualy sans en obtenir de réponse ; seulement, un prêtre, qui le voyait souvent et qui m'était dévoué, m'assura qu'il n'était pas éloigné de m'accorder son consentement. Cependant, après plusieurs lettres de part et d'autre, M. Langlois m'écrivit à la fin de janvier 1841 que, d'après les renseignements qu'on lui avait donnés, je serais reçu au Séminaire des Missions Etrangères aussitôt que j'aurais obtenu le consentement de mon évêque.

    Vous savez, ô mon Dieu, combien ma joie fut grande à cette nouvelle, il me semble que je voulais être alors un bien bon missionnaire. Hélas ! pourquoi n'ai-je pas répondu à toutes vos grâces ?

    V.

    Vers le commencement du carême, j'écrivis une troisième lettre à Mgr de Gualy, et je m'exprimai de manière à ce qu'il lui fût comme impossible de ne pas me répondre.

    Le silence que V.G. a cru devoir tenir à mon égard, lui disais-je entre autres choses, m'a vivement affligé. Il n'est pas sans doute difficile à un fils d'interpréter le silence d'un tendre père, dans une semblable occasion ; mais il m'eût été bien doux. Monseigneur, de recevoir une parole de votre part, eût-elle même été une parole de refus. Jusques à quand, Monseigneur, serez-vous aussi cruel à mon égard ? Voudrez-vous affliger jusqu'à la fin un fils qui vous chérit ?

    J'exposais ensuite les motifs qui pressaient mon départ, et je concluais par la demande d'un consentement qui me permît de partir après les fêtes de Pâques.

    La charité paternelle du respectable et saint évêque avait été trop vivement attaquée pour qu'il persévérât dans son silence. Il me répondit bientôt après, en me refusant encore, mais en me laissant beaucoup d'espoir. Il voulait me retenir, disait-il, pour l'établissement d'une maison de missionnaires diocésains.

    J'irai bientôt à Castelnaudary, ajoutait-il, donner la confirmation ; là, je vous verrai et je vous ferai part de mes projets. Peut-être consentirez-vous à y prendre part.

    J'avoue que le ministère des missions de la campagne m'aurait beaucoup plu, mais dans l'hypothèse seulement que je n'aurais pas pu exécuter mon projet des missions étrangères. D'ailleurs cette maison n'était pas encore formée ; et quand l'aurait-elle été avec un évêque plein d'admirables qualités, mais qui ne me paraît pas avoir eu le don de l'initiative. S.G. vint en effet, peu de temps après, dans la paroisse où j'étais vicaire et, quand il me fit l'honneur de me proposer ces missions, je lui répondis que, l'établissement n'étant pas encore formé, je ne pouvais pas attendre indéfiniment, que d'ailleurs j'aurais besoin de nouvelles méditations pour embrasser cette carrière, de nouvelles prières, de nouvelles retraites, et qu'à la fin je pensais bien que ma vocation resterait établie pour les missions étrangères. Je le priai donc de ne pas me retenir plus longtemps et de m'éviter les nouvelles instances que je serais encore obligé de faire. Son refus fut suivi de certaines réflexions qui me firent tout espérer pour un prochain consentement, et dès ce moment je ne doutais plus de l'exécution de mon dessein.

    C'est vers la fin du mois d'avril que Mgr de Gualy me tenait ce langage et, le 3 mai, je devais aller prêcher à la cathédrale de Carcassonne pour l'œuvre de la Propagation de la Foi. Je résolus de porter un coup vigoureux à cette occasion, et de triompher enfin si c'était possible. Mes vœux furent accomplis. J'avais prié M. le supérieur du grand séminaire de vouloir bien m'aider dans cette démarche ; il se prêta à mes désirs, et nous convînmes ensemble qu'à la première parole favorable qui sortirait de la bouche de S.G., nous nous lèverions et que je dirais à Monseigneur que je prenais cette parole pour un vrai consentement. Je lui en exprimerais ma reconnaissance, lui demanderais sa bénédiction, en lui annonçant que j'allais tout disposer pour partir.

    Ce que nous avions prévu ne manqua pas d'arriver. Après le sermon, j'allai rendre visite à S. G., accompagné du supérieur du séminaire, et tout se passa comme nous l'avions projeté. Dès ce moment, je ne pensai plus qu'à mon départ. J'écrivis à M. Langlois que j'avais enfin obtenu le consentement de mon évêque et que je pensais me rendre à Paris vers le mois de juillet. Quelques affaires à terminer et le défaut d'argent me faisaient penser que j'avais à retarder mon départ jusqu'à cette époque. Mais une pensée délicate se présentait alors à mon esprit : ferais-je, ou ne ferais-je pas, à mes parents l'ouverture de ma détermination irrévocable, et de sa prochaine exécution ?

    Je savais que ma mère verserait un torrent de larmes, mais qu'elle me dirait en pleurant d'aller où le Seigneur m'appelait. Quant à mon pauvre père, je savais aussi que sa répugnance serait extrême, et qu'il essayerait de mettre à ma détermination toute l'opposition dont il serait capable. La prudence semblait me conseiller de partir sans rien dire, et de ne faire connaître ma démarche à mon père que par une lettre d'adieu. C'était l'avis de plusieurs de ceux à qui je demandais conseil, et même de M. Langlois. Mais ces personnes ne connaissaient pas bien mon père. Il aurait pu se croire offensé d'une telle forme, et j'avais la confiance que sa grande foi triompherait enfin des répugnances de la nature. Je priai, je consultai le Seigneur, et je me déterminai, avec l'approbation de personnes prudentes qui connaissaient bien ma famille, de déclarer mon projet à mes parents quelque temps avant mon départ.

    Dans ce dessein, je me rendis à la campagne où se trouvait alors ma famille. J'étais décidé à saisir la première occasion qui se présenterait pour parler ouvertement à mon père. Je préparai même les voies dans la lettre où je lui annonçais ma visite.

    Je profiterai de ce court séjour, lui disais-je, pour vous parler d'une affaire dont j'ai le désir de vous entretenir depuis longtemps.

    J'arrivai en effet, et je trouvai mon père sombre, comme s'il avait prévu de quoi il s'agissait. Un et deux jours se passent, sans qu'il soit question de rien. Le troisième jour enfin, comme je me disposais dans mon appartement à aller bientôt dire la sainte messe, mon père entre et me demande quelle est donc cette affaire dont je voulais tant lui parler ?

    O Dieu, vous me donnâtes le calme et la paix dont mon âme avait besoin pour tout déclarer, simplement, clairement, et sans émotion extérieure.

    Je n'essayerai point de retracer ici tout ce qu'il y eut de brisement de cœur dans les exclamations d'un tendre père, dont le cœur aussi venait d'être cruellement blessé, et qui se laissa aller à tout le délire de sa douleur. Vénérable vieillard, si souvent et si cruellement affligé dans sa vie ; dont les intentions droites et pures furent si souvent méconnues ; Dieu semble lui réserver des jours heureux à la fin de sa vie ; il a lui-même élevé ses enfants, ils font son bonheur, sa consolation, disons-le, même son orgueil, car l'orgueil d'un père est facile à émouvoir ; et voilà qu'il pleure sur la mort récente de celui qui avait pris la carrière des armes (6), et l'autre s'apprête à le quitter pour toujours ! Il lui reste bien un fils et deux filles, mais ils sont jeunes, et il n'a pas pu les élever lui-même en entier, comme ses deux premiers enfants.

    Non, il ne peut pas croire que je veuille sérieusement le quitter. Cette pensée l'accable, il n'y tient pas. Ce sont des pleurs, ce sont des paroles qui tombent sur mon cœur comme des pierres ; ce sont des gestes de reproches même qui mettent le comble à mon émotion. Dans cette affreuse position, vous me secourûtes, ô mon Dieu, et ne permîtes pas que je fusse un seul instant ébranlé. Je ne proférai presque aucune parole, mais le peu que je prononçai ne faisait que confirmer mon aveu, et causait, de la part de mon pauvre père, un redoublement de gémissements et de plaintes. Souvent, je levais les yeux au ciel et faisais le signe de la croix sur mon cœur avec le pouce de la main droite. Cette terrible scène finit enfin. Je la terminai en disant à mon père que je me rendais à l'autel, et que j'allais dire la sainte messe pour demander à Dieu, pour lui et pour moi, la force du sacrifice.

    Je m'attendais à de nouvelles explications à ce sujet. Ma mère m'en parla en effet, et j'en dis moi-même quelque chose à mes frères ; mais mon père garda le plus complet silence. Je ne voulus pas réveiller inutilement sa douleur ; et pendant les deux ou trois jours que je restai encore à leur maison de campagne, j'affectai un air tranquille et gai comme à l'ordinaire. Je croyais d'ailleurs revenir encore une fois avant mon départ ; je l'avais même promis à ma mère. Mais hélas ! je ne devais plus les revoir. La suite fera comprendre pourquoi je dus me priver de cette dernière visite. Qu'il me soit seulement permis de dire ici que Dieu seul et ceux qui l'ont éprouvé comme moi, peuvent comprendre combien est pénible le sacrifice de parents que l'on chérit et desquels on est tendrement aimé. Cependant plus pénible doit être encore celui que les parents font de leur fils.

    O Dieu, daignez-les en récompenser.

    VI.

    Peu de jours après l'avoir quitté, je reçus de mon père une longue lettre, dans laquelle étaient remis tous les arguments que le cœur d'un tendre père peut inventer, pour forcer un fils à revenir sur un projet qui l'afflige au suprême degré. Je ne pus lire cette lettre qu'en versant des larmes. Le Seigneur me donna cependant des forces nouvelles ; et comme mon père me déclarait qu'il allait écrire à Mgr de Gualy et faire tout ce qui dépendrait de lui pour obtenir de S.G. un refus de consentement à mon départ, je crus qu'il fallait parer le coup. Monseigneur aurait pu céder quelque chose à la tendresse paternelle et retarder de quelque temps encore mon départ.

    A lettre vue, je partis donc pour Carcassonne, j'allai voir Monseigneur, et sans lui parler de la lettre de mon père, je lui dis : D'après la parole de consentement que vous me fîtes l'honneur de me donner, il y a quelques jours, Monseigneur, j'ai écrit au séminaire des Missions Etrangères que toute difficulté de votre part était aplanie ; et voilà la lettre de M. Langlois qui m'annonce que je suis reçu et que l'on m'attend. Je viens donc, Monseigneur, pour recevoir votre dernière bénédiction.

    Monseigneur m'embrassa avec l'effusion d'un tendre père, il me bénit, et je lui dis adieu par des larmes, car je ne pouvais point parler. Je sortis ; et revenant sur mes pas :

    - Il pourrait se faire, lui dis-je, que mon père vous écrivît ; mais j'espère, Monseigneur, que vous ne verrez, dans ses paroles, que l'expression d'un cœur affligé.

    Soyez tranquille, me répondit S.G., je le comprendrai d'autant mieux que, dans cette cause, nous ne faisons qu'un.

    Rentré chez moi, je répondis aussitôt à mon père en ces termes :

    "Mon bien cher père.

    "C'était l'heure de l'oraison. J'étais à genoux devant l'image de Dieu qui s'est offert tout entier en sacrifice, quand on m'a remis votre déchirante lettre. Je l'ai lue en présence de ce Dieu d'amour, en le priant d'accepter ma douleur comme la plus grande marque de l'amour que je voudrais avoir aussi pour lui.

    Comment se fait-il, mon bien cher père, que je sois pour vous une cause de chagrin, et que vous me causiez vous-même la plus grande peine qui soit possible, vous que je chéris avec toute l'affection d'un tendre fils, vous au prix de qui je n'estime rien sur la terre, moi que vous aimez comme un père seul peut aimer ? Ah ! je me l'explique : c'est que ni vous ni moi ne sommes les auteurs d'une si pénible position. C'est Dieu, c'est Dieu qui met à l'épreuve notre foi et notre amour. Il veut voir si nous sommes vraiment ses disciples, car il a dit : Si quis venit ad me et non odit patrem suum et matrem et uxorem, et filios, et fratres, et sorores, adhuc autem et animam suam, non potest meus esse discipulus." (7) Il nous offre sa croix à porter. La refuserons-nous parce qu'elle est pesante ? Qui non bajulat crucem suam et venit post me non potest meus esse discipulus. (8) Eh ! oui, j'ai remarqué le mal que vous a fait ma communication, et si j'ai affecté de conserver ensuite mon air d'ordinaire gaieté, ce n'est pas que je sois resté indifférent au coup qui vous avait frappé, mais je voulais essayer de vous faire comprendre que nous devons porter avec joie le joug du Seigneur.

    "Je connais tout ce qu'un fils doit d'obéissance à son père, dans quelque position, dans quelque état qu'il se trouve placé. Je le dis aux autres chaque jour, Dieu me préserve de le méconnaître ! Ici, j'examine ma conscience, et j'éprouve la douce satisfaction du témoignage qu'elle me rend de n'avoir jamais violé, gravement du moins, ou que je sache, ce précepte sacré. Si j'y ai jamais manqué par ignorance ou autrement, je vous en demande pardon, et je reste assuré de ce pardon. Mais je sais aussi, et vous ne l'ignorez pas vous-même, bien cher père, je sais aussi que cette obéissance, loin de détruire celle qu'on doit à Dieu, la suppose, et qu'elle se tait lorsqu'il y a entre elles deux la moindre contradiction. En agir autrement, ce serait bien alors manquer d'obéissance, puisque ce serait en froisser les premiers principes à l'égard de Dieu.

    "Cette vérité n'a pas besoin de preuves, tant elle est évidente par elle-même. L'Ecriture la confirme en mille endroits, et les saints, que nous devons sur ce point, non seulement admirer mais aussi imiter, nous en offrent de bien nombreux exemples. Vous avez trop de raison et de sagesse pour n'être pas d'accord avec moi sur ces principes ; et je suis bien assuré que si la volonté de Dieu vous était clairement connue, quelle qu'elle fût, vous n'auriez seulement pas l'idée de vous y opposer un seul instant.

    "Toute la question se réduit par conséquent, à vos yeux comme aux miens, à savoir si telle est ma vocation ou non. Car la vocation n'est autre chose que la volonté de Dieu sur tel ou tel individu. Vainement chercherions-nous à distinguer entre la vocation à un état principal, et la vocation à un état particulier dans cette vocation première. Il ne s'agit ici que de la volonté de Dieu, devant laquelle toute autre volonté doit plier. Si Dieu me veut prêtre, mais prêtre curé, je ne serai point dans ma vocation en étant prêtre dans le cloître ou dans le ministère exclusif de la Parole. S'il me veut prêtre dans le cloître, je lui désobéis en restant chargé d'une paroisse, pour laquelle je ne serai jamais qu'un faux pasteur. La volonté de Dieu n'est pas si générale qu'on le croit communément ; et c'est là ce qui fera certainement la honte de plusieurs au jour des manifestations générales, parce qu'on ne s'inquiète pas assez de savoir en particulier, où et comment le Seigneur nous veut.

    "Il faut donc toujours en venir à cette question : est-ce, ou n'est-ce pas ma vocation ? Vous soutenez la négative. Mais, bien cher père, voyez vous-même si vous pouvez être juge dans cette cause. Je vous le disais à Lasserre, et je vous le redis avec confiance : pouvez-vous juger, vous, une telle question ? Le puis-je davantage moi-même ? La réponse est facile : pas plus que vous, je ne pourrais juger que telle n'est pas ma vocation, car je suis trop intéressé à juger ainsi. Au contraire, pour me former la conscience qu'elle est telle, il m'a fallu déchirer mille bandeaux, que l'intérêt propre me mettait devant les yeux ; et mon jugement même doit faire, il me semble, quelque impression sur votre esprit. Il pourrait cependant encore être erroné. Pourquoi ? Par l'enthousiasme. Car ai-je écarté les illusions ? Voilà ce qu'il importe d'examiner.

    "Eh ! bien, je ne crains pas d'assurer que j'ai mis de côté toutes sortes d'illusions. J'en donne pour garant la persévérance toujours croissante de mon désir des missions, pendant cinq ans, et la soumission que j'ai faite de mon état à

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