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Silence, amour et liberté
Silence, amour et liberté
Silence, amour et liberté
Ebook367 pages5 hours

Silence, amour et liberté

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About this ebook

Agathe vit aux côtés d'une mère enfermée dans le silence. En grandissant, cette vie lui pèse et elle décide de s'en libérer. Mais comment peut-on modifier sa façon d'être quand le pli est pris depuis autant d'années ? L'amitié d'une collègue, puis l'amour patient d'un homme parviendront-ils à faire d'Agathe une femme épanouie ?
LanguageFrançais
Release dateMar 25, 2015
ISBN9782322029846
Silence, amour et liberté
Author

Colette Becuzzi

Poétesse dans sa jeunesse, après avoir tardivement repris des études littéraires, Colette Becuzzi est revenue à l'écriture. L'art étant son domaine de prédilection, elle s'est aussi adonnée à la peinture. Elle a notamment publié des romans, des histoires pour enfants et des contes qu'elle a elle-même illustrés. Son dernier roman, De tout et de rien, raconte la vie quotidienne de madame tout le monde.

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    Silence, amour et liberté - Colette Becuzzi

    Cinquante

    Chapitre Un

    Tout en lissant ses longs cheveux noirs, elle repense à l’époque où, tous les matins, sa mère le faisait à sa place, étant encore trop petite pour se coiffer toute seule. Depuis, sa vie a bien changé et lorsqu’elle voit son portrait dans le miroir qui lui fait face, elle détaille ce sur quoi les hommes n’ont jamais manqué de la complimenter : un port de tête altier, des yeux félins —le vert de leur iris est fendu par une pupille presque aussi oblongue que celle des yeux d’une chatte—un front haut que balaie une mèche rebelle. Son corps longiligne a juste ce qu’il faut de formes aux bons endroits pour qu’ils se sentent ostensiblement attirés et lorsqu’ils se retournent sur elle, c’est toujours avec un regard de convoitise non voilé. Mais aucun de ces messieurs n’est parvenu à la courtiser. Elle est comme la tour de Babel : imprenable. D’ailleurs, son air distant en décourage plus d’un.

    Agathe ne comprend pas toujours cette façon qu’ils ont de la dévisager, même si elle reconnaît « ne pas être trop moche », comme le lui avait laissé entendre une camarade de son cours de couture il y a quelques mois. Il est vrai aussi que depuis qu’elle suit ces cours, elle a raccourci ses jupes² et ses robes pour suivre la mode lancée il y a six ans déjà par Coco Chanel, cette styliste qu’elle admire et qui est considérée comme la nouvelle égérie de la femme moderne. D’ailleurs, si elle se compare à ses collègues de travail, elle voit bien qu’elle est de loin l’une des plus agréables à regarder.

    « De là à attirer les regards d’envie sur moi, il y a un grand pas, se dit-elle souvent. Les hommes sont de fieffés hypocrites, qui ne cherchent qu’à tromper les femmes en leur faisant miroiter une vie pleine d’amour, un bonheur extraordinaire qui ne sont en réalité que promesses fallacieuses. Il me suffit de me souvenir du peu que je connais de mon père ».

    Depuis quelque temps, Agathe se surprend à penser différemment. Tout au long de l’année qui vient de s’écouler et à son insu, son état d’esprit s’est modifié. Elle sait pourquoi, mais refuse de se l’avouer. Et pourtant, le début de ce changement correspond au moment où le nouvel employé est arrivé à la fabrique.

    Chose importante pour elle, il ne l’a pas dévisagée comme tous les autres. Il avait l’air si intimidé par les regards curieux qui se sont posés sur lui qu’il est devenu rouge comme une pivoine. Il a baissé la tête et s’est contenté de marcher sur les pas du contremaître jusqu’à son nouveau poste de travail.

    Agathe l’a suivi des yeux, plus curieuse qu’intéressée. Sa prudence instinctive lui interdit de se familiariser avec un inconnu. Les quelques mois de galère qu’elle vient de traverser lui ont appris à se méfier des êtres qu’elle croise, et inconsciemment, des hommes en particulier.

    Ce nouveau venu lui a paru différent. Il n’a nullement cherché la compagnie des femmes. Il s’est borné à lier connaissance avec son collègue le plus proche. Son intégration prend du temps, mais il ne semble pas pressé. Il s’applique à la tâche qu’on lui a confiée.

    Ce trait de caractère plaît bien à Agathe. Elle accorde plus volontiers sa confiance aux personnes consciencieuses. Elle l’a souvent observé à la dérobée, et connaît par cœur les traits de son visage. Par le biais d’Annette, elle a pu faire plus ample connaissance avec lui et un semblant de relation est né. Cependant, après avoir fait marche arrière plusieurs fois, il lui semble qu’elle est prête à franchir le pas et à avoir avec lui plus qu’un simple rapport de camaraderie.

    Récemment, elle s’est même laissée emporter par son imagination et, lorsqu’elle a fermé les yeux, elle s’est vue passant le doigt tout le long d’un triangle presque parfait, lissant un front parfois soucieux, fermant deux paupières sur des yeux verts, couleur qu’elle préfère au bleu froid ou au marron trop courant. Elle aime particulièrement ce léger hâle qui lui donne un air un peu exotique. Ses cheveux noirs retombent sur son front en boucles désordonnées et elle s’amuse du geste machinal avec lequel il repousse ses mèches rebelles. Lorsqu’elle est seule chez elle, elle se surprend à l’imiter, non par moquerie, simplement par mimétisme amoureux. Même son prénom lui plaît bien : Grégoire.

    Au travail, elle surprend des conversations qui tournent fréquemment autour du nouvel arrivant, mais elle évite soigneusement d’y prendre part. Elle craint de rougir d’émotion mal contenue.

    Un soir où ses pensées se tournent inexorablement vers lui, l’idée lui vient que ce jeune homme va peut-être contribuer à changer sa vie. Aucun de ceux qu’elle a rencontrés auparavant n’ont occupé une telle place dans son esprit. Il y est présent à tout moment.

    Quelquefois, elle se représente leurs deux visages proches à se toucher. Ce soir, alors que cette scène se répète, pourquoi tout à coup, celui de sa mère, dans son expression la plus austère, vient-il s’interposer entre le leur ? Pourquoi ce soudain retour à son enfance ?


    ² À cause de la pénurie d’étoffes pendant la première guerre mondiale Renseignement trouvé sur le site Internet : http://savemybrain.net/v2/2009/04/10/coco-chanel/

    Chapitre Deux

    C’est un long chemin qui serpente entre bois et collines. Mais là, juste après la petite maison, il semble s’arrêter. Il faut le contourner pour se rendre compte qu’il repart. Malgré sa proximité, moi, Agathe, je n’ai jamais eu le droit de m’aventurer sur la partie qui passe à travers bois, même accompagnée de ma mère.

    Cependant, il représente pour moi l’inconnu, la partie d’un monde que je ne connaîtrai peut-être jamais parce que partir de ce coin étriqué me semble impossible dans un avenir proche.

    Cela fait quinze ans que mon environnement quotidien ne se borne qu’à ce chemin dont la ligne sinueuse n’a ni début, ni fin. Il ressemble à ma propre vie qui n’a jamais vraiment commencé et dont j’ignore la fin. Aucun événement transcendant n’a marqué mes souvenirs d’enfance et cela semble corroborer la platitude passée et actuelle de mon existence.

    Aujourd’hui, cette solitude hante mes pensées, et je déteste ce vide qui remplit inexorablement mes journées. Ma mémoire semble avoir effacé toute trace de ce père qui nous a apparemment quittées, ma mère et moi, lorsque j’étais très jeune. D’ailleurs, même elle semble avoir occulté les années passées auprès de lui : elle ne m’en parle jamais. Elle manque d’allant et j’ai parfois envie de la secouer pour qu’elle se sente d’entrain. Ses automatismes m’agacent. Ils se sont exacerbés lorsque grand-mère nous a quittées.

    Je n’avais que cinq ans, mais ce jour-là, j’ai vraiment eu la sensation que le choc l’avait instantanément transformée en morte vivante. Son sourire a disparu à jamais de ses lèvres, son front s’est plissé et son visage est devenu un masque d’une telle tristesse que depuis, j’ose à peine y poser mon regard. Peu à peu, la distance s’est accentuée entre nous et bien que nous travaillions ensemble toute la journée, nous ne sommes pas parvenues à nouer des liens. Je ne connais rien d’elle, et elle ne s’intéresse nullement à mes états d’âme.

    Lorsque le curé ou l’instituteur venaient à la maison demander à ma mère de m’envoyer au catéchisme ou à l’école, elle prétextait toujours le surcroît de travail que cela représenterait pour elle, soit de m’y conduire lorsque j’étais petite, soit d’un manque de bras lorsque j’étais plus grande. Et quand le curé déplore que je ne puisse communier le dimanche, elle rougit et lui tourne le dos.

    Un jour où elle était mieux disposée qu’à l’ordinaire, elle m’avait parlé de l’école.

    —J’aurais tellement aimé t’envoyer à l’école pour que tu puisses apprendre l’histoire de France. Là, il y a aussi des livres qui contiennent de beaux récits, écrits dans un langage moins ordinaire que le nôtre et qui nous apprennent à mieux parler. Je reconnais que j’ai eu la chance de pouvoir y aller un peu. Je sais lire et écrire, mais je ne peux pas t’apprendre. Seul un instituteur est capable d’enseigner aux enfants.

    Depuis ce jour, tous les soirs avant de m’endormir, je rêve que j’ai devant moi un de ces merveilleux ouvrages. J’y vois des paysages extraordinaires : des rivières qui serpentent entre des haies d’arbres immenses au feuillage d’un vert si intense qu’il remplit tout l’espace. J’imagine des montagnes terriblement hautes, tellement hautes en comparaison de la petite colline qui surplombe le village où ma mère et moi allons de temps en temps vendre notre récolte.

    Les lettres du mot missel, les seules que je connaisse parce qu’elles sont inscrites sur la couverture du livre de messe, s’animent soudain et dansent sur la page. Elles se parent de toutes sortes de couleurs et font une ronde bariolée qui m’enchante.

    Le lendemain matin cependant, mes rêves s’évanouissent pour faire place à la dure réalité de mon quotidien, me laissant frustrée, misérable. Alors je regarde discrètement ma mère, mais son visage est fermé, impassible et dur.

    Je me demande comment je tiens encore aux côtés d’une femme qui ressemble à un automate. Ayant toujours dû contrôler mes mots et mes gestes pour ne pas me faire rabrouer parce qu’elle a peu de patience avec moi, j’ai de ce fait perdu toute spontanéité.

    Cela fait quelques mois que je pense à partir. Je quitterai cette maison sans âme parce que je ne supporte plus de vivre ainsi. Je grandis et je sens que je change, que je n’ai plus envie de me plier aux exigences maternelles. J’évite de manifester ouvertement ce changement, bien que je sente qu’il suffirait d’un rien pour que j’explose.

    Je sens monter en moi un sentiment de révolte qui me ronge parce que je le contiens encore. Je connais la souffrance de ma mère, mais je ne m’en sens pas responsable. Pourquoi diantre devrais-je pâtir d’une situation qui ne me concerne pas vraiment ? Si j’ai connu mon père, son départ n’a pas laissé de traces indélébiles, comme chez elle.

    Chapitre Trois

    Malgré mes bonnes résolutions, je laisse filer les jours, les mois, les années. Je n’ai pas encore eu le courage d’affronter ma mère. Fréquemment, je me demande pourquoi je végète encore dans cet état de profonde inertie. Est-ce la peur de ce qui m’attend ou de la pitié à l’idée de laisser cette piètre compagne seule ? Ensemble nous trimons, mais le fait de voir ma jeunesse s’enfuir inexorablement alimente encore ma révolte bien que je ne la laisse toujours pas s’extérioriser.

    Aujourd’hui cependant, je me sens particulièrement réfractaire aux injonctions maternelles. Je viens d’avoir vingt ans et suis fermement décidée à mettre mon projet à exécution. Je commence à réellement détester cette femme qui me brime depuis mon enfance. Le fossé qui s’est creusé entre nous ne me donne aucun espoir de retour en arrière.

    La colère s’empare de moi lorsque je sens mon envie de vivre, d’explorer l’inconnu croître en mon esprit. Aujourd’hui, je me sens prête à contrer ma mère aux prochains mots qu’elle m’adressera. Au moins, je testerai cette impassibilité qu’elle affiche constamment. Malheureusement, je constate dès le matin qu’elle a la tête des mauvais jours. Elle s’est enfermée dans un mutisme que je reconnais immédiatement. Inutile de la provoquer, je sais que le silence dans lequel elle s’est murée durera au moins la journée entière.

    Puisqu’une altercation ne peut être l’excuse pour partir, j’imagine une autre solution. Après tout, puisque je ne sais rien d’elle, qu’elle ne s’intéresse pas à moi, je ne lui dois aucune explication. Je vais organiser mon départ, et le jour « J », je la mettrai devant le fait accompli, et je l’abandonnerai à son triste sort sans même me retourner.

    Le soir, dans mon lit, j’échafaude des plans plus fous les uns que les autres jusqu’à ce que je prenne conscience que je n’ai pas d’argent, pas de travail, pas de connaissance à qui je peux m’adresser pour pouvoir m’enfuir de la maison. La panique s’empare de moi, et je me désole à la pensée que je ne pourrai jamais quitter cet endroit que je déteste chaque jour davantage.

    Ce petit chemin qui ne finit pas au village, je le sais, je l’ai vu, devrait bien pouvoir me conduire quelque part, dans un lieu où la vie serait moins triste qu’ici. Après maintes spéculations, une idée germe et me redonne espoir. Pourquoi, la prochaine fois que nous irons au marché, n’essayerai-je pas de trouver un travail ?

    En prétextant me rendre au cimetière sur la tombe de mes grands-parents, je pourrai aller consulter les commençants du bourg tout en redoublant de prudence. Je ne demande d’ailleurs pas grand-chose, juste de quoi survivre quelques temps avant d’aller plus loin. Car mon intention est de rejoindre des horizons aussi lointains que possible.

    Bien sûr, si je reste ici, ma mère découvrira certainement mon point de chute. Mais sans argent, je n’ai pas d’autre choix, à tout le moins dans un premier temps. Et puis, je suis suffisamment grande maintenant pour pouvoir lui tenir tête au cas où elle me retrouverait.

    Je sais que je dois faire preuve de patience pour que l’ailleurs dont je rêve depuis plusieurs années se matérialise. Le tournant magistral que va prendre ma vie sera certainement difficile à gérer au départ, mais je suis prête à tous les sacrifices pour changer radicalement tout ce qui compose mon existence actuelle.

    Je suis saturée de cette maison où tout est glauque. Je n’ai jamais réussi à imposer à ma mère d’avoir une chambre à moi, malgré la pièce vide où je n’ai pas le droit d’entrer, comme si un fantôme en avait pris possession. J’aurais parfois envie de lui crier que c’est elle qui porte cet ectoplasme sur ses épaules, qu’elle le trimbale partout où elle va, comme si mon père était mort. Elle est tellement ancrée dans la disparition soudaine de son mari que certains jours, j’ai l’impression de la voir drapée dans un voile blanc, vision fantomatique qui me glace d’effroi. Comment pourrais-je continuer à vivre avec un être aux allures de revenant ?

    Demain est jour de marché. Nous avons préparé toutes les victuailles que nous y porterons. Je suis nerveuse, mais je crois parvenir à le cacher. J’ai arrêté ma décision : je vais aller prospecter pour trouver une embauche. Je me pense suffisamment forte pour affronter toute difficulté et mettre en œuvre ce que j’ai planifié.

    Mentalement, j’ai fait le tour de tous les commerces que je connais. Ils sont peu nombreux, mais comme ma mère ne m’a jamais parlé des us et coutumes du village, je ne suis pas très à l’aise. Je ne sais ni qui je suis vraiment, ni ce que je vaux puisque je n’ai jamais eu de compliments, ni de réels reproches sur ma personnalité. Une ombre, c’est ce que je pense être depuis toujours. Une ombre qui s’est glissée dans la vie de ma mère, presque à son insu. Le fait de ne rien représenter pour elle ni pour personne d’ailleurs, depuis tant d’années, m’attriste d’une part et d’autre part me donne envie d’être, tout simplement. Mais comment peut-on être quand on a la sensation de n’avoir jamais été ?

    Est-ce la chance qui me sourit ? Ce jour-là, c’est ma mère elle-même qui me demande d’aller acheter du sucre et du café, et du pain aussi. Une véritable aubaine qui me permet de glaner les renseignements dont j’ai besoin. J’ai une préférence pour Mme Favier, l’épicière qui a toujours un mot gentil pour moi alors que la boulangère est souvent bourrue. Cependant, lorsque je présente ma requête à l’épicière, je me sens rougir jusqu’à la racine des cheveux. Je suis extrêmement surprise de la réponse qu’elle me donne :

    —Enfin, tu te réveilles. À ta place, il y a bien longtemps que j’aurais quitté la maison. Comment as-tu fait pour endurer pendant toutes ces années la vie qu’elle te fait mener ? Tout le monde au village se demande quand est-ce que tu vas te décider à quitter ta mère.

    Je suis cramoisie tant j’ai honte de ce que j’entends. Les gens ont une appréciation négative sur ma vie, comment est-ce possible ? Nous ne fréquentons personne, et nous allons à l’église régulièrement. Pour une fois, je suis courageuse et je lui réponds, à son grand étonnement.

    —Si ma mère agit comme ça avec moi, c’est pour m’apprendre la vie, pour m’endurcir. Elle ne m’a jamais frappée, simplement elle ne parle pas beaucoup.

    —Si on en croit ce qui se dit, elle ne t’a jamais montré beaucoup d’amour. Tout le monde pense que tu ne sais même pas ce que c’est que d’avoir un baiser de ta mère.

    —Est-ce que c’est si important ? Je ne manque de rien, je l’aide parce qu’elle en a besoin, c’est tout. Mais je ne suis pas ici pour ça. Je viens d’avoir mes vingt ans et, comme je vous l’ai dit, je cherche un travail. Est-ce que vous pourriez m’embaucher ?

    —Tu sais ce que tu veux, c’est bien. Reviens dans un mois. J’aurai besoin d’aide pendant quelques temps. Nous verrons ensuite si tu fais l’affaire.

    Encore une fois, je rougis avant de lui demander de ne pas dévoiler mes plans.

    De retour à notre banc, je suis débordante de joie mal contenue. Je dois me surveiller à chaque instant pour ne rien laisser paraître. Je fais un effort de concentration inhabituel pour ne pas me tromper en comptant. Les jours deviennent longs et l’atmosphère pénible à supporter. Est-ce une impression, mais j’ai le sentiment que ma mère se doute de quelque chose. Je me sens parfois épiée. Alors, je redouble d’ardeur dans le travail.

    Le soir, dans mon lit, je fais le compte des jours. J’en ai conclu que quatre marchés doivent avoir lieu avant que je ne puisse reparler à l’épicière. Je n’en suis qu’au deuxième et déjà j’aurais aimé que ce fût le quatrième. Et si ma mère allait à l’épicerie et que la commerçante se montre indiscrète. Je panique à cette idée. Cependant, lorsque je vais acheter ce dont nous avons besoin, l’épicière me traite comme si je ne lui avais jamais demandé de l’embauche. Mes craintes s’avèrent infondées, je suis rassérénée. Rentrer à la maison me donne la désagréable sensation de tourner le dos à mon futur.

    Un sentiment d’angoisse s’empare soudain de moi à la pensée que mon projet n’aboutira peut-être jamais. Je me sens pâlir d’émotion. L’épicière n’a sans doute plus l’intention de me donner du travail. Que deviendrais-je si tel était le cas ? L’éventualité que je passe le reste de ma vie ainsi m’est insupportable. Mieux vaudrait alors en finir.

    Me contenir fut une réelle épreuve. L’œil de ma mère était souvent sur moi. Même si je ne la regardais pas, je le sentais. Après avoir évoqué moultes solutions possibles, il me fallait non seulement m’armer de patience mais aussi faire confiance à ma bonne étoile, si tant est que j’étais née sous de tels auspices. Je savais ma décision irrévocable et je me berçais d’un nouvel espoir d’entreprendre une tentative ailleurs si celle-ci devait s’avérer infructueuse.

    Chapitre Quatre

    Les premières paroles de l’épicière s’étaient ancrées profondément en moi et m’aidaient à fortifier mes résolutions. Dès lors, je me sentais forte et déterminée comme jamais auparavant. Je me surprenais, de temps à autre, à observer discrètement ma mère, ce qui ne m’étais jamais venu à l’idée auparavant. Notre relation était telle que j’avais vécu à ses côtés sans vraiment chercher à la connaître même lorsque je fus en âge de m’intéresser à mon entourage.

    Simplement, j’avais pris d’autres plis, dérivés de l’attitude maternelle. J’avais instinctivement respecté ses silences, maintenu la distance qu’elle avait toujours montrée à mon égard. Dans mes souvenirs d’enfant, je ne me revois pas quémandant sa tendresse. Je savais dès mes plus jeunes années que ma mère était incapable d’avoir pour moi le moindre sentiment d’amour. Ses gestes machinaux en avaient été la preuve. Elle s’était contentée de me vêtir et de me nourrir correctement.

    Aujourd’hui, je ne sais pas si je peux lui faire part de ma décision sans risquer de me voir opposer un refus catégorique. Est-ce la raison qui me pousse à l’épier ? Le résultat de mes observations ne me permet pas de comprendre qui se cache derrière ce masque. Je ne parviens pas à concevoir ce qui la maintient en vie. Est-ce le fil ténu de ses souvenirs ? Si même son enfant ne lui a pas permis d’appréhender l’existence d’une autre manière, qu’est-ce qui peut bien l’y raccrocher, à cette existence ?

    Mon ras-le-bol commencé à l’adolescence ne fait que croître. Parfois, je serre les dents pour ne pas hurler de colère. Ces derniers temps, j’ai souvent envie de la secouer, de lui dire de cesser de se prendre pour une martyre et d’essayer de vivre pleinement plutôt que de s’enfoncer dans ce vide qui finira par la détruire.

    Or, depuis qu’un jour de marché, j’ai pris conscience de ma différence, je n’ai plus envie de me laisser anéantir. J’atteins les années cruciales de mon existence et je ne permettrai à quiconque de gâcher mon avenir. D’ailleurs, je me convaincs chaque jour que tous les changements à venir seront pour le meilleur et non pas pour le pire.

    Ce jour-là, je me suis réveillée d’une longue léthargie. Autour de moi on échangeait des paroles agréables, on plaisantait, on riait même. Ma mère, quand à elle, se contentait de donner les renseignements strictement nécessaires sans afficher le moindre sourire ni modifier le ton monocorde de sa voix.

    Pourquoi leur étions-nous si dissemblables ? La force de l’habitude m’avait maintenue dans un aveuglement tel que j’avais trouvé normal que nous nous comportions ainsi. Après toutes ces années de sévérité, de tristesse, serai-je un jour capable de devenir comme eux, de bouleverser mon destin afin de manifester la même joie de vivre?

    J’ai aussi pris conscience de l’injustice de ma situation : je partage avec ma mère un fardeau qui ne me concerne nullement. Mener la vie austère qu’elle nous a imposée depuis des années ne me convient plus du tout, et dans mes instants de lucidité, ou de grande colère, j’ai parfois envie de m’en prendre à elle physiquement ou de lui jeter au visage que je ne la supporte plus.

    D’ailleurs, que pourrait bien être sa réaction si je lui exposais ouvertement tous les griefs que j’ai à son encontre. M’obligerait-elle à quitter la maison ; me montrerait-elle enfin un peu d’intérêt ; peut-être remettrait-elle en question l’existence insipide qu’elle me fait mener ; ou bien verserait-elle des larmes et ces larmes laveraient-elles enfin la blessure profonde que mon père lui a infligée et de laquelle elle garde une rancune tenace ?

    Il m’arrive de me demander si cette rancune ne s’étend pas jusqu’à moi. Or, je ne suis pour rien dans la désertion de ce dernier. Saurais-je jamais la vérité ? Lorsque j’avais posé une question à ce propos, elle m’avait répondu :

    —Ton père nous a quittées lorsque tu étais toute petite et nous ne le reverrons jamais. C’est triste pour toi, mais c’est ainsi.

    J’étais restée muette mais j’avais ressenti comme un coup de poignard dans la poitrine car le ton sur lequel elle avait prononcé ces mots était sans appel. Ce « jamais nous ne le reverrons » était dur à accepter. Il accusait ma différence. Pas de père, quasiment pas de mère puisque sa présence n’est que physique, et c’est beaucoup dire. J’ai plus souvent un zombie auprès de moi qu’un être vivant.

    Je sortis de ma rêverie et repris à travailler d’arrache-pied pour que rien ne transparaisse de mes états d’âme. Cependant, je m’en voulais de m’être laissée dominer ainsi. Pourquoi, grand dieu, n’avais-je jamais eu le courage de me rebeller ? Lorsque j’analyse mon ressenti pour ma mère, je n’y trouve ni amour, ni tendresse, aucun lien affectif si petit soit-il. Seulement de la pitié et une sorte de soumission dont je désire ardemment me défaire.

    Dans l’obscurité de la chambre, alors que je suis sûre de ne pas être observée, je coupe physiquement le maigre lien filial qui pourrait entraver mon départ de ce lieu. Je me vois enfin libre de ma vie, de mes décisions. Je m’imagine sur le petit chemin, marchant d’un pas ferme et décidé. Dans mon for intérieur, je rends ainsi les choses plus faciles.

    Ce travail terminé, je songe à ma relation avec l’épicière. Je me donnerai entièrement à mon travail afin d’être certaine de le garder. Ma patronne m’en sera extrêmement reconnaissante et aura de sorte pleinement confiance en moi. À notre première rencontre, le compliment que j’avais reçu de sa part m’était allé droit au cœur. Pour la première fois, j’étais appréciée. Comment n’en aurais-je pas été flattée ?

    Malgré cela, j’avais des moments de doute. Et si notre relation n’était pas telle que je l’anticipais ! J’ignorais ma réaction si elle devait être semblable à celle que j’avais entretenue avec ma mère. Cette idée me déstabilisait et j’essayais au maximum de puiser en moi les ressources que j’avais accumulées au fil de ces années difficiles. Je m’obligeais à penser que ma motivation et mon désir de liberté seraient les garants de ma réussite. Pour moi, rien dans la vie n’est plus débilitant que le fait de ne pas exister aux yeux de celle qui vous a mis au monde.

    Rester sereine m’était difficile, mais je m’y efforçais. Ces moments de crise passés, je programmais mon avenir. Je décidais de mettre tout mon argent de côté pour pouvoir quitter le pays de mon enfance qui me rappelait mes souffrances et mes manques. L’idée d’une séparation définitive ne m’effrayait nullement. J’étais tout à fait prête à tenter l’aventure.

    Le tourbillon incessant de mes pensées m’avait éloignée de la réalité. L’épicière me cueillit par surprise la semaine où, selon mes calculs, elle aurait dû m’embaucher. J’étais perplexe. Pourquoi ne m’avait-elle plus rien dit lors de mon dernier passage, de sorte que je puisse préparer mon départ de la maison ? Ma réserve excessive m’avait souvent contrainte à ne pas poser de questions, aujourd’hui à mon grand regret.

    Inquiète quant à l’annonce qu’elle allait me faire, je déployais de gros efforts pour me composer un visage neutre, en attendant l’issue de la conversation. Mon anxiété atteignit son paroxysme lorsqu’elle me demanda de la suivre dans l’arrière boutique. Je n’avais jamais été dans un tel état de bouillonnement intérieur et j’étais décontenancée par mes propres sensations.

    Cependant, pour la première fois de ma vie, j’avais enfin le sentiment d’exister. Même si ce n’était pas très agréable à ressentir, c’était toujours mieux que l’impassibilité, que l’absence de réaction. Je fus abasourdie par la teneur du discours de la commerçante.

    —Je sais que je t’avais promis de te prendre. Mais j’ai aperçu ta mère récemment et cela me fait beaucoup de peine de la voir ainsi. Es-tu sûre que tu ne regretteras pas de la quitter ? Elle sera seule sur ces terres où quatre bras ne sont pas de trop. J’espère qu’elle ne mettra pas fin à ses jours si elle se retrouve complètement seule tout à coup.

    Ne désirant pas me livrer plus que nécessaire, j’insistai simplement sur le fait que je voulais vivre autrement. Et j’ajoutai :

    —Vous l’avez dit vous-même, elle n’a jamais eu un geste de tendresse envers moi. Que je sois là ou pas, elle s’en moque. Les seules paroles qu’elle m’adresse, c’est pour me commander de l’ouvrage.

    —Mon dieu, je ne savais pas que vous viviez comme deux étrangères.

    —Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

    —Comme deux personnes qui ne seraient pas du même pays et qui ne parleraient pas la même langue.

    Je rougis de gêne tout en pensant que cette femme venait de décrire parfaitement mon rapport à ma mère. Je gardais pour moi le plaisir que j’avais eu de ressentir quelque chose de différent, comme tout à l’heure. Ces sensations nouvelles m’avaient donné l’intime conviction que mon corps était vivant, qu’il allait se modifier grâce aux changements qui naîtraient au fil du temps. Jusqu’à ce jour, je l’avais considéré comme un grand bâton sec.

    —Eh bien, me dit l’épicière, puisque tu es fermement décidée, viens quand tu veux. Ma domestique est partie il y a deux jours. Tu pourras avoir sa chambre.

    —Je serai là demain.

    Chapitre Cinq

    En rentrant, j’étais sceptique quant à la possibilité de mettre ma décision à exécution. Ne m’étais-je pas précipitée en affirmant à Mme Favier que je serai chez elle dès le lendemain ? Le retour jusqu’à la maison me fut extrêmement pénible.

    D’une part, j’avais l’impression que ma mère lisait dans mes pensées, même si elle marchait silencieusement à mes côtés comme d’habitude, et cela me mettait mal à l’aise. D’autre part, les paroles de Mme Favier résonnaient encore à mes oreilles et tendaient à me faire revenir sur mes bonnes résolutions. En effet, si ma mère mettait fin à ses jours après ma

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