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Bizarro
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Bizarro

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LE JARDIN D'UMMFRANG
Dave Côté
Depuis des millénaires, les démons cultivent des jardins. À la recherche de la perfection, ils sculptent les vies des hommes, coupant par-ci, raboutant par-là. Mais lorsqu’un démon ancien et renommé transplante une fleur à la beauté impossible, il découvrira les sombres racines de ses outils démoniaques.

FINE STAY INN
Éric Gauthier
Où que vous alliez, un Fine Stay Inn vous attend. Des hôtels beiges et prévisibles... jusqu’au jour où tout dérape. Quand les portes désintègrent les gens, quand les clients prisonniers expriment des lubies meurtrières, quand la fuite mène à des dangers plus absurdes encore, il faut savoir s’adapter, quitte à devenir soi-même un aventurier de l’étrange.

LE CONTRASTE DE L'ÉTERNITÉ
Guillaume Voisine
L’équipe de reconnaissance d’une corporation minière découvre un temple mystérieux dans une ceinture d’astéroïdes. Au cœur du temple, il y a l’œuf, aussi fascinant qu’improbable. Puis c’est l’éclosion... qui libère des doubles de l’équipage. Tous identiques, si ce n’est de leurs tendances à la perversion et aux atrocités.

Illustrations par Mary Khaos.

LanguageFrançais
Release dateApr 4, 2015
ISBN9782981286994
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    Book preview

    Bizarro - Guillaume Voisine

    La Maison des viscères vous remercie d’avoir acheté cet exemplaire numérique de Bizarro. Pour rendre votre expérience de lecture plus agréable, nous vous proposons un fichier exempt de système de gestion des droits numériques (en anglais, Digital rights management, ou DRM). Merci de respecter les auteurs de ce livre en le conservant pour votre usage strictement personnel.

    L’équipe de La Maison des viscères remercie Alamo St-Jean pour sa contribution à la création de cette anthologie.

    Les personnages et les situations de ces récits étant purement fictifs, toutes ressemblances avec des personnes ou des situations existantes ne sauraient être que fortuites.

    La Maison des viscères

    6255, rue des Orchidées

    Québec (Québec) G1G 5Z7

    Canada

    Édition : Caroline Vézina et Frédéric Raymond

    Révision linguistique : Caroline Vézina

    Mise en page : Frédéric Raymond

    Illustrations : Mary Khaos

    Site internet : www.visceres.com

    Courriel : info@visceres.com

    ISBN

    978-2-9812869-8-7 : Bizarro (version imprimée)

    978-2-9812869-9-4 : Bizarro (ePub)

    978-2-924571-00-2 : Bizarro (PDF)

    Dépôt légal : 2e trimestre 2015

    Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2015

    Dépôt légal — Bibliothèque et Archives Canada, 2015

    Tous droits révervés.

    Copyright © 2015 La Maison des viscères et les auteurs

    Introduction

    Le jardin d'Ummfrang - Dave Côte

    Fine Stay Inn - Eric Gauthier

    Le contraste de l'éternité - Guillaume Voisine

    Biographies

    Introduction

    J’ai découvert la littérature bizarro par les livres de Carlton Mellick III et de Cody Goodfellow. Deux auteurs qui approchent le genre d’une façon très différente, l’un par des idées over-the-top poussées à l’extrême, l’autre par une approche plus littéraire mais tout aussi surréaliste. Pour moi, c’est ça le bizarro, un savant amalgame d’horreur et d’idées folles, que ce soit fait d’une manière artistique et réfléchie ou dans le but avoué de divertir le lecteur en l’invitant à visiter des mondes impossibles et, parfois, à l’allure incohérente. L’horreur sans limites, ce n’est pas simplement pousser le gore au maximum, c’est aussi repousser les frontières de l’imagination. C’est amener la littérature dans des zones peu explorées. Des zones uniques. Des zones impossibles.

    Mais en y repensant, j’avais déjà lu du bizarro. Et même du bizarro québécois. Oniria, de Patrick Senécal, ça vous dit quelque chose ? Ou certains des romans de Frédérick Durand, un auteur dont la prose même est parfois un fascinant mélange de poésie et d’étrangeté. On en a même déjà publié à La Maison des viscères, avec « 514 YIH-OOPI » de Luc Dagenais dans Exodes.

    Entre les pages de notre troisième anthologie au titre équivoque, Bizarro, nous vous proposons trois novellas ayant différents niveaux de parenté avec le genre. Certains aspects des textes relèvent clairement du mode de pensée bizarro, alors que d’autres fusionnent plusieurs genres littéraires. Le résultat est une anthologie où l’imagination dépasse les contraintes habituelles de la fiction. Un lecteur perspicace remarquera aussi les liens qu’ont les trois textes avec la science-fiction.

    Si vous avez déjà visité les univers de Dave Côté, vous savez qu’ils sont issus d’un imaginaire qui défie toute description. Cette fois, cet écrivain saisissant nous emmène dans « Le jardin d’Ummfrang », où vous découvrirez une vision singulière des démons et de l’influence qu’ils exercent dans la vie des hommes. Au centre de leur existence infernale, le jardinage et la beauté. Mais oubliez les cornes et les fourches, la torture et le purgatoire, cet univers est l’antithèse de la conception classique de l’enfer. Un texte à tendance philosophique que seul Dave Côté pouvait écrire. Parce que l’horreur et le bizarro peuvent parfois nous faire réfléchir autant qu’ils peuvent nous divertir et nous surprendre par la combinaison d’idées improbables.

    Éric Gauthier, connu pour ses talents de conteur et pour ses romans fantastiques gagnants de plusieurs prix littéraires, nous plonge au cœur d’un hôtel, ou devrais-je plutôt dire d’une chaîne d’hôtels. Prisonnier d’un labyrinthe de corridors drabes regorgeant de dangers improbables, Carlo fera tout pour survivre, jusqu’à devenir un antihéros pulp. Après avoir lu « Fine Stay Inn », vous ne verrez plus les hôtels de la même façon. Cette novella démontre avec brio que les folies les plus surréalistes sont possibles en littérature bizarro, un genre qui sied merveilleusement bien à Éric Gauthier.

    Guillaume Voisine est un auteur de science-fiction à la plume rigoureuse qui est aussi directeur littéraire de la revue Brins d’éternité. Dans « Le contraste de l’éternité », il nous transporte dans une complexe histoire de science-fiction gore à l’ambiance suffocante et à la structure atypique. Par le passé, la SF d’horreur, bien que rare, a engendré son lot de classiques. Ici, on retrouve les ambiances claustrophobes tant appréciées des Alien et Event Horizon, rehaussées par une touche toute particulière d’imagination, de sexe et de sang. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une novella bizarro, « Le contraste de l’éternité » s’en rapproche par sa savante intégration d’idées provenant de plusieurs sphères conceptuelles et littéraires. On a ici une ferme démonstration que la littérature d’horreur peut gagner en profondeur lorsque fusionnée avec d’autres genres, dans ce cas-ci avec une science-fiction riche et réfléchie.

    Comme son titre l’indique, Bizarro est la porte d’entrée vers trois univers bizarres qui vous mèneront à explorer des facettes uniques de la littérature d’horreur. Cette anthologie répond donc encore une fois à la mission de La Maison des viscères : faire découvrir l’horreur québécoise et montrer toutes les formes que peut prendre cette littérature. J’espère que ces mondes terrifiants animeront votre imaginaire autant qu’ils ont hanté le mien.

    Bonne lecture,

    Frédéric Raymond

    mars 2015

    Dave Côté

    Ummfrang passe son jardin en revue pour la troisième fois aujourd’hui. Ses pas lourds font vibrer la terre battue des sentiers, sa dizaine d’yeux se pose sur chaque détail, à la recherche d’irrégularités, ses bouches claquent avec des bruits mouillés. Il y a longtemps qu’Ummfrang n’est plus nerveux durant ses inspections, mais il demeure une certaine tension en lui, et il lui semble qu’elle ne le quittera jamais. La santé d’une plante peut se dégrader en quelques heures à peine. Parfois, c’est suffisant pour gâcher des années de travail. Il marche en se balançant de gauche à droite, puis de droite à gauche, son gros corps informe oscillant dangereusement à chaque pas. Il étire un tentacule pour caresser une feuille, il saisit une tige entre deux doigts griffus pour la redresser, il approche l’une de ses bouches pour souffler la poussière d’un pétale. Tout est impeccable, comme d’habitude.

    Les sentiers sont nets, délimités par des pierres choisies avec soin et qui s’agencent à la perfection. Et même si le jardin est souterrain, il est très lumineux. Des globes jaunes sont suspendus au plafond de l’immense grotte. Une douce lumière chaude en tombe sur le jardin entier. Il y a toutes sortes de plantes, en général assez petites. Les plus grands plants sont des arbustes disciplinés qui ne dépassent pas les deux mètres. Leurs formes sont parfois sveltes, arrondies ou un peu carrées. Il y a aussi des plantes à feuilles, dont les couleurs sont si éclatantes qu’elles rivalisent avec certaines fleurs. Il émane de ces dernières une quantité importante de pollen qui flotte dans l’air et dégage un parfum délicat, qu’on devine aussi travaillé que l’aspect esthétique du jardin. Ummfrang fait cela depuis des temps immémoriaux, il est arrivé à un niveau de maîtrise inégalable.

    Malgré cette splendeur, il est tracassé. Il sait que son jardin est presque parfait — jamais il n’a été aussi près du but —, mais cette proximité ne représente finalement qu’une frustration. Il manque quelque chose. C’est évident, il entend son jardin lui crier son désir de complétude avec une voix si puissante, si claire… Voilà maintenant près de quarante ans qu’il en est au même point. Il maintient son jardin en ordre, tente quelques changements ici et là, mais revient chaque fois en arrière. Son jardin est à un cheveu de la perfection, mais cette presque réussite est effrayante. Il ne veut pas gâcher son travail et devoir tout reprendre depuis le début.

    Il termine sa tournée. Tout est parfait. Il s’assoit à même le sol avec un grondement sourd, sa masse s’étire autour de lui comme si son corps n’était qu’une grande poche de cuir remplie de gelée. Il regarde un peu partout, mais nulle part en particulier, en essayant de trouver un certain réconfort dans la beauté de ce qu’il a accompli. Tout ce qu’il voit, toutefois, c’est le trou laissé par ce détail qui manque.

    Il finit par pousser un long soupir. Il ne lui reste qu’à se rendre au Repos des Moires. Il sait bien que ça ne lui donnera rien. Même s’il essaie de se donner l’impression d’une pause, il sait qu’il occupera tout le temps passé là-bas à tenter de résoudre l’énigme de son jardin. Il n’a plus que ça à faire, réfléchir ! Il s’est si bien occupé de ses plantes qu’elles sont pratiquement autonomes. Sa dernière intervention sérieuse remonte à presque un an, déjà. Il demeure à l’affût du moindre problème, tout en sachant que c’est du zèle : son jardin a atteint une stabilité naturelle. Il secoue la masse ronde qui surplombe son corps parsemé de bouches et d’yeux, imitant une mimique qu’il a apprise des humains et qu’il aime bien utiliser. Il est si déprimé que même si la solution se tenait juste devant lui, il ne la verrait pas. Aussi bien sortir.

    SautDeSection.jpg

    Le Repos des Moires est un endroit normalement très fréquenté, mais en y entrant, Ummfrang est happé par une bouffée d’air chaud et odorant encore plus dense que ce à quoi il s’attendait. On y lit un mélange de terre, de parfum floral, et aussi quelque chose de bestial. Du musc avec une touche sulfurique, léger mais immédiatement perceptible. Les lampes, nombreuses mais tamisées, permettent de distinguer les clients, qui semblent plus nombreux que d’habitude. L’immense salle, avec ses tables sans chaises, est bondée.

    Une fois plongé dans l’ambiance chaude du Repos des Moires, Ummfrang reconnaît plusieurs collègues. Farditch aux mains lourdes, avec qui il a déjà tenté de développer un arbre nain. Il doit ce surnom aux deux immenses appendices qui pendent au bout de ses bras, avec lesquels Farditch arrive à creuser le sol d’un seul coup de poing. En observant les mains à la texture de pierre, on ne pourrait se douter de la délicatesse dont elles sont capables. Hégobogart aux trois dos, dont le corps est une pyramide de chair surplombée par une énorme truffe luisante, ricane dans un coin. Ses yeux luisent tout en bas de son corps, tels deux insectes humides : il semble de joyeuse humeur. Il a toujours vu Ummfrang comme un rival, mais il demeure un intellectuel captivant grâce à ses théories sur les influences mutuelles des plantes sur les âmes. Ces hypothèses vont à l’encontre des doctrines établies voulant que seules les âmes aient une influence sur les plantes, et non le contraire. Mirtildanne au corps mou, une femelle qui se passionne pour les racines, s’est répandue jusque sous la table où elle est appuyée, dégoulinant et laissant des morceaux d’elle-même partout autour. Il y a aussi Frétichniir aux sombres chevilles, qui a décidé de ne plus travailler sur son jardin et qui évite le Tout-Roi comme la peste. Ummfrang se souvient de s’être déjà battu avec lui, à une autre époque, alors qu’ils étaient tous deux de jeunes jardiniers. Frétichniir lui avait donné une sacrée raclée. Personne, à la connaissance d’Ummfrang, n’a le moindre indice quant à la provenance de son surnom.

    Bien sûr, les clients du Repos ne sont pas tous des jardiniers. Ce travail est réservé aux plus raffinés d’entre eux, ou encore à ceux qui ont soif de gloire. Il est beaucoup plus simple d’errer parmi les mortels et de se repaître de leurs émotions les plus basses. C’est ce que la majorité se contente de faire, d’ailleurs. Ummfrang connaît aussi la réputation qu’il a auprès des autres : on dit de lui qu’il est solitaire et bourru, mais on lui accorde aussi le privilège de son âge. En tant qu’ancien, il arrive souvent qu’on lui demande conseil. Il s’efforce parfois de se montrer serviable et pédagogue, mais cela ne paraît pas suffire à le rendre aimable aux yeux de tous.

    Ummfrang s’avance lentement entre les tables, les lits, les serveurs et leurs plateaux remplis d’essence de colère et de boulettes de jalousie. Il se dirige vers un attroupement bruyant au fond de la salle. Les membres se sont rassemblés dans une masse très compacte et rient comme pour démontrer à quel point ils sont heureux et impressionnés. Quand Ummfrang arrive assez près pour voir ce qui se trouve au centre de ce groupe, il est luisant de sueur.

    Et sa surprise est grande quand il reconnaît celui qui bénéficie d’autant d’attention. Dzi aux doigts dangereux, un jeune prétentieux sans avenir. Jusqu’ici, c’est plutôt sa maladresse qui lui a apporté la célébrité. Dzi travaille sur le même jardin depuis le début, ce qui est déjà très malhabile. Un premier jardin n’est qu’une esquisse, un terrain d’entraînement, un brouillon. Il faut être complètement insouciant pour continuer de travailler dans pareil environnement une fois sa carrière lancée. Et voilà ce maigre Dzi, le corps ramolli par qui sait combien de verres d’oisiveté, à se pavaner sous les regards admiratifs de démons qui ont dix fois son âge. Sa tête ronde et démesurée semble avoir du mal à rester en équilibre sur son cou, on dirait presque un ballon retenu par une ficelle agitée par un vent irrégulier.

    Ummfrang se fraie un chemin jusqu’à Dzi, et à mesure qu’on prend connaissance de sa présence, on lui laisse plus de place. Dzi est l’un des derniers à comprendre qu’Ummfrang s’est intégré au groupe, et quand ça se produit enfin, son visage change radicalement. Son sourire fond et ses yeux se plissent, comme sous l’effet d’un vent violent. Toutefois, ce qu’Ummfrang interprète comme de la nervosité se dissipe très vite alors que Dzi se ressaisit :

    — Ummfrang aux mille bouches ! Ainsi donc, les légendes vivantes peuvent, elles aussi, s’offrir un peu de répit !

    — Tu me vois ici presque chaque fois que j’y viens. Ta blague tombe à plat.

    Dzi secoue ses doigts longs et pointus devant le visage d’Ummfrang, dans une tentative d’excuse muette.

    — Allons, allons, buvez un verre à ma santé et venez me parler de vos projets. J’ai tant à apprendre de vous.

    Ummfrang est d’abord surpris par l’attitude de Dzi. Il a vraiment eu l’air troublé par sa présence quand il l’a aperçu tout à l’heure. Qu’a-t-il à cacher ?

    — Je ne voudrais pas te déranger. Tu ne semblais pas content de me voir arriver.

    La tête de Dzi s’enfonce un peu entre ses épaules, son maigre cou se retrouvant plié en deux comme celui d’un héron.

    — C’est que… Vous travaillez depuis si longtemps à votre jardin… J’avoue que, devant vous, j’ai un peu honte de mon succès.

    Ummfrang laisse des sourires poindre sur quelques-unes de ses bouches. Il est heureux que Dzi aborde le sujet.

    — Quel succès, au juste ?

    — Le Tout-Roi. Il m’a rendu visite l’autre jour, et je lui ai montré ma dernière trouvaille. Il m’a félicité.

    Ummfrang serre quelques paires de lèvres. Du succès auprès du Tout-Roi ? Ummfrang n’est soudainement plus certain de vouloir en apprendre davantage. Lui qui travaille depuis toujours à des jardins qui s’approchent régulièrement de la perfection, il n’a jamais obtenu le moindre hochement de tête de la part du Souverain. Et ce minable Dzi aurait attiré son attention après seulement quelques décennies ?

    — Ne vous méprenez pas, Ummfrang. Ce n’est rien de sérieux, juste une de mes nouvelles fleurs qui a attiré son attention. Je ne bénéficie d’aucun avantage par rapport à cette…

    — Je veux la voir.

    Dzi reste figé, la bouche entrouverte, mais Ummfrang ne s’en préoccupe pas. Si cette fleur a attiré l’attention du Tout-Roi, c’est qu’elle doit être révolutionnaire. Peut-être que cette espèce trouverait sa place dans son propre jardin ? Peut-être qu’elle est le morceau manquant, le spécimen qui compléterait la perfection de son œuvre ? Qui sait, Dzi a beau être un jeune idiot paresseux et mal organisé, cet esprit de jeunesse a peut-être servi de terreau à une idée vraiment originale. Une sorte de coup de chance dû à l’insouciance ? En y pensant, il y a des tas d’expériences qu’Ummfrang ne tente plus depuis des siècles, car il connaît déjà le résultat qu’il peut en attendre. Un jeune ignorant qui essaie n’importe quoi pourrait tomber sur une superbe anomalie purement par hasard.

    — La fleur. Je veux voir ta nouvelle fleur.

    Dzi s’anime soudain. Les lois non écrites qui régulent les relations entre eux interdisent de s’inviter dans le jardin d’autrui. Visiter un jardin est un privilège tabou, que seul le propriétaire peut permettre. Toutefois, Ummfrang sait le respect qu’il impose aux plus jeunes. Peut-être cela sera-t-il suffisant pour con-tourner cette coutume.

    — C’est que mon jardin, comme vous le savez peut-être, est dans un état pitoyable, et ce serait une véritable honte pour moi de l’exhiber à ce stade…

    — Le Tout-Roi l’a bien vu, lui.

    — Oui mais, malgré tout le respect que je vous dois, vous n’allez tout de même pas vous comparer au Tout-Roi.

    Ummfrang se sent tout à coup très las. Il a été idiot d’espérer. Maintenant que ses trois cœurs se sont calmés, la raison lui revient. Ah ! La simple idée de trouver la solution à son jardin imparfait peut le mettre dans un de ces états ! Si le Tout-Roi s’est intéressé à cet imbécile de Dzi, c’est sans doute par simple curiosité. Sa trouvaille semble tenir du miracle, il est normal que ça attire l’attention. Si le Souverain laisse Ummfrang de côté, c’est sans doute, au contraire, parce qu’il sait que son travail est aussi difficile que sérieux, et que la moindre déconcentration pourrait se montrer désastreuse pour cet ouvrage si prometteur. Et qui sait ? Peut-être même que Dzi a tout simplement mal interprété l’attitude du Tout-Roi, qui aurait bien pu se montrer ironique en le félicitant.

    — Je vous admire vraiment, vous savez ! lance Dzi alors qu’Ummfrang s’éloigne lentement.

    Ce dernier balance un tentacule en signe d’au revoir. Aujourd’hui, il ne commandera même pas de quoi manger. Il n’a plus faim et il est encore plus déprimé qu’avant de quitter son jardin.

    SautDeSection.jpg

    À son retour, Ummfrang passe une nouvelle fois son domaine en revue. Cette fois, il se félicite de son assiduité, car une bonne surprise l’attend. Un groupe de plantes a engendré une nouvelle pousse, juste entre deux rochers décoratifs. Pendant les derniers mois, cette plante rousse et élancée donnait beaucoup moins de fleurs. Au lieu de cela, elle s’était mise à produire des fruits, laissant présager que la femme qui y était liée aurait bientôt un enfant. Il ne s’attendait toutefois pas à un nouveau plant si tôt. Il doit absolument aller voir le nouveau-né ! Il faut s’assurer que tout s’est bien passé et que les parents ne sont pas épuisés au point de se montrer négligents. Il termine rapidement sa tournée, constate que tout le reste de son jardin est en ordre, et court vers son établi. Il y ramasse le Pisteur, un petit objet noir, rond et aplati, légèrement allongé, et qui semble sursauter quand il est soulevé. Il retourne à la pousse et frotte l’objet sur la plante mère, délicatement, mais assez fort pour que le contact soit bien établi. Quand l’objet couine et se met à trembler, Ummfrang quitte le jardin, courant de peine et de misère.

    Cette fois, il n’emprunte pas les tunnels qui relient les différents jardins entre eux ni celui qui mène au Repos des Moires. Il monte plutôt de longs escaliers humides. Cela lui procure une étrange impression. Il n’était pas remonté depuis presque une année humaine. Arrivé en haut, juste avant de sortir, il presse l’objet à trois reprises et, encore une fois, le Pisteur semble s’animer. Des reniflements se font entendre, il commence à se tordre dans la patte griffue d’Ummfrang. Après quelques instants d’hésitation, il s’étire et pointe une direction.

    Ummfrang se secoue et grommelle quelques mots dans une langue ancienne, puis change de forme. Sa peau se colore et prend l’allure et la texture de vêtements, le haut de son corps se rétrécit et devient une tête, une bouche rampe sur sa

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