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L'affaire Tellier
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Ebook463 pages6 hours

L'affaire Tellier

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About this ebook

Dans un village ancré dans le Québec rural, deux hommes se vouent une haine sans borne, prêts à tout perdre pour savourer leur vengeance. Lorsque l'un d'eux est l'objet d'une tentative de meurtre, les soupçons se portent immédiatment sur son ennemi juré qui, justement, vient de sortir de prison.Pour le détective Réal Jourdain, chargé d'éclaircir cette histoire, les indices sont trop évidents. S'agirait-il d'un coup monté? Si oui, qui aurait eu intérêt à tirer ces coups de feu sur la maison d'Armand Tellier?A mesure que son enquête progresse, Jourdain va de surprise en surprise. Mais pour découvrir ce qui se cache derrière ces coups de feu, il n'a d'autre choix que de fouiller le passé tortueux de son propre client, un passé fait de zones d'ombres et d'histoires pas très nettes.Un roman policier captivant, mené tambour battant par un détective qui, lui-même, n'en a pas terminé avec son propre passé.
LanguageFrançais
PublisherDe Mortagne
Release dateFeb 25, 2012
ISBN9782896621361
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    L'affaire Tellier - Roger Lafrance

    Édition

    Les Éditions de Mortagne

    Case postale 116

    Boucherville (Québec)

    J4B 5E6

    Conversion au format ePub

    Studio C1C4

    Distribution

    Tél. : 450 641-2387

    Téléc. : 450 655-6092

    Courriel : edm@editionsdemortagne.com

    Tous droits réservés

    Les Éditions de Mortagne

    © Ottawa 2009

    Dépôt légal

    Bibliothèque et Archives Canada

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque Nationale de France

    3e trimestre 2009

    ISBN : 978-2-89662-136-1

    1 2 3 4 5 — 09 — 13 12 11 10 09

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) et celle du gouvernement du Québec par l’entremise de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Membre de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL)

    Roger Lafrance

    Du même auteur

    Le canon sur la tempe (La Plume d’Oie Édition-Concept)

    Prologue

    C laudia arriva à l’heure pile, peu avant dix-neuf heures, fidèle à son rendez-vous du jeudi soir. Elle sortit en coup de vent de l’auto, une grosse américaine sombre dont les meilleures années étaient depuis longtemps derrière elle. Juchée sur ses talons aiguilles, son petit sac à main pendu à l’épaule, elle trotta jusqu’à la porte d’entrée de la maison.

    — Entre, c’est ouvert ! lui cria Armand Tellier de son fauteuil.

    Elle ouvrit la porte, fit un signe de la main au chauffeur qui l’avait amenée et s’engouffra à l’intérieur. Elle portait ce soir-là un tricot rouge tellement ajouré qu’il ne cachait absolument rien de son soutien-gorge noir, une petite jupe rouge au ras des fesses et des bas résille noirs. Ses cheveux blondasses étaient attachés en torsades, avec quelques mèches savamment dégagées sur son front, et ses lèvres étaient aussi flamboyantes que sa jupe et son sac à main.

    Sans prendre la peine de se lever, Armand Tellier la regarda s’approcher de sa démarche si provocante, s’excitant déjà sur ses rondeurs.

    — Comment va ma petite chatte adorée ? demanda-t-il d’un ton coquin.

    Un immense sourire s’étala sur le visage de Claudia. Elle se pencha et posa ses lèvres sur les siennes.

    — Tu le sais bien, mon chou. Pour toi, je suis toujours toute mouillée, susurra-t-elle pendant qu’il glissait sa main entre ses cuisses et la remontait jusqu’à sa petite culotte.

    Il roucoula de plaisir pendant qu’il caressait son sexe, les seins de Claudia plein les yeux. C’était leur entrée en matière habituelle, chaque fois qu’ils avaient rendez-vous. Il l’aimait bien, Claudia. Bien sûr, comme toutes les prostituées, tout était « trop » chez elle. Elle était trop osée, trop sexy, ses jupes toujours trop courtes, sa poitrine toujours trop en évidence, son parfum si fort qu’il finissait par donner le vertige. Et elle en faisait toujours trop, roulant des hanches avec délectation, mâchant de la gomme, vulgaire, aguichante, jouissant du regard des hommes qui se posait sans ménagement sur ses seins, ses fesses ou ses jambes. Pourtant, elle n’était pas particulièrement jolie. Son visage avait des traits durs, sans grâce ni délicatesse, et elle affichait cette rudesse qu’ont toutes les prostituées, habituées à banaliser ce qu’elles ont de plus intime, n’entretenant aucun mystère. Mais Claudia savait trop bien que les hommes ne recherchaient pas tant la beauté en elle que leur propre désir sexuel. Elle savourait ce pouvoir qu’elle exerçait sur eux, celui de sentir leur désir se gonfler à sa vue, de jouer avec eux comme s’ils n’étaient au fond que des petits garçons.

    Elle finit par se détacher de lui, jeta son sac à main sur l’un des deux canapés du salon et envoya valser ses talons hauts qui la faisaient souffrir et dont elle se débarrassait à la première occasion. Elle eut une moue admirative en apercevant la nouvelle télé qu’il venait de s’acheter. L’écran géant masquait pratiquement tout un mur de la pièce.

    — Wow ! T’as acheté une nouvelle télé !

    Prenant appui sur sa canne, Armand Tellier s’extirpa de son fauteuil avec effort, comme s’il devait puiser toute son énergie pour se hisser sur ses jambes.

    — Ouais, j’ai décidé de me faire plaisir, dit-il en s’approchant.

    — Ç’a dû te coûter le total, murmura-t-elle.

    — À vrai dire, j’ai pas vraiment regardé le prix. Je suis entré dans le magasin, je suis allé voir le commis et je lui ai demandé ce qu’il avait de mieux à m’offrir. Ç’a pas été plus compliqué que ça. Une vraie petite merveille. C’est pas mêlant : maintenant, quand j’écoute un film porno, j’ai l’impression que c’est moi qu’on est en train de sucer !

    Elle lui renvoya un regard canaille de ses grands yeux pers.

    — Mon gros cochon, gloussa-t-elle en s’approchant d’une armoire renfermant des bouteilles d’alcool. Je peux me servir ?

    — Bien sûr. Depuis le temps que tu viens, t’as plus à demander la permission.

    Elle ouvrit la porte translucide, prit la bouteille de whisky et se dirigea vers la cuisine en quête d’un verre et de glaçons. Elle était à son aise. C’était devenu une routine entre eux : les mêmes gestes, les mêmes conversations, les mêmes plaisanteries. Elle commençait toujours par prendre un verre, s’informait de sa santé, s’il était allé voir le médecin, comment allait sa jambe et son dos. Lui, par habitude, lui demandait comment avait été sa semaine, même s’il savait qu’elle se contenterait toujours de banalités. Elle ne parlait jamais d’elle, dressant un mur autour de sa vie privée. C’était une frontière qu’elle ne franchissait jamais avec ses clients. Puis, après quelques minutes de conversation, elle se mettait au travail proprement dit. Souvent, elle commençait directement dans la cuisine. Elle posait son verre sur la table et le poussait contre le réfrigérateur. Alors, elle se baissait, détachait la ceinture de l’homme et sortait son sexe déjà ferme de son pantalon. Elle prenait le temps d’y enrouler un condom à saveur de menthe ou de fraise avant de le prendre directement dans sa bouche, sans retenue. La maison se faisait alors silencieuse, laissant toute la place aux soupirs qu’il poussait à mesure qu’elle promenait ses lèvres sur son membre et qu’elle caressait ses bijoux de famille d’une main délicate. Il gardait les jambes écartées, une main s’appuyant fortement sur sa canne et l’autre sur la tête de Claudia pour la guider dans ses mouvements. Lorsqu’il en avait terminé, elle reprenait son verre et se versait une nouvelle rasade. Ils bavardaient un peu avant de se rendre dans la salle de bains. Elle faisait couler l’eau dans la baignoire et le déshabillait avant de le rejoindre. Elle le lavait alors comme un enfant, tout en le laissant s’épancher sur sa poitrine. Ils poursuivaient ensuite dans la chambre à coucher où elle le chevauchait, ses seins lourds se balançant au-dessus de son visage, son dos cambré par les mouvements de son bassin. Chaque jeudi depuis près de deux ans, elle passait deux ou trois heures en sa compagnie, s’occupant de lui, prenant le temps de le rendre heureux l’espace d’une soirée.

    Il la suivit dans la cuisine en s’aidant de sa canne. Il se déplaçait laborieusement, le bas du dos tordu, traînant sa jambe droite comme si elle rechignait à suivre le reste de son corps. Il était plutôt courtaud, le corps lourd et embarrassé par un ventre qui étirait le tissu de sa chemise, les bras puissants et velus, les cheveux grisonnants et rebelles.

    — Pis, ta semaine ? demanda-t-il pendant qu’elle cherchait un verre dans la cuisine.

    — Toujours la même routine. Il y a jamais rien qui arrive. Remarque, dans un sens, c’est toujours mieux comme ça…

    — T’as jamais pensé faire autre chose ?

    Elle haussa les épaules d’un geste insouciant.

    — Faire quoi ? T’en connais, toi, des jobs où tu te fais cent cinquante dollars de l’heure sans trop te forcer ?

    — J’ai des avocats qui me coûtent plus cher de l’heure.

    — Entre un avocat et moi, je sais pas lequel est le plus pute.

    Il éclata de rire.

    — Pour ça, t’as bien raison. Ils flairent l’argent mieux qu’un banquier suisse…

    Le téléphone se mit alors à sonner. Armand Tellier s’approcha de la petite table où était posé l’appareil, dans le couloir qui reliait le salon à la cuisine.

    — Oui ?

    La ligne resta muette.

    — Oui, allô ! Allô ! Qui est là ?

    De nouveau, le silence. Ou plutôt une respiration qu’il entendait distinctement. Quelqu’un était là, au bout du fil, qui ne disait rien. Qui attendait.

    — Voyons, répondez ! s’énerva-t-il. J’ai pas que ça à faire !

    Pour toute réponse, il entendit un petit rire étouffé, comme si on prenait plaisir à le faire marcher. Piqué au vif, il raccrocha brutalement le combiné. De la cuisine, Claudia lui lança un regard interrogateur.

    — Qu’est-ce qui se passe ?

    Il fit un pas vers elle en s’appuyant sur sa canne, tentant de refouler la colère qui venait subitement de surgir en lui.

    — J’sais pas. Il a pas voulu se nommer, se contenta-t-il de répondre.

    Il avait à peine fini sa phrase que la sonnerie du téléphone se fit de nouveau entendre. Il se retourna d’un bloc et décrocha.

    — Oui ? Qu’est-ce que vous voulez ?

    Cette fois, il obtint une réponse : une détonation provenant de l’extérieur de la maison accompagnée d’un bruit de vitre et de vaisselle brisées. Dans la cuisine, des morceaux de verre et de bois se mirent à voler dans les airs comme s’ils avaient pris soudainement vie.

    Du couloir, Armand Tellier vit Claudia suspendre son geste, la bouteille de whisky dans la main, les yeux ronds d’incrédulité. Sur son visage, l’espace d’un infime instant, il vit qu’elle avait nettement conscience que quelque chose d’anormal se déroulait autour d’elle sans en comprendre le sens. Lui réalisa tout de suite ce qui se passait.

    — Couche-toi ! Vite ! cria-t-il tandis qu’un deuxième coup de feu enterrait en partie son avertissement.

    Claudia se jeta sur le plancher, échappant la bouteille qui explosa sur la céramique. La balle traversa la fenêtre de la cuisine et alla se ficher elle aussi dans les armoires, faisant voler le bois de la porte dans un fracas de vaisselle. Elle eut juste le temps de mettre les mains sur sa tête qu’une troisième détonation éclatait, aussi terrifiante que les deux premières. Un quatrième coup de feu suivit.

    — Ôte-toi de là ! Viens-t’en ! hurla-t-il en lui faisant signe de venir le rejoindre.

    Claudia hésita un moment puis, se décidant enfin, elle s’approcha précipitamment, parmi l’alcool et les éclats de verre répandus sur le plancher, se mettant à l’abri des tirs. Elle se recroquevilla contre lui, ses bras enserrant ses jambes, tremblant de tous ses membres et sanglotant, effrayée par cette tempête qui venait subitement de s’abattre sur eux.

    Ils attendirent un long moment ainsi, appréhendant les prochains coups de feu ou le moindre bruit suspect à l’extérieur. Mais il n’y en eut pas. Le calme revint aussi rapidement que les détonations s’étaient succédé.

    — Je crois que c’est fini, dit-il en se dégageant de l’étreinte de Claudia.

    Il s’avança vers le téléphone, se pencha et saisit le combiné qui pendait au bout de son fil. La communication avait été coupée. Il reposa l’appareil en place. Il n’y comprenait rien. Il se dirigea vers la cuisine. La fenêtre avait explosé, recouvrant le plancher d’éclats de vitre. De l’autre côté, des portes d’armoires étaient éventrées, criblées de projectiles, laissant voir des débris de vaisselle brisée. Et partout, sur le comptoir de cuisine comme sur le plancher, des éclats de verre et de bois s’étaient accumulés.

    Respirant par à-coups, Claudia finit par se relever. Elle tremblait de tous ses membres, ses cheveux à demi défaits, des larmes barbouillant son maquillage et ses bas résille déchirés. Elle avait du sang sur les mains et la jambe droite, à la hauteur du genou. Elle lui jeta un regard terrifié.

    — C’était quoi ça ? cria-t-elle, en furie. Hein ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

    Il hocha la tête, serrant les dents.

    — J’en sais rien. Je comprends pas ce qui s’est passé.

    — Ah ouais ? T’as vraiment aucune idée pourquoi on nous a tiré dessus ?

    — Comment veux-tu que je le sache ? J’suis pas devin.

    — Mon œil… Moi, je pense que tu l’sais très bien. Il faut appeler la police.

    Son visage resta de marbre. Sans savoir pourquoi, Claudia eut l’impression qu’elle venait subitement de franchir une barrière interdite, comme si elle avait pénétré là où il ne fallait pas. Les yeux d’Armand Tellier se durcirent pendant qu’il bougeait la tête de gauche à droite.

    — Non, on n’appelle pas la police, dit-il fermement.

    — Pardon ? lança-t-elle avec colère. Hey ! Le gars est peut-être encore là, dehors. Je lui servirai pas de cible une autre fois, c’est pas vrai !

    — J’ai dit non. À l’heure qu’il est, il doit être parti. Sinon, il serait déjà là. Et il est hors de question que la police mette les pieds dans ma maison.

    Elle soutint son regard un moment, courroucée, avant de saisir le téléphone d’un geste décidé et de composer le 911. Il s’approcha d’elle, lui enleva brutalement le combiné des mains et le jeta sur le plancher, tout comme le reste de l’appareil. Puis, d’un geste, il la plaqua sans ménagement contre le mur.

    — Quand je dis non, c’est non, articula-t-il sèchement. La police reste en dehors de ça. J’espère que je me fais bien comprendre.

    Elle le dévisagea furieusement, le défiant du regard. C’était la première fois qu’il levait la main sur elle. Elle poussa un petit rire nerveux.

    — Pis tu sais pas pourquoi on nous tire dessus ? lança-t-elle. Je te crois pas. Je resterai pas icitte plus longtemps. Je me ferai pas tirer dessus comme un vulgaire lapin. C’est pas vrai !

    — Ben va-t’en ! Je veux plus te voir. Rappelle ton chauffeur et décampe !

    Elle ne se le fit pas dire deux fois. Elle courut dans le salon, sortit de son sac à main son téléavertisseur et composa nerveusement le code pour qu’on vienne la chercher. Pendant qu’elle ramassait ses souliers d’une main tremblante, il revint dans la pièce et jeta avec mépris deux billets de cent dollars sur le plancher.

    — Tiens, au moins, tu seras pas venue pour rien, lâcha-t-il avant de lui tourner le dos et de disparaître dans la cuisine.

    Elle finit de mettre ses souliers, les yeux fixés sur les billets. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer pour que tout tourne à la catastrophe ? Pourquoi avait-il agi ainsi ?

    Elle avait souvent pensé à ce qu’elle ferait si elle tombait sur un client violent. Elle avait imaginé mille scénarios pour se protéger, traînait toujours une petite bonbonne de poivre de Cayenne dans son sac à main, savait que ses clefs pouvaient se transformer facilement en une arme efficace. Mais jamais elle n’avait imaginé être la cible d’un tireur. Et jamais elle n’aurait pensé qu’Armand Tellier, si doux avec elle malgré son caractère abrupt, pourrait se montrer si méprisant à son endroit.

    Surmontant sa colère et sa honte, elle se pencha et ramassa les billets. Elle sortit et alla se réfugier contre le garage attenant à la maison, sous la corniche, pour attendre son chauffeur, un mouchoir taché de sang dans les mains. Lorsque la voiture se présenta enfin, elle courut jusqu’au véhicule, ouvrit la portière et ordonna de partir au plus vite. Ce fut la dernière fois que Claudia mit les pieds dans la maison d’Armand Tellier.

    - 1 -

    R ichard Jourdain savait, avant même qu’elle commence, que ce serait une mauvaise journée. C’était un de ces jours perdus d’avance, où l’on sait que rien de bon ne peut arriver. Une journée ratée. Habituellement, ces journées-là étaient à oublier. Impossible de pouvoir en tirer quoi que ce soit. Elles étaient mal nées, tout simplement. Le genre à biffer du calendrier afin de passer directement au jour suivant. Mais il savait bien que c’était inutile. Cette journée-là, il devait la vivre, la subir, minute par minute, en se disant qu’elle finirait bien par passer et qu’un autre jour suivrait, qui, au fond, ne pourrait pas être pire.

    Toutes ses craintes se confirmèrent dès qu’il mit le pied dans le petit dépanneur situé en face de son bureau, comme il le faisait tous les matins. Son regard se posa immédiatement sur le Journal de Montréal dont la pile trônait au milieu des autres quotidiens du matin. Sa photo occupait pratiquement toute la une du journal. Une photo cadrée serré, prise au téléobjectif, car tout ce qui se trouvait autour de sa figure était flou. Il avait le visage tourné de côté, regardant un point imprécis, le col de son veston lui serrant le cou et deux doigts posés sur l’oreillette logée au creux de son oreille. Et à droite de l’image, le titre, rouge sang, sensationnaliste à souhait, surmonté du mot « Exclusif » :

    UN FLIC MEURTRIER DANS L’ENTOURAGE DU MAIRE GENDRON

    Ses yeux restèrent vissés à ces mots, incapables de s’en détacher. Il fut un moment sous le choc, comme s’il ne pouvait croire que ce titre parlait de lui, qu’il le qualifiait, lui, de ce qu’il avait toujours détesté et méprisé. Il finit pourtant par continuer son chemin, non sans une certaine brusquerie, jusqu’au comptoir à café. Il avait l’esprit en ébullition, les émotions remontant en lui comme une lame de fond balayant tout sur son passage. Il plaça maladroitement le gobelet sous la cafetière et le remplit à ras bord, à tel point qu’il renversa un peu de café en mettant le couvercle.

    Lorsqu’il arriva à la caisse, M. Wong venait d’y déposer l’exemplaire du quotidien qu’il mettait de côté tous les jours à son intention. Jourdain se prépara à le payer, mais l’homme l’arrêta d’un geste de la main.

    — C’est ma tournée, M. Jourdain. Disons que c’est ma petite contribution pour rendre votre journée un peu plus agréable.

    Il avait un visage en forme de lune qui lui donnait un âge imprécis. Seuls ses cheveux gris, qu’il coiffait vers l’arrière, plaqués sur son crâne, trahissaient qu’il était sur le deuxième versant de sa vie. Il était toujours de bonne humeur derrière son petit comptoir, au milieu des magazines, des paquets de cigarettes et des billets de loterie. C’était un bourreau de travail, comme l’étaient tous les Asiatiques de sa génération, toujours là les matins de la semaine, souvent aussi le soir, et parfois même les samedis et dimanches.

    Jourdain voulut protester, mais M. Wong n’en démordit pas.

    — J’insiste. Je suis désolé de voir que les journalistes s’acharnent encore sur vous. Vous ne le méritez pas.

    Jourdain remit l’argent dans sa poche et prit son journal et son café.

    — Vous êtes gentil, dit-il d’une voix fatiguée. Je vous revaudrai ça.

    — Je n’en doute pas, répondit M. Wong avec un sourire plein de sous-entendus. Vous êtes un homme de parole.

    Jourdain allait sortir lorsque M. Wong le rappela.

    — M. Jourdain ! Dites-vous que la vie est faite de grandes et de petites choses. Les plus importantes sont souvent les plus petites, celles qu’on ne remarque jamais. Ce sont celles-là qui font que la vie est belle, malgré tout.

    Jourdain se contenta de hocher la tête et sortit.

    Son bureau était situé dans un immeuble commercial de trois étages dont le rez-de-chaussée était occupé par une pharmacie. C’était un bâtiment sans saveur de l’est de Montréal. Le secteur restait imperméable à l’opulence du centre-ville, comme si une barrière empêchait la prospérité de se propager de ce côté de la métropole. Une barrière qui était sans doute liée aux gens qui habitaient le quartier, pour la plupart des retraités qui y avaient vécu toute leur vie, des familles monoparentales et des assistés sociaux qui avaient tout juste de quoi payer leur loyer et leur électricité.

    Son bureau se trouvait au premier étage, juste au-dessus de la pharmacie. Une odeur de médicament y était toujours présente, indélébile. L’intérieur était sobre, pour ne pas dire défraîchi. Il avait ouvert son bureau de détective privé avec du mobilier usagé et le minimum nécessaire pour travailler : ordinateurs, classeurs, téléphones, télécopieur. On entrait d’abord dans une petite pièce occupée par quelques chaises. Derrière, on apercevait deux bureaux vitrés, le sien et celui de son associée, ainsi qu’une petite salle de conférence.

    Francine était déjà là, et déjà au téléphone. Il déposa le journal et le café sur son bureau, enleva son veston qu’il jeta sur l’une des deux chaises réservées aux visiteurs et se laissa choir dans son fauteuil. Il regarda un moment son agenda, ouvert sur une page blanche. Les dernières semaines, il n’était passé qu’en coup de vent, pour régler quelques affaires, tout occupé qu’il était par son emploi au parti politique du maire de Montréal, Serge Gendron. Un emploi qu’il avait perdu la veille pendant que s’élaborait dans la salle de presse d’un quotidien cette une assassine avec sa photo.

    L’apparition de Francine dans l’encadrement de la porte de son bureau le tira de ses réflexions. Elle croisa les bras et appuya son épaule contre le chambranle tout en le dévisageant. Elle portait un chemisier blanc à manches longues ainsi qu’un pantalon beige maintenu par une ceinture.

    — Tu es la vedette partout ce matin, clama-t-elle. J’étais justement avec une recherchiste de Paul Arcand qui voulait obtenir une entrevue. C’est la troisième fois qu’elle appelle.

    — Et tu lui as répondu quoi ? demanda-t-il d’une voix rouillée par le manque de sommeil.

    — Que tu n’étais pas là et que, de toute façon, tu prenais quelques jours de congé. Elle ne m’a pas crue.

    Jourdain poussa un soupir en passant sa main sur les poils rudes de son menton. Il n’avait pas pris la peine de se raser ni de déjeuner ce matin. Il s’était contenté d’un café pour éclaircir ses idées.

    — C’est probablement tout ce qu’il me reste à faire…

    — Tu l’as su quand ?

    — Hier soir. Munger m’a appelé pour m’annoncer que le Journal de Montréal allait publier un article à mon sujet et que le parti mettait fin au contrat.

    Il l’avait pressenti dès qu’il avait entendu Munger au téléphone. Son timbre de voix ne laissait place à aucune équivoque. De toute façon, lorsque le téléphone sonnait tard en soirée, c’était rarement pour annoncer une bonne nouvelle.

    — Richard, on a un problème, avait simplement dit Munger en guise de préambule.

    Philippe Munger était directeur général du parti politique du maire Gendron. C’était un ancien policier du Service de police de la Ville de Montréal. À sa retraite, au début de la cinquantaine, il avait aussitôt joint le Parti du Nouveau Montréal, ce qu’il n’avait jamais pu faire du temps qu’il était policier. Il adorait la politique bien qu’il n’ait jamais voulu être politicien. Il détestait se retrouver sous les projecteurs. Il préférait travailler dans l’ombre, mener les jeux de coulisse, là où se trouvait le vrai pouvoir.

    Il lui avait obtenu ce job au parti. Même si les élections avaient lieu à l’automne, le parti était déjà en mode électoral et avait besoin de quelqu’un pour vérifier le passé des candidats pressentis et s’assurer que personne ne traînait derrière lui un cadavre qui viendrait éclabousser la campagne du maire Gendron. Munger avait tenu à lui donner ce contrat, n’ayant jamais accepté la façon avec laquelle le service de police s’était débarrassé de lui un an plus tôt, quand Jourdain avait abattu par erreur un citoyen dans l’exercice de ses fonctions. Un Noir, de surcroît. Le SPVM l’avait abandonné à son propre sort, le sacrifiant sur la place publique pour se donner bonne presse auprès de la communauté noire. Même le syndicat ne l’avait défendu que du bout des lèvres, n’osant pas s’avancer sur ce terrain miné. Munger avait donc voulu l’engager, sachant par où Jourdain avait dû passer durant la dernière année, perdant tout : son emploi, sa famille, sa maison.

    — Un journaliste du Journal de Montréal m’a appelé en début de soirée, avait expliqué Munger. Il sait que tu travailles pour le parti. Il t’a vu lors de la soirée du 29 avril. Il a même réussi à te photographier et va tout publier demain matin.

    Il se rappelait très bien cette soirée, un souper-bénéfice dans l’un des districts de la ville, avec des gens d’affaires qui avaient payé très cher pour entendre le maire et le rencontrer par la suite. À l’origine, il ne devait pas y participer. Il avait été établi dès le départ, tant pour lui que pour le parti, que jamais il ne serait présent à un événement public. Mais quelques jours auparavant, il y avait eu ces lettres de menaces à l’endroit du candidat du district, un avocat de confession juive. Le parti avait fait appel à une agence de sécurité durant la soirée, mais on lui avait demandé d’assurer une présence discrète, ne serait-ce que pour surveiller les lieux de loin. Son rôle consistait à épauler les agents de sécurité qui, eux, se chargeaient de la surveillance rapprochée du candidat et du maire.

    Quelqu’un l’avait donc reconnu. C’était difficile de passer inaperçu quand sa photo avait fait tous les bulletins de nouvelles pendant un an. Le photographe l’avait probablement surpris tandis qu’il était occupé à inspecter la salle, salivant de satisfaction en pensant au scoop qu’il venait de dénicher. Pensez donc : un ex-policier accusé d’avoir tué un honnête citoyen travaillait maintenant pour le parti du maire ! C’était le genre de scandale qui pouvait faire déraper une campagne électorale avant même qu’elle commence.

    — On m’a confirmé que l’article serait publié en première page, avait poursuivi Munger au téléphone. Je suis désolé, Richard. Je n’ai pas vraiment le choix.

    Serrant le combiné dans sa main, Jourdain savait bien ce que cela signifiait. Il n’avait plus de contrat, il n’était même plus question pour lui de remettre les pieds au bureau du parti. Munger avait sans doute déjà annoncé au journaliste qu’il l’avait renvoyé. Il prétexterait qu’il s’agissait d’une erreur de parcours, qu’il avait simplement appelé un détective privé sans connaître son passé. Il s’arrangerait aussi pour prendre tout le blâme de cette décision, évitant ainsi que le scandale ne retombe sur son patron. De cette façon, l’affaire serait tuée dans l’œuf. Bien sûr, la nouvelle ferait les délices des médias durant un jour ou deux, mais elle serait vite oubliée, remplacée par autre chose. Cela l’empêcherait de s’éterniser des semaines et des semaines sur la place publique, relancée par les adversaires de Gendron, et que les électeurs ne retiennent plus qu’elle le jour du scrutin.

    — Je suis réellement désolé, avait répété Munger au bout du fil. Je voulais bien faire en te donnant ce contrat. Laissons passer la tempête. Après, on verra. On aura toujours l’occasion de se reprendre.

    — Bien sûr, avait simplement répondu Jourdain qui n’en croyait pas un traître mot.

    Il enleva le couvercle de son gobelet de café et le jeta dans la corbeille placée au pied de son bureau. Francine l’avait écouté raconter sa conversation de la veille sans prononcer un mot, toujours appuyée au chambranle de la porte. Elle avait un visage carré, les cheveux bruns coupés à angle droit, un grain de beauté sur le coin de la lèvre supérieure et de grands yeux toujours calmes. Elle travaillait avec lui depuis quelques mois, en fait depuis qu’ils avaient ouvert ce bureau de détectives privés. Ils étaient tous deux à la recherche d’un boulot et le plus simple avait été de fonder leur propre entreprise.

    Elle l’examina un moment en silence. Elle voyait bien qu’il n’avait pas beaucoup dormi. Il avait passé la nuit à ruminer ce mauvais coup du sort, cette fatalité qui le poursuivait toujours, se demandant comment il allait remplacer cet engagement. C’était le premier gros contrat qu’ils décrochaient et qui leur permettait enfin de ne pas se demander comment ils allaient boucler le mois. Mais aujourd’hui, tout était à recommencer.

    — Tu sais ce que je ferais à ta place ?

    — Non, mais je sens que tu vas me le dire, prononça-t-il d’un ton las.

    — Je prendrais congé. De toute façon, tu ne pourras rien faire ici. Tous les journalistes de Montréal vont être à tes trousses. Le téléphone n’a pas arrêté de sonner depuis que je suis arrivée. J’en profiterais pour disparaître de la circulation pendant un jour ou deux, le temps de laisser l’eau couler sous les ponts.

    Jourdain porta la main à sa bouche, pensif. Évidemment, cela ne le tentait pas. Il n’avait pas envie de partir. C’était comme s’il se défilait de ses responsabilités, comme s’il se cachait. D’ailleurs, qu’irait-il faire chez lui ?

    — Je ne peux pas te laisser toute seule au bureau, prétexta-t-il.

    — Pourquoi pas ? J’ai de quoi m’occuper un peu et il faut bien que quelqu’un réponde au téléphone. Je garderai le fort. Toi, si tu restes ici, tu vas tourner en rond. Et je ne serais pas surprise de voir bientôt les équipes de la télévision débarquer en force.

    Francine le sentait toujours indécis. Au fond, elle savait bien ce qui l’inquiétait. C’était l’argent, et le sentiment de se sentir soudainement si inutile. Ils gagnaient à peine plus que le salaire minimum. Il devait se dire que ce n’était pas le moment de prendre congé.

    Elle s’avança et posa ses mains sur le dossier de l’une des chaises.

    — Écoute, pour l’argent, on va se débrouiller. J’ai quelques petits contrats en cours et il y en aura sûrement d’autres qui vont entrer. Il faut croire en l’avenir.

    Il esquissa une moue.

    — Et le loyer, on va le payer en rognant sur nos salaires ? répliqua-t-il. Tu as des enfants à ta charge. Tu as besoin de tout ton salaire.

    — Et toi, tu n’as pas une pension alimentaire à payer ? riposta-t-elle. Je te rappelle que nous sommes associés à part égale. Et puis, qu’a dit Munger hier soir au sujet du contrat ? Est-ce qu’il t’a parlé d’argent ?

    Jourdain poussa un soupir.

    — Il m’a dit que le parti me paierait le reste de la semaine.

    — Bon, tu vois ? Que tu restes ici ou non n’y changera rien. Ce n’est pas en t’enfermant au bureau que l’argent va entrer davantage. Moi, à ta place, je m’en irais avant que les journalistes rappliquent. Prends congé. De toute façon, s’il se présente quelque chose d’important, je pourrai toujours te rejoindre, non ?

    Jourdain savait bien qu’elle avait raison. Francine parvenait souvent à saisir les évidences qu’il ne voyait pas. Lui, il avait plutôt l’impression de n’être qu’une boule d’émotions qu’il n’arrivait pas toujours à comprendre ni à contrôler.

    Il revint finalement chez lui, dans son trois pièces et demie qu’il détestait tant parce qu’il symbolisait tout ce qu’il avait perdu depuis un an. Il se changea, enfila des jeans, son vieux col roulé en laine gris et une veste avant de repartir aussitôt. Il louait non loin de là un petit local dans un entrepôt où il entassait la plupart de ses affaires depuis son divorce et la vente de sa maison. Une chaloupe juchée sur une remorque en occupait pratiquement tout l’espace. Il sortit son attirail de pêche, vérifia sa canne et ses appâts, s’assurant que tout était fonctionnel et que rien ne manquait. Il fixa la remorque à l’attelage de sa voiture, arrêta au dépanneur pour acheter des vers de terre et se rendit sur la Rive-Sud, à la hauteur des îles de Boucherville, là où il allait souvent pêcher.

    Durant la dernière année, la pêche avait été sa bouée, son refuge, son semblant de paix. Quand il était dans sa chaloupe, la canne logée dans sa main, il n’avait pas à se préoccuper des médias ou des gens qui pouvaient le reconnaître et le montrer du doigt, et il n’était pas obligé de tout surveiller autour de lui. Pendant les mois précédents, sa photo avait été à la une de tous les journaux et dans tous les bulletins télévisés, et son nom, présent sur toutes les lèvres. Il était le policier qui avait tué un Noir, un honnête citoyen. Celui qui avait jeté le discrédit sur le Service de police de la Ville de Montréal, qui en était la plaie. Pourtant, il n’était pas un tueur ; il avait juste commis une erreur, une simple erreur, une terrible erreur. C’était un accident.

    C’était arrivé un midi, en milieu de semaine. Il patrouillait à pied dans le quartier lorsqu’il avait entendu le message sur sa radio portative. Un vol à main armée avait eu lieu dans un dépanneur à deux rues de là. Le suspect était un homme de race noire. Au même moment, il avait aperçu un Noir qui traversait la rue en courant au milieu des véhicules. Il ne se souvenait plus vraiment s’il avait crié ou non. Probablement que si. Il avait levé son arme et il avait tiré. Une seule balle. L’homme s’était écroulé au sol, le sang s’étoilant aussitôt sur sa chemise blanche. Il était certain d’avoir abattu le voleur, probablement celui qu’on recherchait pour une série de vols dans les commerces du quartier au cours des dernières semaines. Tout en s’approchant de lui, il avait lancé le message qu’il avait intercepté le suspect et avait demandé une ambulance. L’homme était mal en point. Il s’était penché au-dessus de lui et avait attendu l’arrivée des ambulanciers. La foule s’était alors massée autour de lui, d’abord silencieuse, puis des pleurs et des cris avaient surgi ici et là. Alors, les premiers doutes s’étaient insinués dans son esprit, à l’effet que la victime ne correspondait pas tout à fait à la description du suspect, qu’il s’était peut-être trompé. À leur arrivée, ses collègues l’avaient isolé avec précaution et il avait senti l’obscurité l’envahir, un énorme trou noir s’ouvrir sous ses pieds.

    Il avait été suspendu sans solde. L’enquête interne avait suivi, puis les accusations criminelles et la plainte en déontologie policière. Bref, le tourbillon des comparutions et des interrogatoires, au milieu de l’opinion publique qui se déchaînait contre lui et les cris des organismes de défense des Noirs. Tous s’étaient ligués contre lui. Il était devenu le symbole de tout ce qui ne fonctionnait pas à la police de Montréal, de ce racisme latent malgré les beaux discours de la direction. Le SPVM avait tout tenté pour se faire rassurant, prêt à le sacrifier pour sauver son image. Il était une cause perdue. Et au milieu de toute cette tempête, il y avait eu les disputes avec sa femme, la tension toujours palpable entre eux, et finalement, leur séparation et le départ de leur deux filles.

    Au début, il s’était emmuré chez lui. Chaque fois qu’il sortait,

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