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Un dernier mardi gras3
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Un dernier mardi gras3

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About this ebook

1992-2005. Etats-Unis d'Amérique. Lousiane. Du Bayou Lafourche à La Nouvelle-Orléans. Avant Katrina, avant le 28 août 2005, la Louisiane se fantasmait en couleurs et en Mardi gras dans sa métropole du jazz et du plaisir, La Nouvelle-Orléans. Avec ses marching bands et son Mississippi, « la plus française et exotique des villes américaines » vole le coeur des Sang-mêlé, Crystal et Miguel LeBlanc, et les arrache au bayou et au laisser le bon temps rouler.A dix-sept ans, passionnée de cinéma et de musique, Crystal quitte la Californie et sa mère Houma pour aller vivre en Louisiane auprès de son père, le fier Cadjin David. Chanteuse de zydeco et de blues, la Petite deviendra une artiste connue du Vieux Carré.Dignes héritiers des cultures francophones cadjine, montagnaise et houma, les enfants de David, d'Hélène et de Margaret découvriront l'amour et la force de leurs racines dans la Ville de tous les Excès. Sur fond de guérilla zapatiste au Chiapas, de fais-dodo dans les bayous et de zydeco au French Quarter, vivez Un dernier Mardi gras dans la Big Easy. Ce 3e roman continue la saga des familles LeBlanc, Collin et Manicouche dans les bayous du Sud et dans La Nouvelle-Orléans, envoûtante comme un plateau de cinéma.
LanguageFrançais
PublisherIrma
Release dateMay 3, 2012
ISBN9782924127025
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    Un dernier mardi gras3 - Maxime Lili

    2006

    Chapitre 1

    Desesperado

    Le Cadjin et la Sang-mêlé

    Septembre 1992, Chênière Caminada, Louisiane

    Le vent chaud du golfe du Mexique s’infiltre jusqu’au camp de Leeville.

    Haut perché sur ses pilotis et solide en dépit des ouragans qui l’ont bousculé dès sa construction en 1912, le bâtiment ancestral résiste, vaillant comme un chêne.

    Debout sur la galerie, David LeBlanc fixe le large jusqu’à la ligne orangée. Le ciel et la terre s’enflamment, se fusionnent.

    Malgré le tumulte qui l’habite, le Cadjin contemple la boule de feu qui embrase l’eau du golfe jusqu’au délire. Mains sur les hanches, comme le père de son père avant lui, le pêcheur porte son regard vers le lointain, pour s’apaiser. Pour reprendre son élan. Ou déceler derrière ce vent trompeur un ouragan qui voudra les anéantir, encore. Hypnotisé par le jaillissement des couleurs, David fume.

    Cette Louisiane mythique, paradisiaque, ravive sa détresse.

    Il ne peut plus retenir ses pensées qui vagabondent à saute-mouton sur les vagues assagies par le crépuscule. Cher bon Dieu ! Ma tête va éclater comme une vieille écale de tortue, avec toute cette peine que j’a dedans mon cœur.

    Depuis hier, depuis le départ précipité d’Hélène pour le Mexique, ce fils de déporté, cet arrière-arrière-petit-fils du Grand Dérangement essaie de se rapatrier. Encore.

    Mortifié par l’absence d’Hélène et les dangers encourus par son fils Miguel, David se noie.

    Sa chère Louisiane ne peut rien pour lui ce soir.

    Effluves enivrants, beauté tropicale, symphonie des oiseaux ; rien n’apaise le ‘tit pêcheur de crabes. Rien n’étouffe la peur de perdre son fils et la femme qu’il aime. Cette beauté originelle aiguise un sentiment d’urgence. Il ne peut se résoudre à rester là sans rien faire, à fumer, pendant que son épouse est partie seule à la rescousse de leur fils, dans la jungle du Chiapas. Il échafaude des plans, prépare son départ.

    Un souffle dans son cou.

    — Papa, chante-moî une de tes chansons. Please…

    David sursaute. Cette voix cassée, langoureuse, le ramène en arrière. Un court instant, il se croit interpellé par Plume d’Aigle, sa belle Amérindienne des marais. Il s’égare sur le visage cuivré de cette jeune femme qui ressemble tant à sa première épouse, Margaret Collin. La même grâce, la même chevelure bleutée, la bouche gourmande et bien dessinée comme un appel au baiser, à l’audace, à l’amour et à la vie.

    Crystal, son enfant chérie, l’unique jusqu’à l’arrivée de Miguel. Dix-sept ans, déjà ! Dieu qu’elle est belle ! Il fixe sa fille. La Sang-mêlé soutient son regard.

    Elle est bien la digne héritière de sa mère houma, fière, noble. Mais elle a ses yeux à lui, d’un bleu franc, et sa sveltesse aussi. Plus important encore, Crystal a du cœur. Comme sa grand-mère, Anna. Tout pareil pour donner la main, soigner un chaton perdu, apprivoiser les oiseaux.

    Ces yeux pétillants qui le supplient, lui. Il s’en veut.

    — Papa, please…

    Cette voix grave qui s’allonge sur les voyelles comme une libellule sur un nénuphar. Il s’en veut beaucoup.

    « Je l’a perdue un matin, ma ’tite fille, emportée par Margaret jusqu’à une terre étrangère qui ressemble pas à-rien au bayou, pas plusses à la Louisiane. Et j’a pleuré comme un homme pleure, avec pas rien pour le consoler que lui-même. »

    Depuis le divorce de ses parents, Crystal se promène chaque été entre la Californie et la Louisiane, entre les LeBlanc, les Collin et les Bull de la côte ouest. La Petite, comme l’a baptisée tendrement le clan LeBlanc, déchirée par chacune des familles, réclame des parcelles de son enfance, de ses rêves et de son rire.

    Et la voilà femme.

    — Oui, Crystal. J’vas chanter pour toî. Mais pas asteure. Quitte-moî jongler encore un ‘tit brin.

    — Pop chéri, j’connaîs que t’es joliment inquiet pour mon ‘tit frère Miguel et miss Hélène, mais guette, tu m’as toujours dit qu’y faut espérer plein, manière que la vie se hale comme un filet, aussi easy pour attraper les poissons que les bras sont vaillants à l’ouvrage. Et guette papa, c’est pas dans tes manières d’espérer en r’gardant le ciel se changer de couleur comme une mariée qui enfile sa robe.

    David ne répond pas, la tête penchée entre « ses mains de sorcier », comme aimait dire Hélène, tout en caressant ces longs doigts effilés qui savent consoler un enfant, ramener des filets papillon à la traîne ou bâtir une balançoire. Pour le Cadjin, ces mains qui peuvent redessiner une femme, remonter les moteurs des chalutiers, débobiner les turbines, ou ramener son chalutier les cales remplies de chevrettes en furie, ces mains-là lui semblent bien inutiles ce soir.

    Crystal détaille son père. Les yeux accrochés à la surface de l’eau barbouillée avec ses couleurs en force de brasier, David a la même posture que son père, Viger. Celle du père de son père avant lui, Vieux Wayne.

    En remontant jusqu’à cet Acadien de la Canada, un autre LeBlanc d’avant la Déportation. Pour sûr un marin tout pareil à nous aut’-mêmes, avec des mains larges comme des paniers de crabes et des yeux bleus qui prennent la couleur du temps, lui avait déjà dit Viger, un autre pêcheur amoureux fou de l’eau en transes et des brasiers.

    De père en fils, le même regard pour se refaire ou évaluer la force du vent, c’est selon les saisons ou tout ça qui brouille le cœur, disaient les vieux Cadjins, sans qu’on leur demande rien, comme pour s’excuser de rester si longtemps dehors à fumer sans parler.

    Devant le mutisme et le désarroi de David, Crystal s’installe à ses côtés, goûtant ce qui reste du coucher de soleil. Sa présence lui fait du bien, tout pareil quand elle était petite et qu’elle venait au camp avec Margaret et David.

    Comme elle regrette ce temps où ses parents n’en avaient que pour elle, David toujours prêt à la faire tournoyer au-dessus de sa tête, pour accrocher les nuages en course vers le golfe, loin au large, qu’il disait. Une fois, elle y est parvenue : elle a accroché un nuage de passage et s’en était recouvert la tête comme un voile de mariée. Elle l’avait dit à David. Il avait répondu sans hésiter :

    « À mon idée, Crystal, c’est pour ça que les fleurs ont courbé la tête au sol et que les pélicans ont fait procession et que le ciel bleu s’a miré dans tes yeux bleus. C’est pour fêter la plus belle mariée dans c’monde. Well, mon trésor, je plains le ‘tit bougre qui va tomber en amour avec ces yeux-là ! Y va pas s’en remettre jamais, pour sûr ! »

    Elle avait ri jusqu’au camp et souhaité en secret épouser un homme tout pareil à David, le ‘tit pêcheur de crabes, et pas rien d’autre !

    Chaque été depuis dix ans, chaque fois qu’elle arrive de San Diego, David referme ses bras sur son dos fragile et la presse contre son cœur, effarouché comme une perdrix des bois à l’idée que Crystal reprenne trop vite son envol vers la Californie. Après une absence qui semble l’avoir vieillie un peu plus, David contemple la Petite dont l’enfance s’efface peu à peu.

    Comment retenir le contour flou, évanescent, de l’enfance de son enfant ? s’était demandé David. Ces courts séjours n’avaient jamais remplacé leurs moments de bonheur à trois au camp de Leeville.

    Ce temps où Margaret, Crystal et lui formaient une vraie famille.

    David fixe le tison de sa cigarette et se tourne lentement vers Crystal :

    — Tu connaîs Crystal que je t’aime du plus profond de mon cœur. Et si je parle pas plein asteure, excuse-moî, c’est manière que mon inquiétude pour Miguel et Hélène s’a allumée plein avec cette boule de feu qui brûle l’eau du golfe. Et mes idées comme des biches en course, s’a mis à courir dedans ma tête. I hope que tu vas pas m’en vouloîr de trop, chère beb ! Mais depuis hier, j’a la crainte qui me rend tout chaviré comme un bateau qui prend l’eau. Et j’a pas l’cœur de chanter rien. Pas rien !

    — Va pas t’mettre chagriné de trop, manière qu’y faudra qu’à ton retour du Mexique, je t’accueille à la Ville avec plein de joie au visage et pas avec les yeux pleins d’eau saumâtre comme asteure.

    — Pour quoî faire tu parles du Mexique, asteure ?

    — Parce qu’à mon idée, miss Hélène peut pas nous ramener à-back Miguel dessus l’bayou toute seule ! Avec toî, pour sûr ! Manière qu’avec l’ouvrage que tu fais dessus les derricks offshore, tout partout dans le golfe, tu connaîs extra-bien le Mexique, proche autant que miss Hélène.

    — Hélène connaît ça qu’elle a pour faire avec les Indiens de la jungle.

    — J’connaîs que ta femme a vécu cinq années là-bas, qu’elle a fait toute qualité de research dessus les Mayas et les Indiens du Chiapas. Mais guette, pop, tu parles l’espagnol aussi easy que l’anglais ! Et pop, c’est pas dans tes manières de quitter les autres faire à ta place ça que t’as pour faire ! Right ?

    David acquiesce. Il sort son paquet de cigarettes, en offre une à Crystal.

    — J’croîs que t’as oublié que j’aime le tabac, mais calé dans une pipe.

    — Comme ta mère, lorsqu’elle était jeune. Tout pareil.

    — Tout pareil à Plume d’Aigle ! Pas plusses, pas moinsses.

    Elle rit. Ce qui désarçonne David.

    Quel père est-il donc ? Hier, sa fille arrive au camp, la joie accrochée au cœur espérant les étonner par son arrivée fortuite, et la voilà plongée dans un drame familial. Hanté par le sort de Miguel et d’Hélène, il ne s’est même pas préoccupé de savoir pourquoi elle était là, dans le camp de Leeville en plein mois de septembre, au lieu de se trouver en Californie à suivre ses cours à l’Université de San Diego !

    Là-bas, loin de la Louisiane. Loin du bayou de son enfance.

    Son passé, leur passé, revient en force et défile comme une parade de Mardi gras.

    Il y a quinze ans, sa vie avait basculé, entraînant Crystal dans sa chute.

    L’instant d’un éclair, il replonge dans sa première vie de Cadjin, jeune, insouciant et père attentionné. Ce temps où sa voix n’avait qu’à chanter pour rassurer Crystal, séduire Plume d’Aigle et enjôler les foules.

    Avant l’arrivée d’Hélène Simard sur le bayou Lafourche.

    Avant l’ouragan de 1977, avant sa fuite vers le Nord. Du temps du bonheur facile avec Margaret, des fais-dodos jusqu’au petit matin et des Mardi gras à La Nouvelle-Orléans. Il entend des accords de guitare, la musique des Cocodrix, les bottes de cow-boy sur les écailles d’huîtres, sa voix qui le porte où il veut sur le grand fleuve des émotions, comme son crevettier lorsqu’il pêche au large. Du bonheur plein les yeux et en amour.

    Si passionné de Plume d’Aigle, sa belle Houma à la peau cuivrée.

    Faisant fi de la désapprobation de Viger et de son part’na Emery, il avait épousé la Sang-mêlé des marais. Avec la complicité de ses sœurs et de la bonne Anna, sa mère adorée, sans compter les efforts d’entendement de son grand-père, Vieux Wayne, et des cajoleries de Mémé Conjo et de Ti-Bouillou auprès de Viger ; il avait donné le nom acadien des LeBlanc à une Collin, une Indienne houma de la Chênière Caminada.

    Puis, un matin d’avril 1975, la naissance de Crystal.

    Un cadeau pour ses vingt ans à lui, une promesse de bonheur immuable pour Margaret. Crystal, une poupée qu’on s’arrache de bas en haut du bayou. Dans la manche des LeBlanc, chaque matin, Anna et Viger usent d’une déraison pour envelopper la Petite de leur tendresse infinie. À la Chênière, Thomas et Clémence Collin trouvent toutes qualités de ruses pour s’emparer de leur bébé houma afin de rôdailler avec leur maison-bateau, dans les marais odorants.

    Depuis qu’elle a été née, Crystal suit sa mère partout où David chante. Sous un grand chêne, à l’abri du soleil et du regard des Blancs, mère et fille amérindiennes dansent, fusionnées.

    Comme en ce mois d’avril 1977.

    Il n’a que vingt-deux ans.

    Entouré de ses amis musiciens, les Cocodrix du bayou, David chante ses blues au ‘Louisiana Cajun and Food Festival’ devant une foule enthousiaste. Plume d’Aigle, qui n’a pas vingt ans, le regarde avec admiration et lui envoie des baisers portés par la brise, imitée par Crystal. Ce jour-là, le bayou à peine froissé par le souffle chaud du golfe réfléchit les danseurs qui s’excitent sur la place au son de la musique lascive. Avec un désir non feint, ils enlacent leur partenaire dont la robe collée au corps les fait vaciller.

    Le fils d’Anna chante, ébloui par son bonheur.

    Cet été 1977. Tout a basculé.

    Il avait été chaviré tout net par l’arrivée de la Québécoise Hélène Simard sur le bayou Lafourche, par le déchaînement d’une passion que rien ni personne n’avait pu endiguer, pas plus Anna, Viger que Margaret.

    Malgré son amour pour Plume d’Aigle et pour Crystal, il avait plongé dans l’œil de l’ouragan, dévastateur. Plus tard, c’est comme si un autre David avait pris possession de son corps et de son âme, l’obligeant à tout abandonner pour fuir vers le Nord. Il était parti chercher Hélène à la réserve de Mashteuiatsh au Lac-Saint-Jean, découvrant les origines montagnaises de sa maîtresse, sa famille, les Manicouche, et le véritable passé de la Québécoise.

    Pendant trois mois, au lieu de chanter ses blues au grand soleil et d’aimer sa femme, le Cadjin du bayou avait fait la vie de chantier dans la neige et le froid. Espérant Hélène.

    Puis, le retour difficile vers Margaret, les LeBlanc et le bayou Lafourche. Sans Hélène Simard-Enen Manicouche.

    Une vie à reconstruire. Contre tous.

    Il avait assisté, incrédule, au départ de Margaret vers l’Ouest, sur la Traînée de larmes. Chaque nuit, il n’arrivait pas à apaiser les pleurs de Crystal, à étouffer cette hantise qu’elle avait de perdre sa mère à tout jamais. Elle croyait que Plume d’Aigle ne reviendrait pas sur le bayou. Elle avait raison, la Petite. Plus tard, la rencontre de Margaret avec le Sioux Frank Bull en Californie avait scellé leur destin.

    Le divorce avait cassé net ses espoirs et son cœur.

    Encore les pleurs de Crystal, son arrachement du bayou, de la terre de son enfance, de la Louisiane. De son père.

    Cinq ans après le divorce, il découvre enfin le refuge d’Hélène à l’île de Cozumel, où elle vit avec Miguel Manicouche, âgé de cinq ans. Son fils Miguel, dont il ignorait l’existence. Un héritier pour les LeBlanc ! Dans l’euphorie, son mariage avec Hélène, l’achat d’une nouvelle maison en haut du bayou, à Houma, près de Viger et d’Anna.

    Une vie à reconstruire. Encore.

    Pendant dix ans, la garde partagée de Crystal. La même douleur à chaque séparation. L’absence, un trou lorsqu’elle repart pour la Californie. Les années ont passé si vite.

    Il se tourne vers Crystal.

    Elle fume sa pipe, comme Plume d’Aigle, comme une vraie Houma. Pour s’isoler et pour s’apaiser le cœur.

    David voudrait s’épancher auprès d’elle pour étouffer la crainte qui l’habite à la seule pensée de perdre Miguel ou Hélène, pour calmer son impuissance, terrible, devant la nuit qui se fait. Mais c’est à lui de rassurer sa fille, alors, il se retient.

    Pourtant, sans que ça se voie, Crystal reçoit le désarroi de son père, tel qu’il est.

    Pour ne pas sombrer, pour faire diversion, elle renifle les effluves du soir comme un chiot. Comme elle aime ce coin de pays, avec ses pélicans, ses cocodrils et ses chênes luxuriants ! Comme elle admire David qui lutte pour ne pas montrer son chagrin !

    Une caresse sur son visage.

    Une liane verte, légère et duveteuse, une draperie traversée par un rayon doré. Le vent chaud du golfe ensorcelle la mousse espagnole qui ballotte avec indolence au cou des grands chênes, ceux qui sont restés debout après le passage de l’ouragan Andrew. Cette chevelure magnifique tapisse aussi les murs du camp de Vieux Wayne et vient chatouiller ses invités. Le 28 août dernier, le vieux Cadjin aurait été fier de ce camp qu’il avait bâti de ses mains à la manière de ses voisins houmas.L’habitationavaitsibienrésistéauxassautsrépétés de l’ouragan Andrew que, malgré ses efforts et sa rage, sa pluie torrentielle et ses vents rageurs de cent nœuds, Andrew n’avait pas réussi à l’arracher de ses pilotis. Furieux, et pour qu’on le classe dans les annales comme la catastrophe naturelle la plus coûteuse des États-Unis, il avait saccagé et volé la barbe espagnole avant de repartir vers le Mississippi.

    Si c’est pas une misère ! se serait exclamé Vieux Wayne, de déchirer une liane utilisée pendant si tellement de siècles par les Indiens de la Chênière Caminada !

    Et par certains Blancs, amoureux des marais et des Houmas.

    Devant le coucher de soleil, Vieux Wayne aurait aussi reniflé ce vent troublant porteur d’orages. Comme tout Cadjin installé sur le bayou Lafourche, il aurait gardé pour lui une prière muette devant les élucubrations de ce vent. Si l’bon Dieu veut, y peut souffler dessus l’bon bord du vent et nous épargner un malheur qui va peut-être taper tout autour, faire plein de dégâts avant de repartir à-back, avec l’espoir accroché dedans nos cœurs que l’œil du monstre nous oublye en chemin !

    Depuis que les Acadiens ont mis pied à la Chênière Caminada, en 1765, la terreur des ouragans s’est incrustée dans leur chair. Ceux de 1772 et de 1776 n’étaient que précurseurs des désastres à venir. Il a donc fallu que l’homme érige des digues et des levées de plus en plus hautes afin de préserver cette beauté de fin du monde. Si en 1755 les Acadiens ont été chassés de leur paradis du Nord, l’Arcadie, aujourd’hui, après plus de 250 ans, aucun Cadjin ne quitterait son paradis du Sud. Ouragan ou pas.

    Un pélican juché sur une patte semble en adoration devant ce tableau de maître.

    Crystal l’observe, perdue dans une contemplation extatique.

    David poursuit sa dérive, fumant cigarette sur cigarette, le tison de l’une servant à allumer la suivante.

    Pendant des jours, il avait réparé les dégâts causés par l’ouragan, avec l’aide de Viger. Tout en travaillant aux côtés de son père vieillissant, il l’avait observé, aussi habile à manœuvrer un bateau qu’à refaire une charpente. Croyant le temps venu d’aborder le sujet délicat de l’existence du Sang-mêlé, le demi-frère de Viger, dès les premiers mots, David fut anéanti par le regard courroucé. Souvent confronté à sa tête de mulet d’Acadie, David se méfiait des réactions de son père, surtout en ce qui concernait la relation adultère de Vieux Wayne avec sa jeune maîtresse houma.

    — Le Sang-mêlé, mon oncle de la Pointe-au-Chien que j’a pas connu…

    — Mon garçon, le passé est enterré, avait claironné Viger.

    — Et tous les préjugés avec, avait répondu David d’un air de défi.

    — Comme ça que tu dis, David, c’est comme ça que c’est !

    Pour cette fois, l’orgueil de Viger avait été épargné.

    David scrute la rive, l’eau, le quai. Il n’y paraît presque plus des ravages occasionnés par l’ouragan Andrew, à part quelques arbustes épars flottant vers le large et des animaux morts en route vers l’océan. Et la peur, viscérale, d’une autre catastrophe, pire encore.

    David se sent seul. Il a besoin de sa fille. Il se penche, écrase sa dernière cigarette. D’une main alerte, Crystal replace son chapeau de cow-boy comme le faisait Plume d’Aigle. Là, tout va bien, semble-t-elle dire avec une sourire radieux.

    Malgré son attitude qui ne laisse paraître aucune angoisse, Crystal a peur.

    Elle sait que son demi-frère Miguel est en danger ainsi que sa belle-mère, qu’elle appelle toujours miss Hélène. Hier, le message téléphonique a laissé peu de doute sur un possible enlèvement de Miguel par les rebelles zapatistes. Hélène a tenté d’éluder ce fait, accusant son informateur d’avoir exagéré un simple incident. Toutefois au petit matin, dans le regard de cette mère déjà blessée par la mort de Rose, Crystal a vu une combattante pure et dure. Hélène est partie sac au dos, non pas avec la crainte, mais avec la rage au cœur. Une rivière folle du Nord avait avalé sa fille, ce n’était pas la jungle du Chiapas qui lui volerait Miguel, le fils de David LeBlanc ! L’homme pour qui elle avait retissé, jour après jour, le filet désemmaillé de son âme.

    Depuis son arrivée au camp, Crystal sait bien que David la quittera pour s’envoler vers le Mexique, vers Hélène et Miguel. Ce n’est qu’une question d’heures. Elle le sent.

    — Pop, si c’est pour moî que tu restes ici à Leeville, et que tu te défais à chaque minute qui passe, quitte-moî t’dire que j’a pas besoin de toî pour connaître qui faire. Demain matin, va là-bas, au Mexique. Va ! Et j’vas t’espérer dans ce camp.

    — No way ! C’est encore le temps des ouragans et Andrew a laissé plein de dommages tout partout. Si j’vas là-bas, Crystal, y faudra que t’ailles dans la maison d’Anna et Viger. Tu vas pas rester toute seule en bas, dans le vieux camp. No way !

    — Tracasse-toî pas, David. J’vas aller là où tu vas pas craindre pour moî ! T’as assez d’tracas avec Hélène et Miguel !

    — C’est comme ça que c’est, mon trésor ! J’a assez la crainte de perdre un de mes enfants, que j’vas pas courir après la peur de perdre un autre de mes pitits. J’a juste deux enfants dans c’monde et j’aime mieux mourir asteure que de penser que j’vas en perdre un seul. T’as compris, Crystal ? Toi et Miguel, c’est plusses que ça que j’a jamais pensé d’avoîr pour une vie. C’est mes enfants qui fait mon bonheur sur cette terre.

    — Oui pop, va pas te mettre chagrin de trop asteure, j’vas faire attention, promis ! Mais y faut que tu vas. Miguel est peut-être en grand danger là-bas.

    — Miguel ! Mon fils ! Cher bon Dieu !

    David revoit le visage illuminé de l’adolescent de quinze ans, si excité à la perspective d’un voyage au Mexique avec ses camarades du ‘High School’. Il sautait sur place, s’accrochait au cou d’Hélène, la faisait danser ne contenant plus sa fébrilité de revoir San Miguel, de marcher pieds nus dans le sable blanc de son enfance, d’admirer le coucher de soleil sur la mer des Caraïbes, de faire de la plongée sous-marine avec ses amis, de pêcher. Miguel, si inexpérimenté malgré ses six pieds et sa vitalité.

    Hier, le coup de téléphone de Cancún. L’annonce de sa disparition, inexpliquée.

    Le départ en catastrophe d’Hélène… Crystal a raison. Il doit faire vite ! Mais la saison des ouragans ne fait que commencer. Andrew n’est peut-être qu’un avertissement d’un ouragan à venir encore plus dévastateur.

    Comment laisser Crystal toute seule sur le bayou ? Il sera parti combien de jours, combien de semaines ? Il n’en sait strictement rien ! Oui, il est familier avec certaines parties du Mexique, là où le pétrole coule à flots, ce qui ne rendra pas sa recherche de Miguel et d’Hélène au Chiapas plus facile. Il doit s’assurer qu’en son absence, Anna, Viger, Simon et Barbara veillent sur elle. Demain, il l’amènera au Cut Off, reviendra à l’aéroport de Galliano juste à côté, et de là, il prendra un hélico-taxi de la Cheramie Gulf Oil qui l’amènera en cinq heures à Cancún. Après…

    — David, y a pas une heure, je t’a demandé pour chanter, cofaire tu m’as toujours dit que la musique, la voix qui chante ses blues, c’est pour apaiser le feu qui nous brûle en-dedans. Right ? J’a besoin de ta voix asteure. C’est correct pour toî, papa ?

    — Juste comme ça que t’es après dire ma fille, c’est comme ça que c’est !

    La moustiquaire se rabat sur deux naufragés.

    Le Cadjin consent enfin à jouer de la guitare et à chanter pour Crystal. Car la musique est l’âme des Cadjins. Et Crystal est une vraie Cadjine !

    « J’a passé devant ta porte

    J’a crié bye-bye ma belle

    Y’a pas personne qui m’a répondu

    Haï haï haï mon cœur fait mal. »

    Il ne peut aller plus loin. Jusque-là, la chanson avait su colmater les brèches, renforcer les digues et repousser jusqu’aux plus forts assauts des raz-de-marée du cœur. Mais, au clair de lune, ce refrain nostalgique et sa voix éraillée de douleur ont accentué chez David sa peur de perdre les êtres qu’il aime et son désespoir de n’avoir pas su les protéger.

    — Beb chérie, excuse-moî. J’a la gorge pris comme un racoon dans un piège. Et j’a pas l’courage de m’couper une patte pour m’enfuir.

    Après avoir rangé sa guitare, David s’assoit lourdement sur la chaise berceuse qu’il tourne d’un geste décidé vers la fenêtre, celle qui donne sur la galerie et sur l’eau dormante du golfe. Un grognement près de la rive.

    — Le coucher de soleil excite toute qualité de bétail, murmure Crystal.

    Rien n’est silencieux au pays des bayous. Dans un halo de lumière, les tortues indolentes font la nique aux ouaouarons grimpés surdesnénuphars.Ilsrépondentenéchoauxcoassements des crapauds-bœufs et aux piaillements des oiseaux de nuit.

    Le silence s’est installé entre David et Crystal.

    Les odeurs prégnantes de magnolias, de jacinthes d’eau et de nénuphars s’insinuent jusque sous les poutres et le plancher de chêne. Ce soir, rien ne soulage la peine du Cadjin et de sa fille, la Sang-mêlé. Même pas le vieux camp de Leeville bâti par des générations de LeBlanc, de Wayne à Viger à David.

    Pendant qu’Hélène arrive à l’aéroport de Cancún, cette nuit lourde d’humidité et d’émanations florales désagrège lentement le père et la fille.

    Au début, le grincement de la chaise sur le plancher de chêne résonne comme un ronron bienfaisant, une berceuse sans mots. Les minutes s’égrenant, le bruit devient détestable aux oreilles de Crystal qui n’en peut plus de voir gémir l’un et l’autre.

    Elle fixe la vieille horloge.

    Frank, Caroline et sa mère lui manquent terriblement.

    La Californie, ses amies de San Diego aussi. Et sa légèreté.

    Il y a moins d’une semaine, lorsqu’elle a quitté la Californie, elle n’avait pas prévu ce scénario dramatique. En un élan irrépressible vers son bayou Lafourche, celui de son enfance, elle avait rêvé de retrouver son père adoré, David, et son demi-frère, Miguel. Sans compter l’exaltation qui venait toute seule à la pensée de vivre auprès de ses grands-parents du Cut Off, Anna et Viger LeBlanc. Et de mieux connaître ses grands-parents maternels, Thomas et Clémence Collin, toujours chagrinés de l’éloignement de leur fille à l’autre bout du pays et de l’absence de leurs petits-enfants.

    Crystal ferme les yeux. Elle en avait voulu à sa mère. Longtemps.

    Un matin, la fière Margaret avait quitté définitivement le Cadjin David, le fils d’Anna, le ‘tit pêcheur de crabes, le chanteur adulé, pour un Sioux, un avocat prospère défenseur des causes amérindiennes de l’ouest. Pour cet homme vivant à l’autre bout du pays, Plume d’Aigle avait abandonné les LeBlanc, le bayou Lafourche, ses parents Collin et les marais de la Chênière Caminada.

    Et tout son passé de Houma en terres louisianaises.

    Pour se refaire une vie, en marchant sur le sable rouge plutôt que dans les marais.

    À son tour, pour retrouver sa chère Louisiane, Crystal avait laissé derrière elle sa mère, son beau-père et sa demi-sœur Caroline qu’elle affectionne. Sans compter ses amies, une école réputée en cinéma et un confort appréciable. Elle avait choisi de poursuivre sa vie près de son père, des LeBlanc, des Collin, de son demi-frère et de sa belle-mère.

    Vivement les bayous, la Louisiane et l’Université de Tulane à La Nouvelle-Orléans ! Tout le long de la route, de la Californie au bayou Lafourche, Crystal n’avait pas douté qu’ils la recevraient tous à bras ouverts, leur petite Sang-mêlé, celle qu’ils avaient perdue.

    Il avait fallu ce voyage de Miguel au Mexique, son enlèvement, le départ en catastrophe d’Hélène et la déroute de David pour mesurer combien ils sont nécessaires à son bonheur. Qui ça mean que c’est quand on perd quelqu’une, qu’on connaît plein ça qu’il est pour notre cœur ? À dix-sept ans, la Sang-mêlé du bayou trouve la vie bien compliquée. Elle cherche du réconfort.

    Assoupi, David soupire malgré lui.

    Des images déferlent derrière son front soucieux.

    Miguel est peut-être aux prises avec des zapatistes révoltés, ces Indiens mayas en colère contre leur gouvernement et prêts à tout pour faire entendre leurs voix. Jusqu’à l’enlèvement d’un Américain. Un coup d’éclat qui serait largement couvert par les médias du monde entier. Un coup de force qui changerait quoi ? Pourquoi son fils Miguel, trop bien bâti pour son âge, pourquoi son garçon de quinze ans ferait-il les frais de ce combat insensé ? Comprendront-ils à temps, ces laissés-pour-compte du « miracle mexicain », que Miguel est une victime innocente ? Pour arriver à leurs fins, voudront-ils aussi prendre Hélène en otage ?

    Hélène ! Il lui faudra plus que sa connaissance des Indiens mayas et du Chiapas, plus que son courage et sa volonté pour ramener son fils en terres louisianaises. Cette femme de quarante et un ans, mère déterminée et farouche, sa femme, ne peut affronter seule les rebelles.

    David se morfond et se désole un peu plus à chaque heure. Son inertie le gruge comme le Mississippi, ses berges. Et ce téléphone qui reste muet. Il n’aurait pas dû écouter Hélène et plutôt partir sur les traces de Miguel, comme un père responsable l’aurait fait.

    Depuis l’âge de dix-sept ans qu’il parcourt les côtes du golfe du Mexique et ses eaux, tantôt furieuses, tantôt lisses comme des joues d’enfant, qu’il descend sur la terre ferme, mexicaine ou américaine, qu’il monte et démonte des moteurs ou des turbines en dérangement avec des part’nas de toutes les nationalités.

    Oui, il saurait comment trouver son fils, même dans les contrées les plus inhospitalières du Chiapas. Il a ses informateurs, des amis mexicains, juste là, au port. On le conduirait vers les ravisseurs, et face à eux, ces cagoulards, il saurait négocier, parlementer, payer une rançon et revenir avec l’essentiel, Miguel et Hélène.

    Bêtement, il avait cédé aux suppliques d’Hélène. Il n’avait pas su résister aux lamentations de cette mère qui avait déjà perdu une enfant au Nord, dans une contrée de glace et de neige, d’eaux folles en bourdonnements. Une mère qui, voulant effacer son passé, avait surprotégé son fils du Sud, faisant fi des avertissements de David :

    — Hélène, guette voîr si t’es pas en train d’en faire un homme sans force ni courage à force de l’gâter, ce pitit. Si c’est pas une misère ! Tu vas l’gaspiller tout net !

    — Miguel deviendra l’homme qu’il doit être, gâté ou non par sa mère.

    Il se rassure comme il peut. Si mon fils est en mauvaise posture, peut-être, God damned right, que ces longues journées avec moî à la pêche au large ou sur les docks de La Ville ou sur les derricks du golfe, peut-être que je l’a pas vu, mais que tout ça l’a bâti comme une charpente solide, en homme de courage, mon Miguel !

    Crystal observe son père se débattre contre ses fantômes.

    Malgré ses trente-sept ans, David n’a pas trop changé. La même carrure, la chevelure fournie dont les boucles blondes caressent le cou.

    Un visage raffiné avec ce regard d’un bleu troublant, dont l’iris semble empreint d’une connaissance immémoriale de ce qu’il faut faire et ne pas faire, dire ou taire. Quand son rire éclate, son visage cuivré s’illumine.

    Ce rire qui fait sautiller ses épaules comme un adolescent après un mauvais coup. On ne peut s’empêcher de tressaillir à cette voix qui chante ses blues, qui raconte, les mains agiles à dessiner une image, une tête, un corps, une situation. À esquisser un geste de compassion en s’arrêtant au milieu d’une phrase, par pudeur ou modestie, on ne sait trop. Il faut savoir donner la main à n’importe qui. Ça c’est la manière qu’un Cadjin peut penser faire une bonne vie !, répète-t-il.

    Qu’il parle ou qu’il chante, qu’il se taise ou écoute, on se sent bien en présence de David. La maturité lui a apporté une présence à ébranler n’importe qui. Même sa propre fille. On avait envie de partir au large avec lui sur un bateau, certains de revenir à bon port. Cette odeur de cuir et de caramel tout mélangés qu’on ne peut respirer que dans l’intimité de l’homme, ce parfum réconforte, on ne sait pourquoi.

    Se frotter à David LeBlanc, c’est vivre une expérience troublante.

    La mémoire ne renonce pas aisément, cherche une bouée et ne trouve rien pour se prémunir contre ce pêcheur du large passionné des bateaux en partance et de la terre des plantations, des amis de couleur, et des quartiers chauds de La Nouvelle-Orléans.

    Sa Louisiane chérie est dessinée sur sa peau hâlée par les vents du golfe.

    Quant à la « Ville du Jazz », le Cadjin en a parcouru les coins les plus misérables, guitare sous le bras, allant seul à la rencontre de ses frères musiciens, Blancs, Noirs et Passé-blanc. Les quais, avec ses hommes en délestage de marchandises lui sont aussi familiers que les fleurs qui poussent dans le jardin d’Anna.

    L’exotisme et l’aventure semblent des mots créés par lui, pour lui, le Cadjin des bayous.

    Voilà que cette nuit, Crystal a son père pour elle toute seule.

    Elle appelle à sa mémoire les mots tendres de David pour la nommer : La Petite, ma petite, mon bébé, ma puce, ma poupée, mon trésor. Avant l’arrivée de Miguel dans sa vie, David n’en avait que pour elle.

    Il la paradait comme un trophée de bas en haut du bayou, dans les festivals, dans les fais-dodos, à la messe certains dimanches où il acceptait d’aller rencontrer l’bon Dieu pour lui rappeler certaines choses… à la demande répétée d’Anna. Et de serrer des mains, David, le fils du bayou, la Petite sur l’autre bras. On aimait David sans restrictions, avant.

    Avant son escapade au Québec, à la réserve de Pointe-Bleue.

    Pendant l’ouragan de 1977, pendant le déferlement des eaux et du vent, la sociologue venue du Nord avait ravi le cœur de David dans ce camp même où il semble dormir à présent. Dans cet espace clos, à l’abri de tous, Enen et David avaient conçu Miguel, oubliant qu’elles existaient, elle, Crystal, la Petite de deux ans, et sa mère, la Houma que David avait imposée de force à ses parents. Où l’avait-il remisée dans son cerveau, son Indienne des marais pendant qu’il faisait l’amour à Enen Manicouche ?

    « Margaret avait attendu naïvement le retour de son homme sous le vieux chêne, pendant qu’il était parti sauver l’autre Indienne, captive de l’ouragan ».

    C’est ce que lui avaient raconté, Viger avec colère, Anna avec compassion, Thomas et Clémence avec réserve, Emery et Suzanne avec trop de détails.

    Seul Duwey Alario, le Nègre d’en haut, avait tenu sa langue :

    « Petite, la vie est si tellement dure, guette, que pas personne peut juger personne d’autre que lui-même pour ça qu’il a fait, ou ça qu’il a pas fait. So, même si j’connaîs tout ça qu’a vécu mon ami David, ma langue va pas rien te raconter, pour sûr ma mignonne ! »

    David avait trahi les siens pour rechercher sa maîtresse du Nord. Hélène-Enen qui avait bouleversé son âme, usurpé son amour pour Plume d’Aigle, brisé en deux la confiance inébranlable de Viger, malmené à jamais le cœur tendre d’Anna. Et fait pleurer sa fillette. Crystal en avait voulu longtemps à sa belle-mère.

    Cette Montagnaise qui se cache derrière une identité de Blanche quand cela fait son affaire.

    Cette Enen Manicouche qui se fait aussi appeler Hélène Simard quand elle en a besoin.

    Pendant dix ans, Crystal avait résisté à cet amour que lui prodiguait Hélène. Car le mariage de son père avec l’étrangère l’avait mortifiée.

    Elle n’a qu’à fermer les yeux, écouter le bourdonnement des papillons de nuit qui s’élancent sur la moustiquaire et retombent comme des gouttes de pluie sur la galerie, les ailes brisées à force de se ruer vers la source de lumière. Inaccessible, mais si près. Elle avait rêvé d’être un papillon, toutes ailes étendues caressées par le vent chaud du golfe, se posant avec délicatesse sur la corolle des fleurs. C’était avant.

    Tout lui revient. Avec une netteté qui lui fait mal.

    Elle avait suivi le défilé comme les autres, endimanchée et belle comme une poupée houma. Mais son cœur hurlait de colère devant ces adultes qui faisaient semblant d’approuver l’union de David avec cette femme du Nord. Une étrangère à toutes leurs valeurs acadiennes du bayou ! Même si elle parlait français.

    Sans compter ce drôle de petit garçon au nœud papillon qui butinait autour d’elle, ne cessant de clamer qu’il avait trouvé David au Mexique, là-bas, à San Miguel de Cozumel. Et qu’il le ramenait en Louisiane, son papa des bayous. Pour qu’il ne s’ennuie pas trop de sa famille. Ni d’Hélène.

    Lessouriresindulgentsavaientaccentuélemutismede Crystal. À sept ans, on comprend ce qui se passe autour de soi.

    Et Margaret Collin ? Cet oubli collectif de sa mère l’avait meurtrie. Voilà David qui déambule avec Hélène à ses côtés, fière de sa deuxième épouse. Et sa première femme ? Crystal avait imaginé sans peine David au bras de Plume d’Aigle, dans la petite chapelle de Galliano, avec ce même air de contentement.

    Bouquet à la main, couronne de fleurs sur le front, elle s’était jurée de ne plus jamais croire à aucun homme. Jamais !

    Par cette alliance, elle aurait donc toute sa vie durant, un demi-frère mexicain, un Sang-mêlé comme elle, mais qui ne venait pas du ventre de Margaret. Celui-là parle anglais, espagnol et le français québécois de sa mère. Ils étaient quittes, question de langue, car elle se débrouillait bien en langage choctaw, en français cadjin, en anglais et en espagnol. Drôle de jumbalaya, cette famille reconstituée ! Sans compter l’arrivée de Caroline, sa demi-sœur, fille d’une Houma et d’un Sioux. Plutôt un gombo tout mixed up !

    Le Mexicain Miguel n’avait pas perdu de temps pour lui voler sa Louisiane. L’école de Houma, en haut du bayou, avait réussi à faire un vrai Américain de ce Miguel Manicouche, fils de Montagnaise !

    Jusqu’à l’année précédente, Crystal avait fait la vie dure à la deuxième épouse de David.

    Une nuit, plus acerbe que jamais, la fille de David avait boudé tout ce que lui avait proposé Hélène durant la journée. Elle avait pesté contre le temps humide, le bayou lascif et hypocrite recouvert de jacinthes d’eau, à la seule fin, elle en était sûre, de camoufler d’horribles serpents ou des mocassins ou des cocodrils longs comme des pirogues. Jusqu’à ce vent perfide du large. Rien à voir avec la Californie et ses plages, San Francisco ou San Diego. Ici, la chaleur tue ! Tandis que là-bas…

    Le silence d’Hélène. Oppressant.

    Crystal n’en pouvait plus de supporter cette femme évanescente qui se promenait avec une jeunesse trompeuse accrochée au front, une silhouette plus raffinée, une poitrine encore pleine, avec des idées bien arrêtées pour protéger ses sœurs et frères amérindiens.

    Année après année, depuis 1982, dans sa salle de classe à l’Université de Thibodaux, Hélène utilise ses connaissances, son expérience du terrain et sa grande mémoire pour séduire les étudiants et les entraîner à poursuivre la recherche. « Dans les parties isolées d’Amérique latine ou d’Amérique centrale. Au Sud, toujours. Pour aller à la rencontre des plus démunis. » Comme elle l’avait fait au Mexique.

    À part ses travaux de recherche, Hélène ne s’épanchait que sur David ou Miguel.

    Leurs faits d’armes, leur quotidien banal aussi, comme des parcelles de bonheur à épargner pour demain.

    De son passé là-bas, rien !

    Et David en était aussi amoureux que lors de ce fatal été de 1977. Pendant toutes ces années, Hélène n’avait pas changé sa manière d’aimer David, le pressant de revenir de La Nouvelle-Orléans, de Baton Rouge ou de ses pêches au large. Elle respirait par Miguel et David, les deux hommes de sa vie. Comme si tout ce qu’elle avait vécu avant l’ouragan du 15 septembre 1977 avait été effacé d’un trait.

    Cette nuit-là, Hélène avait contourné la grogne de sa belle-fille.

    — Je sais que tu n’es pas heureuse, Crystal, lorsque tu es seule avec moi. Mais…

    — Mais ?

    — Il faut que tu saches.

    — Quoî ?

    — Pourquoi j’agis comme je le fais avec toi.

    — Je t’a pas rien demandé, Hélène Simard ! Pas rien du tout !

    — Je sais. Mais ce soir, peut-être à cause de l’absence prolongée de ton père ou du voyage de Miguel à La Nouvelle-Orléans, ce soir, j’ai le courage de te parler. Pour vrai.

    Hélène se met à raconter d’une voix éteinte pourquoi elle réfrénait ses élans vers sa belle-fille ou pire, qu’elle les forçait à certains moments.

    C’est qu’elle avait vu grandir dans le corps de Crystal, sa propre fille, Rose, morte à deux ans. L’âge qu’avait la Petite, la première fois qu’elle l’avait rencontrée dans la maison d’Anna, à son arrivée sur le bayou Lafourche.

    À certains jours, Enen ne différenciait plus Crystal de ce qu’aurait pu devenir Rose, si elle avait vécu. Alors, elle s’épanchait sur sa belle-fille, l’appelant dans sa tête Rose. Pour la retenir davantage, elle retardait l’heure du départ vers la Californie, inventant des prétextes pour éloigner Margaret. D’autres jours, elle en voulait à Crystal de respirer, de rire, de danser dans les fais-dodos. De partager ses jeux avec Miguel, de rêvasser, de pleurer pour un jouet égaré ou une robe salie par les amis de son frère, trop taquins et enjoués.

    Elle en voulait à Crystal d’exister quand l’autre, sa fille Rose, dormait dans le ventre de la rivière Péribonka, gelée et légère comme un flocon de neige.

    Elle avait failli comme mère à retrouver sa fille, à la soutirer de la rivière en furie.

    À ces moments-là, plutôt que de mordre ou de crier, Hélène se ramassait en boule sur son lit et frappait l’oreiller de plume, les lèvres serrées, le ventre à vide, maudissant le vent chaud du bayou, ses magnolias en fleurs et sa mousse espagnole indolente. De tout son être, elle rejetait ce pays exotique si éloigné de sa terre de glace et de bouillons avaleurs d’enfants. Là où elle avait abandonné Rose.

    David ne pouvait rien à cette détresse. Miguel non plus. Crystal existait, respirait et demandait à être aimée. Et personne ne ramènerait Rose à la vie.

    Ces confidences avaient fait basculer Crystal dans une compassion dont elle ignorait la force. Ainsi, pendant tout ce temps où la rage consumait sa révolte contre l’usurpatrice du cœur de David, Enen Manicouche se promenait entre ses carnets de note, sa vieille machine à écrire, ses élans de passion pour David, son amour maternel pour Miguel et son passé enterré ? Sans autre réconfort que de l’imaginer elle, Crystal, en Rose, ou Rose en Crystal ? Il était illusoire de croire qu’elle pouvait endosser la perte de Rose, son corps, son âme. Il fallait casser cette illusion qui les brisait toutes les deux depuis trop longtemps. Sans hésiter, instinctivement, Crystal se réfugia dans les bras d’Enen et l’appela doucement maman.

    Du coup, elle se substitua à Rose.

    Sa voix ténue prit le timbre d’une fillette. Elle s’adressa à Enen pour la remercier de l’avoir mise au monde, de l’avoir aimée au bout de sa courte vie, passionnément. De l’avoir cherchée sous l’eau intrépide, impudique, mensongère. Oui, elle avait entendu ses cris désespérés, mais elle ne pouvait pas, ne voulait plus se battre contre les courants déjà trop forts qui l’amenaient vers une terre promise, chaude et onctueuse.

    La voix d’Enen comme une berceuse vers ce voyage sans fin.

    Crystal avait parlé encore, doucement, si doucement : « Dis, Enen, tu m’as vue, je sais que tu m’as reconnue dans les yeux de cette petite Maya, là-bas au Chiapas, c’était bien moi, Rose. Tu m’as reconnue, je sais, à la manière dont tu m’as bercée, dans cette maison sans porte, au toit de paille et au sol de terre battue. »

    Hélène avait hoché la tête en signe d’assentiment.

    Crystal avait poursuivi, une partie de la nuit, cette réappropriation de l’enfant morte d’Enen. La mort de Rose comme une résurrection. Pour toutes deux. Au petit matin, Enen avait accouché de sa vie à elle, de la légitimité d’être heureuse, sans Rose. Et surtout, de regarder Crystal autrement que la voleuse du corps et de l’âme de son enfant morte.

    Depuis, Crystal habite tous les êtres qui côtoient Enen, là, d’un geste tendre, ici, d’une voix qui s’attarde à murmurer son nom, comme cette nuit-là.

    Lentement, Miguel s’installe aussi en elle, à côté d’Hélène.

    Il ressemble tant à David, jusque dans les intonations de la voix profonde, de la gestuelle, qu’on devine plus qu’une complicité entre père et fils. De les voir l’un à côté de l’autre s’animant de la même façon pour le prix d’un filet de pêche ou d’une carabine, avec ce rire qui attire, on comprend l’amitié qui unit cette belle paire de part’nas !

    Un bizarre de demi-frère qui tourne autour d’elle, enjoué, présent à ses désirs.

    — Allô, ‘tite sœur ! Bienvenue sur la terre de tes ancêtres et laisse le bon temps rouler jusqu’à ton départ, beb ! Je suis ton chevalier, ton cavalier, ton cow-boy, ton Texien ! Ça que tu veux !

    Voilà l’accueil que lui réserve Miguel chaque été à son arrivée sur le bayou Lafourche.

    Avec un sourire timide qui se faufile, des yeux humides de tendresse retenue, une nonchalance étudiée qui ne mystifie pas le reste du clan. Il ne peut cacher sa joie de la savoir de retour.

    — Ce n’est pas juste aux Cadjins, le bayou Lafourche, cher !

    — J’ai bien compris ça, ‘tite sœur ! Mes ancêtres maternels viennent du Nord, mes ancêtres paternels de la Canada, et je suis né au Mexique. Pas sur le bayou de ton enfance !

    De « petit frère à protéger », il est devenu grand frère protecteur, jaugeant sans qu’il n’y paraisse les beaux parleurs qui tournent autour de sa sœur comme un butin de pirate, soupesant le prétendant, un futur Jean Lafitte voleur de trésors, pour finir par les repousser tous ! Avec des manœuvres puériles, mais efficaces. En âge de prendre « plus qu’une bière d’affilée », comme il disait en bon français québécois, tous les prétextes sont bons pour accompagner Crystal à La Nouvelle-Orléans et faire le chien de garde.

    Pour ne pas réveiller David, elle retient un éclat de rire à la seule évocation de ce Miguel ratoureux comme un raton-laveur.

    De savoir Miguel et Hélène en danger, au Mexique, lui, en homme puéril, elle, en mère indomptée, enlève ce qui reste de courage à Crystal. Elle regagne sa chambre pour le reste de la nuit, laissant David aux prises avec ses cauchemars.

    Demain matin elle veillera à tout raconter à Anna et à Viger.

    À leur manière, ses grands-parents lui indiqueront comment rapailler David et l’aider à surmonter cette épreuve qui semble l’avaler, comme la rivière avait avalé Rose.

    Le téléphone les fait sursauter tous les deux.

    La lune n’attend pas le petit matin pour organiser la suite des choses.

    La déesse Ix Chel prépare sa revanche.

    Chapitre 2

    Matador

    La Justa Señora

    Septembre 1992, Chiapas, Mexique

    Elle porte un bandeau sur le front.

    Dans l’avion qui la mène vers Cancún, Hélène Simard tend la main à Enen Manicouche. L’Amérindienne remonte en elle, puissante, forte. Elle efface toute trace de la Blanche Hélène, car elle doit livrer le combat le plus important de sa vie : si Miguel, son fils adoré, a été fait prisonnier par les zapatistes comme elle le pressent, elle utilisera sa mémoire millénaire pour laisser pénétrer dans chacun de ses pores l’habileté et la ruse de ses ancêtres. L’amabilité aussi.

    Rejoindre ces affamés, ces laissés-pour-compte là où ils sont, voilà ce qu’elle doit faire. Elle doit les convaincre de son affiliation et de ses accointances avec leur cause qu’ils épellent sûrement avec une majuscule, La Cause. Cette cause dont elle avait vu germer les premiers soubresauts dans les plus humbles casas de la jungle. Du temps où elle croyait changer les choses par ses travaux, ses entrevues, ses analyses et ses conférences. Du temps où elle avait cru, chiffres à l’appui, convaincre des dirigeants universitaires du bien-fondé des revendications de ces « oubliés du miracle mexicain ».

    Le passé lui revient, précis comme les eaux tumultueuses de la Péribonka, au Nord. En ce lieu maudit où elle a laissé une partie de son cœur avec la mort de sa fillette Rose, sa petite Hirondelle. Pardonner, déesse Ix Chel ? Oui. Oublier ? Jamais !

    Voilà qu’on veut lui enlever son deuxième enfant. Celui qu’elle n’attendait plus, le fils de David LeBlanc, son ‘tit pêcheur de crabes. L’homme aimé.

    Par le hublot, l’aéroport de Cancún s’élance vers elle.

    L’avion se pose à l’heure prévue. Hélène y voit un heureux présage, car le temps qu’elle gagne lui servira, comment, quand, avec qui ? Elle verra. Ce temps qu’elle économise, elle le garde bien au chaud derrière son bandeau. Intuition d’abord, intelligence, ensuite.

    La veille, pour ne pas avoir à attendre ses bagages, Hélène avait jeté pêle-mêle l’essentiel dans un sac à dos, semblable à celui qu’elle avait utilisé à Cozumel. Hier, dans le camp de Leeville, elle ne voyait plus ce qu’elle faisait. David rôdait autour d’elle, esquivait ses questions douloureuses, la priait d’oublier cette folie de partir seule au Mexique. Elle n’avait rien répondu, énumérant à voix haute : une carte du Mexique, du Chiapas, un jean, une chemise de coton et son bandeau. Quelques vêtements de rechange, une lampe de poche, un canif, son passeport, de l’argent.

    Brusquement, elle s’était tournée vers lui, en larmes.

    — Dis-moi une seule chose, David LeBlanc, pourquoi faire ce voyage de fin d’année en plein mois de septembre ? Pourquoi le Mexique ? Pourquoi pas le Texas ou le Mississippi ? Pourquoi ne pas avoir empêché Miguel de partir, toi ou moi ? Cette idée stupide d’arborer cette banderole rouge et noire aux effigies de l’école : ‘Houma High School, Louisiana, U.S.A.’ Tout ce qu’il faut pour se faire remarquer !

    — Mais c’est notre Miguel qui a organisé ce voyage, Hélène ! C’est manière malaisé de quitter c’monde partir sans lui ! Guette Hélène, j’vas aller à ta place au Mexique et pour sûr, j’vas trouver la manière de ramener back Miguel à la maison. Hélène, quitte-moî te faire entendre raison. J’connaîs pus quelle qualité de mots user pour te ramener dessus ta bonne intelligence ! Et j’vas même te rajouter dessus toute ton questionnement que Miguel est un homme fait, pas un bébé.

    — David, je te dis que, même s’il mesure six pieds notre garçon, ses quinze ans ne le protègent pas des dangers qui le guettent ! Au contraire ! La jeunesse est téméraire, David.

    — J’connaîs pas qui ça mean, téméraire, c’est un vilain mot ? Et guette, Hélène Simard, c’est pas toî, alors pas toî, qui peut sermonner quelqu’une sur les dangers qui rôdaillent. Pas avec tout ça que t’as fait, toî-même ! Tu parles easy des voyages des autres, mais jamais des exilés d’eusses-mêmes. Ceux du Nord qui s’amènent dans l’Sud. C’est à mon idée, plus pire de quitter la place qui t’a vu naître que de rôdailler en bus sur les routes avec des friends.

    Malheureux, ils s’étaient disputés ne contrôlant plus leur détresse, même devant Crystal qui se faisait toute petite, assise près de la grande fenêtre, celle qui donne sur le coucher de soleil. Hélène avait tenu tête à David toute la nuit, arguant dans un délire verbal qu’elle était la seule à pouvoir extirper Miguel d’une situation difficile, que ses cinq années passées à parcourir le Yucatán, le Quintana Roo, le Campeche, les terres et la jungle du Chiapas jusqu’aux frontières du Guatemala ; non, David LeBlanc, ces années-là n’avaient pas servi qu’à aligner des chiffres, à tracer des tableaux comparatifs ou à interroger des paysannes dans les chaumières sur ce que voulait dire être pauvre au Mexique ! Elle était déchaînée. Et injuste ! Las d’une nuit sans sommeil à rassurer et discuter encore, David, rongé d’inquiétude au sujet de Miguel, écrasé par la pauvreté d’entendement d’Hélène, l’avait conduite en silence jusqu’à La Nouvelle-Orléans.

    Ils étaient accompagnés de Crystal assise sur la banquette arrière. Silencieuse elle aussi, comme les oiseaux fragiles avant l’orage. Un lever de soleil éblouissant avait éclairé leur désarroi. Le silence accusateur de ces deux-là. Oui, elle avait fait d’la misère à son ‘tit pêcheur de crabes et à Crystal, mais qu’y pouvait-elle ?

    Elle revoit l’arrivée de Crystal et son Hello, c’est moî ! Si joyeux, ce Hello. Étouffé net par ce téléphone qui avait cassé tous leurs plans.

    S’il est vrai que l’autocar des jeunes Louisianais avait été attaqué près de la basilique de San Cristóbal, ils avaient fait route, comme aurait dit David, car les étudiants n’étaient partis que depuis trois jours. Elle visualise Miguel, euphorique de revoir son Mexique, le nez collé à la vitre, ramenant à sa mémoire les moments heureux de son enfance mexicaine. Vite.

    L’urgence réveille sa peur, s’empare d’elle et la broie.

    Marchant d’un pas alerte, Enen balaie la foule qui attend, nerveuse. Une fébrilité dans l’air, inhabituelle. Des cous s’allongent, examinent sans gêne les premiers voyageurs. C’est bizarre, Enen y voit une arène, une foule. Elle est le taureau. Et devant elle, le toréador. Elle avance vers lui. Jean Éthier est là. Bien. Quelques minutes de préservées qu’elle engrange presto. Encore un pas. Il cache un papier journal sous son bras.

    Elle est ce taureau que l’on pousse dans l’arène et qui, devant l’acclamation de la foule, n’a d’autre choix que de se précipiter vers la cape sanglante qu’un fier torero agite devant lui. Elle sent le combat inégal, la mise à mort.

    La bête ne sait pas encore que cette arène signifie qu’elle ne verra plus jamais la plaine. Elle pourra toujours mugir ou beugler, le picador précédera de peu la mise à mort.

    À mort, la puissance du bœuf ! À mort, les cornes puissantes ! À mort ! À mort !

    Mais elle ne voit pas cela tout de suite, la bête, rendue furieuse par les cris et les jeux de cape. Elle ne voit que le torero et non la mort qui se cache derrière ce simple tissu rouge. Pourtant, c’est bien la mort qui se porte en

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