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Lionel Lincoln
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Ebook591 pages9 hours

Lionel Lincoln

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About this ebook

Avril 1775, alors que le port de Boston est frappé d’embargo par décision du Parlement de Grande-Bretagne, une voile battant pavillon anglais s'approche. Les curieux assemblés, craignant que le vaisseau ne soit que le premier d'une flotte amenant des renforts pour une armée déja trop nombreuse, voient débarquer parmi quelques innocents passagers un jeune officier anglais et un vieillard qu'on croirait arrivé au terme le plus reculé de la vieillesse...
Avec ce roman paru en 1824, s'amorce la principale partie de l'oeuvre historique du romancier, tout a la gloire de sa patrie naissante.

LanguageFrançais
PublisherBooklassic
Release dateJun 29, 2015
ISBN9789635254972
Lionel Lincoln
Author

James Fenimore Cooper

James Fenimore Cooper (1789-1851) was an American novelist whose works include The Last of the Mohicans, The Prairie, The Pathfinder, and The Deerslayer, collectively known as The Leatherstocking Tales.

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    Lionel Lincoln - James Fenimore Cooper

    978-963-525-497-2

    PRÉFACE DE LA NOUVELLE ÉDITION DE LIONEL LINCOLN

    Peut-être il n’y a pas de pays dont l’histoire prête moins à la poésie que celle des États-Unis d’Amérique. L’imprimerie était en usage longtemps avant l’établissement des premiers colons, et la politique des provinces et des États fut toujours d’encourager la propagation des lumières. Il n’y a donc pas dans toute l’histoire d’Amérique un fait obscur, et il n’y en a pas même de douteux ; tout est non seulement connu, mais si bien et si généralement connu, qu’il ne reste rien à embellir pour l’imagination d’un auteur. Il est vrai que le monde est tombé dans ses erreurs ordinaires relativement à des réputations individuelles, prenant pour guide les actions les plus frappantes et les plus facilement comprises, afin d’établir des conséquences sur lesquelles il se fonde pour appuyer un jugement, tandis que celui qui a profondément étudié la nature humaine sait que les défauts et les qualités les plus opposés se disputent souvent le même cœur. Mais le rôle du poète n’est point de détruire ces erreurs, car il n’y a pas de maladresse plus promptement suivie de châtiment que la tentative d’instruire des lecteurs qui ne veulent être qu’amusés. L’auteur connaît cette vérité par expérience, ainsi que par les difficultés qu’il rencontra en écrivant cet ouvrage, le seul ouvrage historique qu’il se soit permis ; et par la manière dont il fut reçu dans le public. Il a prouvé qu’il ne dédaignait pas l’opinion de ce dernier en discontinuant des tentatives dont l’inutilité lui avait été si clairement, quoique si poliment prouvée.

    Lorsqu’un auteur de romans peut violer l’ordre des temps, choisir des coutumes et des événements dans différents siècles, et en faire sa propriété légitime, il ne doit accuser de son manque de succès que son défaut d’intelligence et de talent. Mais lorsque les circonstances sont opposées à ses succès, il lui est permis de dire, pour sa propre justification, surtout lorsqu’il admet ses erreurs en se rétractant, que sa principale faute est d’avoir tenté l’impossible.

    Bien que l’auteur de cet ouvrage admette franchement que Lionel Lincoln n’est pas ce qu’il espérait qu’il serait lorsqu’il commença sa tâche, il pense cependant qu’il n’est pas sans quelques droits à l’attention du lecteur. Les batailles de Lexington et de Bunker’s Hill et le mouvement sur Prospect-Hill sont aussi exactement décrits que pouvait le faire un homme qui n’avait pas été témoin oculaire de ces importants événements. L’auteur n’épargna aucune peine en examinant les documents, soit anglais, soit américains, et consulta bien des autorités particulières avec un ferme désir de parvenir jusqu’à la vérité. Le terrain fut visité et examiné avec soin, et les différentes relations furent balancées par une comparaison sévère avec les probabilités. L’auteur ne s’en tint pas là ; il se procura même un journal de l’état du temps, et respecta minutieusement, dans son ouvrage, les variations de l’atmosphère. Ainsi, celui qui prend intérêt à tous ces détails peut être assuré que tout ce qu’il lira dans Lionel Lincoln sur ces faits particuliers est de la plus parfaite exactitude. Au moment où parut cet ouvrage, les faiseurs de Revues ont donc eu tort de reprocher à l’auteur son indifférence pour les lois de la nature, en mettant trop souvent en scène le clair de lune. Le critique, dans son zèle, oubliait le fait matériel, que le cours de la lune change de mois en mois ; il se souviendra maintenant que le journal météorologique était sous les yeux de l’auteur, pendant tout le temps où il fut occupé de ce roman.

    Les ouvrages d’imagination sont rarement compris, même par ceux qui ont toute l’habileté nécessaire pour les juger. Un article, certainement très-favorable au livre, si l’on considère ses mérites, contenait la remarque que la conception et le dessin des caractères de l’idiot et du fou avaient dû donner beaucoup de peine à l’auteur. Il sera donc juste d’ajouter que Job Pray et Ralph sont des hommes que l’auteur a connus, et qu’il a conservé jusqu’à leur langage, autant que la narration le lui permettait.

    Lionel Lincoln, comme la plupart des ouvrages du même auteur, fut imprimé primitivement sur un manuscrit qui n’avait point été recopié, sujet à toutes les imperfections qui font travailler la plume et la presse pari passa. Dans cette édition, beaucoup de fautes inséparables de cette négligence maladroite ont été corrigées, et l’auteur espère qu’il en est ainsi de quelques offenses contre le bon goût.

    Paris, septembre 1832.

    DÉDICACE À WILLIAM JAY, ESQ., DE BEDFORD, WEST-CHESTER.

    MON CHER JAY,

    Une intimité non interrompue de vingt-quatre ans expliquera comment votre nom se trouve ici. Un homme d’un esprit plus facile que le mien pourrait, à ce sujet, trouver l’occasion de dire quelque chose d’ingénieux sur les brillants services de votre père ; mais mon faible témoignage ne pourrait rien ajouter à une gloire qui appartient déjà à la postérité, tandis qu’ayant si bien connu le mérite du fils et éprouvé si longtemps son amitié, je puis trouver encore de meilleures raisons pour vous offrir ces Légendes.

    Votre véritable et fidèle ami,

    J. FENIMORE COOPER.

    PRÉFACE DES LÉGENDES DES TREIZE RÉPUBLIQUES

    La manière dont les événements particuliers, les caractères et les descriptions qu’on trouvera dans ces légendes sont venus à la connaissance de l’auteur, restera probablement toujours un secret entre lui et son libraire. Il croit inutile d’assurer que les principaux faits qui y sont contenus sont vrais ; car s’ils ne portaient pas en eux-mêmes des preuves certaines de leur vérité, il sent que toutes les assurances qu’il pourrait donner n’y feraient pas ajouter foi.

    Mais quoiqu’il n’ait pas dessein de fournir des témoignages positifs à l’appui de son ouvrage, l’auteur n’hésitera pas à donner toutes les preuves négatives qui sont en son pouvoir. Il déclare donc solennellement, d’abord, qu’aucun inconnu de l’un ou de l’autre sexe n’est jamais mort dans son voisinage laissant des papiers dont il se serait emparé légitimement ou non. Aucun étranger à physionomie sombre, à caractère taciturne, et se faisant une vertu du silence, ne lui a jamais remis une seule page d’un manuscrit illisible. Aucun hôte ne lui a fourni des matériaux pour en faire une histoire, afin que le profit en résultant puisse acquitter les loyers arriérés d’un locataire mort chez lui de consomption, et ayant fait sa sortie du monde avec assez peu de cérémonie pour oublier le dernier item de son compte, c’est-à-dire les frais de ses funérailles.

    Il ne doit rien à aucun conteur bavard cherchant à charmer l’ennui des longues soirées d’hiver. Il ne croit pas aux esprits. Il n’a pas eu une vision dans toute sa vie, et il dort trop profondément pour avoir des songes.

    Il est forcé d’avouer que dans aucun des journaux publiés chaque jour, chaque semaine, chaque mois ou chaque trimestre, il n’a pu trouver un seul article louangeur ou critique, contenant une idée dont ses faibles moyens pussent profiter. Personne ne regrette cette fatalité plus que lui, car les rédacteurs de tous ces journaux mettent en général dans leurs articles tant d’imagination, qu’en en profitant avec soin on pourrait assurer l’immortalité d’un livre, en le rendant inintelligible.

    Il affirme hardiment qu’il n’a reçu de renseignements d’aucune société savante, et il ne craint pas d’être contredit là-dessus, car pourquoi un être aussi obscur serait-il l’objet exclusif de leurs faveurs ?

    Quoiqu’on le voie de temps en temps dans cette société savante et frugale connue sous le nom de club du pain et du fromage, où il est coudoyé par des docteurs en droit et en médecine, des poètes, des peintres, des éditeurs, des législateurs et des auteurs en tout genre, depuis la métaphysique et les hautes sciences jusqu’aux ouvrages de pure imagination, il assure qu’il regarde l’érudition qu’on y recueille comme trop sacrée pour en faire usage dans tout ouvrage qui n’est pas relevé par la dignité de l’histoire.

    Il doit parler des collèges avec respect, quoique les droits de la vérité soient supérieurs à ceux de la reconnaissance. Il se bornera à dire qu’ils sont parfaitement innocents des erreurs qu’il a pu commettre, ayant oublié depuis longtemps le peu qu’ils lui ont enseigné.

    Il n’a dérobé ni image à la poésie profonde et naturelle de Bryant, ni sarcasme à l’esprit d’Halleck, ni expressions heureuses à l’imagination riche de Percival, ni satire à la plume caustique de Paulding[1], ni périodes bien arrondies à Irving[2], ni vernis séduisant aux tableaux de Verplanck[3].

    Aux soirées et aux coteries des bas-bleus, il croyait avoir trouvé un trésor dans les Dandys littéraires qui les fréquentent ; mais l’expérience et l’analyse lui ont fait reconnaître qu’ils ne sont bons qu’à suivre l’instinct qui les fait agir.

    Il n’a pas à se reprocher la tentative impie de s’approprier les bons mots de Joe Miller[4], le pathos des écrivains sentimentalistes, ni les inspirations des Homères qui écrivent dans les journaux.

    Il n’a pas eu la présomption d’emprunter la vivacité des États orientaux de l’Amérique ; il n’a pas analysé le caractère homogène de ceux de l’intérieur ; il a laissé ceux du sud en possession tranquille de tout leur esprit morose.

    Enfin il n’a rien pillé ni dans les livres imprimés en caractères gothiques, ni dans les brochures à six pence ; sa grand’mère a été assez dénaturée pour refuser de l’aider dans ses travaux ; et, pour parler une fois positivement, il désire vivre en paix avec les hommes et mourir dans la crainte de Dieu.

    PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION DE LIONEL LINCOLN

    On trouvera dans cette histoire quelques légers anachronismes ; et, si l’auteur n’en parlait pas, les lecteurs qui s’attachent à la lettre pourraient en tirer des conclusions aux dépens de sa véracité ; ils ont rapport aux personnes plutôt qu’aux choses. Si l’on veut les traiter d’erreurs, comme elles sont d’accord avec le fond des faits, qu’elles sont liées à des circonstances beaucoup plus probables que les événements réels, et qu’elles possèdent toute l’harmonie du coloris poétique, l’auteur est hors d’état de découvrir pourquoi ce ne sont pas des vérités.

    Il abandonne ce point difficultueux à la sagacité d’instinct des critiques.

    Cette légende peut se diviser en deux parties à peu près égales l’une comprenant des faits qui sont de notoriété publique, l’autre fondée sur des renseignements particuliers qui ne sont pas moins certains. Quant à ses autorités pour cette dernière partie, l’auteur s’en réfère à l’avant-propos qui précède ; mais il ne peut parler avec aussi peu de cérémonie des sources où il a puisé la première.

    Les bons habitants de Boston connaissent parfaitement le rôle glorieux qu’ils ont joué dans les premières annales de notre confédération, et ils ne négligent aucun moyen louable pour perpétuer la gloire de leurs ancêtres. De là tous ces ouvrages d’un intérêt local, publiés en si grand nombre à Boston, qu’on ne pourrait en trouver autant dans aucune autre ville des États-Unis. L’auteur s’est efforcé de tirer parti de ces matériaux, en comparant les faits, en en faisant un choix, et en montrant, comme il l’espère, un peu de cette connaissance des hommes et des choses qui est nécessaire pour présenter un tableau fidèle.

    S’il a échoué dans son projet, il n’a du moins rien négligé pour le faire réussir.

    Il ne prendra pas congé du berceau de la liberté américaine, sans exprimer ses remerciements des facilités qui ont été accordées à son entreprise. S’il n’a pas reçu la visite d’êtres aériens, s’il n’a pas eu de ces belles visions que les poètes aiment à inventer, il est certain qu’on le comprendra, quand il dira qu’il a été honoré de l’intérêt de quelques êtres ressemblant à ceux qui ont inspiré leur imagination.

    Chapitre 1

    Ils semblent ranimer mon âme accablée par la fatigue, et, pleins de joie et de jeunesse, respirer un second printemps.

    GRAY.

    Aucun Américain ne peut ignorer les principaux événements qui portèrent le parlement de la Grande-Bretagne, en 1774, à frapper le port de Boston de ces restrictions impolitiques qui détruisirent si complètement le commerce de la principale ville de ses colonies occidentales. Tout Américain doit également savoir avec quelle noblesse, avec quel dévouement aux grands principes de cette lutte, les habitants de Salem, ville la plus voisine de Boston, refusèrent de profiter de la situation de leurs compatriotes. En conséquence de ces mesures impolitiques du gouvernement anglais, et de l’unanimité louable qui régnait alors parmi les habitants de la capitale, il devint rare de voir flotter sur les eaux de la baie oubliée de Massachusetts d’autres vaisseaux que ceux qui arboraient le pavillon royal.

    Cependant, vers la fin d’un jour d’avril, en 1775, les yeux de plusieurs centaines de citoyens étaient fixés sur une voile éloignée qu’on voyait s’élever du sein des vagues, s’avançant dans les eaux prohibées et se dirigeant vers l’entrée du port proscrit. Un rassemblement considérable de spectateurs s’étaient réunis sur Beacon-Hill, en couvraient le sommet conique et la rampe orientale, et regardaient cet objet de l’intérêt général avec cette attention et cette sollicitude profonde pour les événements de chaque jour qui caractérisaient cette époque. Cette foule nombreuse se composait pourtant de gens qui n’étaient pas tous animés par les mêmes sentiments, et dont les uns formaient des vœux diamétralement opposés à ceux des autres. Tandis que le citoyen grave, sérieux, mais prudent, cherchait à cacher sous l’air d’une froide indifférence l’amertume de ses sensations, des jeunes gens, mêlés dans tous les groupes, et dont le costume annonçait la profession militaire, se livraient aux transports d’une joie bruyante, et se félicitaient à haute voix de la perspective qu’ils avaient de recevoir bientôt des nouvelles de leur patrie lointaine et de leurs amis absents. Mais le roulement prolongé des tambours qu’on battait dans la plaine voisine, et dont le son était apporté par la brise du soir, éloigna bientôt tous ces spectateurs oisifs, et laissa la montagne en possession de ceux qui y avaient le meilleur droit. Ce n’était pourtant pas alors une époque à laquelle on pût se livrer à des communications franches et sans réserve.

    Longtemps avant que les vapeurs du soir eussent remplacé les ombres que le soleil faisait tomber du côté de l’occident, la montagne fut entièrement abandonnée, les spectateurs qui y étaient restés en étant descendus chacun de leur côté, pour regagner solitairement, et dans le silence de la réflexion, les rangées de toits sombres qui s’élevaient sur la côte, le long de la partie orientale de la péninsule.

    Malgré cette apparence d’apathie, la renommée, qui, dans les temps de grand intérêt, trouve toujours le moyen de faire entendre un léger murmure quand elle n’ose parler à haute voix, s’empressait de faire circuler la nouvelle désagréable que le vaisseau qu’on venait d’apercevoir n’était que le premier d’une flotte qui amenait des renforts à une armée déjà trop nombreuse et trop fière de sa force pour respecter les lois. Nul bruit, nul tumulte ne succéda à cette fâcheuse annonce ; mais on ferma sur-le-champ toutes les portes des maisons et tous les volets des fenêtres, comme si l’on eût voulu seulement exprimer le sentiment général par ces preuves silencieuses de mécontentement.

    Pendant ce temps le vaisseau était arrivé à l’entrée rocailleuse du havre, et s’y trouvant abandonné par la brise avec la marée contraire, il fut obligé de s’arrêter, comme s’il eût pressenti le mauvais accueil qui lui était dû. Les habitants de Boston s’étaient pourtant exagéré le danger ; car ce navire, au lieu de présenter l’attroupement désordonné d’une soldatesque licencieuse qui aurait couvert le tillac d’un bâtiment de transport, n’offrait que très-peu de monde ; le meilleur ordre régnait sur le pont, et il ne s’y trouvait rien qui pût gêner les passagers qu’il portait. Toutes les apparences extérieures auraient annoncé à l’œil d’un observateur que ce vaisseau amenait quelques personnages d’un rang distingué, ou qui possédaient les moyens de faire contribuer largement les autres à leur bien-être.

    Le petit nombre de marins nécessaires à la manœuvre étaient assis ou couchés de différents côtés, regardant, avec un air d’indolence, tantôt la voile qui battait contre le mât comme une aile fatiguée, tantôt les eaux tranquilles de la baie, tandis que plusieurs domestiques en livrée entouraient un jeune homme qui faisait des questions au pilote, descendu à bord du navire à la hauteur de l’endroit nommé les Sépulcres[5]. Les vêtements de ce jeune homme étaient d’une propreté recherchée, et, d’après les peines excessives qu’il prenait pour les ajuster, on pouvait évidemment conclure que, dans l’opinion de celui qui les portait, ils étaient le nec plus ultrà de la mode du jour. Depuis l’endroit où était ce groupe, près du grand mât, une grande partie du gaillard d’arrière était déserte ; mais près du marin qui tenait nonchalamment la barre du gouvernail, on voyait un être jeté dans un moule tout à fait différent.

    C’était un homme qui aurait paru arrivé au terme le plus reculé de la vieillesse, si sa marche agile et ferme, et les regards rapides de ses yeux brillants, tandis qu’il se promenait de temps en temps sur le pont, n’avaient paru démentir les indices ordinaires d’un âge avancé. Il avait la taille voûtée, et sa maigreur était extrême ; le peu de cheveux qui tombaient sur son front étaient d’une blancheur qui semblait annoncer au moins quatre-vingts hivers ; de profondes rides, semblables à des sillons tracés par le temps et de longs soucis, avaient flétri ses joues creuses, et rendaient encore plus remarquables des traits empreints de noblesse et de dignité. Il portait un habit simple et modeste de drap gris, qui paraissait lui avoir rendu d’assez longs services, et qui laissait apercevoir des traces visibles de la négligence de son maître. Quand il détournait du rivage ses regards perçants, il marchait à grands pas sur le gaillard d’arrière, où il était seul, et semblait entièrement occupé de ses propres pensées, ses lèvres s’agitant rapidement, quoique aucun son ne sortît d’une bouche qui était silencieuse par habitude.

    Il était sous l’influence d’une de ces impulsions soudaines qui font partager au corps l’activité de l’esprit, quand un jeune homme monta de la cabane sur le tillac, et se rangea parmi les curieux qui avaient les yeux fixés sur la terre. Son âge pouvait être d’environ vingt-cinq ans ; il portait un manteau militaire jeté nonchalamment sur ses épaules, et ce qui paraissait de ses habits annonçait suffisamment que sa profession était celle des armes. Tout son extérieur avait un air d’aisance et de bon ton, quoique sa physionomie expressive parût quelquefois comme obscurcie par un air de mélancolie, pour ne pas dire de tristesse. En arrivant sur le pont, il rencontra les yeux du vieillard infatigable qui continuait à s’y promener ; il le salua poliment, et détourna ensuite les yeux pour les porter sur les côtes, et examiner les beautés qui étaient sur le point de s’éclipser.

    Les montagnes rondes de Dorchester brillaient encore des derniers rayons de l’astre qui venait de disparaître derrière elles : des bandes d’une lumière plus pâle jouaient encore sur les eaux, et doraient le sommet verdoyant des groupes d’îles qui se trouvent à l’entrée de la baie. On voyait dans le lointain les clochers de la ville de Boston, s’élançant du sein des ombres qui couvraient la ville, et dont les girouettes étincelaient encore, tandis que quelques rayons d’une plus vive lumière s’échappaient irrégulièrement du sombre fanal élevé sur le pic conique de Beacon-Hill. Plusieurs grands vaisseaux étaient à l’ancre entre les îles et en face de la ville, et devenaient moins distincts de moment en moment, au milieu des vapeurs du soir, quoique le sommet de leurs mâts brillât encore de la clarté du jour ; de chacun de ces vaisseaux, des fortifications qui s’élèvent à peu de hauteur sur une petite île enfoncée dans la baie, et de divers postes dans la partie la plus élevée de la ville, on voyait flotter au gré du vent le pavillon anglais. Tandis que le jeune officier contemplait cette scène, il entendit le bruit des canons qui annonçaient, la fin du jour ; et, tandis qu’il suivait des yeux la descente des symboles superbes du pouvoir britannique, il sentit son bras pressé d’une manière expressive par la main de son vieux compagnon de voyage.

    – Le jour n’arrivera-t-il jamais, lui dit le vieillard à voix basse, où nous verrons ce pavillon s’abaisser pour ne jamais se relever sur cet hémisphère ?

    Le jeune homme tourna les yeux avec vivacité sur celui qui lui parlait ainsi, mais les baissa sur-le-champ pour éviter les regards perçants de son vieux compagnon. Un assez long silence, un silence qui semblait pénible au jeune officier, succéda à cette observation. Enfin il dit en lui montrant la terre :

    – Dites-moi, vous qui êtes de Boston, et qui devez connaître cette ville depuis longtemps, quels sont les noms de tous les beaux endroits que je vois ?

    – N’êtes-vous pas aussi de Boston ?

    – Il est vrai que j’y suis né, mais je suis Anglais par les habitudes et l’éducation.

    – Maudites soient ces habitudes ! Et combien doit être négligée l’éducation qui apprend à un enfant à oublier le pays qui l’a vu naître !

    Le vieillard se détourna en murmurant ces mots à demi-voix, et, se remettant à marcher à grands pas, il s’avança vers le gaillard d’avant.

    Le jeune officier resta quelques minutes comme absorbé dans ses réflexions, et, semblant se rappeler tout à coup le motif qui l’avait fait monter sur le tillac, il appela à haute voix : – Meriton !

    Au son de sa voix, le groupe de curieux qui était rassemblé autour du pilote se dispersa, et le jeune homme vêtu avec prétention, dont nous avons déjà parlé, s’approcha de lui d’une manière qui offrait un singulier mélange de familiarité présomptueuse et de profond respect. Cependant le jeune officier, sans y faire attention et sans même l’honorer d’un regard, continua en ces termes :

    – Je vous ai chargé de retenir la barque qui a amené le pilote pour me conduire à terre : voyez si elle est prête à partir.

    Le valet courut exécuter les ordres de son maître, et revint presque au même instant lui dire que tout était prêt.

    – Mais, Monsieur, ajouta-t-il, vous ne voudriez pas partir dans cette barque, j’en suis parfaitement assuré.

    – Votre assurance, monsieur Meriton, n’est pas la moindre de vos recommandations ; mais pourquoi ne le voudrais-je pas ?

    – Ce vieil étranger, cet homme désagréable avec ses haillons d’habits, s’y est déjà établi.

    – Eh bien ! il faudrait pour me retenir un inconvénient beaucoup plus grave que celui d’avoir la société du seul homme de bonne compagnie qui se trouve sur ce vaisseau.

    – Juste ciel ! s’écria Meriton en levant les yeux d’un air étonné ; sûrement, Monsieur, quant aux manières, vous êtes plus en état que personne d’en juger, mais pour les habits…

    – Il suffit, il suffit, dit son maître d’un ton un peu brusque ; sa compagnie me convient. Si vous ne la trouvez pas digne de votre mérite, je vous permets de rester à bord jusqu’à demain matin. Je puis fort bien, pour une nuit, me passer de la présence d’un fat.

    Sans faire attention à l’air mortifié de son valet déconcerté, il s’avança sur le tillac jusqu’à l’endroit où la barque l’attendait. Le mouvement général qui eut lieu à l’instant parmi tout l’équipage, et le respect avec lequel le capitaine le suivit jusqu’à l’échelle, prouvaient suffisamment que, malgré sa jeunesse, c’était principalement par égard pour lui qu’on avait maintenu un ordre si admirable dans toutes les parties du vaisseau. Cependant, tandis que tout ce qui l’entourait s’empressait de lui faciliter les moyens de descendre dans la barque, le vieil étranger s’y était assis à la meilleure place, avec un air de distraction, sinon de froide indifférence. Il ne fit aucune attention à l’avis que lui donna indirectement Meriton, qui avait pris le parti de suivre son maître, qu’il ferait bien de lui céder cette place, et le jeune officier s’assit à côté du vieillard avec un air de simplicité que son valet trouvait souverainement déplacé. Comme si cette humiliation n’eût pas suffi, le jeune officier, voyant que les rameurs restaient dans l’inaction, se tourna vers son compagnon et lui demanda poliment s’il était prêt à partir. Le vieillard ne répondit que par un signe affirmatif, et sur-le-champ toutes les rames furent en mouvement pour avancer vers la terre, tandis que le vaisseau manœuvrait pour aller jeter l’ancre à la hauteur de Nantasket.

    Nulle voix n’interrompit le bruit cadencé des rames, tandis que, combattant la marée contraire, la barque traversait les nombreux détroits formés par différentes îles ; mais quand on fut à la hauteur du château[6], l’obscurité céda à l’influence de la nouvelle lune ; les objets qui les environnaient commençant à devenir plus distincts, le vieil étranger se mit à parler avec cette véhémence qui lui semblait naturelle, et il rendit compte à son compagnon de toutes les localités avec le ton passionné d’un enthousiaste, et en homme qui en connaissait depuis longtemps toutes les beautés. Mais il retomba dans le silence quand on s’approcha des quais négligés et abandonnés, et il s’appuya d’un air sombre sur les bancs de la barque, comme s’il n’eût osé se fier à sa voix pour parler des malheurs de sa patrie.

    Laissé à ses propres pensées, le jeune officier regardait avec le plus vif intérêt les longs rangs de bâtiments qui devenaient visibles à ses yeux, et que la lune couvrait d’un côté d’une douce lumière, tandis que de l’autre le contraste de ses rayons épaississait les ombres. On ne voyait dans le port que quelques bâtiments démâtés. La forêt de mâts qui le couvrait autrefois avait disparu. On n’y entendait plus ce bruit de roues, ce mouvement actif qui auraient dû faire distinguer à cette heure le grand marché de toutes les colonies. Les seuls sons qui frappassent l’oreille étaient le bruit éloigné d’une musique martiale, les cris désordonnés des soldats qui s’enivraient dans les cabarets situés sur le bord de la mer, et la voix farouche des sentinelles placées sur les vaisseaux de guerre, qui arrêtaient dans leur marche le petit nombre de barques que les habitants conservaient encore pour la pêche ou le commerce côtier.

    – Quel changement ! s’écria le jeune officier en jetant les yeux sur cette scène de désolation ; quel spectacle différent me retracent mes souvenirs, quelque imparfaits qu’ils soient, quelque loin qu’ils remontent !

    Le vieillard ne répondit rien ; mais un sourire, dont l’expression était singulière, se peignit sur ses joues amaigries, et donna à tous ses traits un caractère doublement remarquable. Le jeune officier n’en dit pas davantage, et tous deux gardèrent le silence jusqu’au moment où la barque, étant arrivée au bout du long quai, jadis si vivant, et où il ne se trouvait alors qu’une sentinelle qui le parcourait à pas mesurés, s’avança vers le rivage, et s’arrêta au lieu ordinaire du débarquement.

    Quels que pussent être les sentiments des deux passagers, en atteignant en sûreté le but d’un voyage long et pénible, ils ne les exprimèrent point par des paroles. Le vieillard découvrit ses cheveux blancs, et, plaçant son chapeau devant son visage, il sembla rendre au ciel en esprit des actions de grâces de se trouver à la fin de ses fatigues, tandis que son jeune compagnon marchait avec l’air d’un homme que ses émotions occupaient trop pour qu’il pût songer à les peindre.

    – C’est ici que nous devons nous séparer, Monsieur, dit enfin ce dernier ; mais à présent que nos relations communes sont terminées, j’espère que la connaissance que nous devons au hasard se prolongera au-delà du terme de notre voyage.

    – Un homme dont les jours sont aussi avancés que les miens, répondit le vieillard, ne doit pas présumer de la libéralité de Dieu au point de faire des promesses dont l’accomplissement dépend du temps. Vous voyez en moi un homme qui revient d’un triste, d’un bien triste pèlerinage sur l’autre hémisphère, pour laisser ses dépouilles mortelles dans son pays natal ; mais si le ciel daigne m’accorder assez de vie pour cela, vous entendrez encore parler de celui que vos bontés et votre politesse ont si grandement obligé.

    L’officier fut affecté du ton grave et solennel de son compagnon, et répondit en lui serrant sa main :

    – Ne l’oubliez pas ! je vous le demande comme une faveur spéciale. Je ne sais pourquoi ; mais vous avez obtenu sur mes sentiments un empire que nul autre n’a jamais possédé ; c’est un mystère pour moi, c’est comme un songe ; mais j’éprouve pour vous, non seulement du respect, mais de l’amitié.

    Le vieillard fit un pas en arrière, sans quitter la main du jeune homme, le regarda fixement quelques instants, et lui dit en levant lentement une main vers le firmament :

    – Ce sentiment vient du ciel ; il est dans les desseins de la Providence ; ne cherchez pas à l’étouffer, jeune homme ; conservez-le précieusement dans votre cœur.

    La réponse, qu’allait lui faire le jeune officier fut interrompue par des cris subits et violents qui rompirent le silence général, et dont l’accent plaintif leur glaça le sang dans les veines. Le bruit de coups de courroies se joignait aux plaintes de celui qui les recevait, et était accompagné de jurements et d’exécrations que proféraient des voix qui ne paraissaient pas à une grande distance. Un mouvement commun les entraîna tous du côté d’où venait le tumulte, et ils y coururent avec rapidité. Lorsqu’ils approchèrent des bâtiments, ils virent un groupe rassemblé autour d’un jeune homme, dont les cris troublaient la tranquillité du soir, et dont les plaintes n’excitaient que la dérision. Ceux qui étaient spectateurs de ses souffrances encourageaient ceux qui les lui infligeaient à continuer.

    – Grâce ! grâce ! pour l’amour de Dieu ! ne tuez pas le pauvre Job ! s’écriait la malheureuse créature ; Job fera toutes vos commissions ! Job n’a pas d’esprit ! ayez pitié de lui ! Oh ! vous lui déchirez la chair !

    – J’arracherai le cœur de la poitrine à ce jeune mutin ! s’écria une voix rauque avec un accent de colère. Refuser de boire à la santé de Sa Majesté !

    – Job lui souhaite une bonne santé ; Job aime le roi, mais Job n’aime pas le rum.

    Le jeune officier était alors assez près pour s’apercevoir que c’était une scène d’abus et de désordre, et, se faisant jour à travers les soldats qui composaient ce groupe, il se trouva bientôt au centre du cercle.

    Chapitre 2

    Ils me fouetteront si je dis la vérité, tu me fouetteras si je mens, et quelquefois je suis fouetté pour avoir gardé le silence. J’aimerais mieux être je ne sais quoi… qu’un fou.

    SHAKESPEARE. Le roi Lear.

    – Que signifient ces cris ? demanda le jeune officier en arrêtant le bras d’un soldat en fureur qui s’apprêtait à frapper de nouveau ; de quel droit maltraitez-vous ainsi cet homme ?

    – Et de quel droit osez-vous porter la main sur un grenadier anglais ? s’écria le soldat courroucé, se tournant vers lui, et levant sa courroie pour en frapper celui qu’il regardait comme un bourgeois de la ville. L’officier fit un pas de côté pour éviter le coup dont il était menacé : ce mouvement entr’ouvrit son manteau, et la clarté de la lune tombant sur son uniforme, le bras du soldat surpris resta suspendu.

    – Répondez, je vous l’ordonne, continua l’officier tremblant de colère et d’indignation : pourquoi cet homme est-il tourmenté ainsi ? À quel corps appartenez-vous ?

    – Aux grenadiers du 47e régiment, Votre Honneur, répondit un autre soldat d’un ton humble et soumis. C’est une leçon que nous donnions à un indigène pour lui apprendre à refuser de boire à la santé de Sa Majesté.

    – C’est un pécheur endurci qui ne craint pas son Créateur ! s’écria la victime du courroux des soldats, en tournant avec empressement vers son protecteur son visage baigné de larmes ; Job aime le roi, mais Job n’aime pas le rum.

    L’officier détourna les yeux de ce spectacle cruel, et ordonna aux soldats de délier leur prisonnier. Les doigts et les couteaux furent mis en réquisition pour lui obéir plus promptement, et le malheureux, rendu à la liberté, s’occupa à se couvrir des vêtements dont on l’avait dépouillé. Pendant ce temps, le tumulte qui avait accompagné cette scène de désordre avait fait place à un silence si profond, qu’on entendait la respiration pénible du pauvre diable dont le martyre avait été interrompu.

    – Messieurs les héros du 47e régiment, dit l’officier quand l’objet de leur courroux eut remis ses habits, connaissez-vous ce bouton ?

    Le soldat à qui il semblait adresser plus particulièrement cette question regarda le bras qu’étendait l’officier, et il ne fut pas peu déconcerté en voyant sur le parement blanc qui décorait un uniforme écarlate, un bouton portant le numéro de son propre régiment. Personne n’osa répondre, et, après un silence de quelques instants, l’officier continua :

    – Vous êtes de nobles soutiens de la gloire acquise par le régiment de Wolf, de dignes successeurs des braves guerriers qui ont été victorieux sous les murs de Québec ! Retirez-vous ! demain on s’occupera de cette affaire.

    – J’espère, dit un des soldats, que Votre Honneur se rappellera qu’il a refusé de boire à la santé du roi ; je suis sûr que si le colonel Nesbitt était ici…

    – Osez-vous hésiter à m’obéir, misérable ? Partez, puisque je vous en accorde la permission.

    Les soldats déconcertés, car leur turbulence s’était évanouie comme par enchantement devant le regard sévère d’un officier supérieur, se retirèrent en silence, quelques vétérans disant tout bas à leurs camarades le nom de l’officier qui avait paru au milieu d’eux si inopinément. L’œil courroucé du jeune militaire les suivit tant que le dernier d’entre eux fut visible ; après quoi, se tournant vers un vieux citoyen de la ville qui était appuyé sur une béquille et qui avait été spectateur de cette scène, il lui demanda :

    – Savez-vous quelle est la cause du cruel traitement que ce pauvre homme vient de recevoir ? Quel motif a occasionné cette violence ?

    – C’est un pauvre garçon, répondit le boiteux, un véritable innocent qui ne sait pas grand’chose, mais qui ne fait de mal à personne. Les soldats se sont divertis dans ce cabaret, et ils l’emmènent souvent avec eux pour s’amuser de sa faiblesse d’esprit. Si l’on souffre une pareille conduite, je crains qu’il n’en résulte de grands malheurs : des lois dures arrivant de l’autre côté de l’eau, ici des soldats qui se permettent tout, avec des gens comme le colonel Nesbitt à leur tête, tout cela ne peut manquer de…

    – Nous ferons aussi bien de ne pas continuer cet entretien, mon cher ami, dit l’officier. J’appartiens moi-même au régiment de Wolf, et je veillerai à ce que justice soit rendue à qui de droit dans cette affaire. Vous me croirez aisément quand vous saurez que je suis un Enfant de Boston[7] ; mais, quoique natif de cette ville, j’en ai été si longtemps absent, que je trouverais bien difficilement mon chemin dans ces rues tortueuses. Connaissez-vous la demeure de Mrs[8] Lechmere ?

    – C’est une maison bien connue dans tout Boston, répondit le boiteux d’une voix sensiblement changée par la connaissance qu’il venait d’acquérir qu’il parlait à un concitoyen. Job que voilà ne fait autre chose que des commissions, et il vous montrera le chemin par reconnaissance du service que vous lui avez rendu. N’est-il pas vrai, Job ?

    L’idiot, car l’œil hébété et la physionomie insignifiante du jeune homme qui venait d’être arraché à ses bourreaux ne prouvaient que trop clairement qu’il appartenait à cette malheureuse classe d’êtres humains, répondit avec une précaution et une sorte de répugnance qui étaient assez singulières après ce qui venait de lui arriver :

    – Mrs Lechmere ? Oh ! oui, Job connaît le chemin ; il irait chez elle les yeux bandés, si… si…

    – Si… si… si, quoi ? imbécile ! s’écria le zélé boiteux.

    – S’il faisait jour.

    – Les yeux bandés, s’il faisait jour ? Entendez-vous le nigaud ? Allons, Job, il faut que vous conduisiez monsieur dans Tremont-Street, sans parler davantage. Le soleil vient seulement de se coucher[9] ; vous pouvez y aller et être dans votre lit avant que l’horloge d’Old-South sonne huit heures[10].

    – Oui-dà, cela dépend du chemin que vous prenez. Je suis sûr, voisin Hopper, qu’il vous faudrait plus d’une heure pour aller chez Mrs Lechmere, si vous preniez par Lynn-Street, Prince-Street et Snow-Hill, surtout si vous passiez quelque temps à regarder les sépultures sur Copps-Hill.

    – Allons, voilà l’idiot qui va tomber dans un accès d’humeur sombre, avec ses sépultures et Copps-Hill, s’écria le boiteux qui prenait intérêt à son jeune concitoyen, et qui lui aurait volontiers offert de lui servir de guide lui-même, si ses infirmités le lui eussent permis. Il faudra que Monsieur rappelle les grenadiers pour le mettre à la raison.

    – Il est inutile d’user de sévérité avec ce malheureux jeune homme, dit l’officier ; mes souvenirs m’aideront sans doute à trouver mon chemin à mesure que j’avancerai, et si je me vois embarrassé, je m’adresserai à quelque passant.

    – Si Boston était encore ce que Boston a été, vous trouveriez à chaque coin de rue des gens qui répondraient civilement à vos questions ; mais, depuis le massacre[11], il est rare que nos compatriotes sortent de leurs maisons à une pareille heure. D’ailleurs, c’est aujourd’hui samedi, comme vous le savez ; n’est-ce pas une honte pour ces tapageurs de choisir un pareil jour pour faire la débauche ? Mais quant à cela, les soldats sont devenus plus insolents que jamais depuis le désappointement qu’ils ont éprouvé à Salem, relativement aux canons. Au surplus, ce n’est pas à un homme, comme vous que j’ai besoin d’apprendre ce que sont les soldats quand ils ont une fois la tête montée.

    – Je ne connais pas bien mes camarades, si la scène dont je viens d’être témoin est un échantillon de leur conduite ordinaire, Monsieur. Suivez-moi, Meriton ; je ne crois pas que nous courrions grand danger de nous égarer.

    Meriton reprit le porte-manteau dont il était chargé, et qu’il avait déposé à terre, et ils se mettaient en marche quand l’idiot s’approcha gauchement de l’officier, le regarda attentivement en face quelques instants, et sembla puiser de la confiance dans ses traits.

    – Job conduira l’officier chez Mrs Lechmere, dit-il, si l’officier veut empêcher les grenadiers de le rattraper avant qu’il soit revenu de North-End.

    – Ah ! ah ! dit l’officier en riant, il y a quelque chose de l’adresse d’un fou dans cet arrangement. Eh bien ! j’accepte vos conditions ; mais prenez garde de ne pas me mener contempler les sépultures au clair de lune, ou je vous livrerai aux grenadiers, et j’appellerai pour les aider l’infanterie légère, l’artillerie et tous les corps de l’armée.

    Après cette menace faite en riant, l’officier suivit son agile conducteur, ayant fait ses adieux au boiteux obligeant, qui continua à recommander à l’idiot de prendre le chemin le plus droit, tant qu’il put lui faire entendre sa voix. Le jeune guide marchait si rapidement, qu’à peine l’officier put-il jeter un coup d’œil à la hâte sur les rues étroites et tortueuses qu’il traversait. Un ou deux regards lui suffirent pour reconnaître qu’il était dans la partie la plus sale et la plus mal bâtie de la ville, et, malgré tous ses efforts, il n’y trouva rien qui pût rappeler à sa mémoire son pays natal. Meriton, qui suivait son maître pas à pas, ne faisait que se plaindre du mauvais chemin et de sa longueur. Enfin l’officier commença lui-même à douter un peu de la bonne foi de son conducteur.

    – N’avez-vous rien de mieux à montrer à un concitoyen qui revient dans son pays après dix-sept ans d’absence ? s’écria-t-il. Tâchez donc de nous faire passer par quelques plus belles rues, s’il y en a de plus belles à Boston !

    L’idiot s’arrêta un instant et regarda l’officier avec un air d’étonnement véritable ; alors, sans lui répondre, il changea de direction, et, après une ou deux déviations, il entra dans un passage si étroit, qu’en étendant les bras on pouvait toucher les deux murailles. L’officier hésita un instant à le suivre dans cette allée tortueuse ; mais un coude lui cachant déjà son guide, il se décida, doubla le pas, et regagna le terrain qu’il avait perdu. Ils sortirent enfin de ce passage obscur, et se trouvèrent dans une rue plus large.

    – Là ! dit Job d’un air de triomphe en regardant l’allée qu’ils venaient de traverser, le roi demeure-t-il dans une rue comme celle-là ?

    – Sa Majesté doit vous le céder à cet égard, répondit l’officier.

    – Mrs Lechmere est une grande dame, continua l’idiot suivant évidemment le cours de ses idées décousues, et pour rien au monde elle ne voudrait demeurer dans cette rue, quoiqu’elle soit aussi étroite que la route qui conduit au ciel, comme dit la vieille Nab ; je suppose que c’est pour cette raison qu’on l’appelle la rue des Méthodistes.

    – J’ai certainement entendu dire que la rue dont vous parlez est étroite, on dit aussi qu’elle est droite, dit l’officier qui ne pouvait s’empêcher de s’amuser un peu du babillage de son guide ; mais en avant, le temps passe vite, et il ne faut pas le perdre.

    Job tourna sur sa droite, et, marchant le premier d’un pas agile, il passa par une autre allée qui méritait pourtant un peu mieux le nom de rue, et où les premiers étages des bâtiments construits en bois faisaient saillie en s’avançant de chaque côté. Après avoir suivi pendant quelque temps les détours irréguliers de leur route, ils entrèrent dans une place triangulaire, de quelques verges d’étendue, et Job, dédaignant de suivre les murailles comme il l’avait fait jusqu’alors, s’avança directement vers le centre. Là, s’arrêtant encore une fois et regardant d’un air très-sérieux un bâtiment formant un des côtés du triangle, il dit d’une voix qui exprimait toute son admiration :

    – Voyez, voilà Old-North ; avez-vous jamais vu une aussi belle église ? Le roi adore-t-il Dieu dans un pareil temple ?

    L’officier ne gronda point l’idiot de la liberté qu’il prenait, car dans l’architecture simple et antique de cet édifice construit en bois, il reconnut un des premiers efforts de ces constructeurs puritains dont le goût grossier s’est transmis à leur postérité avec tant de déviations, toutes dans le style de la même école, et avec si peu de perfectionnements. À ces considérations se joignaient des souvenirs qui commençaient à renaître, et il sourit en se rappelant le temps où il regardait lui-même le bâtiment avec des sentiments qui n’étaient pas très-éloignés de la profonde admiration de l’idiot. Job examinait sa physionomie, et il se méprit aisément sur son expression ; il étendit le bras vers une des rues les plus étroites qui aboutissaient à cette place, et où l’on voyait quelques maisons qui annonçaient des prétentions plus qu’ordinaires.

    – Et là, dit-il, voyez-vous tous ces palais ? Tommy le Ladre demeurait dans celui qui a des pilastres sur le haut desquels vous voyez des fleurs et des couronnes ; car Tommy le Ladre aimait les couronnes ; mais la maison commune de la province n’était pas assez bonne pour lui, et il demeurait là ; à présent on dit qu’il demeure dans un buffet du roi.

    – Et qui était ce Tommy le Ladre, dit l’officier, et quel droit aurait-il eu de demeurer dans la maison commune, quand il l’aurait voulu ?

    – Quel droit il en aurait eu ? Parce qu’il était gouverneur, et que la maison commune de la province appartient au roi, quoique ce soit le peuple qui la paie.

    – Avec votre permission, Monsieur, dit Meriton qui était toujours derrière son maître, les Américains donnent-ils à tous leurs gouverneurs le nom de Tommy le Ladre ?

    L’officier tourna la tête à cette sotte question de son valet, et s’aperçut que son vieux compagnon de voyage les avait suivis jusque-là. Il était alors appuyé sur son bâton, et contemplait avec attention la maison où avait demeuré Hutchinson, tandis que les rayons de la lune tombaient d’aplomb sur sa figure ridée mais expressive. Il fut si surpris de le revoir, qu’il ne songea pas à répondre à son valet, et Job se chargea de justifier lui-même les termes dont il s’était servi.

    – Sûrement, ils leur donnent ce nom à tous, dit-il ; ils appellent toujours les gens par leur véritable nom. Ils appellent l’enseigne Peek, enseigne Peek ; et si vous donniez au diacre Winslow un autre nom que diacre Winslow, vous verriez comme ils vous regarderaient ! Je suis Job Pray, et l’on m’appelle Job Pray. Pourquoi donc n’appellerait-on pas un gouverneur Tommy le Ladre, si c’est un Tommy le Ladre ?

    – Prenez garde de parler si légèrement du représentant du roi, dit le jeune officier en levant sa badine comme s’il eût voulu le châtier ; oubliez-vous que je suis militaire ?

    L’idiot recula un peu d’un air craintif, et lui dit en le regardant avec timidité :

    – Je vous ai entendu dire que vous êtes de Boston.

    L’officier allait lui répondre avec gaieté ; mais le vieillard passa devant lui avec agilité, et se plaça à côté du jeune guide avec un empressement si remarquable, que le cours des pensées du jeune militaire en fut entièrement changé.

    – Ce jeune homme connaît les liens du sang et de la patrie, dit le vieillard à demi-voix, et je l’honore pour ce sentiment.

    Ce fut peut-être le souvenir soudain du danger de ces allusions que l’officier comprenait parfaitement, et auxquelles son association accidentelle avec l’être singulier qui se les permettait commençait à familiariser son oreille, qui l’engagea à se remettre en marche silencieusement, livré à ses réflexions. Ce mouvement fit qu’il ne s’aperçut pas que le vieillard serra cordialement la main de l’idiot en murmurant encore quelques mots d’éloge.

    Job reprit son poste en tête des autres, et l’on se mit en marche quoique d’un pas un peu moins rapide. À mesure qu’il avançait dans la ville, il hésita évidemment deux ou trois fois sur le choix des rues qu’il voulait prendre ; et l’officier commença à craindre que l’idiot ne fût assez malin pour vouloir lui faire faire une longue promenade, au lieu de marcher directement vers une maison dont il était évident qu’il s’approchait avec répugnance. Il regardait autour de lui, dans le dessein de demander le chemin au premier passant qu’il rencontrerait ; mais tout était déjà aussi tranquille que s’il eût été minuit, et pas un individu ne se présenta à ses yeux dans aucune des rues qu’il traversa.

    Enfin l’air de son guide lui parut si suspect, qu’il venait de prendre la résolution de frapper à une porte pour demander des renseignements, quand, en sortant d’une rue sombre et étroite, ils se trouvèrent sur une place beaucoup plus grande que celle qu’ils venaient de quitter. Passant le long des murs d’un bâtiment noirci par le temps, Job les conduisit au centre d’un grand pont qui joignait à la ville une petite île du havre, et qui s’étendait à quelque distance dans la place, formant une espèce de quai. Là il s’arrêta et laissa la vue des objets qui les entouraient produire son effet sur ceux qu’il y avait amenés.

    Cette place était formée par plusieurs rangées de maisons basses, sombres, irrégulières, dont la plupart paraissaient inhabitées. Au bout du bassin, et un peu de côté, un bâtiment long et étroit, orné de pilastres, percé de fenêtres cintrées, montrait ses murs de briques à la clarté de la lune. L’étage qui soutenait cette rangée de croisées, brillant dans le silence, était appuyé sur des piliers massifs aussi en briques, entre lesquels on apercevait plus loin les étaux du marché. De lourdes corniches en pierre étaient placées au haut des pilastres, et il était évident qu’une architecture maladroite avait fait tous ses efforts pour donner à ce bâtiment une apparence plus imposante que celle des maisons qu’ils avaient vues jusqu’alors. Tandis que l’officier regardait cet édifice, l’idiot examinait sa physionomie avec une attention qui semblait excéder ses facultés morales. Enfin s’impatientant de ne l’entendre prononcer aucun mot, soit pour exprimer son admiration, soit pour dire qu’il reconnaissait cet édifice, Job s’écria :

    – Si vous ne connaissez pas Funnel-Hall[12], vous n’êtes pas de Boston.

    – Mais je suis de Boston, répondit l’officier en riant, et je connais parfaitement Fanueil-Hall ; mes souvenirs se réveillent à cette vue, et me rappellent les scènes de mon enfance.

    – C’est donc là, dit le vieillard, que la liberté a trouvé tant d’avocats intrépides !

    – Cela ferait plaisir au cœur

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