Chaïm Soutine
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Chaïm Soutine - Carl H. Klaus
illustrations
Autoportrait, vers 1918. Huile sur toile, 54,6 x 45,7 cm.
The Henry and Rose Pearlman Foundation, Inc.,
New York ; en dépôt au Princeton University Art Museum.
Introduction
Chaïm Soutine est né en 1893 (certaines biographies situent parfois son année de naissance après 1894), à Smaliavitchy, un village situé à proximité de la ville de Minsk, dans l’actuelle Biélorussie, et qui comptait à l’époque moins de mille habitants. Smaliavitchy se trouve dans l’ancienne principauté de Polotsk, une zone urbaine dans la région slave orientale contrôlée par les clans Dregowitchi et Kriwitzen qui avaient uni leurs forces avec d’autres groupes ethniques au IXe siècle. Cette région a constitué la base de la Russie kiévienne, ayant appartenu du XIVe au XVIe siècle au Grand-duché de Lituanie. Au XVIIIe siècle, cette zone appelée aussi Ruthénie, se développe timidement et c’est seulement durant le XIXe siècle qu’émerge une véritable conscience nationale. C’est d’autant plus délicat que l’ensemble de la région est gouvernée centralement depuis Saint-Pétersbourg, et qu’elle fait l’objet de tentatives massives de russification impliquant notamment la persécution de la classe supérieure polonaise et l’interdiction du dialecte local.
Dans cette principauté de Polotsk se trouve la ville de Minsk, fondée comme une forteresse dans la première moitié du XIVe siècle. Elle est documentée pour la première fois en 1067 et elle appartient à la Lituanie durant la première moitié du XIVe siècle puis à nouveau à la fin du XVIIIe siècle à la suite du troisième des trois partages de la Pologne (1772, 1793 et 1795), dans lequel la Prusse, la Russie et l’Autriche sont impliquées, et au cours duquel l’ensemble de l’État de Biélorussie devient partie intégrante de l’Empire russe. Minsk reçoit sa charte municipale dès 1499. La ville est surplombée par une cathédrale à deux tours, construite en 1611. Outre trois autres églises et monastères chrétiens, il y a également une synagogue et plus de quarante établissements communautaires juifs, témoins de la forte présence de la communauté judaïque dans la ville. Minsk est la capitale de la Biélorussie depuis 1919. De nombreux Juifs d’Europe de l’Est s’installent dans la région et y pratiquent les métiers traditionnels, transmis de père en fils dans les familles. Ces Juifs de l’Est restent fidèles aux us et coutumes de la stricte orthodoxie rabbinique, c’est-à-dire aux caractéristiques essentielles du shtetl (communauté juive très soudée que l’on trouve essentiellement en Galice et en Europe de l’Est), à la langue yiddish et à l’Hassidisme. Dans les petites villes, les habitants juifs sont non seulement tolérés, mais malgré des persécutions intermittentes, tout à fait acceptés. Les Hassidims, très religieux et conservateurs, cherchent une intériorisation de la vie religieuse et tendent à l’ascétisme. Ils ont un lien étroit avec le Rebbe (maître ou mentor; terme qui donnera plus tard le mot rabbin) en tant qu’enseignant de Dieu. Dans les arts plastiques, Marc Chagall (1887-1985) est l’un des plus célèbres adeptes de l’Hassidisme.
La Cité Falguière à Montparnasse, vers 1918.
Huile sur toile, 81 x 54 cm. Collection privée, Israël.
De Smaliavitchy à Paris
La plupart des bâtiments du village natal de Soutine, Smaliavitchy, sont relativement délabrés et souvent proches d’une clôture abîmée ceignant un petit terrain peuplé de cabanes offrant un hébergement dérisoire aux familles généralement grandes. C’est dans cet environnement que naît Chaïm Soutine vers 1893, dixième d’une lignée d’onze enfants. Son père, Zalman Soutine, est un tailleur très pauvre par rapport aux conditions moyennes des Juifs de l’Est. Il ne nourrit sa famille que difficilement et par conséquent, est peu respecté dans le shtetl. De la rue, on peut l’observer à sa boutique: il s’assoit sur son bureau les jambes croisées, mince comme un clou, pareil à un Bouddha affamé, et attend le moindre petit travail de couture ou de raccomodage. La mère de Chaïm est profondément marquée par cette existence difficile et s’exprime très peu, même avec ses enfants. De ses frères orthodoxes, qui sont plus âgés que Chaïm, on sait seulement qu’ils le rouent toujours de coups lorsqu’ils le trouvent en train de dessiner ou quand ils découvrent qu’il a encore peint les piliers ou les murs de la cabane, violant les commandements religieux orthodoxes. Il est difficile de déterminer la provenance des crayons et des matériaux de dessins de Chaïm à cette époque. Peut-être a-t-il parfois simplement « emprunté » un crayon à sa mère et oublié de lui rendre.
Dans cette congrégation si doctrinale, la peinture et le dessin sont strictement interdits, toute activité artistique étant assimilée à l’hérésie et au blasphème. Chaïm essaie d’éviter la bagarre en se cachant dans l’une des forêts environnantes et rentre seulement à la maison quand la faim devient intolérable. Aucun autre détail au sujet de ses frères et sœurs n’est connu. Ses parents n’apprécient guère ses penchants artistiques. Son père prévoit pour lui une carrière de tailleur ou de cordonnier, – sans, bien entendu, lui demander son avis, et indépendamment de ses tendances déjà reconnaissables – tout comme cela est de coutume à l’époque. De la même manière, on ne connaît presque rien sur l’éducation de Chaïm. Il est cependant probable qu’elle ne soit pas très approfondie, son père le prenant comme apprenti dans son atelier pendant environ deux ans à partir de ses dix ans. Au cours de cette période de l’adolescence, un événement important survient : vers l’âge de quinze ans environ, Chaïm demande à une de ses connaissances, un Juif très pieux de sa communauté, de s’asseoir et de poser pour lui. Ce dernier, sans doute légèrement prétentieux, n’a nul besoin de se le faire demander deux fois. Cependant, il sous-estime ou oublie de tenir compte de la réaction de ses fils dévots. Le lendemain de la réunion, ces derniers se précipitent sur Chaïm et le battent si furieusement que celui-ci se retrouve agonisant dans la rue, donnant l’apparence d’être mort. Durant une semaine entière, il peut à peine bouger. Puis même après s’être un tant soit peu rétabli, il a d’importantes difficultés à se lever tout seul. Toutefois, contrairement à toute attente, sa mère lui prête main forte en poursuivant les brutes. La Cour se range de son côté et accorde à Chaïm une compensation de 25 roubles d’argent (ce qui correspond à peu près à cinquante-cinq goldmarks en 1915 et à l’équivalent actuel d’environ 550 euros). La douleur de l’incident et l’indemnité financière, versée malgré les lamentations des voyous, motivent probablement la décision de quitter son shtetl, où il n’y a pas de place pour l’art ou pour tout ce qui dépasse le domaine de connaissance et d’expérience des habitants. Tout ce qui s’éloigne de la vie orthodoxe quotidiennement régulée est perçu comme une menace ou comme l’œuvre du diable.
Pommes, vers 1917. Huile sur toile, 38,4 x 79,7 cm.
The Metropolitan Museum of Art, New York.
Chaïm part avec son ami d’école, Michel Kikoïne (1892-1968), jusqu’à la ville de Minsk, située sur les rives de la rivière Svislach et peuplée en majorité par des Juifs pieux. Pour tous deux, il s’agit du premier pas vers un monde plus grand. Chaïm reste près d’un an à Minsk. Toutefois, on ne connaît rien de cette période, pas même l’endroit où il réside. Ils commencent tous deux à prendre des cours de dessin privés auprès du seul professeur d’art de la ville. Celui-ci s’occupe non seulement de l’éducation artistique de ses élèves, mais réussit également à convaincre les parents de Chaïm, persuadés que leur fils est perdu, de la pertinence de ses intentions. Fondamentalement, ce séjour est pour Chaïm une simple transition, dont on ne sait s’il l’avait prévue ou non. En effet, il s’installe ensuite rapidement à Vilnius, la capitale, où il tente de s’inscrire à l’Académie des Beaux-Arts pour un cursus de trois ans. Cependant, il échoue à l’examen d’entrée à cause d’une mauvaise représentation de perspective dans une figure géométrique. Ici aussi, en l’absence d’informations précises, nous devons nous référer à une anecdote, mais qui sonne tout à fait réelle : Chaïm aurait demandé à genoux et en larmes à son professeur de lui permettre d’étudier, car il a une peur panique d’être obligé de retourner bredouille et misérable dans son village et d’avoir à exercer une profession choisie par son père. Ce professeur est, selon les dires, si ému, qu’il autorise Chaïm à assister à ses conférences.
À l’académie, Chaïm se lie rapidement d’amitié avec Pinchus Krémègne (1890-1981), issu lui aussi d’une famille d’artisans juifs. Les deux amis étudient ensemble pendant trois ans. Les thèmes abordés à cette époque