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Nouveaux regards sur l'histoire contemporaine
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Nouveaux regards sur l'histoire contemporaine
Ebook624 pages14 hours

Nouveaux regards sur l'histoire contemporaine

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About this ebook

Cet ouvrage parle en 16 chapitres de l'Histoire contemporaine, c'est-à-dire essentiellement du vingtième siècle, avec quelques rares échappées vers le vingt-et-unième. La moitié environ concerne l'Histoire de France, le reste l'Histoire mondiale. J'écris "environ" puisque l'Histoire de France peut évidemment recouper l'Histoire mondiale.

L'ensemble fait approximativement 584 Ko. Chacun de ces textes fut publié dans les années deux mille sur mon blog, hébergé par blogSpirit (que je tiens à remercier), et dans différents forums francophones, sous le pseudonyme de Liberus (ou Libérus). Pour cette édition, ils ont été révisés, remaniés et complétés.

Les 16 chapitres sont indépendants et peuvent être lus dans n'importe quel ordre. Peut-être le lecteur y trouvera-t-il néanmoins une certaine continuité, due à l'influence de mes maîtres: John Locke, Benjamin Constant, et Alexis de Tocqueville. Je me suis efforcé de  rester au plus près des faits, conformément à l'éducation que j'ai reçue d'eux , mais on trouvera certainement des marques de subjectivité. Un coup d'oeil à la table des matières vous convaincra que tous les sujets abordés sont hautement controversés:

Une brève histoire de la Sécurité Sociale

Loi de 1905: une centenaire libérale

La Guerre du Rif: la loi du plus fort

L'incendie du Reichstag et le nez de Cléopâtre

Le 6 février 1934, au crépuscule

Septembre 1939: une rentrée difficile

Jean Moulin et l'Indicible

Libreville libérée

Staline était-il un benêt?

Pie XII et la Shoah. Réflexions sur un débat récurrent

Ces Nippons que nous vainquîmes

Mai 68 revisité

Les Etats-Unis et l'expérience Allende: mythes et réalités

Le Protégés de l'Islam

1989-1991: Comment les empires finissent

Mille et une Déclarations des Droits de l'Homme.

Toutes les critiques sont les bienvenues.

LanguageFrançais
PublisherAlain Bigard
Release dateMar 5, 2016
ISBN9781524286552
Nouveaux regards sur l'histoire contemporaine

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    Nouveaux regards sur l'histoire contemporaine - Alain Bigard

    ISBN : 9781524286552

    9ème  édition, revue et augmentée

    Droits d’auteur – 2016 Alain Bigard

    Tous droits réservés

    À Joanna et Rebecca

    Avertissement

    ––––––––

    L’ouvrage comporte 16 chapitres. Ils sont complètement indépendants et peuvent être lus dans n’importe quel ordre.

    Les notes sont relatives à chaque chapitre et regroupées à la fin du chapitre. À quelques rares exceptions, ce sont des références bibliographiques. Elles peuvent donc parfaitement être sautées en première lecture.

    Lorsque des citations (toujours en italiques) comportent des mots en gras ou entre crochets, cette mise en valeur est de mon fait et pas de l'auteur cité.

    Une brève histoire de la Sécurité sociale

    L’Histoire Sainte enseignée aux petits enfants voudrait que la Sécurité Sociale ait été créée en 1945 par un ministre communiste, Ambroise Croizat, à l’initiative du général de Gaulle. On comprend qu’elle arrange très bien à la fois le parti des  Républicains, le Parti socialiste et le Front de Gauche, de sorte qu’on n’a  pas fini de l’entendre. Et personne ne s’avise que si c’était vrai, la France aurait eu 65 ans de retard sur l’Allemagne de Bismarck. Peu flatteur pour le « roman national ». Il s’agit en fait d’une lente construction qui s’est étendue sur plus d’un siècle, et qui n’est bien entendu pas terminée.

    On distingue habituellement quatre « branches » correspondant à quatre types de «risque»: la maladie, l’invalidité (on dit plutôt aujourd’hui « Maladies du travail et accidents professionnels »), la vieillesse et la famille – étant entendu que cette dernière ne correspond pas à proprement parler à un risque, n’ironisons pas sur ce point ! On conçoit aisément que ces quatre branches n’aient pas la même histoire et qu’elles n’aient pas évolué à la même vitesse. Cette évidence semble pourtant échapper à beaucoup.

    Première surprise : le risque chômage ne figure pas dans la liste. Il a été pris en compte par un autre système, beaucoup plus tard. Or au 19ème siècle, c’était celui qui préoccupait le plus les ouvriers, et de très loin!

    Deuxième surprise. Le risque qui fut traité le premier, historiquement, est celui des cinq qui était a priori le plus difficile à gérer, car il nécessite une connaissance fine des espérances de vie, et des calculs actuariels complexes : le risque vieillesse. Dès 1853, les fonctionnaires obtinrent un régime de retraite qui reste jusqu’à nos jours pour tout le monde le modèle inimitable. Cela vaut donc la peine de se pencher un peu plus attentivement sur cette histoire.

    On peut aussi distinguer quatre grands volets : l’assistance, la mutualité, la prévoyance patronale et enfin la sécurité sociale proprement dite.  Celle–ci  ne se distingue pas, contrairement à ce que l’on entend parfois,  par la solidarité, évidemment présente dans les deux premiers volets, mais par le rôle qu’elle fait jouer à l’État dans le financement et la gestion des risques. Ce n’est pas pour rien qu’on parle d’ «État–Providence» – en oubliant parfois que dans «État–Providence», il y a : «État ».  Les quatre volets sont apparus dans cet ordre, mais ne se sont pas remplacés les uns les autres. Ils se sont superposés, et ils coexistent toujours actuellement.

    De l’assistance à l’assurance

    L’Ancien Régime vit l’apogée de l’assistance, essentiellement sous l’égide de l’Église. Essentiellement, mais pas exclusivement. Les municipalités offraient également une assistance, dans le cadre du contrôle social des indigents jugés dangereux. Ce système, comme on le sait, s’effondra avec la nationalisation des biens du clergé en 1791, mettant sur les routes des centaines de milliers de malades et d’indigents. Les plus valides trouvèrent leur salut en s’engageant dans les armées de la Révolution et de l’Empire. En même temps, la loi Le Chapelier interdisait aux citoyens des classes populaires de s’associer de quelque façon que ce soit pour s’entraider. De sorte que l’intervention de l’État fut annoncée en filigrane : « C’est à la nation,  c’est aux officiers publics en son nom,  à fournir des travaux à ceux qui en ont besoin pour leur existence et des secours aux infirmes.»  déclara Le Chapelier en présentant sa loi (1). Les «officiers publics» se feront attendre un siècle et demi.

    Le mouvement mutualiste, qui voulait remplacer l’assistance assurée par les œuvres religieuses, a donc dû se construire  dans une certaine illégalité, au moins jusqu’à la loi de 1864 autorisant les « coalitions ». Les mutuelles furent longtemps suspectées d’accumuler un trésor de guerre en vue de grèves dures. Dans « Germinal », l’ouvrier Etienne dit à ses camarades : «On devrait d'abord créer ici une caisse de prévoyance, dont nous ferions à l'occasion une caisse de résistance.». À partir de 1864 s’opéra progressivement un divorce entre le mouvement mutualiste et le mouvement syndical, ce dernier s’orientant de plus en plus vers un syndicalisme révolutionnaire indifférent aux améliorations qu’on pourrait apporter à la vie des ouvriers, et qui même considéra que de telles améliorations pourraient « endormir leur ardeur révolutionnaire». Le mouvement mutualiste fut définitivement conforté par la Charte de la Mutualité votée par le Parlement en 1898. Au 20ème siècle, ce divorce coûtera cher au mouvement syndical : n’ayant plus aucun service individuel à offrir, il verra ses  effectifs décliner, alors qu’au contraire les effectifs mutualistes progresseront. Nous avons là l’origine des différences de taux de syndicalisation entre la France et l’Europe du Nord.

    Il serait erroné de croire que les mutuelles furent uniquement le fruit de la créativité ouvrière. Des notables philanthropes se sont introduits dans le système mutualiste, apportant parfois leurs propres capitaux et presque toujours leurs compétences. On a même vu se constituer des mutuelles sur initiative patronale. Ceci nous conduit au troisième volet qui va vraiment servir de socle à la Sécurité sociale (et en même temps de repoussoir!): les caisses de prévoyance mises en place par le patronat, dans le cadre d’un vaste mouvement qu’on a qualifié de « paternalisme ». Souvent inspiré par le catholicisme social, ce système n’en répondait pas moins à des intérêts précis: stabiliser une main–d’œuvre un peu trop portée au nomadisme, et discipliner les « mauvaises têtes » : le licenciement ou le départ volontaire mettaient fin à tous les avantages acquis en matière de secours, de prestations familiales ou de retraite. Ce n’est pas un hasard si les deux secteurs pilotes dans ce domaine furent les mines (où maintenir en bonne santé une main d’œuvre expérimentée était un problème crucial) et les chemins de fer (ou la défection d’un seul employé pouvait avoir des conséquences redoutables sur la continuité du service). Seules de grandes entreprises pouvaient s’offrir un tel système, attractif pour les ouvriers les plus qualifiés. Et le fait de mettre en difficulté leurs concurrentes plus petites était un bénéfice secondaire et inavoué. Ces caisses avaient souvent une gestion opaque, qui se prêtait à des détournements. Les ouvriers trouvaient toujours qu’ils payaient trop  pour recevoir à la fin très peu, et selon des critères discrétionnaires. 

    Mais un fait surtout alerta le personnel politique, à l’occasion de la faillite d’une compagnie minière à Bassèges : en cas de faillite, la caisse de prévoyance s’évanouissait du même coup. Les ouvriers qui avaient cotisé pendant des années figuraient bien sur la liste des créanciers, mais en dernière position ! Des mouvements de grève eurent lieu dans les mines et dans les chemins de fer pour réclamer notamment un droit de regard des délégués ouvriers dans la gestion des caisses. Une loi encadrant la gestion des caisses de prévoyance des mines fut votée en 1896, et une loi analogue pour les chemins de fer en 1897. Il est important de le souligner car ce fut le seul cas dans l’histoire de la Sécurité sociale où une étape importante fut franchie grâce aux luttes ouvrières: plus jamais un système de retraite ne pourrait être institué sans que les travailleurs ne participent à sa gestion.

    Le problème des accidents du travail ne pouvait pas non plus être réglé par le «patronage», même Napoléon III en était conscient. Tout au long du 19ème siècle, il fut traité sur la base de l’article 1382 du Code Civil :

    « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.»

    Ceci donna lieu à d’innombrables procès, d’autant plus pénibles qu’il devint rapidement évident que la grande majorité des accidents  du travail n’étaient dus ni à une faute du patron, ni à une faute de l’ouvrier. Le résultat financier de ces procès était aléatoire. Le seul résultat certain, c’est qu’ils détérioraient définitivement la relation de travail. Napoléon III tourna la difficulté en instituant en 1868 une Caisse nationale d’assurance accidents, à laquelle les ouvriers étaient invités à cotiser volontairement. Ce fut un échec total : en 1880, sur 3 millions d’adhérents potentiels la caisse ne comptait que 1812 adhérents. Une des raisons de l’échec, selon François Ewald, était que la modicité des secours que la caisse leur promettait ne pouvait rivaliser avec l’espoir d’une réparation judiciaire (2). Dix–huit ans de débats parlementaires aboutirent à la loi du 9 avril 1898. Elle reconnaissait pleinement l’existence  d’un risque professionnel attaché à toute activité salariée. Elle imposait à l’entreprise de l’indemniser forfaitairement, sans discussion sur les causes – en s’assurant si nécessaire sur le marché de l’assurance.

    François Ewald y voit une révolution juridique considérable. De fait, la notion classique de responsabilité connut une restriction très importante. Elle subsistait cependant puisque l’ouvrier pouvait espérer obtenir davantage que l’indemnité forfaitaire en attaquant son employeur pour «faute inexcusable », voire pour «faute intentionnelle». Au vingtième siècle, dans la période récente, cette option longtemps délaissée a repris des couleurs.

    Il est peut être démesuré d’intituler « Histoire de l’État–providence» un ouvrage entièrement consacré à la seule genèse de cette loi, le rôle de l’État se bornant ici à imposer l’indemnisation.  Défaite historique du libéralisme nous dit Ewald. Sans doute. Mais succès de l’utilitarisme – qu’il ne mentionne pas une seule fois. Et John Stuart Mill venait de concilier brillamment libéralisme et utilitarisme.

    Les Retraites Ouvrières et Paysannes

    En cette fin du 19ème siècle, le problème des retraites apparaissait comme non résolu. D’une part les mutuelles, même les mieux gérées, n’avaient pas l’assise financière suffisante pour servir des retraites « décentes » – comme on dit aujourd’hui. D’autre part, les caisses patronales, qui servaient des retraites guère plus élevées ne parvenaient pas à se regrouper pour parer aux conséquences des faillites.  En dissuadant le nomadisme de la main d’œuvre, elles dissuadaient en même temps la mobilité indispensable dans une économie capitaliste.

    C’est pourquoi les politiques firent un saut dans l’inconnu : ils lancèrent l’idée d’un système universel qu’on appellera les Retraites Ouvrières et Paysannes (R.O.P.). Le processus parlementaire dura neuf ans (1901–1910). Il aboutit à un système par capitalisation, obligatoire, financé à part égale par une cotisation de l’employé et une cotisation de l’employeur, les deux étant complétées par une subvention de l’État. Ces retraites seront versées à taux plein à 65 ans, après 30 ans de cotisations. En attendant cette échéance, l’État versera aux retraités une modeste allocation sur son budget propre.

    La discussion au Parlement porta sur le principe même de l’obligation. C’était la première fois que cette idée apparaissait. Les députés libéraux s’y opposèrent farouchement, arguant qu’il est contraire à la liberté d’obliger quelqu’un à acheter un service, quel qu’il soit. On a retrouvé exactement le même débat récemment autour de l’assurance maladie mise en place par Obama. Les libéraux furent rejoints par beaucoup de mutualistes, ce qui se comprend aisément : le principe fondamental de la mutualité, c’est l’adhésion facultative et volontaire. Par contre, beaucoup d’ouvriers qui étaient déjà dans le système paternaliste étaient d’une certaine façon accoutumés à l’obligation : à l’embauche, ils devaient accepter la souscription à la caisse de prévoyance comme partie intégrante de leur contrat de travail. Cependant il y avait une importante différence. Une obligation universelle, seul l’État peut l’imposer. Quand nous disions que l’intervention de l’État est la marque distinctive de la Sécurité Sociale, nous aurions pu dire aussi bien que c’est l’obligation. Et qui donc portait cette remarquable nouveauté ?  Des Républicains «modérés». Chez tout Républicain « modéré », il y avait un Jacobin en sommeil.

    Le patronat est dans l’ensemble hostile. Modérément hostile en ce qui concerne le grand patronat. La cotisation patronale ne l’effraie pas, surtout quand il est accoutumé à financer  ses propres caisses. Ce qu’il craint, c’est de perdre le pouvoir sur le système au profit de hauts fonctionnaires. Le petit patronat pense que beaucoup de ses entreprises seront condamnées par ce nouvel impôt qu’est la contribution patronale. Il y a donc une alliance objective qui se noue  entre ces petits patrons et les ouvriers qui refusent majoritairement de payer  la contribution ouvrière. Les organisations ouvrières ne sont pas contre l’obligation mais... uniquement pour les patrons. Elles se scandalisent que beaucoup d’ouvriers ne profiteront pas de ces retraites parce qu’ils mourront avant d’avoir atteint l’âge de 65 ans.  Ce fait est souvent souligné de nos jours par des critiques ô combien sévères qui oublient de signaler qu’une loi rectificative datée de 1912 ramènera l’âge de départ à 60 ans.

    En outre la CGT était totalement hostile à la capitalisation. Les syndicats  estimeront toujours qu’à travers la capitalisation, les travailleurs contribuent au bon fonctionnement du système capitaliste (ce qui n’est pas complètement faux) (3).

    Compte tenu de ces multiples oppositions, c’est donc un miracle que la loi soit finalement passée. Mais l’Histoire ne s’arrêta pas là. Le coup de grâce vint d’ailleurs. Pour assurer ce qu’on appelle aujourd’hui la transférabilité des droits, chaque ouvrier devait être muni d’un petit livret sur lequel l’entreprise devait coller un timbre correspondant à chaque prélèvement effectué. Comme chacun sait, le diable est dans les détails. Que devait faire l’employeur si un ouvrier irrespectueux de la loi refusait de présenter son livret à son employeur (il pouvait craindre par exemple que l’employeur ne calculât les salaires qu’il avait pu toucher antérieurement à partir du montant des timbres collés) ? L’affaire remonta jusqu’à la Cour de Cassation, qui trancha: dans ce cas, l’employeur était délivré de toute obligation.  Autrement dit, l’obligation, dont on avait tant débattu,  n’existait plus ! Beauté de l’État de Droit : la Cour de Cassation venait d’anéantir d’un trait de plume dix années de débats parlementaires d’une très haute tenue.   

    De plus, comme les cotisations avaient été fixées à un niveau modeste, compte tenu du front commun ouvriers–petits patrons, on ne pouvait pas promettre trente ans plus tard monts et merveilles. Le système eut donc très peu de succès. Il fallut le réviser en 1928 et 1930, mais pas radicalement, car il était pour ainsi dire « en route ».

    Bismarck, nous voilà !

    En 1919, des esprits mal tournés prétendirent que l’Allemagne avait perdu la guerre parce que son système de protection sociale avait avachi le soldat allemand... Avant–guerre, le système d’assurances sociales institué par Bismarck en 1880 était naturellement connu et largement discuté.  Mais on était cette fois devant une réalité incontournable : l’Alsace et la Moselle réintégrées appliquaient ce système et n’avaient visiblement pas l’intention d’y renoncer. De bons esprits s’avisèrent qu’il valait mieux le généraliser à la France entière.  Le premier projet de loi créant une assurance maladie obligatoire fut déposé en 1921. Comme pour les Retraites Ouvrières et Paysannes, il fallut neuf ans de navette parlementaire pour aboutir. L’opposition ouvrière fut beaucoup moins forte que pour les R.O.P.  En effet, dans ce cas, les prestations versées en compensation des cotisations étaient tangibles immédiatement,  et non pas trente ans plus tard. Le mouvement syndical était maintenant divisé. Certes la CGTU (communiste) campait sur une posture révolutionnaire, mais elle ne faisait pas le poids face à la CGT réformiste de Léon Jouhaux. L’écrivain libertaire Daniel Guérin, journaliste au « Cri du Peuple », se rendit dans le Nord industriel pour couvrir la grève. « Les travailleurs cégétistes en acceptaient le principe, mais réclamaient un rajustement des salaires en compensation de la cotisation ouvrière (...) Les unitaires [la CGTU], démagogiquement, combattent en bloc les assurances sociales, qu’ils traitent de loi d’escroquerie et refusent la cotisation ouvrière. (4)» Cette grève échoua. Une certaine embellie salariale, qui devait durer jusqu’en 1932, permettait d’envisager plus sereinement les prélèvements. L’idée progressait que la cotisation ouvrière n’était pas une vilaine «exploitation» supplémentaire, mais la frontière qui séparait l’assistance de la solidarité.

    L’opposition la plus forte vint des agriculteurs et des médecins. Les agriculteurs avaient ignoré les R.O.P. Ils fulminèrent contre l’assurance maladie. Le redoutable Dorgères battait la campagne. Du côté des médecins, on comprit très vite que cela allait mettre en cause leur liberté tarifaire. Ce fut le commencement d’une guérilla qui jusqu’à aujourd’hui n’a jamais vraiment cessé. On retient parfois comme étape décisive la loi votée en 1928 sous un ministère Poincaré juste avant les élections législatives. Effectivement, elle consacre le principe. Mais curieusement elle se met elle–même en sursis jusqu’au vote d’une loi rectificative (par la future Assemblée) tenant compte des oppositions rencontrées.  Le ministère Tardieu, avec Laval comme ministre du travail, dut faire d’importantes concessions.  D’abord, la loi du 30 avril 1930 laissait à l’écart le monde agricole. En outre, les médecins avaient arraché le principe du paiement à l’acte « avec les dents ». Elle créait des caisses départementales. Mais les gens pouvaient également s’affilier à une mutuelle, à une caisse gérée par le patronat voire par une association religieuse. En somme, les prestataires étaient mis en concurrence.

    Le 11 mars 1932, Laval fit voter l’institution de caisses d’allocations familiales. Il existait déjà au 19ème siècle de grandes entreprises qui versaient des allocations familiales à leurs employés : les chefs de famille étaient réputés plus sérieux et plus stables. Les ouvriers célibataires appréciaient peu cette violation du principe « à travail égal, salaire égal ». De plus, la généralisation du système ne pouvait être laissée aux seules entreprises: certaines auraient discriminé à l’embauche les pères de famille parce que plus coûteux. D’où la création des caisses d’allocations familiales. Les prestations devenaient indépendantes de l’emploi occupé. Et comme les syndicats ouvriers se désintéressaient manifestement de la question, la gestion de ces caisses fut confiée entièrement au patronat collectivement (5).

    C’est dans ces années–là que des experts de la Sécurité Sociale émergèrent, notamment le juriste Pierre Laroque et l’actuaire Francis Netter.

    Il n’est pas question de dénigrer ici les réformes opérées par le Front Populaire. Mais si l’on entend par «Sécurité sociale», comme nous l’avons fait jusqu’ici, l’institution par l’État d’une solidarité obligatoire, force est de constater que les lois votées en 1936 ne l’ont pas modifiée substantiellement. D’ailleurs le programme du Front populaire, quand on l’examine attentivement, ne comportait que deux petites phrases à ce sujet (6) :

    « Institution d’un fonds national de chômage.

    Appel des jeunes au travail [sic] par l’établissement d’un régime de retraites suffisantes pour les vieux travailleurs.»,

    C’est–à–dire : une mesure déjà réalisée et une autre qui ne le sera pas. C’est assez court.

    Retour à la terre

    Cruauté de l’Histoire : en 1940, les Retraites Ouvrières et Paysannes arrivent au bout de trente ans à maturité,  en pleine débâcle. René Belin, secrétaire national adjoint de la CGT (réunifiée  depuis 1935), est nommé par Laval ministre du travail, et prend comme conseillers Pierre Laroque et Francis Netter (7).  

    La capitalisation a modérément fonctionné : l’inflation l’a frappée. La poursuite de la capitalisation voudrait qu’on en réinvestisse une partie pour l’avenir. Mais réinvestir dans quoi, alors que l’avenir est totalement incertain, pour ne pas dire bouché ? Vu l’ampleur dramatique des besoins, Belin décide de tout distribuer. Et c’est ainsi qu’il institue la retraite par répartition par la loi du 14 mars 1941, sous le nom d’ «Allocation aux vieux travailleurs salariés». Le Titre II, article 9 §1er dit très clairement : «Les retraites et pensions de vieillesse des assurances sociales sont constituées sous le régime de la répartition. (8) ».  Belin s’inscrit  ainsi dans la ligne défendue par la CGT depuis le début du siècle. Il raconte dans ses mémoires comment il a convaincu un gouvernement extrêmement réticent : en faisant valoir que mettre les vieux à la retraite donnera du travail aux jeunes – l’argument que nous avons vu figurer dans le programme du Front Populaire (9)! Ce n’était pas une solution miracle : deux millions de cotisants croupissaient dans les stalags. Leurs femmes devaient travailler durement pour élever leurs enfants. Ce qui le conduisit à créer parallèlement  l’Allocation de salaire unique (loi du 29 mars 1941).

    On se souvient que le cas des assurances sociales agricoles avait été laissé en pointillé. L’atmosphère vichyssoise, volontiers bucolique, se prêtait à un réexamen du problème. La loi du 5 avril 1941 regroupa dans une caisse unique la gestion des assurances sociales agricoles, en créant de fait la Mutualité sociale agricole, institution de droit privé régie par le Code de la Mutualité mais chargée d’une mission de service public.

    Au retour de Laval, Belin quitta le gouvernement. Les travailleurs qui partirent en Allemagne, soit comme volontaires, soit dans le cadre du STO, se virent promettre qu’ils bénéficieraient de la même protection sociale que leurs homologues allemands. Effectivement, il y eut bien prélèvements sur leurs salaires (et prélèvements sur leurs patrons allemands !), mais le produit de la collecte fut mis sous séquestre par la Reichsbank. C’est grâce à ce genre d’astuce que celle–ci put, jusqu’au bout, présenter des bilans flatteurs (10).

    Une Révolution de papier

    Naturellement, tous les mouvements de résistance réfléchissaient à ce que serait l’après–guerre. Mais qu’y avait–il de commun en dehors d’une volonté commune de bouter l’occupant hors de France, entre un Jacques Duclos et un Pierre Guillain de Bénouville ? Il faut vraiment toute la fraicheur, toute la capacité d’émerveillement d’un Stéphane Hessel, pour croire que le programme du Conseil National de la Résistance pouvait être autre chose qu’un plus petit dénominateur commun. S’agissant de la Sécurité Sociale, ce programme tient en 54 mots :

    « Un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ;

    une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ; »

    On m’objectera que c’était déjà beaucoup de faire admettre aux hommes d’extrême droite,  très présents dans la Résistance, le concept de Sécurité sociale. Mais pouvaient–ils faire moins que Churchill et Roosevelt qui, dans la Charte de l’Atlantique, avaient promis «a social security»... à tous les peuples du monde ?

    Ce programme s’expose aux mêmes critiques que le programme du Front Populaire : une mesure déjà réalisée (la retraite) et une autre qui ne le sera pas (l’assurance chômage). Le plan mis en œuvre à la Libération ne sera pas complet parce que, premièrement, il ne couvrira pas (et de loin !) l’ensemble de la population, contrairement, par exemple, au plan Beveridge en Grande–Bretagne. Deuxièmement,  parce que le risque chômage ne sera pas couvert avant 1958. Enfin, nous y reviendront, la gestion ne sera pas confiée uniquement aux intéressés et à l’État.

    En ce qui concerne la retraites, laissons de côté le fait que «finir dignement leurs jours» a pris aujourd’hui un sens différent.  L’important est que la loi du 25 avril 1928 prévoyait une possibilité de partir en retraite à 60 ans, avec un taux plein de 40 % du salaire  (si 30 années de cotisation).  L’ordonnance de 1945 permettra de partir à 60 ans avec 20 % du salaire (si 30 années de cotisation). Il faudra attendre 65 ans pour toucher 40 % du salaire. Finalement l’ «oubli» de la réforme de 1912 a une double fonction idéologique : 1) discréditer la loi de 1910, comme « n’accordant la retraite qu’à des morts ». 2) Occulter le recul de 1945.

    Alexandre Parodi (un haut fonctionnaire sans étiquette) fut nommé le 9 septembre 1944 ministre du Travail et de la Sécurité sociale, poste qu’il occupera jusqu’au 2 novembre 1945.  Il prit comme conseillers ... Pierre Laroque et Francis Netter.

    Cette équipe écarta d’emblée ce qui aurait constitué une véritable révolution : passer d’un système à la Bismarck à un système à la Beveridge. Pierre Laroque l’explique sobrement : « Tout le monde doit y participer dans la mesure de ses moyens. Ce résultat peut certes être obtenu grâce à l’intervention de l’État agissant par la voie fiscale, et certains pays ont adopté délibérément cette voie. Telle ne parait pas être la formule à recommander en France. (11)» En matière de retraites, Francis Netter n’a jamais cessé de rappeler aux politiques l’importance du principe de neutralité actuarielle si l’on ne veut pas être condamné éternellement à des révisions douloureuses et chaotiques. Le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’il n’a guère été entendu.

    Le 24 mai 1945, de Gaulle prononça à la radio un grand discours–programme : la victoire sur l’Allemagne est acquise, il faut maintenant regarder vers l’avenir. Il afficha trois grands objectifs de politique intérieure : une réforme  de la fonction publique, une grande vague de nationalisations, et une nouvelle politique démographique. On chercherait en vain dans ce discours une allusion quelconque à la Sécurité sociale.  C’est sans véritable débat que parurent les ordonnances du 4 et du 15 octobre 1945. Lisons l’Article 1er de l’ordonnance « fondatrice » du 4 octobre:

    « Il est institué une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu'ils supportent.

    L'organisation de la sécurité sociale assure dès à présent le service des prestations prévues par les législations concernant les assurances sociales, l'allocation aux vieux travailleurs salariés, les accidents du travail et maladies professionnelles et les allocations familiales et de salaire unique aux catégories de travailleurs protégés par chacune de ces législations dans le cadre des prescriptions fixées par celles–ci et sous réserve des dispositions de la présente ordonnance.»

    On ne peut pas mieux dire qu’il ne s’agit nullement d’une création ex nihilo ! Alors s’agirait–il seulement d’un changement des dénominations, à la manière de Confucius ?  L’intention est plus complexe. Il s’agit 1) d’épurer, 2) d’unifier et 3) de propulser les syndicats aux commandes.

    Pour ce qui est d’épurer, rien n’est plus pratique qu’une grande réorganisation, et l’objectif sera aisément atteint. Pour ce qui est d’unifier, ce sera un échec : les classes moyennes non salariées défendront bec et ongles leurs particularismes.  Non sans difficulté, les fonctionnaires et les électriciens rejoindront le régime général en 1947 pour ce qui est de l’assurance maladie, mais jamais en ce qui concerne les retraites. Il existe encore  actuellement, selon Jacques Bichot, 36 régimes de retraites différents – sans compter ceux qui s’acheminent lentement vers l’euthanasie faute de cotisants.

    Pour ce qui est du troisième objectif – mettre les syndicats aux commandes – il fallait profiter d’une conjoncture singulière : le patronat s’étant lourdement compromis dans la collaboration, il n’avait plus les relais politiques qui lui auraient permis de s’opposer à son éviction. On n’osa pas cependant aller trop loin. On décida que les administrateurs de caisses seraient élus sur scrutin de liste à raison de trois–quarts par les employés et un quart par les employeurs (plus des médecins et des représentants du personnel). Lorsque Stéphane Hessel écrit que les ordonnances des 4 et 15 octobre 1945 « plaçaient sa gestion sous la double autorité des intéressés et de l’État »(12), il montre qu’il a bien relu le programme du C.N.R., mais pas l’article 5 de l’ordonnance du 4 octobre.

    Quant à ce pauvre Croizat, il ne prit aucune part dans ce chambardement : il ne fut nommé ministre du Travail que dans le second gouvernement de Gaulle, le 22 novembre 1945. Après que les élections aient imposé au Général un surplus de ministres communistes dont il se serait bien passé. Ambroise Croizat n’avait même pas le titre de ministre de la Sécurité sociale que possédait Parodi ! Il ne l’obtiendra  que dans le gouvernement de Félix Gouin, à partir du 26 janvier 1946. Il lui fallut le mériter : ce fut à Pierre Laroque que revint la charge de l’initier à ce qui avait été acté. Dans ses Mémoires Laroque a raconté, avec tout le tact dont il était capable, que ce ne fut pas facile. La plaque commémorative que la Mairie de Paris à apposée à la gloire de Croizat à l’instigation de la CGT est donc parfaitement fallacieuse.

    Ainsi, les ministres changèrent mais Pierre Laroque et Francis Netter restèrent longtemps respectivement Directeur et Directeur adjoint de la Sécurité sociale. La gestion du système instituée par les ordonnances de 1945 fonctionna tant bien que mal jusqu’à la réforme de 1967 qui instaura le paritarisme, avec nomination des administrateurs par le gouvernement sur proposition des organisations syndicales et patronales «disposant d’une présomption irréfragable de représentativité» [sic].

    En 1981, les socialistes revenus au pouvoir voulurent restaurer l’ancien système. Ils  organisèrent des élections nationales aux organismes de Sécurité sociale en 1983. Plus de la moitié des électeurs accomplirent ce devoir social. C’était remarquable !  Et pourtant : est–ce parce que le coût de l’opération s’avéra prohibitif ? Ou parce que les syndicats apprécièrent modérément ce test de leur représentativité ?  Toujours est–il que les socialistes n’y revinrent jamais plus.

    Comme nous l’avons annoncé, c’est seulement en décembre 1958 qu’une Convention collective nationale créa les assurances chômage (les ASSEDIC et l’UNEDIC), totalement hors du cadre posé en 1945. L’État y apposa son indispensable sceau par l’ordonnance du 7  janvier 1959. Le ministre du travail était le très social Paul Bacon. Ironie de l’histoire, l’inspirateur de la politique économique était le très libéral Jacques Rueff, qui avait écrit  en 1931 une étude retentissante intitulée « L'Assurance–chômage: cause du chômage permanent(13).»

    Conclusions

    Au terme de ce parcours, il est bien difficile de dire que la Sécurité sociale « est une grande conquête de la classe ouvrière ». Le PCF, qui le répète à l’envi,  devrait se souvenir qu’en 1958, trois mois avant  la dernière étape dont nous venons de parler, il venait de subir une défaite historique dont il ne s’est jamais relevé.  Seules les législations des années 1896–1898 furent appelées par des grèves très dures. En dehors des ordonnances de 1945, qui ne furent qu’une Révolution de papier, toutes les étapes importantes ont  été franchies  par des gouvernements de droite.  Il existe une seconde interprétation marxiste (dont les implications  politiques sont bien différentes). Elle consiste à dire que la Sécurité sociale a été créée par la bourgeoisie pour désamorcer la révolution sociale. Cette seconde interprétation est tout aussi simpliste que la première, mais quand même nettement plus près de la réalité. Après tout, Bismarck fut l’initiateur de cette «Grande Transformation» – pour parler comme Karl Polanyi. Et même on peut, en remontant jusqu’en 1849, trouver cette déclaration prophétique du député Ferrouillat:

    « Le jour où l’homme que la misère et la souffrance exploitées par de criminelles passions, armèrent contre la société pourra se dire en réalité : « L’État, c’est moi », ce jour–là, soyez en convaincus, citoyens, l’ère des révolutions sera fermée. (14) »

    Elle est simpliste parce qu’elle ne prend pas en compte le rôle des Hommes de l’État. Comme le dit Henri Hatzfeld, « Il ne fait aucun doute que des fils invisibles relient de législature en législature, de crise de débat parlementaire en débat parlementaire les divers états des projets de loi et ces fils sont tissés par des hommes peu connus du grand public mais qui assurent la continuité de l’effort entrepris et que l’on se plait à honorer du titre de grand commis de l’État (15) ».  Un homme comme Arthur Fontaine, qui fut en France  le premier Directeur du Travail de 1899 à 1920, est aujourd’hui bien oublié. Pourtant son rôle fut considérable. Alexandre Parodi appartenait incontestablement à cette catégorie.

    Ces hommes représentaient la France dans de multiples conférences internationales, où ils n’entendaient pas arriver les mains vides. Une certaine élite syndicale  les a rejoints. On dit que Léon Jouhaux passait plus de temps à Genève, au Bureau International du Travail, que dans son bureau parisien, au point de ne pas avoir vu venir le printemps 36.  Et comment ne pas s’étonner que les députés aient voté la loi de 1928 par 477 voix contre 2, malgré toutes les oppositions, pour se présenter fièrement devant leurs électeurs comme les champions du «progrès social»? Une expression qui conserve jusqu’à aujourd’hui une énorme charge symbolique.

    ––––––––

    Notes

    (1) Cité par Henri Hatzfeld, « Du Paupérisme à la Sécurité Sociale», Presses Universitaires de Nancy, p.192.

    (2) François Ewald, « Histoire de l’État–Providence », Grasset, 1996, p.238.

    (3) Le pamphlet de la CGT contre les R.O.P. est reproduit intégralement dans Hatzfeld, op.cit. p.236.

    (4) Daniel Guérin, « Front populaire, révolution manquée », Maspero, 1970, p.30.

    (5) Alain Juppé a déclaré sur France 5 le 31 mars 2013 : « C’est vrai que, lorsqu’en 1945, on a créé la politique familiale, qui a magnifiquement réussi, la doctrine était : « on fait la même chose pour l’enfant, quel qu’il soit. »»

    (6) Il est reproduit dans : Léon Blum, «L’œuvre de Léon Blum 1934–1937»,  Albin Michel,  1964.

    (7) Philippe–Jean Hesse et Jean–Pierre Le Crom, dir.  «La protection sociale sous le régime de Vichy», Presses Universitaires de Rennes,  2001, p.66. Pierre Laroque étant juif, il sera exclu de la fonction publique. Il trouvera un point de chute dans le privé, et rejoindra Londres en 1942. Francis Netter est juif également, mais sa croix de guerre lui permettra de rester dans la fonction publique – à condition de se faire oublier.

    (8) François Baroin a déclaré récemment au Grand–Jury RTL–Le Figaro que la retraite par répartition a été instaurée en 1945.

    (9) René Belin « Du Secrétariat de la CGT au Gouvernement de Vichy », Albatros, 1978, p.157.

    (10) Götz Aly, «Comment Hitler a acheté les Allemands», Flammarion 2005,  p. 156.

    (11) Pierre Laroque, «Au Service de l’Homme et du Droit», Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité sociale, Paris, 1993, p.198.

    (12) Stéphane Hessel « Indignez–vous!», indigène ed., Montpellier, 2010.

    (13) Revue d'Économie Politique, 45, mars–avril 1931.

    (14) Cité par François Ewald, « Histoire de l’État–Providence », op.cit., p. 174.

    (15) Henri Hatzfeld, op.cit., p. 269.

    Loi de 1905 : une centenaire libérale

    « En cas de silence des textes ou de doute sur leur portée, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur ».

    Aristide Briand, rapporteur de la Loi de 1905.

    Il peut paraître paradoxal de qualifier de libérale une loi qui a été conçue par des socialistes  dans un contexte conflictuel qui ne fut guère marqué par la tolérance. Nous allons cependant défendre cette interprétation.

    Elle comporte 44 articles. Mais on ne cite généralement que la première phrase de l’Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.», ce qui suscite déjà une certaine incompréhension.  « Non reconnaissance » ne signifie pas ignorance  ni indifférence. À contrario introduire les représentants de religions dans un organisme consultatif comme le Comité national d’éthique n’est pas une reconnaissance. C’est si l’on veut un privilège, mais il est à tout moment révocable.

    On oublie fréquemment l’Article 1: «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restric­tions édictées ci–après dans l’intérêt de l’ordre public.»

    Un bon test pour juger du caractère plus ou moins libéral d’un texte est de vérifier s’il place en premier les libertés, comme c’est le cas de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, mais  pas de la « Charte des Droits fondamentaux » adoptée par l’Union européenne. Et comme il faut aussi juger une loi sur ses effets, observons  que depuis un siècle, à l’exception de la période vichyste, la liberté religieuse a été plutôt bien protégée.

    Deux ans avant qu’elle soit votée, Émile Faguet écrivait : «Une de mes pierres de touche à reconnaître le libéral, c’est le fait d’accepter la séparation de l’Église et de l’État ; aucun républicain n’en veut, ni aucun bonapartiste, ni aucun clérical, ni aucun royaliste. (1)» Cette mention des républicains nous étonne beaucoup aujourd’hui. Nous avons oublié que les députés qui se présentaient comme « républicains » en 1903 étaient pour la plupart animés d’un anticléricalisme farouche.

    En 1932, Albert Thibaudet reprend ce critère à son compte et dresse un bilan brillant. La loi, écrit-il, a fait reculer considérablement à la fois le cléricalisme et l’anticléricalisme. Et il conclut par cette affirmation stupéfiante : « La séparation a introduit le libéralisme au village. » (2) Il s’agit, on l’aura compris, du libéralisme politique. Nous préciserons ce concept dans l’annexe consacrée à la pensée de Rawls.

    Nous allons retracer très succinctement la genèse de la Loi, d’une façon qui ne se prétend pas objective. Nous examinerons ensuite ses rapports avec la tradition anglo–saxonne, dont elle s’est inspirée. Puis nous terminerons par deux études, l’une  sur sa portée  actuelle, l’autre sur les curieuses dérives autour de la notion de laïcité.

    Une naissance tumultueuse

    On sait qu’un grand nombre de catholiques, et pas des moindres, choisirent malencontreusement le camp antidreyfusard. La Franc–maçonnerie trouva là une occasion rêvée d’«écraser l’infâme ». Son arme fut la loi de 1901, qui comportait des clauses sévères au sujet des congrégations. Le président du conseil Émile Combes, ex–séminariste défroqué et vindicatif, en profita pour  persécuter les congrégations. Il prépara un projet de séparation extrêmement dur à l’égard de l’Église catholique.  Mais avant de le mener à terme, son ministère chuta sur un scandale : le fichage idéologique des militaires de carrière. Après ces excès ignominieux,  le projet de séparation fut complètement remis en chantier par trois personnalités socialistes modérées : Jean Jaurès, Aristide Briand et Francis de Préssensé.  Tout le monde connaît les deux premiers. Le dernier,  principal rédacteur de la loi, était un protestant, fils de pasteur, qui avait traversé quelques années auparavant une crise religieuse au cours de laquelle il avait failli se convertir au catholicisme.

    Le nouveau projet fut bien accueilli par les protestants et par les juifs. Les évêques par contre se divisèrent, dans des proportions sur lesquelles les historiens divergent. Il est certain que beaucoup prirent très mal la défonctionnarisation du clergé. Ce fut effectivement un des rares moments où notre État parvint à réduire significativement le nombre de ses fonctionnaires !

    Dans l’Article 4 de la Loi fut introduite une clause d’apparence anodine : les associations  cultuelles se conformeront « aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». Tout le monde comprit l’enjeu : la hiérarchie catholique pourrait reprendre en main la gestion des lieux de culte.  Le vote de cet article fut un tournant : 482 voix pour et 52 contre. La plupart des députés catholiques votèrent  pour. Votèrent contre  9 députés d’extrême–droite et 43 laïcistes, qui se retrouvèrent ainsi isolés. On peut mesurer le  pas immense qui avait été franchi : le projet Combes ne visait  rien de moins qu’à détruire l’Église catholique. Avec la nouvelle Loi, le Pape pouvait dorénavant nommer librement des évêques, alors qu’un an plus tôt, Combes les nommait tout seul dans son bureau ! Et les évêques pouvaient se réunir en assemblée plénière, ce qui était interdit par le Concordat napoléonien.

    Le pape Pie X s’opposa pourtant radicalement au nouveau cours, ce qui eut des conséquences dramatiques. En effet la prise en charge par l’État des lieux de culte antérieurs à 1905 nécessitait un inventaire. L’Assemblée nationale l’avait accepté en votant l’Article 3 par 482 voix contre 52 – ce qui signifiait que nombre de députés catholiques l’avaient voté. Sans la coopération des autorités ecclésiastiques, il ne pouvait que mal se dérouler. Beaucoup de fidèles, gardant le souvenir de la Révolution,  y virent le prélude à une spoliation. Et... il n’y avait pas le Journal de Vingt Heures pour les rassurer...

    Comment expliquer l’intransigeance de Pie X ? On oublie souvent que le Concordat était un traité international. La dénonciation unilatérale d’un traité est rarement  accueillie avec joie par l’autre partie. D’autre part et surtout, l’État du Vatican se trouvait en conflit avec l’État italien, et l’État français avait pris parti pour ce dernier. Ces différentes affaires ont surinvesti le débat franco–français. Dix–neuf ans plus tard, le monde ayant quelque peu changé, le même Briand put facilement conclure un compromis définitif avec le successeur de Pie X, il est vrai plus accommodant.

    Aux sources anglo–saxonnes de la loi

    Les deux extraits de la loi que nous avons donnés plus haut peuvent nous suffire pour définir la laïcité. On sait que le mot lui–même ne figure pas dans la loi de 1905. La Constitution proclame que  la France est une République  laïque, sans fournir une définition.

    La Loi comporte trois aspects, dissociables, mais qu’il est intéressant de réunir en un seul concept :

    1) la liberté de conscience

    2) la séparation entre l’État et les instances responsables des cultes.

    3) la neutralité de l’État par rapport aux cultes.

    D’où proviennent ces idées, sinon de la tradition libérale anglo–saxonne ? On les trouve déjà bien esquissées dans la Lettre sur la Tolérance de Locke, c’est–à–dire à la source même du libéralisme. Pour des raisons historiques que chacun connait, l’Angleterre ne les a pas complètement appliquées. Elle a une Église « établie », c’est–à–dire à la fois reconnue et dotée de privilèges exclusifs. Le souverain d’Angleterre est en même temps le chef de cette Église. Avec le temps, cela n’a pas empêché l’Angleterre de devenir un très bel exemple de tolérance religieuse. Mais réfléchissons à la chose d’un point de vue kantien, qui  nous enjoint d’agir toujours comme si la maxime de notre action devait être une loi universelle. Peut–on raisonnablement suggérer à toutes les nations du monde que leur chef d’État soit en même temps le chef de la religion dominante ? Évidemment non.

    Il faut donc se tourner plutôt vers la tradition américaine. Et là nous trouvons le Premier Amendement (1791): « Le Congrès ne votera aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice.» Les Pères fondateurs ne pouvaient pas formuler  le principe laïc d’une façon plus lapidaire ! Tocqueville ne s’y est pas trompé : « Tous [les prêtres catholiques] attribuaient à la séparation complète de l’Église et de l’État l’empire paisible que la religion exerce en leur pays » écrit–il (3). Francis de Pressensé n’ignorait rien de l’expérience américaine : il avait été correspondant du Times à Washington. Il avait aussi longuement étudié la séparation qui s’était opérée en 1843 entre l’État écossais  et l’Église presbytérienne.

    Alors d’où vient que les Américains se réfèrent si rarement à la « laïcité » ? C’est à mon avis qu’ils n’aiment pas les concepts abstraits et qu’il s’agit, nous l’avons vu,  d’une synthèse de trois principes abstraits. Même la séparation a paru trop abstraite à Jefferson, qui préférait parler d’établir un mur entre l’État et les religions.

    Beaucoup de Français ont du mal à accepter que les États–Unis soient un État laïque. Mais, disent–ils, le Président prête serment sur la Bible ! En fait la Constitution lui impose simplement de prêter serment, mais ne parle pas de la Bible.  L’Article VI de la Constitution, qui énumère les charges publiques soumises au serment, est formel: «aucune déclaration religieuse spéciale sera jamais requise comme condition d’aptitude aux fonctions ou charges publiques sous l’autorité des États–Unis.».  L’usage de la Bible est seulement une tradition. Les Américains n’y voient pas de contradiction avec le principe de neutralité, parce que la Bible est un texte sacré pour les trois religions monothéistes, qui rassemblent l’immense majorité des citoyens. La seule chose qu’on pourrait leur reprocher, c’est qu’ils ont manifestement quelque difficulté à considérer l’athéisme et le bouddhisme (par exemple) comme des options ayant la même dignité.

    Les Français s’émeuvent de voir le gouvernement Bush en prière (ou plus exactement dans une attitude de prière). Curieusement, ils n’éprouvent pas la même émotion lorsqu’on leur montre l’Autorité palestinienne en prière. Mais ils n’ont pas complètement tort. Imaginons qu’un ministre de Bush, s’estimant contraint, porte plainte contre lui. L’affaire, n’en doutons pas, remonterait rapidement à la Cour suprême. Celle–ci lui donnerait vraisemblablement raison (à conditions qu’il puisse prouver la contrainte), comme elle a donné raison à un  petit élève qui se plaignait de la prière obligatoire dans sa petite école publique, et avec les mêmes conséquences jurisprudentielles (4).

    Le scepticisme des Français s’explique évidemment par le fait que de l’autre côté de l’Atlantique, les religions  sont beaucoup plus présentes dans l’espace public. Mais il ne faut pas confondre laïcité et sécularisation, comme ce journaliste de TF1 qui,  le jour de la Toussaint, parlait de « la laïcisation croissante des monuments funéraires » [sic].  La laïcité est un concept politique qui peut être proposé à des sociétés se trouvant à des niveaux très différents de sécularisation.

    La Loi de 1905 aujourd’hui

    La Loi a bien mûri. On sait que l’Église catholique souhaite sa conservation en l’état : elle est consciente du risque qu’il y aurait à remettre en question les équilibres auxquels on est si difficilement parvenu.

    Prenons par exemple l’article 28 qui  dit, sans ambiguïté :

    « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. »

    Certains catholiques aimeraient s’affranchir de cet article mais ils ne sont guère suivis par leur hiérarchie, qui suspecte chez eux des motivations peu dévotes. 

    Quelques bons esprits, arguant que la Loi a déjà été modifiée plusieurs fois (en réalité sur des point mineurs), voudraient « l’adapter au 21ème siècle» ou simplement la « toiletter ». Il suffit de lire par exemple l’Article 35 pour se rendre compte que la vieille dame voyait loin:

    « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce 1e culte contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soule­ver ou à armer une partie des citoyens contre les autres, 1e ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préju­dice des peines de la complicité, dans 1e cas où la provoca­tion aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile

    Comme elle ne nomme aucune religion, la vieille dame est parfaitement en mesure d’accueillir en son sein l’islam et les nouveaux mouvements sectaires, pourvu bien entendu qu’ils respectent  notre législation et l’ordre public. 

    En ce qui concerne l’islam, il faut rappeler l’article 4 : les associations  cultuelles se conformeront « aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». Encore faut-il qu’il y ait une « organisation générale » du culte. C’est précisément ce que l’Etat français s’est efforcé de susciter, sans grand succès jusqu’à présent. Contrairement à ce que pense Jean Baubérot, il n’a pas rechuté vers on ne sait quelle « laïcité gallicane ». Il a simplement voulu créer les conditions d’une application à l’islam de la loi de 1905, une application qui placerait cette religion à égalité avec les autres.

    Il est vrai que certaines sectes ont un caractère religieux contestable. C’est pourquoi Patrice Rolland, dans un article remarquable (5) propose de parler, au lieu de « liberté de  conscience », de « liberté des convictions », ce qui est plus large. « Le principe de laïcité  de l’État, ajoute–t–il, renforce cette position. Sa neutralité, assurée par le régime de Séparation, rend parfaitement inutile le fait de qualifier les sectes de religion mais aussi bien celui de leur dénier le caractère religieux comme le font les mouvements antisectes. Aucune conviction n’a à solliciter de l’État ni la protection ni l’attribution du label religieux ». Et il conclut : « Les principes de l’État laïque permettent de traiter le phénomène sectaire sans aucune adaptation particulière ».

    La Fédération Protestante de France souhaite des aménagements Ces aménagements sont relativement mineurs

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