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Sans Retour: Les Mémoires d'un Juif Egyptien 1930-1957
Sans Retour: Les Mémoires d'un Juif Egyptien 1930-1957
Sans Retour: Les Mémoires d'un Juif Egyptien 1930-1957
Ebook309 pages6 hours

Sans Retour: Les Mémoires d'un Juif Egyptien 1930-1957

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About this ebook

« Quel parcours! Sans Retour doit être lu par toute personne fascinée comme moi par le monde perdu des Juifs d’Alexandrie, ici évoqué en détails vifs et poignants. »
– GINI ALHADEFF, auteur, The Sun at Midday: Tales of a Mediterranean Family

« Sans Retour s’ajoute d’une façon essentielle à la mosaïque d’expériences des Juifs exilés de l’Egypte après la crise de Suez. C’est l’histoire d’une famille qui fait face au défi et arrive à renaître, mais c’est aussi une histoire profondément humaine du courage et de la puissance de l’esprit humain. »
– JEAN NAGGAR, auteur, Sipping from the Nile

Une histoire universelle où l’espoir, le courage et la détermination font face à la persécution et à l’exil. Un message fort sur les questions éternelles que se pose chaque génération.


SANS RETOUR est un récit tiré des histoires que Jacques Sardas racontait à ses petits-enfants quand ils étaient jeunes. Né en 1930 dans une famille juive sépharade à Alexandrie, en Egypte, Jacques y passa ses premières années avant que sa famille fuie la guerre et trouve refuge au Caire, alors une ville cosmopolite où la convivance entre Arabes et Juifs était acceptée. Malgré les liens serrés de l’amour familial, les Sardas étaient parfois au bord du désespoir car l’argent manquait. Mais Jacques refusa d’accepter un destin qui l’aurait forcé à rester dans la classe sociale de ses origines.

Lorsque la violence envers les Juifs devint virulente au cours des années 1950, Jacques et sa famille décidèrent d’émigrer. A sa grande surprise et déception, leurs visas de sortie portaient les mots « Départ définitif, sans retour » : les autorités égyptiennes avaient décrété que Jacques et tous ceux comme lui – considérés « étrangers » ou « apatrides » malgré leur naissance en Egypte – ne reverraient jamais leur pays natal. Armé d’une détermination inébranlable, Jacques décida d’immigrer au Brésil et de réussir à tout prix dans ce pays lointain.

SANS RETOUR touchera ceux qui se sont sentis à part et isolés. L’auteur témoigne avec éloquence des liens communs qui unissent l’humanité et porte le lecteur dans un monde où les gens de toutes religions, races et nationalités coexistaient paisiblement. Sans Retour est aussi une passionnante histoire personnelle qui encouragera les lecteurs de tout âge à découvrir et perpétuer leurs propres histoires.

JACQUES SARDAS commença sa carrière comme assistant administratif au bureau de Goodyear à São Paulo, Brésil. Il monta dans les rangs jusqu’au poste de président de Goodyear pour le marché mondial des pneus, basé à Akron, Ohio. Suite à son départ de Goodyear, Jacques devint PDG de Sudbury, Inc., basée à Cleveland, Ohio, et Dal-Tile International, basée à Dallas, Texas. Mariés depuis plus de soixante ans, Jacques et sa femme, Esther, habitent Dallas.

LanguageFrançais
PublisherThebes Press
Release dateMay 24, 2017
ISBN9780998084930
Sans Retour: Les Mémoires d'un Juif Egyptien 1930-1957

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    Sans Retour - Jacques Sardas

    A ma mère, Dora Beja Sardas, qui a sacrifié sa vie à ses enfants

    A Etty, ma femme, à qui je dois tout

    Et à mes petits-enfants et aux générations futures, afin qu’ils connaissent notre histoire et qu’ils soient inspirés à transmettre les leurs

    PRÉFACE

    QUAND MON PETIT-FILS Jake avait quinze ans, nous décidâmes de prendre le brunch ensemble tous les weekends. Traversant l’adolescence, il était aux prises avec les grandes questions existentielles : Dieu, la mort, le sens de la vie. Au cours de nos repas, il m’exposait avec passion ses opinions sur la politique et les conflits mondiaux. Je l’assurais qu’à son âge, je me posais les mêmes questions, à cela près qu’il était beaucoup plus intelligent et mieux informé que je ne l’étais. Je lui décrivis mon enfance difficile, mes hésitations et mes doutes, qui, plus tard ne m’ont pas empêché de trouver que la vie était belle et avait un sens. A ma grande surprise, Jake s’intéressait vraiment à mes histoires. Il me regardait et s’exclamait : « Cool ! Vas-y, raconte... ».

    Un jour Jake me demanda pourquoi je n’écrirais pas un livre. Sa demande me prit de court. Les mains en l’air et d’un ton désespéré, je lui dis que je n’étais pas doué pour écrire des livres et surtout pas un livre sur ma vie. Je n’étais pas intéressé et j’avais d’autres choses plus importantes à faire. Jake insista : « C’est pour nous, pas pour toi. Ce serait génial d’avoir ça pour la famille. »

    Sa sincérité me fit réfléchir. Peu importait ma réticence à écrire, je devais ce livre à ma famille, à mes enfants, mes petits-enfants et leurs familles. Jake, se rendant compte que ma résistance fléchissait, me mit la main sur l’épaule, comme je le fais généralement lorsque je lui donne des conseils, et me dit : « Jackie, tu nous dis toujours que la détermination est la clef du succès. »

    Je m’avouai vaincu et lui promis que je ferais de mon mieux.

    *   *   *

    Les mots qui forment le titre de ce livre, « Sans Retour, » proviennent d’une inscription écrite en 1957 sur mon passeport pendant mes préparatifs pour quitter l’Egypte.

    A cette époque, les hostilités envers les Juifs et envers ceux de descendance européenne étaient très élevées. Avec mon passeport grec, obtenu avec difficulté par mon père, je reçus des autorités égyptiennes mon visa de sortie quelques jours avant mon départ d’Egypte. Quand je pus enfin l’examiner, juste avant le départ, je découvris ces mots écrits à la main en arabe au dessous du timbre comportant le visa: Moughadra nihaëya bedoun awda (« départ définitif sans retour »). Les autorités égyptiennes se débarrassaient de nous et ne voulaient plus nous revoir.

    A vingt-six ans, je me rendis compte soudain que je ne pourrais plus jamais remettre les pieds sur le sol du pays qui m’a vu naître et qui m’a vu grandir. Je ne pouvais donc plus regarder en arrière. Mon départ était définitif et sans retour, et de mon Egypte, il ne me resterait plus que les souvenirs de mes jours anciens – des souvenirs que je devrais conserver pour toujours.

    Quand enfin je me mis à écrire, je fus surpris du nombre d’évènements qui jaillissaient dans mon esprit. Il fallait faire le choix de ceux qui seraient inclus dans mon livre et ceux qui devaient en être exclus. Après tout, au cours de mes quatre-vingt-six ans, j’ai vécu des moments éprouvants, effrayants et difficiles, mais j’ai vécu aussi des moments glorieux, des moments heureux et joyeux. J’ai décrit candidement ces moments dans les pages du livre que vous tenez en main.

    Si vous voulez savoir à quoi a pu ressembler la vie d’un garçon juif né en Egypte ; si vous voulez savoir comment il a découvert ce qu’il était et ce qu’il voulait devenir ; si vous voulez le suivre dans ses souffrances ; si vous voulez être à ses côtés pour surmonter ses doutes, supporter ses inquiétudes et savourer ses joies, suivez-moi, je serai votre guide.

    CHAPITRE 1

    MES PLUS LOINTAINS souvenirs remontent à mes quatre ans, à l’époque où nous habitions une petite maison à deux étages à Alexandrie. Chargée d’un grand plateau de nourriture, ma mère tente de se frayer un passage à travers la foule bruyante qui remplit notre maison. L’événement était inhabituel, car nous recevions peu, et jamais autant de gens à la fois. Servir un repas aux invités sortait encore plus de l’ordinaire. Je me revois grignotant un petit gâteau assis en bas de l’escalier, ce qui était encore plus extraordinaire. La tête posée sur mes genoux, j’observais avec plaisir ces inconnus de tous mes yeux – ces grands yeux verts qui mangeaient mon mince visage blafard. J’étais aux anges : j’avais des gâteaux. Je devais ça aux célébrations rituelles en l’honneur de la mort de mon grand-père Léon Sardas, qui venait de décéder à l’issue d’une longue maladie.

    Notre maison se trouvait sur la rue Kenya dans le faubourg largement grec d’Alexandrie qui s’appelait Ibrahimieh. Dans ce quartier, le commerce et les affaires étaient en majorité aux mains des Grecs. La plupart des Arabes égyptiens qui y travaillaient parlaient aussi grec. En revanche, beaucoup des familles grecques qui y vivaient depuis longtemps ne parlaient pas d’autre langue que la leur, car elles n’en avaient nul besoin. Dans les artères principales, les étrangers de passage auraient aussi bien pu se croire à Athènes. Aux tables des cafés, les hommes ponctuaient leurs parties de jacquet – tavli, en grec – de gesticulations enthousiastes. Depuis Napoléon, le français était resté la langue officielle, utilisée dans la sphère juridique et diplomatique. Presque tous les Egyptiens aisés, ainsi que tous les étrangers, parlaient le français et fréquentaient les écoles françaises. Il y avait plus de noms de rue indiqués en français qu’en arabe.

    Dans notre petit jardin, Papa avait un poulailler semblable à celui que possédait sa famille à Hania, leur ville crétoise d’origine. Les poules fournissaient des œufs, et à l’occasion un repas principal. Une fois, mon père entendit un volatile chanter en plein milieu de la nuit. Intrigué, il ouvrit la fenêtre et crut voir une poule qui chantait à travers les barreaux du poulailler. Qu’un oiseau, et qui plus est une poule, chante au milieu de la nuit, c’était vraiment de mauvais augure. Papa s’empara du plus grand couteau de cuisine qu’il avait sous la main, fonça dans le jardin, et afin de nous préserver du péril qui nous menaçait, égorgea tout le poulailler, puisqu’il ne pouvait évidemment pas reconnaître la responsable. Le lendemain matin, Maman nous raconta ce qui s’était passé, et nous expliqua l’immense sacrifice financier et affectif que notre père avait dû faire pour nous protéger. Puis elle nous regarda avec un sourire résigné et nous affirma, dans un mélange de grec et d’hébreu, qu’il l’avait fait kappara yassas (« pour votre salut »). Je pense que c’est pour cette raison que mes parents déménagèrent dans une autre maison du même quartier d’Ibrahimieh.

    *   *   *

    Les ancêtres de mes parents étaient des Juifs sépharades, qui avaient subi les persécutions de l’Inquisition en Espagne. La plupart d’entre eux avaient fui l’Espagne pour échapper à la torture, à l’exécution ou à la conversion au Christianisme. Ils avaient trouvé refuge dans des pays plus hospitaliers, tels que la Turquie. A l’époque, la Turquie était le centre de l’Empire Ottoman, qui s’étendait de l’Europe à l’Afrique. Les Ottomans ouvrirent grand leurs portes aux Juifs parce qu’ils apportaient leur adaptabilité, leur connaissance des langues, du commerce et de l’artisanat, et une stabilité économique éminemment souhaitable. En échange, les Ottomans leur offraient la sécurité, la liberté, et la tolérance religieuse. Les Juifs développèrent leur propre langue, le judéo-espagnol, aussi connu sous le nom de ladino, qui est un mélange d’hébreu et d’espagnol. Mes parents le parlaient, mais ne nous l’ont pas transmis, soit parce qu’ils avaient trop à faire pour joindre les deux bouts et élever leurs quatre enfants, soit parce qu’ils voulaient pouvoir communiquer entre eux dans une langue impénétrable pour nous. Ils ne nous racontèrent pas grand-chose de l’histoire familiale, mais il ne fait pas de doute que les deux familles venaient d’Espagne à l’origine. Leurs parents et grands-parents habitaient Smyrne, une ville agréable mais aussi un port de première importance sur la mer Egée. Jusqu’à la Première Guerre Mondiale, Smyrne compta une grosse communauté juive, qui finit par émigrer en direction de l’Europe et de l’Amérique du Sud.

    Mon père prétendait être né en Crète, mais rien ne permet de le prouver. Ce qui est certain, c’est que c’est là qu’il grandit, et acquit aussi bien l’accent crétois que leur tempérament impétueux. Afin d’enjoliver ses récits, surtout ceux de la guerre, mon père n’hésitait pas à mélanger la vérité et la fiction, en sorte qu’on ne pouvait jamais démêler le vrai du faux. Au moment d’aller nous coucher, nous attendions toujours ses histoires le cœur battant. Dans l’obscurité, elles prenaient de telles proportions que nous acceptions toutes les aventures épiques qu’il nous racontait.

    Mes grands-parents maternels, Shabetay Beja et sa femme Mazeltov Shabetay Beja

    Le clan de ma mère, les Beja, au début des années 1920. Dora est assise tout à gauche.

    Mon père, Raphaël, et son frère cadet Vitali, dit Vita, étaient les fils de Léon Sardas et de sa femme Doudou. Personne n’a jamais su si c’était son vrai nom, mais tout le monde l’appelait comme ça. On ne sait pas non plus quel était son nom de jeune fille. Léon et Doudou divorcèrent quand mon père était encore jeune. Elle s’installa à Smyrne, où elle épousa un Juif, David O’Psaras, dont le patronyme signifie « le pêcheur » en grec. Elle quitta Léon parce que c’était un coureur de jupons. On ignore comment Léon gagnait sa vie, mais il semblerait qu’il ait eu un commerce de grain, de vin et d’huile d’olive à Hania.

    Mes parents, Dora et Raphaël Sardas, environ 1920, avant leur mariage

    Les parents de ma mère s’appelaient Shabetay Beja et Mazeltov Mordo. Ils eurent huit enfants, sept filles et un garçon : Behora, Maurice, Zimbul (surnommée Morosa), Louise, Dora, Sarah, Mary et Clarisse. Ma mère, qui était la cinquième de la tribu, parlait toujours de son frère avec respect et admiration. Son père, Shabetay, tirait de confortables revenus de sa boutique de prêteur sur gages à Smyrne. Il semblerait que la famille y soit restée jusqu’à la Première Guerre Mondiale, à l’issue de laquelle ils se disséminèrent en France, en Espagne, au Chili et en Argentine. Maurice fut le premier à quitter Smyrne, pour achever ses études et trouver un emploi en Europe. Il est probable qu’il encouragea le reste de sa famille à le rejoindre. Plus tard il travailla en Espagne comme directeur de l’entreprise de pneumatiques B.F. Goodrich, et finit par se mettre à son compte à Marseille. Lorsqu’elle quitta la Turquie, ma mère, qui avait poursuivi sa scolarité à Smyrne jusqu’à l’âge de treize ou quatorze ans, s’installa en France où elle continua à étudier le français et l’anglais. Par la suite elle devint enseignante. C’est à Marseille qu’elle rencontra mon père, et l’épousa à la mairie quelques mois plus tard, en janvier 1923.

    Dans leur ketoubah, le contrat de mariage juif, mon père se déclarait interprète, ce qui est sans doute faux, mais comme c’était un aventurier, c’est une profession qu’il aurait pu exercer. Bien qu’il n’ait probablement jamais été plus loin que l’école primaire, il parlait plus de dix langues. Il était bel homme, et ma mère, qui avait douze ans de moins que lui, tomba éperdument amoureuse de lui, au grand dam de sa famille. Comme beaucoup de familles juives, ils espéraient que son niveau d’études et sa caste sociale lui permettraient d’épouser un médecin, un avocat ou un ingénieur susceptible d’assurer son avenir. Mon oncle Maurice, qui avait à peu près l’âge de mon père, était grossiste en farines, grains et sucre. Avec sa femme juive, née Ernestine Durin, ils avaient un fils prénommé René, mais ils divorcèrent et pendant la Seconde Guerre Mondiale, Maurice épousa une Catholique, Odette Deleuil, et se convertit au Christianisme afin d’échapper aux persécutions et à la déportation sous l’occupation allemande. Ils eurent deux enfants, Robert et Mathilde.

    Mon père et ma mère en 1923

    Soupçonneux de nature, mon père vouait à sa belle famille un ressentiment qui confinait à l’obsession. Bien qu’il ne nous en ait jamais révélé la vraie cause, ses lamentations et parfois ses éclats de colère nous firent supposer que le tout était lié à la situation financière précaire des nouveaux mariés. Selon mon père, ses beaux-parents les avaient laissé tomber, soit en refusant de lui offrir un emploi, soit en lui refusant une aide financière. Au fil des ans, sa situation allant de mal en pire, il les rendit responsables de tous ses déboires et se mit à les injurier à haute et intelligible voix jour après jour et ne laissa pas à ma mère le loisir d’oublier tout le mal qu’il pensait de la famille Beja.

    N’ayant aucunes perspectives d’avenir à Marseille, mes parents décidèrent de partir en Egypte, où Vitali (Vita), s’était installé quelques années auparavant. La dot de ma mère suffit tout juste au jeune couple pour se payer le voyage jusqu’à Barcelone, et de là à Alexandrie. Ils eurent quatre enfants : Léon, né en 1923, Saby, en 1926, Denise, en 1928, et enfin moi, Jacob, né en 1930.

    En 1923, l’Egypte était prospère grâce au commerce et au flux de transport générés par la construction du canal de Suez un demi siècle plus tôt. Le coton égyptien de haute qualité était prisé dans tout l’Occident. Mon oncle Vita avait déjà créé une entreprise à Alexandrie, et mon père espérait qu’ils feraient fortune ensemble. Physiquement et intellectuellement, ils ne se ressemblaient pas le moins du monde. Mon père était grand, bel homme, costaud, indomptable et imprévisible. Sa voix dominait toutes les conversations, et sa présence suffisait à remplir une pièce. Quant à Vita, il dépassait à peine le mètre cinquante. Calme, organisé, et discipliné, mon oncle Vita avait plus d’éducation que mon père. Il était posé, paisible et extrêmement gentil. Il s’occupait d’importations et d’exportations de produits divers tels que les grains, le charbon, le fil et les lubrifiants pour machines. Ça marchait tellement bien que pendant un moment Oncle Vita posséda même une voiture, ce qui était un luxe rare en Egypte à cette époque. La femme de Vita, Pauline Cohen, qui était née à Hania, s’était retrouvée en Egypte avec son oncle, qui officiait comme consul d’Italie à Hania. C’est au cours de cette visite que Pauline rencontra et épousa Vita en 1929.

    Hélas, la prospérité ne dura pas. Au début de la Grande Dépression, Vita dut fermer boutique, et même vendre les bijoux de sa femme et ceux offerts par sa maman pour faire vivre sa famille. Au bout de quelques mois il décrocha un bon poste dans une compagnie grecque ancienne et respectable, Tavoularides, qui faisait le même négoce que son entreprise à lui, mais à beaucoup plus grande échelle.

    Vita et Pauline eurent une fille en juin 1930, trois mois avant ma naissance. Ils l’appelèrent Denise, comme ma sœur qui était née deux ans plus tôt. A leur manière, les deux frères suivaient la coutume de l’époque en donnant à leurs filles le prénom de leur mère à eux. Le premier enfant recevait le nom de son grand-père ou grand-mère paternel, et le second celui du grand-père ou de la grand-mère maternel. Comme ma mère n’aimait pas particulièrement le son du nom de ma grand-mère, Doudou, elle convainquit mon père d’appeler ma sœur Denise. Pour mon père, le D faisait l’affaire, et ma mère aimait la consonance française de ce prénom. Afin de les distinguer l’une de l’autre, on appelait ma cousine Denisica, « la petite Denise ». La famille d’Oncle Vita habitait un immeuble dans un coin tranquille d’Ibrahimieh, près de la plage, à moins de deux kilomètres de chez nous. Leur appartement disposait d’un ascenseur, un luxe réservé aux immeubles de standing. D’autres membres de leurs familles, provenant aussi de Hania, habitaient dans le même immeuble, ce qui facilitait la vie de Pauline, dont la seule langue était le grec. Oncle Vita et les siens menaient une vie aisée. Il en allait bien autrement pour mon père.

    Mes parents avec (de gauche à droite) Saby, moi, Denisica, Denise et Léon en 1932

    *   *   *

    Mon père était difficile à vivre, mais sous son tempérament explosif il avait un cœur d’or. Il nous aimait et souffrit presque toute sa vie de ne pouvoir nous faire vivre aussi confortablement qu’il l’aurait souhaité. En dépit de ses difficultés financières, chaque année, sans faute, pendant les jours qui précédaient Yom Kippour, il réussissait à acheter trois coqs et une poule, qu’il donnait en kappara, en offrande, à des familles juives plus pauvres : un coq pour chacun de ses fils, et une poule pour Denise. Le rabbin qui les abattait nous marquait le front de leur sang, et Papa nous interdisait de nous rincer le front jusqu’au soir, afin d’être sûr que le rite nous protège.

    Après plusieurs mois de vache maigre vers la fin des années 1920, mon père décrocha finalement un poste comme vendeur dans un magasin tenu par un grec. Un jour, enchanté d’avoir conclu une affaire importante, Papa se permit d’allumer une Coutarelli, une cigarette égyptienne corsée. Son patron fondit sur lui en criant : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous vous croyez en vacances ? Eteignez-moi ça tout de suite, vous m’entendez ! » Papa tomba de haut, persuadé qu’il méritait les félicitations du patron, et le saisit à la gorge à l’étrangler. D’une voix de stentor, il lui rétorqua : « Non, je ne vous entends pas ! Ne me parlez jamais plus sur ce ton-là, c’est compris ? Vre psoriari ! » (« Crapule pleine de vermine ») 

    Et il quitta le magasin, but deux ou trois verres d’ouzo dans un bar, et rentra à la maison. Il était encore dans tous ses états quand il raconta l’histoire à ma mère, en commençant par Aftos o atimos mou khalasse to kefimou ! (« Ce salaud m’a gâché mon plaisir ! »)

    Après cet épisode, mon père ne travailla plus pour personne. Il ne supportait pas d’obéir aux ordres, et surtout, il estimait que personne n’avait le droit de l’empêcher de fumer quand ça lui chantait. Au bout de plusieurs essais infructueux et des mois de grande précarité, il finit par trouver un travail qui ne compromettait ni son orgueil, ni son indépendance. Ce ne fut pas facile. Il s’agissait de vendre du tissu pour les costumes masculins. Papa avait réussi à trouver des marchands grecs et turcs qui lui confiaient en dépôt des tissus qu’il allait présenter à des hommes d’affaire dans leurs propres bureaux. Ses cibles étaient essentiellement des médecins, des ingénieurs et des banquiers. Papa faisait les yeux doux à leurs réceptionnistes, qui le laissaient entrer avec sa valise. La majorité de ses clients potentiels était d’origine étrangère, et il gagnait leur confiance en parlant leur langue, littéralement. Je l’ai vu à l’œuvre. Il entrait dans un bureau, en faisait le tour du regard, et choisissait sa cible en fonction de son allure. Il devinait le pays de son origine, engageait la conversation dans sa langue, puis d’un geste théâtral ouvrait sa valise, en sortait le tissu et l’étalait majestueusement sur un bureau. A la phase suivante, il drapait avec soin le tissu sur l’épaule du client. Il avait même quelques cravates assorties au tissu, et excellait à montrer à son client potentiel l’air qu’il aurait avec son nouveau costume. Parfois ça marchait, mais pas très souvent. Quand ça marchait, on faisait bombance, dans le cas contraire, hélas plus fréquent, on allait dormir le ventre vide.

    Mon père et Abdul Meguid

    Mon père s’aperçut très vite qu’il devait proposer une gamme plus large de tissus. Il se procura donc une deuxième valise et recruta un Arabe, Abdul Meguid, pour porter la plus lourde. A force de traîner cette valise, Papa avait le biceps droit énorme, de la taille d’une grosse orange, et trois ou quatre fois plus gros que le gauche. Tous ceux qui le voyaient en étaient éberlués. Ni mon père ni aucun d’entre nous ne ratait une occasion de l’exhiber. J’aimais le serrer dans mes mains et me suspendre à son bras droit si musclé.

    J’aimais aussi Abdul Meguid. En dépit des efforts qu’il devait déployer, il avait toujours le sourire aux lèvres, même lorsqu’il soulevait l’énorme valise. Il se révéla d’une patience exceptionnelle, toujours de bonne humeur et extrêmement loyal envers mon père. Quand Papa commençait son boniment, Abdul Meguid se positionnait en retrait derrière lui et admirait la performance avec un franc sourire. C’était pourtant physiquement et mentalement épuisant. Ils partaient vers huit heures du matin et ne rentraient que vers sept ou huit heures du soir.

    Quand mon père avait de l’argent, il donnait d’avance à ma mère de quoi préparer le dîner du soir. La plupart du temps il n’en avait pas, et nous devions attendre qu’il rentre avec de la nourriture. Quand il se faisait tard, nous allions l’attendre à la station de tramway d’Ibrahimieh. Parfois nous n’en avions même pas la force et allions nous coucher sans manger.

    Lorsque j’avais cinq ou six ans, Papa m’emmena une ou deux fois en tournée avec lui. En fin de journée, nous en avions plein les jambes. Un soir, avant d’entrer dans le dernier immeuble, Papa me dit : « Tu sais, tu dois être gentil avec le docteur auquel nous allons rendre visite. On n’a rien vendu aujourd’hui, et il faut rapporter de quoi manger à la maison. »

    Quand nous arrivâmes à la porte du docteur, Papa ajouta : « Fais-lui un grand sourire et sois bien poli, tu comprends ? » Je hochai la tête. La consultation était terminée, et le médecin, qui avait sans doute déjà rencontré mon père, ne manifesta aucune surprise quand il le vit débarquer avec ses bagages. Par contre il fit attention à moi et me demanda comment je m’appelais. A la grande joie de mon père, je lui répondis respectueusement et en grec. Après avoir tâté plusieurs étoffes, le docteur en mit deux de côté, et se décida pour l’une d’entre elles. Au moment où il sortait son portefeuille, mon père me poussa en avant et me dit en grec Filisse to heritou (« Baise-lui la main »). Blessé dans mon amour-propre, je faillis fondre en larmes. Je pris la main du docteur et levai les yeux vers lui, mais je ne réussis pas à accomplir le geste exigé. En colère, mon père me saisit par l’épaule. Le médecin arrêta son geste et lui demanda : « Où est cette autre étoffe que vous m’avez montrée tout à l’heure ? Je voudrais la prendre aussi. »

    Cette nuit-là, ce fut la fête à la maison. Papa et Maman nous regardaient nous jeter sur la nourriture en souriant, et ne commencèrent à manger que lorsque nous fûmes repus. Papa sirotait son vin et souriait de toutes ses dents. Il versa quelques gouttes de vin dans nos verres d’eau, pour leur donner une jolie teinte rosée. « Un peu de vin rouge, c’est bon pour la santé et ça vous fera dormir, » dit-il. Tout le monde porta des toasts en chantonnant L’chaim ; Stin iyassas (« A votre santé », en hébreu et en grec).

    Au coucher, ma mère massait le dos de mon père tandis qu’il se plaignait, en grec, d’avoir encore une fois dû se « battre avec les lions. » Quand j’avais quatre ou cinq ans, je croyais qu’il descendait véritablement dans la fosse aux lions, ce qui rendait ces

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