Chasseresse

Chapitre 1

« Ne t'approche pas de ses crocs ! »

Mes incisives acérées claquèrent dans le vide alors que l'homme qui me maintenait à terre faisait un bond en arrière. Je hurlai de fureur, incapable de contrôler la rage frénétique qui grandissait en moi. C'était comme de la lave en fusion, qui m'incendiait la poitrine. Peu importait ce que je faisais, peu importait avec quelle difficulté j'essayais de surmonter cette sensation, ou de retrouver mon souffle, tous mes efforts ne servaient à rien. Cela me consumait de l'intérieur.

« Tori ! Tori, tu dois lutter contre ça ! Tu te bats contre dans la vie, tu peux bien te battre contre ça !

Je reconnus la voix d'Eddie flottant quelque part au-dessus de moi, mais ma vision était floue. Je sentis ma peau se lézarder de toute part et des coutures inexistantes se mettre à craquer une par une, et le flot de sang qui s'en déversa provoqua de nouvelles crises de spasmes.

Je poussai un autre cri perçant, mais cette fois, il sonna différemment de tous les précédents. Plus grave. Plus bestial. Un grognement plutôt qu'un cri.

Qu'est-ce qui m'arrive ?! Ce n'est pas la mort. Je l'ai déjà frôlée par le passé. Ça m'a fait un mal de chien, et juste avant d'y avoir succombé, une sorte de paix s'est emparée de moi. Mais ça... c'est un supplice. Comparé à ce que j'endure en ce moment, la mort, c'est du gâteau.

— Ce n'est pas possible...

Le murmure d'Evan, étrangement, porta au-dessus de mes cris et du bruit des bois.

Eddie fit volte-face, toujours occupé à me maintenir au sol.

— Qu'est-ce que c'est ?! s'écria-t-il.

— Elle n'est pas en train de mourir, répondit Evan en reculant d'un pas, un regard d'étonnement mêlé de pitié toujours fixé sur moi. Elle se métamorphose.

Se métamorphose ? Se métamorphoser en quoi ?!

Eddie en fut bouche bée, tandis qu'il me dévisageait.

— Non ! Elle ne peut pas. C'est... c'est impossible !

Un autre hurlement sauvage jaillit de ma gorge. Je m'enfonçai plus profondément dans le sol, en me tordant de douleur. J'étais certaine que tous les os de mon corps se disloquaient. Que chacun d'eux s'allongeait avant de se refixer, me rendant ainsi plus grande, plus rapide.

Métamorphosée.

Les paroles d'Evan prirent tout leur sens d'un seul coup et je laissai échapper un gémissement humain significatif. Cela ne pouvait avoir lieu. Le sang de loup-garou ne changeait pas un vampire en lycanthrope, cela le tuait. Je ne pouvais tout simplement pas être en pleine transformation. Mon corps aurait dû tomber en cendres, des cendres qui se seraient ensuite dispersées dans le souffle du vent.

Excepté que ce n'était pas ainsi que les choses se passaient.

Avec horreur, je regardai mes mains s'allonger. Impossible ! Elles changeaient de forme, pour adopter des muscles, tendons et une peau plus épaisse. Avant que je n'aie le temps de comprendre, j'étais entièrement recouverte d'une fourrure blanche.

NON ! J'essayai de crier. Seulement, cette voix n'était plus la mienne. Ne sortit de ma gorge qu'un hurlement lugubre. Un son qui m'était familier, si on considérait le nombre d'années que j'avais passées aux côtés d'Eddie. Excepté le fait que ce son n'avait pas sa place dans ma bouche.

Les hommes autour de moi crièrent autre chose, mais je ne comprenais plus rien. Chose incroyable, pour des raisons qui m'échappaient, mon corps se transformait. Ma silhouette qui, un jour, avait été celle d'une femme élancée était devenue à présent celle d'une louve, élégante, mais puissante. Mes dents descendaient sous le menton, les canines allongées et similaires à mes crocs de vampire, en plus puissantes, je pouvais clairement le sentir. Mes oreilles s'aplatirent contre mon crâne avant de se dresser, alertes.

Alors, la douleur atroce qui m'assaillait disparut aussi vite qu'elle était venue.

Je me remis aussitôt sur mes pattes, pour seulement réaliser que j'arrivais alors à la taille de mes compagnons. Je tentai à nouveau de parler, mais un gémissement on ne peut plus canin sortit à la place des mots. Mes griffes raclèrent le sol dans un accès de panique, y laissant de profondes traces.

— Tori ? appela Eddie en tendant une main devant lui pour me calmer, un geste que j'avais déjà vu faire dans des parcs animaliers sur tout le globe.

Un geste que moi-même j'avais fait à l'adresse de créatures  inférieures.

— Tori, tout va bien se passer. Nous allons découvrir ce qui se passe, ajouta-t-il.

Un rire étouffé à côté de moi me fit faire volte-face sur mes quatre pattes. Evan était juste là, à m'observer avec une étincelle de malice dans les yeux.

— Tu sais, elle fait une louve décente. Une petite, peut-être. Mais regarde-moi cette jolie fourrure blanche.

Regarde-moi cette jolie fourrure blanche ?!

C'était trop.

Deux secondes plus tard, je fonçai à travers bois, laissant loin derrière moi les Tori, reviens ainsi qu'un distinct Allez, je ne le pensais pas de la part d'Evan.

L'instinct prit le dessus et j'eus soudain le désir de m'éloigner de la scène de crime autant que possible. Quelque chose se produisait en moi. Je devais simplement découvrir ce que c'était et remettre les choses en ordre. Il devait bien exister un genre de précédent, une sorte d'explication à ce phénomène... et un moyen d'y remédier.

Peut-être était-ce le sang de loup-garou s'attardant dans mon organisme. Peut-être ce genre de cafouillage survenait-il chez tout vampire à un certain moment de son éternité, sauf que c'était un épisode si embarrassant que personne n'en parlait. Peut-être était-ce l'affaire d'une seule fois.

Oui. Ça devait forcément être ça.

Néanmoins, un grand sentiment de malaise assiégea le fond de mon cœur. En dépit de mes raisonnements, je n'avais jamais, en l'espace de plusieurs siècles, entendu mentionner une seule fois ce genre d'aventure par quiconque. Un vampire était un vampire. Un loup-garou, un loup-garou. C'était clair. Et pourtant... Mes pensées se tournèrent à nouveau vers ma sœur tout récemment découverte alors que je m'enfonçais à travers bois. Blair était en partie vampire et en partie sorcière — quelque chose que j'aurais assuré comme impossible à qui aurait voulu m'entendre, si je ne l'avais pas vu quelques jours plus tôt de mes propres yeux. De toute évidence, le monde surnaturel était bien plus complexe que je ne le croyais.

Pourquoi ne l'avais-je pas vu venir ? J'étais une chasseresse, au nom du ciel !

Dans un autre hurlement, j'accélérai mon allure. Je m'émerveillais souvent de la facilité avec laquelle Eddie était capable de se frayer un chemin à travers les épais sous-bois en se faufilant entre les arbres — comme un poisson dans l'eau. Mais je n'avais jamais compris à quel point cela devait être simple, et naturel, pour lui. Courir dans la forêt, bondir au-dessus des rochers, rejeter la tête en arrière et hurler à la lune. C'était comme si j'étais née pour ça.

Je n'étais pas Tori piégée dans un corps de louve. J'étais Tori, la louve.

Bientôt d'autres hurlements se mêlèrent aux miens, et très rapidement, je sentis la présence de quelqu'un sur mon chemin. Les poils, ou devrais-je dire la fourrure, se dressa sur ma nuque et je commençais à exécuter un grand cercle dans ma course, tournant en rond pour saisir au passage l'odeur de mon poursuivant. Ce qui fut plus facile que ce que j'avais imaginé. Une odeur de shampooing, de musc, accompagné d'une touche d'eau de Cologne emplit mes narines comme si je me tenais juste à côté de la bête en question.

Evan.

Refusant de faire déjà face à la réalité, je tendis mes toutes nouvelles pattes de loup pour me préparer à bondir et fendis les airs. Le monde autour de moi devint peu à peu flou, pour se fondre en un océan de tons verts et bruns pendant que je fermais les yeux et laissais mes autres sens me guider. À ma stupéfaction, je trouvais cette vision presque superflue, comme un lycan se retrouvant pourvu d’yeux de vampire. Mon odorat affûté et mon ouie très développée m'apprirent la présence de tout élément arrivant sur mon chemin sans que j'aie à ouvrir les yeux pour le voir. Je me fendis d'un sourire de loup en bondissant de tronc d'arbre en tronc d'arbre, reprenant une vitesse stupéfiante jusqu'à ce que soudain —

Waouh !

Mes griffes firent voler des étincelles alors que je freinais en une halte précaire au bord d'une falaise. Un morceau de pur granit alla s'écrouler à quelques centaines de pieds en bas.

Ce n'était pas cela qui m'avait surprise.

C'était le soleil.

Comme par magie, à la seconde où les rayons me touchèrent, la fourrure sur mon corps disparut peu à peu. Mes os se remirent en place tandis que mon corps revenait à sa taille humaine habituelle. Cela me parut durer une éternité mais je compris que ce n'était l'affaire que de quelques secondes lorsque je me retrouvais debout, nue, au sommet de la falaise. Le vent agita mes cheveux noirs autour de moi pendant que je contemplais le flamboyant lever de soleil.

Je clignai des yeux éblouis en le regardant, m'attendant à ce que mon corps rejette les rayons UV et se mette à griller dans une douleur atroce.

Ce qui n'arriva pas.

Comment est-ce possible ?

Je tendis une main blanche devant moi et la regardai tandis que le soleil la réchauffait, l'éclat de la lumière la faisant presque scintiller. Un million de particules de poussière brillèrent dans l'air devant moi et je tendis la main vers elles, les observant, fascinée, tandis qu'elles tournoyaient et dansaient dans le vent.

Quelque chose de mouillé atterrit sur mon poignet. Je levai les yeux pour voir d'où cela provenait avant de sentir l'humidité, rafraichie par la brise du matin, couler sur mon visage. J'ouvris la bouche, ébahie, en effleurant les larmes impossibles du bout des doigts. 

Qu'était-il en train de m'arriver ? À moi, qui pleurais de vraies larmes et me dressais dans la lumière du soleil ? Cela était impossible aux vampires et pourtant, j'étais bien là. Une autre pensée avait dû se former dans mon esprit pendant ma course. Et si je n'avais pas été capable de revenir à ma forme de vampire-humaine ? Je n'aurais jamais su pour le soleil si je l'avais compris plus tôt. Je serais partie et me serais cachée quelque part et n'aurais peut-être jamais recouvré ma forme originelle ou compris quelle créature unique j'étais devenue. 

La forêt gronda alors que quelqu'un freinait soudain des quatre fers dans mon dos. Je gardai les yeux rivés sur l'horizon. Je n'osai pas détourner les yeux. Chaque instant passé avec le soleil était précieux. Chaque larme.

« Tori ? appela tout bas Evan.

Evan ? Sa voix me surprit. Je m'étais attendue à ce que ce soit Eddie. Qu'est-ce qu'Evan en avait à faire, de ce qui m'arrivait ? À la seconde où j'étais entrée dans sa vie, j'avais mis en péril tout ce qu'il chérissait. Au contraire, il devrait être furieux que son sang ne m'ait pas achevée. Je me tournai lentement vers lui pour lui faire face, mes yeux toujours attachés au lever de soleil.

L'homme qui se tenait à mon côté ne semblait pas contrarié. Il semblait inquiet.

— Tori, est-ce que tu te sens bien ?

Je finis par faire l'effort de me concentrer sur lui uniquement, répugnant à arracher mon regard à ce lever de soleil brillant de mille feux que je n'avais pas vu depuis bien trop de lunes pour les compter. Des échos de ce temps révolu dansèrent dans le secret de mes pensées. Mes yeux devaient luire de leur feu féroce habituel, en cet instant.

— Je vais bien.

— Tu es sûre ?

Il ne semblait pas, ou du moins n'avait pas la voix de quelqu'un de convaincu.

— D'accord, je vais plus que bien. »

Il afficha un air perplexe.

Il ne comprenait pas. Je suis bien plus qu'un vampire. Je peux pleurer, maintenant ! Je suis une créature capable d'assister à un million de nouveaux levers de soleil. Je suis, je baisse les yeux... encore nue. Merde !

Dans un moment de pur embarras, je me détournai et cachai ma nudité avec les bras tandis que mes cheveux défaits et détachés flottaient dans l'air autour de moi. Un afflux de sang vint donner de la couleur à mes pommettes et je baissai les paupières, me sentant presque étonnamment timide, soudain. Les vampires ne rougissent pas.

Evan entrouvrit les lèvres, et pendant un instant, il ne put s'empêcher de regarder. Non pas mon corps, en lui-même, mais moi. Moi toute entière. Son regard englobant toute la scène tout en me regardant droit dans les yeux.

Ce fut seulement à ce moment-là que je réalisais qu'il était nu, lui aussi. Il s'était transformé dans l'autre sens pour me courir après plus rapidement, et dans l'action, il avait laissé derrière lui tous ses vêtements.

Un petit sourire aux lèvres, je posai les yeux sur les courbes de son corps musculeux. Mon regard tomba sur ses larges épaules, glissa sur son torse sculpté, sur son ventre musclé, sur...

« Je vous dérange, peut-être ?

Je fis un bond gigantesque quand Eddie surgit tout à coup de la forêt. Il nous regarda l'un et l'autre avec