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Les Flammes de l'Immolé (Ardalia, tome 3) - Duo français-anglais: Ardalia - Duo français-anglais, #3
Les Flammes de l'Immolé (Ardalia, tome 3) - Duo français-anglais: Ardalia - Duo français-anglais, #3
Les Flammes de l'Immolé (Ardalia, tome 3) - Duo français-anglais: Ardalia - Duo français-anglais, #3
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Les Flammes de l'Immolé (Ardalia, tome 3) - Duo français-anglais: Ardalia - Duo français-anglais, #3

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About this ebook

La grande traque avait commencé, et les hevelens étaient le gibier. Quand se conclurait-elle ? Et comment ? Impossible de le prédire.

L'armée de Malia vaincue, les forces de la Destruction font le siège de la Porte des Canyons et se répandent dans les Steppes Venteuses. Pour chaque enfant du vent ou de l'eau capturé et précipité dans la Grande Déchirure, c'est un nylev, un être de feu qui naît. Pelmen, Laneth, Lominan et Elisan-Finella doivent convaincre les krongos de se joindre à leur lutte désespérée. Mais les êtres de pierre ne sont qu'une poignée, et plus rien n'entrave Valshhyk, l'Immolé…

Les Flammes de l'Immolé est le troisième et dernier tome du cycle d'Ardalia, roman de science-fantasy.

Duo français-anglais : comprend les versions française et anglaise. Idéal pour s'initier à l'anglais en s'évadant, en toute convivialité !

LanguageFrançais
PublisherAlan Spade
Release dateMay 18, 2018
ISBN9781386535362
Les Flammes de l'Immolé (Ardalia, tome 3) - Duo français-anglais: Ardalia - Duo français-anglais, #3
Author

Alan Spade

Alan Spade worked for eight years for the press, reviewing video games. In his youth, he acquainted himself with the classic French authors, while immersing himself in the works of H. P. Lovecraft, Isaac Asimov, J. R. R. Tolkien and Stephen King. That wide range of influences is reflected in his style, simultaneously approachable, visually evocative and imaginative. Alan likes to say that "a good book is like a good old pair of shoes: you feel at ease inside, comfortable." The Breath of Aoles is his third book: previously, he wrote a fantasy novel for two years, between 2001 and 2003, but after submitting it to publishers, he decided the story wasn't good enough. He didn't try to publish it anymore. Then he wrote a Science Fiction short stories collection, and then, for six years, The Breath of Aoles.

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    Les Flammes de l'Immolé (Ardalia, tome 3) - Duo français-anglais - Alan Spade

    Ardalia, tome 3 : Les Flammes de l’Immolé

    © 2013 Editions Emmanuel Guillot

    Illustration : Thibaut Desio

    Quatrième de couverture et carte : Sabrina Tobal

    *****

    Présentation

    La grande traque avait commencé, et les hevelens étaient le gibier. Quand se conclurait-elle ? Et comment ? Impossible de le prédire.

    L’armée de Malia vaincue, les forces de la Destruction font le siège de la Porte des Canyons et se répandent dans les Steppes Venteuses. Pour chaque enfant du vent ou de l’eau capturé et précipité dans la Grande Déchirure, c’est un nylev, un être de feu qui naît. Pelmen, Laneth, Lominan et Elisan-Finella doivent convaincre les krongos de se joindre à leur lutte désespérée. Mais les êtres de pierre ne sont qu’une poignée, et plus rien n’entrave Valshhyk, l’Immolé…

    Les Flammes de l’Immolé est le troisième et dernier tome du cycle d’Ardalia, roman de science-fantasy.

    Duo français-anglais : comprend les versions française et anglaise. Idéal pour s’initier à l’anglais en s’évadant, en toute convivialité !

    *****

    Carte Ardalia

    Carte Ardalia 2 - petite

    *****

    A Anne-Christine,

    Il fait si bon s'immoler dans la flamme de ton amour.

    Sans ton soutien, l'algam n'aurait pu prendre son essor.

    A celles et ceux partis trop tôt

    *****

    Chapitre premier - L’ORBE DE KERENGAR

    Pour des malians, la pénombre qui s’était étendue sur la ville n’était pas une gêne. Les yeux de Lominan et Elisan-Finella étaient habitués à tirer parti des moindres sources de lumière. Le son des pieds nus sur les pavés troublait à peine le silence de la nuit tombée. Depuis que les rues s’étaient vidées de la foule, la cité ne résonnait plus des bruissements de conversations enfiévrées.

    Lominan savait trompeur ce calme apparent. L’Eau turquoise des bassins de Belenia se ferait pour longtemps l’écho de la peur et de la consternation. Entre les murs spiralés des conques et nautiles, les discussions devaient déjà faire rage.

    C’est à se demander si le temps où l’on nous appelait peuple de l’harmonie n’est pas bel et bien révolu.

    L’altération de l’Eau turquoise avait été aussi insidieuse que la disparition des premiers mil’ser. Lorsque l’Hortal et ses Conseillers avaient enfin réagi, il était trop tard. Après les derniers événements, de nombreuses personnes devaient se douter que la corruption avait contaminé les cercles les plus élevés.

    Le monde est définitivement sens dessus dessous.

    Pour les siens, assister impuissants à l’intrusion de dix krongos dans les murs de leur cité mère avait déjà été un choc. La chose ne s’était vue de mémoire de malian. Mais apprendre ensuite l’assassinat de l’un de ces colosses de pierre par un shaman pourpre... Et pour couronner le tout, il avait fallu qu’éclatent au grand jour les dissensions entre le Maître des Conques et le Haut Hiérarque. Avec Talja-Guelza à présent sous le coup d’une sentence d’emprisonnement, le règne du Maître des Conques avait pris un tour des plus sombres.

    Lominan et Elisan-Finella arrivèrent devant les arcades de la porte ouest. C’était à peine si les gardes postés de chaque côté pouvaient être devinés par cette nuit couverte. Les doigts graciles de Lominan, comme ceux d’Elisan et de Finella, s’agitaient épisodiquement, réajustant les invisibles fils de pouvoir reliés à la Bulle de Camouflage. Le sortilège les dissimulait aux regards, mais il fallait prendre soin de n’émettre aucun son. Svelte et fine, Elisan se tourna vers Lominan comme pour s’assurer qu’elle avait bien aperçu les sentinelles. Avec son nez rectiligne et ses yeux cobalt, l’ascendante, imberbe comme tous leurs congénères, un peu plus grande que son apprentie, dégageait une impression de sévérité. Sa répondante Finella avait quant à elle les bras et les épaules plus galbés, un joli visage rond et des lèvres menues, promptes à sourire.

    Lominan frissonna, et pas seulement à cause des sentinelles. Quand reverraient-elles la cité mère ? Pour elle et la magicienne fusionnée, Belenia était devenu un endroit presque aussi dangereux que la Forêt d’Ombres de sinistre mémoire.

    Les gardes étaient assis sur des bornes de pierre, lance calée contre l’épaule et massue sur les genoux. Ils ruminaient probablement les événements de la journée car ils ne relevèrent pas le passage des deux intruses. Une fois le pont sur l’Ig franchi et les deux dernières sentinelles à bonne distance, Lominan respira mieux. Sur plus de trois cents coudées dans la plaine, à la lueur d’étoiles éparses entre les nuages, se devinaient des silhouettes de feless’tu. Il restait peu d’isolés dans la ville et ses alentours, preuve de l’efficacité du réseau mis en place par Sinistan. Séduits par l’ambreroche du serviteur de Valshhyk, la plupart des mil’ser avaient déserté la cité clandestinement.

    Les curieux demeuraient en contrebas de la colline au sommet de laquelle s’étaient regroupés krongos et hiérarques. Aussi nombreux fussent-ils, ils n’avaient pas poussé l’audace jusqu’à gravir la pente pour épier les conversations.

    L’herbe rendue cassante par le gel craquait sous les pieds. Lominan remercia en pensée Meglian-Wulchan – la nuit précédente, le magicien avait mis à leur disposition pantalon et manteau en laine de linguilis. Parmi les curieux, des serviteurs de Malia étaient reconnaissables à la coupe de leurs mantelets. Nerveux, inquiets du sort de leur maîtresse, ils attendaient à l’évidence des instructions. La magicienne et son apprentie frôlèrent l’un d’eux à son insu avant de se mettre à grimper. A chaque pas, la concentration de Lominan vacillait. Ce n’était pas tant le surcroît d’efforts occasionné par la pente, d’ailleurs relativement douce. Les émotions s’appliquaient à lui tordre les entrailles. Même selon les critères de leur espèce, les trois krongos qui montaient la garde présentaient un gabarit impressionnant – ils devaient culminer à plus de neuf pieds. Ils étaient larges, aussi, et épais. La lance que tenait l’un d’eux était de taille à empaler l’un des melepeks immobiles un peu à l’écart. La hache de silex et la massue de pierre à la ceinture de ses deux compagnons devaient pouvoir couper en deux ou broyer un malian.

    Encore heureux qu’ils n’aient pas décidé de pénétrer armés ainsi en ville. Le bain de sang n’aurait sans doute pu être évité.

    Lominan reporta son regard vers les silhouettes longilignes et à quatre bras à une vingtaine de coudées, frêles cannelées en face des colosses. Qu’Elisan-Finella ait choisi de porter ses pas dans la direction des hiérarques la rassurait à peine. Comment les krongos allaient-ils réagir lorsqu’elle et sa compagne redeviendraient visibles ?

    A ses côtés, la magicienne fut soudain prise d’un grand tremblement. La Bulle sembla vaciller un instant. Les épaules d’Elisan et de Finella se voûtèrent. Lominan dévisagea la fusionnée avec effarement. Ni l’ascendante ni la répondante n’étaient du genre à céder à la panique, même dans des circonstances inhabituelles.

    Mais était-ce bien la peur qui venait de les étreindre ? Elisan ne regardait pas les krongos. Ses traits étaient lourds de chagrin. Elle se remit en marche, et les voix des serviteurs de Malia ne tardèrent pas à leur parvenir, faibles et cependant distinctes. Parmi elles, il y avait celle, éraillée par les ans, de Talja. La physionomie et le maintien d’Elisan-Finella se modifièrent radicalement, au point que Lominan se demanda si la magicienne avait bien été aussi ébranlée qu’elle l’avait cru l’instant d’auparavant.

    « … elles devaient vous rejoindre vers le port, elles sont peut-être encore en train de vous y chercher.

    – A moins qu’elles n’aient décidé de profiter de la confusion pour entreprendre sans plus tarder le voyage vers Guernal ou Halian. » Le timbre chuchotant était celui de Guelza, la répondante du Haut Hiérarque.

    « Nous en serions surpris, fit un troisième personnage qui ne pouvait être que Meglian, pourquoi se seraient-elles passées du canot garni de vivres que nous devions mettre à leur disposition ? Par ailleurs, elles n’ont pu ignorer la spectaculaire apparition de nos… amis. Elisan est bien placée pour savoir l’importance de se concerter avec eux, c’était l’un des objectifs de sa mission. Vous pouvez nous croire, elles ne vont pas tarder à se présenter.

    – Sauf si…

    – En cela je ne te contredirai pas, mon ami. »

    Comme Elisan prononçait ces paroles, Lominan eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Sa maîtresse avait rompu sans crier gare le contact avec la Goutte originelle, lui faisant par la même occasion lâcher prise. La sensation de manque fut accablante – ses alvéoles lui parurent sur le point de se flétrir. Fiévreusement, elle rechercha de nouveau le contact avec la Goutte.

    Du coin de l’œil, elle capta un mouvement.

    L’un des krongos en surplomb avait bougé, il les désignait d’un index de la taille d’un barreau de tabouret. Il devait avoir parlé car l’un de ses pairs surgit à ses côtés, apparemment prêt à se servir de son imposante hache à double lame. L’autre l’arrêta de la main. Leurs yeux sans pupille jetaient des éclats laiteux dans la pénombre, tandis qu’ils toisaient les deux magiciennes comme si leur seul regard avait eu le pouvoir de les clouer au sol – ce qui n’était pas loin d’être le cas, réalisa Lominan dont les jambes s’étaient subitement alourdies. Que pouvaient-ils se dire en penchant ainsi la tête l’un vers l’autre, elle n’était pas plus capable de le deviner que de capter la rumeur des débats agitant le groupe de leurs compagnons de pierre à quelques dizaines de pas à peine. Leur silhouette plus ou moins distincte selon la course des nuages, certains secouaient le chef ou piétinaient la terre, faisant jaillir la poussière sans pour autant produire le moindre son. Il y avait de la magie là-dessous.

    Elisan-Finella et les feless’tu, tournés de profil, contemplaient eux aussi les krongos. Un bref examen ne permit pas à Lominan de reconnaître parmi les malians le hiérarque à la solde du Maître des Conques. Elle ne fut pas étonnée. Il n’a pas eu le culot de se montrer, ou bien il ne fait pas partie des proches de Talja-Guelza. Le traître avait failli les surprendre au moment crucial dans le bassin de révélation la nuit précédente, quand les derniers souvenirs d’Elisan lui étaient revenus. Si Finella n’avait réagi aussi promptement, le subjuguant à l’aide d’une Bulle d’Influence, son véritable maître, Ulinan-Dalna, aurait sans doute été prévenu que les « profanatrices » avaient été retrouvées...

    « Je ne pensais pas qu’ils pouvaient se montrer aussi agités, murmura Elisan.

    – C’est de notre sort et de celui du monde tel que nous le connaissons qu’ils débattent », assura Talja. Malgré sa frêle silhouette, le Haut Hiérarque dégageait toujours autant d’autorité. Son menton se découpait dans la faible clarté comme un doigt accusateur. « Nous leur avons répété vos révélations et celles de Lominan. Ils savent. » Les deux derniers mots étaient chargés de quelque chose qui allait au-delà de l’amertume. Du désespoir, songea Lominan en frissonnant. La certitude du désastre imminent.

    « Vous leur avez tout dit ? Comment ont-ils réagi ? »

    Talja hésita un instant. Son mantelet de mahsann à larges manches ondoyait dans la brise nocturne telle une cascade miroitante. « Ils étaient consternés, lâcha-t-elle finalement.

    – Et en colère, intervint l’un des hiérarques d’un ton haut perché. Nous avons bien cru, élue de Malia, que nos derniers instants étaient venus quand vous avez annoncé la perte de la Pierre de Terenxar.

    – Un moment délicat, convint Talja. Ce krongos avait l’air… impétueux, ce qui est rare parmi ceux de leur espèce.

    – Et il s’est calmé tout seul ? s’enquit Elisan.

    – Nous leur avons révélé la triste vérité, c’est-à-dire que notre Guide avait levé une armée dans le seul but de retrouver la Pierre. » La manière dont Talja avait prononcé le titre en disait long sur ce qu’elle pensait de la gouvernance de l’Hortal. « Par la suite, chacun nous a écoutés en silence. Un profond silence.

    – Notre Maître des Conques, ironisa Meglian, n’était déjà pas spécialement en faveur auprès de nos amis, inutile de dire que ce récit ne contribuera guère à le faire rentrer dans leurs grâces. » Le magicien ponctua la remarque en rajustant d’un de ses gestes vifs son manteau de laine sur ses épaules et celles de son répondant. Lominan devina que les mâchoires de plusieurs des hiérarques s’étaient crispées à la mention de celui à qui ils devaient leur exil. L’un d’eux, une ascendante, s’éclaircit la gorge avant de prendre à son tour la parole.

    « Il faut espérer qu’ils vous ont cru, votre Grâce, au sujet de la corruption de la Pierre par ce shaman pourpre, et de l’usage qu’il en a fait… » Sa voix était légèrement nasillarde. « Je veux dire, loin de nous l’idée de remettre en cause votre parole, mais... Vous devez vous en souvenir, celui des nôtres envoyé dans l’antre du colporteur est revenu persuadé du départ du krongos pour une autre ville. Il disait n’avoir rien vu du tout, là-bas.

    – Oh, mais il a vu, n’en doutez pas, coupa d’une voix âpre Elisan. Il a juste été contraint à faire demi-tour. Et à oublier.

    – Comme tous ceux qui ont été amenés à pénétrer dans cet endroit quand le shaman pourpre s’y trouvait », compléta Finella.

    Talja considéra ascendante et répondante sans chercher à masquer sa tristesse. « C’est à peine si nous osons imaginer ce que vous avez subi...

    – Mais du moins, chuchota Guelza, vous avez réussi à retrouver la mémoire. Vous pouvez à présent témoigner de la puissance de cette sorcellerie.

    – Et nous le ferons, conclut Elisan. Devant eux. » Elle indiqua d’un mouvement de menton les descendants de Kerengar.

    Talja abaissa les paupières en signe d’assentiment. « Nous sommes heureuses que vous et Finella soyez de nouveau vous-mêmes. » Lominan ne put s’empêcher de penser qu’elle avait dû se forcer pour mettre un peu d’emphase dans ses paroles.

    « L’une des très rares bonnes nouvelles depuis bien longtemps », confirma Guelza.

    Le silence se fit. Là-bas, les krongos délibéraient toujours.

    Lominan se pinça les lèvres, frappée par une interrogation subite. Elle aurait dû se poser plus tôt la question, mais l’irruption des représentants du peuple de pierre dans Belenia avait été si brutale, la suite des événements si surprenante… « Comment ont-ils su, demanda-t-elle, pour celui qui a été assassiné ? » Elle devina des froncements d’arcade dans la pénombre, mais ne s’en formalisa pas. « Ils savaient avant même d’entrer en ville, c’est certain. Ils ont pris tout le monde par surprise. Et ils se sont dirigés droit sur son antre...

    – Les krongos n’ont pas besoin d’Eau turquoise pour communier, expliqua Finella de sa voix suave. Être reliés à la terre leur suffit. Si l’on en croit les archives, ils peuvent nouer des liens quelle que soit la distance. Quand l’un d’eux est tombé, ils le savent. »

    Ces paroles plongèrent chacun dans ses pensées. Les krongos discutaient toujours sans qu’aucun son ne fasse vibrer l’air. Lominan espérait qu’ils ne mettraient pas plusieurs jours à parvenir à une décision. Pour eux, le temps évoluait selon un rythme différent – leur longévité pouvait dépasser plusieurs centaines d’années.

    Elle se surprit à osciller lentement sur place. Depuis qu’au travers du Cristal de Clairvoyance, elle avait assisté à la libération du Seigneur de la destruction, elle n’avait pas même envisagé que le sommeil puisse encore avoir prise sur elle. Qui pouvait dire si les nylevs, ces êtres de feu, n’allaient pas surgir de sous la terre à cet instant… Selon les anciens écrits consultés dans la bibliothèque du Cocon, les démons avaient besoin de failles dans l’écorce terrestre pour se matérialiser. Lominan battit des paupières, mais ses yeux ne trouvèrent aucun point d’accroche. Comment en était-elle arrivée là ? Aurait-elle pu deviner dans quoi elle mettait les pieds, cette fameuse nuit ? Lorsque son maître, le cultivateur de toropones Ezechian-Uzève, l’avait dissimulée aux côtés de l’isolé Mital et de quelques autres dans l’étouffante moiteur du double fond de son chariot. Ainsi confinés, ils avaient quitté Belenia sans être inquiétés. Penché au-dessus de la Grande Déchirure, Mital contemple le gouffre. A sa droite, Sinistan lui adresse un sourire venimeux en préparant son fouet.

    Lominan fit la grimace. Les derniers moments de ce compagnon d’exil avaient été les plus terrifiants. La flamme surgie des profondeurs l’enveloppe tout entier, et il ne tarde pas à se transformer…

    Elle fut prise d’un grand frisson. La puissance de Valshhyk était incommensurable… Si elle ne voulait pas devenir folle, elle devait détourner le cours de ses pensées. Les images morbides, cependant, s’étaient mises à se succéder sans relâche, dans le désordre, comme subitement libérées par le souvenir. La peau parsemée de cloques là où elle n’est pas calcinée. Les arcs de cercle lumineux du fouet.

    A s’efforcer de les repousser, Lominan s’épuisait. Les gouttelettes de sang mauve. Les pulsations pourpres émanant du gouffre au rythme des battements de cœur du monstre sans nom tapi dans les profondeurs. La silhouette torturée du nylev qui, peu à peu, dévore celle de Mital...

    Lui vint alors à l’esprit d’appliquer sur elle-même les méthodes dont elle avait si souvent usé envers la double conscience d’Elisan-Finella dans le bassin de révélation. L’effet ne se fit pas attendre. Elle se sentit transportée dans un lieu bien différent, au sein d’une caverne emplie d’eau où un faible courant était perceptible. Le fleuve souterrain, l’Helian, lui avait en son temps apporté l’oubli bienheureux. Elle aurait tant aimé y prolonger son séjour…

    Sa glumass se rigidifiait peu à peu. A un certain moment, Elisan lui secoua doucement l’épaule. Lominan leva le menton. Les étoiles s’étaient faites plus nombreuses dans le firmament. Le son étouffé de quelque chose de massif se rapprochait. Elle abaissa son regard sur le krongos dont l’épiderme aurait évoqué le silex bleu, sans ces éclats le constellant et qui en faisaient à l’heure actuelle un vivant reflet du ciel. Les pieds du colosse épousaient le sol comme s’il en avait connu intimement chaque aspérité en dépit de l’obscurité. Fondue à même la peau, au niveau du flanc, une large lame de silex se balançait au gré de ses mouvements – des stries argentées rayonnaient à partir du point où l’arme rejoignait la hanche. Le géant donnait l’impression d’avoir subi l’affront de mille tempêtes. Si c’était le cas, ses traits en étaient sortis chaque fois plus ravinés, sans perdre pour autant de leur caractère. Sa figure s’avérait en effet sillonnée de lignes régulières et vigoureuses. Le nez était droit, franc, les pommettes hautes et les yeux, enfoncés dans les orbites.

    Le descendant de Kerengar considéra tour à tour Lominan et Elisan-Finella. Il y avait dans les éclats laiteux une volonté inaltérable, un savoir issu d’un autre âge et de l’intelligence. Il sembla aussi à Lominan y déceler de la peine. La même tristesse teintée d’amertume qui se peignait dans les plis de ses lèvres rugueuses.

    « On me dit que l’une d’entre vous posséderait le pouvoir de Malia ? » interrogea-t-il d’un ton bourru.

    Lominan jeta un regard nerveux à Elisan. L’ascendante demeurait immobile, examinant le krongos comme elle l’aurait fait d’un objet d’étude particulièrement intéressant. Parmi les hiérarques, nul ne bougeait. Lominan aurait bien voulu qu’Elisan se montre plus réactive. Se retrouver suspendue au bout du poing du colosse de pierre n’était guère une perspective enviable, et cette lame de silex à son côté avait vraiment l’air coupante.

    « Avez-vous perdu votre langue ? » gronda le krongos. Cette fois, son expression ne contenait plus aucune trace de tristesse.

    Elisan continua à le fixer sans rien dire. Puis elle détourna le regard, et ses yeux cobalt se posèrent sur son apprentie. « Lominan, s’enquit-elle, crois-tu que nous devrions accepter de parler à quelqu’un qui ne nous témoigne aucun respect ? Ce serait une base saine de discussion, d’après toi ? »

    Lominan se contracta et esquissa un pas en arrière. Elle s’attendait au pire à présent, et n’osait proférer un son.

    « Du respect ? Vous croyez que Xilker a eu droit à du respect ? Si vous êtes Tenants de l’Harmonie, alors, vous avez échoué dans votre mission. » Le tumulte des mots sortis de la bouche du krongos faisait penser à de gros rochers dégringolant le long d’une falaise. « Vous avez laissé un shaman pourpre pénétrer dans votre ville en toute impunité. Vous l’avez laissé profaner l’antre de l’un des nôtres, et commettre l’irréparable. »

    Elisan se contenta de secouer la tête.

    « Si Elisan-Finella est coupable, alors nous le sommes aussi », fit Meglian-Wulchan en s’avançant d’un pas décidé.

    Le krongos braqua son regard furieux sur le nouvel intervenant. Il dominait de toute sa hauteur ce dernier – un roc face à un frêle roseau.

    Meglian ne bronchait pas. On ne pouvait en dire autant des hiérarques, qui remuaient nerveusement.

    Alors même que les jambes de Lominan menaçaient de se transformer en mousse, la voix suave de Finella s’éleva distinctement dans l’air glacé. « Nous avons été piégées, avoua-t-elle. Le pouvoir de la Pierre de Terenxar s’est retourné contre nous. » Elisan se racla vigoureusement la gorge, mais déjà, la silhouette d’un deuxième krongos, à l’épiderme ocre celui-ci, se rapprochait. De plus courte taille que le colosse à la peau bleue, il avait les traits parcourus de sillons plus profonds encore. Son nez était plus large et ses yeux affleuraient. Lominan reconnut en lui le krongos le plus ancien, le mage qui avait dressé un bouclier rougeoyant autour des siens plus tôt dans la journée.

    « Ne penses-tu pas, Daknar, demanda-t-il en levant les yeux vers le krongos à la peau bleue, qu’il serait temps de convier ces trois malians à s’expliquer à leur tour devant les nôtres ? S’ils ont des choses à dire ? »

    L’autre émit un grognement caverneux qui pouvait avoir valeur d’acquiescement.

    « Si vous voulez bien vous joindre à nous, adeptes de l’harmonie ? » demanda le vieux krongos en inclinant avec raideur la tête.

    Elisan sortit enfin de son silence. « C’est nettement mieux, acquiesça-t-elle. Allons-y, mes amis. »

    Meglian-Wulchan, Elisan-Finella et Lominan s’avancèrent en direction du groupe de hautes silhouettes au sommet de la colline. A chaque pas, Lominan devait lutter pour ne pas s’ouvrir de nouveau à la Goutte originelle – la terreur lui nouait les entrailles. En invoquant le pouvoir de Malia, elle délivrerait son esprit de toute émotion, hormis l’attirance pour la Goutte.

    C’est justement là que réside le danger. Elle exhala un long soupir. Devant elle, Elisan-Finella se déplaçait sans hésiter, fière et digne. La répondante lui adressa un sourire que Lominan ne parvint pas à lui rendre. La magicienne feless’tu avait sans doute à cœur de prendre une revanche sur le sort, mais ce n’était pas son cas à elle. Elle ne se sentait pas l’âme d’une foutue héroïne ! Si Lominan n’avait eu la certitude que les gardes d’Ulinan-Dalna ne la laisseraient jamais en paix à Belenia, elle serait déjà retournée dans sa conque. Son coffre et ses béryls l’y attendaient-ils ? J’aurais pu essayer de le vérifier sans trop de risque avec une Bulle de Vision, réalisa-t-elle. Au moins pour le coffre. Les gemmes à l’intérieur ne pourraient être discernées sans source de lumière.

    Elle caressa le tissu de la besace contenant le tiers de la fortune d’Isidel-Vidlan. Elisan-Finella avait su ce qu’elle faisait en lui confiant tous ces béryls. La magicienne la connaissait trop bien. Peut-être mieux qu’elle ne se connaissait elle-même.

    Elisan-Finella et Lominan s’immobilisèrent à quelques pas des êtres de pierre, et Meglian-Wulchan prit place à leur droite. Les krongos refermèrent le cercle autour d’elles, muraille vivante composite. Le plus petit d’entre eux, le mage, dépassait de deux ou trois pouces la plus grande des malians, Elisan-Finella. C’était cependant surtout la largeur des colosses qui rendait leur présence si écrasante. Leurs épaules donnaient l’impression de pouvoir soutenir des montagnes, leur torse annonçait la puissance des bâtisseurs de cités légendaires, et leurs cuisses faisaient penser à des troncs d’élancés. Huit paires d’yeux immuables les fixaient. Pour être dépourvus de pupilles, ces derniers n’étaient pas moins alertes, plus dérangeants encore que la corpulence des descendants de Kerengar.

    « Je suis Daknar, commença le krongos à la peau étoilée, le Représentant du dernier Cercle. Et voici Keljas, le plus vénérable d’entre nous (il désigna le mage). Votre Gardienne du temple nous a parlé d’une magicienne du nom d’Elisan-Finella. Est-ce bien de vous dont il s’agit ? »

    Elisan balaya du regard les krongos avant de revenir sur Daknar. « Nous vous le confirmons, répondit-elle.

    – Nous aimerions avoir des précisions. Quel a été votre rôle dans les derniers événements, au juste ? »

    Elisan hocha la tête, avant de se lancer dans le récit des derniers mois écoulés. Lominan l’écouta avec attention, fière de voir rétablie la mémoire de son ancienne maîtresse. A l’inverse, elle fut désagréablement surprise lorsqu’elle passa sous silence la rencontre avec les hevelens et le rôle qu’ils avaient joué au cours de leur périple. La voix d’Elisan se tendit au moment où elle relata, en quelques phrases rapides, sa visite dans l’antre du krongos qui avait pour nom Xilker.

    Au terme de son récit, l’un des autres colosses s’avança. Il portait des vêtements en laine blanche de linguilis qui tranchaient avec sa peau sombre. A sa ceinture, pendait une impressionnante massue. « Vous avez bien dit avoir suivi le chariot de mil’ser le long de la Grande Déchirure ?

    – Sur une partie du parcours, oui.

    – Comment avez-vous fait pour résister aux émanations ? »

    Elisan esquissa un sourire. Elle plongea la main dans sa besace et en retira l’un des colliers de Cilamon, qu’elle leva au-dessus de son visage. « Nous avions ceci. »

    Serties dans les nœuds du bois tendre de cilamen, les gemmes du collier étaient à peine visibles. Une lueur plus vive traversa les yeux jaunes du krongos. « D’inestimables artefacts, en effet. Comment sont-ils entrés en votre possession ? » La voix de basse évoquait un roulement de tonnerre avant l’orage.

    Les pupilles de Lominan se dilatèrent. Elisan, loin de partager son effroi, souriait à présent de toutes ses dents !

    « Seriez-vous le krongos qui a remis à l’hevelen Xuven Arimal et à son neveu ces colliers de Cilamon ? demanda-t-elle de sa voix cristalline. Si c’est le cas, nous vous en sommes très reconnaissantes. »

    Le krongos ne répondit rien. La colère n’avait pas disparu de ses traits burinés par le temps, mais il paraissait s’interroger.

    « Je ne vous ai pas parlé d’eux auparavant, précisa Elisan, dans l’espoir de provoquer une réaction. En réalité, Xuven et Pelmen nous ont accompagnées sur une bonne partie du trajet.

    – Ils ont été de précieux alliés, dit Finella.

    – Vous aimez vivre dangereusement. J’ai failli croire que vous aviez prélevé ces colliers sur leurs cadavres. Je pourrais encore le croire, d’ailleurs… » Une lueur inquiétante réapparut fugitivement dans ses yeux.

    « Sans le pouvoir sur Aoles du shaman Xuven, déclara Elisan, nous ne serions plus de ce monde.

    – Ils vont bien ? »

    Elisan pinça les lèvres et Lominan se plongea dans la contemplation de ses pieds palmés.

    « Au moment où nous… nous sommes séparés, du moins, ils étaient encore en vie. » La voix de l’ascendante avait perdu de son assurance. « Nous étions arrivés non loin des premiers contreforts des Monts Infranchissables. Sinistan et ses shamans pourpres étaient sur le point de nous rejoindre. Nous avons dû avoir recours au pouvoir de Malia pour leur échapper, mais nous ne pouvions camoufler que Lominan. Les hevelens ont dû se débrouiller par eux-mêmes. Nous ne les avons pas revus depuis. »

    Le silence se fit. Le regard du krongos aux vêtements de laine ne quittait pas Elisan. Lominan y lut de la tristesse.

    « C’est donc ça... Terrible nouvelle. Je me nomme Fekkar. Xuven était un ami. Nous avons voyagé ensemble à plusieurs reprises au travers des Steppes Venteuses.

    – Nous sommes désolées. »

    Paupières baissées, Fekkar se plongea dans le recueillement. Elle se demanda si son attitude pouvait s’expliquer par le chagrin et la nostalgie. N’était-il pas plutôt en train d’interroger la terre pour obtenir confirmation de la mort du shaman du petit peuple ? Daknar le considérait avec sympathie, de même que certains des krongos.

    Quand Fekkar reprit la parole, ce fut d’un ton résolu. « Si Xuven a choisi de vous confier deux des colliers de Cilamon, cela veut dire qu’il vous considérait comme ses alliés. » Le double foyer pâle dans ses yeux passa d’Elisan à Lominan. « Il aurait été heureux de savoir que vous avez pu en réchapper, quel que soit le moyen employé. Les voies de Malia diffèrent de celles d’Aoles.

    – C’est donc bien vous qui leur avez remis les colliers ? interrogea d’une voix timide Lominan.

    – En effet, enfant de l’harmonie. Je ne le regrette pas. » Il hocha la tête en direction de Daknar et fit un pas en arrière. « Cela me suffira pour le moment. »

    Les épaules hérissées de cristaux de Daknar reflétaient l’éclat des étoiles. Le krongos paraissait songeur.

    « Peut-on savoir ce que vous avez décidé ? » s’enquit Elisan.

    Le Représentant du dernier Cercle la considéra un instant, l’expression indéchiffrable. Puis il tourna la tête vers l’un des siens qui s’effaça, révélant un individu accroupi un peu plus loin, une main à terre. Sur un signe, il la détacha du sol. Aussitôt, des bribes de conversations véhiculées par la brise se firent entendre.

    Un autre mage, réalisa Lominan. Combien sont-ils donc ?

    « Phrochos, prie donc les autres malians de se joindre à nous. »

    L’un des trois krongos portant des vêtements s’inclina légèrement devant Daknar avant d’obtempérer.

    « Nous allons avoir besoin de vous et de vos pouvoirs, finit par répondre le géant de pierre. Vous avez une dette envers notre peuple. Vous allez vous en acquitter. »

    L’ascendante cilla, mais ne répondit pas. Le silence retomba, seulement troublé par le léger frémissement des brins d’herbe en contrebas agités par la brise. Bientôt, des bruits de pas s’y ajoutèrent, annonçant l’arrivée du petit groupe de malians. Talja-Guelza en tête, les hiérarques rejoignirent Lominan, Elisan-Finella et Meglian-Wulchan à l’intérieur du cercle formé par les êtres de pierre.

    Le son du vent s'interrompit tout à coup, bien que la brise caressât encore les visages. Lominan eut la conviction que le deuxième mage, à présent hors de vue, venait de nouveau de faire appel à son pouvoir afin de garantir le secret des échanges.

    « La tâche ne sera pas aisée, reprit Daknar. Notre seul espoir réside dans le legs le plus précieux de Kerengar, notre dieu. Hélas, l’artefact suprême que nous nommons Orbe de Kerengar est enseveli dans les ruines de Terenxinar. »

    Lominan eut le sentiment de ne pas être la seule à n’avoir jamais entendu parler de l’Orbe. Le regard interrogatif d’Elisan-Finella en particulier la surprit. Elle avait toujours considéré la magicienne comme un puits de science – conviction renforcée par l’intimité partagée dans le bassin de révélation. Il fallait que le secret ait été bien gardé pour que la Tenante de l’Harmonie en ignore l’existence.

    « Avant la Révolte des golems et la chute de Terenxinar, expliqua Daknar, l’Orbe nous avait permis d’accomplir l’impossible. L’objet sacré est capable de s’imprégner des propriétés de n’importe quel minéral, simplement en le touchant. Il suffit, pendant une période de temps donnée, de le mettre en contact avec un autre objet inerte pour que celui-ci adopte les caractéristiques du minéral touché en premier lieu. On peut ainsi transformer du granit en un mélange d’ambreroche et de granit. Le quartz le plus léger acquiert le poids et la résistance du silex bleu. » Les yeux de Daknar se perdirent un instant dans le vide. « Un tel pouvoir est évidemment inestimable », murmura-t-il. Un soupir s’échappa des lèvres de pierre. « Jadis, des pans entiers de montagne ont été transformés en quelques instants. Leur surface devait juste être composée sans discontinuité de la même roche. C’est ainsi que les murailles de Terenxinar ont pendant plusieurs millénaires été réputées indestructibles, ayant acquis la dureté du silex bleu grâce à l’Orbe. Les golems de cristal auront été la seule force au monde capable de les détruire. »

    Talja-Guelza abaissa son menton proéminent. Elle ne paraissait en rien surprise.

    « Je vois que le nom de ces abominations n’a pas été perdu dans les limbes de l’oubli, commenta Daknar, malgré la courte vie de vos semblables. »

    Talja haussa les arcades. « Comment en serait-il autrement ? fit-elle de sa voix gutturale. Ce sont ces golems qui ont rasé Astian. D’ailleurs, n’était-ce pas pour vous faire pardonner que vous nous aviez confié la Pierre de Terenxar ? 

    – Nous n’avons pas à répondre des crimes de ceux du Nord. » La réponse du krongos à la peau bleue avait roulé comme un grondement de tonnerre.

    « L’ironie du sort, intervint Keljas d’une voix profonde et apaisante, a voulu que les mages de ceux du Nord aient mis au point les premiers de ces serviteurs dans le seul but de protéger Terenxinar. Ils se croyaient au sommet de leur art. Mais ils ont fini par faire surgir de terre d’autres golems de cristal, voués à la destruction. Sans un remords, ils leur ont ordonné de nous combattre.

    – Nous, leurs propres frères de l’Ouest ! » Un feu très ancien semblait s’être tout à coup allumé dans les yeux de Daknar. Le vieux mage, Keljas, avait la mine grave.

    « Aveuglés par leur arrogance et leur soif de pouvoir, ils ont cherché à en produire un trop grand nombre. » Tout en parlant, Daknar avait replié lentement les doigts sur ses paumes, formant deux puissants poings. « Et c’est ainsi qu’ils ont scellé leur destin. Les monstres ont échappé à leur contrôle. Le pouvoir des golems était tel qu’ils n’ont pu être stoppés, pas même lorsqu’ils ont commencé à s’attaquer aux fondations. La plus grande cité jamais bâtie de mémoire de krongos… » Le colosse fit une pause. « Il y a plus de neuf mille huit cents ans que Terenxinar a été détruite, et pourtant, il est encore possible pour l’un des nôtres, en s’approchant des ruines, de percevoir la présence de l’Orbe. Hélas, ceux qui ont essayé d’arracher le legs de Kerengar aux décombres ne sont jamais revenus. Avec le temps, au fil des luttes contre Valshhyk, nos rangs se sont amoindris. Nous sommes devenus trop peu nombreux pour envisager de nous risquer en cet endroit maudit.

    – Et vous pensez que nous ferions mieux que vous ? demanda Elisan, incrédule.

    – Vos pouvoirs sont différents. Vous, les malians, savez vous fondre dans le décor quand le besoin s’en fait sentir.

    – A présent que la Pierre de Terenxar se trouve entre les mains des serviteurs de Valshhyk et de ce Sinistan, précisa Keljas, ce serait folie d’essayer de la leur reprendre. Le seul artefact qui puisse contrer le pouvoir de la Pierre est l’Orbe.

    – De quelle manière ? » demanda Meglian.

    Daknar se tourna vers les autres krongos. Plusieurs, dont Keljas, inclinèrent la tête.

    « Grâce à la carmalite, répondit le krongos à la peau étoilée. Une roche extrêmement rare. On ne la trouve qu’aux confins de la région de Marlava. »

    Le nom éveilla un souvenir chez Lominan. Elle l’avait vu inscrit sur une carte. Marlava était un pays ou territoire plus vaste que la plupart. Il se situait dans la direction du nord-est, par-delà la Grande Déchirure et les chaînes de montagnes appelées Cimes Glacées.

    « Non seulement la carmalite résiste à la chaleur, révéla Daknar, mais elle possède la faculté d’étouffer les flammes. Hélas, nous n’avons découvert son existence que plusieurs siècles après l’ensevelissement de l’Orbe. Si cette guerre stupide avec nos frères du Nord n’avait pas eu lieu... La carmalite est très cassante et ne se laisse pas fondre, c’est pourquoi nous n’avons jamais pu l’incorporer à nos armes et armures. Avec l’Orbe, cela aurait été possible. » Il se tut un instant, comme pour donner plus de poids à ses paroles. « Mais l’heure n’est plus aux regrets. Si nous réussissons dans notre quête, le monde changera. Nous pourrons utiliser l’artefact... sur les parois de la Grande Déchirure elle-même. »

    Les malians s’entreregardèrent. Lominan retint son souffle.

    Keljas prit de nouveau la parole d’un air solennel. L’histoire du monde semblait gravée sur son vénérable visage. « Nous savons écouter la terre, dit-il comme en réponse à une question non formulée. Nous connaissons la composition exacte de la roche de la Grande Déchirure. Elle offre en effet une grande uniformité. Cela pourrait marcher.

    – Ce sera notre plus grand succès, martela Daknar. Il en va de la survie de tous les êtres sur Ardalia. Valshhyk avance en écartelant la terre. Il agrandit les failles de l’écorce de notre père Kerengar pour accroître son domaine. Ses créatures, les nylevs, sont d’abord des flammes jaillies de la Déchirure. Lorsqu’elles touchent des êtres vivants, ces flammes prennent leur âme et deviennent autonomes. Au contact de l’Orbe imprégné des propriétés de la carmalite, la Déchirure entière se transformera en prison pour le Destructeur. La faille s’étend jusqu’à Ixal, il est donc probable que le volcan lui-même sera touché. L’Immolé deviendra impuissant à fondre la roche et à faire jaillir ses flammes. Ses nylevs ne pourront plus prendre corps.

    – Ce dernier point a fait l’objet d’un débat parmi les nôtres, précisa Keljas. Il n’a pas encore été résolu. »

    Le visage de Daknar se renfrogna. « Même si Valshhyk n’est pas immédiatement asphyxié, il ne pourra plus s’étendre. Dès lors, s’il ne se replie pas de lui-même dans son volcan, Ixal, nous l’y contraindrons. Son armée sera vulnérable.

    – Si, bien sûr, elle ne nous a pas tous anéantis d’ici là, grinça Talja.

    – C’est cela, ou bien s’engager dans une guerre qui coûtera des morts innombrables aux vôtres et au petit peuple du vent, dit Daknar. A vous en croire, votre Hortal et son armée se sont trompés d’ennemis. L’issue en sera d’autant plus compromise…

    – Et le nexus ? s’enquit Meglian. Ne peut-il être renouvelé ? »

    Daknar fit signe à Keljas de répondre. Les traits de l’ancien reflétaient l’amertume.

    « Il ne pourra l’être que si le plan de Daknar réussit. Se risquer aux abords d’Ixal, quand le dieu maudit vient juste de se libérer de sa prison, serait suicidaire. Par le passé, le nexus n’a pu être reconstitué qu’au prix de terribles sacrifices parmi les nôtres. Et encore… Si Valshhyk ne s’était décidé, après plusieurs siècles de guerre, à employer toute son énergie à nous détruire, si son attention ne s’était à ce point focalisée sur notre cité de Rochebrune, les magiciens menés par Ekelran n’auraient pu réussir dans leur mission. Le Destructeur ne commettra plus la même erreur. »

    Le nom de Rochebrune n’évoquait rien pour Lominan – il devait s’agir de l’une des cités des krongos. Ekelran, en revanche, était un mage du peuple de pierre, le principal instigateur du Renouvellement du Sceau. Les péripéties ayant mené à l’invocation de la barrière élémentaire et à l’emprisonnement de Valshhyk avaient été narrées par la magicienne malanite Shezea, dans ses Pérégrinations. Lominan se souvint avec un frisson du destin de la plus célèbre des isolées. « L’Immolé nous a empoisonnés », tels avaient été les derniers mots écrits de sa main. A l’époque, Lominan avait trouvé l’épopée très distrayante, sans pour autant accorder de crédit à son dénouement. Une ultime exagération, une fin débordant de lyrisme pour parachever l’œuvre tout en augmentant la notoriété de sa créatrice, voilà ce qu’elle avait vu dans la conclusion. Elle avait lu cette copie des Pérégrinations dans la bibliothèque du refuge de mil’ser où elle avait grandi. Elle ne connaissait pas le monde, alors. L’existence même de Valshhyk lui paraissait plus que sujette à caution.

    J’aurais tellement aimé continuer à le croire simple légende destinée à effrayer les enfants et les esprits crédules. L’Immolé... Plus récemment, Lominan avait profité de son séjour au temple de Malia pour y interroger le scribe. La réponse avait confirmé ses craintes. La besace contenant les Pérégrinations de Shezea avait bel et bien été retrouvée à proximité du corps sans vie de la magicienne. Ekelran, Shezea et le shaman hevelen du nom de Frekes avaient certes triomphé dans leur entreprise, mais aucun d’eux n’était allé bien loin sur le chemin du retour.

    Un silence méditatif avait succédé aux paroles de Keljas. Talja-Guelza fut la première à réagir, s’adressant à Daknar. « Vous souhaitez donc que nos meilleurs magiciens vous accompagnent dans vos contrées, par-delà les Cimes Glacées. Aucun malian n’est pourtant jamais parvenu à escalader ces montagnes.

    – Aucun krongos ne vous avait offert son aide », rétorqua Daknar.

    Meglian s’éclaircit la gorge. « Nous sommes désolés, mais pour notre part, nous devons décliner votre proposition. » Daknar le toisa de toute sa hauteur. « Ce n’est pas que nous remettions en cause la sagesse ou le bien-fondé de votre plan, bien au contraire. Hélas, le meilleur des plans ne nous servirait à rien, si à notre retour, nous devions retrouver Belenia en ruines. La mainmise actuelle du Maître des Conques Ulinan-Dalna sur la cité, en une période où la pureté de l’Eau turquoise est en péril, n’augure rien de bon pour l’avenir. En tant que protecteur de la cité mère, nous devons rester. » Meglian-Wulchan se tourna vers Talja-Guelza. « Nous tâcherons de rester en contact avec les hiérarques du temple, afin de pouvoir, le cas échéant, mener des actions d’un commun accord. Si les messagers partis en quête de l’Hortal reviennent, nous vous en tiendrons informées. »

    Talja et sa répondante approuvèrent à l’unisson. Daknar, quant à lui, braqua son regard laiteux sur Elisan-Finella et Lominan. « Et pour vous ? demanda-t-il. Quelle conduite sera la vôtre ? »

    Elisan l’observa calmement avant de se tourner vers Lominan. Cette dernière n’apprécia rien de ce qu’elle lut sur le visage de l’ascendante. Elle la connaissait suffisamment pour reconnaître la tristesse, une forme de résignation mais surtout, une volonté farouche. Elisan revint vers Daknar.

    « Nous devinons que vous ne nous avez pas tout dit concernant les dangers de cette mission, articula-t-elle de sa voix pure. Néanmoins, si l’Orbe est ce qui peut faire basculer le cours du destin dans le bon sens, nous devons le retrouver. Les choses ont déjà pris un tour suffisamment… déplaisant. »

    Lominan se retint de lever les yeux au ciel. Déplaisant ! Et Talja-Guelza qui esquissait un geste d’approbation ! Elle ouvrit la bouche pour protester, mais à son grand désarroi, aucun son ne sortit.

    Les facettes imprégnées d’antique sagesse de Daknar se posèrent sur elle. Lominan aurait voulu disparaître. Elle ne voulait pas subir le sort de Shezea !

    « Toutes ces choses affreuses que tu as vécues... tu désires les oublier, n’est-ce pas ? chuchota Finella en croisant les bras. Tu voudrais te contenter de mener une vie paisible. »

    Lominan pinça les lèvres. Avec son visage rond et sa petite bouche ourlée, la répondante était le contraire d’un torrent impétueux, un lac d’eau paisible. La juger selon son aspect était cependant une erreur à ne pas commettre – Finella n’aurait pu surmonter toutes les épreuves du passé, s’il n’y avait eu que de la douceur en elle. Sa détermination, pour être peu apparente, n’en était pas moins réelle. « Nous te connaissons comme si tu étais notre mil’nan. »

    Daknar avait mis les poings sur ses hanches. Lui et les autres krongos observaient la scène en conservant leur immobilité parfaite.

    « Mais nous savons aussi l’étendue de ton pouvoir, poursuivit Finella en décroisant les bras. Bien sûr, tu n’as pas choisi ce don qui est le tien. Tu n’as pas non plus voulu te retrouver au beau milieu de tout cela. Ces changements, ils te dépassent. Ils nous dépassent tous, autant que nous sommes. Mais nous essayons au moins de réagir. De nous adapter. Ne serait-ce pas un terrible gâchis, une insulte à la Déesse, de faire comme si ce don n’existait pas, au moment où il peut nous aider à changer le monde pour le meilleur ? »

    Lominan examina Finella avec désarroi. Une répondante n’était pas censée s’exprimer aussi longuement... Sauf si son ascendante en avait décidé ainsi. Finella étant la moins sévère des deux, la plus proche d’elle, elle était mieux placée pour la manœuvrer.

    « Est-ce que vous comprenez seulement les sacrifices que vous exigez ? Un instrument entre vos mains, c’est tout ce que je suis, c’est bien ça ?

    – Des sacrifices, nous avons tous à en accomplir, intervint Elisan d’une voix étrangement voilée.

    – Elisan a ressenti quelque chose, reprit Finella si bas que Lominan dut tendre l’oreille pour comprendre les mots. Tout à l’heure, juste avant notre arrivée sur cette colline. Nous… nous ne reverrons plus Felgolian-Bulson. »

    Lominan haussa les arcades. Felgolian, l’âme sœur d’Elisan, était parti dans les steppes avec l’Hortal et son armée. S’il lui était arrivé quelque chose, il y avait de grandes chances que les leurs aient livré bataille. Mais contre qui ?

    « Inutile d’en parler, fit Elisan en crispant la mâchoire.

    – Nous en avons la certitude, continua Finella sans tenir compte de l’interruption. Nous avons cru être aspirées dans un trou d’eau. Notre véritable ennemi est derrière tout cela. Tu as vu toi-même le Destructeur se libérer de sa prison.

    – Le choix t’appartient, déclara Elisan en pivotant vers Lominan et en la sondant de ses yeux cobalt. Soit tu décides de revenir à Belenia, et chaque jour, tu devras faire de ton mieux pour qu’Ulinan-Dalna et ses serviteurs ne te retrouvent pas. Soit tu t’enfuis pour te terrer dans une autre ville. Tu auras tout le loisir d’y guetter les premiers signes d’apparition des démons. Ou bien encore, tu prends ton destin à bras-le-corps et tu décides d’affronter, avec notre aide, ce que le sort nous réserve. Quelle que soit ta décision, le péril sera de toute façon au rendez-vous. »

    Un rictus tordit la bouche de Lominan. « Quelle magnanimité, cracha-t-elle. Je suppose que je dois vous tresser des couronnes pour ce si brillant tableau ! » Puis, se tournant avec irritation vers Daknar : « Vous pouvez être content. Je crois bien que votre expédition compte une victime désignée de plus. »

    Chapitre deux - VENTS CONTRAIRES

    Les ultimes clameurs de combat s’élevaient dans la plaine jonchée de cadavres. Ceux longilignes des grisepeaux, recouverts d’armures de roseaux matelassées ou de plaques de coquillage, souvent noircis, fumants, aux formes anguleuses et au crâne lisse, étaient en nombre largement supérieur aux dépouilles de leurs ennemis caparaçonnés d’ambreroche. Ici, un bras de malian détaché du tronc agrippait encore un javelot. Là, un monticule de corps désarticulés baignait dans une mare mauve. Kerengar, dieu de la terre, n’avait pu boire tout le sang des enfants de la déesse Malia. Le père des krongos, témoin muet de la tragédie, avait vu l’Hortal et son armée rencontrer leur destin au seuil de la Porte des Canyons de Panjurûb. Leurs vainqueurs, êtres de feu à la forme fluctuante, nylevs dont l’âme avait été dévorée par Valshhyk, arpentaient la plaine en ordre dispersé. L’essentiel des forces victorieuses, cependant, se composait de guerriers, hevelens ou malians caparaçonnés du souple métal couleur vermeil et doré. Le visage le plus souvent dissimulé derrière un casque, ils brandissaient des glaives ou des masses d’armes, à la lame ou aux pointes d’ambreroche. D’autres équipés de lance retournaient les corps au sol. Lorsqu’ils percevaient un mouvement, ils ne prenaient pas de risques, transperçant un buste ou une gorge.

    Il y avait parmi eux quelques créatures ne mesurant pas plus de cinq pieds portant la bure, la tête encapuchonnée – des shamans pourpres, capables d’invoquer le feu. Plusieurs donnaient des ordres aux guerriers chargés de rassembler les quelques centaines de prisonniers.

    Et bien sûr, il y avait le valnys. Le monstre avait poussé un rugissement à faire trembler la Création en se ruant sur l’algam touché par une série de déflagrations. Comme de nombreux combattants en ce sombre jour, le fils de Shalgam avait fini empalé sur les crocs dentelant la poitrine du favori de Valshhyk. La montagne de lave en mouvement avait été prise d’un frémissement en se repaissant du sang et de l’âme sacrés. Elle s’était ensuite éloignée en ondoyant des tentacules, jusqu’à se réduire à une silhouette à l’horizon.

    Xuven plissa ses triples narines sous l’effluve âcre de chairs déjà en décomposition mêlé à l’odeur de brûlé. Le souffle d’Aoles mugissait dans les Canyons, mais ici, dans la semi-pénombre de l’intérieur de la Porte, le vent l’effleurait à peine. Le corridor enclavé dans la pierre était étroit et oppressant. Les sentinelles ne devaient guère user leur pantalon sur les bancs à proximité des meurtrières. Les hevelens préféraient sans nul doute rester debout, le nez collé aux interstices, aspirant l’air en provenance des steppes. En temps normal, les vastes étendues couvertes de lichens au-delà de la roche épaisse devaient offrir l’illusion de la liberté. Il fit un pas de côté. A sa gauche, le gaillard trapu dont les globes ne cessaient de rouler dans leurs orbites se leva. Il ajusta son arc sur son épaule et se mit à son tour à contempler le spectacle de désolation.

    Xuven lissa machinalement sa barbe poivre et sel. Le sort des prisonniers avait de quoi faire frémir. D’après les récits des anciens, ils seraient probablement conduits au bord de la Grande Déchirure. Livrés aux flammes de l’Immolé, ils deviendraient des nylevs et iraient grossir les rangs de l’armée de Valshhyk. Quels outrages subirait leur âme une fois soumise à la corruption ? Le visage fermé, il songea au destin du compagnon d’exil de Lominan, Mital, penché au-dessus du gouffre. Il n’avait pas assisté directement à son calvaire, cette fameuse nuit, mais le hurlement déchirant du malheureux lui était parvenu, dans le lointain. De tout temps, « vaincre ou périr » avait été le cri de guerre des ennemis du Destructeur. Ce n’était pas sans raison.

    « Ils… ils arrivent ! ILS ARRIVENT ! » L’archer avait tourné son regard fou vers Xuven. Le même cri fut repris en écho tout au long des postes d’observation, la même fièvre s’empara des défenseurs. Xuven posa une main sur l’épaule de son compagnon. Ce faisant, il le repoussa doucement. Un coup d’œil au travers de la meurtrière lui permit d’évaluer la nature exacte du danger. Encadrés par des guerriers en armure miroitante, des shamans pourpres s’avançaient, formant une ligne implacable. Il s’adressa au traqueur d’une voix maîtrisée.

    « Aoles est avec nous, aujourd’hui. Ne bouge pas d’ici. »

    Le défenseur de la Porte examina, les yeux écarquillés, le maître du vent aux cheveux coiffés en arrière et noués d’une cordelette, à qui l’Indomptable Traqueur leur avait commandé d’obéir. Puis s’inclina avec déférence.

    Xuven demeura tel un bloc de granit. Un observateur attentif, cependant, aurait remarqué le léger assouplissement de ses traits et la lueur de satisfaction dans ses iris gris.

    Parmi les autres sentinelles, personne ne semblait vouloir déserter son poste pour le moment.

    Son arrivée spectaculaire et celle de ses compagnons suspendus aux serres d’algams avait déclenché la ferveur des troupes. La nouvelle s’était répandue aussi vite que le vent. A peine avaient-ils commencé à se frayer un passage parmi les guerriers que l’Aguerri connu sous le nom d’Indomptable Traqueur, Tchulen Poindivoire, déboulait du poste de garde pour déterminer la cause de l’agitation. De taille similaire à Xuven – quatre pieds et demi – il aurait pu être confondu avec l’un de ses hevelens, n’était l’orgueilleux manteau de fourrure de nidepoux à poils blancs dont il était vêtu, et, accrochée à ses larges épaules, la cape brodée de son emblème. A la vue de la livrée ocre des majestueux fils de Shalgam survolant les lieux, son ébahissement avait été grand. Désarçonné, il ne s’était pas inquiété de l’absence du Thaumaturge, Eloan Aenes, parmi les shamans. Plus surprenant encore, il avait accédé à la requête de Xuven sans poser de question. De la part du Traqueur, une concession d’une telle ampleur était alarmante. Celui qui portait le nom de Protecteur des hevelens n’aurait pas accepté de céder le commandement des défenseurs de la Porte à un shaman, s’il ne s’était senti dépassé par la situation.

    En découvrant le cauchemardesque chaos de l’autre côté, Xuven avait compris. Ses estimations les plus pessimistes avaient été en deçà de la réalité.

    Il pivota.

    « Jalguen et les autres ! tonna-t-il. En position devant les meurtrières ! Préparez vos Poings de vent. » Son vieux compagnon, condisciple de Stenlen Milempas en une vie antérieure, acquiesça avant de relayer l’ordre.

    Xuven était resté un moment abasourdi, désarmé devant l’ampleur de la menace. Peut-être avait-ce été le regard de Tchulen Poindivoire posé sur lui qui l’avait forcé à réagir. Ses yeux de prédateur vous fixaient sans ciller – difficile de ne pas se sentir gêné sous l’examen. En tous les cas, Xuven avait fini par se ressaisir, parvenant enfin à se détacher de la vision d’horreur – certains des malians tombés sous les coups de leurs ennemis étaient si jeunes ! Il se devait d’assumer le rôle que lui avait attribué Aoles, dieu du vent et du destin. L’Aguerri Tchulen avait maintes fois échoué à garantir la sécurité des voyageurs dans les Steppes, au point que Sélénice Milempas le soupçonnait d’être corrompu. Le moment était venu de préparer à son attention une petite démonstration. L’une de celles que Tchulen n’oublierait pas de sitôt.

    Il avait rassemblé les sept shamans pour leur délivrer des consignes. Son plan ne pourrait avoir de chance de succès qu’avec l’appui de nouveaux maîtres du vent transportés par des algams. Nul ne devrait commettre de folie dans le feu de l’action. Et malheur à eux si lui, Xuven, n’avait pas anticipé avec justesse les actions de l’ennemi.

    Il plissa les yeux. Les malians – tous des isolés – se distinguaient des hevelens par leur taille et leur finesse. Quels qu’ils fussent, les guerriers ne seraient pas faciles à abattre – tirer entre les jointures des armures à cette distance était une véritable gageure. Les pourpres, quant à eux, ne portaient que leur bure de chanvreline. Ceux-là ne doutaient pas de leur invulnérabilité.

    Son bougre de tanneur lui manquait en cet instant crucial. Au cours des lunes où tous deux avaient chassé le gibier dans les Steppes ou éliminé les bêtes rendues démentes par les émanations de la Grande Déchirure, il s’était habitué à s’appuyer sur l’habileté du garçon avec un arc. Sauf terrible erreur de sa part, Pelmen devait chevaucher son algam en ce moment même. Il y avait bien eu une brève passe d’armes entre son groupe et les pourpres, mais à sa connaissance, le seul Cavalier ayant chu de sa monture en plein vol avait manié la lance peu avant sa fin brutale. Ce ne pouvait donc être son neveu. Il se demandait encore pourquoi deux des Cavaliers avaient convaincu leur algam de s’emparer de malians au mépris de tous les ordres. La discrétion était leur osselet maître. Sans cette décision irréfléchie, ils seraient passés inaperçus et auraient pu entreprendre leur périple sans avoir à déplorer de perte.

    Les détails sur les armures apparaissaient peu à peu. Elles formaient un amas disparate, coniques, triangulaires ou tout en longueur, composées d’ensembles de plaques ou bien d’une seule pièce, lisses ou pourvues de pointes effilées. Certaines étaient teintées de sang mauve par endroits.

    Les invocateurs du feu du Destructeur véhiculaient une aura de terreur plus intense encore. Les prunelles de ces pourpres luisaient d’une folie haineuse. Leurs balancements d’épaules, ondulations reptiliennes, avaient quelque chose d’hypnotique. Xuven contrôla méthodiquement sa respiration tout en agrippant son noueux. Il fallait que les défenseurs de la Porte gardent leur sang-froid et s’en tiennent à ses directives. L’Aguerri Tchulen Poindivoire restait en retrait, en simple observateur.

    Les serviteurs de Valshhyk étaient à présent à portée de tir. A mesure que ces derniers continuaient à avancer, Xuven se prit à douter. Et s’il s’était trompé ? Ce serait à lui de donner l’ordre, dans ce cas. Le combat prendrait une tournure bien différente, plus hasardeuse encore. Le moment décisif était proche, très proche…

    Shamans pourpres et guerriers s’immobilisèrent d’un même ensemble. Les premiers joignirent leurs mains, qui se mirent à trembler. Leurs faces tuméfiées ou en partie brûlées exprimèrent une intense douleur au moment où le feu prit naissance devant leurs paumes. Les boules d’énergie ardente enflèrent. Comme un seul hevelen, les pourpres les libérèrent en direction de la Porte. Xuven pointa son noueux, se concentrant sur l’une d’elles. Elles étaient trop nombreuses pour leur petit groupe – la roche devrait résister, ou ils périraient tous.

    Ses ennemis avaient une nouvelle fois agi avec une parfaite simultanéité, levant ses derniers doutes. Sinistan possédait bel et bien la Pierre de Terenxar. L’artefact avait l’étonnant pouvoir de fédérer plusieurs esprits sous le commandement d’un seul. Grâce à la Pierre, l’élu de Valshhyk était déjà parvenu à coordonner les tirs de ses shamans de manière à toucher l’un des algams, jusque là insaisissable.

    « Halneven », murmura-t-il entre ses dents. La baguette en bois de cilamen vibra comme si elle allait éclater, puis l’air au-delà de la meurtrière se troubla. Au bout de quelques instants, la légère distorsion, signature du Poing de Vent, disparut. Les sphères écarlates grandirent. Xuven se prépara à l’impact en agrippant la roche. Sa première bataille en tant que Grand Thaumaturge avait de fortes chances d’être la dernière.

    La boule qu’il avait visée cessa de grossir. D’autres refluèrent également. Distances et perspectives s’avéraient difficiles à évaluer, mais en comptant les secondes, il acquit la certitude que « sa » boule de feu aurait déjà dû l’atteindre.

    Alors, le monde s’écroula. La série d’explosions fracassantes se répercuta sans fin le long de la Porte, faisant trembler l’enceinte. L’archer à côté de Xuven se plaquait les mains sur les globes, et lui-même se bouchait les oreilles. Les corps entraient en résonance avec la roche, vibraient comme s’ils allaient éclater.

    Puis le silence se fit, brièvement.

    Les détonations suivantes furent plus distantes. Sous les yeux de Xuven, d’immenses gerbes de feu dispersèrent guerriers et shamans. S’il n’avait été à ce point assourdi, il aurait perçu les raclements des armures traînées sur plusieurs encablures ou le tumulte des corps retombant au sol comme des pierres. Les explosions avaient soulevé de larges nuages orangés qui s’amalgamaient peu à peu.

    Les tripes nouées, il vérifia que ses compagnons les plus proches fussent bien indemnes avant de s’assurer de l’état des lieux. Malgré l’odeur plus forte de poussière, les murs ne paraissaient pas avoir souffert. La Porte avait été édifiée par les krongos précisément pour résister à ce type d’assaut.

    L’Indomptable Traqueur ne pouvait réprimer les tremblements qui l’agitaient de pied en cap. Toujours adossé à la paroi, l’Aguerri se mit à progresser de biais en direction de l’escalier menant vers la sortie, à la manière d’un tilscore. Il ne s’interrompit à aucun moment malgré le regard froid de Xuven. Ce dernier se détourna, le visage fermé, pour prendre à voix haute des nouvelles de Jalguen et des autres. Il fut bientôt rassuré – aucun blessé parmi les défenseurs. Il revint alors vers la meurtrière, écartant d’autorité l’archer. Sous l’effet de tourbillons de vent, la poussière avait commencé à se dissiper. De nombreux corps disloqués étaient éparpillés dans la plaine. Quelques-uns, des cadavres de pourpres. Tous les guerriers de la première vague n’étaient pas morts, cependant. Certains se relevaient, ramassaient une massue ou un glaive d’ambreroche. La plupart avaient perdu leur casque. Ils se mirent en marche. On ne lisait dans leurs yeux qu’une ferveur exaltée, une fièvre de sang. A l’arrière-plan, le gros des forces de Valshhyk s’était à l’inverse rassemblé à une distance respectable. Personne ne faisait mine de s’avancer de ce côté.

    « Ça va être à toi », dit Xuven.

    Le guerrier avait le regard fixe, sa poitrine se soulevait et s’abaissait rapidement.

    « Hé ! » Il lui secoua l’épaule. L’intéressé frémit de tout son corps. « Tu dois le faire, articula-t-il en rivant son regard de silex dans le sien. Pour Aoles. Pour ton peuple. Allez ! » Et d’empoigner l’archer et de le placer devant la meurtrière.

    Ce dernier ne resta pas longtemps en position. Son visage se décomposa et il se tourna vers le maître des lieux, implorant.

    « Fais-le, gronda Xuven en le menaçant de son noueux. Ou tu t’occupes d’eux, ou bien c’est moi qui m’occuperai de toi. Vise la tête. » Il se retint de crisper la mâchoire. L’autre ne devait voir que sa détermination.

    L’hevelen prit une inspiration sifflante et se résolut enfin à s’emparer de l’une des épines de son carquois. Comme il encochait, Xuven se plaça derrière lui et pointa son bâton de cilamen. L’archer libéra son trait. Transpercé de part en part au niveau de la joue, le guerrier le plus proche, un grand escogriffe bardé d’ambreroche s’effondra, tué net. Le défenseur se tourna vers Xuven, ébahi. Sur un signe du maître des shamans, il encocha de nouveau, avec beaucoup plus d’empressement cette fois.

    Deux assaillants supplémentaires tombèrent. Xuven eut la satisfaction de ne pas les voir se relever. En ayant recours à Aoles pour accélérer la course des épines, il maximisait leur impact. Même un trait qui s’écrasait contre un os du crâne avait de fortes chances d’assommer à défaut de tuer.

    Le danger s’était éloigné de ce côté. Au pas de course, Xuven procéda à une inspection des meurtrières de part et d’autre de la Porte,

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