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HERMANN HESSE ET OCTAVE MIRBEAU :

CURE ET NEURASTHÉNIE

La paresse est mère de la psychologie.


Nietzsche

La sagesse, si l'on est incapable de l'acquérir par l'expérience de la vie, vient tout de
même, l'âge aidant. Il importe peu, ayant atteint les quarante-cinq ans, « que l'on ait ou non
des prédispositions pour la sagesse » : cette forme d'esprit naît toute seule, écrit Hermann
Hesse, lorsque « le vieillissement croissant du corps, accompagné de multiples signaux
d'avertissement et de douleurs y met du sien1 » : goutte, rhumatismes, sciatique, tous ces maux
poussent les curistes à venir à Baden. L’écrivain ne quitte pas de ses yeux goguenards le
curiste qu'il est provisoirement devenu. Il se voit se voir et, de cette rencontre de deux
regards, naissent les Notes de psychologie balnéaire et, de leur réunion, un livre intitulé
Curiste.

UN PHÉNOMÈNE DE MODE ?

Considérant le séjour dans une station thermale comme un phénomène de mode2, le


soin de sa santé en étant un, lui aussi, le porte-parole de Mirbeau – on apprend au détour d'une
phrase qu'il se nomme Georges Vasseur (p. 27) – juge la ville de X… 3 un « monde fort laid »,
de cette laideur « particulière aux villes d'eau » (p. 19) où se rencontrent, caricatures,
« masques épais » et « ventres pesants » (p. 20). Tous ces gens viennent là, « non pour
soigner leurs foies malades, et leurs estomacs dyspeptiques et leurs dermatoses… ils viennent
là — écoutez bien ceci — pour leur plaisir !… » (p. 19).

ARTICULATION(S)

L'administration des bains « se fait une sérieuse réclame » sur le nom du marquis de
Portpierre. Il ne s'agit pas d'un miraculé de la cure, mais on peut le prôner puisqu'il « gagne
de grosses sommes au baccara, au poker, au tir au pigeons… » (V.J.N., p. 211). Comme si les
notes d'hôtel n'étaient pas assez salées4, la station thermale pousse à la consommation,
suggérant aux curistes qu'il leur faut se procurer « tous les articles » réputés
« indispensables5 » (C., p. 78) dont Hesse ne parvient pas à soupçonner « la vocation6 » (C.,
1
  Hermann   Hesse,  Le   Curiste    (C.),   p.   11.    Der   Kurgast  (Psychologia   Balnearia,   1924),   traduit   de 
l'allemand par Alexandra Cade, Calmann­Lévy, 1996, Épigraphe de l'avant­propos, p. 11. — Cf.  Hermann Hesse, 
L'Art de l'oisiveté, traduit de l'allemand par Alexandra Cade, Calmann­Lévy, 2002. 
2
 Les 21 jours d’un neurasthénique (V.J.N), Le Passeur, Nantes, 1998,  p. 17. 
3
  La station thermale des Pyrénées n'est pas nommée, « mais n'est autre que Luchon, où Mirbeau le  
neurasthénique a passé, non pas 21, mais 31 jours, en août 1897 » (V.J.N., préface de Pierre Michel,  p. 8).
4
 Cf.  la lettre de H. Hesse à Hugo et Emmy Ball , citée par Ralph Freedman, Hermann Hesse,  Autor der  
Krisis, Suhrkamp, 1982, p. 317. 
5
  « [M]algré   une   observation   minutieuse,   je   n'ai   jamais   réussi   à   comprendre   ce   que  [ces   objets] 
représentaient et à quoi ils servaient. Beaucoup d'entre eux semblent destinés à des peuples primitifs avides de  
cultes » (C., p. 79), fétichisation de la marchandise !
6
 « Est­ce qu'on fixe cet objet sur un chapeau ? Peut­il rentrer dans une poche ou se met­il dans un verre  
à bière ? » (C., p. 79).
2

p. 79). Comment peut-on « fixer sur la poignée d'un parapluie de dame à la dernière mode
une petite sculpture en bois figurant Bouddha ou une divinité chinoise ? » ? (C., p. 80). Mais,
influencé par le genius loci, « on tombe ici tout naturellement dans une sorte de piété
sceptique », entendez par là que l'on développe « un art très nuancé de la simplification et un
anti-intellectualisme fort savant qui, tout comme la tiédeur des bains et l'odeur des eaux
sulfureuses font partie des traits caractéristiques de cette station thermale7 » (C., p. 58).
C'est aussi sur le mode ironique que Mirbeau prétend que « les choses s'arrangent
dans les stations thermales, qui sont les seuls endroits du monde où se révèle encore l'action,
si contestée ailleurs, de la divine Providence »" (V.J.N., p. 105).
On pourrait dire que, dans Le Curiste, plus « les jambes se raidissent », plus doit
s'assouplir le « mode de penser », arthrite et arthrose favorisant l'articulation de la pensée !
Et c'est bien sur le mode ironique que le neurasthénique présente « une pirouette
délicieuse » de M. Leygues, qui prouve que le ministre de l'Instruction Publique a le jarret
aussi souple que l'esprit (V.J.N., p. 71).
Toujours est-il que la cure produit sur Hesse un effet intellectuel et moral. Les
personnes qui souffrent « de rhumatismes ou de problèmes de goutte » savent qu'il est
impossible de « comprendre de façon simple ». Elles comprennent « la nécessité des
oppositions et des contradictions » qui régissent le monde (C., p. 58).
Le séjour à Baden , comme celui du héros mannien de La Montagne magique, Hans
Castorp, à Davos8, est de ceux qui permettent de faire le point.

DU BON USAGE DES THERMES

Robert qui, dans Les 21 jours, passe ses journées entre buvette et Casino, trouve
surfaite la réputation de la ville d'X. : « Eh bien, le croirais-tu ? cette station si vantée, qui
guérit toutes les maladies… ça ne me produit aucun effet… Je suis aussi démoli qu'à mon
arrivée… De la blague, ces eaux thermales… » (p. 24).
Tout est relatif. Hermann estime que ses souffrances n'ont rien de commun avec « les
souffrances héroïques que certains peuvent se vanter d'endurer ». Cette façon de penser –
dont le curiste semble faire « un véritable modèle » et présenter au nom de toute une catégorie
de personnes – est, en fait, celle d'un homme « passablement doué pour la solitude et
appartenant à la famille des schizophrènes légers » (C., p. 13).
On peut se demander « dans un certain contexte historico-culturel » (C., p. 97), où
« le moi se prend trop au sérieux » (C., p. 106), il ne serait pas « plus digne, plus noble et plus
juste de devenir psychopathe, plutôt que de s'adapter à son époque en sacrifiant tous ses
idéaux9 » (C., p. 97).
On sait que, dans les pires situations, Hesse tire profit des difficultés rencontrées. Loin
d'être bloqué, comme il l'imagine, il rassemble ses forces créatrices. Mais il sait que, pour se
réaliser, comme Siddharta10, il lui faudra dépenser des trésors d'énergie. Or il arrive à Baden,
arthritique, les joues creuses, les paupières rouges… voilà pour les soma. Pour le psycho, il

7
 Hesse avait choisi Baden, cité balnéaire voisine de Zurich, dans la vallée de la Limmat, pour deux cures, 
au printemps et à l'automne 1923. Il y retournera chaque année jusqu'en 1952, descendant à l'hôtel thermal 
Verenahof dont F.­X. Martkwalder était le propriétaire (c’est à lui qu’il dédia son Curiste). Baden deviendra un 
haut lieu d'évolution spirituelle de H. Hesse, au même titre que Maulbronn, Bâle…
8
Cf.    notre   article   « Graal  et  phtisie   dans  La   Montagne  magique »,  in    Écriture   et   maladie,   sous   la 
direction d'Arlette Bouloumié, Imago, Paris, 2003.    
9
 Voir Le Loup des steppes.
10
  Hermann   Hesse,  Siddhartha  (1922),   traduit   de   l'allemand   par   Joseph   Delage,   préface   de   Jacques 
Brenner, Le Livre de Poche, 1979.
3

est assailli par les héros ou les bouffons qui hantent son « théâtre magique11 ». À Emil Molt
qui lui demande si ses troubles ne sont pas dus, en partie, à des problèmes d'ordre moral, il
répond, le 26 juin 1923, qu'il suffit de lire ses livres et ajoute : « [A]vec la psychanalyse, je
tiens toutes les maladies nerveuses pour purement psychiques, mais en général tout
événement psychique » comme « appelé et dicté tout autant par l'âme »..

NÉVROSE CONSTRUCTIVE & PRATICIEN HUMANISTE

Mirbeau et Hesse remettent en question la notion de normal et d'anormal. Et si la


névrose ne devait pas être considérée comme une maladie, mais « comme un processus de
sublimation12 à la fois douloureux et extrêmement constructif » ? (C., p. 43).
Marginalité contre conformisme :
J'aime les originaux, les extravagants, les imprévus, ce que les physiologistes
appellent les dégénérés… Ils ont, du moins, cette vertu capitale et théologale de n'être
pas comme tout le monde… Un fou, par exemple ?… J'entends un fou libre, comme nous
en rencontrons quelquefois… trop rarement, hélas ! dans la vie… mais c'est une oasis en
ce désert morne et régulier qu'est l'existence bourgeoise… (V.J.N., p. 335)

L'homme moderne « pratique une religion qui consiste uniquement à se glorifier lui-
même, à magnifier son combat13 ». « Seuls les naïfs, les êtres forts et résistants encore
proches de l'état de nature sont capables de se satisfaire de cet égocentrisme et d'aimer cette
lutte constante » (C., p. 107).
Du « sommet silencieux » où Roger voit les hommes, « ce n'est qu'un grouillement de
troupeau14 qui, quoi qu'il fasse, où qu'il aille, s'achemine vers la mort… Le progrès, dis-tu…
Mais le progrès c'est, plus rapide, plus conscient, un pas en avant vers l'inéluctable fin… […]
Je suis mort depuis vingt ans […] et toi aussi, depuis longtemps tu es mort »... On comprend
la hâte que met Georges Vasseur à retourner « vers les hommes15 » (V.J.N., p. 376).
La reprise des « bonnes habitudes spartiates » que Hesse avait su s'imposer « au fil
des années » a été précédée par un dépérissement moral dû à l'« atmosphère indolente qui
incite au relâchement » (C., p. 123).
Noyé dans la masse des curistes, Hesse retrouve, « tel un animal venu des steppes16 »
que l'on aurait « enfermé dans une étable », « son esprit effrayé et rebelle » (C., p. 128).
Où était passé Knulp17 l'espiègle, le vagabond, le maraudeur, le vagabond nourri de
châtaignes rôties ?

11
 Hermann Hesse, Le Loup des steppes  (1927), traduit de l'allemand par Juliette Pary, Grasset, 1948.
12
 « Pour moi la sublimation est bien, en fin de compte, un “refoulement”, mais je n'emploie ce grand mot  
de sublimation que là où il me paraît permis de parler d'un  refoulement “réussi”, c'est­à­dire des effets produits  
par un instinct dans un domaine qui n'est certes pas le sien, mais qui occupe un rang élevé dans la culture, par  
exemple le domaine de l'art » (lettre de H. Hesse à C. G. Jung, septembre 1934).
13
  Hesse  transforme   « le »  Hollandais   en  son  « ennemi »  et  son   « contraire »,  par   « un  processus   de  
mythification » : « Le Hollandais, ce personnage à la santé de fer, à l'allure prospère, élégante et au porte­
monnaie bien garni, symbolise pour moi qui ne suis qu'un outsider, l'ennemi en soi par le type même qu'il  
incarne » (C., p. 97). — Voir le portrait du Hollandais, Mynheer Peeperkorn, dans La Montagne magique  de Th. 
Mann.
14
 Cf.  Nietzsche.
15
 De même, Hans Castorp, le héros de La Montagne magique,  rejoint le « pays plat ».
16
 « J'ai  fait quelques promesses solennelles pour le jour où je retrouverai ma steppe » (C., p. 133).
17
 Hermann Hesse, Knulp  (1915), traduit de l'allemand par Hervé du Cheyron de Beaumont, Le Livre de 
Poche, 1981. 
4

Curiste « moyen », de stricte observance, il a partagé, un temps, une partie des


distractions de ses congénères. Auparavant, il avait toujours « fui et détesté » les
divertissements18 qu'il jugeait « insipides, pervers, aussi pompeux qu'idiots », des
« bourgeois » : condamnation des « citadins » et plus généralement de « notre époque » et de
« notre civilisation » parce qu'ils en sont « avides » (C., p. 126).
D'un côté, il y a « cet Hermann Hesse qui s'ennui[e] et mang[e] sans appétit ; de
l'autre, le reste des convives, accablés eux aussi par la lassitude » (C., p. 156).
Le neurasthénique a de quoi se réjouir : « Journée maussade aujourd'hui. Mais je la
supporte presque allègrement, car je me dis, je me répète que je n'ai plus que deux jours à
passer ici » (V.J.N., p. 327).
Les dernières pages du Curiste ne seront pas rédigées à Baden : « J'ai quitté cet
endroit pour rejoindre la steppe, et retrouver ma solitude19. […] Dieu merci, le curiste Hesse
a définitivement disparu, ses problèmes ne m'intéressent plus. Il a fait place à un homme
totalement nouveau qui souffre comme lui de sciatique, mais qui est parvenu à maîtriser la
maladie, à ne plus être prisonnier de celle-ci » (C., p. 183).
Il est aisé de comprendre que le non-conformisme n'est pas une position confortable,
c'est le moins que l'on puisse dire : « Il est fort possible que je me trompe ». Hesse, « malgré
toute la bonne volonté20 » qu'il met à se « socialiser », vit encore « en dehors du monde
bourgeois et réel », avouant qu'il ignore « tout de lui » et que jamais il ne le comprendra
vraiment (C., p. 79). « Ce conflit entre le monde et moi n'est pas nouveau ; mais il s’est
aggravé au fil des ans » (C., p. 203).
Hesse ne s'explique pas pourquoi des « gens libres et totalement sains d'esprit »
acceptent, dans « des cafés à la mode », que « leur plaisir soit gâché par une musique
excessivement suave qui se veut tellement agréable qu'elle en devient importune, […], que ces
gens-là ne ressentent pas tous ces dérangements, ces désagréments et ces contradictions 21 en
tant que tels » (C., pp. 80-81). Hesse avoue ne pas être, lui-même, à l'abri des contradictions ;
oui, mais lui, il le sait. Le « sage » reconnaît, avec Lao-Tseu, « le caractère à la fois
nécessaire et illusoire des grandes oppositions22 » (C., p. 193).
Les curistes qui se divertissent sont éloignés de ces préoccupation. Et Hesse de poser
la question de savoir « si tout ce petite monde s'amuse vraiment, […] si ce flot ininterrompu
de musique » a une valeur quelconque. Et, pendant ce temps, les journaux ne parlent que « de
famines, d'insurrections, de fusillades et d'exécutions ». Hesse est, comme Mirbeau,
« agoniste » : il ne peut se résoudre à croire que tous ces malheurs, « insensés et
abominables », sont « justifiés » (C., p. 82).

18
  « Je continue aussi à m'habituer à un autre passe­temps : le cinématographe » (C. 130), dont Hesse 
disait pis que pendre, arguant qu'il « gave » le spectateur d'images et qu'il l'éloigne de « la méditation » (C., p. 
145).   « [J]e   suis   devenu   un   homme   avide   de   divertissements »   (C.,   p.   130),   terme   qu'il   avait   banni   de   son 
vocabulaire. Hesse reconnaît que, dans le film, l'« énorme déploiement de symboles » est « magnifique », mais 
« les dialogues interminables » lui ôtent toute sa valeur : le film   « était gâché par le mauvais drame qui s'y  
déroulait et avili par un public insensible et écervelé (dont je faisais partie). Il était en fait totalement dénaturé  
et avait pris l'aspect d'un décor de foire » (C., pp. 131­132).
19
 Hans Castorp, le héros de La Montagne magique, de Thomas Mann, rejoint le « pays plat », c'est­à­dire 
les hommes,   après son séjour au sanatorium (voir C. Herzfeld,  "La Montagne magique", Facettes et fissures, 
« Les grands événements littéraires », Nizet, 37510­ Saint­Genouph, 1979.
20
 « Plein de bonne volonté et de sérieux, je tente de me défaire de mon tempérament d'ermite » (C., p. 
87).
21
 « La réalité elle aussi est pleine de contradictions » (C., p. 168).
22
  Cf.  nos ouvrages :  Présence d'Hermès chez Hermann Hesse   et  Le "Jardin nocturne" de Hermann  
Hesse, Publications numériques des Presses de l'Université d'Angers, 2000.
5

Toujours est-il que l'on peut se demander si les bains « ne contiennent pas une
substance particulière, un sel, un acide ou un élément calcaire qui nivelle les esprits, fait
naître chez les curistes un sentiment de rejet face à tout ce qui est élevé, noble, et précieux,
fait disparaître en eux tout ce qui les retenait d'exprimer leur bassesse et leur vulgarité » (C.,
p. 133).
Robert se dit « démoli » dès son arrivée par une « odeur ignoble », celle de
l'hyposulfite qui, « échappée de la buvette », circule « parmi les platanes » (V.J.N., p. 24).
Anesthésie ?
La cure, si l'on n'y prend garde, favorise l'épanouissement de la partie passive de notre
individu.

JE ET UN AUTRE

Hesse pense qu'il est « toujours capable d'être tantôt un enfant, tantôt un vieil
homme » (C., p. 175). Comme Dominique, le héros éponyme du roman de Fromentin,
Hermann est en mesure de se dédoubler : se penchant « au-dessus du gouffre où sont enfouies
les journées difficiles qu'[il] vient de vivre », il aperçoit « tout au fond le reflet d'une image
fantomatique, éloignée et minuscule : c'est le curiste Hermann Hesse » (C., p. 180). Homo
duplex23, comme Mirbeau, il n'ignore pas que son idéal humaniste est dépassé et que même
« les comportements que [cet idéal] inspire apparaîtront bientôt comme archaïques » (C., p.
35) – on y est ! –, il persiste, il ne sait pourquoi, à attendre toujours d'un médecin qu'il
possède une forme de savoir humaniste : « De ce point de vue, j'avoue que je suis
extrêmement rétrograde alors que, par ailleurs, tout ce qui est nouveau et révolutionnaire me
remplit d'enthousiasme » (C., pp. 34-35).
Bien que convaincu de l'existence de cette dualité intrinsèque à chaque être humain,
Mirbeau illustre d'une manière plaisante le conflit entre M. Leygues n° 1 et M. Leygues n° 2 24
en faisant parler sa tête de Turc favorite, M. Leygues, chez qui se livre un « violent combat »
entre « les deux personnalités rivales » qu'il représente : « Comme homme, je suis avec vous.
Je vais même plus loin que vous… Car j'ai une audace incroyable… des opinions violentes,
révolutionnaires, anarchistes… Mais l'homme n'est que la moitié de mon individu ; je suis
aussi ministre. Et, ministre, je ne saurais souscrire à ces opinions que je professe, homme…
Non seulement je n'y puis souscrire, mais je dois les combattre » (V.J.N., p. 75).

CONSULTATION(S)

Il ne faut pas compter sur les médecins pour mettre fin aux conflits. La visite chez le
médecin, conflictuelle, elle aussi, est présentée d'une manière plaisante, comme un pugilat :
« Nous nous serrâmes cordialement la main comme il sied à deux hommes bien éduqués se
préparant à combattre. Nous débutâmes prudemment, examinant chacun l'adversaire. Les
premiers coups furent hésitants » (C., p. 35).

23
 « Ce n'était pas le curiste souffrant de sciatique qui observait les hôtes […] ; ce n'était pas lui non plus  
qui regardait avec attention Hermann Hesse et ses voisins mangeant avec ennui. Non, c'était plutôt le vieil  
ermite, l'original un peu asocial qui  existait en moi. […] Cet Hermann Hesse vieillissant, ce “moi” qui m'était  
devenu étranger […] refaisait à présent surface et nous observait tous. Il regardait l'autre Hesse manger » (C., 
pp. 155­156). 
24
 Jung, dans Ma vie  (Gallimard, 1973), évoquant ses années d'adolescence, parle du conflit entre les deux 
aspects de sa personnalité : « Mon aspect numéro 1 voyait en ma personnalité un jeune homme peu sympathique, 
[…]  un obscurantiste détourné du monde. L'aspect numéro 2 considérait le numéro 1 comme incarnant un  
devoir difficile et ingrat » (p. 108). 
6

Quant au médecin de Georges Vasseur, le docteur Triceps, quel crédit peut-on lui
accorder ? C'est lui qui, au Congrès de Folrath (Hongrie), « découvrit que la pauvreté était
une névrose » (p. 39).

ÉCRITURE(S)

Reste au neurasthénique de Mirbeau à épancher sa maladie dans un récit où l'on croit


reconnaître l'écrivain narquois et désinvolte et son « mépris pour la composition, la
vraisemblance et l'unité de ton25 ». Mirbeau rassemble divers écrits qui farcissent le “roman”
et que relie un fil ténu. Ce montage semble commandé par la fantaisie. Tout se passe comme
si notre auteur, à grand renfort d'inclusions, avait cherché à composer un “anti-roman26”. La
cure du neurasthénique sert de cadre à divers récits anecdotiques27 — incluant la raillerie,
voire les portraits-charges28 —, certains illustrant le « thème favori » du docteur Triceps, celui
de la folie : « Et d'observations en observations, et d'histoires en histoires », le médecin
s'efforce de prouver que « M. Rouffat était fou, que j'étais fou moi-même, que tout le monde
était fou » (p. 204).
On parvient aussi à se faire une idée de la maladie dont souffre le héros :
Dans le jardin de l'hôtel, j'attends l'heure du dîner… Et je suis triste, triste,
triste ! T riste de cette tristesse angoissante et douloureuse
qui n'a pas de cause, non, en vérité, qui n'a pas de cause. […] Quand on sait pourquoi on
est triste, c'est presque de la joie… Mais quand on ignore la cause de ses tristesses… il
n'y a rien de plus pénible à supporter… (V.J.N., p. 57)

En cure dans les Pyrénées, le neurasthénique souffre de la phobie de… la montagne !


Ça tombe mal… à pic !
Le neurasthénique nous confie ses rêves : « Je suis dans un gare, je dois
prendre le train. Le train est là. […] Des gens […] montent dans les wagons avec aisance.
Moi, je ne puis pas… […] Je ne puis pas, je suis cloué au sol. […] Dix, vingt, cinquante
trains se forment pour moi, s'offrent à moi successivement… Je ne puis pas... » Ou bien « je
suis à la chasse… Dans les bruyères et dans les luzernes, à chaque pas se lèvent bruyamment
des perdreaux… J'épaule mon fusil, je tire… mon fusil ne part pas… mon fusil ne part
jamais… » (V.J.N., p. 187). Ou bien encore, « j'arrive dans un escalier… C'est l'escalier de
ma maison… Il faut que je rentre chez moi. […] Je ne parviens pas, malgré des efforts
violents, à poser mes pieds sur la première marche de l'escalier… […] Et brusquement, je me
réveille, le cœur battant, la poitrine oppressée, la fièvre dans toutes mes veines, où le
cauchemar galope… galope » (p. 188). Loin d'avoir trouvé à X… un peu plus de santé, « au
traitement de ses eaux, au nuage de ses vapeurs sulfureuses, à la mystification commerciale
que sont ces sources fameuses, je suis envahi, conquis par la neurasthénie…Je subis, un à un,
tous les tourments de la dépression nerveuse et de l'affaiblissement mental » (p. 189).
La nature de la maladie dont souffre Georges Vasseur permet de comprendre le
caractère zigzagant de la démarche du romancier. De toute manière, ce qui compte, pour
Hesse, comme pour Mirbeau, c'est la réalisation, et l'écrivain germano-helvétique, quoique

25
 Les 21 jours d'un neurasthénique, op. cit.
26
Cf.  le burlesque Berger extravagant  de Charles Sorel, réédition de 1633.
27
  « J 'ai fait, aujourd'hui, une découverte importante sur l'invulnérabilité du hérisson au venin de la  
vipère, et je vous demande, ô lecteurs futurs, la permission de m'en réjouir avec vous » (V.J.N., p. 127). Chaque 
chapitre ne vaut­il pas pour lui­même ? Et l'inattendu n'est pas déplaisant !
28
  Portraits en action (cf.   La Bruyère). Justesse des dialogues où l'on reconnaît la patte de Mirbeau, 
homme de théâtre.
7

soucieux de composition29, ne se prive pas pour aborder les sujets qui lui tiennent à cœur —
que certains trouveraient hors du sujet qu'ils prétendent avoir découvert —, faisant apparaître
la cure comme une belle occasion de se poser des questions qui, précisément, éloignent de la
maladie. D'ailleurs, les idées du curiste semblent bien être celles de Hesse lui-même :
« Supposons, par exemple, qu'on questionne Hermann Hesse, curiste et écrivain » (C., p. 64).
Les goûts littéraires du narrateur sont ceux de l'écrivain : « J'emporte avec moi un carnet de
notes, un crayon à papier et un livre de Jean Paul 30 » (C., p. 71). Dans bien des villes, le
curiste a songé, à la vue des « tapis verts » et des « petites boules », à ces « histoires de
joueurs merveilleuses et oppressantes que Tourgueniev et Dostoïevski31 avaient écrites », le
tournant vers d'autres divertissements (C., p. 77) que ceux dont se délectent les autres
malades. D'ailleurs, Hesse voit les hommes à travers les portraits de Tourgueniev ou de
Thomas Mann (C., p. 161).

COSMOS

Le narrateur de Hesse nous dit projeter sa façon de penser, « non seulement sur les
hommes, mais aussi sur tout ce qui peuple et structure son entourage » (C., p. 14) : « Je
savais que ces arbres seraient tout aussi majestueux le lendemain ; mais à cet instant, ils
étaient auréolés d'une beauté magique32, unique qui venait de mon âme et dont l'éclat
n'apparaît, selon les Grecs, que lorsque Éros s'est penché sur nous33 » (C., p. 45). Et c'est le
monde entier qui devient « le reflet de [s]on caractère », de ses joies et de ses peines. Et ce
n'est pas le goût de ses contemporains pour les fusées, ces « jolis objets qui ravissent tout le
monde », qui l'empêchera de leur préférer les étoiles. Les fusées sont « bien peu de choses
comparées aux étoiles ; comparées au regard d'un homme et à une pensée emplis de la douce
lumière des astres, de la musique cosmique qu'ils émettent et font vibrer au loin » (C., p. 14).
Les hommes modernes n'ont plus l'impression de « constituer une partie indissociable
de l'univers et c'est précisément de là que viennent les souffrances et les malheurs qui nous
accablent » (C., p. 106).
L'ordre des planètes et des étoiles n'a pas été bouleversé, « les palmeraies et les
fleuves de la forêt vierge » sont restés intacts. Tant que « l'odeur du monde primitif » n'a pas
disparu et que subsistent l'instinct et la nature, le poète peut vivre sur terre : « les martres »
sont plus puissantes que les concerts et les salles de jeu (C., p. 89). Devenu à la fois « oiseau,
papillon de nuit, poisson et nuage, je me suis plongé dans l'univers joyeux, éphémère et
enfantin des métamorphoses » (C., p. 90).
Le narrateur des 21 jours, « dans un enthousiasme » qu'il qualifie lui-même d'
« ironique34 » s'extasie sur la beauté des Pyrénées : « C' est admirable, ici… c'est le Paradis
terrestre. […] Et les torrents, et les glaciers… Alors tout cela ne te dit rien ?… – […] Est-ce

29
 Écrire représente toujours « une aventure formidable et excitante, un voyage en haute mer à bord d'un  
minuscule   canot,   un   vol   solitaire   à   travers   l'univers.   […]   [O]n   réalise   la   construction   choisie  […]  en  
s'arrangeant de façon mystérieuse pour que le style, les proportions du chapitre et de l'ouvrage dans sa totalité  
soient respectés » (C., p. 100).
30
 « Je lisais avec délectation mon livre de Jean Paul » (C., p. 99). – « Ma bien­aimée […] fut enchantée  
par le petit hommage que je rendais à Jean Paul » (C., p. 179).
31
 Cf.  p. 207. – Auteurs fétiches de Mirbeau.
32
 Cf. C. Herzfeld, Le "jardin nocturne" de Hermann Hesse, Publications numériques des P.U. d'Angers, 
2000.
33
 Dans Les 21 jours, l'amour, pour Robert, se réduit à constater l'absence de femmes, ce qu'il déplore : 
« Et pas de femmes, mon vieux, pas de femmes !… » (p. 23).
34
 À la différence de Mirbeau, que méduse la beauté de la Nature.
8

que j’ai vraiment l'air d'un bonhomme qui donne dans ces bateaux-là ? On ne me monte pas
le coup des torrents ! », répond Robert Haguenau (p. 23).

MYSTÈRES

Parce que nous appartenons au Cosmos, notre mystère, selon Mirbeau, rejoint celui
des choses : « Je sens, réellement, physiquement, le poids immémorial et l'inexorabilité
cosmique » (V.J.N., p. 142).
Hesse estime qu'il ne comprendra jamais le monde et qu'il en va de même pour ce qui
le concerne : « Depuis des années, je m'efforce de m'expliquer au travers de mes livres 35,
mais jamais je ne serai compris » (C., p. 79).
Et pourtant rien n'est plus important pour l'écrivain que de se consacrer « avec
acharnement » à sa nouvelle tâche lorsqu'il s'est laissé « envahir et captiver par une vision »
(C., p. 99).
« Tout ce qui anime la vie de la nature est passager et magnifique, tandis que
l'esprit », « figé, stérile et amorphe », est « immuable et lassant » (C., p. 51).
Ces misères physiques que l'on tente de soigner à Baden sont, bien entendu,
représentatives de la condition humaine et donnent à Hermann Hesse, par narrateur interposé,
l'occasion de proclamer, une nouvelle fois, la nécessité de la solidarité entre les « malades »,
de la « compassion » et de la « bienveillance » qui redonnent espoir (C., p. 21). Même s'il ne
considère pas les préceptes énoncés dans le Nouveau Testament comme des
« commandements », ils sont l'expression d'« une connaissance extraordinairement profonde
des mystères de notre âme », « la quintessence de l'art de vivre et d'être heureux » (C., p.
181).

SILHOUETTES

En descendant du train, le narrateur a aperçu « trois ou quatre curistes » qu'il reconnaît


« à leur manière de rentrer anxieusement le postérieur, à leur manque d'assurance et aux
mimiques un peu désemparées et pleurnichardes qui accompagnaient chacun de leurs
mouvements prudents » (C., p. 17). Quant à Mirbeau, il fait dire au narrateur qu'il a, pour
voisin de chambre, « un monsieur d'aspect assez triste, ou plutôt très effacé… Quoique ses
cheveux soient tout gris, gris comme son visage et comme son veston et, sans doute, comme
son âme… Quoique son dos se voûte et que ses jambes flageolent, on ne le sent pas très
vieux… Il semble gauche et maniaque » (V.J.N., pp. 105-106). Il suffit à Georges Vasseur de
faire le portrait de son « ami » Robert Hagueman pour que le lecteur pense le connaître :
« Mon ami n'est pas un individu, mais une collectivité » (V.J.N., p. 21). Clara Fistule, et
Robert Haguenan, et Triceps, « tous ces pauvres êtres ridicules ou misérables, qui ne m'ont
pas un instant distrait de mon ennui » (p. 371).
Les personnes que l'on côtoie sont, pour la plupart, des êtres, « ceux-ci grotesques,
ceux-là répugnants ; en général, de parfaites canailles » (p. 21), tel Parsifal. Derrière le
“naturalisme” injurieux, on voit se profiler la figure mythique de Méduse.
Il n'échappe pas à Hesse que les trois ou quatre personnes rencontrées à son arrivée ont
« des mines plus contrariées » que la sienne. Ce spectacle eut « un effet très bénéfique sur [sa]
personne » et sera tout au long de son séjour à Baden « une source inépuisable de réconfort ».
Plus gravement atteints que lui, avec des différences (lents déplacements, descente laborieuse
de chaque marche de l'escalier), ils ont moins de raisons que lui d'« être joyeux et optimistes »
  Les   correspondants   de   l'écrivain   s'adressent   à   celui   qu'ils   croient   être   « leur   semblable »   :   ils 
35

recherchent finalement ce que lui­même « essaie d'atteindre en avouant [ses] faiblesses et en écrivant des livres :  
une vision claire des choses » (C., p. 178).
9

(C., p. 18) que le narrateur (qui déambule « le long d'[une] rue d'un pas rapide et léger », C.,
p. 20 ). Par rapport à ses « compagnons d'infortune » (C., p. 18), il est « infiniment moins
malade que tous ces pauvres gens », il a « l'air jeune et bien portant comparé à tous [ses]
frères et sœurs » (C., p. 21). Ailleurs, il se dit entouré de « concurrents » qui poursuivent le
même but que lui, mais il les « surpasse déjà largement » (C., p. 22). Au premier étage du
casino, le curiste rejoint ceux qu'il appelle ses « confrères » et ses « consœurs » (C., p. 73)
pour assister au spectacle qui y est donné. En fait, le curiste ne se confond pas avec ces
malades : « deux cents personnes » qui ne savent pas comment tuer le temps (est-ce une
raison suffisante pour « demander à des musiciens chevronnés d'interpréter des transcriptions
d'opéras célèbres ? ») et qui s'ennuient au concert : ce concert n'a pas de justification parce
qu'il ne répond pas à un « désir violent » ; il est tout simplement « dépourvu de ce qu'il y avait
de plus profond, d'une âme » (C., p. 74).
Afin de compléter le tableau qu'offre la ville d'eau, Mirbeau, lui, évoque la « musique
des Tziganes » qui l'empêche d'entendre ce qu'un monsieur disait déjà bruyamment (pp. 20-
21) ! À dix heures, les Tziganes « ont fini de racler leurs lamentables violons » (p. 191).

HUMOUR

Avec humour, le narrateur du Curiste parle de ses compagnons de misère physique


comme de « coreligionnaires » (C., p. 25). Le trait d'esprit l'emporte sur le dénigrement dans
cette relation d'une cure assez pénible du fait de la promiscuité dont notre solitaire se passerait
bien. Quand l'hôtesse lui propose « la chambre la plus calme », cette « expression fatale »
provoque dans son esprit « un déferlement d'associations d'idées et de craintes ». Là où
Mirbeau exhiberait les horribles visages du temps, Hesse pratique un discret humour noir.
Belle occasion pour lui de donner libre cours à son goût pour l'exagération à fin humoristique
: le choix, jamais bon, d'une chambre est prétexte à méditation métaphysique sur… la destinée
! « Il vaudrait mieux affronter sans réfléchir la destinée qui nous est impartie et laisser le sort
décider. […] Dès notre naissance une destinée nous est impartie et laisser le sort décider" et
"nous ne pouvons y échapper. Pourtant nous restons tous intimement et passionnément
attachés à l'illusion que nous sommes libres » (C., pp. 30-31).

IRONIE

Quand le curiste commence à sentir qu'il est sur le point de s'abandonner « au côté
superficiel et abêtissant, à la monotonie et au côté dépravé de l'existence des curistes », il
veille à « garder une sorte de distance ironique » (C., p. 125).
Il voit de l'ironie dans le fait que le constructeur des bancs sur lesquels s'asseyent (pour
peu de temps !) les curistes perclus de rhumatisme, ce « philanthrope » (antiphrase), « doué
d'un sens profond de la philosophie », ait choisi de construire ces bancs en fer : le curiste « se
trouve exposé à l'endroit le plus sensible de son corps à une sensation de froid impitoyable »
(C., p. 59).
L'expression « la chambre la plus calme » réveille « son goût prononcé de l'ironie et
de l'autodérision » (C., p. 28). C'est ainsi que le narrateur présente le sabbat (craquements,
expirations, inspirations bruyantes, bruissements, soupirs, grincements, toc-toc et
glouglous…) mené par ses voisins du dessus comme la manifestation d'« esprits frappeurs »,
laissant le lecteur en déduire de quel genre d'activité il s'agit (C., pp. 29-30).
Chez les voisins du neurasthénique, « c'est une espèce de petits ronflement, du
ronronnement plutôt, continu et inexpressif, qu'accompagnent des bruits de pas glissés »
(V.J.N., p. 192), bruits qui ne gênent pas un homme qu'ont lassé les stupidités débitées par les
curistes. En effet, ce n'est que le soir, dans sa chambre, que le neurasthénique se reprend « à
10

vivre un peu, car le soir les murs s'animent… ils parlent…36 ils ont des voix, des voix
humaines… et ces voix, enfin vibrantes, m'apportent le bruit des passions, des manies, des
habitudes secrètes, des tares, des vices, des misères cachées, toutes choses par où je
reconnais et par où j'entends vivre l'âme de l'homme… » (p. 191) ; puis « de petits cris… de
petits baisers… des baisers mous… des respirations soufflantes… tantôt alternées… tantôt
unies… et la voix de la femme, douce, très douce : “Mon chéri… Oh ! oui… comme ça… Ah !
Dieu !…” » (V.N.J., p. 196). Le neurasthénique se demande « quels pauvres êtres » vont
naître, cette nuit-là, « des étreintes flasques de cette humanité vagabonde qui promène son
ennui de néant en chaos » (V.J.N., pp. 190-191). À moi, Baudelaire !

EAU MIRACULEUSE ?

Le médecin sera dans l'obligation de voir en Hermann Hesse « un formidable modèle


de guérison » et, bien que Baden ne soit pas Lourdes, « un véritable petit miracle » (C., p. 21)
de prompt rétablissement.
Clara Fistule raconte que, étant malade, il fut envoyé à X…, « coin de terre
française » où « la mort semblait avoir été supprimée » (p. 32), ô Knock ! Une nuit, il voit un
« lugubre spectacle » : « dix cercueils portés chacun par quatre hommes se suivant à la
file… » (V.J.N., p. 33). Il interpelle un croque-morts qui prétend que ce sont des malles que
l'on porte à la gare (p. 34). Le médecin de Clara Fistule, le docteur Fardeau-Farda, à l'arrivée
du curiste, lui demande si, « en cas de mort, ici… », il se ferait embaumer. Cet « aimable
praticien » corrige, rassurant, cette question : « Nous n'en sommes pas là » (p. 35). On
apprendra que, grâce aux embaumements de « pauvres bougres » — qui seraient aujourd'hui
vivants —, le personnel “soignant” arrondissait ses fins de mois (p. 37).

DU BON USAGE DES TERMES

Le curiste de Hesse, lui, dit éprouver « ce qu'on appelle communément de la


satisfaction » (C., p. 22). En fait, ce sentiment est « de nature contradictoire » : il mêle à la
fois « une sorte de joie maligne et de la compassion », mais les mots manquent encore pour
« décrire ce qui se passe au fond de notre âme » (C., p. 23). Mirbeau n'a pas dit autre chose.
Dans Les 21 jours, la certitude d'avoir atteint « le fond de l'âme » avait conduit Clara
Fistule (c'est un homme !), présentement « directeur de la publicité » au Casino, à inventer
« un nouveau mode de reproduction humaine », la « Stellogénèse » (p. 30) : il n'est pas
admissible qu'il soit « sorti des organes hideux qui, pour être des instruments d'amour, n'en
sont pas moins des vomitoires de déjections… […] Je crois que je suis né d'une étoil » (p. 31),
ce que Clara (tiens… tiens !) a exposé dans Virtualités cosmogoniques (ouvrage resté inédit,
comme on peut l'imaginer). Avouons que les mystères de l'âme facilitent la tâche de tous les
gourous. Rien de nouveau sous le (Temple du) Soleil…
Fragilité des instruments utilisés par l'homme pour communiquer : « ambiguïté de
chaque terme employé » et « impossibilité de trouver une expression totalement fidèle à la
vérité » (C., p. 37). On attend de l'écrivain une œuvre marquée au coin de l'authenticité : « Je
n'arrive pas à croire vraiment à l'enthousiasme que cherche à exprimer Hugo Wolf 37, car
36
 « Les murs commencent de chuchoter » (V.J.N., p. 191).
37
  Ce qui n'empêche pas H. Hesse, dans « Une nuit de travail », de placer le musicien parmi « les plus  
grands esprits de l'Allemagne, les Novalis, Hölderlin, Brentano, Mörike, et tous les musiciens allemands, de  
Beethoven à Hugo Wolf, en passant par Schubert », qui ont « fabriqué le romantisme » (in  Magie du livre, José 
Corti, 1994, p. 229). Voir également  Musique, José Corti, 1997 : Hugo Wolf, « personnage central », figure 
« démoniaque » aimée « ardemment » (p. 70), qu'il assimile à son « Loup des Steppes » : « Hugo Steppenwolf,  
avec son regard terrible et son beau visage » (p. 167).                                  
11

selon moi il a pris la liberté de célébrer le matin sur un ton poétique teinté de mélancolie et
de nostalgie, sans avoir lui-même éprouvé ces sentiments » (C., p. 47).
L'heure du soupçon concernant le langage ayant sonné, concéder à l'autre « le droit
d'avoir une manière d'être, une conception des choses et un langage déterminés de façon
personnelle » est une nécessité. Inévitable « bienveillance vis-à-vis de l'autre » et « tolérance
intellectuelle » (C., p. 37).
Que l'on ne s'y trompe pas : le caustique Mirbeau, malgré les apparences, tente de
favoriser la prise de conscience du mal social. Imaginaire ? Idéologie ? Animalisation38 pour
marquer le mépris à l'égard de ces femmes qui ajoutent au malheur qui est déjà dans la nature
des choses : la marquise de Parabole « mène à sa suite un troupeau d'adorateurs où il y a de
tous les échantillons de l'animalité humaine » (p. 105).
Présence de figures mythiques : la princesse Karaguine embrasse « les museaux
fumants de l'étalon […]. J'ai cru voir passer dans son œil clair, les farouches désirs de
Pasiphaé » (V.J.N., p. 153), épouse de Minos, amoureuse d'un taureau.
Le discours, moyen terme entre l'image pure et le système de cohérence logico-
philosophique, est marqué par l'exagération qui apparaît dans les intitulés des œuvres, intitulés
antithétiques, et cependant interchangeables : « Tu te rappelles mon “Souper chez Néron” ?
demande le peintre Guillaume Barnez. — Oui… — Eh bien, avant de venir ici, je l'ai vendu à
l'église du Sacré-Cœur de Montmartre, pour des “Noces de Cana” » (V.J.N., p. 150).
Par l'énumération contenant un intrus, Mirbeau espère bien susciter l'indignation : M.
le Marquis était « content de son automobile qui, parfois, écrasait sur les routes, des chiens,
des moutons, des enfants et des veaux » (V.J.N., p. 215).
X…, Baden : la station thermale est un microcosme où se croisent des spécimens de
l'espèce humaine. Excellent belvédère qui donne à Hesse l'occasion de soigner son âme plus
que son corps et à Mirbeau, satiriste, de fustiger une société adoratrice du Veau d'Or.
Qu'il s'agisse du patchwork de Mirbeau ou du portrait d'une époque brossé par Hesse39,
ces écrits font partie de nous-mêmes, comme le pensent des milliers de lecteurs. L'angoisse
de ces écrivains est la nôtre. Certes, à la différence de Mirbeau, Hesse a un souci de
transcendance, mais c'est en artiste qu'il l'exprime, et c'est ce qui importe.
Soulignons plutôt ce que les deux écrivains ont, particulièrement, en commun : le sens
de l'humour, « politesse du désespoir », comme chacun sait depuis Duhamel. Il s'agit bien de
nous divertir (quel vilain mot !), mais intelligemment. Quant aux moyens pour y parvenir, ils
sont signés parce que nos deux écrivains brillent par l'authenticité40.
Gageons que Hesse a trouvé, à Baden, lui qui regrettait de ne pas être musicien pour
écrire « sans difficulté » un « chant à deux voix41 » (C., p. 192), une technique d'écriture qui
lui a permis de réaliser cette conjonction des contraires42 qu'il déplorait de ne pouvoir réaliser

38
 Et, d'une manière générale, recours aux images qui composent les « visages du temps », selon Gilbert 
Durand, l'eau néfaste, par exemple : « Tu poses pour une Ophélie […], n'est­ce pas ? » (V.J.N., p. 257).
39
 « Dans cette génération littéraire qui a débuté avec moi, Hesse est celui qui m'est le plus proche et le  
plus cher. Il y a des écrits de lui, et notamment Le Curiste, que je lis et ressens comme “faisant partie de moi­
même” » (Thomas Mann, cité en quatrième de couverture du Curiste) .
40
 « J'ai achevé mon manuscrit de Baden. Cela s'appelle Psychologia Balnearia, gloses d'un curiste [cf.  
C., p. 122] et contient, à ce qu'il me semble, quelque chose de neuf et de particulier... » (lettre à Georg Reinhart, 
25 octobre 1923). 
41
 « Toute personne capable de lire la musique, […] à chaque fois qu'elle verrait ou entendrait une note,  
[…] percevrait simultanément la note contraire, sa sœur, son ennemie, son opposée » (p. 192).
42
 Voir H. Hesse­Thomas Mann, Correspondance, traduite et présentée par Jacques Duvernet, José Corti, 
1997, p. 280, lettre de Hesse, mai 1955. – Le nom de Nicolas de Cuse est mentionné. Cf. C. Herzfeld, Présence  
d'Hermès chez Hermann Hesse, Publications numériques des P. U. d'Angers, 2000. 
12

dans la vie : « La vie n'est en effet rien d'autre qu'une oscillation entre deux pôles, un va-et-
vient entre les deux piliers du monde » (p. 193).
Claude HERZFELD

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