Professional Documents
Culture Documents
Charles STÉPANOFF
Signatur Stépano
C = FR O =
EPHE
Date : 2007.12.23
16:32:35 +01'00'
vérifiée !ff
e non Motif : Je suis
l'auteur de ce
document.
JURY :
M. Francis CONTE
M. Michael HOUSEMAN
Mme Caroline HUMPHREY
M. Jean-Luc LAMBERT
M. John SCHEID
M. Carlo SEVERI
REMERCIEMENTS
Mes remerciements chaleureux vont d’abord à tous les Touvas qui m’ont accueilli, en
particulier aux éleveurs qui m’ont hébergé dans leurs familles, et à tous ceux qui ont
bien voulu me faire partager leurs connaissances, leurs expériences et leurs idées. Je
remercie tous les chamanes qui m’ont aidé, avec une pensée particulière pour
Ereksen Boranak et Xovalygmaa Kuular. J’ai trouvé en Mesdames Oksana Dambaa,
de l’université de Kyzyl, et Valentina Süzükej, de l’Institut TIGI, d’excellents
professeurs de touva. Les traductions des textes touvas publiés ici ont été réalisées
grâce à la participation et aux conseils de Kyzyl-Maadyr Simčit et de Ajlana Irgit dont
l’amitié m’a encouragé.
Je dois la plus vive gratitude à Madame Roberte Hamayon pour le soutien et les
encouragements qu’elle a accordé dès le départ à ma recherche ainsi que pour ses
conseils stimulants et son aide dans la réalisation de cette thèse. Cette étude, comme
on le verra, doit beaucoup à l’enseignement et aux travaux de Roberte Hamayon qui
ont renouvelé la connaissance et la compréhension du chamanisme sibérien.
J’aimerais rendre ici également hommage aux autres fondatrices des études
sibériennes en France, Mesdames Éveline Lot-Falck, Laurence Delaby et Marie-Lise
Beffa, avec l’espoir que ce travail s’inscrira dans la lignée de leur école.
Cette thèse a été réalisée grâce à une allocation de l’École pratique des hautes études
couplée à un monitorat à l’Université de Paris-IV. J’ai bénéficié pour mes séjours de
2006 d’une aide du GSRL, dont je remercie le directeur, Monsieur Jean-Paul
Willaime, pour sa confiance, ainsi que de l’UFR d’Études Slaves de l’université de
Paris-IV, grâce au soutien de Monsieur Francis Conte qui m’a chaleureusement
encouragé tout au long de cette thèse. L’École pratique des hautes études m’a
accordé un poste d’Assistant temporaire d’enseignement et de recherche qui m’a
permis d’achever la rédaction de cette étude.
J’exprime ma profonde reconnaissance à tous ceux qui m’ont encouragé et aidé dans
la réalisation de cette thèse. Benoît Bouet a été un infatigable compagnon de route.
Mon amie et collègue Ksenia Pimenova m’a orienté efficacement sur le terrain parmi
les sociétés chamaniques de Kyzyl. Nos discussions ont été pour moi un
enrichissement et une stimulation. J’ai aussi bénéficié des critiques et des conseils
avisés de Messieurs Yves Dorémieux, Grégory Delaplace, Jean-Luc Lambert, Michael
Houseman.
Je dois beaucoup à Guillaume Dutournier, Tristan Mauffrey, Yves Dorémieux,
Armand Erchadi et plus particulièrement Céline Dutournier pour leur lecture et leurs
conseils. Mon affectueuse reconnaissance va enfin à mes parents, mes frère et sœurs
qui m’ont soutenu et aidé, et à ma femme, Hanna, qui m’a apporté ses idées, m’a
accompagné quotidiennement dans ce travail depuis son commencement, et a éclairé
toute cette période de sa présence.
4
ORTHOGRAPHE ET TRANSLITTÉRATION
Noms de populations
Les noms de populations sont toujours conventionnels. Les auto-désignations en usage dans
la région décrite sont souvent peu commodes car plusieurs d’entre elles, comme čyš kiži
« homme de la forêt » ou tadar kiži « homme tatar », se retrouvent d’un groupe linguistique à
l’autre. Nous nous en tiendrons aux ethnonymes en usage dans la littérature ethnographique.
Nous utiliserons, plutôt qu’une translittération, qui conduit généralement à traiter
différemment les petits et les grands peuples (Šor et Iakoutes), les transcriptions francisées
courantes en suivant les solutions choisies par Marie-Lise Beffa et Laurence Delaby (1999,
201-212). Beaucoup de ces ethnonymes ont déjà fait leur apparition en français depuis le
XVIIIe siècle.
6
Introduction
À la question de savoir en quoi consiste ce que les Touvas appellent sünezin « âme »,
Amir, éleveur dans la vallée du Xüürektig, me fit la réponse suivante : « Nous, nous
ne savons pas : un homme simple ne sait pas » (bis bilbes, bödüün kiži bilbes). Pourtant,
je le découvris par la suite, Amir connaissait beaucoup de choses sur l’âme et ses
propriétés, de même qu’il pouvait donner des informations détaillées sur les mauvais
esprits aza, fin connaisseur qu’il était de ces « dires » čugaa, récits semi-légendaires et
contes qui colportent des représentations souvent précises de ces entités. Mais Amir
considérait qu’il ne savait pas et, après cet aveu, il ajouta aussitôt : « Il n’y a que le
chamane qui sait » (xam čügle bilir). Il préférait donc se fier à l’avis d’un chamane,
même si celui-ci était plus jeune que lui, et même si, venu de la ville comme il arrive
souvent aujourd’hui, il était bien moins connaisseur que lui des traditions touvas.
Devant un chamane, un homme comme Amir se tait et obéit. « On ne discute pas
avec les chamanes » (xam-bile margyšpas), disent les Touvas. De nombreuses actions
rituelles sont réputées indispensables au bonheur d’une famille, comme la création de
talismans ou les rituels d’offrandes au feu et à l’arbre protecteur. Mais pour les
accomplir, on estime nécessaire de faire venir un chamane, parfois de loin. Lorsque je
demandai à Amir pourquoi lui et les siens n’entreprenaient pas de réaliser eux-mêmes
ces actions, il me répondit en riant à nouveau : bödüün kiži bilbes, ce qui doit ici se
traduire par : « un homme simple ne peut pas le faire. »
Cet entretien avait lieu dans les montagnes du Saïan occidental, quinze ans après la
chute du régime communiste, dont la politique athéiste et égalitaire avait duré
pendant six décennies. Pourtant, la réponse d’Amir était exactement la même que
celle donnée régulièrement par les profanes touvas à la fin du XIXe siècle quand on les
questionnait sur les esprits et les âmes : bilbes-tir bis, « nous autres, nous ne savons pas,
nous ne pouvons pas. » (Katanov 1907 I, 8 ; II, 7, n° 122).
La question que nous allons aborder dans cette étude est la suivante : comment
expliquer cette définition de soi comme ignorant et comme inapte conjointement à
l’attribution au chamane d’un « savoir » et d’un « pouvoir » réunis ici dans l’unique
mot touva bilir ?
La rigoureuse division des tâches et des compétences entre spécialistes et profanes
qui se devine dans les propos d’Amir se retrouve chez les peuples voisins des
Touvas, en particulier les populations turcophones de Sibérie du Sud. Pourtant, il
n’en va pas partout ainsi en Sibérie. Les peuples de la famille paléo-sibérienne, dans
laquelle on inclut les Tchouktches, les Koriaks, les Kamtchadales, les Ioukaghirs et
8
les Esquimaux, sont connus pour le peu de différence qu’ils font entre profanes et
chamanes. W. Jochelson (1905-1908, 47-48) et W. Bogoras (1904-1909, 413-414) ont
ainsi décrit respectivement chez les Koriaks et les Tchouktches ce qu’ils ont appelé
un « chamanisme familial » (family shamanism). D’après leurs observations, dans ces
populations, en dehors des rares chamanes professionnels, chaque famille possède un
tambour utilisé par tous ses membres lors des séances rituelles domestiques. Les
chamanes koriaks n’ont pas même de tambour personnel : ils empruntent ceux de
leurs clients (Jochelson ibid., 48). Au contraire, chez les Turcs de Sibérie méridionale,
seul un chamane peut posséder un tambour rituel et, de plus, si un non-chamane
venait à le toucher, on assure traditionnellement qu’il tomberait frappé de mort. Ces
règles sont toujours respectées chez les Touvas contemporains. La littérature
ethnographique parle dans ce cas de « chamanisme professionnel ».
On peut, à titre de première explication de ce contraste, évoquer une norme
culturelle qui imposerait une division des tâches différente chez les Paléo-Sibériens et
chez les Turcs. Ce qui est permis là est prohibé ici. Chez les Touvas existerait un
ensemble de règles définissant les actions que le profane peut accomplir et celles qui
relèvent de la spécialité du chamane. L’attitude modeste d’Amir révèlerait la force de
l’institution du chamanisme professionnel qui impose ces règles. Mais les notions de
chamanisme professionnel et de norme sont plus descriptives qu’explicatives. Il est
même assez difficile de discerner à quels mécanismes sociaux elles peuvent renvoyer.
On ne trouve pas en touva de mot pour « chamanisme », pas même la notion de « foi
noire », xar šašyn, en usage chez les populations mongoles bouddhisées (Banzarov
[1846] 1891). Il n’existe aucune organisation chargée de réguler l’accès à la fonction
de chamane, d’en garantir le statut et de définir les actions dont il a le monopole.
L’accès d’une personne au statut de chamane ne fait pas l’objet d’une prise de
décision de la communauté et l’on n’observe pas pour les chamanes de « rites d’union
à un groupement humain déterminé », comme Van Gennep le reconnaissait déjà
(1909, 152), ni de rite d’initiation ou d’intronisation conçu comme tel. Il n’existe pas
même de consensus sur la liste des actions interdites aux profanes. La seule chose qui
existe sûrement, c’est cette différence, simple et évidente pour chacun, qui met d’un
côté les chamanes et de l’autre les « gens simples ».
La retenue de ces derniers ne paraît pas être la simple application de conventions
sociales explicites, car l’attribution exclusive de privilèges à certaines catégories,
comme l’exercice de la violence, n’a jamais empêché des membres d’autres catégories
de tenter de s’en emparer, par exemple en acquérant et utilisant des armes réservées
aux personnes patentées. Or il est flagrant que le braconnage dans le domaine des
pratiques et des armes chamaniques n’existe pas et ne paraît même pas concevable,
alors qu’il serait économiquement plus avantageux pour une famille de confier à ses
anciens l’exécution de ses rituels domestiques.
Pierre Clastres a affirmé que, dans les petites sociétés amazoniennes sans État, la
chefferie est, par essence, dépourvue de pouvoir et constitue une institution sans
autorité (1974, 175). Dans le cas du chamane touva, nous nous trouvons au contraire
devant une figure d’autorité en quelque sorte spontanée, sans organisation
9
au XVIIIe siècle, rien de semblable n’a été observé, du moins jusque dans les années
1990, où des organisations associatives chamaniques sont apparues à Kyzyl, la
capitale de la république autonome de Touva. Deux séries de questions se posent
alors : d’abord, comment comprendre qu’aucune organisation ne soit apparue plus
tôt ? Peut-on discerner des mécanismes internes au chamanisme s’opposant à
l’émergence d’une structure organisée réunissant plusieurs chamanes ? Il faut ensuite
se demander comment l’apparition d’associations a été possible dans la période
contemporaine. Les mécanismes centrifuges anciens ont-ils disparu ? La conception
ancienne de ce qu’est un chamane a-t-elle été abandonnée et faut-il dire, pour éviter
toute confusion, que l’on est passé du « chamanisme » au « néo-chamanisme » ?
Il serait difficile d’aborder ces questions sans une définition au moins provisoire du
chamanisme. Arnold Van Gennep a jadis critiqué avec raison l’usage du mot
chamanisme au sens de « religion », c’est-à-dire de corps de « croyances », et proposé
d’y voir plutôt un « fait socio-religieux » définissant un rôle central pour la personne
du chamane (1903, 55-56). Dans cette voie, qui suggère d’accorder aux relations une
attention non moins grande qu’aux représentations, nous proposons de donner à la
notion de chamanisme une acception assez précise, moins large que d’ordinaire. Par
chamanisme, nous entendrons un ensemble complexe et hétérogène de discours,
représentations, schèmes implicites et dispositifs relationnels qui impliquent
logiquement et souvent favorisent pratiquement l’apparition de chamanes1.
Autrement dit, nous ne traiterons pas le chamanisme comme un système d’idées, une
conception du monde, mais plutôt comme un dispositif pratique centré sur la
personne du chamane. En effet, les conceptions touvas des rapports des hommes à la
nature et aux esprits dépassent largement la question de la différence entre chamanes
et profanes puisqu’on peut en retrouver les principes chez les populations sibériennes
dites à « chamanisme familial » et dans des régions sans chamanes. Selon notre
définition, il n’y a chamanisme que lorsque, en plus de ces conceptions, se distingue,
opposée à celle des « gens ordinaires », une catégorie d’humains clairement définie,
dans laquelle on peut reconnaître des « chamanes ». On les identifiera comme tels à
au moins deux traits : un monopole sur certaines actions rituelles importantes pour
tous leur est attribué ; ce monopole n’est pas garanti par une organisation sociale.
On tâchera dans cette étude de décrire les hypothèses et les représentations que les
Turcs de Sibérie méridionale forment à propos de l’origine des capacités qu’ils
prêtent à leurs chamanes. Lorsqu’un chamane affirme qu’il compte sept chamanes
parmi ses ancêtres, il est évidemment impossible de le vérifier. Il n’existe pas
d’archives touvas anciennes. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas d’établir si ce
chamane a bien sept ancêtres chamanes, ou seulement cinq ou aucun, mais plutôt
1 Cette définition est en somme fidèle à l’origine du mot « schamanisme » que le traducteur anonyme
de Georgi (1776-1777) forgea à partir du nom du « schamane » pour rendre en français Das
schamanische Heidentum. Un néologisme voué à un succès immédiat.
Le mot chamane lui-même a été introduit dans les langues d’Europe occidentale par le récit de voyage
d’Adam Brand et ses traductions (1698, 1699). Brand avait appris ce terme des Russes de Sibérie qui
l’employaient depuis longtemps comme en témoignent les archives administratives (Potapov 1978). Le
russe šaman est lui-même emprunté au nom du chamane toungouse, saman (Lot-Falck 1977a).
11
I. Plan
Notre réflexion prendra souvent le tour d’une enquête dialectique confrontant des
hypothèses. C’est que la richesse et la complexité des faits observés sur le terrain et
collectés dans les sources anciennes n’incitent que rarement à une interprétation
unique immédiate.
Le premier chapitre (« Historique de la situation religieuse à Touva ») aura pour but
de situer le phénomène chamanique contemporain dans le contexte historique des
grands empires qui ont laissé leurs marques par les différents courants religieux qu’ils
ont soutenus et dans le contexte politique lourd de l’héritage soviétique. On insistera
particulièrement sur l’évolution de la politique soviétique et des moyens mis en
œuvre pour lutter contre le chamanisme. En même temps qu’il recourut à la
répression, le pouvoir soviétique s’efforça de constituer la population touva en
« nation » : nous montrerons que la conception de l’identité culturelle ainsi construite
a eu un rôle déterminant dans la forme qu’a prise le chamanisme au cours de sa
réapparition dans les années 1990.
On abordera ces événements dans le chapitre suivant (« Kyzyl, capitale du
chamanisme ») : on y verra comment les associations chamaniques ont été créées,
quel nouveau cadre elles ont organisé pour la pratique rituelle et quelles sont leurs
relations entre elles. Nous examinerons la question de savoir si l’on peut parler à leur
propos d’un « clergé chamanique ». Selon nous, l’extrême instabilité des associations
et l’indépendance de leurs membres amènent à conclure à un échec de la tentative
12
souvent construites en opposition l’une avec l’autre. Ceci nous amènera à considérer
la figure du chamane d’un point de vue global qui le replace dans l’ensemble des
autres catégories, celles des « gens ordinaires » et des autres spécialistes. On verra
alors se dessiner une « économie des compétences magiques » (chapitre X) qui
répartit inégalement entre les agents types de discours et types d’actions.
Le dernier chapitre, « L’âge des sorts », abordera un phénomène qui a pris une
ampleur considérable dans le chamanisme contemporain : la sorcellerie. Dans le
diagnostic, les esprits sont aujourd’hui moins mis en cause que l’action maléfique de
certains humains ou, plus précisément, certaines humaines. On tentera d’analyser les
raisons de cette reconfiguration et de la puissance nouvelle attribuée à certaines
femmes. Nous verrons que la nouvelle représentation du mal que la sorcellerie
implique entraîne un changement profond dans la conception de la nature du
chamane.
Nous avons effectué en république de Touva quatre séjours en 2002, 2003 et 2006,
d’une durée totale d’un an. Nous avons séjourné dans la région de Möŋgün-Tajga
dans le campement d’Aleksandr Salčak, éleveur de yaks et de moutons, dans la région
d’Êrzin chez Nikolaj Kyrgys, éleveur de chameaux, dans les montagnes du Tannu-ola
(taŋdy) au campement d’Aleksandr (Saša) Ondar et près du lac Süt-Xöl, dans la vallée
de l’Üstüü Iškin au campement de Sergej Sat. L’étude des sociétés chamaniques, les
entretiens avec leurs clients mais aussi le travail d’archive se sont faits dans la capitale,
Kyzyl. Nous avons collaboré principalement avec les chamanes des sociétés Adyg-
êêren et Düŋgür qui ont admis notre présence en échange d’une rémunération2 et de
cadeaux réguliers. Par ailleurs, nous avons rencontré trois chamanes n’appartenant
pas à des sociétés chamaniques ainsi que différents autres spécialistes rituels.
Notre étude des sociétés chamaniques a puisé dans trois domaines : l’observation des
interactions rituelles et non rituelles entre les chamanes et leurs clients, les entretiens
avec les chamanes et les entretiens avec les clients. En 2003, pour l’observation de la
pratique chamanique, nous avons eu recours au film qui nous a permis de mener une
analyse précise des interactions, impossible autrement. Les dialogues en touva des
trente heures de prise de vue ont été presque intégralement traduits en français3. En
2006, nous avons utilisé seulement l’enregistrement sonore et la prise de note.
Les premiers entretiens avec les chamanes membres de sociétés ont été parfois
formels, car à Kyzyl beaucoup connaissent le discours attendu par les Occidentaux.
Mais au fil des rencontres et des amitiés, certains chamanes aiment à faire de
2 Environ 3 000 roubles (moins de 100 euros) pour Adyg-êêren entre 2003 et 2006, et 300 roubles
(moins de 10 euros) pour Düŋgür.
3 Ces matériaux ont été montés dans un film documentaire, Esprit nouveau (2004, 73 min., son Benoît
Bouet, avec la participation de Ksenija Pimenova) présenté en 2005 au Bilan du film ethnographique
(Musée de l’Homme).
14
l’ethnographe un confident. Ceci nous a permis de pénétrer plus avant dans la trame
des conflits qui agitent les sociétés et demeurent invisibles à l’observateur pressé qui
conclura un peu vite à l’existence de corporations chamaniques.
Le contact avec les clients des chamanes urbains est difficile car la situation délicate
qu’ils éprouvent les incite peu à se confier à un étranger. Les blancs, généralement
pris pour des Russes, suscitent la méfiance.
Les entretiens ont été menés au début surtout en russe, puis, à mesure de mon
apprentissage de la langue, en touva. Le plus souvent, les deux langues étaient mêlées
au cours de la conversation. Dans la suite de cette étude nous fournissons en langue
originale les extraits d’entretiens et les dialogues menés en touva qui ont été
enregistrés.
Un entretien au ministère de la Justice et la consultation de la presse nous ont permis
de préciser le tableau des sociétés chamaniques de Kyzyl.
En dehors des sociétés, nous avons rassemblé en province, notamment chez les
éleveurs, des témoignages sur les anciens chamanes de l’époque soviétique ou pré-
soviétique, des contes, et des récits d’expériences personnelles. La vie chez les
nomades et la participation à leurs travaux quotidiens a été l’occasion d’observer leur
pratique rituelle ainsi que leur rapport aux objets rituels, les êêren.
Les descriptions des représentations et des pratiques chamaniques chez les autres
peuples de l’Altaï et les Khakasses s’appuient sur des sources décrivant la période
pré-soviétique. Par commodité nous les ferons souvent au présent dans les chapitres
consacrés aux principes que nous estimons inchangés du chamanisme.
Comprendre l’évolution du chamanisme nécessite d’observer l’évolution des
problèmes auxquels les pratiques chamaniques ont à répondre. C’est pourquoi nous
nous efforcerons de contextualiser autant que possible les questions que nous nous
posons concernant le cas touva, en faisant appel à des données historiques,
sociologiques et démographiques sur la société touva. Ignorer les transformations
brutales qu’a connues la société touva, la crise économique qui a réduit à néant le
système industriel et agricole mise en place à l’époque soviétique, l’omniprésence
d’une violence qui fait de Touva l’une des régions au monde les plus dangereuses,
tenter d’expliquer le chamanisme et ses évolutions par une logique interne serait
manquer de réalisme.
Les matériaux qui seront présentés dans cette thèse ne peuvent donner qu’un aperçu
limité de la complexité des phénomènes qui s’entrecroisent dans ce que nous
nommons chamanisme. Le cas touva lui-même, sur lequel nous nous appuyons en
priorité, n’est qu’un exemple parmi les situations diverses des peuples de l’Altaï-Saïan.
Toutefois, nous espérons que les principes que nous tenterons de dégager aideront à
approcher cette complexité plus aisément et permettront à d’autres d’en découvrir de
nouveaux aspects. Si notre présentation de l’ethnographie russe et nos traductions
des textes turcs et des témoignages de nos informateurs contribuent à faire mieux
connaître ces populations, ce travail aura porté ses fruits.
15
III. Sources
Pour l’étude du chamanisme des peuples turcs de Sibérie méridionale, nous nous
appuierons sur une vaste littérature ethnographique accumulée depuis le XVIIIe siècle,
majoritairement en russe, mais aussi en allemand et dans d’autres langues4. Malgré un
point de vue hostile à l’égard des chamanes, les académiciens encyclopédistes
allemands envoyés par les tsars explorer la Sibérie au XVIIIe siècle ont accompli dans
des conditions extrêmes un travail de pionnier d’une précision et d’un soin
remarquables qu’on ne retrouve pas toujours chez les observateurs bienveillants qui
les ont suivis au XIXe siècle. Johann Georg Gmelin (1709-1755) a décrit dans Reise
durch Sibirien (1751-1752) l’habitat, les mœurs et le chamanisme des Téléoutes, des
Chors, des Toubalars et des Katchines qu’il a rencontrés lors de la « seconde
expédition kamtchadale » dans les années 1730. On doit à Peter Simon Pallas (1741-
1811) d’intéressants renseignements sur les chamanes sagaïs, kyzyls et koïbals ainsi
que sur les rites collectifs de printemps recueillis au cours de l’expédition de 1768-
1774 (Reise durch verschiedene Provinzen des Rußischen Reichs 1771-1776). Son confrère et
compagnon de route, Johann Gottlieb Georgi (1729-1802) a rassemblé les matériaux
de ses prédécesseurs et les siennes dans une description encyclopédique
monumentale des peuples de l’empire russe, Description de toutes les nations de l’Empire de
Russie (publié simultanément en allemand, en russe et en français en 1776-1777).
Georgi a consacré au « schamanisme » (dans le texte allemand schamanische Heidentum
et dans le russe Šamanskij jazyčeskij zakon) un chapitre de cette œuvre dans lequel,
pour la première fois, est tentée une description synthétique des pratiques sibériennes
en rapport avec un système de pensée commun.
Il manquait aux savants du XVIIIe siècle d’avoir appris les langues turques : c’est ce
que feront les prêtres de la mission de l’Altaï dont la figure la plus brillante est
l’archiprêtre Vasilij Ivanovič Verbickij (1827-1890), auteur de nombreux articles sur
les Altaïens du Nord et d’un dictionnaire de langue altaïenne publié en 1887. Sa
synthèse posthume (1893) sur les Altaïens est d’une grande richesse ethnographique
et linguistique. Parmi les missionnaires, on peut signaler le Père Putilov, auteur de
précieux articles sur les Touvas (1885, 1887), les premiers inspirés par une démarche
ethnographique.
Le fondateur de la turcologie moderne est Friedrich Wilhelm Radloff (1837-1918),
auteur d’un utile dictionnaire comparatif des langues turques (Radlov 1893-1911) qui
reste inégalé à ce jour. Le récit de son voyage à Touva et ses données sur la
mythologie altaïenne et les sacrifices sont d’une grande valeur (dans Aus Sibirien,
1884). Il a publié un vaste corpus de textes originaux, accompagnés de leur
4Nous ne mentionnerons ici que les sources primaires publiées par des auteurs ayant voyagé chez les
peuples qui nous intéressent.
16
Les sources consacrées en propre aux Touvas sont moins riches que celles
concernant l’Altaï russe en raison des difficultés d’accès de la région et, les deux faits
sont liés, de la tardive colonisation russe. En dehors des auteurs déjà nommés, la
17
première description écrite des Touvas signée par un témoin oculaire est celle d’Egor
Pesterev, espion russe, qui, « excité par la curiosité », décida de s’enfoncer dans le
pays touva (1793). On trouve quelques renseignements dans l’ouvrage en français
(1845) relatant l’expédition de Tchikhatcheff (1808-1089) en 1842 dans l’Altaï, en
pays touva et kazakh.
Evgenij Jakovlev (1870-19 ??) a mené une enquête (1900) d’une grande précision
auprès d’informateurs touvas et russes mais sans se rendre lui-même en pays touva
(d’après Kon). P. E. Ostrovskix fut envoyé par la Société russe de géographie chez
les éleveurs de rennes tožu, mais l’expédition échoua partiellement5 et ne donna lieu
qu’à des résultats succincts (1898). Comme pour d’autres peuples sibériens,
l’ethnographie touva doit beaucoup à la nation polonaise6. Felix Kohn (1864-1941)
(que nous citons comme auteur sous son orthographe russe, Feliks Kon), socialiste
polonais exilé en Sibérie, a voyagé chez les Touvas en 1903-1904. Il en a rapporté
d’excellentes photographies, en particulier des portraits de chamanes, des objets
aujourd’hui conservés au Musée ethnographique de Russie (Saint-Pétersbourg) et un
ouvrage d’une grande précision sur tous les domaines de la vie des Touvas.
Le sinologue autrichien Otto Mänchen-Helfen (1894-1969) a fait un récit très vivant
de son voyage à Touva en 1929. Nous avons également trouvé d’utiles
renseignements dans une source rare, totalement ignorée de la littérature soviétique,
le livre (1915) du norvégien Ørjan Mikael Olsen (1885-1972) que nous avons
consulté dans sa traduction espagnole de 1921. Il a publié une description détaillée
d’un rituel chamanique et de nombreuses photographies. Deux articles en français
(Chalon 1904 et Bounak 1928) fournissent quelques données sur la position de la
femme et les rapports entre chamanes et lamas.
Les époux Potanin, Jakovlev7, Kohn, Ostrovskix, Olsen et Mänchen-Helfen ont tous
rencontré des chamanes touvas et décrit des rituels auxquels ils ont assisté
personnellement. Malheureusement, ils ne connaissaient pas la langue touva et
utilisaient des interprètes. Katanov est le seul auteur qui ait appris la langue, mais ses
travaux ethnographiques sur les Touvas, peu nombreux du reste, sont restés en partie
inédits. La littérature ultérieure, essentiellement l’ethnographie soviétique, si elle a
l’avantage de la précision professionnelle, extrêmement riche pour la culture
matérielle, ne s’appuie, concernant le chamanisme, presque que sur des témoignages
oraux et non sur l’observation en raison de l’interdiction des pratiques.
Il faut noter que l’ « ethnographie » soviétique s’est constituée idéologiquement au
début des années 1930 en opposition à l’ « ethnologie populiste » antérieure supposée
fondée sur le mythe d’une « empathie » avec les indigènes. Conséquence regrettable,
la pratique de longs terrains et l’apprentissage des langues indigènes ont dès lors
5 Vajnštejn 1961, 3.
6 Dans son cours au Collège de France de 1842, Adam Mickiewicz signalait déjà, à juste titre, l’apport
décisif des Polonais à la connaissance du chamanisme sibérien. Il affirma même à propos de ses
compatriotes déportés par le gouvernement russe : « Les exilés en Sibérie sont aussi des espèces de
chamans. » (Mickiewicz [1849] 2005, 134).
7 Dans la steppe de Minoussinsk pour ce dernier.
18
ethnographe formé à l’école soviétique (Kenin-Lopsan éd. 1995, 2002, 2004). Nous y
puiserons largement ainsi que dans sa monographie sur la pratique rituelle des
chamanes touvas (1987).
Nous avons utilisé quelques archives ethnographiques inédites conservées au TIGI.
Pour les statistiques, nous nous référons au recensement de la population de 1931
(Demografičeskaja perepis’ naselenija TNR 1931 g. 1933) aux données publiées dans les
Učenye zapiski de l’Institut touva (Bajkar, 1970) aux publications de l’organisme des
statistiques Tyvastat (Lomačenko 2004 ; Taltaeva 2005) ainsi qu’à Xovalyg 2006.
Nous aurons souvent recours à des matériaux concernant les Iakoutes, un peuple
turc qui n’appartient pas au monde de l’Altaï-Saïan mais garde, malgré leur migration
ancienne vers la Sibérie du Nord, de nombreux traits communs avec les peuples du
Sud. Nous profiterons du fait que l’ethnographie concernant les Iakoutes depuis le
e
XVIII siècle est l’une des plus riches de Sibérie, grâce à des auteurs comme Gmelin,
déjà cité, Waclaw Sieroszewski, I. A. Xudjakov. Nous nous référerons également à
des faits mongols, émanant notamment de populations voisines des Touvas comme
les Darkhates, dont le chamanisme doit beaucoup aux populations turcophones qui
se sont fondues parmi eux.
A. Géographie
La région d’habitat des populations que nous allons étudier s’étend sur une zone de
plus de 1000 km entre la steppe kazakh à l’Ouest et la rivière Angara à l’Est et jusqu’à
500 km du Nord au Sud. Cet espace se situe aujourd’hui presque totalement en
Fédération de Russie. Il est occupé principalement par le massif de l’Altaï, culminant
au Beluxa à 4506 m. et, à l’Est, séparé seulement par la vallée du Bij, le massif du
Saïan qui culmine à Touva avec le Möŋgün-Tajga (3976 m.). Le Saïan est divisé par la
vallée du Ienisseï (Ulug-xem, « grande rivière », en touva) en Saïan oriental et
occidental. Dans sa partie Nord, le massif de l’Altaï-Saïan est couvert par la taïga,
grande étendue presque continue de forêt où dominent les résineux comme le
mélèze, mais où le bouleau est également présent. On notera que dans les langues des
populations que nous étudions, le terme tajga désigne une montagne boisée. Dans le
Sud, la taïga ne se maintient précisément que sur les hauteurs et laisse la place à la
steppe dans les vallées et sur les plateaux. Les paysages les plus courants y sont
mixtes avec des flancs de montagnes couverts de forêts giboyeuses, des collines
d’herbes sèches mais aussi des étendues désertiques. La faune typique de ces
différents milieux se trouve donc à proximité les unes des autres : on peut rencontrer
dans une même région le grand cerf maral de la taïga et les gazelles de la steppe.
20
Le climat est très continental : à Touva les températures oscillent entre des extrêmes
de -50° l’hiver et +40° l’été.
Figure 1. Carte générale des peuples autochtones de Sibérie. Études mongoles et sibériennes (n°22-23, 131).
B. Populations
1. Peuples éleveurs
Russie accompli en 2002. Le terme Khakasse (xakas) a été adopté en 1917 en référence à un nom
donné dans les chroniques chinoises aux Kyrgyz du Ienisseï (VIe-XIIe siècles) dont les Khakasses
contemporains se revendiquent les héritiers.
11 Potapov 1969, 22.
23
Figure 3. Séance de cure chamanique chez les Khakasses. 1939 (probablement une reconstitution).
Gursman dir. 2006, 134.
La diversité des populations recouvertes par le terme « Altaïens » est grande. Ils se
distinguent entre Altaïens du Sud et du Nord. Ceux du Sud, descendants de groupes
turcs anciens mêlés d’éléments mongols, sont les ALTAÏENS proprement dits (altaj-
kiži) (67 320) et les TÉLENGHITES (teles) (2 399), très proches culturellement des
Touvas.
Les Altaïens du Sud pratiquaient avant la période soviétique l’élevage nomade ou
semi-nomade de chevaux, ovins et bovins. L’habitat traditionnel était la hutte
constituée d’une structure de bois recouverte d’écorce (čadyr) ou, notamment chez les
Télenghites, la yourte de feutre.
24
Figure 4. Hutte dans l’Altaï du Sud (čadyr). XXe siècle. Figure 5. Couple de Télenghites devant une yourte de
Potapov 1953, 294. feutre. Début XXe siècle. Potapov 1953.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les autorités russes n’intervinrent pas dans les affaires
intérieures des Altaïens du Sud, qui étaient dirigés par des zajsan élus par les indigènes
et approuvés par l’administration russe. Cet usage avait été établi par le code de
Speranskij (Ustav ob upravelnii inorodcev, 1822) qui garantissait l’autonomie sous
contrôle des peuples sibériens et leur reconnaissait la propriété sur leurs terres. Dans
les faits, le statut de zajsan resta héréditaire jusqu’en 1880 (Znamenski 1999, 195-198).
Les zajsan exerçaient des fonctions de justice et rassemblaient l’impôt en fourrure
jasak dû par toutes les populations indigènes de Sibérie aux autorités russes.
La région autonome Ojrot, créée en 1922, devenue région autonome de Haut-Altaï
en 1948, a obtenu le titre de république autonome en 1990.
La culture et le mode de vie des TÉLÉOUTES (telenget, tadar) (2 650) les rapprochent
des Altaïens du Sud, mais à la suite d’une migration accomplie progressivement du
e e
XVII au XVIII siècle, des steppes de l’empire dzoungar vers l’empire russe, ils ont
aujourd’hui pour zone de peuplement majoritaire le Nord de l’Altaï (région de
Kemerovo). Ils pratiquaient au début du XXe siècle l’élevage nomade mais aussi la
chasse à cheval ou à pied. Sous l’influence russe, ils ont adopté l’agriculture à partir
du XVIIe siècle. Les Téléoutes, dirigés par des paštyk (équivalents des zajsan dans le
Sud) au XIXe siècle, sont sédentarisés depuis cette période.
2. Peuples chasseurs.
12 La chasse occupait de 75 à 90% des familles en 1900 (Tiškov dir. 1994, 414)
26
Figure 7. Famille chore devant une yourte de bois. Les skis sont utilisés l’hiver pour la chasse.
Cliché de G. I. Ivanov, 191313.
considèrent jusqu’à aujourd’hui comme des karyndaš, terme qui signifie en contexte
familial « frère cadet » et dans ce cas « agnat ». Par commodité nous appelerons
parfois « clan » les unités imaginaires auxquelles s’identifient toujours les Touvas,
bien qu’elles ne soient pas exogames et qu’elles aient perdu leur réalité sociale depuis
longtemps.
L’héritage des empires turcs anciens de la steppe est présent partout y compris chez
les chasseurs du Nord. Leonid Potapov a ainsi mis en évidence, chez les
Koumandines de la taïga, la présence de « composantes ethniques liées à la culture de
l’élevage, à la culture et au mode de vie nomade des steppes et des vallées
montagneuses de l’Altaï. » (Potapov 1968). Les populations turques ont ainsi en
commun l’orientation de leurs yourtes qui n’est pas la même que celle des Mongols.
La porte de la yourte turque, qu’elle soit de rondins ou de feutre, regarde vers l’Est,
tandis que le coin d’honneur, appelé tör/dör, se trouve à l’Ouest, face à la porte. La
moitié Nord est celle des femmes alors que les hommes se tiennent du côté Sud.
Dans le domaine de la mythologie, on voit mises en scène avec une remarquable
unité les divinités Ülgen/Kudaj, Umaj et Erlik. Partout réapparaît une partition de
l’univers en trois niveaux, en touva, üstüü oran « le monde supérieur », oran taŋdy « le
monde-montagne » et aldyy oran « le monde inférieur ». Et c’est en neuf couches que
le ciel est lui-même régulièrement découpé. Parmi de nombreuses thématiques
magiques communes, nous nous intéresserons à celle de la pierre à pluie jada qui
réapparaît chez les turcophones sur une zone bien plus large que celle de l’Altaï-
Saïan, allant du cercle polaire chez les Iakoutes au Turkestan chinois.
En ce qui concerne le chamanisme, nous tenterons de montrer par cette étude que
les principes profonds en sont semblables chez les différents Turcs de Sibérie
méridionale. Nous ne signalerons ici que quelques faits communs bien connus
comme, par exemple, l’identification du tambour à une monture, y compris chez les
peuples de la taïga très peu adonnés à l’équitation. La pratique d’un rituel funéraire,
généralement situé un peu plus d’un mois après le décès, au cours duquel le chamane
doit renvoyer l’âme du défunt, est une spécificité commune à tous les peuples turcs
de Sibérie méridionale, qu’ils se trouvent sous l’influence chrétienne ou sous celle du
bouddhisme. Enfin, tous ces peuples appellent le chamane d’un même nom,
kam/xam, terme turc ancien qui a été abandonné par les autres turcophones, qu’il
s’agisse des Iakoutes (qui emploient le mot ojun) ou des peuples d’Asie centrale (qui
parlent de baksy)15.
Les thématiques liées à l’équitation tout comme l’accent mis sur l’héritage et la
filiation dans les traditions chamaniques des Turcs de Sibérie méridionale portent
l’empreinte d’une culture d’éleveurs, où un capital est transmis sous forme de bétail
d’une génération à l’autre, plus que celle d’une culture de chasseurs. Nous devons
15 Le nom kam apparaît dans une source chinoise antérieure au Xe siècle concernant les Kyrgyz du
Ienisseï. On le trouverait même plus tôt chez les Huns d’Attila (identifiés aux Xiong-nu des
chroniques chinoises par Potapov 1978, 13), mais Jean-Paul Roux conteste cette interprétation des
sources (Roux 1958, 135, 141).
Le verbe turc commun kamna- « chamaniser » a donné le russe kamla- (kamlat’) et le substantif kamlanie
« séance chamanique ».
29
donc identifier ces traditions au modèle théorique que Roberte Hamayon a décrit
sous le nom de « chamanisme d’élevage » (1990, chapitres XII et XIII). C’est à un
chamanisme de ce type seulement que s’appliqueront les analyses qui vont suivre.
L’unité évidente du monde turc de Sibérie méridionale nous permettra de tirer le plus
grand profit de la comparaison. Les sources souvent lacunaires concernant les
Touvas peuvent mentionner un fait qui ne s’éclaire que par la comparaison avec un
récit relevé en langue originale chez les Altaïens.
La soumission des Touvas à l’empire sino-mandchou et la propagande bouddhiste
intensifiée à partir du XVIIIe siècle, concomitantes de l’intégration accélérée des autres
populations à l’empire russe n’ont pas entraîné de rupture radicale entre leurs formes
de chamanisme. Du côté russe, le code de Speranskij de 1822 laissait en principe la
liberté de culte aux indigènes sibériens, ce qui autorisait les Altaïens du Sud à
répondre aux missionnaires russes à la fin du XIXe siècle : « Le tsar ne nous ordonne
pas d’accepter le baptême. Nous pouvons donc vivre sans l’orthodoxie. »
(Znamenski 1999, 206). Une mission orthodoxe altaïenne (Altajskaja duxovnaja
missija), la plus importante mission de Russie, a pourtant été active dès 1828. La
christianisation des populations de l’Altaï-Saïan a été importante, surtout dans le
Nord, mais généralement très formelle, réduite au rite du baptême, de sorte qu’elle
n’a pas nécessairement impliqué un recul des pratiques et des représentations
chamaniques. Dans certains cas, des syncrétismes sont apparus. Du côté des Touvas,
le bouddhisme, répandu surtout dans l’élite aujourd’hui encore, s’est superposé au
chamanisme mais n’a jamais su le supplanter.
Au XXe siècle, les peuples turcs de Sibérie méridionale ont été réunis dans un destin
commun par la domination soviétique. Cette période a constitué un bouleversement
sans précédent en raison de la politique autoritaire de collectivisation du bétail et de
sédentarisation des populations. Par ailleurs, le pouvoir a mené un double
mouvement de création d’identités nationales en même temps que de russification
accélérée. Aujourd’hui, le pastoralisme nomade n’existe plus que chez les Touvas.
30
C. La population touva
1. En république de Touva.
Figure 11. La république de Touva et ses régions (kožuun en touva, rajon en russe).
31
Les Touvas (tyva kiži) sont appelés par les Mongols uranxaj 16, nom qui fut également
employé par les Russes pour les désigner en concurrence avec sojoty (en français
« Soïotes », de sojan nom de clan touva). Ils forment de loin le groupe le plus
nombreux des Turcs de Sibérie méridionale. En 2002, ils étaient 243 400 en
Fédération de Russie, se concentrant principalement en république de Touva
(223 150 personnes, soit 67,3% de la population de la république), une république
autonome située au Nord de la Mongolie. En Fédération de Russie, les Touvas sont
également présents traditionnellement dans le village Verxneusinskoe (région de
Krasnoïarsk). En République populaire de Mongolie, on compte un peu plus de
5 000 Touvas, principalement dans la région de Cengel (Cêcêgdar’ 2003, 5-6). Une
petite population touva est établie en Chine dans la région autonome ouïghoure du
Xinjiang. Les locuteurs touvas y seraient moins de 2000 (Mawkanuli 2001, 497).
Le pastoralisme nomade est resté l’activité dominante des Touvas jusqu’au milieu du
e
XX siècle. Les éleveurs accomplissent plusieurs nomadisations par an entre le čajlag
« campement d’été », küzeg « campement d’automne », kyštag « campement d’hiver »
et čazag « campement de printemps », généralement distants de quelques kilomètres.
L’agriculture, présente seulement dans certaines régions, soutenue parfois par des
systèmes d’irrigation, occupe un rôle secondaire.
Traditionnellement, le pays touva se divise en quatre grandes régions d’élevage. Le
centre, occupé par la vallée du Ienisseï, est constitué de steppes, où domine l’élevage
de chevaux, ovins et bovins. Dans la région d’Êrzin, au Sud du Tannu-Ola,
commence le désert mongol ; c’est là que l’on trouve de l’élevage de chameaux qui
s’ajoutent aux espèces citées. Les populations de ces régions sont en partie
mongolophones (en particulier dans la vallée du Naryn). À l’Ouest, dans la région de
la montagne Möŋgün-Tajga, point culminant de Touva, s’étendent les steppes de
montagne, où l’élevage ovin se mêle à l’élevage de yaks. Dans ces trois régions,
l’habitat traditionnel est la yourte, composée d’une carcasse grillagée de bois et d’une
couverture de feutre.
16 Ce terme apparaît dans l’Histoire secrète des Mongols, cependant on sait qu’il désignait non des
turcophones mais une tribu mongole habitant les forêts. Selon Marie-Dominique Even, uriangqai
dérive d'un terme toungouse signifiant « écorce » ou « hutte d’écorce » (1994, 254). À l’époque des
Ming, cet ethnonyme s’appliquait à des Mongols de la région de Liao-Toung et de régions situées plus
à l'est (Heissig 1973, 353). Sur la foi du nom d’uriangqai appliqué dans l’Histoire secrète (§ 120) à Sübötej,
compagnon de Gengis khan, certains affirment à tort que les Touvas « ont fourni bon nombre
d’hommes et quelques généraux au redoutable Gengis Khan » (Silberstein 2005, 4e de couverture et
p. 40). Cette interprétation a connu un certain succès dans les médias touvas au moment des fêtes du
800e anniversaire de l’empire mongol en 2006.
32
recensement de 2002. Ils ont obtenu récemment le titre juridique de « petit peuple du
Nord ». On estime qu’ils incluent dans leurs origines des éléments samoyèdes. Leurs
activités traditionnelles étaient la chasse qui fournissait la viande toute l’année et
l’élevage de rennes domestiques utilisés pour le lait. L’habitat ancien était, jusque
dans les années 1960, une hutte à structure de branches recouvertes de peaux de
renne l’hiver et d’écorce de bouleau l’été. Aujourd’hui, la petite proportion de Tožu
qui ne sont pas sédentarisés utilise des tentes de fabrication russe. Depuis la fin de
l’URSS, l’élevage de rennes connaît une crise grave qui pourrait entraîner sa
disparition : le cheptel qui atteignait plus de 10 000 têtes en 1931 (Vajnštejn, 1972,
16), et s’est maintenu à 8 100 têtes de 1946 à 1990, est tombé à 1 700 en 2005
(Xovalyg 2006, 10).
Depuis une époque ancienne, la société touva est très stratifiée. À partir du VIe siècle
et plus anciennement encore peut-être si l’on en juge par la splendeur du contenu des
kourganes scythes, les grands empires dans lesquels les ancêtres des Touvas ont été
intégrés avaient à leur tête une aristocratie militaire. Les historiens soviétiques, très
sensibles à cette question, ont montré l’importance de l’esclavage dont bénéficiaient
les beg (« chef ») et les baj (« riche ») chez les Turcs anciens (VIe-VIIIe siècles)
(Bernštam 1946, chapitre 6). À la fin du XIXe siècle, dans les régions steppiques, les
Touvas les plus riches (le terme baj est resté le même) possédaient parfois un millier
de chevaux, trois cents bovins et plus d’un millier de moutons. Le nojan, gouverneur
de Touva, pouvait posséder des troupeaux plus considérables encore. À l’opposé, les
plus pauvres (jadyy) ne possédaient souvent pas une tête de bétail et vivaient de
chasse, se logeant non sous la yourte mais dans des huttes à la façon des Tožu
(Potanina 1895, 70). Bien entendu, les riches ne pouvaient soigner eux-mêmes leurs
immenses troupeaux : selon un système très répandu (saap ižeri), leur bétail était
réparti entre des bergers pauvres qui en avaient la garde et utilisaient le lait des bêtes
pour se nourrir (Mannaj-ool & Vajnštejn dir. 2001, 269). Plusieurs dizaines de
yourtes de pauvres environnaient ainsi celle du riche. Au début du XXe siècle, avec la
colonisation russe, ont été introduits la monnaie ainsi que le travail salarié.
2. Populations proches
Figure 14. Baptême orthodoxe chez les Tofalars au début du XXe siècle.
Collections photographiques du musée de Novossibirsk.
Un autre groupe très proche des Tožu est formé par les Soïotes (sojan, sojot), petit
groupe turcophone (2 769) dans l’Okinskij rajon de Bouriatie qui possède le titre de
« petit peuple du Nord ». Mais le groupe apparenté aux Tožu qui est resté le plus
traditionnel, jusqu’à l’apparition d’un tourisme massif en sa direction ces dernières
années, est celui des Tsaatan (duha [tuva] ou sojon), éleveurs de rennes établis en
Mongolie, dont la langue s’efface aujourd’hui au profit du mongol (quelques dizaines
de familles dans les années 1960 selon Badamxatan 1987, 100).
Année 1918 1921 1931 1939 1945 1951 1959 1970 1979 1984 2004
Population totale 60,0 63,0 82,2 86,7 95,4 130,1 171,9 230,9 266,3 276,0 306,5
(en milliers)
% de population - 0,01 4,6 5,1 7 20,4 29 38 43 44 48
urbaine
35
Année 1918 1921 1931 1944 1959 1970 1979 1989 2002 2004
Touvas en % 80 79,4 78,9 85,7 57,0 58,6 60,5 64,3 77,0 77,0
17Selon des policiers de Xandagajty l’alcoolisme est la source de querelles qui finissent en homicides.
Les responsables politiques mettent en cause la tradition du port de couteaux chez les Touvas.
36
La Russie est le second pays au monde où l’on se suicide le plus après la Lituanie
avec un taux de 40,1 pour 100 000. Les huit premiers pays pour le taux de suicide
sont d’anciens pays du bloc communiste. Le taux moyen russe est pourtant largement
inférieur au taux touva.
En ce qui concerne les accidents de transport, la Russie détient la deuxième place
mondiale avec le chiffre de 27,4 pour 100 000, largement dépassé à Touva (47,7 en
2005). Au total, la Russie est le pays où le risque de mourir de mort violente, selon les
critères du démographe Jean-Claude Chesnais (2003), est le plus élevé au monde.
Avec des résultats bien supérieurs à la moyenne russe, la république de Touva
apparaît comme un lieu où la mort violente est omniprésente.
Ces dernières années, comme le montrent les statistiques, on observe une légère
reprise de l’élevage et, d’une manière générale, comme dans toute la Fédération, le
niveau de vie de la population touva est en augmentation.
V. Principaux informateurs
Nous ne présentons brièvement ici que quelques-uns de ceux qui, à Touva, nous ont
donné accès aux informations présentées dans cette étude. On trouvera en fin de
volume une liste plus complète des informateurs cités.
Figure 16. Amir (à gauche) préparant un mouton avec son cousin dans leur campement d’été (Süt-Xöl, 2006).
Amir Xovalyg, éleveur, a son campement d’été dans la vallée du Xüürektig, dans la
région de Süt-Xöl. Né en 1967 à Sug-Aksy, il est père de famille. Nous lui devons de
précieux récits sur la chasse et les rituels de chasse, l’action rituelle chamanique, la
sorcellerie, ainsi que des témoignages sur la répartition des pouvoirs entre chamanes
et profanes.
Figure 17. Êreksen Boranak dans sa maison à Kaa-Xem près de Kyzyl (2006).
38
Xovalygmaa Kuular, née en 1969 à Sug-Asky, est une chamane insolite. Elle se
distingue par ses qualités : sa générosité, son humour, son goût de la conversation et
son excellente connaissance des traditions chamaniques anciennes. Avant de
pratiquer le chamanisme, elle a travaillé dans la police dont elle a été renvoyée pour
avoir eu, dit-elle, pitié d’un délinquant. Au moment de l’enquête, elle appartenait à la
société chamanique Adyg-êêren mais n’en manifestait pas moins une grande
indépendance de vue. Elle accomplit de fréquents voyages en province à l’invitation
de clients fidèles. Elle est divorcée et mère de deux garçons.
40
41
Chapitre I
Historique de la situation
religieuse à Touva
Les Touvas sont quelquefois présentés dans les médias et par les autorités locales
elles-mêmes comme un peuple purement nomade qui aurait conservé le chamanisme
jusqu’à nos jours grâce à un isolement pur de toute influence extérieure, à peine
ébranlé par l’apparition du bouddhisme, généralement datée au XVIIIe siècle. Un
examen, même bref, des données historiques nous conduira à donner un aperçu plus
complexe de la situation19. Les informations dont on dispose viennent, du côté des
textes, des inscriptions anciennes, des sources chinoises et arabes et, pour
l’archéologie des fouilles soviétiques. Ce parcours prendra comme fil conducteur la
question du rôle des États successifs dans l’évolution de la situation religieuse.
Les populations turques sont vraisemblablement apparues dans le territoire actuel des
Touvas au cours de la première moitié du premier millénaire et s’y sont mêlées à des
groupes indigènes kètes et samoyèdes et peut-être indo-européens.
On considère que les ethnonymes tele et tubo qui apparaissent dans les sources
chinoises au début du premier millénaire désignent les ancêtres des Touvas. En
dehors de périodes très brèves d’indépendance, comme de 605 à 609 (Mannaj-ool &
Vajnštejn dir. 2001, 78) et entre 744 et 750 (ibid. 87), ces groupes turcophones
subirent la domination de différents empires pourvus de structures étatiques qui
entretinrent des échanges commerciaux constants avec la Chine (échanges parfois
massifs de chevaux contre de la soie) et l’Asie centrale. En 555, l’État des Turcs
anciens (Tukue) intègre les territoires de l’actuelle Touva. Pendant la période tukue
on voit déjà en place le pastoralisme nomade des Touvas contemporains, centré sur
l’élevage de chevaux et de moutons, la chasse comme activité secondaire, et une
19 Cette partie s’appuie sur Potapov 1969 et Mannaj-ool & Vajnštejn éd. 2001, qui présentent des
données archéologiques et littéraires concernant spécifiquement la population touva peu connues dans
les sources occidentales, et, pour la période moderne sur Bawden 1968.
42
agriculture modeste. L’habitat dominant est la yourte avec une ouverture à l’Est. Cet
habitat est demeuré le même jusqu’à l’époque contemporaine à ceci près que,
actuellement, dans les régions méridionales de Touva, sous l’influence mongole, la
yourte est tournée vers le Sud. La langue des Tukue nous est connue grâce à des
pétroglyphes utilisant un alphabet runique emprunté à l’araméen20. Le bouddhisme fit
son apparition dans la région à cette époque : un monastère fut construit par Mugan-
kagan (553-581) (Monguš 2001, 13).
La période du kaganat ouïghour (750-840) ouvrit largement la région aux influences
de l’Asie centrale. Les Ouïghours tracèrent des routes et bâtirent sur le territoire
touva de petites villes fortifiées (17 sont localisées). Dans ces centres de commerce et
d’artisanat résidaient des Sogdiens qui amenèrent le manichéisme. L’aristocratie,
abjurant le bouddhisme, l’adopta et en fit la religion d’État en 763. Selon les
historiens, à en juger par l’évolution des pratiques funéraires, il est possible que cette
religion ait eu une pénétration dans la population turcophone indigène (Mannaj-ool
& Vajnštejn dir. 2001, 128).
Au IXe siècle, les Kyrgyz du Ienisseï, dont l’empire s’étendait au Nord dans la vallée
de Minoussinsk, traversèrent les monts Saïan, écrasèrent les Ouïghours et anéantirent
les villes-forteresses. Pendant la période kyrgyz, le nestorianisme se manifesta et le
bouddhisme gagna l’aristocratie aux dépens du manichéisme, sans obtenir cependant
de succès visibles dans la population. La présence de groupes musulmans, sans doute
des marchands d’Asie centrale, signalée par les sources anciennes a été confirmée par
la découverte de tombes musulmanes21. Des pratiques proches du chamanisme
d’époque moderne sont décrites par les sources anciennes : ce sont
vraisemblablement elles qui dominaient.
Le territoire touva fut conquis par les troupes mongoles de Gengis Khan en 1207 et
les populations turques locales furent soumises au tribut. Au cours de l’empire
mongol, l’écriture turque disparut. De nombreux groupes mongols s’unirent aux
indigènes turcs formant les clans contemporains Moŋguš, Olet, Salčak, Dongak et
d’autres (ibid. 162).
En 1264, l’empereur mongol Khoubilaï khan adopta le bouddhisme et favorisa sa
diffusion aux dépens des autres religions de l’empire. Même si sa politique ne fut pas
suivie par ses successeurs, elle eut des conséquences. Les archéologues ont identifié
sur le territoire touva les restes de six villes datées des XIII-XIVe siècles, dans lesquelles
se trouvaient généralement des temples bouddhiques.
Du XVIe au début du XVIIIe siècle, les Touvas se trouvèrent placés sous la domination
des princes mongols appelés Altyn-khan et de l’empire dzoungar. Sous le premier
Altyn-khan, une politique de lutte contre les pratiques chamaniques fut entreprise en
Mongolie occidentale et en pays touva (Monguš 2001, 28). En témoigne une loi
promulguée selon laquelle : « si quelqu’un rend culte aux ongon [figurations d’esprit],
qu’on brûle les ongon et que l’on prenne au coupable son cheval et son mouton ; si
20 Certains linguistes sont d’opinion que le touva, en dépit de ses nombreux mongolismes, est la
langue turque contemporaine la plus proche du turc ancien des inscriptions de l’Orkhon et du Ienisseï.
21 L’islam a, par la suite, totalement disparu de la région touva.
43
quelqu’un fait faire un rituel par un ou une chamane, qu’on lui prenne son cheval, et
que l’on enfume de puanteur le ou la chamane. » (Banzarov [1845] 1891, 45). Des
bûchers furent allumés pour brûler les ongon, afin de lutter contre les pratiques
chamaniques qualifiées de buruu nom « la doctrine fausse » ou le buruu üĵel « mauvais
avis » (Heissig 1953, 524). Peut-être en lien avec cette politique, en 1608, un clan
touva, les Mad, fuirent les Altyn-khan et se soumirent aux Russes.
Le bouddhisme s’imposa donc à partir du XVIIe en pays touva comme religion
officielle, de nombreux monastères furent bâtis, attirant une part importante de la
population masculine.
Selon le savant bouriate Banzarov, de l’islam, du christianisme et du bouddhisme,
c’est ce dernier qui a le plus fait contre le chamanisme, car il a su mieux s’adapter
(Banzarov, ibid.). Il est vrai que les lamas touvas ont beaucoup emprunté aux
pratiques chamaniques, notamment en proposant aux profanes d’accomplir des rites
traditionnellement accomplis par les chamanes, comme le rite en l’honneur du feu (ot
dagyyr) ou l’expulsion des mauvais esprits qu’ils appelaient comme les chamanes aza,
buk et četker (D’jakonova 1979, 178). De leur côté, les chamanes ont enrichi leur
mythologie d’éléments bouddhiques. Au début du XXe siècle, les noms de divinités
bouddhiques Bogdo et Očirvani sont présents dans les invocations chamaniques
(Jakovlev 1900, 120 ; Kon 1934, 77). Aujourd’hui les chamanes touvas ont oublié le
bodhisattva Očirvani22 mais l’influence du bouddhisme n’en est pas moins sensible,
par exemple à travers l’astrologie (Pimenova 2006), divers objets rituels et surtout,
fait nouveau, le modèle même de l’Église lamaïque comme institution religieuse.
L’histoire ancienne des populations dont les Touvas contemporains sont les héritiers
montre que le chamanisme ne peut être considéré comme un système religieux
originel pur : la présence du bouddhisme est attestée au VIe siècle, bien avant les
premières descriptions de pratiques pouvant évoquer celles des chamanes
contemporains. Quoiqu’il en soit de l’ancienneté du chamanisme touva, il est certain
que les populations du pays touva ont été exposées depuis l’époque la plus ancienne à
des influences multiples dont témoigne, notamment, la présence dans la mythologie
contemporaine de noms iraniens comme Kurbustu (Ahura Mazdā), employé par les
Ouighours anciens qui le tenaient des Sogdiens (Tatarincev 2000-…, III, 311), et
Kudaj (iranien khodâ « Dieu ») (voir le glossaire).
Après la destruction de l’empire dzoungar par les Mandchous, les Altaïens du Sud
passèrent sous l’autorité russe dont l’administration resta lointaine, tandis que les
Touvas se retrouvèrent, comme les Mongols, intégrés à un système administratif très
contraignant divisant leur territoire en unités militaires, les xošun (mong. xošuu
« bannière ») eux-mêmes composés de sum (mong. « flèche »), subdivisés en arban,
(mong. « dizaine »).
Le commandement des xošun et des sum se transmet par héritage tant que l’empereur
en est d’accord. Les chefs de xošun (nojan) et de sum reçoivent de l’empereur une
rétribution en or, en tissus et en serfs avec leurs familles. Le chef de sum détient des
responsabilités administratives et judiciaires, tandis que le chef d’arban a des fonctions
de police, de collecte de l’impôt et d’exécution des décisions. Les fonctionnaires sont
indigènes sauf dans les xošun touvas commandés par des princes mongols ou elle est
mongole. À la tête de tous les xošun se trouve le amban-nojan, prince touva du xošun
Ojun qui a aussi autorité sur les xošun touvas gouvernés par des princes mongols. Il
apporte chaque année l’impôt au zjan-zjun, chef militaire suprême mandchou pour la
Mongolie du Nord, résidant dans la ville d’Ulijasutai (tv. Ulaastaj)23.
L’organisation administrative récupéra le nom de certains clans mais en réalité le
système clanique traditionnel fondé sur les relations de parenté fut vidé de sa
substance. Il fut interdit de passer d’un territoire à l’autre et les unions avec les
peuples turcs voisins furent désormais impossibles.
Le chamanisme touva, dans sa version rénovée, subit de fortes influences qu’on peut
qualifier de « russes », avec cette réserve qu’il faut se garder d’y voir un déversement
d’une culture dans une autre. Il faut entendre par là non seulement de réelles
influences de la culture populaire russe dans les domaines de la magie et de la
religion, mais aussi les résultats d’une éducation et d’un mode de vie modelé par le
régime soviétique et, aujourd’hui, des modèles occidentaux ou internationaux
transmis par les médias russes. Avant de décrire le renouveau du chamanisme touva
dans les années 1990, il est nécessaire de présenter brièvement les étapes des relations
des Touvas avec l’État russe qui est indissociable de l’histoire du processus
révolutionnaire. Nous tenterons de préciser comment le pouvoir et l’élite
communistes ont répondu à la double nécessité d’exécuter une politique athéiste
inspirée ou imposée par le modèle soviétique et la volonté de libérer le peuple touva
des jougs étrangers, donc de mettre en valeur ses caractères culturels spécifiques.
Nous essaierons également, autant que les sources le permettent, de donner un
aperçu des pratiques chamaniques pendant la période soviétique.
Après la chute de l’empire sino-mandchou des Qing en 1911, à la demande des chefs
et lamas touvas qui adressèrent en mongol une missive à Nicolas II, un protectorat
russe fut créé en 1914 sur le pays touva, appelé en russe urjanxajskij kraj. Suite à la
23La charge de Jiangjun (en écriture mongole) d’Ulijastai a été créée par les Qing en 1733 (Legrand
1976, 165-167).
45
B. Le temps de la terreur.
Un tournant s’opéra dans les années 1930 avec l’accès au pouvoir des représentants
les plus intransigeants du Parti populaire révolutionnaire touva (TNRP), aidés par des
envoyés de Moscou. Ils appliquèrent la politique stalinienne en œuvre en URSS.
Il n’existe pas encore de synthèse sur les répressions de l’ère communiste à Touva.
On connaît bien les personnalités politiques qui furent victimes des purges : Bujan-
Badyrgy l’un des fondateurs de la première république de Touva, fusillé en 1932, suivi
de deux premiers ministres successifs Xemčik-ool Adyg-Tjuljuš et Čurmit-Dažy Sat
et d’autres membres du gouvernement furent fusillés comme « dirigeants d’une
organisation japonaise contre-révolutionnaire d’espionnage ». L’instigateur de ces
éliminations fut Salčak Toka, qui gouverna en dictateur la république à partir du
début des années 1930, et resta au pouvoir après l’intégration de Touva à l’URSS en
1944 jusqu’à sa mort en 1973. Toka occupait le poste stratégique de Secrétaire
général du parti TNRP qui lui permettait d’utiliser l’arme idéologique pour faire
tomber les chefs du gouvernement qui lui résistaient, un peu à la façon dont Staline,
secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique (KPSS) écarta le chef du
gouvernement Rykov avant de le faire exécuter en 1938. Mais, comme pour la Russie
de la « Grande Terreur », ces victimes célèbres font souvent oublier le caractère
massif de la répression qui concerna toute la population.
De nombreux témoignages ont été publiés dans la presse dans les années 1990. J’ai
pu recueillir sans difficultés plusieurs récits qui permettent de supposer que la
collectivisation s’est accomplie avec les mêmes violences qu’en URSS. Alla, qui habite
Kyzyl, raconte que son père appartenait à une famille d’éleveurs riches. À l’époque de
la République populaire de Touva, leur bétail fut collectivisé et les parents de son
père furent fusillés dans leur campement même.
Un décret de 1930 ordonna la livraison de tous les objets de culte. Des agitbrigady
(« brigades d’agitation et de propagande ») parcoururent les campements des
nomades pour rassembler de force ces objets25. Comme à l’époque des Altyn-khans,
des autodafés furent organisés mais, cette fois, les objets chamaniques, tels les êêren et
les tambours, brûlaient à côté des statues et des livres bouddhiques (Moŋguš 2001,
113-114). L’ensemble du patrimoine architectural bouddhique, soit 26 temples (xürêê),
fut détruits. Chamanes et lamas devinrent la cible des persécutions. Plusieurs furent
exécutés et de nombreux déportés.
En 1931, la république de Touva comptait 725 chamanes. Les chiffres de 1934 et
1935 sont très semblables (archives citées par D’jakonova 1981, 130).
Lamas et chamanes à Touva par région d’après les résultats du recensement de 1931 (Perepis’
naselenija, 1933).
Il est intéressant de noter qu’en milieu fortement bouddhisé, comme le xošun Tes-
Xem près de la frontière mongole, où l’on ne compte que 2,8 chamanes pour cent
foyers (yourtes), la proportion de femmes chamanes dépasse celle des hommes, alors
que chez les Tožu de la taïga, où l’on compte 12,7 chamanes pour cent foyers, les
hommes sont majoritaires. Cette différence peut s’expliquer en milieu bouddhique
par la perte de considération du statut de chamane qui est donc abandonné aux
femmes, mais aussi simplement par l’engagement des hommes dans les monastères
(7,6 lamas pour cent foyers dans le Tes-Xem contre 3,3 à Tožu).
On constate, d’après ce recensement, que seuls dix chamanes possédaient plus de
cinquante têtes de gros bétail soit 1,6% de l’ensemble des chamanes, alors que la
proportion est de 2,1% pour l’ensemble des Touvas27. La propagande soviétique
associant les chamanes aux riches n’avait donc pas de fondement sociologique.
Toujours est-il que dans les années 1950, il ne restait, d’après Vajnštejn, pas plus de
dix chamanes sur tout le territoire de Touva. La destruction systématique des traces
25 L’écrivain touva d’expression allemande Galsan Tschinag a fait la description saisissante d’une scène
de confiscation des objets d’un chamane chez les Touvas de Mongolie ([1999] 2001, 161-162).
26 Xozjaistvo.
27 Le calcul est de Vajnštejn (1991, 280).
47
28Le musée des Soixante-Héros, du nom de soixante insoumis qui prirent les armes contre les
Mandchous en 1883.
48
Figure 19. « Le discours du camarade Staline » publié en première page du journal Šyn (« La vérité ») en alphabet
touva latin (8 janvier 1938).
Quelle fut la politique religieuse de l’État soviétique à Touva après la fin de la lutte
ouverte caractéristique de la Grande terreur des années 1930 ?
Avec la Deuxième Guerre mondiale, Staline adopta à l’égard de la religion une
politique plus clémente qui se fit ressentir en Sibérie. Les Bouriates en bénéficièrent
en 1946 avec la réouverture de deux monastères (Hamayon 1990, 131). Cette année
fut celle de la refondation de la Direction spirituelle centrale des bouddhistes
d’URSS30 qui autorisa aussi à Touva l’ouverture d’un lieu de prière, quoique bien plus
modeste que celui de Bouriatie. Il s’agissait d’une simple yourte de prière dans les
environs de la ville de Čadaana, desservie par six lamas, devenus une vingtaine en
quelques années. Face au succès de la yourte bouddhique, une intense campagne de
presse et des réunions publiques furent lancée à partir de 1959, accusant les lamas de
ne pas respecter la législation sur les cultes (Xomušku 1998, 100). En 1960, la yourte
fut fermée « à la demande de la masse des travailleurs » et les objets du culte furent
transmis au musée ethnographique touva de Kyzyl (Karalkin 1966). Malgré ces
revirements, le recours à la répression physique ne pouvait plus être envisagé dans le
contexte de dégel engagé par Khrouchtchev. La déstalinisation fut accomplie à
Touva, où les effigies du « guide » disparurent. Cependant, l’auteur des répressions à
Touva, Toka et non Staline, étant resté au pouvoir, aucune campagne de
dénonciation des crimes commis dans les années 1930 ne fut entreprise.
Jusqu’en 1989, la forme principale de lutte contre les religions fut la propagande
d’État, avec pour cibles à Touva le chamanisme, le bouddhisme et le christianisme
surtout dans ses versions vieille-croyante (staroverie) et protestante.
Les dénonciations du chamanisme tiraient leurs principes non de l’observation
empirique ou de l’ethnographie russe prérévolutionnaire mais de schémas
d’interprétation conçus pour les peuples européens. Le « caractère exploiteur » des
chamanes ne pouvant plus être dénoncé sauf à supposer que la dékoulakisation et la
collectivisation avaient été imparfaitement accomplies, on les accusait désormais de
cultiver le « nationalisme » touva et de s’opposer à l’ « amitié entre les peuples ».
30Le Central’noe duxovnoe upravlenie buddistov (CDUB) fut fondé en 1922 lors du XIe Congrès panrusse
des bouddhistes de Russie. Réorganisé, il fut renommé CDUB d’URSS en 1946.
50
L’idée de « nation touva » étant une création soviétique, on voit que cette analyse doit
moins son succès à sa pertinence scientifique qu’à son utilité politique dans un
contexte de prévention contre toute tentative d’opposition à la russification assimilée
au progrès.
En 1954, un article du journal Tuvinskaja Pravda 31 expliquait que, avant la révolution,
« les chamanes propageaient avec persévérance une psychologie d’esclaves, tuant
dans l’œuf toute idée de révolution progressiste. Les chamanes repoussaient tout ce
qui était russe. Toute innovation dans l’économie et la vie quotidienne venue des
Russes était déclarée par les chamanes coupable et inacceptable pour les bons
esprits. » Dix ans après l’entrée de Touva dans l’URSS, on constatait de « sérieux
succès dans le développement (…) de la culture », ainsi l’auteur assurait que
« aujourd’hui à Touva, la majorité des travailleurs s’est libérée pour toujours de toutes
les croyances chamaniques et bouddhiques ». Pourtant, l’auteur mettait en garde
contre la tentation d’abandonner la « propagande athéiste active ». D’après lui, on
observait encore dans les régions de Tožu, Süt-Xöl, Čaa-Xöl et ailleurs des pratiques
de culte aux ovaa, aux arbres chamaniques et aux sources sacrées aržaan auprès
desquels des crins de cheval et des rubans sont déposés en offrande. L’attention des
observateurs est attirée par des habitudes quotidiennes comme les offrandes faites au
feu ou le geste de projeter quelques gouttes du contenu d’un verre d’alcool avant d’en
boire (araga čažar)32. Ces habitudes ne paraissent pas avoir fait l’objet d’une lutte très
active de la part du régime. Le véritable ennemi de la propagande athéiste devint le
christianisme conservateur des vieux-croyants russes qui manifestait un caractère
communautaire résolument rebelle au modèle social soviétique33.
Du côté de la population touva, les offrandes chamaniques étaient attribuées à des
initiatives purement individuelles de personnes âgées ou un peu simples d’esprit. Ces
certitudes rassurantes firent place à une inquiétude réelle lorsque l’on constata, dans
les années 1970, la « réapparition » de véritables rituels collectifs : le rite du « 49e
jour » (49 xonuk) qui a pour but d’écarter l’âme du défunt 49 jours après sa mort. Un
premier article (« 49 xonuk » de A. Bazyr-Taral, Šyn du 11 mars 1970) dénonça ce
phénomène et, signal évident de sa réalité, il reçut confirmation dans plusieurs lettres
indignées de lecteurs qui avaient fait le même constat que l’auteur. Un étudiant de
l’institut pédagogique de Kyzyl s’inquiétait34 : « Dans la Touva socialiste
contemporaine, il n’y a plus de chamanes mais, dans certaines régions, deux ou trois
vieillards se sont mis à reprendre leur fonction. Les survivances du passé tentent-elles
de renaître ? » Ces témoignages offrent des informations ethnographiques
1960, avec quelques succès célébrés dans la presse, comme ce témoignage d’un vieux-croyant repenti :
« Comment j’ai renoncé à Dieu » (Kak ja otkazalsja ot boga), Tuvinskaja pravda du 4 avril 1968. Le courant
vieux-croyant est issu du schisme de l’Église orthodoxe russe provoqué par les réformes du concile de
1666-1667. Quelques communautés fuyant la Russie au XIXe siècle se sont installées dans la taïga du
pays touva où elles ont toujours leurs villages, traditionnellement très isolés.
34 M. Aldyn-ool « Mêêŋ bodalym » Šyn du 20 mars 1970.
51
intéressantes. Les familles des défunts invitent une personne qui mène le rite, non
plus un chamane comme autrefois, mais un iji körnür kiži, « personne à double vue »
c’est-à-dire un homme auquel est attribué un talent de vision spéciale. Cette faculté
est censée lui permettre de voir l’âme du défunt, de converser avec elle (« Tes parents
t’attendent, la nourriture refroidit, viens vite ! » ibid.), de la nourrir en jetant de la
nourriture dans le feu et de la renvoyer. Ces pratiques sont jugées très nuisibles par
les auteurs des articles, tout d’abord en raison du désordre idéologique qu’elles
représentent. On reproche aux représentations qu’elles impliquent de « ne pas
correspondre du tout à une éducation athée ». Mais, comme si cet argument peinait à
emporter la conviction, on souligne les nuisances matérielles que provoque le rite :
les gens boivent, ils se conduisent mal et, pour s’y rendre, ils abandonnent leur lieu de
travail. Les solutions proposées pour mettre fin à ces dérives consistaient à proposer
d’autres types de rapports rituels aux morts. Tous les auteurs défendaient un genre
« moderne » de pratiques : entretien et nettoyage des tombes en famille, dépôt de
fleurs, usages dans lequel, on aura reconnu, bien qu’il ne soit pas nommé, le modèle
du cimetière occidental35.
Épisodiquement réapparurent dans les journaux des années 1970 des dénonciations
de l’activité de certaines « personnes à double vue » (par exemple « Karaŋ körnür kiži »
Šyn, 25 septembre 1976). Comme pour le rite du 49e jour, on insistait surtout sur les
« effets secondaires » de ces pratiques en termes d’alcoolisme et d’absentéisme au
travail, puisqu’une analyse marxiste globale du phénomène religieux n’était plus
possible en l’absence de conflit de classes.
La lutte contre les religions n’impliquait pas une réprobation de toutes les traditions
culturelles indigènes, au contraire. La révolution d’Octobre, qui se voulait anti-
impérialiste, avait proclamé la libération des peuples du joug colonial tsariste. La
Déclaration des droits des peuples de Russie du 15 novembre 1917 affirme le droit
au « développement libre des minorités nationales et groupes ethniques peuplant le
territoire de la Russie. » La réalisation du passage au socialisme ne pouvait donc se
faire par une lutte ouverte contre les cultures traditionnelles des minorités sous peine
de constituer une nouvelle forme de colonialisme comme on ne manqua pas de l’en
accuser. Le maintien et même l’exhibition de caractères « nationaux » étaient les
garants du respect des minorités ethniques par les autorités soviétiques. L’équilibre
délicat qui devait être trouvé est résumé dans la célèbre formule de Staline : « national
par la forme, socialiste par le contenu. » Le terme « national » préféré à « culturel »
impliquait une homogénéisation et institutionnalisation des pratiques d’un groupe
identifié à un territoire et une entité politique, ce qui signifiait l’aplanissement des
36 Le terme actuel est tanec emprunté au russe. Les danses rituelles bouddhiques, appelées en touva cam
(du tibétain), ne peuvent être considérées comme une forme de danse populaire.
37 Suslov proposait par exemple le cinéma (1931, 151-152).
38 Au singulier, čaŋčyl du mong. zanšil « habitude ; coutume, tradition ».
53
hiver. Cette cérémonie, qui impliquait autrefois des offrandes rituelles avec la
participation de chamanes ou de lamas, avait été interdite au cours des années 1930.
Dans un article de Šyn intitulé « Šagaaga xamaaryštyr », « À propos du nouvel an
šagaa », (20 janvier 196639), Č. Čüldüm, enseignant, notait la nécessité d’une grande
fête nationale mettant en valeur le sport et les arts touvas et proposait de « libérer [le
šagaa] de ses éléments à contenu religieux pour en faire une véritable fête populaire ».
Le contrôle de l’organisation de cette fête serait placé sous la responsabilité d’une
commission spéciale. L’auteur qualifiait ce projet de « national par la forme et
socialiste par le contenu » (ëzulug-la nacional xevirglig, socialistig ukta-šynarlyg), reprenant
l’expression stalinienne, mais sans en citer l’auteur, par ignorance ou par prudence.
Cette proposition ne fut pas retenue et fut oubliée jusqu’à la fin des années 1980. Le
caractère religieux du šagaa ne parut visiblement pas aux autorités pouvoir être si
facilement effacé.
En revanche, ces articles initièrent une réflexion plus générale sur le statut des
traditions touvas. Dans un article en touva intitulé « Les traditions populaires doivent
demeurer » dans Šyn (5 février 1966), l’archéologue russe Aleksandr Grač proposait
d’élargir la réflexion de Čüldüüm concernant le nouvel an aux autres traditions.
Parlant de sa propre expérience, le célèbre savant vante l’apport que peut donner à
une fête un « coloris touva » (tyva kolorat), il s’enchante des chansons « au beau
contenu contemporain » (bögünnüŋ čaraš utka-šynarlyg yrlary) et de la cuisine touva (Grač
1966). Il regrette en particulier que les cantines de la ville de Kyzyl ne préparent pas
de plats à la façon touva. Bien entendu, seul un auteur russe, affirmant parler au nom
des Moscovites et des Léningradois, pouvait se permettre de critiquer la domination
de la cuisine russe dans la capitale touva. Un tel « regret » aurait passé pour
« nationaliste » sous la plume d’un journaliste touva.
Une série d’articles parut sur le thème de la nouvelle ritualité et du nouveau contenu
à donner aux anciens rites, aussi bien dans le journal de langue touva Šyn : « De
nouveaux rites dans la vie » (Čaa ëzulaldy amydyralče, 20 septembre 1967), « Nouvelles
coutumes et rites » (Čaa čaŋčyldar, ëzulaldar, 10 décembre 1967), que dans le journal de
langue russe Tuvinskaja pravda : « S’enrichissant d’un nouveau contenu » (ru.
Obogašajas’ novym soderžaniem, 3 avril 1975), « Les rituels contemporains » (ru.
Sovremenye ritualy, 25 avril 1980), « Ainsi naissent les traditions » (ru. Tak roždajut
tradicii, 28 juin 1980), et de nombreux autres. Pour V. Bagaj-ool (« Tradicija i religija »
Tuvinskaja Pravda du 2 mars 1988), il convient d’adopter sur les traditions un regard
« critique » afin d’y distinguer les éléments « progressistes ». Ainsi, la noce n’a pas
perdu son actualité et peut être maintenue en vertu de sa « signification esthétique et
éducative » (ru. êstetičeskoe i vospitatel’noe značenie). L’auteur regrette la disparition de
belles pratiques comme les concours de lutte et de tir à l’arc lors des noces. Au lieu
de cela, on voit se répandre l’habitude de couvrir les jeunes mariés de cadeaux ce qui
est un héritage de la noce pratiquée autrefois par les Touvas riches d’après Bagaj-ool.
39 Après un article sur le même sujet signé Bičen-ool dans le Šyn du 10 janvier.
54
40
L’évolution sémantique du mot čurt est tout à fait caractéristique de ce changement. Dans son
glossaire, Katanov a noté čurt en 1889 avec le sens de « habitat, campement » (1903, I, 293), alors qu’il
désigne aujourd’hui dans la langue lettrée le « pays » au sens d’État-nation. Pour prendre un exemple
soviétique, demokrattyg čurttar signifie les « pays démocratiques ». On note une évolution parallèle du
sens du mongol nutag, originellement « territoire de nomadisation, campement », aujourd’hui « pays
natal, lieu d’origine » (Pop 2002, 64).
41 Par décision du 10 août 2006, le chef du gouvernement touva Š. Ooržak a conféré au chamane
42 Entre 1989 et 2002, la minorité russe de la république de Touva a perdu 37400 personnes soit près
de 40% de ses effectifs.
43 B. Šülüt « Ulus mölčüürünüŋ argazy-dyr » (« Un mode d’exploitation du peuple ») Šyn du 11 septembre
1983.
56
Ces derniers véhicules, des jeeps, encore rares au début des années 1980, dénoncent
la compromission de personnes haut placées. Pour justifier sa vindicte, l’auteur de
l’article recourt en partie à des arguments traditionnels comme le thème de
l’« exploitation » (mölčüürü) présent dans le titre même de l’article. Les chamanes sont
décrits d’un point de vue économique comme des « parasites qui ne veulent pas
travailler honnêtement. » Mais à côté de cela, on découvre un nouveau type
d’argument, jamais rencontré encore dans la propagande athéiste : celui de
l’inauthenticité. L’auteur qualifie les chamanes nouvellement apparus de megeči xamnar
ces deux termes signifiant respectivement « menteur, imposteur » et « chamanes ».
L’expression est ambiguë : on peut comprendre, d’un point de vue soviétique
ordinaire, que ces gens sont des imposteurs du simple fait qu’ils sont chamanes, car
tout chamane est un imposteur. Mais on peut aussi rapprocher megeči xamnar de
l’expression de tölgeči-megeči, « devin-menteur » que l’on trouve dans un conte touva
traditionnel (Samdan dir. 1994, 400) ou de l’expression, très courante aujourd’hui et
qui paraît l’avoir été depuis longtemps, de mege xam ou megeči xam qu’il faut traduire
par « faux chamane », en opposition à un šyn xam « vrai chamane ». À lire la suite de
l’article, il devient évident que c’est bien en ce sens que l’auteur, qui a en tête un
modèle du chamane authentique, emploie l’expression megeči xam. À Xogdurgan,
raconte-t-il, on fit venir pour soigner un malade un čaaraŋ xam, expression sans
ambiguïté, qui désigne un « mauvais » ou un « faux » chamane. Les paroles que Šülüt
met dans la bouche du chamane sont singulières :
46D’après Legrand (1997, 328), la fête du nouvel an lunaire cagaan sar (« le mois blanc ») avait retrouvé
un statut dès 1960 en devenant la fête des éleveurs coopératifs.
60
En 1989, alors que les Mongols pouvaient aller au temple fêter le nouvel an lunaire,
cagan sar, la chose était impossible pour les Touvas puisque tous leurs temples avaient
été détruits dans les années 1930. Une discussion fut ouverte dans la presse sur la
nécessité de reconstruire certains temples. Dans le même article (1989 ibid.) où il
dénonçait vigoureusement l’action des « lamas autoproclamés », Bagaj-ool ne jugeait
par scandaleuse l’ouverture de monastères, sans prendre explicitement position. À
ceux qui, dans le parti, craignent assez logiquement de voir l’ouverture de temple
favoriser un renouveau religieux, il objecte, citant Marx, que le progrès social fera
disparaître la religion. Confiant dans les bienfaits du socialisme, il paraît certain que
nul ne voudra regarder ces éventuels nouveaux temples autrement que comme des
« monuments d’histoire et de culture ». Dans ce domaine, l’intelligentsia touva ne
faisait pas preuve d’une grande audace : l’Église russe avait obtenu la réouverture
d’un monastère à Moscou dès 1983. C’est sur une initiative privée qu’un premier
temple fut construit en bois à Kyzyl-dag de juin à décembre 1990 (Moŋguš 2001,
126-127).
Alors que l’intégrité de l’Union soviétique commençait d’être menacée par les
mouvements nationalistes baltes, l’élite politique touva cherchait à profiter du
contexte troublé pour prendre à la place des Russes le contrôle de la république en
s’appuyant sur un renouveau identitaire. Les hommes politiques s’associèrent à des
intellectuels intéressés par le bouddhisme pour donner des structures légales à leur
mouvement. En janvier 1990 fut enregistrée la société Aldyn bogda « Bouddha d’or »
qui entreprit aussitôt de rassembler des dons en faveur de la reconstruction d’un
temple à Kyzyl (Moŋguš 2001, 126). De nombreux Touvas bouddhistes se rendirent
en Bouriatie en 1991 à la rencontre du Dalaï-lama puis obtinrent sa venue à Touva en
septembre 1992. Cet événement marqua un tournant décisif : pour la première fois le
gouvernement s’engagea publiquement auprès d’une autorité religieuse. La jeune
république touva paraissait associer son destin à la religion bouddhique : le drapeau
récemment mis au point et tout juste cousu fut offert à la bénédiction du Dalaï-lama.
La position d’homme d’État du Dalaï-lama, chef du gouvernement tibétain en exil,
autorisa le président touva à le recevoir avec tous les honneurs sans paraître pour
autant faire une offense trop vive à la laïcité. Les engagements du gouvernement
touva en faveur du bouddhisme prirent la forme d’un accord entre deux États : une
« Convention entre le gouvernement de la république de Touva et le gouvernement
du Dalaï-lama » établissait des « relations bilatérales dans les domaines de la culture et
de la religion ». Les Tibétains s’engageaient à fournir une « aide humanitaire à Touva
dans la sphère de la renaissance de la religion bouddhique et la satisfaction des
besoins spirituels des citoyens croyants de la république de Touva47. » Ils devaient
envoyer à Touva plusieurs maîtres bouddhiques, tandis que la partie touva s’engageait
à envoyer des jeunes gens pour recevoir une formation de lama (Xomušku 1998, 110
et Moŋguš 2001, 128). La validité juridique de l’engagement était fragile du côté
tibétain, mais aussi du côté touva puisqu’une république fédérée ne peut signer des
accords gouvernementaux internationaux, privilège du pouvoir fédéral. Mais si
l’accord ne constituait pas un traité d’État à État, alors il fallait y voir un engagement
du gouvernement touva auprès d’une autorité religieuse ce qui aurait contredit le
principe de laïcité.
Le gouvernement adopta du reste une conception de plus en plus tolérante de la
laïcité. Il participa au financement de la construction des temples bouddhiques de la
ville de Kyzyl, ce qui contredisait la Constitution de la Fédération russe aussi bien
que celle de la république de Touva (Moŋguš op. cit., 137).
Dernièrement le bouddhisme a obtenu de nouveaux succès. Un grand suburgan
(stupa) a été construit sur la place principale de la capitale entre le palais présidentiel,
le théâtre national et la statue de Lénine. Ainsi en 2006, le chef de l’administration de
la colonie pénitentiaire de Kyzyl, un Touva, a pris l’initiative d’y faire construire un
temple bouddhique48. La même année, la capitale de Touva s’ornait d’un mantra de
120 m., le plus grand au monde : la formule tibétaine om mani padme hum, inscrite en
pierres blanches sur le flanc de la montagne Dögêê visible de toute la ville49.
Aujourd’hui la république de Touva compte 18 temples et chapelles bouddhiques
(xürêê et dugan) desservis par environ cinquante moines. Trente étudiants touvas
suivent une formation dans des centres bouddhiques de Bouriatie, de Mongolie et
d’Inde50.
Le bouddhisme est désormais reconnu par tous comme une composante essentielle
de l’identité touva contemporaine, qui doit être soutenue en raison de l’excellente
influence morale qu’on lui prête.
48 Les travaux doivent être accomplis par les 1 500 détenus. Communiqué de l’agence interfax du 21
mars 2006 : http://www.interfax-religion.ru/buddhism/?act=news&div=10270
49 La montagne Dögêê était autrefois vénérée par la population sans lien avec le culte bouddhiste.
Pendant la période soviétique, les mots Lenin et Slava KPSS ! (« Gloire au PCUS ! ») y furent inscrits en
pierres blanches. Le 22 avril 1991, le mot Lénine fut remplacé par le nom de la montagne Dögêê par
une équipe de jeunes gens qui agirent pendant la nuit. Le slogan Slava KPSS !, difficile d’accès disparu
plus tard (Centr Azii du 24 avril 1991). En pays touva, la pose d’inscriptions sur les montagnes est un
usage tout soviétique.
50 Information de l’agence Tuva-online (Sajana Moŋguš) :
http://www.interfax-religion.ru/buddhism/?act=news&div=10270
62
Figure 20. Une chorégraphie touva contemporaine à Kyzyl lors des Rencontres internationales de la jeunesse d’Asie et du
Pacifique (2006).
Figure 21. Publicité à Kyzyl pour la projection d’un « film éducatif » : « La réincarnation. Faits scientifiques, écritures
saintes, expérience de témoins. » (2006).
D. Un conflit interethnique ?
Selon une certaine image médiatique, des conflits interethniques sanglants auraient
secoué la république de Touva au début des années 1990. Une autre Tchétchénie
aurait été sur le point d’apparaître.
Le 12 mai 1990, une rixe entre des groupes touva et russe à la sortie d’une
discothèque de Xovu-Aksy fit deux blessés russes et fut suivie de l’incendie de
plusieurs maisons russes. Les événements en restèrent là mais reçurent un puissant
écho dans les médias et provoquèrent une réaction de panique. Au cours de l’année
1990, environ 10 000 Russes émigrèrent de la République. La presse russe centrale
attisa les tensions en propageant des fausses nouvelles faisant état à plusieurs reprise
de 88 morts. L’historienne Nelli Moskalenko, élève de Vajnštejn, s’appuyant sur les
archives du ministère de l’Intérieur de Touva, a montré que sur ces 88 meurtres
63
51 http://www.igpi.ru/bibl/igpi_publ/monit-brosh/regions/brosh-temirch.html
64
maléfice (čatka) pour faire mourir Kašin, ce qu’elle refusa. Toujours est-il que
l’adjoint au maire, Genrix Êpp, fut abattu en 1999, probablement sur ordre du
gouvernement touva, et que Kašin lui-même mourut lors d’une désintoxication
d’alcool à l’hôpital en 2005 à l’âge de 42 ans. Les mouvements politiques à
fondement ethnique sont aujourd’hui éteints, car politiciens russes et touvas se
rassemblent dans les rangs disciplinés du parti gouvernemental Edinaja Rossija du
président V. Poutine.
Au début des années 1990, le renouveau religieux était aussi important chez les
Russes que chez les Touvas, mais les succès de l’Église orthodoxe eurent moins
d’influence sur les Touvas et la pratique de leurs chamanes que la vogue occultiste.
C’est donc ce dernier phénomène, largement diffusé dans les médias russes centraux
et locaux, qu’il nous faut analyser. Alors que les propos des prêtres orthodoxes dans
les médias sont automatiquement perçu par les Touvas comme un discours qui ne
leur est pas destiné, le courant new age russe prête beaucoup de ses idées et de son
style à certains chamanes touvas. La figure de l’êkstrasens, personnalité médiumnique
supposée douée de pouvoir surnaturels lui permettant d’exercer une activité
thérapeutique, y occupe une place importante. La nébuleuse occultiste inclut diverses
recherches en parapsychologie et des emprunts superficiels à différentes traditions
comme le système des chakras, venu de la médecine indienne traditionnelle. L’un des
grands principes des thérapies pratiquées dans cette mouvance hostile à la médecine
occidentale est que le mal est la manifestation d’un déséquilibre. Le monde est conçu
comme un ordre harmonieux et stable entre les êtres, tout comme l’organisme est un
système harmonieux. La maladie et le mal-être psychologique viennent d’une
déstabilisation de l’un de ces équilibres, aussi la ritualité consiste généralement à
« rétablir l’harmonie ». Le premier objet des rites est l’individu pensé comme un tout
qui doit par des exercices psychologique agir sur lui-même (et non, par exemple,
chasser une entité nuisible comme un virus). Ces représentations trouvent dans la
méfiance populaire russe actuelle à l’égard des médecins et de la prise de
médicaments un terrain idéalement favorable. L’individu doit ensuite intervenir sur
ses relations avec son environnement, plutôt que sur son environnement lui-même.
C’est le feng-shui, géomancie chinoise adaptée en Russie avec un immense succès, qui
constitue l’art d’organiser ces relations avec l’environnement. Les principes de la
magie russe traditionnelle sont différents car ils mettent le plus souvent en cause
l’intervention malfaisante d’agents extérieurs comme des sorciers ou des démons,
appelés d’une manière générale « force impure » (nečistaja sila) (Conte 1997, 296). Pour
repousser une telle « force » maléfique, les paysans russes utilisaient, par exemple, des
objets piquants et tranchants posés aux fenêtres ou au seuil de l’izba (ibid. 297), ce qui
65
implique une attitude d’hostilité à l’égard d’une entité conçue sans ambiguïté comme
externe.
Cependant, la philosophie new age subit elle-même l’influence du modèle russe : ainsi
l’harmonie doit-elle quelquefois être restaurée non en rétablissant à un équilibre entre
des éléments internes mais en repoussant ou en éliminant un agresseur.
En 1991, la libéralisation de la presse permit l’apparition d’un journal d’expression
russe indépendant du pouvoir, Centr Azii. Alors que les autorités et la majorité de la
population touva restaient fidèles à l’idéal soviétique, ce journal était partisan des
réformes de Boris Eltsine. Dans ses colonnes, le bimensuel russe publie dès les
premiers mois de nombreux articles manifestant le spiritualisme ambiant : « La
lumière de la foi » (Svet very), « Les conseils de la sorcière » (Sovety koldun’i), « Un
maître en magie blanche » (magistr beloj magii), « Je ne peux plus ne pas soigner » (Ne
lečit’ uže ne mogu), « Des êkstrasens [médiums] parmi nous » (Êkstrasensy - sredi nas), « À
tous ceux qui s’intéressent sincèrement aux phénomènes anormaux » (Vnimaniju vsex
iskrenne interesujuščixsja anormal’nymi javlenjami), « Ekstrasensy de Touva, unissez-vous ! »
(Ekstrasensy Tuvy, ob’’edinajtes’). À Kyzyl, un centre d’information appelé
Bioênergoinformacija (« Information bioénergétique ») fut créé. Aujourd’hui encore, dans
toute la ville on rencontre des affichettes annonçant des réunions d’information avec
projection de films sur la « bioénergie », « le destin », la « réincarnation » (fig. 21). La
singularité de ces courants par rapport à la magie russe traditionnelle réside dans le
fondement scientifique qu’ils revendiquent souvent. À en croire les intellectuels
enseignant la bioénergie, la « science occidentale traditionnelle », celle dont se
revendiquait la propagande athéiste, a laissé la place à une « science nouvelle » qui
redécouvre des vérités que les sagesses anciennes avaient acquises depuis longtemps.
Ainsi, les « physiciens modernes » reconnaîtraient l’existence d’une « énergie
cosmique subtile ». D’après les informations de l’historienne Marina Moŋguš,
spécialiste du bouddhisme, devenue propagandiste de son objet d’étude, les
chercheurs de l’Institut du cerveau de l’Académie des sciences de Russie étudieraient
« très sérieusement » le phénomène de la réincarnation (Moŋguš 2001, 132). Cette
image des nouvelles orientations de la science est régulièrement confirmée par la
télévision et la presse et est largement partagée à Touva. Il est du reste exact que
certains scientifiques russes se sont lancés audacieusement dans l’exploration de
domaines qu’on ne croit pas généralement être ceux de la science52.
À la différence des mouvements de renouveau orthodoxe, lamaïque ou chamanique,
cette mouvance occultiste ne revendique pas à Touva un enracinement dans une
tradition particulière. Elle introduit dans le champ religieux un modèle de discours
neuf caractérisé par ses consonances savantes. À Touva, ce n’est pas tellement par de
52 Cette atmosphère générale a engendré des cas extrêmes qui ont fait grand bruit en Russie : ainsi,
dans la ville de Beslan, frappée par une prise d’otage meurtrière en 2004, sont apparus des
scientologues et des « mages » comme le célèbre Grigorij Grabovoj, membre d’une « académie
d’informatisation », qui après avoir promis la résurrection de leurs enfants aux mères des victimes
pour 39 000 roubles, fut arrêté pour escroquerie en 2006. Sur ce sujet, voir les articles du journal
Izvestija : http://www.izvestia.ru/osetia/article751857/ et de l’agence Interfax : http://www.interfax-
religion.ru/new/?act=news&div=18931
66
nouvelles méthodes de cure qu’elle a eu de l’influence, car rares sont ceux qui ont
réellement entrepris l’apprentissage des méthodes d’« harmonisation énergétique ».
En revanche, la vogue ésotérique russe a joué un rôle évident, notamment sur le
chamanisme, par la mise en circulation sur le marché des idées de thèmes nouveaux
comme ênergetika (« énergie »), bioênergetika (« bioénergétique »), biotok (« courant vital,
flux nerveux »), biopole (de pole « champ » ; sorte de champ magnétique personnel53),
aura (« aura »), šlaki54 (impuretés organiques, toxines), êkstrasens (personne douée de
capacité spéciales).
Ces idées connurent un succès fulgurant. D’après un sondage mené par Xomušku
(1998, 126) dans la république, 41,6% des personnes interrogées se disant
bouddhistes approuvent l’idée que le biopole puisse avoir une influence sur l’homme.
Ceux qui adhèrent à cette opinion sont 60% chez les « chamanistes » et 44,4% chez
les orthodoxes. Nous suivrons les conséquences de cette influence pour le
chamanisme tout en sachant que les bouddhistes et les orthodoxes n’y sont
nullement imperméables.
Au début des années 1990, les intellectuels kyzyliens qui souhaitaient voir le
chamanisme renaître à Touva se trouvaient face à un défi. Pendant plus de 60 ans, les
pratiques chamaniques avaient été réprimées puis couvertes d’opprobre comme
survivances primitives. Dans l’idéologie dominante, l’image du chamane était des plus
négatives, teintée, plus que celle du lama, du ridicule de l’arriération. Le renouveau
bouddhique qui avait trouvé une expression institutionnelle dès janvier 1990 dans
une association religieuse semblait en passe de faire de la « foi jaune » une religion
d’État. Les projets de temples fleurissaient dans toutes les régions de la république
avec le soutien de l’administration. Du côté de la thérapie individuelle, la médecine
avait évincé les techniques chamaniques, et pour ceux qui ne s’en satisfaisaient pas, la
mouvance new age apportait une foison de solutions alternatives brillant d’un vernis
scientifique. Dans ces conditions, les acteurs le comprirent, seule une action
volontariste pourrait faire renaître le chamanisme. La forme qu’il prendrait serait
nécessairement différente de celle sous laquelle on l’avait connu avant les
bouleversements du XXe siècle.
53 Le dictionnaire de langue russe de l’Académie des sciences (2001) donne comme définition du mot
biopole : « en parapsychologie : champ hypothétique créé par un organisme vivant ; aura. »
54 De l’allemand Schlacke. Le sens premier de šlak est « scorie, mâchefer ». Le dictionnaire de
l’Académie (2001, 938) donne pour le pluriel šlaki « résidus de l’activité d’un organisme vivant
(habituellement nuisibles) ». Ce sens était inconnu des dictionnaires soviétiques.
67
Chapitre II
Kyzyl, capitale du chamanisme
55 Les données de ce chapitre ont été partiellement publiées dans Stépanoff 2004.
68
56 En 1898 encore, Nicolas II a nommé un « lama du peuple kalmouk » (Leroy-Beaulieu [1898] 1990,
1347).
57 Sur le cas de Pierre le Grand, voir Stépanoff 2006.
69
nationale » touva telle que cette notion s’était définie pendant la période soviétique.
Quelques chamanes, qui avaient commencé leur activité pendant l’époque soviétique,
étaient connus de la population, surtout dans les villages. Leur pratique ressemblait à
celle de la plupart des chamanes sibériens de cette période : ils menaient des rituels
discrets, sans tambour ni costume. Ils connaissaient les invocations traditionnelles
aux images vives et colorées des anciens chamanes touvas. Tout leur appareil se
réduisait généralement à une guimbarde, un miroir, un fouet. La chamane Dojuza,
que m’a décrite Urana Moŋguš, offre un bon exemple de cette génération. Elle
habitait dans un village des environs de Xovu-Aksy. Pour sa pratique chamanique,
elle ne possédait d’autre instrument qu’une branchette d’acacia, souvent utilisée par
les Touvas pour chasser les mauvais esprits. Elle chantait des invocations (algyš) dans
lesquelles elle appelait ses « auxiliaires » (duzalakčy58). « Ils étaient terribles, raconte
Urana, je crois que si je les avais vus, je serais morte de peur. » La chamane les
appelait « monstre à amyrga à six têtes » (Aldy baštyg amyrga-moos) et « mes six corbeaux
noirs » (aldy kara kuskunnarym). « Elle pouvait les envoyer à Krasnojarsk et ils
revenaient, ils lui chuchotaient à l’oreille. » Urana me regarda avec ironie quand elle
apprit que je commençais une enquête sur le chamanisme touva : « Vous arrivez trop
tard. Il n’y a plus de bons chamanes comme Dojuza. »
Mais si Dojuza était « bonne » aux yeux d’Urana, elle ne pouvait l’être à ceux du
gouvernement, car il lui manquait totalement l’aspect spectaculaire qui caractérise une
« culture nationale » selon les habitudes soviétiques.
A. Le choix de la forme
Le caractère national, défini par la formule de Staline comme une « forme » opposée
à un « fond socialiste », était par nature l’aspect visible des choses, leur visibilité
même : le vernis qu’il fallait donner à une fête ou une institution avant de la rendre
publique. Aucune reconnaissance ne pourrait être accordée aux chamanes dans
l’opinion publique s’ils ne s’adaptaient pas au modèle soviétique de la culture visible.
En 1990, d’après un sondage mené en russe par la sociologue O. M. Xomušku59, 22%
des Touvas interrogés considéraient le bouddhisme comme « la religion nationale des
Touvas », alors que seuls 6% d’entre eux citaient le chamanisme. Bien entendu le
chamanisme peut difficilement se présenter comme une « religion nationale »,
puisque les Touvas ne le considèrent généralement pas même comme une religion60.
Mais ces chiffres n’en illustrent pas moins le retard du chamanisme par rapport au
bouddhisme dans l’occupation de la scène publique.
La tête de proue du chamanisme touva, Moŋguš Boraxovič Kenin-Lopsan, grâce à
son habileté et son autorité, a su renverser cette situation. Il a estimé que le
58 Du mong. tuslagč.
59 Xomušku, 1998, 131. Estimations peu fiables en valeur absolue, mais dont les évolutions seront
représentatives.
60 Le terme touva qui traduit « religion » est šažyn (mong. šašin), notion bouddhique qui, à Touva, n’est
šamanizma » (ibid.)
71
« Il est établi que le mode de vie traditionnel lié au chamanisme (ses principes
philosophiques et sa vision du monde) ne sont pas perdus dans la république
mais continuent de vivre chez les gens simples jusqu’à l’époque présente
comme en témoignent non seulement les représentations et les dogmes de
conduites dans la vie quotidienne, mais aussi la présence de chamanes
pratiquant avec succès. »
63 Heimo Lappalainen (1944-1994), cinéaste et anthropologue, avait fait plusieurs voyages en Sibérie et
en particulier à Touva. Le chamanisme paraît avoir été pour cet homme autant un objet d’étude
qu’une expérience personnelle. Après sa mort, ses cendres furent dispersées à Touva.
64 Arrêté reproduit dans les actes du symposium : Šamanizm v Tuve 1994, pp. 41-42. On peut comparer
« Les Touvas sont des païens, héritiers authentiques d’une société archaïque.
La patrie des Touvas est le Centre de l’Asie. Jusqu’en 1991, elle est restée
isolée du reste du monde et pour cette raison l’état sauvage et brut de la
société primitive s’est conservé ici dans son originalité. » (Kenin-Lopsan 2001,
225.)
Le topos de la primitivité touva, longtemps répété avec mépris par les Russes, se
trouve ainsi récupéré et revendiqué par un Touva dans un sens romantique. Toujours
est-il que l’œuvre de réhabilitation morale et politique du chamanisme menée par
Kenin-Lopsan eut son effet : d’après un sondage mené par O. M. Xomušku65 en
1996, 30% des Touvas considéraient le chamanisme comme la religion nationale
touva contre 43 % pour le bouddhisme, (ces chiffres étaient respectivement 6 et
22 % six ans plus tôt). Ainsi, en six ans, la popularité du chamanisme avait été
multipliée par cinq et celle du bouddhisme par moins de deux.
En 1995 fut adoptée à Kyzyl la « Loi sur la liberté de conscience et la liberté des
organisations religieuses. » Trois religions y étaient officiellement reconnues : le
chamanisme, le bouddhisme et l’orthodoxie. En septembre 1997, c’est Moscou qui
adoptait une « Loi sur la liberté de conscience et les associations religieuses. » Cette
fois le chamanisme n’est pas cité parmi les religions reconnues par la Fédération de
Russie. Aujourd’hui (2006), le gouvernement touva ne cache pas son engagement en
faveur des religions locales et contre les prosélytismes étrangers. Sur son site
officiel66, le ministère de la Justice publie, avec la liste des 47 sociétés religieuses
enregistrées, un commentaire affirmant que « traditionnellement les Touvas avaient le
chamanisme pour confession [ru. ispovedovali] ». Le texte ajoute que « les Touvas sont
65 Xomušku, 1998, 131. Estimations peu fiables en valeur absolue, mais dont les évolutions sont sans
doute représentatives.
66 http://gov.tuva.ru/obvo/religiya.htm
73
le seul peuple au monde a avoir conservé le chamanisme dans son état premier ». Il
précise que, à l’époque contemporaine, les chamanes touvas « ont à plusieurs reprises
voyagé à l’étranger où ils ont démontré leurs capacités non ordinaires67. » Le
bouddhisme, réputé avoir « pénétré » à Touva au XVIIIe siècle après la conquête
mandchoue, est qualifié de « deuxième religion officielle68 ». Les orthodoxes russes
sont aussi cités et se voient attribuer seulement vingt coreligionnaires touvas, ce qui
paraît extrêmement sous-estimé. Enfin, on signale l’apparition dans les années 1990
de « sectes protestantes ». Le ministère marque une évidente hostilité à l’égard de ces
mouvements : « Par absence de connaissance de leurs croyances traditionnelles, 900
Touvas de souche s’inscrivent dans ces prétendues nouvelles orientations
religieuses ». L’ordre hiérarchique des préférences des pouvoirs publics est clairement
exprimé. Précisons qu’en réalité les protestants sont présents depuis fort longtemps à
Touva. Une série d’articles de la Tuvinskaja pravda les prenait pour cible en 196069 et,
afin d’exercer un contrôle sur eux, les autorités enregistrèrent une union baptiste et sa
maison de prière à Kyzyl en 1968 (Xomušku 1998, 103).
Les efforts de Kenin-Lopsan ont fait du chamanisme, sur le plan sociologique, une
institution moderne adaptée aux réalités de la société contemporaine, et, sur le plan
idéologique, un pan essentiel de la culture touva que le gouvernement ne peut plus se
dispenser de soutenir.
B. La personne de Kenin-Lopsan
67 Ru. (…) oni neodnokratno vyezžali za rubež, gde demonstrirovali svoi neordinarnye sposobnosti.
68 Ru. (…) javljaetsja vtoroj oficial’noj religiej tuvincev.
69 Par exemple N. Onišenko « Baptisty : ix veroučenie, ix dela » Tuvinskaja pravda des 10-11-12 juin 1960.
70 Cette section est constituée principalement à partir d’entretiens avec Kenin-Lopsan.
74
récompense lui est donnée « in recognition of your important role in preserving the knowledge of
Tuvan shamanism and encouraging the revival of this great spiritual tradition of the peoples of the
Republic of Tuva71. » Il reçoit ainsi de la Fondation « a modest lifetime annual stipend ». Le
titre de « Trésor vivant du chamanisme » a aussitôt été adopté par Kenin-Lopsan et
les médias touvas qui ne citent désormais presque jamais son nom sans le
mentionner.
M. Kenin-Lopsan, qui a été décoré par les présidents russes B. Eltsine et V. Poutine
et par le président touva Š. Ooržak, représente aujourd’hui la principale autorité
morale de la république touva. Il s’exprime parfois sur des sujets politiques : le
principal parti politique russe, Edinaja Rossija, qui a eu la chance d’obtenir son soutien
lors de la campagne électorale de 2006 a publié le portrait et les paroles du grand
homme de Touva en bonne place dans ses tracts.
Les visiteurs étrangers en général, et les ethnologues en particulier, ont acquis un rôle
tout à fait considérable dans le mode de légitimation mais aussi de financement du
chamanisme touva. Le voyageur en vacances peut éventuellement fermer les yeux sur
l’aspect organisé de sa réception dans une société chamanique, afin de maintenir pour
son plaisir l’illusion de l’aventure, de la découverte et du « premier contact ». Mais
l’ethnologue peut difficilement ignorer l’attention pressante et répétée dont il fait
l’objet. Loin d’être un découvreur qui va révéler au monde des faits témoignant dans
leur pureté d’un système de pensée original et cohérent, une « culture », où les
individus ne sont que les représentants innocents et intacts, les produits, d’une
identité collective, l’ethnologue est aujourd’hui dans la société touva un personnage
attendu et connu, dont l’identité varie mais dont la fonction est rigoureusement
instrumentalisée. Faire de l’ethnologie à Touva, c’est toujours arriver après un
ethnologue canadien ou américain, une sociologue italienne, un ethnomusicologue
britannique, – non pas dix ans après, mais tout au plus une semaine ou, situation sans
doute la plus embarrassante mais dont les chamanes savent jouer : en même temps.
Les chamanes sont prêts à rendre certains services utiles pour la carrière académique
de l’ethnologue, laquelle a peu de secrets pour eux, en échange de quoi ils attendent
un soutien financier et symbolique. Qu’il le veuille ou non, l’ethnologue qui accepte
de payer son informateur ne fait pas qu’entrer dans un système économique, il
l’entretient, – l’acceptant aux yeux des clients locaux, il le définit comme acceptable.
Quant à ne pas payer, il ne faut pas y songer à Kyzyl, car les tarifs pour étrangers
sont affichés au mur. Quand il fréquente tel ou tel chamane, notant sa parole en
l’approuvant complaisamment, photographiant le maître, le filmant, il contribue à la
sacralisation de sa parole et à la légitimation de son statut. Bien plus, en tant
qu’Occidental qui vient d’accomplir spécialement un voyage immense pour ce
chamane, il lui confère un prestige dont son interlocuteur saura remarquablement
71Extrait de la lettre de Michael Harner du 3 juin 1994, publiée dans Kenin-Lopsan 1995, 525.
75
72 Hoppál (2003, 478) hésite à employer l’expression de « tourisme chamanique » (shaman tourism) qui
lui semble « très critique ». Il s’agit bien pourtant de voyages de loisir et non de déplacements
professionnels motivés par l’espoir de rencontrer des chamanes et de faire des expériences
chamaniques. Xaritonova a, elle aussi, jugé bon d’employer cette expression (2000, 179). L’importance
de ce phénomène, signalé par plusieurs spécialistes internationaux (voir aussi Lindquist 2005), ne doit
cependant pas être exagérée. Les statistiques du ministère de l’Intérieur touva que nous avons pu
consulter montrent que le nombre d’Occidentaux pénétrant dans la république chaque année ne
dépasse pas quelques dizaines. La proportion demeure très faible en comparaison du tourisme
organisé qui est apparu en Mongolie.
76
La société Tos-Dêêr est présidée par l’une des plus fameuses chamanes de Touva, la
redoutée Aj-Čürek73. Non loin du monument symbolisant le Centre de l’Asie que des
géographes anglais ont localisé au XIXe siècle en un lieu qui allait devenir plus tard le
centre de la ville de Kyzyl, sur une large promenade longeant la rive du Iénisséï, on
remarque de loin les installations de la société Tos-Dêêr. Devant une maison de bois
sans étage, deux yourtes sont dressées sur le gazon, ce qu’on ne voit jamais dans les
jardins de Kyzyl (contrairement aux villages de province). Mais ce qui frappe le plus,
c’est une grande construction composée de neufs poteaux plantés dans des tas de
pierre, et reliés entre eux par des ficelles, où sont suspendues des masses de rubans
rituels (čalama) de toutes les couleurs.
Le touriste tenté de photographier est abordé par l’un des gardiens de la société, qui
lui signale qu’il ne peut le faire sans autorisation des chamanes, et de leur présidente,
Aj-Čürek. On fait pénétrer l’étranger dans la petite maison et, si les chamanes sont en
mission à l’extérieur, ce qui est fréquent, il lui faut patienter dans la salle d’attente où
il obtiendra des renseignements de la caissière et des affiches placées au mur. Les
tarifs pour étrangers se divisent en trois catégories par ordre croissant : citoyens
russes (les Russes « de derrière le Saïan » (Sajan soondan) sont dans ce cas considérés
comme des étrangers), autres citoyens étrangers et professionnels. Le droit de
photographier une séance chamanique s’élève à 800 roubles pour un étranger et pour
un film documentaire la somme à verser est de 3000 roubles. Mais même le paiement
immédiat des droits sans marchandage ne permettrait pas à l’étranger de
photographier ce qu’il désire. Aj-Čürek ne reçoit aucun « hôte » sans l’avoir fait
passer par le cabinet de M. B. Kenin-Lopsan pour qu’il obtienne de celui-ci une lettre
de recommandation.
Le cabinet de Kenin-Lopsan se situe dans la cour intérieure du musée de Kyzyl.
L’accès se fait par la caisse du musée où un panneau annonce le tarif d’une rencontre
avec le grand homme. Tout visiteur s’intéressant au chamanisme touva doit connaître
l’épreuve d’une première rencontre avec Kenin-Lopsan, dont il garde parfois un
pénible souvenir74.
Le voyageur mal informé se rend auprès de lui les mains vides, fréquente erreur à
laquelle Kenin-Lopsan répond par un important discours sur l’avarice des étrangers,
les mœurs « païennes » des Touvas et la nécessité d’offrir des cadeaux à ces derniers.
Si l’étranger est assez habile, Kenin-Lopsan passe ensuite à sa machine à écrire où il
73 Pierre-Christian Brochet, l’auteur français du Petit Futé russe, détaille ainsi ses talents : « Elle fait des
divinations, retire les énergies mauvaises, soigne les gens avec des massages chamaniques » (ibid.).
74 Gala Naoumova, célèbre initiée dont les livres sont publiés en français, donne de sa première
rencontre avec Kenin-Lopsan un récit détaillé où l’admiration de commande cache mal un évident
désarroi (Taïga transes, voyage initiatique au pays des chamans sibériens, 2002).
77
tape une fiche d’identité rassemblant les informations concernant le visiteur. Puis il
entame l’écriture d’une lettre de recommandation destinée à « ses chamanes », qui les
autorise à recevoir l’étranger et à lui faire connaître leurs secrets. Muni de cette lettre,
l’étranger pourra retourner voir Aj-Čürek et s’entendre avec elle.
Quelle est la part de l’aspect économique dans les relations de soumission de Tos-Dêêr
envers Kenin-Lopsan ? L’insistance que Kenin-Lopsan met à ce que l’étranger
conclue un accord avec Tos-Dêêr, et l’expression dont il qualifie l’étranger s’il tarde à
le faire (žadnyj, en russe « avide ») semble indiquer que cette part existe dans une
certaine proportion, ce que plusieurs informateurs nous ont confirmé. Au total, les
sommes versées par les étrangers peuvent être importantes, car les services proposés
par Tos-Dêêr sont nombreux. Connaissant le goût des « hôtes » pour la couleur locale,
les chamanes ont fait installer près de leur centre des yourtes où ils peuvent séjourner
tout au long de leur stage chamanique. La société Tos-Dêêr reçoit des étrangers pour
de longues durées et peut leur offrir un ensemble de propositions incluant :
participation à toutes les cérémonies suivies d’explications personnalisées avec
interprète, enseignement chamanique, séjour dans un campement nomade chez la
famille de l’un des chamanes, visites des curiosités naturelles de la république
(sources sacrées aržaan, lacs salés) et rituels dans leurs environs.
Aujourd’hui la société Tos-Dêêr semble être victime de son succès auprès des
étrangers. La population locale est rebutée par les tarifs élevés des services, et par
l’attitude fière des chamanes. Plusieurs observateurs ont confirmé notre impression
que la clientèle de Tos-Dêêr a fortement chuté entre 2002 et 2003.
En revanche, Tos-Dêêr établit fermement son influence sur Kyzyl, cette ville de
106 000 habitants, grâce à des cérémonies publiques nocturnes qui ont lieu tous les
mois à la pleine lune. Plusieurs dizaines de personnes jusqu’à une centaine, se
rassemblent autour d’un bûcher installé face au local de la société. L’assistance est
essentiellement composée de Touvas qui prient les mains jointes à la manière
bouddhique, mais aussi d’étrangers, hôtes de Tos-Dêêr, simples visiteurs ou
journalistes. Autour du foyer, les chamanes mènent un rituel ensemble. Chaque
chamane, en costume, qui assis, qui debout, qui dansant, chante ses invocations
personnelles en jouant sur son tambour à son propre rythme, de sorte que le résultat
n’est pas toujours harmonieux. La cérémonie est clôturée par un discours d’Aj-Čürek
qui, sur un ton véhément, fait le récit des dernières œuvres de la société Tos-Dêêr, et
recommande aux Touvas de vivre dans le respect des traditions chamaniques. Ces
cérémonies sont l’exclusivité des chamanes de Tos-Dêêr et sont condamnées par tous
les autres chamanes de la ville. La cause de cette désapprobation unanime, outre une
jalousie compréhensible, réside dans le fait de frapper du tambour collectivement.
Figure 22. Chamanes autrichiens participant à une cérémonie collective à Tos-Dêêr. Août 2003.
Kenin-Lopsan donna dès lors sa faveur à la société Tos-Dêêr. Bien que soumise, la
société Düŋgür est toujours considérée comme légèrement rebelle, et, de fait, elle est
aujourd’hui plus indépendante du contrôle de Kenin-Lopsan que ne l’est Tos-Dêêr.
Pendant le symposium d’août 2003, une banderole était tendue entre les deux
poteaux de l’entrée avec cette inscription : « Bienvenue aux membres du symposium
sur le chamanisme ! », successivement en touva, en anglais et en russe. Mais cette
initiative ne suffit pas pour attirer les étrangers, que Kenin-Lopsan avait réservés à
Tos-Dêêr.
Düŋgür, tombée dans la défaveur de son fondateur, et incapable de rompre avec lui
pour s’engager dans une dynamique nouvelle, est aujourd’hui en perte de vitesse. Elle
ne peut que subir les rétorsions de Kenin-Lopsan, sans avoir assez d’autonomie pour
y résister, par exemple en attirant des étrangers directement à elle. Quant à son
ancien président rebelle, Kara-ool, il a décidé de prendre le risque de l’indépendance
en créant la société Adyg-Êêren.
C. Adyg-Êêren (l’Esprit-Ours)
75 http://www.hyder.demon.co.uk/Kara-Ool.htm
81
E. Chamanes en province
Les sociétés kyzyliennes ont étendu leur influence sur les différentes provinces de
Touva, ce qui était immanquable en raison des liens très étroits unissant la capitale au
monde rural. Bien que les urbains représentent officiellement 48 % de la population,
on peut dire qu’il y a peu de représentants d’une culture « citadine » à Touva.
Beaucoup des Kyzyliens ont des parents nomades, et rares sont les enfants qui n’ont
jamais passé leurs vacances d’été sous la yourte. Les rites chamaniques, mais aussi les
rites de mariage, exigent souvent d’avoir des liens avec le monde de l’élevage. La
noce impose une grande dépense de viande. Un ingénieur au chômage peut sans
difficulté se reconvertir dans l’élevage nomade, prenant simplement possession d’un
troupeau dont il était propriétaire depuis la fête de sa première coupe de cheveux à
trois ans, et dont son père ou son frère avaient jusque-là la charge.
Dans les villages où un ou deux chamanes se partagent la clientèle, l’idée de réunion
en société a naturellement peu d’intérêt. On rencontre différents cas de figure. Un
chamane de village peut être affilié à une société kyzylienne ; par exemple, il a pu se
présenter à un président de société à Kyzyl, exposer les symptômes d’une maladie
nerveuse, et, si celle-ci a été reconnue comme crise chamanique, recevoir une
formation de chamane. Kara-ool, après les avoir formés, renvoie de préférence ces
chamanes dans leur province d’origine, conscient qu’il est de la surabondance dont
Kyzyl est déjà victime, et désireux de donner une ampleur nationale à sa société. Les
chamanes provinciaux « affiliés » sont ainsi titulaires d’une carte officielle de l’une des
sociétés kyzyliennes qui peut donner un certaine légitimité mais ne suffit jamais, à elle
seule, à gagner la confiance des clients. Il existe aussi des sociétés locales organisées
sur le modèle des sociétés kyzyliennes.
Plus remarquable, on trouve en province, assez couramment, des chamanes
indépendants. Ces chamanes ne sont pas indépendants en raison d’un éloignement
extrême qui les mettrait hors de portée de l’influence kyzylienne (cette influence ne
connaît pas de limite à l’intérieur des frontières de la république de Touva, hormis
peut-être à Tožu). Si les chamanes ne rejoignent pas d’eux-mêmes la capitale, on
83
vrais », autrement dit, à force de les côtoyer, on ne voit pas en quoi ils se distinguent
des « gens ordinaires » et l’on doute de l’authenticité de leur qualité chamanique.
Pour faire face à ce doute, les chamanes de province, plus encore peut-être que les
chamanes de Kyzyl, doivent faire preuve d’un charisme important, et par leurs seules
prouesses parvenir à se construire une réputation. C’est le cas de Kim Ondum, à
Êrzin, qui donne les preuves de sa qualité chamanique par le récit des guérisons qu’il
a accomplies, mais aussi par le résultat positif d’un test IRM effectué en Europe sur
son cerveau. Le test aurait prouvé scientifiquement ses particularités et sa qualité
chamanique.
Les personnes qui se disent chamane dans le Kyzyl du début du XXIe siècle gardent-
elles quelque chose de commun avec les anciens chamanes solitaires de la steppe et
de la taïga de la période pré-révolutionnaire ? L’observation sociologique des
institutions chamaniques contemporaines à Touva fait apparaître des changements si
radicaux et spectaculaires que le chamanisme ancien semble ne devoir être évoqué
dans la description qu’à titre de référence mythique, dans la mesure seule où il
représente un héritage revendiqué par les chamanes modernes. Dans cette
perspective, il paraît inévitable de reconnaître qu’on est passé d’un type
d’organisation religieuse à un autre : en termes weberiens, le modèle du « magicien »
exerçant une profession libérale aurait cédé la place à celui de la corporation
dispensatrice de services cultuels standardisés, le « clergé ». Les locaux des sociétés
chamaniques où les rituels sont accomplis peuvent être considérés comme des lieux
de culte, or « l’existence de certains lieux de culte fixes » est bien selon Max Weber,
en première approche, l’un des critères possibles de l’existence d’un clergé76. En
dernière analyse, ce que Weber reconnaît comme « caractéristique essentielle », c’est
le regroupement de spécialistes au sein d’une « entreprise cultuelle régulièrement
exercée » (ibid. 174). La notion d’ « entreprise cultuelle » paraît devoir s’appliquer sans
difficulté à ces « organisations religieuses » (c’est leur titre juridique), propriétaires de
biens et dispensatrices de revenus, que sont les associations chamaniques de Touva.
De ce point de vue, il serait ainsi plus correct en décrivant la situation touva de parler
de « néo-chamanisme » afin ne pas perdre de vue le caractère « réinventé » des
traditions revendiquées par les acteurs.
À regarder les choses d’un peu près, il nous semble pourtant que cette interprétation
est insatisfaisante. Tout d’abord l’opposition binaire entre les traditions récentes que,
suivant l’analyse d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger (1983), on qualifie
d’« inventées » et celles qui les ont précédées, qu’on suppose, sans le dire, « non
76[1956] 1995, II, 173 (Chap. « Les types de communalisation religieuse », § 2 « Magiciens, prêtres »).
A. Halemba estime ainsi que le chamanisme touva est désormais « institutionalisé » et « stabilisé »
(2003).
85
« Le chamanisme n’est pas une foi. C’est une défense naturelle, découverte par
les hommes depuis l’âge de pierre. Il y a des forces puissantes partout, sous la
main. Dieu, lui, est loin. Il faut 140 ans de prière pour l’atteindre. Aucun
homme ne vit si longtemps. »
Dans les faits, chaque chamane est libre de professer les idées qui lui plaisent et, très
généralement, d’exercer les pratiques qui lui semblent bonnes.
Même si Max Weber reconnaît la possibilité de clergés sans métaphysique commune,
il est certain que les sociétés chamaniques touvas sont bien éloignées de l’idéal-type
du « clergé professionnel éduqué ». Les différences qui les en séparent ressortiront
mieux encore par la comparaison avec les évolutions du chamanisme dans une autre
république sibérienne : la Iakoutie (Saxa).
En 1993, une association « néo-païenne » Kut-sjur fut fondée par des intellectuels
iakoutes déjà actifs dans les années 198077. Parmi eux, on compte le philologue Lazar’
Afanas’ev Ivan Uxxan (Nikolaev), également fondateur du parti politique Saxa
Kêskêlê. Plutôt que de « chamanisme », ces intellectuels préfèrent parler de
« paganisme ». Le « paganisme », disent-ils, est une « foi » (ru. vera) qui s’est conservée
mieux qu’ailleurs en Iakoutie : on voit l’opposition avec le rejet de la notion de « foi »
que professait le chamane Kara-ool. L’association souhaitait défendre une
philosophie religieuse, c’est pourquoi le terme de chamanisme, trop centré sur la
pratique concrète du chamane n’aurait pu convenir. L’objectif principal du centre a
été, non pas de restaurer les pratiques chamaniques, mais de diffuser par des moyens
modernes, une philosophie dont les chamanes sont supposés avoir été, à leur époque,
les porteurs, mais non les porteurs exclusifs. Afanas’ev est ainsi l’auteur de plusieurs
livres, comme Simvol very religii Ajyy « Le symbole de la religion Ajyy » (2004). Sa
métaphysique accorde une importance première aux esprits créateurs ajyy, des entités
plutôt abstraites de la mythologie iakoute ancienne qui n’intervenaient guère dans la
pratique chamanique pré-soviétique. D’après un rapport (2002) de S. B. Filatov, de
l’Institut d’Études orientales de l’Académie des Sciences de Russie, l’association a
cherché à réorienter le mouvement officiel de défense de la culture nationale, « que le
pouvoir tentait de maintenir dans un cadre purement laïc », vers un mouvement
religieux. Cette ambition manifeste un rejet de la définition stalinienne du caractère
national qui le réduisait à une forme. À cette forme, souvent folklorique, prise en
charge par le gouvernement iakoute, la société Kut-sjur se donne pour charge
d’ajouter un fond philosophique. En contrepartie, la fidélité aux traditions rituelles
iakoutes est tenue pour négligeable : ainsi rejetant la répartition stalinienne des tâches
qui ne permet au caractère « national » de s’exprimer que dans la « forme », Ivan
Uxxan reste cependant prisonnier de l’opposition entre les notions de fond et de
forme puisqu’il se sent contraint de choisir l’un aux dépens de l’autre.
Les intellectuels de Kut-sjur obtinrent des résultats significatifs : sous l’influence de
ce mouvement, l’enseignement scolaire de la « culture nationale » prit un caractère
« païen » et dans certaines écoles publiques furent construites des « annexes ajyy »
(pristrojki ajyy) dans lesquelles Filatov voit des « chapelles du paganisme ». Les éditions
officielles de la République de Iakoutie publièrent en 1996 un manuel destiné aux
classes des écoles intitulé Sleduj moral’ Ajyy « Suis la morale Ajyy » (Afanas’ev 1996).
L’idéologie de Kut-sjur, appelée parfois « doctrine des ajyy », paraît aussi régner sur le
Collège de la Culture (Kolledž kul’tury) qui forme les directeurs des Maisons de la
culture locales. Les « maisons des ajyy » se répandent également dans les villages
iakoutes.
Ce mouvement s’apparente assez nettement au type prophétique défini par Weber.
L’un de ses maîtres à penser, Ivan Uxxan, avec son discours opposant « foi » et
« religion », illustre les définitions de Weber du prophète en lutte contre la routine du
77 Sur cette association, voir la thèse d’anthropologie de Lia Zola, Il commercio degli spiriti. Risveglio
culturale ed espressioni spirituali nella Repubblica di Sacha (Jacuzia), Università degli Studi di Bergamo, tesi di
dottorato, a.a.2005-2006, ainsi que l’article Zola (à paraître). Sur la situation religieuse en Iakoutie, voir
les travaux du sociologue Ščipkov (1998).
87
78 http://www.religare.ru/article7170.htm
88
B. L’impossible unité
fait ses premiers rituels. C’est moins dans une sociologie indigène de relations entre
les chamanes que dans les attentes sur le comportement ordinaire du chamane que
l’on peut espérer trouver la cause de l’échec de l’institutionnalisation contemporaine.
Il nous faut donc nous tourner maintenant vers les principes cognitifs de la
représentation de cette espèce d’homme que les Touvas nomment chamanes.
Chapitre III
Devenir prédestiné
Čuruk-körük nomčuur čüve ažyglavas Il n’utilisait pas les livres, les images. Quand
turgan. Kirip kelirge-le doraan sudaldaj bêêr quelqu’un venait [le voir], il lui prenait le pouls
oon čugaalaar čüve : sen ynča xarlyg, yndyg tout de suite et il disait : ‘tu as tel âge, tu es de
čyldyg, yndyg kiži-dir sen. telle année, tu es telle personne’.
Les informateurs de D’jakonova, (1981, 154) lui tenait un discours assez semblable :
« les chamanes connaissent les calendriers par cœur, à la différence des lamas qui les
lisent dans des nom [‘livre’]. »
90
Il est vrai que les lamas se voient assez souvent attribuer, comme les chamanes, des
pouvoirs spéciaux : la littérature orale touva recèle de nombreuses histoires racontant
des « tours de magie » (ilbi) accomplis par des lamas exceptionnels, semblables à ceux
des chamanes. Mais les lamas ne sont pas censés être nés avec ces pouvoirs, ils les
ont acquis.
Le lama est lama à partir du moment où l’institution de l’Église bouddhique lui
confère ce titre. On ne dit jamais en regardant un enfant : « Oh ! il est un peu lama
celui-là ! » ou « Vous ne croyez pas qu’il est lama, votre fils ? » La question ferait rire
car elle manifesterait simplement une incompréhension de la notion même de lama.
Il suffit d’observer que l’enfant ne porte pas le costume et la tonsure pour en
conclure qu’il n’est pas lama. Tout au plus peut on dire d’un garçon studieux et pieux
que, peut-être, il deviendra lama, entendant par là qu’on l’enverra sans doute étudier
dans les monastères tibétains de Dharamsala et qu’il en reviendra avec un titre
reconnu. En revanche, il n’y a rien d’incongru à se demander si un petit enfant n’est
pas, par hasard, un chamane. Et cette question préoccupe en effet de nombreuses
familles à Touva.
« Les lamas lisent des livres, c’est d’ailleurs tout ce qu’ils savent faire » disent certains
Touvas qui préfèrent « aller chez les chamanes ». Azjana Kuular, née en 1989,
écolière russophone de Kyzyl, après m’avoir raconté que sa famille invite quelques
fois par an un chamane, reconnaît qu’elle fréquente beaucoup plus les lamas :
« Je vais tous les dimanches à 19 heures au temple bouddhique [xürêê]. Parfois nous
invitons les lamas à la maison.
- Et tu crois plus aux chamanes ou aux lamas ?
- Aux chamanes.
- À ton avis d’où vient leur force ?
- C’est de naissance [ru. ot roždenija]. Ça ne s’apprend pas. On le reconnaît tout de
suite. »
L’expression russe ot roždenija souligne clairement que la qualité chamanique ne
s’acquiert pas, qu’elle est innée. Interrogée sur ce sujet, Klara Doržu, enseignante à
l’université de Kyzyl explique : « Nos chamanes sont nés ainsi. C’est un don, ça ne
s’apprend pas. C’est un don de Dieu [Bogda]. »
Quand ils parlent russe, les Touvas emploient généralement les expressions ot
roždenija (« de naissance ») et ot prirody (« par nature »), mais quels termes touvas
correspondent à cette idée ?
Un article publié en 1997 dans le journal gouvernemental Šyn79 évoque avec
inquiétude le problème de l’authenticité des chamanes et devins. Il définit les
chamanes par la formule bojdustan čajaan-döstug kižiler qu’on peut traduire
provisoirement par « des gens qui ont un talent [litt. « destin-racine »] de la nature ».
En touva contemporain, bojdus traduit le russe priroda, la « nature ». On rencontre
rarement l’expression à l’ablatif bojdustan (« de la nature, par nature ») dans le discours
des Touvas, et visiblement l’auteur cherche ici à reproduire en la calquant en touva
79Êrensen Težit « Xuurmak xamnar » (« Des chamanes imposteurs »), Šyn du 28 octobre 1997. Šyn « La
vérité », est l’ancien journal du Parti révolutionnaire touva (TNRP), créé en 1930.
91
l’expression russe ot prirody. Nous verrons plus loin les difficultés que soulève
l’identification de la notion de nature dans la pensée touva, disons simplement, pour
le moment, que le terme même bojdus est un emprunt récent au mongol dont l’usage
est surtout écrit80.
À l’oral, quand ils expriment ce genre d’idées dans leur langue, les Touvas emploient
non pas bojdustan mais čajaattyngan que le dictionnaire de Tenišev (1986, 523-524),
ainsi que les Touvas eux-mêmes, traduisent en russe par priroždënnyj, « inné ». Tenišev
cite comme exemples les expressions suivantes : čajaattyngan refleks « réflexe
inconditionnel » et užar boop čajaattyngan « né pour voler ». Čajaattyngan, qui constitue
dans l’usage contemporain une unité lexicale autonome, est en fait la forme passée du
verbe rare čajaattyn- que les dictionnaires traduisent : « être créé, se créer ». Ce verbe
est lui-même une dérivation de čaja- « créer » augmenté du suffixe factitif -t- et du
suffixe -tyn- indiquant la voix réfléchie. On trouve un autre exemple de cette
combinaison de suffixes dans le verbe adattyn- « s’appeler, avoir pour nom » formé
sur ada- « appeler » avec les suffixes -t- et -tyn-. Čajaattyngan peut donc être traduit
littéralement par « qui s’est ainsi créé, ainsi fait ».
Dans un entretien en touva, Amir Xovalyg, éleveur dans la zone montagneuse boisée
de la vallée du Xüürektig, me parlait ainsi de sa grand-mère :
Avamnyŋ bar šeej avazy ulug xam čoraan, La mère de ma mère était une grande chamane,
Šom-Šum dep čerge. Šaanda ol kadaj ulug elle vivait au lieu-dit Šom-Šum. Dans le temps,
xam čoraan, šyyrak. Čajaattyngan čüvezi cette femme était une grande chamane, puissante.
yndyg boor aan. Elle était faite comme ça [čajaattyngan].
80Voir p. 152.
81Kowalewski traduit zajaga- par « accorder, envoyer (de Dieu), donner, prédestiner ; créer » (1844-
1849, 2296).
92
qu’elle se pose nécessairement à eux, c’est sans doute aller déjà trop loin dans
l’interprétation. Dire en français de quelqu’un qu’« il est ainsi fait » n’implique pas
nécessairement une théologie du démiurge et de la création. Si l’idée d’agent peut
paraître nécessaire sémantiquement, grammaticalement rien ne l’exige car čajaattyn-
n’est pas la voie passive de čaja-, qui serait čajal-, mais sa voix « factitivo-réfléchie »
comme disent les grammairiens russes. Dans la langue touva contemporaine,
čajaattyngan n’est jamais accompagné d’un « agent », et, malgré son étymologie, ce
terme fait référence à un état et non à une action. L’essentiel est de retenir que
čajaattyngan s’oppose à ce qui est appris, et en ce sens il est légitime de la part des
linguistes de l’époque soviétique d’avoir choisi ce terme pour traduire la notion
d’innéité, dans l’opposition pavlovienne entre « réflexe inné ou inconditionnel » et
« réflexe acquis. » Nous ne déciderons pas ici si čajaattyngan renvoie à une nature
intrinsèque ou à une relation, notre but est, pour le moment, seulement de souligner
l’ambiguïté même de la notion en touva, entre un usage qui paraît fort peu différent
de l’usage occidental et une étymologie qui suggère tout un univers mythologique.
Pour les Touvas, les chamanes ne forment pas une catégorie sociale ordinaire
comparable à celles des bergers (kadarčy), des chefs (darga), des riches (baj) ni même
des lamas, ou, dans le contexte contemporain, des coiffeurs. La classification des
individus dans ces catégories dépend directement de la manifestation de
compétences, titres, propriétés qui sont acquis par apprentissage, cession,
reconnaissance sociale. Dans la Touva pré-soviétique, le chef territorial, même s’il est
un héritier ne devient chef qu’après la mort de son père, et sous réserve
d’intronisation par l’empereur de Chine. Des chamanes, on attend qu’ils possèdent
quelque chose qui ne s’acquiert pas, que l’on ne peut obtenir des relations sociales ni
de l’étude, quelque chose qui doit être toujours déjà là, en eux. Comment expliquer
une telle différence de traitement ? Quels sont les principes qui structurent la
perception et les hypothèses dont font l’objet les chamanes, et qui, visiblement, ne se
manifestent pas, ou beaucoup moins, pour les autres catégories sociales ?
Dans son ouvrage La religion comme phénomène naturel, Pascal Boyer ([1994] 1997)
consacre un chapitre intitulé « Essentialisme et catégories sociales » à la question de la
perception que les gens ont de leurs spécialistes religieux. Il propose l’hypothèse
selon laquelle la plupart des fonctions religieuses font l’objet d’une interprétation en
termes d’essence plutôt que de critères observables.
Boyer constate que les traits caractéristiques observables attribués généralement aux
spécialistes rituels chez les Fang au Gabon ne sont en fait ni nécessaires ni suffisants
pour que l’appartenance d’une personne à cette catégorie soit reconnue. Ainsi les
mbommvet sont ordinairement définis comme des conteurs, pourtant tous les conteurs
93
82 On constate chez les très jeunes enfants l’existence d’une biologie intuitive qui les conduit à classer
les animaux dans des espèces auxquelles ils prêtent des caractères identiques en raison de la possession
supposée d’une essence commune. Le comportement carnivore observé sur un individu d’une espèce
sera ainsi étendu à tous ses membres. Ou encore, avant toute enquête empirique, les enfants tiennent
pour certain que les membres d’une même espèce possèdent une anatomie interne identique (Simons
& Keil 1995).
83 La zoologie distingue elle aussi le « loup rouge » appelés en français dhole ou chien sauvage d’Asie
(cuon alpinus), mais ne leur attribue pas une apparition récente à Touva. Si les chasseurs le supposent
nouveau, c’est parce qu’il a à peu près disparu du territoire touva et qu’il ne fait que des incursions
temporaires en venant de Mongolie (Krasnaja kniga… 2006, 136).
95
conduiront l’observateur à imaginer qu’il est face à une espèce qui ressemble aux
girafes mais qui, essentiellement, en diffère.
La « biologie intuitive » postule, outre les quatre points mentionnés plus haut, des
principes qu’on ne retrouve pas nécessairement dans l’essentialisme social : ainsi
l’attribution d’une essence biologique à un être est strictement liée à son origine
(« seules des créatures engendrées par des chats peuvent être des chats »). La
possession de l’essence « chat » est vue comme une conséquence directe du fait d’être
engendré par des chats. Ce principe supplémentaire de la biologie intuitive, note
Boyer, « ne s’applique pas nécessairement aux catégories sociales. » (ibid., 197). Boyer
ne développe pas cette question, mais, si l’on suit sa remarque, il faut supposer que la
possession par un individu d’un trait sous-jacent conditionnant son appartenance à
une catégorie sociale sera, dans certains cas, liée à son origine, c’est-à-dire à son
ascendance, tandis que dans d’autres cas elle se verra attribuer des causes externes, ou
pas de cause du tout. Nous appellerons la première interprétation essentialisme
génétique, et la seconde essentialisme environnementaliste. Remarquons tout de suite
que la différence entre ces deux types d’essentialisme n’a pas nécessairement une
grande influence sur les intuitions formées par les gens dans des situations concrètes
face à leurs spécialistes rituels. En revanche, on doit s’attendre à observer de grandes
différences dans le mode d’accès aux catégories sociales en question.
La conception que les Touvas ont de leurs chamanes répond-elle aux principes de
l’essentialisme social tels qu’ils sont décrits par Boyer ? Chez les Touvas, dans les
discours d’ordre général, des traits particuliers observables sont attribués au chamane.
Pour m’expliquer ce qu’est le xam (« chamane »), un informateur le définit comme
düŋgürlüg kiži « homme à tambour. » Une définition un peu plus complète donnée à
un étranger serait : « c’est un homme ou une femme qui a un tambour et un costume,
danse et chante en les utilisant ». La conduite du chamane est souvent à l’origine des
termes désignant le chamane comme saman dans les langues toungouses, de la racine
sam- « danser, bondir », ou ojun en iakoute du turc commun oj- « bondir ; jouer » (Lot-
Falck 1977a).
Pourtant, tout comme chez les Fang et les habitants de Zinacanteco, ces critères
visibles ne sont ni nécessaires ni suffisants. En Sibérie, les conduites de jeu ou de
saut n’entraînent évidemment pas pour ceux qui s’y livrent l’attribution du titre de
chamane. On connaît même bien des situations où des profanes imitent
expressément les gestes du chamane sans pour autant qu’ils soient considérés comme
96
En touva, le nom uk, lorsqu’il est employé en contexte chamanique, paraît bien
évoquer la notion d’essence. Pour les Touvas, un chamane authentique est
nécessairement uktug (uktug xam). -tug est un suffixe d’adjectif qu’on peut traduire par
« porteur de, doué de ». Quant à uk, ce nom turco-mongol, est riche de sens. En
touva, il désigne l’« origine » et le « genre » d’une chose ou d’une personne. On
97
l’emploie aussi pour parler d’un groupe de filiation (lignage ou clan) ou d’un groupe
ethnique. On dira d’un Mongol qu’il est mool uktug « d’origine mongole ».
Uk a donné la dérivation verbale ukta-. L’expression ugun ukta-, où ugun est l’accusatif
de uk, est traduite dans le dictionnaire de Tenišev (ibid. 437) par « hériter (d’une
apparence, d’un caractère) ». Il existe un autre verbe pour l’héritage, c’est salga-, mais
ce terme s’emploie plutôt pour l’héritage matériel et social. La distinction entre les
verbes ukta- et salga- correspond assez bien à celle qui oppose en français « hérédité »
et « héritage ». L’expression xam uktug peut donc être traduite par « chamane porteur
d’une hérédité » ou « chamane à essence ».
Toutefois, en contexte chamanique, la notion d’uk fait l’objet d’un emploi restreint et
de peu de commentaires. On ne dit rien de sa nature, ses propriétés, son mode de
transmission, même si l’on reconnaît qu’il en existe divers types (nous les détaillerons
plus loin, pp. 327 et seq.). C’est surtout dans son dérivé adjectival uktug qu’on la
rencontre.
La notion équivalente d’udxa, que Roberte Hamayon traduit par « essence », paraît
être d’un usage bien plus courant et plus précis chez les Bouriates, du moins chez
ceux dont l’économie est dominée par le pastoralisme et dont le chamanisme
présente de nombreux traits significatifs d’une logique de filiation. Les descendants
d’un chamane sont supposés être porteurs d’un böögej udxa, une « essence
chamanique », qui existe chez eux à l’état latent pour ne s’actualiser que dans un
nouveau chamane. Les Bouriates parlent de l’udxa comme d’une entité définie et
particulière qui diffère d’un groupe de descendance chamanique à l’autre. Les Touvas
n’hypostasient pas explicitement à ce point l’uk. Comme le souligne Hamayon, la
notion d’essence exige de distinguer le point de vue indigène et le point de vue
sociologique savant selon lequel un chamane transmet à ses descendants un « droit
héréditaire » d’accès à la fonction : car « si celui-ci [ce droit] a bien une portée
sociologique, il est perçu surtout dans sa dimension qualitative, et par là
qualificatrice. » D’après Hamayon, cette qualité supposée est de deux ordres : l’accès
à la fonction de chamane exige la possession d’une compétence innée reçue des
ancêtres mais aussi celle d’une « compétence acquise, personnelle » (1990, 646).
Il nous faudra tâcher de déterminer s’il existe aussi chez les chamanes touvas une
compétence acquise et quels en sont les modes d’acquisition. Dans tous les cas, le
modèle dominant84, chez ces groupes bouriates comme chez les Touvas, exige
comme première condition de l’accès à la fonction cette essence innée, sur les
propriétés et le mode de transmission de laquelle les seuls termes explicites uk et udxa
nous disent encore peu de choses.
84 Il existe bien entendu des exceptions. Chez les Bouriates notamment, on admet la possibilité de
« fonder une nouvelle essence » (Hamayon 1990, 646). Nous montrerons que cette marge de
manœuvre est indispensable, même dans un système dominé par une représentation essentialiste
biologique.
98
Comment devient-on chamane ? D’une certaine manière, cette question que se pose
l’ethnologue est vide de sens pour les peuples de l’Altaï-Saïan. Elle implique en elle-
même une contradiction. Chamane est quelque chose qu’on est et qu’on ne saurait
devenir85. Ainsi dans le discours rétrospectif des chamanes, leur statut n’est pas
présenté comme le résultat d’un processus mais comme un état permanent.
En touva, on ne dit pas ol xam apargan (« il est devenu chamane ») mais ol xamnap
apargan (« il a commencé à chamaniser »). C’est un changement d’action qui est
désigné, représenté par le verbe xamna-/kamna-, et non un changement d’identité, car
le chamane est chamane de naissance.
Dans les récits d’accès à la fonction, les esprits ne disent pas à leur élu : « Deviens
chamane », mais « Chamanise ». Un chamane chor, du clan Kobyj, ulus Siry, voit des
hommes et des femmes qui lui découpent le ventre et lui disent : Kamna, paza čatna !
« Chamanise, ne reste plus couché ! » (Dyrenkova 1930, 272).
85 Sauf, bien entendu, pour les « faux chamanes », qui le « deviennent » pas choix (sur cette question,
cf. infra p. 163). Des exceptions peuvent se rencontrer même pour les « vrais chamanes », car la
pratique linguistique n’est pas la traduction mécanique codée de schèmes mentaux. On peut cependant
supposer qu’une telle formulation paraîtrait étrange à des locuteurs de langues turques élevés dans la
tradition chamanique. C’est surtout dans les commentaires des ethnographes ou dans les traductions
en langues occidentales que l’on voit des gens « devenir chamanes ».
99
Uulyn mod ündesen neg xolbootoj, Les arbres des montagnes sont liés par de mêmes racines,
Orčlongijn am’tan utasan neg xolbootoj ! Les êtres du monde matériel sont liés par un même fil !
Eceg exijn törölgüj č, Nous ne sommes pas parents par nos pères et mères,
Ereen xujagijn töröltej, Nous sommes parents par la cuirasse bigarrée ;
Ax düügüj č gelee, Nous ne sommes pas même frères,
Alag manžigijn töröltej Nous sommes parents par les lanières bariolées ;
Xusval, jas negtej, Si l’on gratte, l’os est le même,
Xatgaval, cus netej bilee Si l’on pique, le sang est le même !
Marie-Dominique Even interprète ainsi ce passage : « nous sommes liés par le fait
d’être tous deux chamanes » (ibid.). Le chamane reconnaît qu’il n’est pas le « parent »
(mong. töröl) de Načigaj au sens ordinaire, par les pères et mères, mais il affirme
l’existence d’une parenté d’un autre ordre, par la « cuirasse » (xujag), image mongole
pour désigner le costume chamanique, donc le statut de chamane. Cette unité qui,
sociologiquement n’est que professionnelle, est naturalisée comme le montre la
comparaison avec le lien (xolboo) sous-jacent qui unit les animaux (am’tan) entre eux
ou les arbres (mod) entre eux. En profondeur, les chamanes sont réunis par le même
sang et le même os, ce qui signifie qu’ils ont le même type de corps.
86 Texte mongol recueilli par Rinčen au sud du lac Xövsgöl, traduction en français de M.-D. Even.
100
Nous avons vu plus haut que l’on peut a priori supposer l’existence de deux types
d’essentialisme social que nous avons appelés « essentialisme génétique » et
« essentialisme environnementaliste », le premier présentant, par rapport au modèle
de l’essentialisme général, un trait supplémentaire habituellement biologique :
l’hypothèse que l’essence de l’individu est liée à son ascendance. Il s’agit maintenant
d’établir à quelle variante l’essentialisme concernant le chamane des régions qui nous
occupent appartient.
E. Un statut héréditaire.
87 Par exemple : « Les chamanes touvas recevaient leur don par héritage » (D’jakonova 1981, 131). On
retrouve ce principe bien au-delà des limites de l’Altaï-Saïan : « Les Nganassanes ne cessent de
l’affirmer : tout chamane a des ancêtres qui l’ont été avant lui. » (Lambert 2003, 262).
101
« les droits, et en particulier les droits sur des personnes, demandent à être définis
d’une façon ‘fonctionnellement cohérente’ ([ibid.] p. 39), et leur transmission doit être
définie de manière à assurer la permanence de la société par-delà l’incessant
renouvellement des individus. » Existe-t-il des règles qui permettent d’assurer la
stabilité de la fonction chamanique dans les sociétés sibériennes et d’éviter
l’équivoque au moment de sa transmission ? En fait, nous allons le voir, les principes
du renouvellement des chamanes ne correspondent nullement à la définition
anthropologique classique de la succession.
Ce n’est pas pourtant que les peuples turco-mongols ignorent les règles de succession
dans leurs sociétés. Ordinairement chez eux les statuts sociaux se transmettent en
ligne masculine. Il en va ainsi du titre ancien de khan, mais aussi, chez les Touvas de
l’époque mandchoue, des charges administratives et militaires (Mannaj-ool &
Vajnštejn dir. 2001, 217). D’après les analyses de Lawrence Krader, les sociétés turco-
mongoles sont fondées sur l’agnation, de sorte que « very few relationships and still fewer
significant ones, are with the maternal kin » (1963, 321).
Le principe de filiation est patrilinéaire : les enfants d’un couple appartiennent au
lignage et au clan de leur père. Les filles ne changent pas d’appartenance clanique à
leur mariage, c’est pourquoi, comme la résidence est patrilocale, les femmes mariées
vivent dans des clans qui leur demeurent étrangers et ne sont pas autorisées à
participer aux cultes claniques de leur mari. Les femmes ne peuvent transmettre à
leurs enfants leur identité lignagère et clanique. Krader donne un tableau frappant de
l’hégémonie du principe patrilinéaire :
Parmi les dizaines de généalogies qu’Andrej Anoxin releva au début du XXe siècle
chez les Altaïens, on rencontre des chamanes qui citent des ancêtres chamanes en
ligne paternelle, en ligne maternelle, ou dans les deux lignes. On n’observe pas de
tendance dominante en faveur de la ligne maternelle ou paternelle.
Nous prendrons comme exemple la généalogie du chamane Taštan, membre du clan
Tonžaan. Il cite comme ancêtres protecteurs Küle, Biike et Köstönkö dont il se
revendique l’héritier.
Figure 24. Généalogie du chamane altaïen Taštan (d’après Anoxin 1924, 124-125). (En rouge les chamanes).
103
En revanche, les ethnographes ont recueilli les observations que les indigènes eux-
mêmes ont pu faire sur les régularités de la transmission de la qualité chamanique :
chez tous les peuples turcs de Sibérie méridionale, on affirme que la qualité de
chamane peut être héritée en ligne paternelle comme en ligne maternelle.
Pour les Altaïens, tout chamane est le descendant d’un chamane défunt (ozo kam) en
ligne paternelle ou maternelle (Anoxin 1924, 49). D’après les informations de
Dyrenkova, chez les Téléoutes, « le don chamanique se transmet dans le clan (söök)
du chamane » même si « on note des cas où le don chamanique se transmettait du taaj
(‘oncle maternel’) au jeen (‘neveu’). » Aurait-on chez les Téléoutes un mode de
transmission plus patrilinéaire ? Ce fait est infirmé par Potapov (1949, 198) qui
rapporte que d’après ses informateurs, dans cette population aux dimensions
pourtant réduites, la qualité chamanique se transmet plutôt du côté de la mère. Allons
plus loin au Nord, chez les Iakoutes : « Quand il a une descendance, l’esprit chamane
préfère la ligne maternelle. De tous les grands chamanes de jadis, on croit savoir que
seul Küstekh-chamane n’a pas encore donné de descendance par sa lignée féminine »
(Ksenofontov [1928] 1998, 56). Ces faits ne sont pas propres aux Turcs. Chez les
Évenks, Vasilevič note que la transmission est possible par les femmes, même si elle
est plus généralement patrilinéaire (1969, 344-345). Au contraire, pour Suslov, qui a
travaillé chez d’autres groupes Évenks, plus au Nord, c’est le principe matrilinéaire
qui semble le plus fréquent (cité par Vasilevič, ibid.).
88 Bien entendu l’observateur peut noter des régularités. Chez les Évenks, les statistiques de Vasilevič
font ressortir la transmission de parent à enfant comme la plus fréquente (1968).
89 D’jakonova (1981, 131) a publié une généalogie de chamanes touvas, mais dans un schéma très
Ce principe d’héritage sans ligne préférentielle est étendu dans l’espace, mais aussi
dans le temps puisqu’il est authentifié dès 1731 par Gmelin chez les Khakasses
(Katchines). Dans un campement de Katchines, l’équipe des académiciens allemands
obtient de pouvoir rencontrer deux chamanes.
Il est frappant d’observer la fierté tout à fait caractéristique avec laquelle les
chamanes souhaitent faire connaître aux savants allemands leur généalogie qui
remonte à sept générations, chiffre d’une grande régularité dans ce domaine. La
chamane femme revendique une grand-mère chamane ce qui implique une
transmission par les femmes de la qualité chamanique.
D’après ces différents exemples, on voit que la question de savoir si, selon les
sociétés, la succession est plutôt patrilinéaire ou matrilinéaire est difficile à trancher.
Nous avons vu avec les Téléoutes que, dans une même population pourtant très peu
nombreuse, les opinions des informateurs peuvent diverger. En revanche, il est un
principe qui n’est jamais contredit par les informateurs, c’est celui de la possibilité a
priori de la transmission de la qualité chamanique par une femme comme par un
homme. Au contraire, au moins chez les Touvas, il est évident pour tous que
l’appartenance clanique et le statut social (khan, nojan ou chef de xošun90,
fonctionnaire darga et autres titres) ne peuvent être transmis par une femme à ses
descendants.
On objectera peut-être que cette différence tient au fait que les femmes peuvent être
chamanes alors qu’on n’en connaît pas qui ait été khan ou chef de xošun. Mais le
statut de membre d’un clan s’étend bien aux femmes, or le principe patrilinéaire qui
régit toute la société leur interdit de transmettre leur appartenance à leurs enfants. La
transmission de la qualité de chamane est donc indifférenciée ou cognatique91 car
n’importe quel cognat descendant d’un chamane pourra devenir chamane. Nous
appellerons par la suite « pseudo-lignage chamanique » le groupe des descendants
cognatiques d’un chamane.
Nous sommes en contradiction totale avec notre premier tableau de l’organisation
sociale des Turco-mongols qui soulignait le caractère négligeable des relations de
l’individu avec sa parenté maternelle. La seule manière d’expliquer cette contradiction
est de comprendre que, pour les Turcs de l’Altaï-Saïan, la qualité de chamane,
précisément, n’est pas une fonction sociale. C’est pour cette raison que sa transmission
ne doit ni ne peut être soumise à l’ordre commun de la transmission des biens
sociaux et économiques.
92 Notons toutefois que, malgré le « comme », Potanin ne marque pas toujours avec suffisamment de
clarté si cette maladie est réelle ou s’il s’agit d’un fait culturel. Le manque de précision à ce sujet a
conduit de nombreux analystes au XIXe et au XXe siècle à affirmer l’existence d’une véritable maladie
dont seraient atteint les chamanes. Mais Potanin ne tombe pas dans ce piège.
106
Dans la société touva traditionnelle, la fonction de chamane est, au niveau local, l’une
des plus importantes, sans doute la plus saillante. Comment comprendre qu’elle se
présente comme une institution subversive au sein même de l’ordre patrilinéaire ?
Quelle est réellement la part de la patrilinéarité dans les représentations sur l’héritage
et l’hérédité ? Est-elle si exclusive que Krader l’affirme ? En dehors de la qualité
chamanique, y a-t-il d’autres qualités, des traits biologiques ou des biens dont on
admet qu’ils sont transmis par les femmes ? Ces questions se posent nécessairement
si nous souhaitons comprendre le statut de l’héritage chamanique parmi les différents
modes de transmission, et donc mieux comprendre la place qu’occupe le chamane
dans sa société. Pour tenter d’y répondre, nous allons dans le chapitre suivant nous
pencher sur les relations de parenté chez les Touvas sous les différents aspects de la
descendance, la filiation, l’alliance.
Nous devrons nous interroger sur le statut de la femme dans la société touva
ancienne, sur la part qu’elle a à l’héritage, sur les biens qu’elle peut elle-même
transmettre et la conception des hérédités biologiques dont elle peut être la source ou
le vecteur.
107
Chapitre IV
La concurrence des héritages
La terminologie que nous présentons est établie à partir des informations recueillies
par N. F. Katanov en 1889 (1907 I et II, passim), F. Kon en 1903-1904 (1934, 128-
147), E. K. Jakovlev qui a rassemblé un remarquable « matériau pour l’établissement
du système de parenté des Soïotes93 » (1900, 94-97), L. P. Potapov (1960, 200-201 ;
1966, 37 ; 1969, 231-232), S. I. Vajnštejn (1961, 135) et Badamxatan (1987, 126-127).
A. Termes de consanguinité
Figure 25. Système de consanguinité touva ancien. Le genre d’ego est indifférent.
+ : plus âgé qu’ego. - : moins âgé qu’ego. Les germains sont classés de gauche à droite en rang d’aînesse.
109
ava : mère
ača : père
kyrgan-ava [« vieille mère »] : mère de père ; sœur aînée de père.
kyrgan-ača [« vieux père »] : père de père ; frère aîné de père.
aky : frère aîné ; frère cadet de père ; fils de frère de père, plus âgé qu’ego.
ugba : sœur aînée ; sœur cadette de père ; fille de frère de père, plus âgée qu’ego.
duŋma : germain cadet ; enfant de frère de père, plus jeune qu’ego ; enfant de frère,
plus jeune qu’ego
oglu : fils ; petit-fils ; fils de frère cadet ; petit-fils de frère.
urug [« enfant »], kys : fille ; petite-fille.
čêên : enfant de sœur ; enfant de sœur de père94.
daaj : frère de mère ; fils de frère de mère.
daaj ava : sœur de mère ; mère de mère.
daaj ugba : fille de frère de mère.
daaj ire ou ire : père de mère95.
šany : enfant de sœur de mère (terme réciproque employé par les enfants de sœurs)
xaja (rare) : terme réciproque employé par les enfants d’enfants de sœurs (enfants de
šany).
Ces termes sont ceux employés dans les vallées du Ienisseï et du Xemčik ; ils
connaissent de nombreuses variantes dialectales96 qui n’affectent pas sensiblement le
système.
94 Chez les Altaïens, ce terme (jeen) désigne aussi les enfants de fille.
95 Ire se rencontre avec ce sens spécifique dans les invocations chamaniques (Katanov 1907 I, 191 et II
163, n° 1349 ; Kenin-Lopsan éd. 1995, 312-313 : daaj et irem y figurent comme synonymes par un
chamane de Möŋgün Tajga (informateur né en 1908)). Ire est peut-être l’un des rares termes d’origine
samoyède conservés dans la langue touva (cette opinion, exprimée par Katanov, est contestée par
Tatarincev (2000-…, II, 379)). Je remercie M. Jean-Luc Lambert d’avoir attiré mon attention sur le
samoyède ire « grand-père ».
96Nous indiquons à titre indicatif les variantes dialectales relevées dans la littérature :
êne : « grand-mère, mère de père », dialecte de Tere-Xöl (Sat 1987, 65) ; « mère de grand-mère »,
dialecte tožu (Sat 1987, 78).
xaka : « frère aîné », dialecte de Tere-Xöl (Sat 1987, 65).
uva : « sœur aînée », Kaa-Xem (Sat 1987, 70)
ire : « frère de mère » dialecte de Tere-Xöl (Sat 1987, 65).
šany : « enfants de sœurs » dans le Xemčik (Potapov 1966, 37) et en dialecte tožu (Čadamba 1974, 69),
forme šanyšky (šanyškylar) à Möŋgün-Tajga et Baj-Tajga (Doržu 1993, 96). Le dictionnaire de Pal’mbax
donne « cousin » (1955, 541).
böle : törel ugbaškylar uruglary [« enfants de cousines »] en dialecte tožu (Sat 1987, 78) ; « enfants de
cousines » [deti dvojurodnyx sester], donné comme tožu et tofalar par Tatarincev (2000-… I). Terme
turco-mongol d’après Sevortjan. Tatarincev : « il est possible que ce terme soit homogène avec mong.
büle « famille ». » Tatarincev cite le proverbe kalmouk : « Böl kün böösên xünvagd » : « les böl sont les
derniers à se séparer. »
böleliški : « enfants de cousins-cousines » relevé à Möngün-Tajga/Baj-Tajga (Doržu 1993, 96).
xaja : « enfants d’enfants de cousines [törel ugbaškylarnyŋ uruglarynyŋ uruglary[=enfants de šany]] »,
dialecte tožu (Sat, 1987, 78). Dialecte tožu : « Xajalyškylar xaja körüšpes xary ulustar bolur. » (« les enfants
d’enfants de cousines sont des gens qui ne s’entraident pas ») (Čadamba 1974, 69). Pour les
particularités terminologiques du dialecte des Touvas de la province de Xovd en Mongolie
(essentiellement des emprunts au mongol), voir Ulamsurengijn (2003, 139-168).
110
97La comparaison avec les autres langues turco-mongoles est menée à partir de matériaux publiés par :
sur les différents groupes altaïens du Nord et du Sud, Potapov (1953), Dyrenkova (1926a et b), Tadina
(1999, 2001, 2005) ; sur les Tofalars (Karagasses) et les Khakasses (Tatars de Minoussinsk) Katanov
(1907) et Šibaeva (1954) ; sur les Iakoutes, Seroševskij ([1896] 1993, 542-551) ; sur les Turcs de
Turquie, Cuisenier (1964) ; sur les différents groupes mongols, Vreeland (1954) Krader (1963). Pour
une comparaison des terminologies turques : Pokrovskaja (1961), Burykin & Letjagina (1999) et
Burykin (2001).
Je remercie M. Jean-Luc Lambert et les participants du séminaire « Systèmes de parenté en Asie
septentrionale » de l’EPHE, en particulier MM. Yves Dorémieux et Grégory Delaplace, pour leur
collaboration et leurs conseils dans cette étude des systèmes de parenté turcs de Sibérie méridionale
qui n’en est qu’à l’état de première approche.
111
-Kym ulug, daaj azy dag ? « Qui est le plus grand, le daaj ou la montagne ?
-Daaj ! -Le daaj ! »
98 On le retrouve sous différentes variantes phonétiques dans les inscriptions turques anciennes et
dans les langues contemporains en altaïen (jeen), en chor (jeen), khakasse (čeen), iakoute (sien), kirghiz
(žêên), kazakh (džjen). En turc de Turquie, yegen s’est étendu à l’ensemble des enfants de germains. En
bouriate et en khalkh : zêê.
112
25). De même, les cousins parallèles matrilatéraux ne sont jamais assimilés à des
germains comme ils devraient l’être dans un système omaha. Romney reconnaît que
Kalmuk Mongol appears not to fit any of Lounsbury’s types mais il maintient pourtant que
leur terminologie is clearly of Omaha structure (1965, 127). Il propose en conséquence
une réorganisation du modèle de Lounsbury.
Notons enfin que la distinction aîné-cadet fondée sur l’âge, prépondérante côté
paternel, n’opère pas côté maternel. La relation aux paternels est soumise au principe
de hiérarchie alors que la relation aux maternels détermine le sens de la relation de
hiérarchie.
B. Termes d’affinité 99
Figure 26. Termes d’affinité. Les germains aînés du conjoint sont à gauche, les cadets à droite.
99 Variantes dialectales :
xüregen : (familier) « époux de fille » (matériaux de terrain).
ire : « père d’époux », région de Kaa-Xem, (Sat 1987, 70) ; régions de Naryn et de Tere-Xöl (Kara-ool
2001, 251).
kada : « mère d’époux », Kaa-Xem, (Sat 1987, 70)
čeŋge : « čaavaj, sœur de frère aîné » (Sat 1987, 70)
Chez les Touvas de Mongolie du Nord-Ouest (Monguš 1983, 137), un terme unique désigne WM et
HM : kat ie. De même pour WF et HF : kat ada. Cette assimilation se retrouve en chor, khakasse,
kazakh.
113
peg : père de mari ; frère aîné de mari ; consanguins et affins aînés de mari.
kunčug : mère de mari ; sœur aînée de mari ; consanguines et affines aînées de mari.
čuržu : germain cadet de mari ; consanguins et affins cadets de mari.
kuda : terme réciproque employé par les père et mère de deux époux.
kudagaj : même sens que kuda mais appliqué aux femmes uniquement : « mère
d’époux d’enfant ».
baža : terme réciproque employé par les maris de deux sœurs100.
Affins de consanguins :
čenge ou čaa avaj : épouse de frère aîné ; épouse de consanguin patrilatéral aîné.
kelin : épouse de fils (bru) ; épouse de frère cadet ; épouse de consanguin patrilatéral
cadet.
česte : époux de sœur aînée ; époux de consanguine patrilatérale aînée.
küdêê : époux de fille (gendre) ; époux de sœur cadette ; époux de consanguine
patrilatérale cadette.
küj : épouse de frère de mère.
On notera que les termes d’affinité ne sont pas identiques selon qu’ego est féminin
ou masculin, contrairement aux autres systèmes turcs contemporains (chor, khakasse,
100Traditionnellement des relations de coopération unissent les baža. Un conte touva dit ainsi du
héros : bažazy-bile kady diiŋnep čoraan « il était parti à la chasse à la zibeline avec son baža » (Arapčor
1995, 109).
114
inférences, et notamment des inférences implicites, que les Touvas peuvent former à
propos des caractères transmis par l’engendrement. Un détail du récit de Kon doit
attirer l’attention : le père introduit un sagyš et un tyn dans un embryon ; c’est donc
que ce dernier existe déjà dans le corps de la mère. Ceci ouvre une brèche pour la
transmission de toutes sortes de caractères de la mère à ses enfants. Lorsque les
informateurs de Kon lui disent que la mère ne transmet « rien », ce « rien » n’en est
un que d’un point de vue particulier, le point de vue patrilinéaire auquel ne se résume
pas l’ensemble des rapports biologiques imaginés entre les parents et leurs enfants.
Il existe en effet une opposition en mongol comme en touva entre la parenté par l’os
(agnatique) (tv. söök törel) et la parenté par le sang (maternelle ou cognatique) (tv. xan
törel 103). Cette opposition entre les types de parenté est cohérente avec la vision touva
des composantes de l’individu décrite par Kurbatskij, plus équilibrée que celle
donnée par Kon : pour les Touvas, la nature de l’individu est double : de son père, il
tient ses os et de sa mère son sang (2001, 143). Kurbatskij, qui a travaillé d’après des
matériaux recueillis dans les années 1950, ne cite pas la source exacte d’où il tient
cette idée ; on peut cependant la recevoir avec confiance car elle est en harmonie
avec ce que l’on sait, avec bien plus de détails, sur les représentations des Altaïens.
Pour les Altaïens, l’embryon se développe à partir d’un mélange de sperme (töl) du
père et de sang (kan) de la mère. Un proverbe altaïen dit : Söök-tajagy adanaŋ, kan-
baltyry êneneŋ « Du père, les os-bâton ; de la mère, le sang-muscle » (Tadina 2005).
D’après Tadina, les Altaïens accordent une grande importance au clan de la mère
dans la définition de la personne. Quand des Altaïens font connaissance, ils
demandent : Kemneŋ čykkan ? « De qui es-tu sorti ? » On répond généralement en
nommant d’abord le nom du clan de son père puis celui de sa mère de la manière
suivante : Söögim kypčak, irkitteŋ čykkam « Mon os est Kypčak, je suis sorti de Irkit »,
c’est-à-dire : « Par mon père, mon clan est Kypčak ; le clan de ma mère est Irkit. »
Des Touvas de Kyzyl, interrogés sur la question, m’ont expliqué que la force
physique se transmet en ligne maternelle. Par exemple, d’un champion de lutte
(xürêêš) on dira que ses parents maternels devaient être forts. Des Khakasses
rencontrés à Kyzyl en 2003 estimaient que l’épilepsie s’hérite en ligne maternelle.
Y a-t-il une contradiction entre l’opinion, très patrifocale, recueillie par Kon et celles
plus équilibrées citées ensuite ? Faut-il supposer une évolution ? Bien entendu, sous
l’effet de l’éducation soviétique, les représentations sur l’embryon ont été
bouleversées, cependant l’idée citée par Kurbatskij et Tadina que la mère apporte le
sang et la chair ne peut être un héritage soviétique. On a plutôt, entre ces discours
contradictoires, des différences de point de vue, au sens où Caroline Humphrey parle
d’un « point de vue des femmes » qui a son autonomie même au sein d’une société
patrilinéaire (Humphrey & Onon [1996] 2003, 176). Du point de vue patrilinéaire,
favorisé par les hommes, il est incontestable que la mère ne transmet rien de
significatif à ses enfants. Mais d’autres points de vue existent par lesquelles les
individus se regardent eux-mêmes et pensent leur reproduction.
103Jakovlev 1900, 88. Cette expression a pour équivalent mongol maxan töröl « parenté par la chair »
(Pop 2002, 59).
116
B. Le principe patrilinéaire
Il est certain que le point de vue patrilinéaire est, parmi tous ceux qui sont en
concurrence, celui qui domine, puisqu’il a la capacité de réaliser socialement les
mythes qu’il produit. L’appartenance juridique des garçons et des filles au groupe de
filiation de leur père est la réalisation objective d’une représentation patrifocale de la
conception. En pays touva, la communauté territoriale remplace le clan comme unité
politique à l’époque sino-mandchoue, mais l’appartenance à un territoire et donc à un
prince demeure déterminée par le principe patrilinéaire.
Comme le note Jakovlev (1900, 89), « la parenté n’est reconnue qu’en ligne
masculine. » D’après l’enquête de Kon dans la région du Xemčik, les enfants sont
toujours ceux du père. En cas de divorce, c’est lui qui les emmène, sauf s’il est
reconnu incapable de subvenir à leurs besoins. Ils sont alors élevés provisoirement
par la famille de la femme, mais restent de droit membres de ce que Kon appelle
« clan » [klan], plus exactement du groupe territorial, de leur père. Une exception est
prévue cependant si la femme et le mari sont originaires du même « clan », auquel cas
la femme divorcée peut être autorisée sans difficulté à emporter ses enfants dans la
famille de son père. En effet, le « clan » (de droit, le sum) paie un impôt fixe ; plus il
compte de membres masculins, moins il reste à payer à chacun (Kon 1936, 135-136).
L’argument fiscal, tout à fait vraisemblable, trouve une confirmation dans le fait que,
d’après Grumm-Gržimajlo (1926, 125), les autorités empêchaient pour cette raison
l’adoption de garçon d’un « clan » ou d’un district à un autre.
Le mythe patrifocal de la conception rapporté par Kon vient donc légitimer un ordre
fiscal. Nous verrons plus loin que cet usage et cette idéologie ne faisaient pas
l’unanimité chez les Touvas.
C. Du clan au territoire
Cette explication de Kon demande à être précisée. De droit, ce sont les unités
administratives (xošun, sum, arban) qui doivent payer l’impôt (alban) et non les clans
(söök) qui n’ont pas d’existence juridique pour le pouvoir sino-mandchou. Comme
chez les Mongols, ce sont ces « communautés territoriales pluriclaniques » (Pop 2002,
68) qui se réunissent désormais dans le culte au obo sur les anciennes montagnes
claniques.
L’assimilation de söök et arban par Kon peut cependant se justifier car dans certaines
régions, comme le Xemčik, les arban, les plus petites circonscriptions, rassemblent de
fait essentiellement des membres d’un même clan (söök). Dans ce cas la communauté
fiscale est bien un groupe de filiation. Mais il n’en va pas ainsi dans le xošun Ojun au
sein duquel les arban réunissent les membres de plusieurs clans (Kon 1934, 144). Le
système administratif chinois chercha à récupérer à son profit certaines
117
représentations liées au clan, c’est pourquoi il a donné des noms de clans à certains
xošun, sum, et arban. Mais ces unités territoriales contribuaient en réalité à faire perdre
leur existence réelle aux clans. On le voit bien par l’exemple des Irgit, vieux clan turc,
qui payait indépendamment le jasak (« tribut ») aux Russes aux XVIIe et XVIIIe siècles :
les documents russes les nommaient Irkickogo roda soëty « Soïotes du clan Irgit »
(Mannaj-ool & Vajnštejn dir. 2001, 187). À la suite d’une migration, les Irgit se
retrouvèrent en partie dans l’empire mandchou, et, à la fin du XIXe siècle, ils étaient
éclatés en groupes isolés : trois sum distincts portaient le nom Irgit dans les xošun
Ojun, Xemčik et Xasut (Potapov 1969, 69-70). Plus inaccessibles encore, certains
Irgit (Irkit) restés dans l’Altaï appartenaient à l’empire russe. Pour citer un autre
exemple, le clan Salčak avait donné son nom à un xošun (Salčak xošun) mais aussi à un
sum appartenant à un autre xošun (Sajn-nojon xošun) (Potapov 1969, 49). Toutes ces
unités territoriales portant le même nom étaient dirigées par des fonctionnaires
différents et payaient l’impôt indépendamment. Il était interdit aux éleveurs habitant
par héritage patrilinéaire ces territoires de passer de l’un à l’autre. Les Irgit et les
Salčak, d’entités intégrées qu’ils furent étaient devenus de simples noms vides de
réalité sociale.
Nous venons de voir le cas, évoqué par Kon, de deux divorcés originaires d’un
même clan : c’est donc que le clan touva ne constitue pas une unité exogamique (on
peut supposer d’après le contexte que Kon parle bien de clans ici). Kon est explicite à
ce sujet : « il faut remarquer que le mariage dans les limites d’un clan était admis à la
condition que le lien de parenté du côté paternel ne soit pas plus proche que la
huitième génération. Des exceptions existaient, mais les Soïotes [Touvas] regardaient
ces unions avec la plus grande réprobation » (1934, 133). Potapov releva dans les
années 1950 chez les membres du clan Xertek la règle selon laquelle deux Xertek
peuvent s’épouser s’ils n’ont pas de lien de parenté plus proche qu’à la troisième
génération (1960, 200).
Dans ce domaine, les pratiques ont subi une longue évolution. On sait que chez les
Mongols médiévaux le clan constituait bien une unité exogamique (Vladimirtsov
1948, 56). Ce système s’est maintenu chez les Daours et les Bouriates au moins
jusque dans la deuxième moitié du XXe siècle (Pop 2006, 245, 248). L’exogamie
clanique est attestée sans aucun doute possible chez les peuples altaïens du Nord et
du Sud et les Chors qui la désignent tous par le terme alyšpas (« on ne prend pas »)
(Dyrenkova 1926a, 253 ; 1926b, 263 ; Potapov 1953, 252-255) et paraît être respectée
de nos jours encore chez les Altaj-kiži (Tadina 2005, 257). Chez tous ces peuples,
deux membres d’un même clan ne peuvent s’épouser même si aucun lien de parenté
évident ne peut être établi entre eux. Les clans sont, de toute façon, censés
rassembler des descendants agnatiques d’un ancêtre commun dont la vie est
rapportée par des mythes. Ainsi chez les différents peuples altaïens, deux membres
118
d’un même clan, même s’ils sont originaires de différentes régions s’appellent
karyndaš 104 qui en contexte familial désigne le « petit frère » et doit ici être traduit par
« agnat ». L’empire russe a utilisé à son profit le système clanique confiant jusqu’en
1912 à des chefs de clan ou de confédarations claniques en principe élus en fait
héréditaires (appelés zajsan dans le Sud, paštyk dans le Nord) le soin de rassembler le
jasak et d’exercer la justice (Potapov 1953 ; Znamenski 1999, 194-197). La résidence
du zajsan dont dépendait un Altaïen du Sud pouvait être très lointaine car le principe
d’appartenance n’était pas territorial mais bien clanique (Potapov 1953, 250).
En revanche, la règle a évolué chez les Touvas mais aussi chez les Mongols khalkhas
qui étaient leurs voisins dans l’empire sino-mandchou. Au début du XXe siècle,
l’exogamie clanique avait déjà cédé la place à un principe de prohibition de l’inceste
centré sur ego et valable pour les alter qui sont ses consanguins jusqu’à un certain
degré variable selon les groupes. Pour déterminer si alter est épousable ou non, on
établit donc son lien de parenté réel avec ego. L’énoncé de l’interdit est ainsi passé
d’un point de vue global à un point de vue local ou individuel pour reprendre une
distinction de Louis Dumont (1997, 125-126). L’idée d’une substance clanique
commune n’est plus suffisamment forte pour imposer le sentiment de commettre un
inceste en épousant un membre de son propre clan. Connaissant la différence des
pratiques touva et altaïenne de l’exogamie au tournant du XXe siècle et sans doute
depuis assez longtemps, on n’est pas surpris d’apprendre que Potanin n’a recueilli, à
grand-peine, que quelques rares mythes sur l’origine des clans touvas alors qu’il avait
fait une riche provision de matériaux chez les Altaïens de Russie (Potanin 1883, 11).
Ces récits mettant en scène un ancêtre commun n’avaient pas de sens dans le
contexte touva où les descendants de ce personnage étaient autorisés à se marier.
Bien entendu, ce n’est pas l’« oubli » des mythes claniques qui a provoqué la
disparition de l’exogamie : des causes externes doivent être attribuées à cette
évolution.
La disparition de l’exogamie et de l’identité claniques est à mettre en relation avec la
désagrégation de l’autonomie politique des clans chez les Touvas et les Mongols
pendant la domination sino-mandchoue. Potanin rapporte avoir eu des difficultés à
obtenir de ses informateurs les noms des clans présents dans les unités
administratives sum (ibid.). Au début du XXe siècle, il semble que l’exogamie clanique
n’était plus respectée que chez les Touvas orientaux éleveurs de rennes (Mannaj-ool
& Vajnštejn dir. 2001, 274). Chez ces derniers, comme chez les Turcs chasseurs de
l’empire russe, chaque clan disposait d’un territoire de chasse particulier. Il semble
que la pratique de la chasse ait exercé un rôle de conservation sur l’organisation
clanique.
Nous avons constaté des différences considérables dans la pratique de l’exogamie des
Touvas d’une part et de leurs voisins altaïens de l’autre. Ces pratiques sont liées à des
discours différents sur les substances communes aux membres des groupes.
Pourtant, nous savons que le mode de transmission de la qualité chamanique est
104 De karyn « ventre, matrice ». Cette étymologie a fait supposer aux ethnologues soviétiques une
origine matrilinéaire ancienne aux clans.
119
semblable chez ces populations. Nous sommes donc portés à interpréter les discours
sur l’« os » ou la substance clanique comme des théories explicites sans fondement
cognitif profond, dont le but est de consolider les unités politiques variables dont
elles sont le produit.
Ceci apparaît nettement au fait que les règles d’application de l’exogamie font l’objet
de décisions collectives. Lorsqu’un clan est trop grand ou s’il n’a pas de voisins
accessibles assez nombreux, il se scinde et ceux qui étaient inépousables car
considérés comme consanguins deviennent épousables. Un Chor raconta à
Dyrenkova que son père fut l’un des premiers à épouser une femme de son clan
(Kobyj) après une décision des anciens d’autoriser l’endogamie dans le clan et de
faire des lignages (tölö) les groupes exogames (Dyrenkova 1926b, 263). Dans tout
l’Altaï, on connaît de nombreux clans issus de divisions d’un clan originel dont ils
portent en partie le nom en composition avec un qualificatif (chez les Altaïens : Tau-
Üz (« Üz de la montagne »), Sary-Üz (« Üz jaunes ») ; chez les Touvas : Adyg-Tülüš
(« Tüluš-Ours »), Ulug-tülüš (« Grands-Tülüš »)). Il est fréquent que des histoires
racontent l’origine de cette séparation, souvent liée à un changement politique ou
démographique (Potapov op. cit., 251-252).
L’exogamie apparaît comme étroitement liée à l’existence politique du groupe. À
l’époque soviétique, les clans altaïens perdirent toute signification politique et sociale
et ce sont les unités territoriales des kolkhozes qui les remplacèrent comme support
d’identification. Potapov rapporte ce fait très intéressant d’une exogamie de kolkhoze
qu’il a observée en 1931 quelques mois après la création des premières coopératives.
Les anciens, qui cherchaient à imposer cette règle, la justifiaient en disant : « Nous
vivons dans le kolkhoze, cela signifie que nous sommes l’un pour l’autre frères et
nous ne pouvons pas nous marier entre nous » (1953, 252).
Le caractère conventionnel de telles décisions de redéfinition des limites du groupe
exogame est donc connu de tous. L’« os » (söök) est manipulable et il est conçu
comme tel. Ainsi, en dépit de l’image conventionnelle à connotation biologique
employée pour les désigner (« os »), les clans et la substance clanique font l’objet
d’une représentation qui n’est pas naturaliste mais plutôt sociologique ou politique.
Boyer fait, du reste, la même constatation chez les Fang du Gabon à propos desquels
il remarque que le terme désignant les lignages (littéralement « espèces ») ne recouvre
pas une représentation naturaliste, qui serait peu compatible avec leur pratique de
l’exogamie ([1994] 1997, 195).
On peut citer encore, comme argument en faveur de l’idée que la pratique
d’exogamie n’est pas nécessairement l’expression de représentations étroitement
naturalistes, le fait que, chez les Altaïens, les orphelins adoptés dans un même
lignage ne peuvaient se marier entre eux, même s'ils venaient de clans différents
(Dyrenkova 1926).
En revanche, on chercherait en vain dans les sources concernant les Turcs de Sibérie
méridionale la trace d’une réunion des anciens qui se donnerait pour but de décider
du mode de transmission de la fonction de chamane ou de l’identité de la personne
qui doit succéder à un chamane défunt. La possibilité d’agir sur ces phénomènes est
120
E. Règles d’alliance
À propos des Touvas, Jakovlev (1900, 89) rapporte que « les mariages entre cousins
sont considérés comme les plus avantageux. » Kon est plus précis : il fait contraster
l’interdit d’épouser les femmes du côté paternel avec la liberté qui concerne les
consanguines de la mère : « les mariages avec les plus proches parents maternels ne
sont en rien limités : on peut épouser sa cousine maternelle et même la sœur de sa mère106. » (op.
cit., 133). On ne dispose pas de beaucoup plus d’information sur les règles d’alliance
des Touvas, mais le mariage matrilatéral dont parle Kon est bien connu chez les
Altaïens qui le pratiquent jusqu’à nos jours alors qu’il a disparu chez les Touvas
depuis assez longtemps. Pour les Altaïens, il est préférable de prendre femme dans le
clan de la mère (taaj söök). Tadina a fixé ce précepte altaïen : Ada ugunaŋ alyšpas, êne
ugunaŋ alyžar, « On ne prend pas dans le groupe de filiation [uk] du père, on prend
dans le groupe de filiation de la mère » (2005, 259). Le mariage avec la sœur de mère,
cité pour les Touvas par Kon, est aussi signalé chez les Altaïens (Dyrenkova 1926a,
254).
105 Selon la solution adoptée par D. Sperber et S. Thion dans leur traduction de E. Leach ([1966]
1968), « descendance » et « filiation » traduisent respectivement les termes de l’anthropologie anglaise
filiation et descent. La « descendance » désigne l’ensemble des liens généalogiques, parmi lesquels certains
seulement, établis selon un mode patrilinéaire, matrilinéaire ou autre, constituent des liens de
« filiation » qui transmettent droits, titres, propriété. On notera que, prise en ce sens, la descendance
inclut la notion ordinaire d’ascendance.
106 Nous soulignons.
121
conclure que le système touva n’a rien de prescriptif et ne peut donc constituer un
cas de mariage patrilatéral107.
Le cas rapporté par Mänchen-Helfen est réellement troublant, mais nous disposons
de suffisamment de matériaux concernant l’alliance dans l’Altaï pour savoir à quoi
nous en tenir sur la fiabilité de cette information. La fille de la sœur du père d’ego
appartient à un autre patrilignage que celui d’ego. Cependant, la règle donnée par Kon
distingue les parents en seulement deux catégories, les paternels et les maternels, et
seuls ces derniers sont épousables pour ego masculin ; FZD ne devrait donc pas
pouvoir être épousée. Dans la terminologie, FZD est une čêên (alt. jeen) et ego est pour
elle un daaj (alt. taaj) (« oncle maternel »). On dispose d’informations explicites chez
les Altaïens au sujet des relations avec la jeen : « il est interdit d’épouser sa jeen, c’est-à-
dire une fille de sœur, ou une fille de sœur de père. Pour une femme, il est interdit
d’épouser son taaj (fils de frère de mère) jusqu’à la quatrième génération (tört üjä), et
même plus dans de nombreux endroits » (Dyrenkova 1926a, 254).
Il est donc assez clair que l’information fournie par Mänchen-Helfen est inexacte.
Une erreur de traduction a pu se produire pendant l’entretien même, car le savant
allemand ne parlait pas le touva et employait un interprète dont il dit d’ailleurs que, ce
soir-là, « il était fatigué et voulait aller se coucher » (ibid. 103). De plus, comme le note
Needham, l’ouvrage de Mänchen-Helfen est un récit de voyage et non une enquête
ethnographique. Son auteur, historien sinologue et non anthropologue sibérianiste,
n’était pas nécessairement très sensible aux différences entre les types de cousins.
Enfin, Mänchen-Helfen a vu une grande partie de ses notes confisquées par le GPU
à la frontière biélorusse. Il est donc possible que l’anecdote ait été reconstituée de
mémoire. Tout porte à croire que cette FZD était en réalité une MBD108.
Avec une préférence pour la fille de l’oncle maternel et un interdit explicite à l’égard
de la fille de la tante paternelle qui n’est pourtant pas membre du groupe de filiation
d’ego, les pratiques d’alliance des peuples turcs de l’Altaï-Saïan rappellent beaucoup
celles des Nivkhs (Gilyaks), peuple de l’Extrême-Orient sibérien sans rapport avec les
Turcs et dont le système de parenté a été décrit par Šternberg (1999) et analysé par
Lévi-Strauss comme un cas d’échange généralisé ([1949] 2002, 336-356). Cependant,
la terminologie touva diffère fondamentalement de celle des Nivkhs en ce qu’elle
distingue les consanguins des affins. Chez les Nivkhs, un même terme désigne le père
d’épouse et l’oncle maternel. Les pratiques d’alliance matrilatérale ne sont nullement
une exigence du système terminologique touva, on ne peut donc parler de « structure
élémentaire » au sens de Lévi-Strauss. Le mariage avec la cousine croisée matrilatérale
est l’expression d’une préférence et non d’une prescription. Ce témoignage de
107 Grač et Potapov, interrogés pour Needham, lui firent savoir qu’ils ne connaissaient rien sur un
mariage patrilatéral chez les Touvas. Visiblement, ils ne l’informèrent pas des sources disponibles en
russe sur le mariage matrilatéral.
108 Mänchen-Helfen fait plus loin d’autres inversions systématiques aisément identifiables.
123
G. Un accord de lignages
« Les Touvas considèrent le mariage comme une transaction, un accord entre les
groupes de filiation [ru. rod] » rapporte Jakovlev (1900, 89). Quand deux amis
souhaitent s’apparenter et n’ont pas encore d’enfants, ils font un échange
symbolique, avec une yourte miniature (ojnaar ög : « yourte pour jouer ») qui les
engage dans une réciprocité afin que, par la suite, leurs enfants ne soient pas engagés
dans une demande en mariage avec un lignage tiers. Le mariage ne nécessite pas un
assentiment entre les mariés, ainsi il est assez souvent conclu par les parents avant
même leurs naissance (Kon 1934, 182). C’est chez les riches que les négociations de
la compensation matrimoniale sont les plus délicates et donc les plus précoces
(Putilov 1887 ; Jakovlev 1900, 88).
L’union simple des individus sans l’accord de leurs lignages ne peut donc par
définition constituer un mariage. Ainsi, la plupart des veuves se voient empêcher de
se remarier, notamment par leurs fils aînés. Mais personne ne voit d’inconvénient à
ce qu’elles aillent vivre avec l’homme de leur choix du moment qu’elles ne l’épousent
pas (Kon ibid., 137).
On n’a pas noté d’hypogamie ou d’hypergamie. D’après Kon (ibid., 134), les Touvas
s’efforcent de conclure des mariages égaux socialement et économiquement.
C’est l’un des traits qui, dans les systèmes de l’Altaï-Saïan, rappellent l’échange
généralisé : avec des circulations asymétriques de femmes d’un clan vers l’autre, la
stabilité des relations entre donneurs et preneurs de femmes est renforcée par le
109Je remercie M. Michael Houseman d’avoir attiré mon attention sur le caractère non systématique
des échanges matrimoniaux chez les Touvas.
124
lévirat, le sororat et les redoublements d’alliance110. Ainsi, chez les Touvas, les frères
s’efforcent d’épouser deux sœurs, ce type de mariage est même très populaire
(Jakovlev 1900, 89 ; Mänchen-Helfen [1931] 1992, 106 ; Grumm-Gržimajlo 1926,
119). Le lévirat et le sororat sont pratiqués chez les Touvas comme chez les peuples
turcs voisins. Historiquement, le lévirat est connu pour avoir été courants chez les
Turcs anciens111 (VII-VIIIe s.) et les Mongols médiévaux (Marco Polo 1998, 165 ; Plan
Carpin 1961, 41).
Chez les Touvas au début du XXe siècle, si l’épouse meurt, si elle demande le divorce,
si elle s’avère stérile ou si elle ne donne pas de garçon, on donne au mari l’une de ses
sœurs cadettes en remplacement. Le sororat n’est pas possible dans l’autre sens : la
sœur aînée de la femme, qui est une kat-iem (« mère d’épouse, belle-mère »), mise à
distance par divers tabous, ne peut être épousée (Jakovlev 1900, 89 ; Mänchen-
Helfen ibid. 107 ; Kurbatskij 2001, 208). La même asymétrie se retrouve dans le
lévirat : le jeune frère doit épouser la femme de son frère aîné défunt, alors que
l’inverse est prohibé (Jakovlev ibid.) De plus, chez les Touvas des liaisons hors
mariage sont possibles avec la femme de frère aîné (appelée čenge) (Vajnštejn, 1961
136). Chez les Altaïens, de telles relations peuvent avoir lieu avec la fille du frère de la
mère, la fille du fils du frère de la mère, la femme du fils de la fille du frère de la mère
et la sœur cadette de la mère (Potapov 1953, 257-258). La polygynie sororale est
possible chez les Altaïens, mais à condition d’épouser les sœurs dans l’ordre de la
plus âgée à la plus jeune (Dyrenkova 1926a, 254).
Sororat et lévirat permettent de préserver les termes de l’alliance conclue entre les
deux groupes de filiation ; dans le contexte altaïen on doit sans doute interpréter ces
pratiques moins comme une manière de reproduire indéfiniment un état d’alliance à
long terme que comme une stratégie pour ne pas rompre la transaction établie lors
d’un mariage particulier.
Il n’existe pas entre les clans de grand cycle d’échange asymétrique des femmes
semblable à ceux décrits chez les Nivkhs ou les Kachin de Birmanie sous forme de
« cercles d’intermariage », et dont Leach, du reste, a montré pour ces derniers qu’ils
n’existaient que dans les mythes indigènes ([1966] 1968).
Pourtant, certains clans ont l’habitude de prendre leurs femmes dans un clan
particulier et des « flux » stables, mais jamais unidirectionnels, peuvent être repérés.
Chez les Altaïens du Nord, parmi les Koumandines, le clan Orokumand prend ses
femmes dans le clan Altyna-Kumandy mais aussi dans des clans chors et dans le clan
110 Lévi-Strauss interprète les pratiques kachin de lévirat, sororat, polygynie sororale et mariage avec
une épouse classificatoire du père comme autant de traits caractéristiques d’un système d’échange
généralisé (op. cit., 281).
111 Une source chinoise dit : « A la mort du père, des grands frères et des oncles paternels, ils épousent
leurs belles-mères, femmes de frères, et femmes d'oncle. » (Bičurin 1851, 270, cité par Bernštam 1946,
88).
125
toubalar Kuzen (Potapov 1953, 254). Par ailleurs on sait que les Téléoutes prennent
souvent leurs femmes chez les Koumandines (Dyrenkova 1926a, 252, n.3). On
ignore à qui les Téléoutes donnent leurs femmes.
Chez les Altaïens du Sud, les Mekrit préfèrent prendre leurs femmes dans le clan
Tumat. Dans le village (ulus) de Čarga à population majoritairement Mekrit, sur trente
mariages, onze unissent des Mekrit à des Tumat, six à des Jutty, six à des Čaros et les
derniers mariages concernent d’autres clans (Dyrenkova 1926a, 253, n. 3). « Il n’y a
pas de clan obligatoire pour le mariage, mais on garde souvent des clans particuliers »
résume Dyrenkova à propos des Altaïens (ibid.). Les clans liés par des relations
matrimoniales régulières et stables sont dits kuda söök, kuda étant le terme
d’appellation réciproque des parents d’époux.
De nos jours, Tadina a relevé comme kuda söök dans les vallées de la Pečanaja et du
Čaryš (Šebalinskij et Ust’-Kanskij rajon) les Todoš et les Irkit, les Irkit et le Kypčak
(Tadina ne précise pas malheureusement l’orientation des échanges qui unissent ces
clans) ; dans la vallée de l’Ursul, les Kypčak et les Tölös sont en alliance ; dans la
vallée du Karakol, les Najman et les Todoš (Ongudajskij rajon) ; dans la vallée de
l’Ojmon ce sont les Sojoŋ et les Majman (Ust’-Koksinskij rajon) (2005, 258).
S’appuyant sur les récits de Rachid ad-din et de l’Histoire secrète des Mongols,
Vladimirtsov fait à propos des Mongols médiévaux des observations qui rappellent
fortement la situation altaïenne contemporaine : « On relève fréquemment l’usage
pour un clan de choisir ses promises dans un autre clan, mais toujours le même. Les
membres de ces clans s’accordent mutuellement le titre d’‘allié’, de parent par
alliance, quda. » (1949, 58).
Outre ces cas de préférence d’un clan A pour les femmes d’un clan B, on signale
parfois explicitement des situations où, symétriquement, le clan B préfère aussi
prendre ses femmes dans le clan A. Chez les Altaïens, ces clans sont non seulement
kuda mais kudalyška terme qui désigne des pères pratiquant un échange de filles
permanent. Ainsi en est-il, dans le district (rajon) Ongudaj (Altaï Sud), des clans
Todoš et Kypčak (Potapov 1953, 255). Selon des informateurs du même district, « le
fils du frère peut prendre la fille de la sœur et la fille du frère peut prendre le fils de la
sœur » (agazyng uly bolzo, edžening kyzy bolzo alar; agazyng kyzy bolzo, edžening uly bolzo alar)
(ibid. 254). Cette règle, qui contredit l’usage général dans l’Altaï, ajoutée au fait de la
pratique d’échange des filles entre Todoš et Kypčak, permet de supposer, bien que
Potapov ne fasse pas le rapprochement entre ces deux informations, l’existence d’une
tendance locale à l’échange symétrique avec mariage des cousins croisés bilatéraux.
Cependant, là non plus, rien de structural puisque la terminologie est la même que
dans toute la région altaïenne. Dyrenkova rapporte que, dans une autre région de
l’Altaï du Sud, les Majman prennent leurs épouses chez les Todoš et leur donnent les
femmes de leur clan (leurs filles et sœurs). Les Majman disent des femmes todoš
126
qu’elles ont un « beau sang » (jaraš kan) et donnent beaucoup d’enfants (Dyrenkova
1926a, 253, n.3).
Chez les Altaïens du Nord, la population tchelkane se divise en deux clans (söök),
appelés Čalkanyg et Šakšylyg. Les mariages sont prohibés à l’intérieur de chaque clan
mais ils sont préférentiels entre les deux clans (Potapov 1953, 254).
Loin au Nord-Est, dans la taïga du Saïan, les Tofalars fournissent un autre cas
d’échange symétrique : chez eux, les hommes du clan ak čogdu prennent leurs femmes
dans le clan xaš et réciproquement (Diószegi 1968, 243).
Ces alliances pouvaient avoir des fondements économiques comme dans le cas des
échanges qui unissaient, chez les Touvas, les Tožu aux Salčak. Les Tožu, éleveurs de
rennes de la taïga, payaient la compensation matrimoniale en rennes tandis que les
Salčak, habitant la steppe, donnaient des chevaux (Kon 1934, 287). Dans les années
1950, les informateurs de Potapov expliquèrent ces pratiques du début du XXe siècle
par les besoins des Tožu en chevaux et des Salčak en rennes (1969, 230).
Ces différents cas d’échanges symétriques entre clans ne doivent pas faire supposer
que toutes ces populations ignoraient, comme les Altaïens de l’Ongudajskij rajon,
l’interdit pesant sur la cousine croisée patrilatérale jeen. Aucune particularité dans les
terminologies de parenté n’a été signalée chez ces groupes qui suivent le modèle
général turc de l’Altaï-Saïan, ainsi rien n’autorise à faire l’hypothèse de systèmes
locaux d’échange restreint au sens de Lévi-Strauss. Il faut ici distinguer le point de
vue local des individus se mariant et utilisant la terminologie et le point de vue global
que les informateurs adoptent lorsqu’ils disent que « les clans A et B échangent leurs
femmes. » Il est vraisemblable que chaque clan échangiste répartissait les fonctions de
don de femmes et de prise de femmes entre des lignages différents. Ainsi au niveau
local, chaque lignage pouvait pratiquer un échange asymétrique classique pour la
région, tandis qu’au niveau global, le clan était en situation d’échange symétrique avec
son clan partenaire. Dans tous les cas, ces échanges symétriques ou asymétriques
associant clans ou lignages n’étaient pas exclusifs car chaque groupe entretenait
habituellement des liens avec plusieurs groupes partenaires.
De tous ces faits, nous devons conclure que, dans les populations turques de l’Altaï-
Saïan, il existe réellement des relations relativement stables associant les groupes de
filiation dans des échanges de femmes qui sont, au niveau global, soit asymétriques
soit symétriques. Au niveau local, les femmes sont toujours obtenues en échange
d’une compensation matrimoniale. On ne connaît pas de description de rite de
mariage mettant en scène un échange direct de filles dispensant de remise de cadeaux
aux parents de la fiancée. Les relations d’échange sont multiples, pluridirectionnelles
et non contraignantes : elles ne s’appuient pas sur un système structural et font donc
l’objet d’une perpétuelle renégociation pour être entretenues.
Au sein d’un ordre patrilinéaire attribuant à chaque clan ses droits, ses territoires et
ses membres, les femmes circulent donc, établissant des transferts réguliers de
fécondité et de biens dont le statut et la nature doivent être maintenant examinés.
127
III. La femme
Les chercheurs soviétiques ont donné une image très noire du statut de la femme
touva dans la période prérévolutionnaire. Leur principal argument est tiré de l’usage
de l’expression xerêêžok (« inutile ») en touva pour désigner la femme (par exemple
Vajnštejn 1961, 139 ; Zabelina 1973, 88). Le mot fut prohibé et disparut de la langue
(voir ci-dessous, p. 575). Pourtant, d’après Marina Monguš (1983, 137), ce terme
dépréciatif est plutôt à mettre en relation avec l’habitude de donner aux membres de
la famille des surnoms repoussants (« apotropaïques ») afin d’écarter les mauvais
esprits. Ainsi, dans les années 1960, les Touvas de Mongolie appellent les filles
xerêêdžok ou dža’’štyg ool (« garçon à natte ») (Taube 1974, 598). Du reste, à en juger
par le corpus recueilli par Katanov en 1889, xerêêžok est d’usage bien moins fréquent
que kadaj (« bonne femme ; épouse ») et le turc commun kys (« fille »).
Il est certain en revanche que dans la Touva ancienne, la femme est frappée de
multiples tabous en raison des impuretés sexuelles qu’on lui prête. Si elle enjambe un
plat, il doit être purifié au-dessus du feu. Elle ne doit pas se trouver au-dessus de la
tête de quelqu’un (en l’enjambant ou en montant sur le toit de la yourte pour
déplacer un morceau de feutre). Elle ne doit pas non plus s’approcher des cours
d’eau pour ne pas les polluer (Jakovlev 1900, 94), c’est pourquoi elle ne peut pêcher
128
ni participer aux travaux sur les canaux d’irrigation (Mänchen-Helfen, op. cit. 110). De
nos jours, certaines femmes considèrent encore comme une faute de se baigner dans
un lac ou une rivière. La chamane Xovalygmaa affirme que si une femme se baigne
dans le lac de Süt-Xöl, il y aura de la pluie sept ou quatorze jours plus tard. Des
touristes russes se baignent sans respecter l’interdit sur les femmes ce qui provoque
des intempéries et mécontente les éleveurs touvas. Pour une chamane ce serait un
grand péché (bužar) que de se baigner dans le lac : une malédiction frapperait ses
enfants et ses petits-enfants.
Pour autant, d’après Mänchen-Helfen (ibid., 111), ces tabous n’ont, au début du XXe
siècle, pas une grande influence sur les rapports entre les sexes dans la vie
quotidienne où elle est « la compagne respectée de l’homme ».
2. Le respect dû à la femme
La force du principe patrilinéaire ne doit pas faire imaginer que les femmes touvas
vivaient dans l’oppression. Le missionnaire Putilov rapporte (1887, 102) que le Touva
« vit en accord avec sa femme, la consulte en toute affaire comme une égale en droit ;
il est très rare qu’il batte sa femme, et seulement en état d’ébriété ». Tous les voisins
méprisent l’homme qui frappe sa femme, une telle conduite entraîne généralement le
divorce (Kon, 1934, 138). Une expression touva dirait en substance : « Il n’y a rien de
saint pour lui, il bat même sa femme. » (Jakovlev 1900, 94). Les tribunaux qui ont
largement recours aux châtiments corporels ne peuvent donc la punir, ce sont donc
les témoins qui sont battus à sa place selon Jakovlev (1900, 94)112.
Le Français Chalon (1904, 23) est dithyrambique : « Le Saïote [sic] professe un
véritable culte pour sa femme. Quand il parle d’elle, il ne la désigne jamais qu’en
disant ‘la mère de mes enfants’. (…) C’est l’époux qui est responsable des méfaits de la
femme; si elle a volé, il reçoit le fouet ou la bastonnade en sa présence jusqu’à ce
qu’elle avoue : chose qu’elle ne se hâte pas toujours de faire, paraît-il. »
Entre les travaux domestiques et des accouchements dangereux, les conditions
générales de vie des femmes étaient évidemment d’une pénibilité parfois extrême,
mais la présentation de ces faits en termes d’« exploitation » à l’époque soviétique
doit aussi être mise en rapport avec une vaste campagne de lutte contre le
« patriarcat », et les « crimes de tradition » au début des années 1930. Slezkine a
montré qu’après l’échec relatif d’une première mobilisation des populations
sibériennes contre les koulaks, c’est la femme qui a été choisie symbole de
l’« exploitation » (1994, 230-233). Puisque « c’est seulement du fait du Grand
Octobre que la femme touva a réellement reçu la liberté (…) » (Torug-ool 1957), il
était nécessaire d’affirmer que la femme touva « menait la plus misérable existence,
éprouvait tout le poids du joug social et national » (Zabelina 1973, 91). Cette
interprétation historique sans nuance est restée en vigueur jusqu’à la perestroïka.
Kon dit n’avoir jamais observé une telle « liberté de mœurs » que celle des femmes
touvas (1934, 138). Les filles d’éleveurs riches peuvent avoir une yourte personnelle
où elles reçoivent leurs amants (Jakovlev 1900, 88). Elles sont considérées comme
mûres sexuellement très tôt : Kon affirme que certaines ont des relations sexuelles
avant l’âge de 8-9 ans. Leur virginité n’est pas protégée avant le mariage au plus grand
étonnement des voyageurs occidentaux. Cette liberté se maintient après le mariage :
l’adultère n’est pas une cause de divorce. Les enfants nés avant le mariage sont élevés
par le père de la jeune fille et sont ensuite adoptés par le mari.
La liberté de choisir ses amants contraste avec l’obligation pour la jeune fille de se
soumettre au choix de ses parents pour le mariage. De nombreux récits et chansons
témoignent de la douleur des filles qui doivent abandonner leur famille pour partir,
en vertu du principe de patrilocalité, dans une région parfois lointaine (Vajnštejn
1961, 139) :
C. La compensation matrimoniale
D’après les expressions employées, la femme est « achetée » par le lignage du mari.
En réalité, c’est plutôt sa capacité reproductrice qui fait l’objet d’une transaction, car
si elle s’avère stérile une de ses sœurs cadettes doit la remplacer. Bien entendu, les
femmes ne se soumettent pas toujours à l’alliance préparée par leurs parents. Kon
raconte qu’une jeune fille, Ul’bezek, que ses parents voulaient marier de force refusait
d’accomplir le rite du mariage qui consiste pour la jeune fille à tenir entre ses dents
un morceau de viande de mouton que son fiancé doit arracher avec ses dents. « Je t’ai
achetée, tu es maintenant ma femme et tu dois accomplir ce rite ! » cria le mari. La
jeune femme le gifla en réponse et refusa de vivre avec lui. Pour la punir son mari la
fit violer par un homme atteint de la syphilis (Kon 1934, 131).
La compensation matrimoniale consiste traditionnellement en bétail, même si au
début du XXe siècle des transactions en argent apparaissent (Grumm-Gržimajlo 1926,
120 ; Jakovlev 1900, 91.) Des cadeaux rituels sont aussi donnés : la mère reçoit une
bête laitière en paiement du lait dont elle a nourri sa fille, tandis que le père se voit
remettre un fusil ou un cheval « pour les os et le corps » (Jakovlev ibid.) Chez les
éleveurs de rennes, avant la noce, les parents de la fiancée reçoivent : un fusil
(oorganyŋ söögü dêêš bir boo bêêr « on donne un fusil pour l’os du dos ») ; une marmite
130
(bažynyŋ söögü dêêš bir paš bêêr « on donne une marmite pour l’os de la tête113 ») ; un
renne de monte (urugnuŋ munup öörengen čaryzy dêêš bir čary bêêr « on donne un renne
pour le renne sur lequel la fille a appris à monter ») ; un renne femelle ou une jument
(urugnuŋ êêp ösken avazynyŋ üdü dêêš myndy (azy be) bêêr « on donne un renne femelle ou
une jument pour le lait de la mère qui a fait grandir la fille) (Vajnštejn 1961, 137-138).
Il est fréquent que le gendre travaille quelque temps, parfois plusieurs années, chez
son beau-père avant d’emmener son épouse avec lui (ibid.). Le thème du service chez
le beau-père qui ne tient pas à laisser partir rapidement les jeunes époux est d’ailleurs
souvent évoqué dans l’épopée (par exemple Xaryndyryŋmaj Bagaj-ool, Samdan éd. 1994,
50-225).
D. La dot
La dot apportée par la jeune épouse est d’une importance sociale de premier ordre
puisqu’elle inclut la yourte où vivra la nouvelle famille. Cet usage paraît être tout à
fait exceptionnel chez les peuples turco-mongols qui laissent généralement à la
famille du fiancé le soin de fournir l’habitat. Il est authentifié pour la première fois
par le père Putilov (1887, 103) : « Pour le moment venu, la fiancée doit préparer sa
yourte avec l’équipement complet. Le fiancé arrive, démonte la yourte, la charge,
prend la fiancée et elle devient sa femme. » La dot, rassemblée par un cercle assez
large de consanguins de la jeune fille, comprend également du bétail en quantité
suffisante pour former une nouvelle exploitation. Les observateurs considèrent qu’il
représente à peu près la valeur de la compensation matrimoniale (Turčaninov [1915-
1916] 2003, 180).
La dot (önčü, « propriété ») est tenue pour un bien inaliénable appartenant à la femme
toute sa vie (Jakovlev 1900, 91). Quand la femme meurt, « si le mariage est resté sans
enfants, la dot retourne au clan de la femme ; le mari n’hérite rien du bien de sa
femme » (Mänchen-Helfen op. cit. 109)114. D’après l’interprétation de Jakovlev (ibid.,
91), la propriété que la femme garde sur son bien garantirait son égalité de droit avec
l’homme.
L’usage d’attribuer la propriété de la tente à la femme rappelle celui d’une autre
population nomade, les Touaregs (Casajus 1987), mais ne présente pas d’équivalent
113 Les deux choses se ressemblent par leurs formes, mais aussi par les noms qui les désignent : baš
(« tête ») et paš (« marmite »).
114 Les autres sources sont concordantes. Selon Chalon (1904, 23), la femme « apporte en ménage une
yourta [sic] complète. » Grumm-Gržimajlo (op. cit., 120-121) va jusqu’à affirmer que « les possessions
des jeunes époux sont essentiellement constituées par le bien de la fiancée : le mari s'installe dans la
maison de sa femme, apportant seulement sa personne, ses vêtements, et ses outils, bien que dans la
suite la responsabilité de nourrir la famille lui incombe, lui consacrant tous ses revenus, et augmentant
son niveau de vie par tous les moyens, cependant que le maître de la maison demeure sa femme, et en
cas de conflit enter les époux, ce n'est pas la femme, mais le mari qui doit la quitter, retournant vivre
dans la yourte de sa mère. Cette indépendance matérielle de la femme lui garantit une égalité de droit
presque totale dans la vie familiale. » L’expression « la maison de sa femme » signifie que la yourte
appartient à l’épouse, mais c’est dans le campement des parents de l’époux qu’elle est installée. La
résidence est donc sans ambiguïté patrilocale.
131
chez les populations turques et mongoles de la région. Par exemple, chez les
Darkhates, voisins mongols des Touvas, la yourte vient de la famille du fiancé ; quant
au bien apporté par la femme en dot, il devient propriété du mari (Badamxatan
1986).
1. En cas de divorce
Les mariages étant généralement arrangés, les époux ne se conviennent pas toujours
et ils peuvent alors recourir au divorce qui n’a rien d’exceptionnel (Mänchen-Helfen
ibid., 109). À l’époque sino-manchoue, les jugements sont décidés par les
fonctionnaires locaux. Qu’advient-il alors des biens apportés par la femme en dot ?
La règle générale veut que la femme reprenne tous ses biens y compris sa yourte, le
mari devant ainsi rejoindre la yourte de ses parents, c’est-à-dire de sa mère
(Turčaninov, op. cit. 180 ; Jakovlev 1900, 92). En outre, si c’est le mari qui a pris
l’initiative de la rupture ou s’il est reconnu coupable, son lignage ne peut récupérer la
compensation matrimoniale (Mänchen-Helfen, ibid. 109).
Le sort des enfants n’est pas clair, il a vraisemblablement varié selon les usages
locaux. D’après Jakovlev, la femme repart avec ses enfants si le mari est coupable
(1900, 92). Kon (1934, 135-136) estime cependant que les fonctionnaires
reconnaissent rarement le mari coupable. D’après lui en dehors du cas où les parents
sont membres du même « clan » ou district arban, les enfants sont laissés au père pour
des raisons fiscales évoquées plus haut (ci-dessus, p. 116).
Dans cette discussion entre Jakovlev et Kon, il ne faut pas perdre de vue qu’il
n’existe pas de législation uniforme concernant le divorce valable pour l’ensemble de
la population touva. Nous sommes en présence d’informations provenant peut-être
de régions différentes, mais surtout nous ne devons pas oublier qu’il n’existe pas de
représentation touva unique sur les rapports de parenté. Les points de vue masculin
et féminin que nous évoquions coexistent et peuvent se confronter sur ces sujets
sensibles. En 1929, Mänchen-Helfen (ibid.), qui supposait qu’en cas de culpabilité de
la femme la dot et les enfants revenaient au mari, posa la question par acquit de
conscience et eut la surprise de voir éclater à ce sujet une âpre discussion entre ses
hôtes touvas :
« - Il [le mari] peut tout garder, répondit Sandyk
- C’est faux ! s’exclama un femme, outragée. C’est vous qui avez introduit cette loi
récemment. Autrefois, il en était autrement.
- Non, chez nous il en a toujours été ainsi, répliqua un troisième » (ibid.). La loi
récente dont il est question, adoptée récemment par la République Populaire de
Touva, attribuait les enfants à la partie innocente.
Dans tous les cas, la femme garde traditionnellement sa dot qui est sa propriété
inaliénable. En dehors des cas de divorce, les enfants grandissent donc dans une
yourte qui appartient à leur mère, une femme membre d’un clan qui n’est pas le leur.
132
Ils sont entourés par un espace étranger de même que leurs os paternels sont enrobés
dans la chair et le sang qu’ils tiennent de leur mère.
Nous nous sommes attardé sur la question de la dot car on trouve dans le trousseau
de la jeune mariée des objets bien spéciaux qui ont maille à partir avec les affaires
chamaniques.
Selon un usage commun à tous les peuples turcs de l’Altaï-Saïan, la femme apporte
avec elle en dot chez son mari des « esprits » protecteurs du clan de son père ainsi
que certains « esprits » qui lui sont transmis par sa mère. Ces esprits sont matérialisés
dans de petits objets de formes et tailles diverses.
Chez les Touvas, au moment du mariage la fiancée vient au campement de son fiancé
avec, parmi l’ameublement de la yourte, une boite personnelle, kombu kaža, contenant
son cordon ombilical, ses bijoux, et certains êêren (talismans et représentations
d’esprits) de sa famille. Elle y conservera plus tard les cordons ombilicaux de ses
enfants (Potapov, 1960, 202, 210). De nos jours, certaines mères touvas gardent
encore les cordons ombilicaux de leurs enfants, mais l’usage de préparer des êêren
pour les fiancées a disparu.
Chez les Altaïens, le mari et la femme en se mariant apportent chacun de la maison
de leurs parents des représentations des esprits protecteurs körmös de leurs clans
respectifs. Ceux du mari sont suspendus à des perches côté masculin, ceux de la
femme côté féminin. Les hommes appellent ces derniers esprits « dot de ma femme »
(Anoxin 1924, 23-24). Les enfants peuvent recevoir des représentations d’esprit de
leur mère et les transmettre à leurs propres enfants. Cependant, ces esprits, d’après
les observations d’Anoxin, ne se transmettent pas sur un grand nombre de
générations : ils sont vite négligés et oubliés. Les plus importants ont pour support
matériel une maquette de tambour chamanique d’une vingtaine de centimètre de
diamètre. Ces « tambours silencieux », selon l’expression de Laurence Delaby ([1975]
1997), ne sont pas utilisés pour produire des sons, ils demeurent suspendus en
permanence dans la yourte.
133
Figure 29. Tüŋgürček, représentation d’ancêtre chamane. Altaïens de la région du Bij. 18 x 16 cm. Musée
ethnographique russe de Saint-Pétersbourg, n° 8761-8166 (Gursman dir. 2006, 142).
Figure 31. Burjat-ongon. Représentation d’un esprit « bouriate » dans une yourte touva de l’Altaï mongol.
Potanin 1883, pl. 15, fig. 72.
115Dans la littérature, on appelle esprit électeur un esprit censé avoir appelé ou contraint le chamane à
exercer sa fonction. Dans les récits rétrospectifs d’accès à la fonction, on le reconnaît à ce qu’il est
généralement cité comme le premier avec lequel le chamane a été en relation. En touva, cet esprit
reçoit souvent le qualificatif de čajaan ou čajaačy « créateur ».
135
entrer en épousant une Touva qui l’apporta dans sa dot. Ses descendants continuent
à l’entretenir en lui consacrant un poulain et en lui offrant du vin (Anoxin 1924, 137-
138).
Nous voyons donc le flux de circulation des femmes se doubler, par la dot, d’un flux
de transfert des esprits, et en particulier d’ancêtres qui déportent la qualité
chamanique d’un groupe de filiation ou d’une population à l’autre. Dans une
situation d’alliance répétée, que nous poussons ici jusqu’à la formaliser selon le
modèle de l’échange asymétrique, on obtient avec l’exemple des Altaïens du Nord le
schéma suivant :
Les femmes transmettent des biens symboliques masculins comme les protecteurs de
clans d’une entité patrilinéaire à l’autre. Hormis les cas d’ancêtres chamanes, ces
esprits hérités de la mère sont rapidement oubliés au profit de ceux du père. Du
moins en est-il ainsi pour les garçons qui se sentent plus héritiers de leur père et
soignent avec plus d’attention les esprits protecteurs de leur propre clan ou lignage.
Mais parmi les esprits que transmettent les mères, certains sont destinés
spécifiquement aux filles et celles-ci, loin de les oublier comme font les garçons, les
entretiennent toute leur vie et les transmettent à leurs propres filles.
Chez les Touvas, la plupart des supports d’esprit ou talismans appelés êêren ont été
détruits ou confisqués à l’époque soviétique et ces héritages féminins ont été
interrompus. J’en ai pourtant trouvé un exemple dans une yourte de la région de
Kyzyl près du village Sukpak dans la vallée du Ienisseï. Il s’agissait d’une patte d’ours
(adyg-êêren) qui avait pour fonction de « protéger les petits enfants et d’éloigner les
136
Figure 33. Patte d’ours attachée au lit de la yourte de Kargan. Sukpak, région de Kyzyl.
Autrefois, l’êêren le plus répandu dans les yourtes touvas représentait précisément un
esprit féminin appelé êmegelčin, qui se transmettait en ligne féminine. Ce nom est à
rapprocher des termes mongols êmgen « vieille femme, aïeule » et em « femme ». On
dit par exemple qu’Alan-goa est « l’aïeule (ämägän) de nombreux clans mongols »
(Vladimirtsov 1948, 57).
L’esprit prend généralement pour support une poupée anthropomorphe de feutre.
Quelquefois il s’agit de deux poupées, l’une masculine l’autre féminine, ce qu’on
observe aussi chez les Khakasses, ou encore de poupées plus nombreuses (fig. 34).
Au mariage d’une fille, on fabrique une poupée censée figurer le même esprit êmegelčin
que celui de sa mère : elle doit donc ressembler autant que possible au modèle de la
mère (D’jakonova 1977, 209). Dans les familles où il n’y a pas d’êmegelčin transmis par
héritage, on le fabrique, sur l’ordre du chamane, pour résoudre un problème
particulier, notamment la stérilité (Potanin 1883, 99-100), quand les époux se
137
Figure 34. Êmeglečin touva et son étui. Potanin 1883, planche 14, fig. 70 et 71.
Figure 35.Vue d’une yourte kalmouke avec à gauche deux emegelčin. Pallas 1776-1801, I, pl. 7.
116 Kenin-Lopsan (1987, 74) le signale aussi comme guérissant les maladies des bras et des jambes.
138
Parmi les divers esprits qui apparaissent dans les cultes et les légendes des peuples
turco-mongols de la région, il n’en est aucun que l’on retrouve avec la même
constance que l’esprit « vieille femme ». Son aire d’extension est immense puisqu’on
le décrit au plus loin à l’Ouest dans les steppes de Russie méridionale, entre Volga et
Don chez les Kalmouks117. Ceux-ci le connaissent, comme les Touvas, sous le nom
d’emegelčin, tout comme les Darkhates (Even 1992, 107), les Bouriates118, et les
Mongols khalkhas119. Chez les Altaïens du Sud (Altaj-kiži), il est appelé emegen, « vieille
femme, femme respectable » (Karunovskaja 1935, 171-172), comme chez les
Téléoutes (Dyrenkova 1937, 127 ; Batjanova 1980). Les Chors et les Koumandines
les nomment öreken « vieille femme, femme respectable ». On voit que le terme
êmegelčin des Touvas est employé par les peuples mongols plutôt que par les turcs120.
La transmission des « vieilles femmes » se fait, chez les Altaïens du Nord par héritage
matrilinéaire au moment du mariage, comme chez les Touvas. Les poupées sont
préparées par la mère de la fiancée, par une autre consanguine aînée ou par un
groupe de vieilles femmes et sont apportées avec sa dot, ou au moment de sa
première grossesse afin de protéger l’accouchement. Chez les Téléoutes, c’est l’oncle
maternel de la jeune femme qui fournit aux vieilles le matériau nécessaire à la
fabrication des poupées. Elles doivent être semblables à celles de sa mère
(Dyrenkova 1937, 132).
Au XIIIe siècle, le franciscain Jean de Plan Carpin observa chez les Mongols
médiévaux une « idole » confectionnée par les femmes qui a tout l’air d’être
l’équivalent de l’emegelčin contemporain.
« Les idoles sont fabriquées par les femmes des yourtes respectives que l’ont
réunit à cet effet, puis un mouton est tué et mangé, et ses os sont brûlés.
Lorsqu’un enfant tombe malade, le fétiche ainsi fabriqué est lié sur son lit. La
divinité protectrice du foyer est toujours installée au centre de la hutte. Les
117 Pallas 1776-1801, II, 347 : « Ein ganz ähnlicher Göze ist der sogenannte Immegildschin (...) ».
118 Georgi 1775, 1, 314-315 ; Georgi (1776-1777, tome 3, 149) : « L’Imelguiltschin ou l'Idole annulaire des
Bouraittes est une poupée attachée dans l'intérieur d'un cerceau de bois de saule, de la largeur de deux
doigts, lequel doit représenter un tambour magique » ; Banzarov ([1846] 1891) : « Êmegel’dži se trouvait
dans chaque yourte (…) et était considéré comme une déesse des enfants, de leur santé et bonheur. »
119 Kowalewski définit ainsi l’emegelčin mongol : « Image du génie Gardien de la maison, de la famille
et tous les biens. Chez les Shamans on le fait des peaux de moutons et de différents torchons de
toile. » (1844-1849 I, 215).
120 Les Iakoutes connaissent eux aussi un esprit emeget (pluriel mongol d’emegen) mais son rôle est
différent puisqu’il s’agit d’un esprit électeur des chamanes qui n’est pas nécessairement féminin
(Pekarskij & Vasil’ev 1910, 101). Pour une comparaison du terme avec les langues toungouso-
mandchoues, voir Potanin 1883, 703, n.65.
La diffusion des esprits féminins n’est pas limitée aux Turco-mongols. Bogoraz décrit chez les
Tchouktches des poupées alórelgyt qui jouent un rôle semblable à celui des emeget. Les petites filles
reçoivent ces poupées de leurs mères, avec lesquelles elles jouent et qui garantissent la fécondité
future. Elles se transmettent ainsi par les femmes sur plusieurs générations (Bogoraz, cité par
Dyrenkova 1937, 138-139). Rudenko a recueilli en 1909-1910 chez les Nénètses une représentation
d’esprit appelée Mjad puxucja « vieille, maîtresse de la hutte ». Cette « vieille » envoie l’âme de l’enfant à
la future mère, aide la femme pendant l’accouchement et est considérée comme la protectrice des
femmes, des enfants et de la famille. Elle est conservée dans un sac dans le côté féminin de la tente
(Gursman dir. 2006, 79).
139
Mongols offrent aux idoles le premier lait de leurs brebis et de leurs juments,
et, au début des repas, une portion des mets et de la boisson. » (1961, 45l).
Chez les Turcs modernes de l’Altaï-Saïan, le régime d’alimentation ordinaire que les
femmes réservent aux « vieilles » est d’une remarquable stabilité. Aussi bien chez les
Katchines, chez les Chors et Koumandines, que chez les Téléoutes (Dyrenkova 1937,
125 ; Katanov 1907 II, 409-411), les « veilles femmes » sont nourries de beurre et de
salamat, une bouillie de farine d’orge. Les femmes katchines adressent ces offrandes
une représentation d’esprit féminin suspendue dans le côté nord, c’est-à-dire féminin,
de la yourte. Le rite est dirigé par une vieille femme qui répand du beurre et du
salamat sur le visage de la figurine à la cuiller. La bouillie est laissée un certain temps
dans un bol devant la « vieille », puis les femmes mangent ensemble le contenu du
bol. Les hommes n’ont pas le droit de nourrir ou de toucher ces objets.
Chez les Chors, les hommes affectent d’ailleurs un certain mépris à l’égard de ces
esprits et leur mode de transmission matrilinéaire : « Est-ce que des esprits comme
saras, tajgam, kanattyg [esprits masculins de chasse] iraient courir derrière une fille ? Les
örekenner, eux, y vont ! » (Dyrenkova 1937, 133).
Malgré ces dérisions, les esprits « vieilles femmes » sont généralement reconnues
comme indispensables à la famille. La fabrication des emegen de la fiancée est censée
assurer la continuité de la fécondité féminine. La jeune femme doit s’intégrer à cette
lignée féminine pour devenir une mère. Si elle se marie sans l’accord de sa mère, elle
ne reçoit pas ces poupées et son fiancé a lieu de craindre qu’ils ne pourront fonder de
famille heureuse (Efimova 1926, 225, 228).
Dans les mythes altaïens sur l’origine de cet objet, c’est un oncle maternel doté du
titre de khan (Taaj-xan) qui les prépare (Dyrenkova, 1937, 139 passim). Un mythe
téléoute rapporte que le khan Kongudaj épousa la fille de son oncle maternel Taaj-
xan. Cette fille était petite et jouait encore avec ses poupées qu’elle laissa pourtant
chez son père. Tombée enceinte, elle fut malade et parut condamnée. Elle vit en rêve
ses poupées qui lui dirent : « Mets-nous dans le coin d’honneur (tör) de la maison de
ton mari Kongudaj. » Elle alla les chercher, les nourrit de salamat et elles devinrent de
vraies personnes, mais de très petite taille. Quelque temps après, elle mit au monde
deux fils sans difficulté.
Le point de vue de ce mythe paraît assez nettement masculin : on y reconnaît
précisément celui du preneur de femme. Le donneur n’a pas d’autre nom que taaj
« oncle maternel », alors que, du point de vue de la fiancée, il serait appelé « père ». Le
conte explique par l’alliance pourquoi on dit, dans les prières qui leur sont adressées,
que les poupées sont venues de l’oncle maternel. En réalité, le point de vue de ces
prières exécutées par les femmes est féminin et l’oncle maternel dont il s’agit est celui
de la femme et non du mari, car c’est lui qui participe dans l’usage réel à la fabrication
des poupées.
Une légende chore, assez semblable à la légende téléoute, s’achève en disant que la
première femme à avoir utilisé ses poupées comme protectrices les transmit à ses
filles en les cachant dans les vêtements de leur dot, grâce à quoi leurs accouchements
140
Figure 36. En rouge le transfert des esprits féminins, en bleu la filiation patrilinéaire.
Il peut arriver que la qualité de chamane soit prise dans un tel courant féminin et
suive sur plusieurs générations une voie réellement matrilinéaire. Nous avons vu que
d’après certains informateurs iakoutes de Ksenofontov, c’est la voie préférée des
esprits.
On discerne aussi quelquefois à Touva des ébauches de lignées féminines. Je
demandai un jour à la chamane Xovalygmaa si elle avait déjà remarqué quelqu’un
dans son clan qui pourrait être son héritier :
s’agit pas d’une fantaisie personnelle : la société fournit elle-même les conditions de
possibilité d’une telle représentation.
La situation sociale contemporaine a donné une brusque réalité à ces lignées
matrilinéaires qui n’existaient, pour ainsi dire, qu’en pointillé. La relation qui la lie à
son arrière-grand-mère Samdan est si forte que Xovalygmaa s’estime « en réalité »
appartenir au clan Ondar, celui de Samdan, et non à celui de son père qui est Kuular.
Une telle affirmation aurait été impossible dans la société ancienne, pourtant les
possibilités d’un tel bouleversement existaient déjà en germe autrefois : avec
l’institution chamanique, l’ordre clanique patrilinéaire réchauffait dans son sein le
serpent qui, après les révolutions du XXe siècle, devait lui porter les derniers coups.
certains caractères physiques : Taaj ugunaŋ uktap jeen balaga tüžer « Cela revient au
neveu utérin qui hérite du type [uk] de son oncle maternel. » Or ici, la ressemblance
entre l’oncle et le neveu est très clairement conçue comme le résultat, non d’une
influence, mais d’une hérédité exprimée par le verbe ukta- dont nous avons vu qu’il
désigne une transmission naturelle. Les Altaïens divergent donc du modèle des
Kachin puisque les qualités maternelles paraissent bien être, pour eux, incorporées
biologiquement et non acquises par le contact prolongé d’une « influence mystique ».
Il est d’ailleurs difficile d’imaginer comment les choses pourraient être interprétées
autrement. Leach ne s’étend pas beaucoup sur la notion de chair dont les Kachin
attribuent l’origine à la mère. Polémiquant avec Fortes contre la notion de
« descendance complémentaire », il cherche à mettre en lumière le rôle de l’alliance
comme pensée comme alliance dans les représentations sur la constitution de la
personne. Il en veut notamment pour preuve le fait que chez les Tikopia les droits du
neveu sur les terres de son oncle maternel, expliqués par les contradicteurs de Leach
par les notions de « parenté extraclanique » ou de « descendance complémentaire »,
disparaissent à la mort de la mère du neveu. C’est donc que le lien entre oncle
maternel et neveu utérin est conçu comme un rapport mystique provisoire et non
comme une consanguinité secondaire. Mais si le propre du lien mystique est d’être
temporaire, que doit penser de son propre corps un individu qui imagine sa chair et
son sang soumis à un tel lien ? S’attendra-t-il à voir sa chair quitter ses os en cas de
conflit avec ses maternels ?
En nous éloignant maintenant de Leach, nous dirons que l’on distingue chez les
Turcs de l’Altaï-Saïan une opposition entre la filiation patrilinéaire, dont les domaines
saillants sont le social et l’économique, et la filiation matrilinéaire qui s’exprime le
plus nettement dans les domaines corporels et mystiques et, par excellence, dans la
transmission de la qualité chamanique. À la différence du modèle kachin, les qualités
transmises en ligne maternelle, si elles comprennent de nombreux aspects mystiques,
n’en sont pas moins conçues comme faisant l’objet d’une transmission génétique. Du
côté paternel aussi, on s’attend à la transmission de certains traits physiques puisque
l’ossature de la personne est donnée par le père. Mais les qualités les plus saillantes
héritées en ligne paternelle ne sont pas transmises de façon biologique puisqu’il s’agit
plutôt de charges sociales, de titres et de biens matériels. Avec cette description, nous
nuançons déjà sérieusement l’idée habituellement reçue de sociétés massivement
patrilinéaires et patrifocales.
Cette répartition des tâches théoriques entre parenté maternelle et parenté paternelle
n’exclut pas la réalité de circulations significatives de biens économiques et, plus
rarement, sociaux en ligne maternelle. Les conceptions concernant l’hérédité
matrilinéaire seraient sans intérêt pour nous si elles demeuraient des théories
abstraites sans influence sur la vie sociale. Or les transferts de biens de l’oncle
maternel vers son neveu, qui tirent précisément leur origine de ces conceptions,
contribuent activement à les renforcer en attirant régulièrement l’attention sur les
liens matrilinéaires, les éventuelles hérédités qu’ils véhiculent obscurément et les
multiples conséquences qui peuvent en être attendues.
144
La transmission de la qualité de chamane d’un oncle maternel à son neveu est très
fréquente chez les Turcs de Sibérie. Les Iakoutes de Kangalas interrogés par
Ksenofontov en donnent de nombreux exemples. On raconte les détails suivant sur
le chamane Taappyna Uola : « Côté paternel, il n’y a aucun chamane parmi ses
ascendants. Il ne se connaît qu’un oncle maternel : l’esprit de ce chamane de Nemüga
qui, vouant à son neveu un attachement familial, s’est ‘emparé’ de lui » ([1928] 1998,
61).
Quelle est la nature de cet « attachement familial » entre l’oncle maternel (appelé taaj
en iakoute comme chez les autres Turcs de Sibérie) et son neveu utérin, un lien si
intense et particulier qu’il semble indestructible après la mort et particulièrement
propice à la conduction de la qualité de chamane ?
On dit à Touva que les relations sont plus chaleureuses avec l’oncle maternel qu’avec
l’oncle paternel (Potapov 1969, 233). Dans le haut Alaš, les informateurs touvas de
Potapov lui ont expliqué que « si tu vas chez ton oncle maternel, on te recevra
chaleureusement et on te donnera une bonne couche obligatoirement, mais si tu vas
chez ton oncle paternel on peut te recevoir froidement, te faire dormir sur un tapis
de selle et te donner une selle comme oreiller » (ibid.)
Cette opinion n’a pas perdu de sa force121, comme en témoigne un proverbe qui m’a
été rapporté dans la région de Süt-Xöl : iê törel ištik [izig], ada törel daštyk, « la parenté
maternelle est intérieure [chaude], la parenté paternelle est extérieure ». Cette formule
signifie que les relations sont souvent plus intenses et chaleureuses avec les maternels
qu’avec les paternels. Mes informateurs me confirmaient par leur propre expérience
la justesse du proverbe.
121Nous verrons plus loin que, bien au contraire, les évolutions de la société touva ont donné une
vigueur sans précédent aux liens de parenté matrilatéraux.
145
mariage et les visites du neveu à son oncle, qui prennent l’allure de razzias chez les
Kazakhs (baranta) et les Kalmouks (Krader 1963, 355-356).
Figure 38. Fête de la première coupe de cheveux d’une petite fille à Kyzyl en 2006. C’est un maternel qui donne le
premier coup de ciseaux.
Le daaj a une responsabilité importante dans la vie de l’enfant, car c’est à lui qu’est
ordinairement confié le geste de la première coupe de cheveux sur son neveu ou sa
nièce à l’âge de trois ans. Ce rite est l’occasion d’un grand banquet, urug doju « la fête
de l’enfant », qui marque la sortie du stade incertain de « nourrisson » (čaš urug),
pendant la durée duquel il n’est pas tout à fait conçu comme une personne et son
âme est censée pouvoir s’échapper facilement. La fête urug doju est toujours très
populaire chez les Touvas, elle rassemble souvent une centaine de personnes autour
de l’enfant. Lors de la fête à laquelle j’ai assisté à Kyzyl, la première personne à passer
un coup de ciseau dans les cheveux de la fillette fut un oncle maternel, suivi de toute
la parenté et des invités. Traditionnellement, les consanguins maternels sont tenus de
faire des cadeaux à l’enfant. À la campagne, on offre à l’enfant des têtes de bétail qui
forment ainsi son premier troupeau personnel122. Les Altaïens désignent d’un terme
spécial, barky, les cadeaux de l’oncle maternel, qui avaient autrefois une importance
particulière. À la fin du XIXe siècle, Potanin rapporte que des parents altaïens
portèrent plainte auprès du zajsan car l’oncle maternel de leur enfant avait refusé de
faire le barky dû (1883, 38).
122D’après Kurbatskij, ce sont les grands-parents maternels qui étaient autrefois sollicités pour faire la
première coupe de cheveux (tous deux portaient le qualificatif de daaj dans le système terminologique
ancien, comme l’oncle maternel). Le grand-père offrait un cheval et la grand-mère une vache (2001,
213-214). Sur la version bouddhisée du rite de la première coupe chez les Touvas du Sud, voir
Potapov 1969, 270-270.
146
Un rôle particulier est réservé au daaj/taaj dans le mariage. Pour son neveu masculin,
chez les Chors et les Altaïens, il aide au paiement du prix de la fiancée et c’est
souvent lui qui va faire la demande en mariage aux parents de la jeune fille
(Dyrenkova 1926b, 265).
Chez les Touvas, le daaj intervient dans le mariage de sa nièce par un rite énigmatique
appelé askak kadaj123. Le jour de la noce, la fiancée est conduite par ses parents au
campement de son mari. Dans la yourte déjà livrée et montée, les consanguins de la
jeune fille installent les meubles qu’ils ont apportés. Un homme, souvent le daaj,
allume le feu et fait une fumigation saŋ.
La jeune fille doit ensuite être conduite à la yourte de ses beaux-parents. L’un de ses
consanguins, généralement l’oncle maternel, revêtu d’un voile de fiancée (tumalaj) tout
comme sa nièce dont la tête est totalement cachée, se met à jouer askak kadaj, la
« vieille boiteuse » : il avance en boitant et en s’appuyant sur une hache vers la yourte
des parents du fiancé. La fiancée le suit en se tenant au pan de son manteau,
vraisemblablement parce qu’elle est aveuglée par le tumalaj. L’homme qui la conduit
doit être cocasse et toute la compagnie des consanguins de la fiancée qui les suit, sans
doute un peu en arrière, s’efforce de plaisanter.
Avec sa hache, il casse des pierres déposées sur son chemin par les consanguins du
fiancé. Dans certaines régions (haut Alaš, Potapov 1969, 255), il porte encore au bras
une peau de mouton ou de chèvre, ou un seau (région de Čaa Xöl) ou encore un sac
(région de Taŋdy) (Xertek 2003, 107).
Arrivés devant la yourte, askak kadaj fait s’asseoir la jeune fille sur un tapis de feutre
(širtek) étendu devant la porte. Askak kadaj lui donne alors une tasse de thé dont elle
boit un peu avant d’en faire boire à chacune des personnes assises dans la yourte, les
consanguins âgés de son mari, sans franchir toutefois le seuil. Chacun d’eux
prononce une bénédiction (algyš) en faveur de la fiancée en recevant la tasse.
Le père du fiancé retire alors le tumalaj du visage de la fiancée. À partir de ce
moment, elle n’est plus tenue de cacher son visage devant les aînés de son mari et
peut leur parler. Elle entre dans la yourte et échange la pipe avec eux.
On n’a pas noté de commentaire indigène sur la signification que pouvait revêtir ce
rite pour ceux qui l’accomplissaient. Il y a une part de comédie certaine dans un
moment d’une grande gravité, presque tragique pour la jeune fille qui coupe pour
longtemps, parfois pour toujours, ses liens avec sa famille. L’oncle joue le rôle d’une
femme derrière laquelle la jeune fille se cache, avant de la déposer sur un tapis. Ce
tapis rappelle la peau de mouton au-dessus de laquelle la femme touva accouche
debout dans la yourte (Potapov 1969, 267). L’enfant était posé sur cette peau comme
la nièce est abandonnée par son oncle sur le tapis. Ainsi doit-on sans doute voir dans
ce rite un mime de l’accouchement, une manière de réaliser une seconde naissance de
la jeune fille qui doit commencer une nouvelle vie chez ses affins.
Sur ce rite, Kon 1934, 88 ; Potapov 1969, 253-255 ; Xertek 2003. Il est aujourd’hui oublié des
123
Touvas contemporains.
147
Chez les nomades contemporains, la relation avec le daaj est détendue. Le daaj
taquine souvent ses nièces et neveux en leur prêtant des femmes et des maris fictifs.
Plusieurs fois au cours de mes enquêtes de terrain, des daaj se sont amusés à bâtir
pour moi des projets de mariage avec leur nièce (čêên) pour la plus grande confusion
de cette dernière. Un père ne jouerait pas à ce genre de jeu, et sans doute, surtout
autrefois, un oncle paternel non plus. Le daaj est joueur, lui seul est assez proche et
lointain à la fois pour faire la démarche douloureuse et peut-être humiliante de livrer
la jeune fille à sa nouvelle famille.
Au total, nous voyons le daaj occuper par rapport à ego une position tout à fait
singulière qui n’est pas anecdotique puisqu’elle se manifeste à certains des grands
moments de la vie d’ego. Il lui revient un rôle symbolique et économique de premier
ordre qui contraste avec l’idéologie dominante de la société selon laquelle les
maternels sont en quelque sorte des étrangers puisqu’ils n’appartiennent pas au
même clan qu’ego à tel point qu’il est possible d’épouser la fille du daaj et même, nous
l’avons vu, la sœur cadette de la mère. Comment expliquer ce paradoxe autrement
que par l’hypothèse ad hoc d’une norme conventionnelle en faveur de l’oncle
maternel ?
Dans un article récent (2002), M. Bloch et D. Sperber se sont intéressés à la question
de l’étonnante fréquence, au sein des sociétés patrilinéaires, de relations privilégiées
entre l’oncle maternel et son neveu qui impliquent une protection et des transferts de
biens du premier vers le second. Ces auteurs soutiennent une explication de type
évolutionniste. Pour un homme, les enfants de ses sœurs ne sont pas moins porteurs
de son patrimoine génétique que les enfants de ses frères, ainsi y aurait-il une
tendance universelle à défendre la survie des uns comme des autres. Les usages en
faveur du neveu utérin seraient des concessions de l’ordre patrilinéaire, construction
purement sociale, à cette tendance naturelle.
Nous trouvons dans les terminologies des populations turques de l’Altaï-Saïan une
confirmation du statut non social de la relation aux maternels. La distinction
aîné/cadet fondée sur la différence interindividuelle d’âge est caractéristique des
relations avec les paternels. La relation paternelle inclut la hiérarchie, les règles de
préséance et les conventions d’héritage. La différence entre un père, son frère aîné,
appelé « grand-père » et son frère cadet, appelé « frère aîné » est exagérée à l’extrême
puisqu’elle distribue trois frères sur trois générations successives. Au contraire, la
relation maternelle ignore la hiérarchie aîné/cadet fondée sur l’âge. Les frères de
mère mais aussi leurs fils et parfois leurs pères sont tous appelés indifféremment des
daaj. Sans doute, la relation au daaj n’est pas exempte de hiérarchie puisque le daaj est
un supérieur à qui le respect est dû. Mais ce respect a pour seul fondement la relation
de parenté passant par la mère d’ego.
Ce n’est pas que la relation aux daaj soit une relation d’alliance par opposition à la
filiation, dans l’hypothèse où l’alliance serait vue comme naturelle et la filiation
comme construite socialement comme dans le modèle « amazonien » décrit par
Viveiros de Castro (2004). Dans nos régions, les affins d’ego sont rigoureusement
148
Chapitre V
Natures, relations,
nature relationnelle
Notre hypothèse est que les Touvas partagent une représentation naturaliste et non
sociologique du statut de chamane. Autrement dit, cette catégorie d’humains n’est
pas perçue comme une catégorie sociale. La fonction de chamane n’est pas transmise
comme un trait social qui devrait s’hériter selon les règles de l’héritage des biens et
des titres dans les sociétés turco-mongoles. Elle est conçue selon un schème
essentialiste qui a pour particularité d’être génétique, c’est-à-dire que la possession de
l’essence par un sujet est causalement soumise à son ascendance125.
Pascal Boyer a proposé l’hypothèse selon laquelle les inférences formées au sujet des
spécialistes religieux comme les chamanes obéissent en partie à un modèle qui gère la
représentation des espèces animales. Nous avons rencontré de nombreux arguments
en faveur de cette interprétation, pourtant la transmission irrégulière et apparemment
aléatoire de la qualité chez les Touvas évoque plutôt le modèle d’une maladie.
Il sera nécessaire de déterminer quelles sont les conséquences d’une telle
représentation dans les relations pratiques des Touvas à leurs chamanes. Mais avant
de poursuivre notre enquête dans cette voie, il nous faut examiner une série
d’objections massives qui s’opposent à notre hypothèse. Tout d’abord est-on bien sûr
que la notion de « nature » à laquelle nous nous référons lorsque nous présumons
une représentation naturaliste de l’essence chamanique ait un sens quelconque dans la
pensée touva ? L’idée de nature n’est-elle pas un produit de l’histoire des idées
occidentales modernes ? Ensuite, pourquoi les pouvoirs spéciaux attribués au
chamane devraient-ils impliquer une essence intrinsèque ? N’est-ce pas plutôt en
vertu de sa relation supposée avec des entités spéciales, des « esprits », que le
chamane attire l’attention de son groupe ? L’ethnographie abonde en arguments
évidents dans cette direction.
Enfin, objection de poids : le modèle biologique de l’espèce animale est-il réellement
pertinent quand l’on sait que, parmi les traits qui font le vrai chamane, l’un des plus
attendus est l’originalité ? Or est-ce l’originalité que l’on attend des propriétés qu’un
animal tient de son appartenance à une espèce ?
125 Un schème n’est pas une théorie explicite ou une idéologie. Au sens kantien, il s’agit d’une
représentation intermédiaire entre le concept et la perception. Nous entendrons schème au sens d’un
complexe de représentations et d’hypothèses homogènes, implicites ou explicites, qui orientent
jugements et actions dans un domaine précis de la pratique.
152
Il est certain qu’il n’existe pas dans le discours touva traditionnel d’équivalent à notre
notion de « nature ». Comment, en l’absence d’idée de nature et donc d’opposition
entre nature et culture, les Touvas pourraient-ils concevoir certaines catégories
d’individus comme naturelles par opposition à d’autres qui seraient le résultat de
conventions sociales ? Le modèle que nous proposons serait-il seulement le résultat
d’une occidentalisation de la culture touva par l’intermédiaire de la colonisation
soviétique et de l’usage de la langue russe ? À cette remarque, on peut répondre
qu’une description juste des représentations contemporaines et de leurs métissages ne
serait pas en elle-même une tâche indigne, mais il nous semble que le domaine de
validité de notre hypothèse inclut des périodes plus anciennes.
Plusieurs travaux anthropologiques récents ont mis en garde contre un usage
illégitime de l’opposition entre nature et culture dans la description des
représentations non occidentales du monde (Ingold 1991, Viveiros de Castro 1998,
Descola 2005). Ce contraste propre à la pensée philosophique occidentale peut
constituer un écran quand on aborde des populations qui, par exemple, ne mettent
pas de frontière entre milieu humanisé et milieu « sauvage » ou reconnaissent aux
êtres vivants non humains une vie en société semblable à celles des hommes.
Le cas touva fournit une illustration frappante de la justesse d’une telle mise en garde.
Si les notions de « nature » et de « culture » sont présentes dans le touva
contemporain, c’est sous forme d’emprunts ou de néologismes tout à fait récents.
Kul’tura « culture » est bien entendu un empreint au russe, qui tenait lui-même ce mot
du latin. Nous avons déjà signalé l’existence dans la langue lettrée de bojdus qu’on
traduira correctement par « nature », mais ce terme est absent du corpus relevé par
Katanov en 1889 (1903, I), comme des épopées et des invocations chamaniques. Il
s’agit d’un emprunt récent au mongol, à partir de l’expression tümên bodis « mille
choses »126.
On sait bien cependant que l’absence d’un terme dans une langue ne permet pas de
déduire que la notion n’est pas utilisée par ses locuteurs dans leur système de
représentations. Ainsi, Hamayon a-t-elle montré l’importance centrale dans les
sociétés de chasse sibériennes du concept de « rendeur » qui n’a pas d’expression
linguistique indigène (1990, 371-372). La position de rendeur apparaît, occupée par
des instances diverses, dans les divers systèmes d’échange que constituent la parenté
(ibid.), la chasse (415-417) et le chamanisme (592 et passim).
Pour prendre un autre exemple, l’usage correct de la langue touva implique de
maîtriser la différence entre la catégorie de nom et celle de verbe (les verbes peuvent
être traités comme des noms mais l’inverse n’est pas vrai) ou plus subtilement les
notions de mode et de voix dans la conjugaison des verbes. Pourtant, il n’existe dans
126Tatarincev 2000-…, I, 240. L’époque de diffusion des « mongolismes récents » comme bojdus peut
être estimée à la fin de l’empire mandchou quand le mongol était la langue de l’élite et à la période de
la République populaire de Touva dont les premiers journaux ont été publiés en langue mongole
(Tanova 2006, 12-13).
153
127Les schèmes pratiques sont « opaques à eux-mêmes » (Bourdieu 1980, 26), et « pour être efficaces,
doivent demeurer tapis dans l’obscurité des habitudes et des accoutumances » (Descola 2005, 136). Ils
ne sauraient être confondus avec les catégories de l’idéologie explicite sans perpétuer « une vieille
confusion » dénoncée par Descola (ibid.). Pour être implicites, ces schèmes ne sont, bien entendu, pas
nécessairement universels.
154
souhaite aller « se balader dans la nature ». Cette nature-là est totalement étrangère,
on s’en doute, aux éleveurs touvas, qui n’ont pas le sentiment d’habiter « dans la
nature ». J’ai souvent remarqué dans les campements que mes exclamations sur les
beautés de la nature touva (Mynda dyka čaraš bojdus ! « Que la nature est belle ici ! »)
sonnaient singulièrement faux et ne pouvaient venir que d’un étranger. D’un étranger
ou encore d’un urbain car les Touvas de Kyzyl ne manquent pas de vanter la nature
(bojdus) de la République. Faute de contraste avec un autre type d’espace, il n’existe
pas pour les nomades quelque chose comme la « nature ». S’ils compartimentent
l’espace, c’est en fonction des milieux écologiques comme la steppe (xovu), la taïga
(tajga), les sables (êlezin).
La « nature » au sens premier, au contraire, est bien un schème pratique puisqu’elle
rassemble les attentes intuitives que l’on peut inférer à propos d’un objet en vertu de
la catégorie dans laquelle on le classe. Si les Touvas étaient foncièrement étrangers à
l’idée que les choses pussent avoir une « nature » en ce sens, alors notre hypothèse
serait en effet à rejeter. Mais on a peu de raison de supposer qu’il en soit ainsi. Pour
les Touvas, de nombreux aspects de la vie sont déterminés dès la naissance par
l’appartenance du sujet à une espèce définie. Si les hommes ont chacun un destin
individuel, ils subissent surtout les contraintes propres à l’humanité, comme le
rappelle ce passage de l’épopée Xunan-Kara (Orus-ool éd. 1997, 110) :
Il est en fait assez difficile d’imaginer ce que serait la vie de gens rétifs à l’idée que les
choses ont une nature, c’est-à-dire un ensemble de propriétés permanentes. Les
éleveurs d’une telle société essaieraient par exemple d’apprendre à leur mouton à
produire de la laine sur leur dos ou à manger de l’herbe. Les éleveurs touvas ne
ressemblent pas aux éleveurs de cette société imaginaire. Ils ne manifestent aucun
surprise à voir leurs moutons produire de la laine sans enseignement, pas plus qu’ils
ne s’étonnent que leurs poulains ne leur obéissent pas avant qu’ils ne le leur aient
appris (dresser un cheval se dit ööredir « enseigner »). Les Touvas distinguent donc
parfaitement ce qui est naturel de ce qui est produit de « l’art » selon l’expression de
Littré.
155
II.L’objection relationnaliste
« Les maladies qui frappent le ou la futur(e) chaman sont conçues, par exemple,
comme la conséquence des propriétés inobservables qui font qu’il ou elle deviendra
h’ilol ; et les contestations éventuelles des capacités d’un guérisseur sont toujours
exprimées comme la remise en cause de l’identité chamanique de cet individu. » (ibid.)
Or ces notions d’« identité » et de « propriété », introduites par Boyer, ne sont pas
présentes dans les descriptions de Fabrega et Silver, qui parlent quant à eux de divine
election (op. cit., 33). Le vocabulaire qu’ils emploient est généralement de l’ordre de la
relation sociale et non de la qualité intrinsèque : selon leurs termes, le chamane est
« choisi », il « reçoit des instructions » de ses « dieux ancestraux » qui lui « donnent »
des cadeaux rituels (ibid., 31-32).
Le changement de perspective des ethnographes au théoricien est considérable. Ce
mouvement de réduction d’une relation avec une entité externe à une qualité interne
se retrouve dans un ouvrage ultérieur de Boyer (2001, 393) : « Les personnes censées
avoir une capacité particulière pour les relations avec les agents surnaturels sont
représentées comme ayant une qualité spéciale, quoique invisible, qui les singularise. »
De cette qualité dont l’origine supposée varie, Boyer affirme encore que « dans tous
les cas, elle est interne » (ibid.). Mais qu’est-ce qui autorise à affirmer que des
spécialistes à qui l’on prête des rapports avec des esprits se voient en outre
nécessairement gratifiés d’une qualité intrinsèque spéciale ?
Cette internalisation demanderait d’autant plus à être justifiée que, dans le monde
sibérien, le discours sur les rapports des chamanes avec leurs esprits est beaucoup
plus courant et prolifique que celui sur leur essence, même si cette notion trouve,
avec uk et udxa, des formulations explicites dans quelques langues. L’admirable
spécialiste des peuples sibériens qu’était Diószegi tirait de son enquête chez les Sagaïs
une conclusion toute contraire à celle que nous proposons : To inherit the office of a
shaman does not, according to Sagai notions, mean an inheritance of shamanistic faculties but that of
shaman spirits (1998, 27). Il est incontestable que la littérature orale de n’importe lequel
des peuples turcs de Sibérie forme un tissu d’histoires d’esprits et de chamanes unis
par des relations d’ordre divers : combat, séduction, tromperie, violence ou amour.
156
Le problème qui se pose est le suivant : est-il non seulement vraisemblable, mais
surtout viable socialement, d’attribuer une relation permanente et directe avec un être
exceptionnel, donc une relation exceptionnelle, à des sujets humains pensés comme
banals ?
C’est dans un texte antérieur, Tradition as truth and communication (1990), que Boyer
justifie la réduction d’une relation à une qualité interne. Dans cet ouvrage, il étudie le
statut de la vérité dans les sociétés traditionnelles. Il propose l’hypothèse selon
laquelle, si certains énoncés se voient attribuer une vérité inconditionnelle, c’est en
raison de particularités de leur énonciateur (magicien, initié). Les énoncés proférés
par le spécialiste sont perçus comme le résultat, non d’un choix intellectuel de sa part,
mais d’une action momentanée ou durable sur lui exercée par des entités
surnaturelles. Cette action est en général mise en œuvre à partir d’un rite d’initiation
qui place les initiés en position d’être « exposés » au pouvoir de leurs ancêtres (ibid.,
98). Pourquoi seules certaines personnes sont-elles censées pouvoir être impliquées
dans de tels processus causaux (où elles occupent les positions d’effet et de cause,
comme une courroie de transmission), et par conséquent sont seules autorisées à
subir les rites d’initiation ? C’est parce qu’une différence naturelle est antérieurement
supposée les distinguer des gens ordinaires. Selon Boyer, this in fact is a very common
strategy in both science and common sense : differences in causal power are related to underlying
differences in kind (ibid., 105). Par exemple, si l’audience considère que le chamane dit la
vérité128, ce n’est pas parce qu’elle suppose qu’il a une connaissance encyclopédique
assez grande pour être compétent sur tous les sujets, mais parce que les esprits sont
censés parler à travers lui. À cet aspect relationnel, il faut aussitôt ajouter, comme le
fait Boyer, que, pour l’audience, les chamanes sont les seuls à travers qui les esprits
parlent. Ce sont précisément les représentations essentialistes qui rendent possible
l’hypothèse de relations causales exclusives (ibid. 100-101). Ainsi, la différence
ontologique entre spécialistes et profanes doit nécessairement se présenter comme
antérieure logiquement et chronologiquement à la relation avec les esprits.
L’argument peut être prolongé de la manière suivante. Il est incontestable que les
rites d’initiation ne sont généralement accomplis que sur certaines personnes à qui ils
sont destinés et réservés. Dans les explications indigènes, un tel rite est souvent censé
faire d’un individu indifférencié sexuellement un homme véritable. Mais s’il en est
ainsi, qu’est-ce qui empêche de l’accomplir sur des femmes, afin de les transformer
en hommes ? L’accès au rite exige en fait l’appartenance à un type qui doit se révéler
par l’effet de l’action rituelle. Les parents ne font subir à leur petit garçon le rite
d’initiation qui va faire de lui un homme que parce qu’ils considèrent qu’il est bien un
homme et non une femme. On rejoint ici une critique formulée par Bourdieu (1982,
121) à l’encontre d’une description purement interprétative du rite de passage : « La
128 Les Touvas disent d’un chamane en qui ils ont confiance : šyn čugaalaar, « il dit vrai ».
157
théorie de Van Gennep [1909] en insistant sur le passage temporel masque un des
effets essentiels du rite, à savoir de séparer ceux qui l’ont subi non de ceux qui ne l’ont
pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon et d’instituer ainsi
une différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne
pas129. » Le rite présuppose, mobilise et consacre une différence essentielle entre des
types d’êtres supposée le précéder. Ainsi peut-on convenir avec Boyer que le principe
d’essences différentes entre les humains précède logiquement l’idée d’action causale
des esprits.
L’analyse de Boyer, on l’aura noté, tire ses exemples de sociétés à rite d’initiation.
Sera-t-elle encore valable pour les chamanismes sibériens qui ne connaissent pas de
telles procédures ? Dans le modèle initiatique, la relation est établie au cours d’un
rituel organisé par les hommes, alors qu’en Sibérie, c’est à l’esprit que l’on prête
l’initiative d’« élire » son chamane pour reprendre un terme répandu dans
l’anthropologie de la région130. Cette différence n’invalide pas pour autant les
arguments précédents. Elle ne le ferait que si l’esprit était censé établir une relation
avec un humain de façon purement aléatoire ou opérer son choix selon des critères
totalement inaccessibles aux humains. Dans ce cas, le statut de chamane serait soumis
à un principe purement relationnel et contingent, sans trace d’essentialisme. Mais il
n’en est pas ainsi : une telle conception serait totalement impraticable car les humains
ne pourraient déceler de critères du choix des esprits et le statut social de chamane ne
pourrait se stabiliser. En réalité, l’esprit est supposé porter son dévolu sur une
personne qui présente les qualités nécessaires pour lui plaire. Ces qualités sont liées
en général à l’appartenance de l’ « élu » à un pseudo-lignage chamanique au sein
duquel elles se transmettent.
Si le chamane est conçu comme un être particulier, ce ne peut être seulement en
raison de l’action que les esprits exercent sur lui. Nombreux, chez les Turcs de
l’Altaï-Saïan, sont ceux qui sont supposés subir cette action : le malade attaqué par un
mauvais esprit, le dément possédé toute sa vie par un albys, le chasseur avantagé par
le maître de lieu donneur de gibier. Or ces personnes ne sont jamais confondues avec
des chamanes. Pour les profanes, le chamane se distingue en ce qu’il est capable de
maîtriser et d’orienter les relations qu’il a avec les esprits. Cette relation a ceci de
singulier qu’elle réunit deux agents et ne peut se réduire à une action causale d’un
agent sur un patient : elle conçue comme une authentique interaction sociale.
Comme le souligne Roberte Hamayon, l’idée de relations stables du chamane avec
ses esprits « réclame de sa part la mise en œuvre de qualités personnelles » (1990,
441-442). La manifestation de ces qualités est indispensable, et « c’est sur cet art à
rendre sensible son pouvoir de mobiliser à son service exclusif ces êtres imaginaires
que repose son charisme aux yeux de sa communauté » (ibid., 442). Il nous semble
que ce « pouvoir » d’agir sur les esprits doit nécessairement être conçu comme
indépendant des esprits eux-mêmes, sans quoi on ne saurait parler de « pouvoir »,
nulle idée d’initiative ne serait possible, et l’on voit mal comment des tâches rituelles
des termes reliés qui paraissait auparavant être l’objet même de la discipline131.
Aujourd’hui la notion d’ontologie vient replacer au cœur de l’analyse la question de
savoir comment les objets eux-mêmes sont conçus, quelle nature leur est accordée et
selon quelles catégories. Descola, s’écartant de la « position structurale », accorde « la
préséance logique aux modes d’identification sur les modes de relation », un mode
d’identification spécifiant les « propriétés ontologiques des termes » (2005, 164-165).
Il n’y a sans doute pas, heureusement, à choisir entre termes et relations. Même le
structuralisme le plus formaliste décrit nécessairement les termes qu’il met en
relation, sans quoi la relation n’est qu’une abstraction inconsistante.
Peut-être conviendra-t-on que la mise en place d’une relation implique sans doute des
qualités indispensables, sans admettre pour autant que la relation elle-même puisse
être réduite à ces dernières. On pourra en effet toujours objecter que la possibilité de
la relation n’est pas la relation elle-même. Il est métaphysiquement possible pour
chaque citoyen de connaître personnellement le président de la République, mais seul
celui qui en est réellement assez proche pour le faire intervenir dans une situation
difficile se distingue de façon intéressante aux yeux de ses concitoyens. Ainsi la
capacité d’avoir une relation avec le président est-elle de peu de valeur en
comparaison de la relation réalisée qui, elle seule, est fascinante.
Il demeure pourtant une grosse différence entre le président et les esprits : c’est que
les esprits sont supposés être très nombreux, alors que les présidents de la
République sont réputés très rares. Ce n’est donc pas l’occasion d’être à proximité
d’un esprit qui constitue un fait intéressant dans des sociétés où montagnes, col,
arbres et rivières ont des esprits-maîtres et où les maladies sont considérées comme
une dévoration du souffrant par un esprit. C’est la capacité intrinsèque de voir ces
agents spéciaux quels qu’ils soient, de leur parler et d’agir sur eux qui est précieuse et
qui peut servir d’assise à un statut social.
Dans les interactions concrètes, lorsqu’un client consulte un chamane, la question de
l’origine relationnelle de ses capacités n’entre pas tellement en ligne de compte. De la
relation, invisible de toute façon pour le profane et objet seulement de spéculations,
ce qui est attendu, ce sont bien des pouvoirs spéciaux susceptibles d’intervenir
efficacement dans sa vie.
131Pour Bourdieu, telle est bien la « nouveauté essentielle » du structuralisme : l’introduction d’un
« mode de pensée relationnel » rompant avec le « mode de pensée substantialiste » (1980, 11).
160
Pourtant, un peu plus haut, Boyer rappelait sa théorie en disant que « la différence
entre un ngengang et les autres [Fang] est représentée de la même façon que la
différence entre deux espèces naturelles » (ibid. 391)132. La contradiction est
troublante. On ne voit plus du tout, en suivant l’ethnographe, ce qu’il y a de
commun, comme l’affirme pourtant le théoricien, entre la manière dont l’essence
« girafe » est supposée faire de la girafe une girafe et le mode d’action de l’essence qui
fait d’un chamane un chamane. Des membres d’une espèce, on s’attend à ce qu’ils
132 Ce passage est ambigu, mais il est clair dans le contexte qu’il s’agit bien, pour Boyer, d’une essence
commune aux membres de la catégorie comme on le voit par un texte antérieur (1990, 104-105) :
« there is a presumption that persons occupying a certain position share an essence (…). (…) The assumptions of shared
essence and typical features seem to be a direct translation, in the domain of traditional interaction, of the way everyone
from early childhood identifies and classifies natural kinds. »
161
soient produits selon un type congénital qui unifie leur aspect et leur comportement.
Or, chez les ngengang, il n’y a plus de comportement partagé, mais des pratiques à tel
point diversifiées que leurs caractères communs peuvent même échapper aux Fang.
L’espèce peut-elle être le modèle d’une catégorie dont les membres ont pour attribut
de ne pas se ressembler ? En fait, si nous ne voulons pas renoncer au modèle
essentialiste qui est performant par ailleurs, il nous faut admettre que le trait sous-
jacent du ngengang est une essence individuelle et non une essence collective. À
preuve, les essences de chaque ngengang sont si singularisées qu’elles peuvent devenir
entre elles incompatibles et hostiles. Une maladie d’un jeune garçon fang fut ainsi
expliquée par le caractère puissant et ombrageux de son evur (l’essence du spécialiste
imaginée comme un organe invisible) qui n’avait pu supporter la présence de l’evur
d’un conteur lors d’une séance de conte à laquelle il assistait (Boyer 1990, 32). Nous
rencontrerons de nombreux faits semblables chez les Touvas.
La notion d’essentialisme est couramment utilisée en psychologie sociale. C’est l’une
des variables avec lesquelles on mesure la perception qu’un individu a d’un groupe.
Mais cette variable n’est pas la seule. On parle également d’« entitativité » pour
mesurer à quel degré un individu prête à un collectif le caractère d’entité intégrée.
Autrement dit, l’entitativité est l’intégration, non telle qu’elle est, mais telle qu’elle est
perçue. Cette notion, introduite par Campbell (1958), peut nous être utile.
L’entitativité varie indépendamment de l’essentialisme : on a ainsi montré qu’un
groupe rassemblé autour d’une tâche est conçu avec une entitativité plus haute qu’un
groupe d’intimes, en revanche les jugements sur ce dernier révèlent un essentialisme
plus élevé (Denson et alii, 2006). On peut faire quelques estimations à propos des
Touvas. Il est clair que les jugements des Touvas à l’égard des Mongols sont
caractérisés par une haute entitativité, c’est-à-dire qu’il les perçoivent comme un
groupe très solidaire (dans leur hostilité supposée contre les Touvas notamment).
L’entitativité est bien moindre, nulle peut-être, dans la conception que les Touvas ont
de leurs chamanes qui sont supposés, malgré l’apparition récente d’associations, peu
enclins à la coopération sincère.
En revanche, la notion d’essentialisme telle qu’elle est élaborée par la psychologie
sociale nous convient assez peu pour la tâche qui nous occupe. L’essence à laquelle
ces recherches font référence est l’essence-type qui produit des individus uniformes.
La psychologie sociale étudie de préférence les méfaits de l’essentialisme en ce qu’il
contribue à la reproduction des inégalités. Les formes d’essentialisme qu’elle
privilégie sont donc le sexisme, le racisme, et d’une manière générale la
représentation des dominés et des exclus (par exemple, Schadron 2006). Rothbart et
Taylor (1992) ont défendu l’idée que les groupes sociaux sont souvent interprétés
comme des « catégories naturelles ». Ce modèle rejoint celui de Boyer : s’il paraît très
performant pour l’analyse de l’idée d’aristocratie ou la déconstruction de stéréotypes
négatifs comme le racisme et des discriminations qu’ils produisent, l’outil manque de
prise devant l’idée d’une essence qui produit de l’originalité comme c’est le cas pour
les spécialistes rituels.
162
L’interprétation en terme d’essentialisme doit être conservée mais sous une forme
corrigée. Mieux vaut sans doute ne pas identifier, comme le fait Boyer (1990, 105),
l’essentialisme se rapportant aux spécialistes religieux et celui qui concerne des
catégories sociales comme les castes indiennes, qui, ne serait-ce que par leur nom jati,
« espèce », se prêtent bien mieux au modèle des espèces.
La notion d’ « espèces sociales » nous sera de peu de secours pour la poursuite de
cette étude. Il faut admettre que l’essentialisme social concernant les spécialistes
religieux n’est pas le résultat d’une extension de la biologie intuitive à un domaine qui
n’est pas le sien. À l’évidence, les spécialistes religieux subissent un traitement
cognitif adapté, très particulier, et dont il est temps de décrire les conséquences dans
l’ordre de l’action.
Dans les jugements pratiques des Touvas sur leurs chamanes, l’un des motifs qui
incitent le plus à supposer un essentialisme social structurant, c’est l’obsédante
question de la distinction des « vrais » (šyn) et des « faux » (mege) chamanes133. Qu’ils se
revendiquent athées, bouddhistes ou chrétiens, mes informateurs affirmaient tous
comme une évidence l’existence d’une différence radicale entre d’une part des « vrais
chamanes » et d’autre part des « imposteurs ». Tout le monde est d’accord avec l’idée
que si un chamane est un « vrai », alors il a des pouvoirs surnaturels. Cette définition
semble impliquée par la compréhension même du mot xam (« chamane »), donc par
la connaissance de la langue touva. Les ethnologues touvas m’ont souvent surpris par
la réaffirmation de cette opposition qu’on n’attendrait pas dans la bouche de
scientifiques. Le sceptique radical à Touva n’est pas quelqu’un qui croit que les
chamanes n’ont pas de pouvoir surnaturels, mais quelqu’un pour qui il n’existe (plus)
aucun chamane authentique.
Cependant, si le principe de l’opposition est universellement partagé, la nature des
termes qu’elle est censée faire contraster reste étonnamment floue. La question,
régulièrement posée, de ce qui distingue les vrais chamanes des faux laissait souvent
mes informateurs hésitants. Les critères d’identification du vrai chamane, qu’on me
fournissait après quelques instants de réflexion, étaient des plus divers, ce qui
confirme une fois de plus la représentation essentialiste. Si un critère unique faisait
l’objet d’un consensus dans la société touva, il faudrait reconnaître que la catégorie
des chamanes est soumise à une définition vérifiable, qui ne rend nullement
nécessaire l’idée d’une propriété sous-jacente inobservable.
La représentation essentialiste du statut chamanique ne fait pas, nous semble-t-il,
l’objet d’une transmission explicite chez les Touvas. Le terme uk qui peut désigner
l’« essence chamanique », n’est pas souvent employé dans ce sens. Il reste toujours
133On trouve des occurrences de la notion de « vrai chamane » chez des peuples voisins, comme les
Sagaïs au Nord (Diószegi 1998, 31) ou les Darkhates au Sud (Pedersen 2007).
163
J’ai longtemps supposé, entendant les Touvas me parler de « faux chamanes » dès
mon premier séjour dans la république, que ces doutes devaient être interprétés
comme un manque de conviction de leur part, une érosion de la « vision du monde »
chamanique, esquintée par l’intrusion de l’esprit critique que l’éducation athée a
promu pendant la période soviétique. J’y voyais aussi la conséquence des
bouleversements qu’avait connus le chamanisme après 1991, de la rupture des
chamanes urbains avec un modèle traditionnel, qui faisait nécessairement d’eux des
imposteurs aux yeux des connaisseurs. Ces explications ne sont pas fausses, mais il
devient évident qu’elles sont tout à fait insuffisantes lorsqu’on rencontre dans des
sources anciennes des jugements semblables à ceux que l’on peut entendre
aujourd’hui.
Grigorij Potanin qui a parcouru pendant plusieurs années la région et a rassemblé un
matériau considérable sur le chamanisme, fait la remarque suivante, d’une grande
importance pour nous :
« Les Altaïens, les Urjanxaj [Touvas] comme les Bouriates sont convaincus
que les chamanes actuels ne disposent plus des connaissances et du pouvoir
sur les forces mystérieuses de la nature que possédaient les anciens ; les
chamanes actuels ne sont pas des vrais mais seulement des imposteurs.
Nombreux sont les récits sur la puissance des anciens chamanes. » (Potanin
1884, 68).
164
Un jugement très semblable a été recueilli par Jakovlev chez les Touvas et les
Khakasses : « Les chamanes actuels sont des trompeurs. » (1900, 101). Ils sont
supposés avoir perdu les forces de leurs ancêtres. D’après un chamane touva, le plus
grand chamane se trouve aujourd’hui dans une « maison de pierre » : c’est le
mannequin de chamane du musée ethnographique de Minoussinsk (ibid.). Les
chamanes « reconnus » sont appelés uktug xam134 « chamane à essence/origine uk » ;
mais tous ne sont pas de ce genre :
Jakovlev cite encore le proverbe Jadaraanda xam bolar, čaaraanda sajak bolar, « Celui qui
est appauvri devient chamane ; le cheval au dos blessé marche l’amble135. » Cette
image stigmatise un accès à la fonction de chamane qui résulte d’une cause accidentelle
(l’appauvrissement est un événement contingent comme la blessure d’un cheval) et
non essentielle.
Les chamanes qui ne sont pas « à essence » (uktug) sont soupçonnés d’avoir eux-
mêmes choisi leur profession. Le choix, l’intention, sont toujours les signes du faux
chamane. Jakovlev estime que le scepticisme des Touvas est dû au déclin des
croyances anciennes chez les indigènes sibériens qui ont ainsi le tort de faire porter
sur leur chamane une faute qui est la leur. Pourtant, la manifestation de cette
suspicion est aussi ancienne que les premières descriptions scientifiques dont nous
disposons sur le chamanisme des peuples turcs de l’Altaï-Saïan.
L’académicien Gmelin, qui a exploré la Sibérie méridionale en 1734, a obtenu d’un
groupe de Téléoutes (Teleutische Tataren 1751-1752, I, 272) campant à trois verstes136
de Kouznetsk, d’intéressantes informations sur leur chamane (kam) :
Le doute est encore là. Peut-être supposera-t-on que, malgré leur ancienneté, ces
exemples illustrent une perte de crédit des représentants d’un monde traditionnel en
déclin, en raison de la déstabilisation causée par la christianisation et la colonisation
russe sensible depuis un peu plus d’un siècle chez les Téléoutes au moment où
vorher sagen kann. Doch gestehen die Leute, dass seine Prophezeiungen und Curen nicht allezeit die richtigsten sein. »
165
Les imposteurs ne sont pas rares dans la littérature orale touva, comme par exemple
le tölgeči-megeči, « devin-menteur » (Samdan éd. 1994, 400). Une légende des Altaïens
raconte que le chamane Čaabaš avant de mourir recommanda à ses descendants : « Si
apparaissent dans ma descendance des charlatans, ne les honorez pas et ne leur faites
pas de représentation čaluu. Quand vous aurez besoin d’une prédiction, adressez-vous
138 Les Bouriates, eux aussi, se méfient des chamanes « qui ne le deviennent que sur le tard et par des
moyens douteux ». Ils sont jugés moins puissants car « il leur manque le ‘don’ qu’implique la
possession d’une essence » (Hamayon 1990, 647). Vasilevič signale que les Évenks se plaignent de
l’existence de « faux chamanes » (1968, 348). Vasilevič interprète classiquement ces suspicions comme
le résultat d’une dégradation des relations sociales sous l’effet du colonialisme. Le doute serait causé
par l’apparition à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle d’un paiement en nature pour les
services chamaniques qui aurait entraîné une inflation de vocations d’imposteurs. Cette analyse
historique concorde mal avec les faits rapportés par Isbrand Ides qui voyagea parmi les Évenks au
XVIIe siècle ([1704] 1706, 30) : « Si les Toungouses se sont fait voler quelque chose ou souhaitent être
informés de quelque chose, d’abord il [le chamane] doit être payé, ensuite il joue le tour (…). Le
magicien avait beaucoup de troupeaux qui venaient de ce qu’ils lui donnent toujours tout ce qu'il
demande. »
166
à un bon chamane139. » Mais les références les plus notables aux faux chamanes se
trouvent dans des mythes concernant précisément l’origine de l’institution
chamanique.
Ce type de mythe, répandu sur une très large zone, raconte les épreuves subies par un
chamane, qui est parfois le premier chamane, parfois le fondateur d’une lignée de
chamanes. G. N. Potanin (1883, 288-290) fournit une série de récits qui peuvent être
considérés comme des variantes d’un même mythe tant les épisodes décrits sont
proches et tant ils sont différents d’autres mythes sur le premier chamane140.
Le mythe suivant a été recueilli auprès d’un Touva nommé Bjurgut, du clan Salčak :
Dans cette variante, la chamane ne résiste pas à l’épreuve, son pouvoir s’avère
inférieur au pouvoir politique du khan. Mais, comme dans la version précédente,
cette confrontation avec le pouvoir laisse une marque physique qui sera comme le
signe indiquant l’appartenance à la descendance des chamanes. Cette évocation de la
première chamane est, à notre connaissance, la seule que l’on rencontre dans la
littérature orale touva. Les invocations chamaniques, en particulier, ne font pas
allusion à cette figure anonyme.
Dans les variantes altaïennes et téléoutes (ibid., 289), la situation de départ est
caractérisée par l’existence d’un grand nombre de chamanes et le mythe raconte une
refondation plus qu’une fondation :
143 Potanin interprète balagan comme composé de bala et xaan « femme non mariée » et « souverain »
en qui l’on doit reconnaître l’impératrice de Russie Catherine II.
144 Information de Pötök, Altaïen du clan Irkit. Le terme dargan désigne en altaïen le forgeron, mais ici
l’expression Dargan-böö est mongole (mong. böö : « chamane »). Il faut donc certainement comprendre
dargan non comme « forgeron » mais, dans son premier sens mongol, comme « libre, affranchi », cf.
Rachid ad-din : « il est libre et dargan » cité par Even 1994, 293, n. 13.
145 Noté Dzjunik bö par Potanin. Je remercie Mme Marie-Dominique Even pour les précisions qu’elle
Verx-Askiz.
168
Au-delà du propos mythologique de ces histoires, il ne faut pas négliger leur portée
sociale, l’usage pragmatique qui peut leur être donné. Pour cela, il est nécessaire de
s’interroger sur les conditions concrètes de leur énonciation. À traiter les récits
comme de simples « sources », on perdrait de vue le fait que « le récit d’un événement
est toujours lui-même un événement » (Bazin 1979, 449), c’est-à-dire que le narrateur
ne quitte pas pour narrer la place qu’il occupe dans le champ des interactions, mais
147 Le seul exemple est celui des tös qui emportent dans les airs le chamane sagaï (cf supra).
170
au contraire peut faire de son récit un coup sur l’échiquier social. C’est pour cette
raison que Jean Bazin appelait de ses vœux une « sociologie de la production
narrative » (ibid., 436).
La première information utile (et du reste souvent la seule dont on dispose
malheureusement) est de connaître l’identité de l’énonciateur. À examiner le corpus
de ce point de vue, on s’aperçoit que le mythe n’est présenté comme celui du premier
chamane, ancêtre de tous les chamanes, que par des informateurs qui ne sont pas
eux-mêmes des chamanes. Lorsque les chamanes altaïens citent Tostogoš, ou les
darkhates Zönög, ils l’intègrent à leur propre généalogie sans le placer nécessairement
au début. C’est qu’un chamane ne se conçoit pas comme l’exécutant d’une tâche
commune qui le rendrait semblable et solidaire des autres chamanes. Ce sont les
profanes qui peuvent avoir le recul nécessaire pour observer une homogénéité dans
leur pratique et leur attribuer un ancêtre commun. Le point de vue que le chamane
porte sur sa pratique ne peut que le conduire à singulariser son statut.
Les chamanes téléoutes sont nombreux à revendiquer Kadylbaš, nom du chamane
ininflammable dans la tradition téléoute, comme leur ancêtre, en disant : Kam
Kadylbašnyŋ ugu men, « Je suis de la descendance [uk] du chamane Kadylbaš », ou Kam
Kadylbašnyŋ kaldyg men, « Je suis le reste du chamane Kadylbaš ». (Potanin op. cit., 288).
À plusieurs reprises, on voit apparaître le chamane ininflammable dans les
généalogies de chamanes altaïens qui furent les informateurs presque exclusifs
d’Anoxin à la différence de Potanin qui interrogeait en majorité des profanes. Ainsi,
le chamane Pupyljlaŋ revendique comme ancêtre le chamane Kalpas, son oncle
maternel à la sixième génération, brûlé sans succès sur l’ordre d’un chef oïrod qui lui
dit pour conclure : « Tu es vraiment chamane » (Anoxin 1924, 112). Dans la
généalogie du chamane Šagaj, Tostogoš est un ancêtre maternel à la sixième
génération, précédé de deux chamanes (ibid. 129). Le chamane Čodur, d’un autre clan
que le précédent, fait de Tostogoš son ancêtre à la sixième génération, précédé,
encore une fois, de deux autres chamanes, mais portant des noms différents de ceux
que leur donnait le chamane Šagaj (ibid. 137).
Les Darkhates du clan Xuular, clan d’origine touva (Kuular) se sont approprié la
variante mongole locale du chamane ininflammable, Zönög böö, dont ils ont fait un
Touva dans une version du mythe recueillie en 1960 par Diószegi (1998, 103-104). Il
apparaît comme un ancêtre intégré à la généalogie des chamanes Šagdar et
Džorxodoj (ibid., 99) qui le citent dans leurs invocations recueillies par Rinčen et
traduites par Even (1992, 117-119, passim). Zönög böö n’est alors plus le premier
chamane, car il est fils lui-même du chamane Džatagava [Zatagava] et ancêtre de
l’informateur Šagdar à la sixième génération (Diószegi 1998, 99). Alors que les récits
recueillis à la fin du XIXe siècle auprès de profanes par Potanin se situaient dans un
temps mythique, attribuant à Zönög une origine miraculeuse dans le ciel ou dans un
rocher, les chamanes historicisent le récit en l’enrichissant d’un luxe d’effets de réel,
qui visent à le raccorder précisément à leur histoire personnelle. Dans les
informations données par les chamanes Xuular, la sépulture de leur ancêtre Zönög se
trouve sur la rivière Tengis-gol à mi-chemin entre Touva et la terre darkhate, en
171
cohérence parfaite avec l’itinéraire très précis du trajet ayant conduit en plusieurs
générations leur clan de la rivière Tora-Xem en pays touva, aux rives du lac Xövsgöl
chez les Darkhates de Mongolie auxquels ils se sont mêlés. Les héritiers de Zönög,
dans ce récit, ne sont pas « les millions de böö [chamanes] » comme le disaient les
informateurs de Potanin, mais seulement ceux qui peuvent prouver qu’ils en sont les
directs et authentiques descendants.
Il ressort bien de cet examen pragmatique que, lorsqu’il apparaît dans la bouche d’un
chamane, le mythique chamane ininflammable n’est plus conçu comme le premier de
tous les chamanes, comme le fondateur d’une institution, mais comme un ancêtre
particulier au pseudo-lignage chamanique du narrateur auquel est donc réservé le
bénéfice de légitimation gagné dans l’épreuve du feu. Le point de vue individuel du
chamane fait toujours primer la solidarité de la consanguinité sur celle de la
profession. Le thème de l’unité des chamanes formant une sorte d’ « espèce » reliée
par une parenté mystique reste donc largement mythique. Le discours des chamanes,
lorsqu’il est inspiré par des stratégies pratiques, renonce à cette métaphysique
généreuse, pour montrer non l’unité de l’essence chamanique mais la diversité voire
l’opposition des types d’essences.
Nous avons vu avec ces mythes que le doute est fondateur dans les représentations
sur les chamanes. Quelles en sont les conséquences dans la pratique contemporaine
de leurs clients ?
« Parfois j’ai des doutes sur les chamanes » me disait à Kyzyl Aziana Kuular (née en
1989). Elle affirmait pourtant « y croire » plus qu’aux lamas, alors qu’elle n’exprimait
aucun doute semblable à l’égard de ces derniers qu’elle visitait toutes les semaines. Le
doute attristé est l’un des sentiments les plus courants chez les Touvas
contemporains à l’égard de leurs chamanes. Au contraire, les catégories sociales
perçues avec un essentialisme moins développé ou nul ne font pas l’objet de telles
suspicions : on ne soupçonne jamais les lamas d’être de faux lamas et moins encore
les riches d’être de faux riches ou alors ce questionnement a un sens tout à fait
différent et les manières de le résoudre sont d’un autre ordre.
J’ai demandé à plusieurs personnes qui étaient les « faux chamanes » (megeči xam).
Anatolij Kombu, le directeur du musée de Kyzyl, n’a pas une haute idée de la valeur
des chamanes de sa ville :
pris le pouls, il m’a mis les mains sur la tête comme ça. Et c’est passé. Ces
chamanes-là doivent avoir des forces particulières. »
« Vous savez, je n’ai pas très confiance en ses pouvoirs. Peut-être au début je
croyais en elle. Mais elle est venue à Čadaana une fois et dans le club elle avait
une représentation. Et là elle a commencé à lancer des injures de la scène sur
le public. Elle a eu une vraie hystérie. Peut-être les illettrés ont pensé qu’elle
avait une extase [ru. ekstaz].
-Et vous non ?
-Non… Elle se comportait comme une bonne femme de bazar. »
Pour Svetlana, c’est le goût du spectacle qui est suspect chez Aj-Čürek. Klara Doržu,
une enseignante de l’université de Kyzyl, cite quant à elle en premier lieu le goût
immodéré pour la boisson : « Les charlatans, ce sont par exemple ceux qui boivent.
Certains disent : ‘Il faut boire pour entendre les esprits’, mais c’est une ruse. Je n’y
crois pas. » La boisson est aussi un mauvais signe pour les deux cousines Amalija
Safarova et Čajaana Serom qui parlent ici d’un chamane devin (tölgeči-xam) : « Il a dit
tout faux. On avait vu tout de suite que c’était un mauvais, car il buvait. » À propos
d’un autre qui leur parut aussi faux, elles donnent cette explication : « Il nous
tripotait. » Pour beaucoup, l’avidité est un mauvais signe (« Est-ce qu’il le fait pour
l’argent ? ») Lorsqu’un chamane, par un indice quelconque, fait douter ses clients du
caractère « naturel » de sa qualité et laisse supposer qu’il agit sous l’impulsion d’un
autre genre de causalité que celle de l’essence chamanique, comme des désirs
ordinaires, alors il n’est pas pris au sérieux, et son auditoire ne retiendra de ses
divinations que celles qui divergent de la réalité. Avec un chamane qui leur aurait
inspiré confiance, ces mêmes clients auraient été attentifs au contraire aux propos
concordant avec leur expérience. La vérité ou la fausseté des dires du chamane
(comme du devin tölgeči) est ainsi souvent établie avant même qu’il ait commencé à
parler.
Il n’est pas exclu que d’autres clients ne soient pas arrêtés par le vice suspect du
premier chamane et affirment en le quittant : « Il a dit tout vrai. » Car aucun de ces
défauts, avidité, alcoolisme, goût de la mise en scène, occidentalisation n’est
universellement admis comme disqualifiant nécessairement du statut de « vrai
chamane ». Parmi les chamanes réputés les plus puissants de Touva, plusieurs
boivent, et tous font preuve d’une âpreté au gain sans fard. Quant à leur habitude de
173
fréquenter des étrangers, elle peut aussi bien être perçue comme une capacité à les
attirer, signe de la vaste réputation dont jouit traditionnellement le grand chamane.
même l’authenticité de son talent. Pourtant, la réputation n’est pas une garantie
absolue et nul ne se présente chez un chamane inconnu avec une confiance aveugle.
Le test de la divination
L’histoire de cette Ukrainienne malheureuse en dit long sur les rapports entre
tradition russe et tradition touva et mérite qu’on s’y attarde. Eleonora, 52 ans,
Ukrainienne résidant en Biélorussie, est venue à Touva en avril 2006, attirée par la
petite réputation dont bénéficient les chamanes touvas dans le monde de l’ésotérisme
russophone148. Son but était de faire établir si, comme elle le supposait, elle souffrait
d’un mauvais sort, et, en cas de réponse positive, de s’en débarrasser. D’après le récit
de Svetlana Moŋguš, à qui elle s’est confiée plusieurs fois, Eleonora a un problème
depuis l’âge de six ans. « Rien ne marche dans sa vie, maintenant elle ne trouve pas de
logement, elle vit chez son frère. » Pour payer son expédition jusqu’à Kyzyl, elle a
obtenu de l’argent de son frère sous le prétexte de se faire opérer dans un hôpital de
Moscou. Elle a mis à profit les quelques jours qu’elle a passés dans la capitale touva
pour interroger sur son cas tous les devins, guérisseurs et chamanes possibles :
Il n’est pas indifférent de constater que c’est en milieu russe (l’église et les deux
babuška) que le mal d’Eleonora se manifeste ou est reconnu, alors que les spécialistes
touvas, à l’exception d’Aj-Čürek, lui affirment avec obstination qu’elle n’a pas de sort.
Assurément son attitude ne ressemble pas à celle d’un Touva qui consulte un
chamane et a fortiori d’un Touva qui soupçonne qu’il a été victime d’une attaque
sorcière. Un Touva ne proposerait pas de lui-même au chamane un diagnostic de son
mal, surtout s’il pense à un sort : le mauvais sort (čatka), pour les Touvas, n’est pas
reçu sans raison, tandis que dans la tradition russe, il est plutôt le fait de l’attaque
148Cette réputation reste extrêmement marginale par rapport à l’influence d’ouvrages comme ceux de
Carlos Castaneda sur le chamanisme mexicain. L’ésotérisme russe va peu chercher dans les traditions
contenues à l’intérieur des limites de la Fédération russe.
176
gratuite d’un être perfide (ru. porča) ou d’une influence maléfique involontaire (ru.
sglaz) (cf infra p. 518). Du point de vue touva, une personne réellement prise dans une
affaire de sorcellerie est l’une des parties d’un conflit violent, aussi proclamer
ouvertement son soupçon d’être ensorcelé revient à affirmer qu’on a été capable de
susciter une haine à mort. C’est s’accuser soi-même. Devant le manque de pudeur
avec lequel l’Ukrainienne se posait comme victime d’un mauvais sort, les spécialistes
touvas ne pouvaient que conclure qu’aucun conflit, aucune affaire trouble réelle, ne
se cachaient derrière son mal-être. Ne suivant ni la tactique des Touvas pour tester
leurs chamanes, ni leur pudeur en matière de mauvais sort, l’Ukrainienne se trouvait
inévitablement déboutée par les spécialistes touvas.
Si les profanes touvas se font une obligation de tester les compétences divinatoires
de leurs chamanes, la capacité à « dire vrai » n’est pourtant pas la définition du
chamane, car on attend de lui bien d’autres choses. Les devins (tölgeči) sont très
nombreux à Touva, mais ils n’ont pas le statut de chamane (xam). L’exactitude de ses
propos n’est pas un critère de l’authenticité du chamane, elle n’en est qu’un indice.
En définitive, le seul moyen fiable de savoir si un chamane a une essence
chamanique, c’est de tester les pouvoirs causaux qu’elle est censée lui donner : des
capacités de divination, de guérison, et d’appel de la chance. La vérification la plus
sûre (mais toujours révisable) n’a donc lieu qu’a posteriori ce qui implique une part de
risque élevée.
Avec un vrai chamane, il se passe quelque chose pendant le rituel. Urana Moŋguš a
une grande admiration pour la chamane Dojuza qui est morte aujourd’hui. On lui
présenta un jour un jeune homme possédé par un albys, mauvais esprit séducteur. Le
cas était grave et un médecin aurait probablement diagnostiqué une schizophrénie.
« La vieille Dojuza qui était aveugle a eu peur. Elle a dit : ‘Et s’il me frappe ?’
Avec les autres chamanes, ceux de [la société] Düŋgür, il était calme quand ils
chamanisaient. C’est parce qu’ils n’avaient pas d’[esprits] auxiliaires. Elle a
commencé à le fumiger, sur les épaules, sous les aisselles. Et lui a donné un
coup de pied, les braises ont volé partout dans la pièce. On l’a attrapé tous
ensemble, mais il était enragé, à cinq on avait du mal à le tenir. »
On pourrait imaginer que les chamanes, par solidarité et pour défendre leur intérêt de
groupe, tentent de lutter contre l’opposition catégorielle corrosive entre vrai et faux
chamane. Garantissant ainsi collectivement la légitimité de leur pratique, ils
assureraient la sécurité de leur position sociale. C’est ce qu’a tenté de faire Moŋguš
Kenin-Lopsan en remettant un certificat aux chamanes qu’il reconnaissait comme
« vrais » afin qu’ils soient admis comme tels par la population.
Mais ce projet a échoué, car il n’a jamais existé d’entité sociale intégrée qui puisse être
appelée « le groupe des chamanes » et parce que les chamanes ne se sont pas prêtés
aux principes de discipline et d’uniformisation qu’implique le modèle bureaucratique
et sécurisé inventé par Kenin-Lopsan.
Les chamanes, s’ils renonçaient à la représentation essentialiste de leur qualité,
auraient renoncé du même coup à l’efficacité rituelle qui lui est associée, car ce serait
changer le paradigme. Or un schème pratique n’est pas quelque chose qu’une
personne, ni même un groupe, puisse décider de changer. Les chamanes qui auraient
adopté le modèle bureaucratique et se seraient satisfaits pour s’imposer de
l’exhibition de leurs certificats n’auraient gagné que très peu en légitimité et se
seraient exposés au risque d’être massivement classés par la population comme
« faux ».
Figure 39. Kara-ool montre son certificat de « Grand chamane » (Ulug Xam) remis par Kenin-Lopsan. Kyzyl, 2003.
Mais si les chamanes exhibent souvent leurs cartes et certificats, ils n’admettent pour
autant aucune définition commune de la qualité ou de la pratique de chamane que ces
documents sont censés authentifier. Bien plus, ils n’accordent aucune valeur et
n’hésitent pas à se gausser des certificats de leurs concurrents pourtant signés par le
même Kenin-Lopsan, ruinant ainsi la légitimité bureaucratique dont ils se
revendiquent. Le problème est donc régressif à l’infini : face à un tel certificat de
chamane fait toujours défaut un second certificat attestant l’authenticité du premier.
178
C’est par d’autres moyens, les siens propres, que le chamane doit en définitive
convaincre de son authenticité.
Bien loin de manifester une hostilité à l’égard de l’idée que des « imposteurs »
agissent parmi eux, les chamanes touvas en sont en fait parmi les plus virulents
promoteurs. Ils contribuent efficacement à activer le schème essentialiste en
dénonçant les effets catastrophiques de l’action de faux ou de médiocres chamanes.
Le président de la société Adyg-êêren, Kara-ool Dončun-ool me confiait ainsi sa
pensée sur certains de ses collègues :
« Il y a beaucoup d’erreurs faites par les chamanes, par les charlatans. Ensuite,
moi je dois les corriger. Ceux qui se trompent, qu’ils partent faire un travail
ordinaire, comme Tumat qui est parti sur les chantiers ! J’en ai assez de cette
situation, j’en ai eu assez de devoir réparer les erreurs des Sergej Tumat. J’en ai
assez des Moŋguš Lazo. Il est bon pour l’estrade celui-là, c’est du spectacle ce
qu’il fait ! »
Sergej Tumat était au début de l’année 2006 membres depuis quelques années de la
société Adyg-êêren. Au cours de l’été 2006, sa présence se fit plus rare et en septembre,
au moment de cet entretien, il était parti travailler dans le bâtiment. Kara-ool lui
reprochait de s’être montré à plusieurs reprises incapable d’accomplir correctement le
rituel du 49e jour. Visiblement il avait été chassé par Kara-ool, ce qu’il ne m’avoua
pourtant pas lui-même. Quant à Moŋguš Lazo, c’est un chamane célèbre de Touva,
ancien président de l’association Düŋgür.
Kara-ool lie sa propre authenticité au caractère antique et autochtone de ses
pratiques.
Les « néo-chamanes », pour Kara-ool, sont ceux qui se sont laissés séduire par les
idées occidentales du new age et ignorent le chamanisme traditionnel. Les vrais
chamanes savent que c’est l’ours qui doit recevoir un culte car ils sont les héritiers
d’une tradition qui est la plus ancienne, celle de l’homme des cavernes. Chez les néo-
179
chamanes, l’inspiration vient des livres, elle est biaisée, apprise, comme le sont les
connaissances des lamas.
Dans un entretien précédent, Kara-ool me racontait les débuts du renouveau
chamanique à Kyzyl dans les années 1990 :
Les autres là-bas [les chamanes des autres sociétés], au début ils ne savaient
rien faire. Ils me regardaient jouer du tambour, étonnés. Ils m’imitaient en me
regardant comme ça [Kara-ool prend un air stupide]. Ce sont des comédiens,
des néo, des néo-chamanes !
« Quand j’entre dans une maison où l’on m’a invité, je fais une analyse du
mal : d’où vient-il ? Je demande : ‘Vous avez fait venir un chamane
auparavant ? – Oui, oui. – Qui ? – Aj-Čürek, Lazo.’ Moi, je calcule. Je dois
commencer par enlever la mauvaise influence de ces chamanes. Ensuite
seulement, je fais venir le bien. »
Les rites exécutés par les faux chamanes ne sont pas seulement inefficaces, ils ont des
effets négatifs. C’est particulièrement évident pour le rite du 49e jour : nombreux sont
les exemples de rites funéraires mal exécutés supposés avoir causé des malheurs.
Mais ici, il est clair que la distinction entre « faux chamane » et « chamane noir » (kara
xam), ou sorcier, n’est pas étanche. En particulier, dans les propos de Kara-ool, Aj-
Čürek n’apparaît généralement pas seulement comme une « comédienne », elle est
une personne capable de provoquer des catastrophes dans des proportions
inaccessibles à un être ordinaire : ainsi Kara-ool établit un lien causal entre les
grandes inondations qui ont frappé l’Europe de l’Est en 2002 et un voyage d’Aj-
Čürek en Autriche.
Lorsqu’il est invité, Kara-ool commence donc par semer le doute. Du point de vue
des clients, les chamanes qu’ils ont reçus précédemment tout comme Kara-ool sont,
du moins l’espèrent-ils, assez semblables dans leur authenticité ; c’est bien à partir de
cet espoir, établi après une petite enquête, qu’ils les ont choisis et les ont invités. Or
Kara-ool met à bas ce sentiment d’homogénéité en accusant d’incompétence et
parfois des pires crimes les chamanes qui l’ont précédé. Il jette la suspicion sur les
choix des clients, sur leurs suppositions et, quelle que soit leur réaction, il rend
particulièrement vif le sentiment d’insécurité cognitive. En effet, soit les clients
croient les accusations formulées par Kara-ool et s’avouent donc qu’ils ont reçu chez
eux des imposteurs, soit ils ne le croient pas, mais alors, c’est la parole du chamane
180
qu’ils ont devant eux qu’ils mettent en doute, et, partant, son authenticité. Aucune
liberté cognitive n’est laissée aux clients dans ce véritable dispositif de production de
doute.
Le chamane, ayant éveillé l’attention du client à la question de l’authenticité, va tenter
d’être identifié lui-même comme authentique. Il peut tout d’abord, d’une manière
générale, tâcher de ne pas présenter dans sa personne les signes que le public perçoit
comme révélateurs du mauvais chamane. Le chamane Sergej Lazo a inscrit au bas de
l’affichette où il se présente : Araga išpes, taapky dyrtpas « Ne boit pas d’alcool, ne fume
pas. » Mais ne pas présenter les signes du faux chamane n’est évidemment pas la
garantie de la possession de l’essence chamanique.
D’après Svetlana Moŋguš, le chamane authentique est supposé remarquer l’attitude
de défiance du client et sa « tactique », comme elle disait, pour identifier sa nature. À
propos d’une très jeune chamane de Mugur-Aksy, elle raconte : « Tu viens la voir, tu
regardes, tu penses : ‘on va la vérifier’ ; et elle, elle le sent, le vrai chamane, il sent ce
que pense la personne. » Et ayant « senti » la stratégie du client, il la surprend et la
domine. Tel est, dans l’imaginaire du client, le « vrai » chamane : c’est lui qui mène
l’interaction et balaie toutes les combinaisons et les pronostics d’une rationalité
ordinaire comme l’est celle du profane.
Le client, s’il agit comme un être froid et légèrement sournois en cachant son
information, ne demande en réalité qu’à être subjugué. Le chamane connaît cette
attente et va tâcher de maîtriser l’entretien avec aisance et énergie. Ses avis sont
donnés avec aplomb, car « le vrai chamane, il dit tout tout de suite. » Se conformant à
cette vision, le chamane parle vite, sans hésitation. L’assurance est de nature à
emporter la conviction comme le montre ce témoignage d’Olimpiana Salčak :
Comme dans les descriptions que Favret-Saada donne de l’entretien entre une
désorceleuse du bocage normand et ses clients, le chamane pose de nombreuses
questions avec une grande rapidité, de sorte que le client livre l’information presque
sans s’en apercevoir. Il l’oublie ensuite, à la façon des clients de la désorceleuse qui
concluent : « On ne dit rien, elle devine tout ! » (Contreras et Favret-Saada 1990, 28-
29).
Quand le chamane passe à l’acte de divination, il doit résoudre un problème qu’on
pourrait appeler magico-logique. Le client aimerait recevoir l’information sur lui-
même de l’extérieur, sans être engagé dans sa production. Or le chamane est censé
être renseigné par le rite de divination qui est un acte nécessairement relationnel. Là
où le client préférerait ne voir qu’un flux anonyme d’information, une interaction
doit nécessairement être mise en place. La croyance au résultat de la divination est en
effet elle-même un acte et non un jugement intellectuel. S’il ne s’engage pas dans
l’interaction, il est exclu d’avance que le client puisse être convaincu de quoi que soit.
La raison principale est logique : il est nécessaire qu’une relation d’intentionnalité soit
établie entre l’acte divinatoire exécuté par le chamane et son client. Autrement,
comment être certain que le résultat de la divination portera justement sur ce client
qui interroge le chamane et non son voisin, ou le précédent ? On jugera peut-être
qu’une telle question ne peut être posée que par quelqu’un qui est étranger au
système de pensée de la divination et à ses présupposés peu rationalistes.
L’observation de la pratique touva invite à considérer au contraire que ce problème
logique est central dans la réussite du rite de divination. Parmi les techniques de
divination touva l’une d’entre elles, traditionnelle, est répandue sur l’ensemble du
territoire. On l’appelle xuvaanak, nom qui est à rapprocher de la racine verbale xuvaa-
(mong. xuvaa-) « séparer, classer ». Le xuvaanak est composé de 41 cailloux, qui
doivent en principe être trouvés dans le jabot d’un coq de bruyère (kara kuš) mais
sont aussi parfois ramassés au bord des rivières. Le propriétaire du xuvaanak le
conserve dans un petit sac qui, chez les nomades, est rangé dans l’un des coffres
(aptara) du coin d’honneur (dör) de la yourte. L’acte de divination consiste à répartir
les cailloux par prises régulières en seize paquets disposés géométriquement de façon
à former quatre lignes et quatre colonnes. Des valeurs particulières sont attribuées à
chacune d’entre elles. Il existe des interprétations conventionnelles de la disposition
des cailloux, mais une grande liberté est laissée à l’interprète.
182
Figure 40. Zina, les pierres de son xuvaanak en main, fait le geste de symyranyr (Têêli, 2006).
Ces étapes sont toujours précédées d’une introduction que l’observateur ne remarque
pas immédiatement. Après une éventuelle fumigation au genévrier incandescent, le
devin prend les cailloux dans les paumes de ses mains, les porte à sa bouche, souffle
et crachote dessus parfois en prononçant quelque chose. Cet acte est appelé symyranyr
« chuchoter », d’une racine turque qu’on retrouve en altaïen dans le nom d’un rituel,
čymyr, où la parole est chuchotée par un spécialiste čymyrčy (voir ci-dessous p. 484). À
ce moment, le devin est censé activer les pierres et les mettre en relation avec le
client. En effet, juste avant ce geste, il a demandé à ce dernier de lui rappeler son
nom, son lieu et son année de naissance dont il déduit son signe astrologique. Ce
sont ces informations qu’il paraît ensuite transmettre aux pierres.
Donner son nom complet n’est pas anodin pour les Touvas, c’est livrer une partie de
soi-même et partant se rendre vulnérable. Dans les relations quotidiennes, on utilise
183
très souvent des surnoms ou des termes de parenté. Il est fréquent que des Touvas
ignorent le nom de leurs grands-parents, même si les interdits sont moins respectés
qu’autrefois surtout en ville.
La prononciation du nom génère ainsi une relation d’intentionnalité entre la
disposition que les pierres vont prendre et la personne dont le destin est interrogé, de
la même manière que dans une galerie de peintures une étiquette établit une relation
intentionnelle entre le portrait et la personne représentée.
Ces techniques sont les plus courantes, celles que l’on observe chez les simples
devins de famille ou de village. Les chamanes ont recours à des procédés laissant plus
de place à l’expression d’une originalité personnelle. La chamane Lorisa Küžüget fut
consultée à plusieurs reprises par une jeune fille enceinte, Mila, abandonnée par son
petit ami qui s’apprêtait à épouser une autre personne. Mila avait elle-même
rencontré un autre garçon qui ignorait son état et elle souhaitait apprendre de la
chamane si elle pouvait espérer mieux de son nouvel ami que du précédent.
La chamane étale les cailloux sur la table et demande le nom complet du garçon et
celui de sa cliente. Geste atypique, elle saisit alors la main de Mila et la pose sur les
petites pierres quelques instants. À côté des pierres est déposée la photographie du
garçon que Mila a apportée. Par ce simple geste, le lien est accompli et la divination
peut être exécutée.
Les cartes à jouer (közer) sont un outil de divination qui connaît un grand succès chez
les chamanes. On les utilise en raison de la variété des combinaisons qu’elles
permettent d’obtenir et donc de la précision des réponses que l’on peut formuler,
même si pour les questions graves, on préfère toujours avoir recours au xuvaanak.
Mais à nouveau pourquoi ces cartes étalées sur la table auraient-elles un rapport avec
la vie du client installé près d’elles ? La visée intentionnelle des cartes est établie très
communément par les chamanes grâce à un geste simple : ils demandent à leur client
de couper le paquet de cartes. Faire porter la divination sur ce client, telle est la
signification première du geste et c’est ainsi que le client doit le comprendre.
Pourtant, son effet interactionniste dépasse cette interprétation symbolique. On est
piqué par une légère émotion de devoir couper le paquet : sans le vouloir, voici le
client sommé d’exécuter un geste dans le processus du rite de divination dont il
croyait que seul le chamane avait la responsabilité.
Qu’il s’agisse des cailloux ou des cartes, la relation d’intentionnalité censée s’établir
entre l’instrument divinatoire et le client, contraint dans les faits ce dernier à
s’engager lui-même dans l’acte rituel de la divination. Décrivant les pratiques de
divination avec cartes chez la désorceleuse, Contreras et Favret-Saada (ibid.) mettent
184
coupable, qu’elle ne pouvait connaître, mais avait décrit ses vêtements, son âge, son
allure (« elle boîte »). Amalija « reconnut » aussitôt une femme mal aimée de son
bureau qui acquit dès lors la réputation de voleuse auprès de ses collègues jusqu’à ce
qu’elle change par la suite de lieu de travail. La tâche d’identification et d’accusation a
été entièrement accomplie par Amalija, pourtant celle-ci affirme qu’elle ne
soupçonnait nullement sa collègue avant la consultation et garde le souvenir que c’est
la vieille qui a dénoncé la coupable.
Par le jeu de l’interaction le client abandonne sa « tactique » visant à vérifier
l’authenticité du spécialiste pour devenir acteur du rite, tout en gardant ensuite le
sentiment de n’avoir fait qu’écouter des informations à la production desquelles il
n’eut pas de part.
La crise particulière qui précède l’accès à la fonction de chamane est une constante
que l’on retrouve avec une régularité parfaite depuis le XVIIIe siècle150 dans toutes les
sources sur les peuples turcs de l’Altaï-Saïan, quelle que soit leur économie, leur
environnement, taïga ou steppe, le régime politique et religieux auquel ils sont
soumis, russe et orthodoxe au Nord, mandchou et bouddhique au Sud. Au contraire,
le contenu de l’interprétation de la crise, ou même l’existence d’une interprétation,
sont loin d’être universels : sur ces points, les données varient, avec une régularité qui
demande elle-même à être analysée, au sein d’un même peuple d’un informateur à
l’autre. La diversité des interprétations et leur absence dans certains cas nous incitent
à chercher en dehors d’elles les raisons pour lesquels les habitants de l’Altaï et du
Saïan considèrent que seul un individu passé par une crise d’un type particulier peut
devenir chamane.
divinité céleste Ülgen désigne le chamane avant même sa naissance quand sa mère est
encore enceinte151.
Ce n’est pas la manifestation d’un seul de ces caractères qui peut convaincre
l’entourage de l’enfant, mais plutôt leur multiplication qui fait penser à une nature
particulière. Aucun de ces traits n’est en réalité un critère nécessaire ou suffisant pour
qu’un individu soit reconnu comme chamane. Nombreuses sont les histoires de
chamanes où aucune allusion n’est faite à des signes particuliers dans l’enfance. Par
ailleurs, on se doute bien que tous les enfants pleurards, agités ou prostrés,
présentant des tubercules et autres malformations ne deviennent pas des chamanes.
Les caractères typiques indiqués aux ethnographes ne sont pas les mêmes d’une
population à l’autre et même à l’intérieur d’une même population.
Lorsqu’ils se multiplient et s’ils sont confirmés par un chamane, les signes
apparaissant à l’enfance peuvent être si convaincants que l’entourage décide de
reconnaître dans l’enfant un chamane sans plus attendre. On peut citer le chamane
altaïen Tjubeš [Tübeš] qui aurait commencé à chamaniser à l’âge de six ans (Potanin,
1883, 56, n. 1). Anoxin a rencontré parmi les Altaïens un enfant de sept ans nommé
Sapsyr, considéré par les siens comme chamane, qui possédait déjà un tambour de
taille moyenne (1924, 121). Bien entendu, ces enfants ne mènent pas de rituels, ils
chamanisent tout seuls. Les chamanes expérimentés disaient que Sapsyr
chamaniserait ainsi en privé jusqu’à l’âge de quinze ans. Avant de pouvoir exercer la
fonction de chamane, on s’attend à ce que l’enfant traverse une crise au début de son
adolescence. L’enfant qui présente des signes caractéristiques est donc censé
connaître un développement lui aussi caractéristique. Cette idée est présente chez les
Touvas contemporains : « Le don chamanique se développe avec les années »
m’expliquait ainsi Urana Moŋguš.
Pourquoi cette habitude généralisée de donner un sens occulte à des traits physiques
comme des tubercules ? Serait-ce parce que les peuples sibériens ont une tendance au
pansémiotisme, c’est-à-dire, comme le disait le savant russe Krašeninikov au XVIIIe
siècle à propos des Kamtchadales, qu’« ils s’efforcent à tout prix de donner un sens à
tout ce qui existe, allant jusqu’à essayer de comprendre les pensées des poissons et
des oiseaux152 » ?
En réalité, il n’y a pas en jeu ici de processus de signification. Jamais, on n’attend que
l’enfant, ni l’adolescent plus tard, ne dise qu’il se sent chamane, ou qu’il estime que
c’est sa vocation personnelle de le devenir comme l’on conçoit en Occident la
« vocation sacerdotale153. » Tous les signes relevés ont pour point commun de ne
pouvoir être rapportés à quelque intention signifiante que ce soit. Le fait qu’un enfant
151 Novik donne chez d’autres peuples sibériens des exemples de signes chamaniques repérés chez les
enfants (1984, 197)
152 Cité dans Narby & Huxley, 2002, 42.
153 Dans la tradition catholique, la vocation doit être exprimée par l’individu dans le langage de la
découverte personnelle même si, sur le plan cosmologique, elle est conçue comme l’effet d’un décret
divin, tandis sur le plan sociologique, elle peut être le résultat d’une imposition du groupe (Suaud
1975).
189
se retourne dans son lit n’est pas reçu comme un « message » de l’enfant ni d’un
esprit qui chercherait à communiquer avec les hommes. On n’imagine pas que les
esprits agissant sur les enfants cherchent à en informer leurs parents. À proprement
parler, ce ne sont donc pas des signes appartenant à un système sémantique mais des
indices matériels intégrés dans une chaîne de causalité renvoyant à une cause non
ordinaire : un trait sous-jacent spécial ou un esprit, ou encore un trait créé par un
esprit (en général le créateur Ülgen chez les Altaïens).
Cette quête de causes spéciales n’est pas un caractère général de la culture des
peuples de l’Altaï-Saïan. La famille d’Aleksandr Ondar, vivant sous la yourte dans la
région de l’Övür, avait une petite fille de deux ans. Une nuit, elle empêcha toute la
famille de dormir à cause de ses hurlements. Ayant lu dans l’ethnographie que les
hurlements des petits enfants sont interprétés comme l’action des esprits, je me
réjouissais de cette aubaine et guettais dans les commentaires des parents excédés une
allusion à un aza (démon) ou même l’idée d’une vocation chamanique. Il n’en vint
pas, car il était évident pour tout le monde que la petite était la proie d’êtres moins
extraordinaires mais non moins voraces que les aza : les moustiques. J’étais sans
doute le seul à avoir pensé à une autre hypothèse. Son visage couvert de boutons le
lendemain ne laissait pas de doutes sur ce point. Il n’y a aucune raison de penser que
les grands-parents de ces nomades, avant la période soviétique, en auraient jugé
autrement.
Pour qu’une cause spéciale soit soupçonnée, il est d’abord nécessaire qu’aucune cause
ordinaire évidente ne se présente à l’esprit. Mais il faut aussi qu’on ait des raisons de
chercher. L’interprétation en termes de destin chamanique n’a de chance de se mettre
en place que s’il est vraisemblable que le jeune enfant en soit porteur, c’est-à-dire s’il
est l’héritier potentiel d’un chamane défunt. La qualité chamanique étant transmise de
façon héréditaire, une famille qui ne se connaît pas d’ancêtre chamane ne fera pas
volontiers d’interprétation de ce type.
Aleksandr Moŋguš, un Touva de l’Övür, avait un grand-père chamane. Les habits et
instruments de ce dernier ont été déposés selon l’usage ancien dans une grotte. La
grotte se trouve dans les environs de l’ancien campement d’hiver (kyštag) du chamane
où pousse un arbre qui est le xam dyt (« mélèze chamanique ») de la famille. Chaque
année, un rituel a lieu autour de cet arbre réunissant les descendants (cognatiques) de
ce chamane (voir ci-dessous p. 574). Aleksandr s’étonne comme d’un fait anormal
que, « pour le moment, aucun descendant ne prend sa place », c’est-à-dire que
personne n’est devenu chamane dans ce groupe depuis la mort du grand-père
d’Aleksandr. Il ajoute aussitôt avec certitude : « Il doit naître un descendant. » Ce
« doit » n’exprime pas une obligation d’ordre moral incombant au groupe, mais une
nécessité naturelle inévitable. Aleksandr cherche parmi les descendants celui qui sera
peut-être le successeur de son grand-père. C’est chez les plus jeunes qu’il mène son
investigation, car un homme mûr qui n’a manifesté aucun indice depuis sa naissance
doit évidemment être considéré comme un « homme ordinaire ». Il raconte : « Le
mari de ma sœur, lama, a été assassiné par un ivrogne. Leurs enfants, mes neveux
utérins (čêênnerim) grandissent chez nous. L’un a quelque chose, peut-être quelque
190
chose de chamanique. Ses yeux sont différents, ils regardent fixement. » Encore une
fois, le regard fixe n’est ni un signe établi dans un système de communication, ni un
indice connu et irréfutable. Si Aleksandr n’était pas sensibilisé par la question de la
succession de son grand-père, il ne prêterait peut-être pas attention au regard fixe de
son neveu et, à supposer qu’il l’eût tout de même remarqué, rien ne l’obligerait à y
voir l’indice d’une possible qualité chamanique plutôt que d’un caractère
mélancolique.
Repérer et commenter ces indices, voilà qui forme déjà « des pressions, même si elle
sont inconscientes, voire niées comme telles » (Hamayon 1990). Convaincu qu’il est
d’une nature particulière, l’enfant aura tendance à reproduire les autres indices
ultérieurs du développement d’un chamane authentique. Il n’est pour cela nullement
besoin de concevoir une stratégie consciente.
Les traits physiques et comportementaux visibles ne sont pas suffisants. Ils ne sont
eux-mêmes que les témoins annonciateurs de capacités que l’on s’attend à voir se
développer rapidement. Aleksandr Moŋguš, qui a remarqué que le regard de son
neveu est particulier, ne se satisfera pas de sa fixité. Il s’attend sans doute à ce que le
jeune enfant se montre capable, avec ce regard, de voir des choses que les autres ne
voient pas. En effet, un futur chamane doit d’abord montrer qu’il appartient à la
catégorie plus vaste des iji körnür kižiler « personnes à double vue ». Avant même
qu’on lui attribue une relation régulière avec des esprits, on veut avoir la certitude
qu’il a en lui les capacités intrinsèques sans lesquelles de telles relations ne sauraient
être conçues. D’une manière générale, lorsque les Touvas disent d’un chamane qu’il
voit des esprits, c’est moins pour donner une information sur les esprits que sur le
chamane et sa capacité à voir. De même chez les Iakoutes, le futur chamane voit se
développer en lui un « don de la prémonition » (Ksenofontov [1928] 1998, 50).
À la question de savoir ce que voit le chamane, Marat de Tere-Xöl répondait : « Il
voit les aza [démons], le maître de lieu : il parle au maître de lieu, il le voit, il discute
avec lui. » D’après cette affirmation, la nature de l’esprit importe peu, ce qui importe
c’est la possibilité de la relation. Je demandai à Marat comment on reconnaît le futur
chamane :
Ces principes trouvent confirmation dans les récits des chamanes eux-mêmes. Je
posai, maladroitement, à la chamane Nadežda Sat la question de savoir comment elle
191
Dans ce récit, la narratrice laisse dans l’indifférence la nature des entités spéciales
qu’elle perçoit (cette bête rose peut-être inspirée de la vue de dessins animés ou
d’albums pour enfants). Cette insistance sur l’activité de perception plutôt que sur
son objet est-elle propre à cette chamane ?
Plus que tel esprit particulier, c’est plus un lien général avec l’environnement, le
« cosmos » comme elle dit, qui importe pour elle. Par cette idée, mais aussi par
d’autres aspects en général, la chamane Nadežda Sat se montre influencée par
l’ésotérisme new age. Pourtant, on retrouve cette importance des qualités propres chez
d’autres chamanes plus « traditionnels », car peu en contact avec le discours
ésotérique occidental en raison d’une faible maîtrise du russe. Le chamane Gennadij
se dit azadan uktug xam, « chamane d’essence d’aza » ou « issu d’aza ». Il explique ainsi
ce titre : « J’ai vu des aza et les aza m’aident. Je les appelle pour m’aider au-delà de
tous les cols, de toutes les rivières, au-delà de six cols, de six rivières. » Son titre est
donc immédiatement rapporté au fait d’avoir « vu des démons ».
vent. Grand comme un poteau dans la rue. Son manteau courait [Tonu xadyp
turar].
-Et l’aza, à quoi ressemble-t-il ?
-Il a deux jambes seulement, c’est deux jambes qui courent. En haut, on ne
voit que le crâne. Le reste on ne le voit pas. Et il poursuit les papillons. Les
bras on ne les voit pas. On voit deux jambes.
-Et où l’avez-vous vu ?
-À Ak-Dovurak, en ville le soir. Ensuite j’ai commencé à faire des divinations
avec les cartes, les cailloux. Et puis j’ai commencé petit à petit à chamaniser.
Dans ma famille, il y avait aussi un chamane. Il faisait le xonuk. J’ai vu
comment il le faisait. J’ai commencé comme ça, je purifiais les appartements
avec de l’acacia rouge [kyzyl xaragan]. Et je le suspendais aux portes. Les aza
ont peur de l’acacia rouge. Et j’utilisais du genévrier. »
Kim, de la petite bête rose vue par Nadežda ou de ces cavaliers que voyait une jeune
fille touva et qui disparurent de ses visions quand elle reçut son équipement de
chamane (D’jakonova 1981, 132).
Les indices physiques repérés dans la plus petite enfance doivent donc être confirmés
par des propriétés intrinsèques d’un genre particulier. Il ne s’agit pas seulement de
savoir si le novice a en lui une essence qui présente tel ou tel aspect jugé correct. Loin
d’être un simple trait interne, comme, mettons, d’avoir un foie bleu ou carré, les
propriétés attendues sont des facultés perceptives, entièrement tournées vers
l’extérieur. En termes logiques, l’enfant, par ses dispositions, est porteur d’une radix
relationis : « cette disponibilité est ‘relationnelle’ sans être encore un fait de relation »
(Descombes 1996, 218).
Ce corps enfantin singulier est désormais prêt à être investi par des hôtes plus
durables.
B. L’entrée en relation
1. La crise qualifiante chez les Touvas
155 Des cas touvas sont signalés par Vajnštejn et Moskalenko (1995). Revunenkova, dans un bref
article consacré à ce problème (2000), décrit le cas d’un homme télenghite souffrant de troubles
mentaux depuis une dizaine d’années et celui d’une petite fille morte à 12 ans, ces malheurs étant
attribués dans les deux cas par l’entourage à l’impossibilité d’exercer l’activité chamanique en l’absence
de chamane expérimenté pour les former.
194
nature solitaire du chamane. Selon lui, les vrais chamanes, lorsqu’ils se rencontrent,
doivent se dévorer l’un l’autre c’est-à-dire se tuer.
Nombreux ont été les chamanes a être frappés par la crise qualifiante à la même
période. Chez Nadežda Sat, elle s’est déclarée la même année que pour Kim, alors
qu’elle était déjà une femme mûre :
« En 93, j’ai été très malade. J’ai eu du rhume et des douleurs au cœur. J’ai été
à l’hôpital, on m’a dit : ‘Tu es en bonne santé’. Moi : ‘Comment ça, je suis en
bonne santé, je ne peux pas respirer, j’ai mal au cœur comme si j’avais une
pierre’. Ensuite je suis allée voir Boraxovič [Kenin-Lopsan]. Il me dit : ‘C’est
chamanique, ce que tu as, c’est à cause de tes ancêtres qui étaient chamanes.
Travaille comme chamane.’ Moi : ‘Je ne sais pas le faire.’ Lui : ‘Quelqu’un te
dirigera.’ Il y avait une femme Valentina Gorkevna, elle m’a dirigé et depuis je
travaille. Depuis 93, je travaille à Düŋgür. J’ai aimé le chamanisme. Il y a des
miracles comme dans les contes, c’est pourquoi j’aime le chamanisme. »
La bonne foi de ces personnes tombées malades au même moment paraîtra peut-être
douteuse. Pourtant, le début des années 1990 a été objectivement pour tous les
Touvas une période très difficile d’appauvrissement, de perte d’emploi, d’insécurité et
d’affaiblissement du système de santé, autant de causes possibles d’angoisse et de
maladie en dehors même de l’effet incitatif provoqué par l’apparition de la société
Düŋgür.
Plus traditionnellement, c’est à l’adolescence que la crise décisive doit se déclarer.
Lorisa Küžüget, originaire de Kara-Xöl et travaillant à Kyzyl, raconte ainsi comment
elle est devenue chamane :
« J’ai eu une maladie. C’était en 1983, j’étais malade, je ne pouvais pas rester
toute seule à la maison. C’était parce que quelqu’un, une grand-mère, venait
me gronder. Je sortais en courant et alors ça s’arrêtait. C’était sûrement mon
arrière-grand-mère. »
Quand elle voyait la vieille femme, la jeune Lorisa était incapable de l’identifier. C’est
plus tard seulement qu’elle a reconnu son aïeule, la mère de la mère de son père.
Lorisa ne l’a pas vue de son vivant mais en a entendu de nombreux récits par sa
grand-mère. On raconte que, lorsqu’elle chamanisait « elle devenait quelqu’un
d’autre » et se mettait à courir et à grimper aux arbres avec son tambour.
Lorisa, dès son enfance, avant cette crise, avait manifesté des capacités particulières.
« Quand j’étais petite mon père est mort dans un accident. À cette époque, je
l’avais vu alors qu’il n’était pas là. Ensuite, trois jours, après il est mort. Si
c’était maintenant, je l’aurais sauvé. Il m’a dit : ‘Viens on va emmener le bétail
par là.’ Il part, je me retourne et il n’est plus là. Je l’ai dit à ma mère. Ensuite
mon père est venu : ‘Tu étais où ? Ici ? - Non j’étais là-bas’.
195
Trois jours après mon père a perdu son cheval. Il est parti vite en voiture avec
des gens. Et ils ont eu un accident. Le cheval de mon père était un cheval
rapide. C’est pourquoi les gens voulaient le voler.
Plusieurs fois auparavant, il m’était arrivé de voir mon père alors qu’il n’était
pas là. »
Šoončur Sojan était un chamane de la région du lac Tere-Xöl. Il fut l’un des derniers
à pratiquer avec un costume et un tambour pendant la période soviétique.
‘Bo kižige čüve kylbas bolza, xoržok’. Bičii ‘Si on ne fait pas quelque chose pour lui, cela
ynčap-la derig-düŋgürün-daa kedirip turar. Ol ira mal’ [a dit Šoončur]. Il me faisait porter un
am on üš xarlyg turgan men, dyka korgunčug petit peu son costume et son tambour. À
aaraan men, iji karak aldyngan, sogur-bile treize ans, j’ai été très malade, mes deux yeux
dömej. Soguraryp turdum, šuut čüve közülbes. étaient pris, j’étais comme aveugle. Je ne voyais
Am ol ulus kelgeš ‘Bo irejniŋ čüvezi čüvelep absolument plus rien. Les gens qui venaient
turar’ dalar-dyrtar baza turgan men. disaient : ‘C’est le truc de son grand-père qui le
lui fait’ ; je m’évanouissais aussi.
ačamga ulustarny čugaalaar, ol kiži myndyg choses sur les gens à mes parents : celui-ci est
čüve-dir, i kiži yndyg čüve-dir. ‘Xej, Xej ! comme ci, celui-là est comme ça. ‘Sottises ! ne dis
čüve čugaalava !’ dêêr turgan. Men ynčap pas ces choses !’ disaient mes parents. J’étais
turgan. comme ça.
Il n’existe pas dans le chamanisme traditionnel des Touvas de terme commun pour
désigner la crise. Les auteurs ont relevé les expressions dalyp turar « il s’évanouit »
(D’jakonova 1981156), dyrtar aaryg « maladie qui tire » si la crise se manifeste par des
convulsions (Vajnštejn 1991, 247) et albysta- (Jakovlev 1900, 113 ; Vajnštejn 1961,
176). Ce dernier terme est une dérivation verbale de albys catégorie d’esprit séducteur
qui rend fou. Dans la langue touva, albysta- signifie ordinairement « être dément » en
référence à une folie furieuse. Le simple crétinisme est désigné par le terme tenek
« idiot ; farceur, galopin157 ». Il faut noter que, malgré l’étymologie de ce terme, la
vocation chamanique est rarement interprétée comme l’effet de l’action d’un esprit
albys. Les récits recueillis par Vajnštejn chez les Tožu n’en font pas mention : ce sont
toujours des ancêtres chamanes qui interviennent. Si ce terme est employé par les
Tožu, c’est donc bien pour exprimer le symptôme de la crise de démence qu’il
désigne ordinairement et non un albys. On a encore relevé comme symptômes
traditionnels de la crise chamanique chez les Touvas : les bâillements, l’étirement des
membres, les évanouissements, les attaques, les crises de démence (Jakovlev ibid. ;
Potapov 1969, 348). Aujourd’hui les formes de la crise ont tendance à devenir moins
brutales. On constate que les chamanes (des femmes en général) les plus russifiées et
les plus influencées par l’ésotérisme new age passent par une crise qui a beaucoup en
commun avec la dépression.
Il faut d’abord rappeler que cette crise, usuellement appelée « maladie chamanique »
dans l’anthropologie d’expression russe, n’a rien d’une pathologie réelle. Il n’existe
aucune maladie congénitale ayant des symptômes aussi divers que l’évanouissement,
l’attaque nerveuse, la démence, le bâillement répété, ou encore pour prendre des
156 Une biographie de chamane relevée par Kenin-Lopsan fait aussi apparaître l’expression : dalyp kaar
apargan men, « j’ai commencé à avoir des évanouissements » (2002, 104).
157 Les nuances de ces termes, qui sont toujours valables en touva contemporain, ont été remarquées
exemples relevés chez les Altaïens : crampes, saignement du nez, épilepsie, avalement
involontaire d’objets métalliques (Verbickij 1893, 45 ; Funk 2005, 73), ou, chez les
Évenks, saignement de nez, météorisme et flatulences, asthme (Delaby 1976, 40).
Ce qui est commun à tous ces symptômes, c’est leur capacité à évoquer et manifester
une action invisible sur le corps du néophyte et la réceptivité de ce corps. Ce schéma
est remarquable, car à la différence des interprétations sur la nature de l’agent à
l’origine du phénomène, on le retrouve chez tous les Turcs de l’Altaï-Saïan (mais
aussi chez d’autres Sibériens comme les Évenks) y compris dans des sources
anciennes. Nous avons cité les Téléoutes chez qui séjournèrent Dyrenkova et
Potapov dans les années 1920 et 1930, voici ce que disait le savant allemand Johann
Georg Gmelin au sujet du futur chamane dans ce même groupe (« Tatares
Théléititisches ou Kichtimiches », près de Kouznetsk) (1751-1752, I, 275-276) :
« les indices qui font connaître qu’il est digne de cette fonction sont des
convulsions du corps comme nos possédés ont coutume de le faire. Il dit
durant ces convulsions, que Dieu (peut-être craignaient-ils de nous dire que le
diable lui donnait cette force) l’a ordonné prêtre, et il est cru. Dès qu’il est
reconnu pour prêtre, il commence à minauder. (…)158 »
Quelques décennies plus tard, un disciple allemand de Gmelin, Peter Simon Pallas,
traversa ces régions et, plus à l’Est, chez les Katchines rencontra un chamane ([1771-
1776] 1793, V, 323) :
« C’étoit un jeune homme qui avoit été fou pendant plusieurs années avant
que d’entrer dans le métier, ou qui peut-être avoit fait semblant de l’être. On
m’a assuré qu’il lui prenoit encore, de tems à autre, des accès de folie, et
qu’alors il passoit des nuits entières à faire ses tours de magie, qu’il ne cessoit
que lorsqu’il étoit épuisé de fatigue et d’enchantement. »
Cette description est caractéristique d’un point de vue externe sur la crise dont on
peut déduire que l’information n’a pas été donnée par le chamane lui-même. D’une
manière générale, lorsque les termes employés évoquent la folie (en touva albysta-), on
sait que l’on a affaire au point de vue des profanes sur le chamane. Un chamane
iakoute évoque ainsi le point de vue externe sur sa crise : « Au printemps, pour ceux
qui m’entouraient je devins complètement fou (…) » (Popov 1947, 286). Le récit que
le chamane fait lui-même de sa propre expérience est très différent, marquant ainsi
dès ce moment la distance qui le sépare des hommes ordinaires.
158(...) die Merkmahle, wodurch er zu diesem Amte tüchtig erkannt wird, bestehen in Verstellungen
des Leibes wie unsere Besessene zu machen pflegen. Er sagt während seinen Verstellungen, dass ihn
Gott (vielleicht scheueten sie sich vor uns zu sagen, dass der Teufel diese Kraft gebe) zum Priester
geordnet habe, und sie glauben es. Ist er einmahl als Priester erkannt, so kann er schon heren.
198
L’attaque est l’une des formes symptomatiques que peut prendre la crise. Le terme
français d’« attaque » attire à lui seul l’attention sur la question qui va nous occuper
maintenant : dans cette « attaque », on voit bien qui est l’attaqué mais quelle est la
nature de l’attaquant ? Les Turcs de l’Altaï-Saïan, plus logiques que les Français,
fournissent quelques réponses à cette question. Mais avant de les exposer, il est utile
de rappeler que la réponse n’est pas nécessaire. Les Touvas contemporains explorent
très peu la question. Leurs ancêtres du début du XXe siècle n’étaient pas toujours
beaucoup plus curieux, du moins les sources sont-elles laconiques à ce sujet.
L’envers de la crise chamanique, que les profanes ne voient pas, est l’histoire d’une
attaque brutale des esprits sur leur élu.
A. « L’esprit écrase »
La crise chamanique est parfois désignée en touva par l’expression dyrtar aaryg
« maladie qui tire. » Là où les Touvas voient une traction, les Altaïens parlent plutôt
de poussée, de pression. Tös bazyp jat/čat est l’expression très généralement employée
pour décrire la crise chamanique chez les Altaïens (Verbickij 1893, 44), les Chors
(Dyrenkova 1930, 269 ; tös pasyp čalar selon Funk 2005, 265), les Téléoutes
(Dyrenkova 1949a, 110) et les Khakasses (xamny tözi pasča, Butanaev 2006, 25). Une
personne qui présente les symptômes authentifiés de la crise est appelée baskyn kam
« chamane écrasé ».
Bas- est une racine turque commune désignant l’acte d’écraser. L’idée se retrouve
dans d’autres contextes : ainsi chez les Daours qui appellent sumus darsen « âme
oppressée » une personne subissant l’action d’un esprit (Humphrey & Onon [1993]
2003, 216). Bien qu’il n’apparaisse pas à propos de la crise, ce thème est présent dans
une intéressante expression touva, xaram bastyg-, qui désigne des cauchemars d’un
type particulier. Voici la définition que m’en donna le jeune Touva Meŋgi Ondar :
« Xaram bastykkan, c’est quand une personne en dormant voit et sent tout en réalité et
ne peut rien faire. Les premiers signes sont l’étouffement [ru. uduš’e] comme si
quelqu’un t’étouffait, c’est sans doute une force impure. » Bien que le verbe bastyg- ne
se rencontre pas en dehors de cette expression, on y reconnaît la racine bas-
« écraser » que confirme l’idée d’étouffement attachée à l’expression. Le terme xaram
qui, en touva, a ordinairement pour sens « avare », doit sans doute être identifié ici
comme un emprunt au mongol xar « noir ». En effet, une expression toute semblable
existe en mongol, xar darsen « oppression noire » (Humphrey & Onon op. cit., 219),
199
qui donne à penser que la variante touva en est un calque. La pression est donc une
représentation largement diffusée chez les Turco-mongols de l’action exercée par un
esprit sur un humain.
Peut-on préciser la nature de cette action ? Est-il possible de reconnaître dans la crise
chamanique une forme de possession ? Sans doute pas, car à aucun moment il n’y a
d’identification entre l’homme en crise et l’agent surnaturel supposé causer cette
crise. Ce que l’on attend devant un futur chamane, ce n’est pas d’entendre un esprit
parler dans sa bouche, de voir son identité tout simplement gommée et remplacée
par une autre, mais de pouvoir constater des effets induits par une cause qui lui
demeure logiquement extérieure. Pour qu’un écrasement ait lieu et soit visible, il faut
au moins deux objets indépendants, un objet doué d’une force suffisante pour
exercer une contrainte et un autre assez consistant pour offrir au premier une
résistance et être contraint, mais aussi suffisamment sensible pour manifester cette
contrainte.
La crise chamanique doit garantir deux certitudes : d’abord que le novice subit
passivement une violence indépendante de sa volonté ; ensuite qu’il a en lui les
qualités nécessaires pour percevoir et subir cette contrainte spéciale. Le premier
point, montrant que le novice est pris dans des processus causaux auxquels les
volontés humaines n’ont point de part, assure qu’il ne cherche pas par calcul, par
artifice, à accéder à la fonction. Mais une action agressive d’un esprit contre un
homme n’est pas une chose exceptionnelle puisque les maladies sont souvent
interprétées de cette manière. C’est pourquoi le deuxième point est nécessaire : le
chamane est aussi un corps capable de subir avec une sensibilité particulière ces effets
et d’y réagir. Plus tard dans sa pratique rituelle, c’est précisément cette qualité
conductrice de son être qui sera mise en œuvre. La crise chamanique doit se
distinguer de la maladie en ce qu’elle traduit une nécessité de la nature de celui qui la
subit alors que la maladie est un phénomène accidentel.
Dans les récits d’accès à la fonction de chamane, la crise chamanique est parfois prise
au départ pour une maladie ordinaire. Dans les années 1950, un chamane tožu, Kol
Čenzer, raconta à Vajnštejn qu’il tomba malade à 24 ans et s’adressa à plusieurs
chamanes pour chasser l’esprit qui le tourmentait. Un chamane invité interpréta cette
crise comme le résultat de l’installation dans son corps de l’esprit de son oncle
paternel, ancien chamane. Il identifia cet esprit comme un kara buk (« démon noir » )
ayant pris l’apparence d’un ours. Mais le repousser était impossible, et après quatre
années de souffrance, la seule issue fut pour le jeune homme d’endosser la fonction
de chamane. Ses tourments cessèrent lorsqu’il reçut son équipement de chamane
(Vajnštejn 1961, 176-177, n. 34). Le lien qu’il entretenait avec cet esprit n’était pas
accidentel : aucun chamane ne pourrait donc le rompre comme dans le cas d’une
maladie ordinaire.
200
Une chamane contemporaine, Nadežda Sat nous racontait l’étonnement qui fut le
sien lorsque les médecins lui dirent qu’elle n’était pas malade. C’était dire d’une part
que la science n’était pas compétente, mais aussi que ce qui lui arrivait était en
quelque sorte inévitable car programmé dans son corps : aucune intervention n’était
possible.
Outre son caractère nécessaire, la crise chamanique se distingue de la maladie
ordinaire en ce que, assez souvent, son patient « voit » les agents spéciaux qui
s’attaquent à lui. Précisément parce qu’il dispose de facultés sensorielles spéciales dès
son enfance, il est censé pouvoir faire le récit imagé de ce que le malade ordinaire ne
fait que sentir. C’est pourquoi les récits de ces visions forment un genre qui tient une
grande place dans les autobiographies de chamanes. Ils sont l’un des signes distinctifs
de la crise qualifiante authentique.
Ces récits, du moins ceux qui sont anciens, mettent régulièrement en scène le
chamane dans des tourments terribles imposés par les esprits tant que leur victime
refusera de chamaniser. L’histoire du chamane khakasse T. Juktešev est exemplaire :
comme il refusait d’abord de devenir chamane, ses esprits tös s’emparèrent de lui,
l’enlevèrent jusqu’à une falaise céleste et le précipitèrent plusieurs fois dans le vide, le
ramassant à terre, jusqu’à ce qu’il accepte de se soumettre à leur exigence (Butanaev
2006, 30 ; voir aussi les récits de Sagaïs violemment contraints par des esprits à
devenir chamane, Diószegi 1998, 30).
Au moment de la crise, le corps du chamane, réceptif par nature dès l’enfance,
devient un lieu où s’exercent de puissantes contraintes externes. Plus tard, il devra
exécuter des transferts d’ordres divers, des esprits vers les hommes et des hommes
vers les esprits. Pour les clients, nourrir le chamane sera une manière de nourrir les
esprits. Son corps restera un point de passagе, il sera comme une pompe qui fait
circuler le bonheur et les forces entre les mondes. Pour poursuivre cette métaphore,
qui n’a, ne l’oublions pas, rien d’indigène, la contrainte subie pendant la crise
qualifiante est le moment où la pompe est amorcée.
C. Le dépècement en rêve
Dans les récits que les chamanes turcs de Sibérie produisent au sujet de leur
expérience de la crise, une thématique revient avec insistance, c’est celle du
dépècement du chamane. Le thème est connu des Touvas, même s’il est peu
répandu. La vision que Kim Ondum nous a dit avoir eue de sa propre mort avant de
devenir chamane doit sans doute en être rapprochée. Trois épisodes récurrents
ressortent des histoires anciennes : le dépècement, la dévoration de la chair du
chamane, et la vérification de ses os.
(…) êmn’ik êtin êttêên, kyhyl êtin kyrbastaan, (…) débitez en morceaux sa chair engraissée,
xara xaanyn tağaaran, suon uŋuoğun mülküjên découpez sa chair rouge, faites couler son
biêriŋ ! sang noir, émoussez ses gros os !
Un autre chamane iakoute raconte que son corps fut percé par des vers (Popov 1947,
286), vision très semblable à celle du chamane touva. Cette chair était mangée par les
esprits et recrachée dans toutes les directions (ibid., 285)160. Cette thématique se
retrouve chez les peuples de l’Altaï-Saïan. Chez les Chors, d’après certains récits, les
esprits découpent les chairs du novice (Dyrenkova 1930, 272) ou lui « rongent » le
corps (269, 276). Le thème est connu des Altaïens du Sud comme en témoigne ce
passage d’une invocation adressée à un ancêtre tös : « ayant cuit ma viande rouge,
vous épaississez mon sang comme du kumys [lait de jument fermenté] » (Anoxin
1924, 131). D’après certains récits, les chamanes toungouses sont censés subir le
même sort : le novice est dépecé, sa chair est hachée, parfois mise en brochettes, et
les esprits mangent cette chair et boivent son sang (Ksenofontov op. cit., 114-117161).
toungouses alors que leurs équivalents altaïens la font cuire. Comme le remarque Hamayon, la cuisson
de la viande « reflète l’humanisation des esprits » (1990, 666). On trouve dans le fait que les Altaïens
sont éleveurs et les Toungouses en grande partie chasseurs une confirmation de l’interprétation
d’Hamayon sur la différence entre idéologie de chasse et idéologie d’élevage.
202
Le thème du novice dévoré a donc une très large diffusion même s’il demeure moins
universel que le phénomène de crise elle-même. Il ne peut manquer d’évoquer un
caractère très fréquemment attribué au chamane une fois qu’il est investi : la
dévoration active. Tous les peuples turcs de l’Altaï-Saïan connaissent de nombreuses
histoires de chamanes mangeant des mauvais esprits, des chamanes rivaux ou des
humains. Le chamane doit donc passer d’un stade de dévoré à celui de dévorateur,
comme s’il répercutait sur son entourage la fringale de ses esprits. Mais le bon
chamane sait orienter cette gloutonnerie et en protéger ses proches comme nous le
verrons (voir chap. VII « Les corps conducteurs »).
Mais il nous faut aller plus loin dans les histoires de chamanes, car le dépècement n’a
pas pour seul but la dévoration de la chair : il permet de mettre à nu les os du novice.
2. Le décompte des os
Dans les récits de visions des novices subissant le dépècement, les os ne sont pas
abîmés ni rongés par les esprits qui, bien au contraire, les examinent avec soin. Ils
vérifient dans le squelette la présence d’un os supplémentaire (artyg söök ou artyx söök)
indispensable pour que l’individu soit autorisé à chamaniser : cette idée est commune
aux Chors (Xlopina 1978, 77), Khakasses (Butanaev 2006, 27 ; Diószegi, 1998, 30),
Téléoutes (Dyrenkova 1949a, 109), Altaïens du Nord (Potapov 1947, 166), mais aussi
aux Iakoutes162 et même à des peuples aussi éloignés linguistiquement et
géographiquement que les Toungouses163 et les Nganassanes164. Chez les Khakasses
cette opération, qui porte le nom de söök sajgarar « vérifier les os », est menée parfois
par un esprit ancêtre spécialisé nommé sajgot « l’inspecteur » (Butanaev 2006, 27).
Après cette épreuve, le novice chor déclare à son entourage que les esprits ont trouvé
un os spécial dans son squelette. Ses proches l’interprètent ce fait comme la preuve
qu’il est un authentique chamane (Jadrincev 1881, 248, cité par Dyrenkova 1930,
274).
Parfois, les esprits ne cherchent pas la présence d’un os supplémentaire, mais se
contentent de vérifier que le squelette est complet. D’après une source iakoute, les
esprits vérifient que tous les os sont bien là et s’il en manque un seul le novice ne sera
pas chamane ou alors un de ses parents mourra. Ceux qui se sont préparés à la
fonction et ne sont pas devenus chamanes disent souvent: « Il me manquait des os,
c’est pourquoi les esprits m’ont renvoyé » (Ksenofontov op. cit., 64, 86).
162 « Voilà que tu as un os et trois ligaments musculaires de trop » déclarèrent les esprits à Arsan
Duolaj au moment de sa crise chamanique (Popov 1947, 287).
163 « Ils [mes aïeux] ont mangé ma chair crue. Ils m’ont trouvé un os de trop en faisant le compte. S’il
quelques muscles de plus [que les non-chamanes]. Personnellement, j’ai deux muscles et un os
supplémentaires. » (Popov 1936, 84-96, cité et traduit par Lambert 2003, 225).
203
3. Des os purs.
Les Touvas ne connaissent pas l’idée d’os supplémentaire : pour eux, ce n’est pas par
la présence d’un élément inhabituel que le squelette du chamane se distingue mais par
sa nature générale. Je demandais un jour au chamane Gennadij à Kyzyl : « De quel os
êtes-vous ? » (Kandyg sööktüg siler ?) Par cette question, j’avais en vue le clan auquel il
appartenait. Mais il comprit ma demande en un sens chamanique et me répondit
aussitôt : « Je suis d’os blanc » (Ak sööktüg men). Les chamanes touvas affirment en
effet traditionnellement avoir des os différents de ceux de la masse des profanes : ils
sont « blancs » (ak) ou « purs » (aryg).
Cette idée revient très fréquemment dans les récits recueillis par Kenin-Lopsan :
Xamnar bottaryn ak sööktüg kižiler bis dižir, « Les chamanes se disent gens aux os
blancs » (Kenin-Lopsan éd. 2002, 101, 178/195, 184/201). Cette particularité des os
chamaniques est mise en avant pour justifier le traitement particulier qu’ils reçoivent
après la mort. Alors que les corps des défunts « ordinaires » (anaa) sont abandonnés
dans la steppe, les « os purs » des chamanes sont déposés sur une construction
spéciale, le seri, une caisse de planches portée par quatre poteaux (D’jakonova 1975,
68-84). Avec la création des cimetières, ces pratiques ont été interdites, mais les
chamanes contemporains s’efforcent de donner aux tombes des chamanes un aspect
rappelant les seri anciens. Ce traitement distinct des défunts, qui n’est pas fondé sur
une hiérarchie sociale (comme dans le cas des riches kourganes des chefs militaires)
montre bien la différence de nature attribuée à leurs corps.
L’idée d’os blanc est certainement le résultat de l’influence mongole que les Touvas
ont subie plus que tous les autres peuples turcs de la région. Mais dans la société
mongole, l’os blanc a un tout autre sens : il désigne l’aristocratie et non les chamanes
(Krader 1963). Les Touvas, sous l’influence mongole, ont donc probablement
abandonné l’idée d’os supplémentaire, commune à tous les autres Turcs de Sibérie,
pour la remplacer par celle d’os blanc qu’ils ont pourvue d’une connotation
chamanique.
Le thème d’une nature particulière du squelette n’est pas exclusif de l’idée d’os
supplémentaire : les deux existent parallèlement chez les Khakasses. Pour les
Khakasses, les gens simples ont des os lourds tandis que les chamanes ont les « os
légers » (niik söök) ou, comme pour les Touvas, les « os purs » (aryg söökig) (Butanaev
2006, 22).
204
Figure 42. Tombe du chamane Sergej le jour de ses funérailles (avril 2006).
L’association constante dans la région entre os et clan, désignés du même terme söök,
pourrait inciter à interpréter la vérification des os comme un contrôle de
l’appartenance du chamane à son groupe patrilinéaire. Mais si la signification de cet
épisode était une règle si simple, elle serait certainement formulée explicitement par
les informateurs. Or la règle explicite concernant la transmission de la qualité
chamanique, nous la connaissons : elle se fait par descendance cognatique sans
référence au clan.
L’hypothèse clanique s’accorde mal avec la présence du thème de la vérification des
os chez les Nganassanes pour qui il représente un épisode essentiel de l’accès à la
fonction chamanique, alors que dans cette société l’os n’est pas utilisé comme
métaphore pour désigner le patriclan165.
C’est bien dans la singularité de son corps, et non son appartenance à un groupe, que
le novice est examiné. Une singularité physique nécessairement antérieure à la venue
des esprits, puisque ceux-ci la vérifient et ne la créent pas. Les Chors disent que,
parfois, à l’approche de la mort, un chamane transmettait ses esprits à un enfant
porteur d’os en trop (Xlopina 1978, 70). C’est donc qu’il était doté de cette singularité
avant d’entrer en contact avec des esprits. Pour les Iakoutes « si le corps du novice se
prête mal à ce rituel », « s’il a le corps inapte », alors des souffrances nouvelles
l’attendent ou bien il devra payer en offrant la vie de membres de sa famille
(Ksenofontov op. cit., 52).
Dans l’épisode du dépècement, ce que les esprits vérifient avec un tel acharnement,
c’est ce que les hommes voudraient pouvoir observer : ce trait invisible et pourtant
165Je remercie Jean-Luc Lambert pour les renseignements qu’il a bien voulu me donner sur la notion
d’os chez les Nganassanes.
205
matériel car induisant des effets dans le corps, ce trait auquel peuvent être rapportées
les capacités spéciales du chamane, la réalité de l’essence du chamane. Ils mettent à
nu ce que nul ne peut voir directement, y compris le khan du mythe qui, pour
discerner si les chamanes sont vrais ou faux, n’a d’autre ressource que de les
soumettre à un test indirect en les faisant brûler.
Mais pourquoi un os supplémentaire ? Nous trouvons une piste dans les explications
d’un chamane sagaï : son os supplémentaire possède en son milieu un trou à travers
lequel il peut voir et savoir toutes choses (Diószegi, 1998, 30). Ce trou dans lequel
l’univers est visible est une image fascinante qu’on croirait sortie de l’imagination
d’un Borgès. Pourtant, à la différence de l’ « Aleph166 », simple objet de
contemplation et de méditation philosophique, l’os troué du chamane sagaï
appartient à un corps : lui-même organique, il donne par-là une légitimation
biologique à un statut social. Que les os soient une figure de l’essence chamanique,
c’est aussi ce qui apparaît dans l’usage de l’expression kam sööktüg kiži « personne d’os
chamanique », désignant une personne ayant un chamane parmi ses ancêtres (Satlaev
1971, 136).
Le lien causal entre les capacités sensorielles spéciales du chamane et la possession
d’un os supplémentaire n’est pas toujours aussi clairement explicité, bien que ces
thèmes soient souvent évoqués concomitamment. On trouve une confirmation de la
nécessité logique de ce lien dans le fait qu’un peuple sans rapport linguistique avec les
Turcs de l’Altaï-Saïan, les Nganassanes, l’ont également établi. Le chamane Djuhadie
après avoir affirmé les singularités de son corps en expose les conséquences :
« Comme mon corps a trois morceaux supplémentaires, j’existe, en rêve, sous trois
aspects simultanément. Je me trouve, en même temps, en trois endroits et quand je
chamanise, c’est comme si j’avais trois paires d’yeux, d’oreilles, etc. » (Lambert ibid.)
Semblable à la glande pinéale de Descartes qui, dans sa philosophie, faisait office de
support à la coordination de l’âme et du corps, l’os supplémentaire est ce point
d’attache où s’articulent les diverses perceptions spéciales prêtées au chamane et la
matérialité de son corps. Loin d’imputer les pouvoirs du chamane à ses seules
relations avec les esprits les Turcs de l’Altaï-Saïan exigent qu’ils aient dans son corps
un siège matériel antérieur à toute interaction spéciale.
A. La notion de čajaan
166Dans la nouvelle de Borgès, « l’Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l'espace
cosmique était là, sans diminution de volume (…) ».
206
divinité créatrice céleste Ülgen ou Kudaj. Appelée Ülgen par les Chors, les Altaïens
du Nord et du Sud et Kudaj par les Touvas, les Khakasses ainsi que des groupes
chors mêlés aux khakasses167, cette entité a pour attribut la création, exprimée
quelquefois par l’épithète jajaačy ou jajaan « créateur168 ». Le nom d’agent jajaačy est
dérivé de la racine altaïenne commune jaja- « schaffen », « vollführen » (Radlov 1893-
1911, III, 73), présentant vraisemblablement une origine commune avec le mongol
zaja- « prédestiner ; créer » (cf. supra p. 91). Cette racine verbale est connue en touva
sous la variante phonétique čaja- dont est tiré čajaattyngan. Chez les Touvas, on dit du
forgeron : Čüvelerin čajaap šuuktup kaan, littéralement « Il crée en coulant les choses »
(Samdan 2004, 191).
Pour les Chors et les Koumandines, c’est précisément Ülgen qui donne, avant la
naissance, la qualité chamanique et c’est à son intervention qu’est attribuée la
présence de l’os supplémentaire dans le corps du jeune enfant (Xlopina 1978 ;
Alekseev 1984, 37). Les invocations chamaniques altaïennes recueillies par Anoxin
disent de lui qu’il a « créé » (jaja-) les astres (aj künüm jajagan, « il a créé la lune et mon
soleil »), les corps et la force vitale (kut) (maldyŋ kudun jajait, « tu crées la force vitale
du bétail » 1924, 69). Dans une invocation de demande de fécondité, un chamane
interroge les intentions d’Ülgen (ibid. 139) :
Kindiktü, kirbiktü bala byčary kandyj ? Va-t-il découper des enfants à nombril et à cils ?
Askarbaska mal jajap pereri kandyj ? Va-t-il créer du bétail quand il diminue ?
Kažylarga baš jajap pereri kandyj ? Pour certains, va-t-il créer des têtes ?
167 Les deux noms sont parfois employés par une même population, comme les Altaïens du Sud.
168 Les Khakasses distinguent neuf kudaj dont le principal est le Créateur čajaan kudaj (Katanov 1907, I
245, II, 215, n°406). Radloff donne comme exemple altaïen d’usage du verbe jaja- : Pu jarykty jajap
turgan Kudaj, « Gott der diese Welt geschaffen hat » (ibid.). On a quelquefois attribué une origine chrétienne à
la divinité créatrice Kudaj. Katanov suppose que le Kudaj des Khakasses serait une adaptation du
Dieu chrétien sous l’influence des missions orthodoxes (Katanov 1897, 26). Pourtant, on ne peut
expliquer de cette manière la présence de l’idée de Kudaj chez les Touvas non christianisés et les
Kirghiz musulmans (Judaxin 1985, 1, 436). Les linguistes donnent à kudaj une origine iranienne
(Tatarincev 2000-…, 3, 259-260) : khodâ signifie en effet « dieu » en persan pré-islamique. On
retrouve ce nom chez d’autres peuples sibériens, ainsi sous la variante xodaj chez les Nanaïs (Beffa &
Delaby 1999, 27). Xlopina (1978, 89) et Alekseev (1984, 44) ont émis l’hypothèse que le culte d’Ülgen
a été emprunté par les Chors aux Altaïens. Certes, les sacrifices de chevaux à Ülgen ne peuvent avoir
de caractère indigène chez ce peuple chasseur, mais l’absence de culte ancien à Ülgen n’implique pas
son absence dans la mythologie. Nombreux sont les clans dans l’Altaï du Sud qui ne rendent pas de
culte à Ülgen mais ne le connaissent pas moins. Hamayon a montré que la figure d’Ülgen joue un rôle
central comme donneur de gibier dans l’idéologie de chasse de peuples de la taïga comme les Chors
(1990, 378-380). Nous voyons quant à nous que les principes cognitifs du chamanisme des Chors sont
les mêmes que chez les autres peuples et s’accordent parfaitement avec la figure créatrice Ülgen.
207
nettement évincé les représentations mythologiques sur Kudaj chez les Touvas,
pourtant l’idée de qualités créées par une puissance et formant un destin est
demeurée. Pour les locuteurs contemporains du touva, čajaan correspond aux idées
françaises de « don » ou « talent naturels ». L’adjectif čajaannyg (-nyg suffixe d’adjectif)
peut être traduit dans certains contextes par « talentueux ». Les valeurs attachées à la
notion sont positives comme le montre la popularité des prénoms Čajaan et Čajaana.
D’autres termes existent en touva qui expriment l’idée de destin : salym, salym-čon, xuu-
salym mais ces notions représentent le destin comme succession d’événements alors
que čajaan est un ensemble de dispositions innées169.
Xam čajaan est spécifiquement la « facture » chamanique. Quand un enfant présente
les symptômes chamaniques, les Touvas cherchent à déterminer s’ils sont bien des
indices d’un xam čajaan de la même manière que les Chors cherchent à savoir si le
tubercule qu’ils voient est bien un os supplémentaire « créé » par Ülgen.
Le chamane touva Toktugu Kuular, né en 1932, raconta à Kenin-Lopsan (2002, 104)
que, à 14 ans, il vécut une crise chamanique et ses parents invitèrent une chamane
célèbre.
(…) xamnap-xamnap, xam čajaan-döstüg töl- (…) elle chamanisa puis dit : « Cet enfant est
dür dêêš, meŋêê xola küzüŋgüzün bergen. Ol de facture-racine chamanique[xam čajaan-
olčaan büdüü xamnap čoruur apargan men. dös] » et elle me donna son miroir [küzüŋgü]
de bronze. Je commençai alors à chamaniser.
Ce xam čajaan, dont la présence est vérifiée par un chamane invité, apparaît bien
comme l’une des désignations, avec uk, de l’essence chamanique. La chamane
contemporaine Xovalygmaa est l’une des rares, parmi ses collègues, à connaître assez
intimement le chamanisme ancien pour parler de son xam čajaan-dös. Selon son
interprétation, le čajaan-dös est indispensable pour être chamane, c’est lui notamment
qui permet de « voir ce que les autres ne voient pas ».
169 Au sujet des différentes catégories de destin chez les Touvas contemporains, voir Myšljavcev
(2003).
170 L’expression jajalgan « être créé » est quelquefois traduite par « être recréé », notamment par
Dyrenkova elle-même. Cette interprétation savante fait du dépècement une recréation, impliquant une
mise à mort et une résurrection (ces thèmes ont été développés par Eliade). Ces notions sont
cependant absentes des commentaires indigènes qui parlent de « vérification ». C’est bien l’acte du
208
1949a, 109). Même le tambour du chamane est plus tard considéré comme fait « par
la création d’Ülgen » (Ak ülgenniŋ jajančа) (Dyrenkova 1949a, 180). De même, les
chamanes iakoutes sont censés être « créés » par des esprits différents (Ksenofontov
[1928] 1998, 92).
Une chamane touva contemporaine, Aj-suu Kuular indique sur son affichette qu’elle
est Tes-unu tajga-synnar êêleriniŋ čajaap čorutkan « créée et envoyée par les maîtres des
montagnes Tes-unu. » Chez les Touvas, dans le discours des chamanes, čajaan prend
un sens différent de celui qu’il a dans le langage ordinaire. Substantialisé et
personnifié, il n’est plus seulement le contenu de la « facture », les qualités qui font le
destin, mais un agent intentionnel. Čajaan est alors très proche de sens de čajaačy
« créateur »171. La chamane Soduna ne nomme d’ailleurs pas autrement son xam čajaan
que xam čajaačy (Kenin-Lopsan éd. 2002, 119). Cette multiplicité de sens apparaît
dans la traduction que donne Katanov du mot čajaan « créateur ; création, nature ;
destin ». Il nous semble que ces significations diverses correspondent à des points de
vue sociaux différents. En effet, s’il est admissible qu’un créateur unique ait fait les
hommes et les animaux, l’idée qu’une seule entité soit à l’origine d’êtres si différents
que les chamanes s’accorde mal avec la logique différenciatrice de la pratique
chamanique. En fait, l’idée d’un tel créateur commun des chamanes se rencontre
dans les discours explicatifs des profanes (ou des chamanes adoptant leur point de
vue) alors qu’elle est introuvable dans les invocations chamaniques.
Les chamanes touvas d’autrefois qualifiaient régulièrement l’un de leurs esprits (êêren)
de čajaan : l’un d’eux invoque ainsi un buga-čajaan (buga : « taureau ») (Kenin-Lopsan
éd. 1995, 425), tel autre un xek-cajaan (xek : « coucou ») (ibid.). Mais les esprits čajaan
peuvent aussi être multiples : un chamane appelle par exemple ses tümen čajaan, « dix
mille čajaan » (ibid. 426). Avec cette multiplicité, on s’est considérablement éloigné du
čajaan au sens de « destin individuel » de l’homme ordinaire, qui est nécessairement
un principe unique. Le chamane s’adresse à ses čajaan comme à des esprits auxiliaires
(ibid., 431) :
dépècement qui est récurrent alors que la recomposition du corps, très rare, paraît n’être évoquée que
pour la cohérence de la narration.
171 Eki kiži ölze, eki Čajaan čeringe bara-tur, « Quand un homme bon meurt, il part dans la terre du bon
Créateur. » (Katanov 1907 I, 6; II, 6; n°107). Les čajaan touvas doivent certainement être rapprochés
de la catégorie des esprits créateurs ajyy chez les Iakoutes. Ajyy est dérivé de la racine verbale aj-
« créer » qui présente très vraisemblablement avec l’alt. jaja- une origine commune (Popov 2003, 61,
64). Dans un texte iakoute relevé dans les années 1860, les humains sont ainsi définis comme ajyy ajbyt
kihitigêr, « les hommes créés par l’ajyy » et le bétail comme ajyy ajbyt süöhütüger, « bestiaux créés par
l’ajyy » (Xudjakov 1969, 309).
209
un malade, elle commence par une projection de lait en prononçant des mots à voix
basse. Parmi d’autres esprits, elle invoque son xam čajaan-dös (« destin-racine
chamanique ») qui réside, dit-elle, dans le ciel inférieur (aldyy dêêr). Avec le début de la
pratique, cet esprit qui la tourmentait physiquement dans son corps s’est distancié.
Cela ne signifie pas que, en dehors des rites, le čajaan soit absent et n’agisse plus sur
elle, puisque, comme elle le disait elle-même, sans lui, un chamane n’est pas chamane.
En fait nous observons ici une objectivation et une mise à distance exemplaires du
chamane investi, qui se distingue ainsi du chamane novice encore en crise.
Le ciel inférieur n’est pas le seul lieu de résidence que Xovalygmaa attribue à son
čajaan-dös. Les Touvas honorent certains arbres qu’ils nomment xam yjaš « arbre
chamanique ». On sait par l’ethnographie russe et soviétique que les chamanes touvas
devaient autrefois posséder un xam yjaš personnel auquel leur vie était attachée
(Grumm-Gržimajlo 1926, 137 ; D’jakonova 1977, 199 ; Potapov 1969, 128 ; Kenin-
Lopsan 1987, 31). Selon Xovalygmaa, « l’arbre chamanique [xam yjaš] sert à conserver
le xam čajaan. C’est comme quand on met de l’argent à la caisse d’épargne. On peut
‘retirer’ de loin quand on en a besoin. » Le nom de la caisse d’épargne russe
sberegatel’naja kassa implique l’idée de protection (ru. sberegat’) : le xam čajaan est ainsi
mis à l’écart pour ne pas être exposé aux nombreuses attaques qu’un chamane subit
dans sa vie.
Üš čyldyŋ ištinde xam kižiniŋ xam yjašty Durant trois ans après son installation, l’arbre
olurtup kaany kamgalakčy čajaany kamgalap, chamanique est un gardien, il protège le čajaan
kelgen, düšken küžün šyn ülep berip olurar du chamane et donne, redistribue la force qui
bolur. est descendue.
Xam yjaš dêêrge, xamnyŋ čajaanny byžyg tudup, L’arbre chamanique est l’êêren qui maintient
küčü-küžün šyn ülep, xamnyŋ bodun kamgalap fort le čajaan du chamane, distribue sa force et
orar êêreni bolur. protège le chamane lui-même.
L’arbre d’un chamane doit par conséquent rester secret. Les arbres de Xovalygmaa et
ses frères et sœurs qui sont aussi chamanes se trouvent dans les environs du
campement de leur oncle maternel (daaj) dans la région de Süt-Xöl, leur région natale.
Comme nous étions à ce campement, Xovalygmaa m’emmena dans leur direction
mais ne me montra que d’anciens arbres chamaniques qui, par un rituel particulier,
avaient été privés de leurs fonctions : le čajaan en avait été retiré (voir fig. 43).
Beaucoup des chamanes touvas contemporains ont un arbre personnel choisi en
général dans une forêt de leur région natale.
La localisation précise du čajaan n’est pas claire, elle reste de toute façon associée
intimement au corps du chamane. Xovalygmaa donne un exemple d’action de l’arbre
chamanique qui semble contradictoire avec la définition précédente :
« Si un chamane veut te tuer, le xam yjaš contient l’attaque. Une fois, Ölčejmaa
s’est fâchée avec un chamane dans un taxi collectif [maršrutka]. C’était un
chamane noir, il a dit ‘Je te tuerai !’ Mais c’est lui qui est tombé malade, et sa
210
femme est morte. L’été suivant, quand nous sommes arrivés ici, le xam-yjaš
d’Ölčejmaa était tombé. Il faut en refaire un. »
Loin de préserver le čajaan à l’abri des conflits, l’arbre est ici au premier rang et il
subit mortellement l’attaque à la place de la chamane. Ce qui doit être retenu, c’est
que le čajaan, substantialisé et objectivé, est censé pouvoir être réparti et fixé, comme
en réseau, dans différents supports, qui dès lors sont soumis à volonté à la
manipulation du chamane.
Figure 44. Arbre chamanique (xam yjaš) photographié en 1903-1904 (Kon 1934, 80).
211
L’arbre chamanique peut aussi avoir pour fonction de conserver le xam čajaan-dös
après la mort du chamane. Dans ce cas, il entre, selon les termes de Xovalygmaa,
dans la catégorie des ajmak-čon êêren « êêren de groupe » (ajmak : « genre ; clan ;
parentèle » et čon « peuple, gens »). Il est exact que de nombreuses familles ont un
xam yjaš sans avoir de chamane parmi leurs membres. La consécration d’arbre
chamanique (xam yjaš dagyyr) est l’un des services que l’on retrouve communément sur
les panneaux publicitaires des chamanes travaillant en société. Mais Xovalygmaa
estime que ses collègues ne comprennent pas le sens traditionnel, le « vrai sens » pour
elle, de ce type d’arbre. « Ils disent à tout le monde d’en faire. Par exemple, un
homme politique qui veut monter, il va demander à un chamane de lui faire un arbre
chamanique. [Contrairement à ses attentes], ça ne va pas le faire monter
significativement, par contre, s’il a un ancêtre chamane, son petit-fils par exemple
sera chamane. »
Xovalygmaa énonce ainsi l’usage correct de l’arbre chamanique de groupe :
Ajmak-čonnuŋ xanynda xam küžü čitpesin, On fait faire une consécration [d’arbre
üzülbezin, čoruur bolzun dêêš dagydar. Kelir chamanique collectif] pour que la force
salgalynda küstüg, šyyrak xamnar törüttünüp chamanique ne disparaisse pas du sang du
čoruur bolzun, turzun dêêš dagydar. groupe de parenté. On le fait pour que, dans la
génération suivante, naissent de forts et
puissants chamanes.
B. Un ancêtre électeur
Dans les récits d’accès à la fonction, parmi les agents spéciaux qui entrent en contact
avec le novice, on remarque presque toujours une figure principale, plus active que
les autres, parfois la seule active. Cet esprit est souvent le premier avec lequel le
chamane dit avoir eu une relation au début de sa crise qualifiante et généralement il
demeure dans la suite de sa pratique une entité à la fois protectrice et auxiliaire
importante même si elle est moins sollicitée que d’autres esprits. On l’appelle dans la
littérature « esprit électeur ». Chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, l’esprit électeur, qui
prend souvent une forme animale pendant la crise, est généralement identifiée par la
suite comme un ancêtre du chamane. Il est par excellence l’esprit auquel les
chamanes touvas donnent le titre de čajaan. Il n’est pas reconnu immédiatement par
le novice et ne pourra l’être que par la distanciation opérée au moment de l’entrée en
fonction grâce à l’intervention d’un chamane tiers. Son aspect zoomorphe le rend
212
Artyryp kaan čüvezi bar, irej – adyg – suzu, Il y a un truc qu’on m’a laissé, c’est un
adygnyŋ čüvezi ürgülčü kelir, adyg xevirlig, adyg- « grand-père172 », un ours, il vient tout le
dir ijin. temps me voir. Ça a la forme d’un ours, c’est
Men am udup čytkaš irejga tavaržyr, ol irej un ours quoi. Quand je dors, je rencontre ce
čedip kelgeš meni čyglap čölep turar bolza dyka « grand-père » [cet ours], et s’il vient vers moi
êki bolur, tüŋneli am araj dezer bolza čiktig. et qu’il me lèche, c’est très bien, mais si
Čamdykta čedip kelgen turar, čamdykta čok finalement il s’enfuit, c’est louche. Parfois il
bolur. vient, parfois non.
Au début de ces visites, qui remontent à sa crise qualifiante, Êreksen ne savait pas ce
qu’était cet ours. Puis les gens ont dit : « C’est le truc de son grand-père. » Au cours
de notre entretien, la relation précise entre l’ours et le grand-père ne fut pas explicitée
par Êreksen, mais le terme irej employé pour l’un comme pour l’autre facilitait
l’identification.
Le récit d’Êreksen est typique des Touvas orientaux. Chez eux, l’ancêtre électeur se
présente sous la forme d’un ours qu’on appelle ištig irgek « ours mâle gravide [ ?] »
(irgek en dialecte tožu désigne l’ours mâle ou l’élan) (Vajnštejn 1968). C’est ainsi que
son oncle paternel apparaissait au chamane tožu Kol Čenzer pendant sa période de
crise (Vajnštejn 1961, 177, n.3 ; cf. supra p. 199). Chez tel autre chamane, les sept
loups qu’il invoque sont des ancêtres se manifestant sous cette forme (Kenin-Lopsan
éd. 2002, 69).
Autrefois, il n’était pas rare que la crise chamanique d’un novice se déclenche peu
après la mort d’un vieux chamane de sa parentèle. On considérait alors que l’âme du
défunt s’était installée dans le corps du novice qui allait lui succéder. Le ou les
ancêtres qui provoquent la crise sont appelés collectivement en touva čajaan mais
aussi čajaan-dös ou êêren-dös où dös désigne la « racine », l’« origine » (par exemple
aarygnyŋ üngen dözu : « l’origine d’une maladie », Kenin-Lopsan éd. 2002, 431). En
altaïen, le mot tös s’emploie plus couramment qu’en touva pour désigner tout ancêtre
chamane et parfois, par extension, d’autres catégories d’esprit.
La chamane touva Sendenmaa Moŋguš s’adresse ainsi à ses ancêtres par cette
invocation typique du style contre-intuitif et imagé propre au discours rituel
chamanique (Kenin-Lopsan 1987, 60-61) :
172 Ici, irej est un euphémisme pour « ours ». L’emploi d’irej comme euphémisme de chasse est
particulier aux Touvas orientaux. Ceux de la steppe disent xajyrakan « bienveillant ».
213
Čajaan bolgan êêren dözüm. Il est devenu mon destin [čajaan], mon esprit-
racine[êêren-dös].
Katkannarym, syngannarym, Mes desséchés, mes brisés,
Katap dirlip kelgennerim. Vous êtes revenus à la vie.
Ölgennerim, čitkennerim Mes défunts, mes disparus,
Öšken ody kypkannarym. Qui brûlez d’un feu éteint,
Kešpes xemnen kežêêliŋer, Franchissons le fleuve infranchissable,
Közenektep ažaalyyŋar. Ouvrons une ouverture et pénétrons.
Le čajaan de cette chamane, après avoir été décrit comme un animal avec un pelage et
un bec, est ensuite identifié comme sa tante maternelle, elle-même une grande
chamane célèbre dont l’auteur de l’invocation se voulait l’héritière (ibid.). Mais, dans
un mouvement caractéristique de la rhétorique chamanique, cette identité se
démultiplie dans l’avant-dernière ligne : l’ « esprit-racine » (êêren-dös) a lui-même des
« esprits-maîtres » (êêleri) qui figurent comme d’énigmatiques « esprits d’esprits ».
Du parcours de ces différents récits d’accès à la fonction de chamane, il ressort que là
où le discours profane décrit un comportement physique dénotant un corps singulier
(anomalies, évanouissement), le discours de l’expérience chamanique évoque un
univers où des agents intentionnels démultipliés exercent leur action.
173 Nous empruntons cette formule à Vincent Descombes (1987, 51) qui l’applique à Leibniz.
215
Les bouquetins auraient donc parmi eux un berger ou un guide. De plus chez les
peuples éleveurs, le gibier est généralement tenu pour avoir un propriétaire, l’esprit-
maître du lieu où il habite. Selon Saša, éleveur de la région de l’Övür, le gibier est le
« bétail du maître de la taïga » (tajga êêziniŋ maly) 175. Sergej Sat éleveur de la région de
Süt-Xöl exprime la même idée dans les mêmes termes. Il ajoute que pour que le
maître de la taïga accepte de donner de son « bétail » (maly), c’est-à-dire du gibier, au
chasseur, il faut que celui-ci fasse des offrandes avant de partir. D’après la chamane
Xovalygmaa, certaines bêtes sont supposées former le bétail réservé du maître des
lieux, qu’il ne cède jamais aux hommes. Elles sont marquées par l’esprit d’un signe
174 Les Touvas disaient à Katanov (1907, 16) : « L’ours était auparavant un homme. Il but de la vodka,
se fâcha et se fit ours. » Voir aussi Jakovlev (1902, 52-53) et Potanin (1883, 167).
175 Selon Jakovlev (1900, 66), chez les Touvas le gibier est considéré comme le « bétail » de l’esprit-
spécial im-demdek à la façon dont les éleveurs marquent leur bétail (voir ci-dessous
pp. 370-371).
On retrouve cette idée chez les Khakasses176. Selon la logique de cette conception, ce
qui vu comme bête sauvage (aŋ) par l’homme est, du point de vue des esprits-maîtres,
animal domestique « bétail » (mal).
Anoxin donne un cas frappant de perspectivisme (1924, 126 n. 1) : quand le loup
hurle, les Altaïens disent qu’« il demande du bétail à Kudaj » (Kudajdaŋ mal surap jat) .
C’est tout juste ce que fait le chasseur avant de partir à la chasse lorsqu’il prie les
esprits de lui accorder du gibier. À cette différence près que le chasseur demande des
bêtes sauvages (aŋ) alors que le loup demande du bétail (mal). Mais sans doute ce que
les hommes nomment mal est aŋ pour le loup. Loin d’être par essence une bête
intrinsèquement sauvage comme chez nous, pour les Altaïens, le loup accomplit
donc les mêmes procédures rituelles que les hommes. Seul son point de vue sur ses
actions diffère de celui des hommes.
Pour généraliser, ce qui est naturel du point de vue de l’homme ne le sera pas
nécessairement pour les agents non humains. À partir de faits surtout sibériens,
Šternberg résume ainsi la vision du monde de l’ « animiste » (1927, 48-49) : « Les
animaux et les esprits ne se distinguent de l’homme que parce qu’ils se présentent à
lui sous des aspects particuliers. » Le monde est vu comme « une symbiose d’êtres
différents par leur apparence extérieure mais semblables par leur nature. Pour lui
[l’animiste], le monde est une société unique d’hommes, d’animaux et d’esprits. Il
explique tous les phénomènes de la nature par la volonté et les passions des esprits
(…) ». Le monde est une grande société, les faits de nature sont le résultat de
décisions d’êtres sociaux : s’ils partagent une telle philosophie, les Touvas peuvent-ils
croire sérieusement à l’idée d’une naturalité en soi, au sens où nous l’entendons dans
l’Occident moderne ?
Considérons d’abord le pendant métaphysique de la thèse perspectiviste. Le
philosophe Vincent Descombes a critiqué le solipsisme de point de vue inspiré de
Leibniz (1987, 49). La théorie de la Renaissance dit de toute perspective qu’elle doit
être observée d’un point de vue correct qui est celui de sa « construction légitime ».
Or, remarque Descombes, « le point de vue singulier de la construction légitime n’a
(…) rien de subjectif. Il est défini pour un observateur quelconque. Tous les
spectateurs qui auront occupé (tour à tour) ce point de vue auront eu la même
vision. » Le point de vue du loup peut être partagé, et même il doit nécessairement
être accessible intellectuellement aux hommes pour qu’ils puissent exprimer des
opinions sur son contenu. S’il en était autrement, on ne pourrait comprendre
l’existence du perspectivisme comme représentation car les hommes seraient
condamnés au seul point de vue de leur corps. Le « solipsisme des espèces », la
version métaphysique du perspectivisme, est donc contredit par sa propre existence.
À supposer qu’une telle philosophie existe, elle a très peu de chances d’avoir des
conséquences pratiques.
« Selon les représentations des Khakasses, les bêtes de la taïga étaient le bétail des ‘maîtres des
176
Nous avons vu que le perspectivisme est une optique des esprits plutôt qu’un
solipsisme des espèces : il met en scène une multiplicité de points de vue et non une
pluralité des mondes. Pour le perspectiviste de l’Altaï, le point de vue des esprits n’a
pas d’influence par sa simple existence sur la réalité commune : seules les actions des
esprits pourraient avoir des conséquences réelles. Dans ces conditions, il n’y a pas de
raison pour que le point de vue des esprits modifie le contenu du point de vue des
hommes. Or précisément quel est le point de vue que les hommes adoptent lorsqu’ils
sont dans l’action, y compris l’action magique, et non dans la spéculation ? Ils se
tiennent strictement au point de vue des hommes bien entendu. Il est certain, par
exemple, que les Altaïens ne traitent jamais leurs moutons comme du gibier : ils ne
les tirent pas au fusil.
218
Pour ce qui est de la naturalité de la qualité de chamane, la question est délicate car
plusieurs processus y sont impliqués. Il y a d’abord la nature particulière du novice
qui le caractérise dès sa naissance. Sans doute des interprétations explicites en font le
résultat d’une décision d’un agent doué d’intentions comme Ülgen. Pourtant, du
point de vue des hommes, les décisions d’Ülgen sont bien des faits naturels, c’est-à-
dire des faits sur lesquels l’homme ne peut en principe intervenir177. Mais à
l’adolescence se déclenche une phase nouvelle au cours de laquelle le novice est censé
établir des relations avec les esprits. On n’imagine pas qu’il soit possible d’agir sur la
tendance du novice à établir ce type de relations (radix relationis), en revanche les faits
de relations eux-mêmes peuvent logiquement faire l’objet de manipulation. De la
même manière, on ne cherche pas à inverser la tendance du loup qui le fait tuer les
brebis, mais on peut bien mettre en œuvre les moyens nécessaires pour éviter que
cette tendance ne se réalise. Lutter contre les effets d’un principe n’est pas remettre
en cause son caractère naturel. Il demeure donc exact de dire que la qualité
chamanique est perçue comme un fait de nature.
D. Écarter la vocation ?
Les traditions des peuples turcs de l’Altaï-Saïan font quelquefois état de techniques
pour chasser les esprits qui tourmentent l’individu et l’appellent à devenir chamane.
Quand une famille khakasse ne souhaitait pas voir l’un de ses enfants s’orienter vers
la carrière pénible et instable de chamane ou lorsque le néophyte manifestait un
risque de devenir « chamane dévorateur », čeek xam sous l’influence d’ « esprits
dévorateurs » čeek tös, on tentait pas des moyens rituels de détourner les esprits de
leur choix (Butanaev 2006, 30). La procédure, appelée tös piktirge, « fermer les esprits
tös », est accomplie par un chamane invité qui, dit-on, rassemble les tös du novice
dans son tambour et les emporte vers la Mongolie ou les pays du Nord et les
enferme sous des rochers fermés par des cadenas (Butanaev 2006, 29).
Ces techniques sont cependant regardées avec scepticisme. On considère qu’elles
permettent seulement de repousser provisoirement un fait inéluctable. Butanaev
rapporte que, pour les Khakasses, « après un certain temps les cadenas rouillaient,
s’affaiblissaient et les esprits bondissant en liberté s’emparaient à nouveau de celui
qu’ils avaient choisi comme chamane. L’élu redevenait malade jusqu’à ce que les tös
soient à nouveau enfermés dans les montagnes par l’effet d’une séance chamanique.
Cela se reproduisait ainsi périodiquement pendant toute la vie de l’élu. » (Butanaev
2006, 30).
Le novice qui n’accède pas à la fonction ne devient pas un homme ordinaire pour
autant. S’il avait été choisi par les esprits, c’est bien parce qu’il possédait des qualités
singulières intrinsèquement attachées à sa personne : il garde notamment ses
capacités perceptives exceptionnelles.
177A titre de comparaison, on peut remarquer que le créationnisme chrétien n’a pas gêné mais, au
contraire, favorisé l’épanouissement du naturalisme moderne en Occident (Descola 2005, 102-105).
219
Chez les Khakasses un tel chamane non accompli a le statut čalančik, personnage
insignifiant qui soigne les gens en agitant des vêtements. Ce destin fut celui de
nombreuses personnes dans l’Altaï et le Saïan pendant la période soviétique. On peut
citer le cas du télenghite Prokopij Temdekov, homme âgé de cinquante ans en 1983
(Revunenkova 2000, 187-188). Dans sa jeunesse, il présenta les signes du chamane
mais ne put trouver de maître pour le guider et ne reçut pas le statut de chamane.
Dans la population, il est donc simplement appelé ugačy « qui entend » ou kösmöči 178
« qui regarde, voyant ». On considère qu’il n’a pu suivre l’appel des esprits et on
explique ainsi sa tendance à boire et son état psychique maladif, qualifié de
schizophrénique. Aujourd’hui, à la différence du cas touva, dans la plupart des
peuples altaïens, les chamanes ont disparu et la population ne connaît plus que des
neme biler kiži « personnes qui savent quelque chose ».
VIII.Hasard et relation.
Nous avons vu jusqu’à présent que les représentations concernant les chamanes sont
commandées par l’hypothèse d’une essence invisible incorporée héritée
biologiquement des ascendants. C’est principalement dans la description que les
profanes font de l’accès à la fonction et dans la logique des pratiques que cette
hypothèse apparaît avec vigueur. Pourtant, les discours des chamanes sur leur propre
condition font apparaître de nombreux éléments interactionnistes et fortuits dont le
modèle essentialiste ne peut rendre compte à lui seul. De plus, dans toutes ces
cultures où l’on répète qu’il est impossible d’être chamane sans ancêtres, on
rencontre toujours des exemples du contraire.
À Möŋgün-Tajga [« Montagne d’Argent »] dans l’Est de Touva, dans le village de
Mugur-Aksy, habite une chamane appartenant à cette rare catégorie. Kara-Kys
Doŋgak, née en 1949179, ne revendique pas d’ancêtres chamanes. Elle dit tenir ses
forces de l’esprit-maître de la montagne Möŋgün-Tajga (Möŋgün-Tajganyŋ êêzi). Cet
esprit est, d’après elle, une jeune femme pourvue de quatre bras. La chamane
s’adresse à elle dans ses invocations pour obtenir le bonheur de ceux qui la
consultent. Lors de rituels collectifs, elle chante :
demande de prospérité (Hamayon 1990, 325). L’expression est typique d’un chamanisme d’élevage.
220
Kara-Kys fixe l’origine de son activité de chamane à un événement tout à fait fortuit :
la découverte d’une pierre singulière alors qu’elle cherchait des plantes médicinales
dans le massif de la Möŋgün-Tajga. Un tel récit d’une chamane touva est-il
compatible avec les principes massivement essentialistes et innéistes que nous avons
soulignés jusqu’à présent ?
Mais il arrive aussi que l’électeur ne soit pas un ancien chamane. Chez les Khakasses,
certaines personnes pouvaient être appelées à la fonction chamanique par des esprits
qui n’étaient pas leur tös mais des maîtres des lieux, souvent maîtres de montagnes ou
de rivière. Leur qualité chamanique n’était pas dans ce cas considérée comme un
héritage181 (Butanaev 2006, 22).
181 Kizi tiskinčetse – tag nimeleri kirče. Chez les Evenks, Vasilevič 1968, 348.
221
Ces différents cas ne sont pas réellement contradictoires avec le principe essentialiste
car si les esprits ont choisi ces personnes avec lesquelles elles n’avaient pas de lien de
parenté plutôt que d’autres, il faut toujours que ce soit en raison de leurs qualités
propres. Or, nous l’avons vu, l’origine de ces qualités naturelles n’est pas
nécessairement attribuée à un ancêtre mais plutôt à une divinité créatrice. En effet, il
n’est pas rare qu’un petit-fils adolescent hérite du statut de son grand-père à sa mort.
Les qualités innées qu’il possèdait avant cette mort ne peuvent donc avoir été l’effet
de l’action de l’âme de son grand-père.
Pourtant, le principe de l’hérédité biologique, qui faisait la singularité de
l’essentialisme concernant les chamanes, est ici nié ; la relation qui fonde l’accès à la
fonction de chamane n’est plus de type nécessaire comme celle qui unit un
descendant à son ancêtre, mais fortuite car son établissement est réalisé par hasard.
B. Rencontres fortuites
Le hasard paraît être plus volontiers mis en avant par les Touvas tožu que par ceux
de la steppe. On dit chez eux qu’un adolescent ou un jeune homme peut connaître la
crise caractéristique après avoir trouvé dans la taïga un couteau sur un arbre ou un
grelot de renne et commencer ensuite une carrière de chamane182. La découverte
fortuite d’un artefact dans la forêt est conceptualisée par les Bouriates comme
donnant accès à une catégorie d’essence chamanique particulière buumal udxa
(essence d’objet descendu) (Hamayon 1990, 647). Les Iakoutes fournissent des
exemples semblables comme le témoignage de ce chamane : « Quand je voyageais
dans le Nord, je suis tombé sur un tas de bûches, et je devais justement me cuire
mon repas. J’ai pris ces bûches et j’en ai fait un feu ; or sous les bûches était enterré
un célèbre chamane toungouse ; voilà pourquoi son âme m’a poursuivi » (Seroševskij
1896, cité par Alekseev 1984, 80).
Certains phénomènes atmosphériques comme la foudre ou l’arc-en-ciel se voient
attribuer la puissance de déclencher une crise qualifiante. Čikej, une chamane touva,
sur la rivière Torxolik expliqua à Potanin que le dragon Uly Kajrakan [Ulu
Xajyrakan], qui hiverne sur la terre et monte au ciel l’été, à qui les Touvas attribuent
l’origine de la foudre, jette des éclairs de différentes couleurs et désigne les chamanes
en les faisant tomber sur leur tête. « Celui sur qui tombe un éclair blanc, celui-là
devient ak sööktüg xam 183 [‘chamane à os blanc’] » (Potanin 1883, 289). Un chamane
mythique, Doŋgak Kajgal, accéda à la fonction après avoir été frappé par la foudre.
On le retrouva après cinq jours de recherches, le sang coulant du nez et de la bouche
(Kenin-Lopsan 1987, 16). L’arc-en-ciel fait l’objet de représentations semblables :
après les nuages noirs (kara teŋerler), le bout de l’arc-en-ciel peut frapper l’homme à la
tête et par ce coup une âme de chamane mort s’installe en lui. Les informateurs
182
Alekseev (1984, 116). Informations recueillies auprès de deux Tožu nés en 1903 et 1906.
183Noté ak seöktu xam. « Devient » est la traduction russe de Potanin, malheureusement l’original n’est
pas noté.
222
touvas de Kon lui firent le récit suivant (1934, 69). À une époque située à 80 ou 100
auparavant, un garçon de seize ans fut frappé par un arc-en-ciel. Ses parents le
retrouvèrent en état d’inconscience. On le ranima par une fumigation. Il saisit alors
un morceau de bois et un de métal et les frappa l’un contre l’autre : comme un
tambour. Tous comprirent que l’arc-en-ciel l’avait frappé et qu’il était devenu
chamane. Il devint un grand chamane qui pouvait se planter un couteau dans la
poitrine.
La foudre et l’arc-en-ciel sont à l’évidence les images parfaites d’une force descendue
du ciel et capable de se propager. Dans le novice, elle trouve un corps conducteur qui
lui convient. Le corps du chamane n’est pas seulement pensé comme un récepteur de
cette force : pourvu de la fonction de chamane, il sera supposé capable de la
manœuvrer puisque certains chamanes sont réputés eux-mêmes pouvoir faire tomber
la foudre, par exemple sur le bétail d’un ennemi (Potanin 1883, 140).
Ces récits ont en commun d’insister sur un phénomène atmosphérique spectaculaire
et imprévisible qui est interprété comme le signe d’une élection. Le hasard (ou la
chance) et la relation sont donnés ici comme les principes déterminants alors que
l’hérédité biologique ne retient pas l’attention. Comment expliquer cette différence
avec les récits analysés précédemment ? C’est le statut de ces histoires qui doit attirer
notre attention : elles appartiennent à un genre d’histoire particulier, le récit mythique
de la vie d’un chamane (« il y a cent ans »), alors que nous avons jusqu’à présent en
majorité des récits fournis par les chamanes eux-mêmes et leur entourage.
Cela ne signifie pas que les thèmes du hasard et de l’élection sont absents des
autobiographies, mais ils y reçoivent une place plus secondaire. On le voit bien dans
les récits que la chamane Xovalygmaa fait de son accès à la fonction. Elle évoque un
événement semblable à ceux de ces mythes : lorsqu’elle était petite, elle a couru après
un arc-en-ciel et « s’est évanouie » (dalyp kaan). Xovalygmaa présente cet événement
comme l’une des étapes du mûrissement de sa qualité de chamane, mais les épisodes
déterminants sont ceux qui font intervenir son arrière-grand-mère chamane (ci-
dessous pp. 241-242).
Une différence se dégage donc entre l’idéologie du mythe ou du conte qui privilégie
la chance et la logique pratique des autobiographies qui préfère le principe de
l’hérédité biologique.
C. La relation amoureuse
Le modèle narratif qui met le plus parfaitement en scène les principes de la relation
élective et de la chance est celui de l’histoire d’amour. Dans de nombreuses légendes
sibériennes, un être surnaturel tombe amoureux d’un humain avec lequel il
n’entretenait pas autrement de relations, pas plus qu’avec ses ancêtres. L’humain
223
devient ensuite chamane. Dans ces récits, c’est l’événement de l’entrée en relation, et
non la possession de qualités innées qu’elle impliquerait, qui est souligné et placé à
l’origine du statut de l’accès à la fonction de chamane. Nous citerons ici un cas haut
en couleur rapporté à Kenin-Lopsan par un Touva qui le tenait de son père (Kenin-
Lopsan 1987, 19). Ces paroles sont prêtées au chamane Togdugaš Kuular de Sug-
Bažy (région du Baryyn-Xemčik).
« Je suis chamane d’albys184. Je marchais sur les galets dans l’ancien lit d’une
rivière. Soudain, deux belles filles apparurent devant moi et je me trouvai entre
elles. Je me sentis allongé dans les bras des belles, profondément endormies.
Nous dormîmes ainsi à trois dans le sable. À leur réveil les belles me
conduisirent au ravin de Sug-Bažy. Là se trouvait un grand campement où
vivait un groupe entier d’albys. Elle firent du thé très jaune. Les albys ont trait
dans le thé le lait de leurs propres seins qu’elles pouvaient jeter par-dessus
l’épaule. Nous bûmes de ce thé. Ensuite deux belles me conduisirent en un
lieu sablonneux, êlezin-čaryk. Je vis que chaque albys se mit à nouveau à se traire
elle-même et à verser son lait dans le thé. Nous en bûmes amicalement.
Ensuite les deux belles m’emmenèrent sur la rive escarpée de l’Ulug-üzük.
S’étant arrêtées, elles se mirent à traire leurs seins qu’elles pouvaient jeter par-
dessus l’épaule. Nous fîmes encore du thé et en bûmes à trois. Je pris congé
des deux belles et rentrai chez moi. Plus tard, elle vinrent parfois à notre
campement mais seuls mes yeux pouvaient les voir. Les gens simples ne
pouvaient les apercevoir. Je m’équipai des attributs chamaniques et
commençai à chamaniser. Personne ne m’a appris à composer les invocations
chamanique car je suis chamane d’albys. »
Ce récit, autobiographie non réelle, puisqu’il s’agit d’un récit de récit, est étranger à
toute idée d’héritage : fait rare, le chamane narrateur ne s’attribue aucun ancêtre
chamane, et s’il rejette l’idée d’apprentissage, ce n’est pas pour souligner une nature
biologique particulière mais une relation à des êtres spéciaux, les albys.
Le thème de la relation amoureuse avec certains esprits est bien connu des peuples
turcs de l’Altaï-Saïan et plus largement des peuples sibériens. Dans les années 1920,
Lev Šternberg a rassemblé des matériaux sur ce sujet et a systématisé l’idée d’une
relation amoureuse entre le chamane et un esprit féminin185. Fortement marqué par
l’évolutionnisme de son époque, Šternberg analyse les mythes sibériens sur le premier
chamane comme des souvenirs historiques. Le fait qu’une relation érotique soit
184La forme touva doit être albys uktug xam. Le texte est publié en russe. Même lorsqu’il ne présente
pas les albys comme des esprits électeurs mais des auxiliaires, le chamane en fait souvent une
description marquée par l’érotisme (Katanov 1907, I, 193, n°1349) :
Êmekčijek salaalyg, Leurs doigts sont [fins],
Êŋgikse bolgan čaaktyg, Leurs joues sont vermeilles,
Čer čaryy köttüglerim, Leur sexe, une tranchée de terre,
Araj čookčula albystarym! Approchez-vous mes albys !
185Mais il a fondé cette représentation dans des émotions privées du chamane sans s’intéresser au rôle
à la place qu’elle occupe dans un système plus vaste qui intéresse toute la société (Hamayon 1990,
428).
224
souvent attribuée au premier chamane est d’après lui le témoignage d’un stade ancien
du chamanisme dans lequel l’élection était fondée sur des « émotions sexuelles »
(1927, 7) éprouvées par l’élu. Probablement influencé par le freudisme, Šternberg met
en effet le « désir sexuel » (ibid. 49) au centre des représentations du monde de
l’« animiste primitif ». Ces émotions auraient été remplacées par le sentiment d’être
possédé douloureusement par l’esprit d’un ancêtre.
Hamayon a synthétisé ces orientations différentes dans deux principes
anthropologiques, l’alliance et la filiation, dont elle a montré que leurs rôles varient
selon différents styles de chamanismes qui ne peuvent être identifiés strictement à
des stades dans une chaîne évolutive. C’est plutôt aux modes de vie que Hamayon
rattache ces deux « logiques » : les sociétés dominées par la chasse sont plus sensibles
au thème de la relation amoureuse alors que les sociétés où l’élevage et donc
l’héritage de bestiaux organisent les rapports sociaux privilégient la filiation186. Nous
nous proposons ici d’examiner la complémentarité de ces deux principes avec, en
arrière-plan, cette hypothèse que, si leur articulation varie, ils répondent tous deux à
une nécessité générale qui est, peut-être, moins historique et économique que
logique.
Le cas de la chamane Xovalygmaa a attiré notre attention sur la place relative des
différents thèmes comme le hasard et le déterminisme biologique dans la mythologie
personnelle du chamane. Au niveau individuel, il est indispensable de regarder un
thème non comme un fait isolé mais comme un élément en relation avec d’autres
éléments dans un discours. Au niveau global, nous devons distinguer entre les genres
et les registres de discours dans lesquels une thématique apparaît ou n’apparaît pas.
Présentons d’abord les données dont nous disposons. Parmi ses exemples, Šternberg
cite un mythe touva (urjanxaj) sur l’origine du premier chamane qui lui a été
communiqué par l’orientaliste Vladimircov (Šternberg 1927, 24-25). Le vocabulaire
mongol et la source permettent de conclure que cette histoire a été collectée auprès
de Touvas mongolisés.
Autrefois vivait Böö-xaan [chamane khan], un grand chamane. Bien qu’il fût
marié, il se lia à une fille céleste, la fille du dieu Xormusta-Tengri ; pour la
retrouver il montait au sommet d’une montagne escarpée. Le khan assura la
fille céleste qu’il n’avait pas d’autre femme qu’elle. Son épouse terrestre
commença alors à le soupçonner. Une fois, elle monta à sa suite au sommet de
la montagne escarpée où se trouvaient Böö-xaan et la fille céleste. Celle-ci
devina de quoi il s’agissait, se mit en colère, maudit le khan et sa femme qui
aussitôt roulèrent à terre. La fille céleste se trouva enceinte. Au moment
d’accoucher, honteuse [probablement devant les autres esprits célestes], elle
descendit sur terre, se cacha et mit au monde un garçon pour qui elle arrangea
186 « Ce n’est pas à cerner des profils de sociétés historiques que l’on s’attache ici, mais à saisir des liens
entre mode de vie et mode de pensée » (Hamayon 1990, 326-327). Le thème de la relation amoureuse
a été repris par Bertrand Hell dans un chapitre « L’alliance avec les esprits » de son étude générale sur
le chamanisme dans diverses parties du monde (Hell 1999).
225
187Nous n’avons pas identifié ce groupe supposé habiter dans le « Baruun-ambn » d’après les maigres
informations de Vladimircov (Šternberg op. cit. 24).
226
d’avoir une descendance et de servir leur groupe. Ce que le mythe met en scène est
différent. Le chamane est partagé entre des relations d’ordres différents qui tendent à
s’exclure. Les trois récits montrent qu’il est impossible au chamane de garder secrète
une relation privilégiée avec un esprit. Le secret est inévitablement découvert et
l’issue sera tragique. Il y a donc difficulté et pourtant nécessité pour le chamane de
concilier la relation surnaturelle avec les relations sociales et de faire profiter ces
dernières de la première. Il est nécessaire de transformer la relation dyadique avec
l’esprit en relation triadique impliquant la société (voir ci-dessous, chap. « Équiper le
naturel »).
Plusieurs mythes font de l’union d’un humain et d’un être surnaturel l’origine des
chamanes sans pour autant faire contraster la relation surnaturelle avec les relations
sociales. Les Koumandines rapportent l’histoire suivante sur l’origine des chamanes :
Le grand chamane Kamenek a enlevé du ciel l’une des filles d’Ülgen et s’est
enfui avec elle sur terre. Quand elle est tombée enceinte, Ülgen en colère de ce
qu’elle ait épousé un homme lui cracha dessus trois fois. Elle eut trois fils, l’un
bègue, le second gigantesque et le troisième, Kurultaj, boiteux. Par
prédestination d’Ülgen, Kutultaj a donné aux Koumandines de grands
forgerons et de grands chamanes. Les « grands » chamanes « naissaient » de
lui, c’est-à-dire lui attribuaient leur origine (Aekseev 1984, 37 et 84).
Chez les Khakasses, le chamane Lačyn né en 1908 est présenté comme le fils d’un
certain Akeldej qui était « marié avec la fille des esprits de la montagne » (Butanaev
2006, 23).
Ces mythes, proches en cela des épopées de l’Altaï-Saïan, mettent en valeur l’alliance
aux dépens de l’héritage. La relation amoureuse est établie de manière fortuite. Mais il
faut noter que c’est un ancêtre fondateur plus ou moins lointain qui en est l’acteur.
Le mythe koumandine affirme que les chamanes contemporains sont descendants de
Kamenek, mais il ne leur prête pas les relations qu’avait leur ancêtre avec un esprit
céleste. C’est dire que du point de vue du mythe, la relation érotique est logiquement
(plutôt qu’historiquement comme le proposait Šternberg) originaire et fondatrice.
Conséquemment, on doit s’attendre à ce que, chez les descendants du fondateur
« amoureux », les liens nécessaires de la génération soient présentés comme
déterminants.
Lors de mon enquête à Touva, j’ai pu recueillir auprès du chamane Êreksen Boranak
l’histoire de ses ancêtres qui articule admirablement les principes de l’essence et du
hasard et paraît bien confirmer cette hypothèse. Deux chamanes figurent dans ces
récits : le premier est Sümestej-Čaryn, arrière-grand-père d’Êreksen, et réputé être le
fondateur de cette réelle lignée de chamane. Le second est Tajlyp-Čaryn, fils du
précédent. L’histoire de Sümestej, le fondateur, se passe près du lac de Tere-Xöl, la
patrie d’Êreksen et ses ancêtres.
227
Ynda Xaarlalyg dep čer bar diin. Bistiŋ ol Il y a un endroit nommé Xaalgalyg. C’est un
čeriviste aan. Êŋ-ne dagylgalyg čer ol. Xöldüŋ haut lieu de rituels. Dans le bas du lac, il y a
adaa talazy tajgalar bar. Ynda eŋ ulug ydyktyg de la taïga. C’est un endroit très sacré. C’est
čer bar. Ulustuŋ čüdüp turar čeri ol. Am mêêŋ un lieu où les gens croient/font des rites188.
ačamnyŋ ačazy ol kižiniŋ ačazy Sümestej-Čaryn Le père du père de mon père, Sümestej-
dep kiži, muŋgarančyg jadyy ulus-dur, jadarap Čaryn était terriblement pauvre, si appauvri
kelgen, am kančaar-daa argažok apargan. qu’il n’y avait plus d’issue. Personne ne doit
Ynčaarga ol, Kyzyl Xaalgalyg dep čerže kiži aller à Kyzyl Xaalgalyg, c’est un lieu où l’on
ünmes dep čerle ynaar kiži baryp bolbas. ne pénètre pas. Un jour, il marchait et pour
Ynčaarga ol, bir xün čorupkan šêêj am jadarap ne pas mourir de faim, il y grimpa ici, là, il
ölür eves dêêš, ynaar ünüp-le ünüp-le tajganyŋ grimpa sur un rocher et atteignit un lieu où il
yndyg xajaže üne bergeš, čede bêêrge murnunda y avait de l’eau.
sug turgan.
Bičii bičii kaš xireden xajadan sug damdylap Il y avait de l’eau qui gouttait. Il se lava dans
turgan. Ol sugdan čunup algaš, ižip algaš, oon l’eau, en but, ensuite il remonta un peu le
bičii öskej bêêrde, bičii artyš astynyp kaan long du cours, et vit un peu de genévrier qui
turgan-dyr. Ol artyštan bičii artyžanyp algaš, pendait. Il en brûla un peu et continua à
oon ünüp-le turgan. Am kiži ünmes, kiži grimper. C’était un endroit où nul ne va, où
barbas dep turgan, am-daa yndyg. nul ne grimpe, et c’est ainsi encore
maintenant.
Am šuut kire bergeštiŋ olurup turda karaŋgy Il avait pénétré pour de bon, et il vit une
čer, ynčangaš kančaldyr, čyryš-čaryš depkende femme très belle dans un lieu obscur.
kadaj turup turan-dyr. « Am čüge bêêr ünüp « Pourquoi as-tu grimpé jusqu’ici ? » dit-elle.
keldiŋ ? » den. Bo užurun söglêên, « Men « Je n’ai plus de moyen de survivre, je suis
kančaar-daa argažok, aštap-türep tur men. misérable et affamé. Je vis pauvrement.
Jadaraaš mynčap čor men. - Je ne peux pas t’aider. Mais tu seras un
- Seni men duzalaptar čüvem čok. Am kančaar chamane célèbre. Descends maintenant ! »
aldarlyg xam kiži boor sen yjnaan. Bada be! » dit-elle.
dêên. Il descendit par magie, courant sur les
Ol kiži ilbizinge badyp olurgaštyŋ, yjaš čügürüp. arbres, à la surface de l’eau sans s’enfoncer.
Ynčaar xalyp kelgen diin ooŋ. Il redescendit en courant comme ça.
Ooŋ soonda muŋgarančyg ol-la čooktuŋ ulustary Ensuite, il est devenu un très grand chamane
ulug xam bolu bergen dep, ol xamyk ulus čük pour les gens des environs, tous les gens
čükten kêêp, čö kyldyryp, ynčaldyr-la bajy venaient de tous côtés pour qu’il fasse
bergen. Ol bistiŋ uguvustan kančaar uktalganyl quelque chose, et de cette façon il s’est
dep töögü čugaa-dyr ol. enrichi. C’est l’histoire de l’origine de notre
- Ol kadaj kym boor ? lignée [uk].
- Kyzyl Xaalgaŋyŋ êêzi, ol černiŋ êêzi. Ak - Qui était cette femme ?
baštyg kadaj dêêr čordu. - C’était la maîtresse de la montagne Kyzyl
Xaalga, la maîtresse de ce lieu. C’était une
femme à tête blanche, dit-on.
188 čüdü- du mongol šüt-. Sur cette notion mongole, voir Hamayon 2005.
228
Ce récit est celui de l’accès d’un homme à la fonction de chamane, thème dont nous
avons vu de nombreuses illustrations. Par son contenu, il s’apparente aux mythes sur
les amours du premier chamane et non aux autobiographies recueillies auprès de
chamanes vivants. L’objet du récit est la transformation d’un homme qui a tout l’air
d’être « simple », sans pouvoir particulier, misérable de plus, en grand chamane. On
ne voit pas de qualités innées attribuées à Sümestej, son corps n’est pas décrit comme
extraordinaire. On ne lui attribue pas le comportement caractéristique du novice
traversant la crise qualifiante. Son talent comme son statut ultérieurs apparaissent
comme des conséquences exclusives de la rencontre avec la maîtresse du lieu. Cette
rencontre se distingue de la relation du novice aux esprits de ses ancêtres par son
caractère parfaitement fortuit : Sümestej ne paraît pas chercher à rencontrer la
femme-esprit, et cette dernière se montre surprise de l’incursion de l’homme sur son
territoire.
Sümestej, fondateur d’une « lignée » (uk) de chamanes, n’est l’héritier de personne, il
n’est pas censé disposer d’une essence dont le développement le ferait subir les
attaques de ses ancêtres chamanes, il a seulement une rencontre avec un esprit. Ici, il
est vrai, c’est la pitié et non l’amour qui est attribuée à l’esprit, mais ce dernier est
bien féminin, et le narrateur signale sa grande beauté. Après cette rencontre, l’homme
est changé : ulug xam bolu bergen « il est devenu grand chamane ». L’idée est presque
étrange quand l’on connaît le discours habituel sur les grands chamanes dont les
premiers signes doivent se manifester dès avant la naissance. Chez Sümestej, le seul
événement de la rencontre produit un changement radical dans ses capacités : alors
qu’il a d’abord dû grimper longuement dans les rochers, il redescend par « magie »
ilbi189, en bondissant par-dessus les arbres de la forêt.
Rien n’empêche de supposer que, en réalité, ce Sümestej lui-même invoquait des
ancêtres plus anciens auxquels il attribuait peut-être la même aventure que son
descendant lui prête. Cette histoire met en scène la qualité de chamane comme
devenir. La suivante en fait un mode d’être.
Mêêŋ ačamnyŋ ačazy ulug čok dêên xam kiži Mon grand-père était chamane et on dit qu’il
čoraan. Tajlyp-čaryn dep kiži. Ol dêêrge, üžen n’y en avait pas de plus grand que lui. Il
čedi čylda čok apargan. Tere-Xöl xamaan čok s’appelait Tajlyp-Čaryn. Il est mort en 37. Il
tyvanyŋ ulug xamy čoraan, korgunčug-la. Ol était le plus grand chamane de Tere-Xöl et de
töögüde artyp kalgan kiži-dir. Touva, terrible. Il est resté dans l’histoire.
1903 čylda, am ol tyvanyŋ tubu xamnaryn, En 1903, les chamanes de Touva et les
mool xamnarny mool čerge gegen xürêêzinge chamanes mongols s’étaient rassemblés pour
šylgalda čorup turgan. Ol čerge üš kiži une compétition au temple du Gegen191 en
artkan : ijizi Tere-Xölden, birêêzi ta kajyyn Mongolie. Il restait seulement trois personnes :
čüve. Bežen aldan xire xamnarnyŋ küžün deux de Tere-Xöl, et l’autre je ne sais pas d’où.
šenep turgan. Tere-Xölden Xuuraj Udagan190 Cinquante ou soixante-dix chamanes avaient
dep xam xerêêžen bile Tajlyp-Čaryn dep kiži mesuré leurs forces. C’était la chamane Xuuraj
artyp kalgan. Udagan de Tere-Xöl, et le chamane Tajlyp-
Čaryn.
Ol Tajlyp-Čarynny ulug paš izitkeš, ištinge On fit chauffer une marmite et l’on mit Tajlyp-
supkaaš192 bodu yndyg ulug širem paš dep čüve Čaryn dedans. C’était un très grand chaudron.
turar. Korgunčug ulug. Šary čüdürüp yjaš On l’avait apporté avec le bois sur des bœufs.
čüdürgeš. Ol pašty odap kyzyp kelir. Ooŋ Quand on le mit sur le feu, il devint rouge.
ištinde xamnap turgan. Xuuraj Udagan dep Tajlyp-Čaryn chamanisa à l’intérieur du
kiži üš öttür booladyp algaš, oktaryn bodunuŋ chaudron. Xuuraj Udagan lui tira trois fois
xörêêniŋ ištinden boolaan üš ok uštup êkelgen. dessus, mais il retira lui-même les trois balles
de sa poitrine.
-Öske xamnar ölürgen be ? - Les autres chamanes sont morts ?
-Dêêrzi yndyg. Kortkaš ölüp turgan - Certains oui ! Ils étaient morts de peur, et ils
ynčangaštyŋ olar artyp kalgan. Ol diilep y sont restés. Lui, il a gagné. C’était dans la
üngen. Ol Kuŋgurtugga tajgaga čorup turgan. taïga de Kuŋgurtug. Les gens étaient ainsi.
Yndyg ulustar turgan-dyr.
En dehors des mythes sur de lointains ancêtres chamanes, plusieurs faits suggèrent
l’idée d’une relation amoureuse des chamanes réels avec un esprit. Une règle
fréquemment rencontrée en Sibérie interdit la présence de deux chamanes dans un
groupe de parenté. Chez les Chors, la montagne Mustag fait mourir le chamane
lorsqu’un nouveau chamane de son lignage, présentant les signes de l’élection,
apparaît. Mais l’ancien chamane peut demander à prolonger sa vie, auquel cas son
parent meurt (Xlopina 1978). Il est vrai que cette règle, énoncée ainsi dans l’abstrait,
n’est pas rigoureusement vérifiée : on connaît chez ces mêmes Chors des cas de
chamanes parents comme Aleksej et Mitrij du clan Kobyj (voir infra).
Pour appuyer sa thèse de la primauté du principe érotique dans les représentations
sur l’accès à la fonction de chamane, Šternberg fait référence, parmi d’autres
exemples, à deux chamanes originaires de peuples turcs de l’Altaï, les Chors et les
Téléoutes. Ses sources sur ce sujet étaient des notes de terrain des ethnologues
Anoxin et Dyrenkova. Aujourd’hui, ces documents d’une immense richesse ne sont
malheureusement toujours pas publiés intégralement. Les matériaux de Dyrenkova
concernant le chamanisme téléoute sont connus par un grand article rassemblant
plusieurs dizaines de textes en langue originale et en traduction. De plus, depuis peu,
on a une meilleure représentation de l’ensemble des archives de Dyrenkova et
Anoxin, notamment celles qui concernent le chamanisme chor, grâce au descriptif
établi par Dmitrij Funk et aux nouveaux extraits qu’il a publiés (2004, 2005). Nous
allons voir que la situation est plus complexe que la présentation qu’en donne
Šternberg.
Le chamane Aleksej Šulbaev a été fréquemment cité par divers auteurs et est devenu
une vedette paradoxale de l’ethnographie de la Sibérie. Paradoxale, car si ses propos
ont été publiés et interprétés, c’est seulement de manière fragmentaire et éparse,
distribués dans différents chapitres ou publications, parfois anonymement, de sorte
que sa personne n’a jamais fait l’objet d’une description complète. Ceci résulte du
parti pris méthodologique de l’ethnographie soviétique consistant à prendre les récits
des informateurs non comme des actes discursifs personnels mais comme des
fragments ou des illustrations d’une vision du monde propre à une ethnie. Ainsi les
propos du chamane Aleksej devenaient une « information » fournie par un chamane
des Chors dont on pouvait tirer des conclusions générales sur le chamanisme chor.
C’est l’ethnographe Nadežda Dyrenkova qui, dans les années 1920, a rencontré le
chamane Aleksej et a obtenu de lui plusieurs récits biographiques et descriptions de
rituels194. Membre du clan Kobyj, il habitait dans la taïga de Kouznetsk (actuelle
194Archives RAN, f 282, op. 1, N°77, 6-7, citées par Funk (2005, 73) et f 3, op. 2, d. 61, l.3 d’après
Alekseev (1984, 114). Il est regrettable que ces archives d’un intérêt considérable soient restées
231
inédites jusqu’à ce jour. Dans son recueil de littérature orale chor (1940), Dyrenkova ne cite pas le
chamane Aleksej. Les documents recueillis par Anoxin auprès des Téléoutes et cités par Šternberg
dans sa démonstration sont également restés à l’état d’archives. Pire, la direction de la Kunstkamera
maintient un secret rigoureux sur les dossiers qu’elle conserve. Aujourd’hui à défaut d’être publié, le
contenu de ces fonds a été minutieusement décrit par Funk. De plus, de nombreux extraits ont été
publiés par Dyrenkova (1930) elle-même, Šternberg (1927), Alekseev (1984) et Funk (2005). Ces
données, qui concordent parfaitement, nous permettent de reconstituer l’histoire du chamane Aleksej
sous une forme plus complète que celle donnée par Šternberg.
195 Cette citation, « Le talent du chamane n’est pas un don mais un fardeau », tirée de Giljaki (1904) est
adroite car elle retourne Šternberg contre Šternberg lui-même qui, dans sa dernière théorie, mettait en
avant le plaisir de la relation amoureuse par rapport au thème de la souffrance, d’apparition « tardive »
selon lui. « En réalité, la participation de l’ancêtre est un phénomène du stade le plus tardif du
développement du chamanisme » (1927, 6).
196 Sur la conférence des ethnographes de Moscou et de Leningrad (5-11 avril 1929), voir Bertrand
2002, 67. Sur l’évolution de la théorie soviétique du chamanisme au moment du « Grand tournant »,
voir Stépanoff (à paraître).
232
Nous voyons que l’aspect érotique et l’aspect ancestral sont également présents dans
le récit d’Aleksej, et que Šternberg et Dyrenkova, dans leurs publications, n’avaient
retenu que celui qui leur paraissait pertinent. Le terme tös, « racine, origine » désigne
généralement un esprit ancestral. Assurément dans l’expression tös kat, le terme ne
renvoie pas à une ancestralité puisque, rapporte Aleksej ailleurs, la jeune fille doit être
épousée dans le rite d’animation du tambour chamanique. En revanche, le cheval
blanc a tous les caractères d’un ancêtre métamorphosé et dans son cas, tös doit être
entendu au sens ordinaire. Il est appelé ulug tös, le « principal esprit », celui cité en
premier, et d’après l’ordre du récit, celui à qui est attribué l’origine de la maladie
chamanique.
Outre ce récit, nous disposons de diverses informations199 concernant la généalogie
d’Aleksej qui nous permettent de produire le schéma suivant.
Figure 45. Généalogie du chamane Aleksej Šulbaev et du chamane Mitri. Les chamanes sont marqués en rouge.
Ador est le frère cadet de Čojban. Mitri a hérité de la qualité chamanique d’Apecek.
La germanité de Tajmak et Apecek est une hypothèse formulée par Alekseev (1984,
114, note 4) à partir du fait que le chamane Mitri était le « neveu au troisième degré »
(trojurodnyj plemjannik) d’Omsk (confirmé dans Funk 2005, 72). Les chamanes Mitri et
Aleksej ont été tous deux interrogés par Dyrenkova. À l’évidence, pour eux le
principe de l’héritage n’est pas d’une importance moindre que pour les autres
chamanes rencontrés jusqu’à présent. Les chamanes informateurs de Dyrenkova
connaissent bien leur généalogie dont le principe, qui plus est, est strictement
patrilinéaire.
Nous pouvons maintenant aborder un autre récit de l’accession d’Aleksej à la
fonction chamanique, donné sur un ton beaucoup plus extérieur que le premier. Il
s’agit cette fois non de notes de terrain, mais d’un extrait de l’article de Dyrenkova
(1930, 22) :
« Dans le clan Kobyj les tös du chamane défunt Omsk ont choisi Aleksej fils
de Karak pour être chamane. Il a été malade et le chamane Mitri, du même
clan l’a soigné. Il a refusé de chasser d’Aleksej les tös bien que la famille
d’Aleksej ne voulût pas qu’un chamane apparaisse en son sein, et eût
instamment demandé à Mitri de le débarrasser des tös. Les tös du défunt
chamane Omsk menacèrent Mitri de l’étouffer, lui et le malade, s’il empêchait
ses propres tös (c’est-à-dire ceux de son lignage [ru. rod]) d’obtenir le chamane
qu’ils avaient choisi. »
234
Le point de vue du récit est cette fois celui de Mitri, et tout porte à croire que c’est ce
dernier qui a fourni ces informations à Dyrenkova puisque l’on sait qu’elle
l’interrogea. Il est indispensable, pour comprendre la logique de ces récits d’accès à la
fonction qui paraissent parfois contradictoires ou attachés à des traditions
différentes, de faire contraster les points de vue à partir desquels ils s’élaborent. La
relation amoureuse a un caractère purement privé car on ne peut la constater qu’en
l’expérimentant. En revanche chacun connaît la généalogie du novice et les relations
objectives de parenté qui le mettent sous la dépendance de ses ancêtres. En tenant
compte des points de vue propres aux différents récits, on peut donc conclure que
l’interprétation essentialiste est associée à un regard externe sur le processus, alors
que le discours du chamane sur sa propre expérience s’exprime en termes
relationnels.
Le cas d’Aleksej n’est pas unique chez les Chors, pas plus qu’il n’est général. Dans la
tradition chore, certains chamanes, mais non pas tous, voient apparaître pendant leur
crise qualifiante une jeune fille qui vient de chez Ülgen. Cet esprit est le futur maître
de leur tambour. Le classique rite d’animation du tambour de ces chamanes prend la
forme d’un rite de mariage.
Il existe plusieurs autres récits d’accès à la fonction chamanique chez les Chors. À
titre de comparaison nous citerons une autre histoire, celle fournie par un autre
chamane chor, dont on peut difficilement supposer qu’il illustre un contexte culturel
différent de celui d’Aleksej puisqu’il s’agit de son parent et formateur, le chamane
Mitri. Comme précédemment, ce récit a été recueilli par Dyrenkova et publié par
Funk (2005, 74) : on y apprend que Mitri a reçu ses tös de son défunt oncle au
deuxième degré Ačyke. Après avoir été malade environ trois ans, il a appris à
chamaniser auprès de son oncle maternel (taaj) Ojmačy.
Dans la mythologie personnelle d’Aleksej, le thème de la fille-esprit est donc un
élément secondaire greffé sur un schème essentialiste classique, dont nous avons
montré qu’il est commun aux différents peuples de la région. La relation érotique,
isolée par Šternberg, est plutôt à considérer comme une partie combinée dans un
tout. Ce tout, la mythologie personnelle du chamane, articule des principes qui
peuvent paraître contradictoires mais en réalité tiennent ensemble.
Šternberg illustre sa thèse par un autre exemple issu des Turcs de l’Altaï, que nous
allons examiner à son tour.
« Chez les Téléoutes », dit Šternberg, l’épouse céleste du chamane, réputée vivre au
septième ciel, est appelée « Ak-čečer-T’aš ». Ces informations données d’après des
matériaux d’Anoxin sont suivies d’une invocation chamanique qui en fournit
l’illustration. Mircea Eliade (1978 [1968], 77) résume ce passage de Šternberg en
disant que « chaque chaman téléoute a une épouse céleste qui habite le 7e ciel. »
Qu’en est-il exactement ?
235
Grâce au travail d’archives de Funk (2005, 109-110), nous savons que l’invocation
citée par Šternberg a été notée par Anoxin auprès du chamane téléoute Kanakaj.
Kanakaj est l’un des chamanes sibériens pour lesquels nous disposons de la plus
vaste documentation. Dyrenkova a intégralement décrit son rituel d’animation de
tambour (1949a, 115) et Anoxin son rituel pour l’esprit de la porte (Funk 1997).
L’esprit Ak-čečer-T’as (Blanche-fière-jeune) ne paraît être cité par aucun autre
chamane téléoute que Kanakaj, et il ne figure pas dans le tableau des esprits célestes
téléoutes constitué par Funk (2005, 118-119) d’après les matériaux de cinq auteurs
différents. Ainsi les dizaines d’invocations chamaniques publiées par Dyrenkova dans
son grand article sur le chamanisme téléoute (1949a) ne contiennent pas de référence
à cet esprit. Loin de constituer un trait commun du chamanisme téléoute, l’esprit Ak-
čečer-T’aš doit être resitué dans la mythologie personnelle du chamane Kanakaj.
Nous reproduisons ici partiellement l’invocation mentionnant Ak-čečer-T’aš à partir
de la publication faite par Funk (2005, 109-110)200 du texte original accompagné de la
traduction d’Anoxin précédemment publiée par Šternberg. Ak-čečer-T’aš s’adresse
ainsi au chamane (qui prononce ses paroles) pour le retenir à ses côtés dans sa route
vers Ülgen :
Ajlyk pa keler kabaryn ugup, Ayant entendu dire ton arrivée sur la lune
Altyn tabakka aš kujdym, J’ai posé la nourriture dans un plat d’or
Alganym t’ažym, kam udulum, Mon pris [mon mari], mon jeune, mon chamane
Kündük keler t’olyndy bilip Ayant appris ton arrivée un jour avant,
Kümüš tabakka aš kujdym. J’ai déposé dans un plat la nourriture.
Körgönim t’ažym, kam udulum ! Mon jeune que j’admire, mon chamane !
Kök ostolgo birge oturup, Assis ensemble à la table bleue,
Kümüš tabataŋ aš tartaly. Mangeons de la nourriture du plat d’argent.
Ak ostolgo birge oturup, Assis ensemble à la table blanche,
Altyn tabaktaŋ aš tartaly. Mangeons de la nourriture du plat d’or.
Ülgenniŋ t’oly üzülebêêdi, La route d’Ülgen s’est déchirée,
Ak Ülgen t’oly kurbajbêêdi. La route du blanc Ülgen a séché201.
Alganym t’ažym, kam udulum! Mon pris [mari], mon jeune, mon chamane,
Köžögö kölönöli, Nous nous cacherons à l’ombre du rideau
Čyjkyn-ba čajkyn tüželi. Nous lutinerons, nous nous amuserons,
Alganym t’ažym, kam udulum. Mon pris [mari], mon jeune, mon chamane
200 Funk a modernisé la transcription du texte téléoute. Nous suivons ici la traduction d’Anoxin que
Funk n’a pas modifiée, mais nous lui apportons plusieurs corrections. En particulier, Anoxin, et
Šternberg à sa suite, emploient à de nombreuses reprises les termes « mari » (ru. muž) et « femme » (ru.
žena) pour traduire le téléoute t’aš (alt. jaš ; tv. čaš) qui signifie littéralement « jeune ». En téléoute, le
terme ordinaire pour désigner le mari est êr (« homme ») qui n’apparaît pas dans ce texte.
201 La fille-esprit cherche ainsi à dissuader le chamane de poursuivre sa route afin qu’il reste à ses
côtés.
236
Le seul terme faisant du chamane un époux dans ce texte est alganym « que j’ai pris ».
Certes, le verbe al- « prendre » peut désigner le mariage, mais il n’en reste pas moins
que la nature de la relation du chamane et de l’esprit, érotique ou matrimoniale,
demeure assez ambiguë.
La mythologie personnelle de Kanakaj n’est en rien imperméable au modèle de
l’héritage : il se cite neuf kam tös (« esprits ancêtres chamanes ») Apurnak, Otkonok,
T’asy-balyk, Mittu (ou Mitem), Sargadan (ou Sarga), Kabo, Pöönök, Šölpök, Êren
(op.cit. 71). Anoxin a noté auprès de Kanakaj les invocations d’un rituel pour l’« esprit
de la porte » (ežik teŋerezi) . Pendant toute l’action, il répète comme un refrain Kam
Kaboryng kaldygy / Kam Pöönök üreni/ Men sabylyp praadym, « Je suis le reste du chamane
Kabor,/ Je suis la semence du chamane Pöönök,/ Je titube mais j’avance » (Funk
1997, 188). Ce refrain se retrouve dans les invocations de Kanakaj notées par
Dyrenkova autour du rite d’animation du tambour, dans lesquelles il évoque en outre
l’esprit soom adazy « esprit père » qui est son esprit créateur d’après Dyrenkova
(Dyrenkova 1949a, 151). Comme Aleksej, Kanakaj apparaît donc comme un
chamane héréditaire tout à fait classique.
Il nous faut en conclure que le principe de la relation et celui de l’essence coexistent
dans ces différents cas. Mais quelles places respectives attribuer aux ancêtres et à
l’esprit-fille ?
second (Šternberg op. cit. 22). De même, Kanakaj revendique un soom adazy (« esprit
père ») qui l’a créé (jaja-) comme chamane et qui n’est pas la fille-esprit.
L’accès à la fonction est précisément interprété comme un processus à la fois typique
et aléatoire de transformation d’une relation causale en une relation mixte combinant
causalité et l’interaction sociale. Le développement du thème de la relation érotique
marque le succès du candidat à entamer cette transition indispensable.
Dans son étude sur les Maîtres de vérité (1967), Marcel Detienne a montré que, chez les
Grecs anciens, le discours émanant de certaines figures sociales est tenu pour
nécessairement porteur de « vérité » en raison du statut même de son énonciateur. Il
en va ainsi des poètes, des devins et des rois de justice. Les représentations
concernant les capacités attachées à ces statuts sont nettement naturalistes : « Il y a
dans la Grèce archaïque des fonctions privilégiées qui ont la ‘Vérité’ pour attribut,
comme certaines espèces naturelles ont pour elles la nageoire ou l’aile. » (Detienne
[1967] 1981, 145). Cette image nous fait reconnaître un schème essentialiste qui
emprunte beaucoup au modèle biologique. Précisant ces fonctions, Detienne cite en
particulier le « poète inspiré ». Le mot seul d’« inspiré » suggère toute une mythologie
de la relation aux muses. Qu’est-ce à dire ? La poésie du poète abandonné par
l’inspiration ne bénéficie-t-elle plus du sceau de la Vérité ? On voit les limites du
modèle biologique : connaît-on une espèce qui est pourvue ou dépourvue de
nageoire selon les variations de son inspiration ? On reconnaît dans la présentation
que Detienne fait de la conception grecque une ambiguïté qui nous est familière. Et
cette hésitation paraît bien être celle de la pensée grecque archaïque elle-même.
Nous en prendrons comme exemple quelques extraits des Olympiques de Pindare.
Pindare (518-438) oppose avec un net parti pris essentialiste le poète authentique à
l’imitateur qui ne produit que par effort et technique :
« L’homme habile [sophos] est celui qui tient de la nature [phua] son grand
savoir ; ceux qui ne savent que pour avoir appris [mathontes], pareils à des
corbeaux, dans leur bavardage intarissable, qu’ils croassent vainement, contre
l’oiseau divin de Zeus ! » (II, 93-98) 202.
202Cet extrait est cité partiellement par Detienne (op. cit. 57). Nous donnons les passages de Pindare
dans la traduction d’Aimé Puech (Pindare 1949).
238
« Rien ne vaut les dons naturels [phua] : pourtant, souvent, les hommes
prétendent remporter la gloire par les qualités qu’ils ont apprises [didaktais].
Mais les efforts que la divinité ne récompense pas, mieux vaut sans doute les
taire ». (IX, 100-104).
Quelle est cette « nature » (phue ou phusis) qui fait le poète tel qu’il est et qui le
distingue de l’imposteur ? C’est le principe qui donne aux êtres leurs caractères (èthos)
communs de membres d’une espèce, caractères non accidentels, qui ne peuvent se
perdre : « Jamais le renard fauve et les lions rugissants n’échangeront entre eux leur
nature [emphuès (…) èthos] ? » (XI, 19-21). On aura noté que, dans la citation
précédente, Pindare associe la « nature » avec une autre notion, celle de « divinité ».
Et en effet malgré cette théorie naturaliste, il est évident que Pindare n’attribue pas à
sa seule « nature » sa propre faculté de composer des vers. À plusieurs reprises, il
évoque une autre source, extérieure à sa personne, celle des muses. Ainsi, il qualifie
ses vers à la fois de « don des Muses » en même temps que « doux fruit du génie »
(VII, 8).
Ce discours ambigu quant à l’origine du talent est révélateur d’une pensée pratique,
celle d’un homme pour qui la question de l’authenticité de la qualité essentielle de
poète se pose réellement. Par contraste, la réflexion d’un auteur plus tardif, déjà
éloigné de cette pensée, manifeste une cohérence théorique débarrassée de tout
paradoxe. Le tableau que Platon donne de la mythologie de l’inspiration dans l’Ion est
d’une rigueur qui n’a rien de pratique. Dans le discours de Socrate, le poète
authentique est défini comme celui qui parle par l’effet d’une relation avec une muse
et non par une technique (tekne) apprise. On reconnaît dans ce rejet de l’apprentissage
une exigence de Pindare. Mais Socrate va plus loin : si le talent authentique tient à la
relation, alors il doit ne tenir qu’à elle seule, aussi l’interruption de la relation doit
avoir pour conséquence que le poète non inspiré redevient un homme ordinaire
incapable d’écrire de bons vers. Socrate en donne pour preuve Tynnichos de Chalcis,
mauvais poète qui composa, grâce à l’inspiration fugace d’une muse, un péan
inoubliable. « Les poètes ne sont rien que les interprètes des dieux, et chacun d’eux
est possédé par le dieu qui s’empare de lui. C’est pour montrer cela que le dieu a fait
chanter à dessein le plus beau poème lyrique par le poète le plus médiocre »
(traduction de Monique Canto, Platon 2001, 103). Pur porte-parole, simple
instrument contingent de la divinité, le poète se voit retirer toute qualité personnelle.
Cette exigence de la logique théorique est évidemment incompatible avec la logique
pratique des relations sociales qui demande une stabilité des statuts. C’est pourquoi la
belle théorie, purement relationnelle, de Socrate, qui ignore l’idée d’une « nature » du
poète prônée par Pindare, relève de l’utopie. Platon formule ici un mythe didactique
équivalent aux mythes des amours du chamane fondateur chez les Turcs de l’Altaï-
Saïan.
239
C’est aussi ce que disait un Altaïen à Potanin à la fin du XIXe siècle : la plupart des
chamanes le sont par héritage, ils sont uktu kam, « chamanes à uk », et sont réputés
plus puissants que les autres (Potanin 1883, 57). D’après un informateur iakoute de
Ksenofontov, il existe de « petits chamanes médiocres » qui n’ont pas d’ancêtres
chamanes et reçoivent leur maladie d’esprits non ancestraux üör. Ils ne sont pas
« dépecés » car seuls les grands chamanes descendants d’une série d’ancêtres
chamanes subissent cette épreuve ([1928] 1998, 60). Le dépècement étant une mise
en scène caractéristique du schème naturaliste, on comprend qu’il ne soit pas opérant
dans les cas où domine le schème relationnel.
D’après Kon, les Touvas considèrent que les chamanes non héréditaires
entretiennent des relations de type social avec les esprits. En effet si c’est le modèle
de la relation amoureuse qui leur a permis d’accéder à la fonction, leur pouvoir
personnel est faible et ils sont contraints à la négociation. Kon les appelle des
« chamanes demandeurs ».
« Sont plus respectés les chamanes héréditaires qui comptent parmi leurs
ancêtres huit ou dix chamanes. Ils ont hérité d’une certaine quantité d’esprits qui
les respectent et n’oseraient pas leur désobéir. Ils ne supplient pas mais
protestent et ordonnent : ‘Comment osez-vous vous installer dans ce malade ?!’
Ils ne font pas de cérémonies. Sautant dans la yourte autour du foyer, ils font
comme s’ils attrapaient les mauvais esprits, les enferment dans leur tambour qui
240
semble devenir de plus en plus lourd et difficile à porter, ensuite ils les jettent
sans cérémonie hors de la yourte. Ils font aussi des offrandes sous forme d’êêren,
mais cela prend le caractère d’un cadeau donné par le maître à un inférieur qui a
exécuté son ordre. » (Kon 1934, 73-74).
Mais d’un autre côté, l’idéologie de l’héritage se suffit rarement à elle-même pour
légitimer un statut charismatique important. Même dans la société française
médiévale où le pouvoir royal fait l’objet d’une juridiction rigoureuse qui ne laisse
aucune place au hasard dans la succession, le roi n’est pas supposé être simplement le
fils de son père. Censé être choisi par Dieu, il est l’« oint du Seigneur », d’où la
nécessité symbolique d’un rituel vide de sens juridique204, le sacre, qui met en scène
par l’onction d’une huile envoyée du ciel l’élection divine. La liturgie de ce rite le
proclame héritier, non pas de son père, mais de David, roi d’Israël qui lui-même
n’hérita de personne, roi d’élection divine par excellence (Le Goff 1997, 675).
203 Il pouvait arriver dans les sociétés sibériennes anciennes que l’on change de chef de guerre ou de
chamane s’il s’étaient montrés incapables d’attirer la chance et le succès à leur groupe. Mais dans ce cas
on remplaçait un guerrier par un autre guerrier et un chamane par un autre chamane et non par un
profane quelconque.
204 Comme le remarque l’auteur de l’article « sacre » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, « au
reste le sacre du roi ne lui confere aucun nouveau droit, il est monarque par sa naissance & par droit de
succession (…). »
241
Vainqueur de son prédécesseur Saül, dont il n’est pas le descendant, David accède au
pouvoir par une légitimité purement mystique. Type parfait de l’élection, il n’est
certainement pas un modèle du fonctionnement réel de la transmission du pouvoir
royal en France. Dans la suite du rituel de sacre, le roi reçoit ensuite avec les divers
regalia un anneau, symbole de l’alliance divine qui recouvre le principe de l’héritage
(ibid.).
Les Chors, chez qui on a relevé le rituel de mariage avec le tambour, où s’exprime
avec limpidité l’importance du processus d’établissement de la relation, sont aussi de
ceux qui insistent avec le plus de fermeté sur le caractère biologique de la qualité
chamanique. Pour eux, le futur chamane doit présenter dès le plus jeune âge une
singularité physique comme un trou dans l’oreille ou un tubercule au doigt,
interprétés comme recouvrant un os supplémentaire (Xlopina 1978, 77). Xlopina a
relevé chez eux une explication de l’accès à la fonction qui rationalise avec une clarté
remarquable l’articulation entre le principe de nécessité biologique et le principe de
hasard.
Après la mort d’un chamane, ses esprits auxiliaires rejoignent le royaume d’Erlik,
divinité des morts, où ils demeurent jusqu’au moment où ils s’attacheront à un
nouveau chamane. De temps en temps, Erlik les envoie chercher « une personne
marquée par Ülgen ». Ülgen, la divinité céleste qui « crée » (jaja-) les êtres, est censée
avoir marqué à la naissance l’un des consanguins du chamane défunt. Quand ils l’ont
trouvé, les esprits préviennent Erlik qui envoient au novice un esprit pour le faire
souffrir jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il doit chamaniser. Les tös viennent alors à lui.
On sait par Dyrenkova que parmi ses tös peut se trouver la fille d’Ülgen. L’amour de
cette fille s’ajoute à l’action causale de son père, elle introduit l’élection et l’érotisme
dans le déterminisme d’une nature.
« Ceux qui ont une maladie chamanique d’albys deviennent comme des
enfants. Mon arrière-grand-mère Samdan, elle, a été malade trois ans parce
qu’elle n’était plus pure : cela lui est arrivé tard, quand elle avait déjà eu des
relations sexuelles, elle avait eu le temps de se disputer, être grossière. J’ai une
nièce à qui c’est arrivé à quatorze ans. Elle avait beaucoup de talent. Mais elle
242
a eu des relations sexuelles très tôt et elle a tout perdu. C’est très dommage,
elle connaissait la langue des animaux. »
La mise en scène d’une interaction fortuite avec un esprit non ancestral, ou d’abord
non reconnu comme un ancêtre, contraste avec les récits insistant sur le
déterminisme du développement de la qualité chamanique sous l’action brutale des
ancêtres. On obtient ainsi très souvent des informations de styles contradictoires
venant d’un même peuple. Le paradoxe se lève si l’on observe, d’un point de vue
pragmatique, que les narrateurs des récits de type causal et essentialiste sont des
profanes, alors que les récits qui mettent en scène une interaction sociale, comme la
relation érotique, appartiennent au genre du récit autobiographique de chamane.
Lorsque je me trouvais à Kyzyl en 2006, Svetlana Moŋguš me parla d’une jeune fille
de Möŋgün-Tajga, encore à l’école, qui avait acquis le costume de chamane
récemment. Elle était une élève d’Aj-Čürek, la directrice de l’association Tos-Dêêr.
Svetlana ne mettait à l’origine de la reconnaissance de la jeune fille comme chamane
et de son accès à la fonction que deux faits : des facultés perceptives hors du
commun et des crises d’épilepsie d’une rare violence. Le contraste est grand avec le
205 L’ensemble de cette histoire a été publié avec plus de détails par Ksenia Pimenova (2005, 16-17).
243
comme ceux d’aristocrate, prince ou forgeron, mais pas pour celui de chamane qui,
en raison de la gravité de la question de l’authenticité, doit être préservé de tout
soupçon de caractère social.
La réinjection des thèmes de l’imprévisible et du hasard dans la descendance
chamanique permet d’écarter le modèle d’un héritage automatique. Il n’est pas rare
que les deux principes de la chance ou du talent individuel d’une part et de l’héritage
d’autre part, se trouvent en conflit dans une société et qu’une institution ait la charge
de les concilier. Les analyses de Pierre Bourdieu font ainsi ressortir l’école occidentale
comme un système de camouflage et de transformation de l’héritage social en « don »
personnel206. Chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, ce sont les mythes de fondation de
pseudo-lignée chamanique et les récits autobiographiques des chamanes qui jouent le
rôle de l’institution camouflante. L’idéologie mythique de l’élection permet de
réintroduire du hasard, au niveau global comme au niveau individuel, dans un
système qui serait autrement mécanique et ne manquerait pas d’apparaître, malgré ses
prétentions naturalistes, comme conventionnel.
206 « Les classes privilégiées trouvent dans l’idéologie que l’on pourrait appeler charismatique
(puisqu’elle valorise la ‘grâce’ ou le ‘don’) une légitimation de leurs privilèges culturels qui sont ainsi
transmués d’héritage social en grâce individuelle ou en mérite personnel » (Bourdieu 1985, 106-107).
245
Chapitre VI
Équiper le naturel
s’accumulent les signes de pouvoir. Dans la pratique, les chamanes investis ne sont
nullement considérés par leurs clients comme les membres identiques d’une
« espèce », mais sont en permanence estimés et classés sur une échelle de puissance.
Un Touva dit ainsi : « Les grands chamanes ont l’équipement complet. Les petits ont
seulement la guimbarde et le miroir » (Ulug xamnar derig-xerekseldig bolur. Biče xamnarda
čügle xomus, küzüngü bar bolur) (Kenin-Lopsan éd. 2002, 177). Chez les Téléoutes, les
grands chamanes sont ceux qui possèdent un tambour (Funk 2005, 66).
Autrefois, chez les différents Turcs de l’Altaï-Saïan, le groupe exerçait son contrôle
sur l’acquisition de l’équipement puisque c’est lui qui le fabriquait et le remettait au
chamane. On pourrait en conclure que cette procédure revenait à une sorte d’élection
du chamane par son entourage. Dans ce cas, il faudrait admettre que les pratiques
contemporaines sont radicalement étrangères au système ancien car le chamane de
Kyzyl s’achète généralement lui-même son tambour auprès d’un artisan sans que sa
famille ou ses voisins soient nécessairement consultés. Pourtant, affirmer que le
costume était toujours fourni gratuitement par l’entourage du chamane (qu’il faudrait
définir) serait en partie une idéalisation. Avant la période soviétique, les femmes
touvas de la région de Naryn qui cousaient les costumes chamaniques étaient des
spécialistes et étaient payées pour leur peine (D’jakonova 1981, 138-139). Anoxin
précise que, chez les Altaïens du Sud, le costume coûtait de 80 à 100 roubles (1924,
33).
Surtout, ces deux descriptions simplifiées de l’usage ancien et des pratiques
contemporaines ont le défaut d’omettre un élément-clef. Autrefois, le groupe ne
décidait pas de lui-même de l’attribution du tambour chamanique à l’un de ses
membres : il ne le remettait qu’à une personne dont la nature chamanique avait été
reconnue, et seul un chamane en exercice était présumé capable de s’en assurer. Dans
toutes les histoires anciennes, le moment décisif qui enclenche le passage de la crise à
la préparation de l’accès à la fonction est l’authentification par un chamane invité. Le
groupe ne fait ensuite qu’exécuter les indications de ce dernier et du novice sur la
manière de fabriquer les instruments chamaniques.
Sur ce plan, les récits des chamanes touvas contemporains ne se distinguent pas
structurellement des anciens. La nature chamanique de la maladie d’Êreksen Boranak
a été authentifiée par Šoončur Sojan. Chez les chamanes kyzyliens qui ont commencé
leur travail dans les sociétés chamaniques, c’est généralement Kenin-Lopsan qui joue
ce rôle. Il en fut ainsi de Nadežda Sat, Kim Ondum, Kara-ool Dončun-ool, Aj-
Čürek, Mixail Ymyj-ool et de bien d’autres chamanes kyzyliens de la « première
génération » qui ont commencé leur activité publique au début des années 1990. Ces
chamanes ont eux-mêmes ensuite joué le rôle d’« authentificateur » pour de
nombreux autres. Ainsi Lorisa, Xovalygmaa, Sergej Tumat ont été identifiés par
Kara-ool. La chamane Ljudmila a été reconnue par le directeur de Düŋgür, Sajlyg-ool.
Beaucoup de ces chamanes de la « seconde génération », investis dans les années
2000, sont tout de même passés par le contrôle de Kenin-Lopsan qui a apposé sa
signature sur leur carte.
247
Il est vrai que Kenin-Lopsan est un scientifique et non un chamane, ce qui n’est pas
très conforme au modèle ancien. Mais, d’abord, si Kenin-Lopsan n’a pas endossé le
statut de chamane, c’est sans doute seulement parce qu’il était trop âgé dans les
années 1990. On ne lui en attribue pas moins des capacités qui sortent de l’ordinaire
puisque les Touvas sont nombreux qui viennent le consulter pour des séances de
divination et des conseils divers. En outre, d’un point de vue sociologique, le principe
de l’expertise qu’il mène sur les novices n’est pas significativement différent de celle
accomplie par un chamane d’autrefois. Kenin-Lopsan s’intéresse à la nature des
symptômes éprouvés par le novice, vérifiant si le modèle de la maladie chamanique
est respecté, et surtout il vérifie que le novice compte des chamanes parmi ses
ancêtres. Tels étaient également les critères objectifs qui devaient guider le chamane
invité dans l’appréciation du caractère chamanique de la crise subie par le novice. Au-
delà des changements formels évidents dans les pratiques et l’organisation du
chamanisme touva, ce qui distingue radicalement les chamanes kyzyliens des
Occidentaux pratiquant un « chamanisme » new age, c’est l’exigence, pour accéder à la
pratique chamanique, d’une ancestralité censée se manifester dans une crise physique
qui n’est interrompue que par l’acquisitions d’artefacts. Ce schéma, qui se manifeste
dans la plupart des récits rétrospectifs, fait soupçonner, d’un point de vue
anthropologique, un maintien vigoureux des principes anciens de la conception des
chamanes et de la nature de leur qualité.
Dans les récits d’autrefois comme dans ceux d’aujourd’hui, après la reconnaissance
du novice par un spécialiste, l’acquisition des objets rituels qui servent d’instruments
à la pratique chamanique a régulièrement pour conséquence la disparition des
symptômes de la crise. Même s’il obéissent à des schémas narratifs contraignants, ces
récits ne peuvent être de pures fictions dénuées de tout ancrage dans la réalité.
L’entourage serait là pour en contester la vérité, ce qui ne manquerait pas de ruiner
très rapidement la réputation du chamane. La crise évoquée par mes informateurs
chamanes paraît avoir été réelle même si le rôle ou l’importance qu’ils lui accordent
sont des constructions rétrospectives. Il est également peu vraisemblable que tous les
chamanes aient mimé sciemment une maladie dont ils auraient feint ensuite d’être
guéris. Notre opinion est que le schéma de l’accès à la fonction incluant l’acquisition
des attributs chamaniques peut avoir un effet thérapeutique réel. Nous ne
chercherons pas ici à donner une explication à ce phénomène singulier car il n’est pas
de notre compétence de démonter les mécanismes psychologiques, nécessairement
variables, qui fondent ces régularités. Néanmoins, nous pouvons tenter de
caractériser la logique anthropologique du cadre rituel qui les rend possibles.
Chez les Téléoutes, si la crise chamanique ne passe pas et est avérée authentique, la
famille du novice organise un rite appelé pu tudar « attraper, saisir la vapeur »
(Dyrenkova 1949a, 111). Le jeune chamane, guidé par un chamane ancien doit
soulever des mets préparés et les offrir aux esprits en prononçant des paroles dictées
par son formateur. Il doit en particulier nommer tous ses ancêtres tös par leur nom,
précisément ces esprits censés le tourmenter. Il s’adresse ensuite aux esprits de la
248
terre (jär-jol) et aux esprits du ciel. Le nom du rite « attraper la vapeur », avec cette
image aux limites de l’oxymore, exprime remarquablement bien le paradoxe de
l’investiture du chamane : fixer le fluant, l’insaisissable, socialiser l’asocialité, rendre
culturel un trait attribué à ce qui échappe aux constructions culturelles des hommes :
nature ou surnature, peu importe, anti-culture de toute façon.
Ou encore toj bakšy xam « fête du chamane maître » (Jakovlev 1900, 113), mais cette expression est
207
douteuse.
249
des instruments nécessaires à un certain type d’action, ils sont vus comme un
véritable prolongement du corps du chamane. Chez les Chors, le chamane est censé
apprendre au moment de son investiture le nombre de tambours qu’il pourra
posséder dans sa vie. Lorsqu’il parvient à l’épuisement de ce nombre, il sait qu’il va
mourir. Potapov a ainsi travaillé avec le chamane chor Sandra qui le pressait de noter
ses informations car, disait-il, il ne lui restait plus longtemps à vivre, son dernier
tambour étant parvenu à terme. Potapov eut la surprise d’apprendre qu’il mourut en
effet le lendemain de son départ (1946, 152).
Les instruments rituels se voient attribuer un rôle décisif dans le passage du chamane
de l’état de novice secoué par la crise à celui de praticien sain doué d’un statut social.
Pour éclaircir ce phénomène, il nous faut d’abord caractériser la place accordée aux
objets dans les représentations sur le monde.
II.Équiper le naturel
A. Le monde sauvage
Les Touvas distinguent l’espace sauvage čer čeri ou černiŋ čeri (litt. « lieu de lieu ») de
l’espace habité ulustug čer (litt. « lieu avec des gens »). Une légende touva208 rapporte
l’histoire d’un « homme noir » qui habitait seul dans la taïga, dans un lieu sauvage (čer
čeringe) où il vivait seulement de chasse, jouant de l’igil aux animaux enchantés. Un
jour, un bras velu pénétra dans sa hutte et l’homme horrifié s’enfuit. Il s’installa en un
« lieu habité », ulustug čerge. Ce bras effrayant appartenant à un « homme très velu », nu
selon toute apparence, est manifestement une image de l’« homme sauvage » (čerlik
kiži). Les traditions des peuples turcs de Sibérie du Sud contiennent plusieurs
références à un état primitif et sauvage de l’homme. Ainsi, plusieurs mythes chors
évoquent le temps où les hommes, ne connaissant pas le feu, mangeaient la
nourriture crue et mouraient de froid l’hiver jusqu’à ce que Ülgen accepte de leur
apprendre à produire des flammes (Xlopina 1978, 72-73). Dans leur riche analyse de
la culture traditionnelle des peuples turcs de Sibérie méridionale, L’vova et alii
qualifient cet état primitif et nu de « monde sans objets » (ru. mir bez veščej). Les
descriptions mythiques font ressortir par contraste le lien intime qui unit les artefacts
à l’univers social : « L’objet est une marque capitale de la nature sociale de l’homme.
Avant son apparition, l’homme appartenait indifféremment à une nature sauvage, à
cet espace mythique où n’agissent pas les lois du milieu culturel » (L’vova et alii 1988,
188).
208Tajga čurttug igilči (Arapčor 1995, 120). Noté en 1987 dans la vallée de l’Üstüü-Iškin auprès de
Baldyk Kulakovič Monguš (né en 1905).
250
L’épopée constitue l’un des principaux genres de la littérature orale touva. Parmi ces
grandes œuvres de plusieurs milliers de vers, on retrouve des héros communs aux
Turcs de Sibérie méridionale comme Aldaj Buuču (Orus-ool éd. 1993) ou venus de la
tradition mongole comme Geser (Ačyty kezer-mergen, Kuular éd., 1995). Les épopées
touvas contiennent de nombreux éléments communs. L’une des trames dominantes
est l’histoire d’un jeune homme qui affronte de nombreuses épreuves pour mériter
l’épouse qui lui est due de droit en vertu d’un accord passé de longue date entre leurs
parents. Suivant l’usage touva, les fiançailles ont été réglées à la naissance des héros
par un cadeau (soj-belek) donné par le père du fiancé. Mais le père de la fiancée,
oublieux de son engagement, lorsque arrive le moment de marier sa fille, organise
plusieurs concours mettant en compétition tous les prétendants. C’est finalement le
prétendant légitime, le héros, qui, grâce à l’aide de différents amis rencontrés en
chemin, et surtout grâce à la force et aux conseils avisés de son cheval, sort vainqueur
et épouse la promise (Grebnev 1960, 18 et passim).
C. Le héros domestiqué
En touva, êr désigne l’homme adulte par opposition à la femme, avec dans l’épopée
une connotation guerrière et héroïque. L’acquisition d’un nom, du cheval, son
dressage et la découverte des armes apparaissent comme une étape nécessaire à la
croissance du héros épique qui grâce à eux, quitte l’enfance.
Dans l’épopée Boktug-Kiriš, Bora-Šêêlej210, les deux héros, un frère et une sœur, ne
reçoivent pas directement les objets de leurs parents, mais doivent les mériter, car
leurs parents, qui les ont cachés, sont tués par des ennemis. La sœur Bora-Šêêlej a
surpris une conversation entre ses parents racontant l’endroit où ils ont caché les
objets qu’ils destinent à leurs enfants. Les enfants les retrouvent dans des grottes
après une recherche difficile dans la montagne (Orus-ool éd. 1997, 298-313). Ayant
surmonté différentes épreuves, les deux enfants ont ainsi gagné ce qui leur était dû,
ont transformé leur héritage en mérite, fidèles à la morale typique de l’épopée.
Habillé et armé, le héros est modifié dans sa personne : ses forces sont multipliées, il
peut les utiliser pour le combat. Il a changé dans ses rapports à son environnement :
autrefois l’environnement familial de la yourte et du corps de sa mère lui étaient
nécessaires pour le protéger dans sa croissance. Désormais, le corps protégé par une
armure, il peut quitter cet espace : il devient un homme public capable de lutter
contre hommes et monstres mais aussi de nouer des relations étrangères à la filiation,
amitié et alliance. Son premier ami sera sa monture.
1. Le cheval
Le poulain est alors prêt à recevoir l’équipement qui va le faire subitement grandir
(ibid.) :
De « poulain » (kulun) qu’il était, le voici « cheval » (a’’t), non par un processus naturel
mais par le port des artefacts, tout comme son maître était devenu « homme » (êr) en
acquérant son équipement.
2. Le nom
Le héros doit partir non seulement a’’ttyg « avec un cheval », mais aussi attyg « avec un
nom » enseigne la mère de Xunan-Kara à son fils en un jeu de mot expressif.
Un être public, engagé pleinement dans les relations sociales, doit porter un nom. Ne
pas avoir de nom ou ne pas le déclarer, c’est rester à l’abri du contact avec les autres,
être préservé de leurs manipulations et attaques. Donner un nom à chacun est
évidemment une nécessité pratique, mais les Touvas répugnent à le faire pour ces
êtres qui ne sont pas encore aptes aux relations sociales et dont le principe vital
menace en permanence de quitter le corps : les petits enfants. Traditionnellement, le
nom de l’enfant était conféré lors d’une « fête de remise du nom », le troisième jour
après la naissance (Potapov 1969, 269-270). Il pouvait aussi arriver que le nom de
l’enfant ne fût décidé qu’au bout de plusieurs années, comme c’est souvent le cas
dans l’épopée. Dans tous les cas, on évitait ensuite de l’employer, préférant recourir à
des surnoms disgracieux. Cet usage est encore très répandu surtout chez les Touvas
vivant en zone rurale. Pratiquement, tout se passe donc comme si l’enfant n’avait pas
de nom véritable tant qu’il vit avec ses parents. Ce sont ses amis puis ses affins qui
l’appelleront par son nom à partir de l’adolescence. Dans l’épopée, la remise du nom
va permettre justement au héros d’acquérir des amis puis des affins.
Avant de s’enfuir de la tanière où il vivait avec son père, le fils d’ours Adyg-oglu doit
recevoir un nom de sa mère humaine, car « pour rejoindre les hommes, il faut avoir
un nom dont on se nomme » (čonga čoruurga adazy attyg bolgaj) (Samdan éd. 1994, 230).
La mère de Xunan-Kara explique à son fils qu’il doit avoir un nom pour partir
combattre, car les êtres qu’il rencontrera l’interrogeront ainsi (Orus-ool 1997, 98,
1017-1022) :
253
Après avoir reçu son équipement et son cheval, Xunan Kara se voit donc attribuer
son nom au cours d’une fête rituelle (ëzulal) organisée en cet honneur (ibid. 110-112).
Pourvu de son équipement, de son cheval et de son nom, le héros est prêt à quitter
l’espace familial pour devenir un personnage public212. Comme le note Hamayon,
cette « phase ‘initiatique’ » de l’épopée, en laquelle nous voyons une domestication du
héros, constitue « une allusion flagrante au chamanisme » (1990, 269, 73 n. 21).
Taube (1984, cité par Hamayon ibid.) a noté le parallèle entre le rite d’investiture du
chamane au cours duquel son manteau et son tambour lui sont conférés et l’épisode
où le héros reçoit son équipement et son cheval. Chez les Touvas, l’équipement du
chamane est souvent nommé xereksel (ou derig-xereksel) comme celui du héros épique.
On trouve dans une variante notée de l’épopée Xaryndyryŋmaj-bagaj-ool une allusion
explicite identifiant les expéditions auxquelles le héros doit se préparer au voyage du
chamane chez la divinité Erlik. Le père du jeune héros lui explique que dans une
grotte est caché l’équipement (xereksel) qui lui sera nécessaire pour la suite (Samdan
éd. 1994, 82, v. 643-649) :
212Cette trame se retrouve dans l’épopée des autres peuples turcs comme les Chors dont le héros
Kartyga Pergen, né de vieux parents, reçoit à six ans nom et cheval avant de commencer sa vie
publique (Dyrenkova 1940, 13).
254
traverse
« corde d’arc »
manche
214La tradition est ancienne : chaque fois que le chamane altaïen prend le tambour pour une séance, il
y accroche un nouveau ruban jalama. en offrande aux esprits (Potanin 1883, 89).
256
représentés sur le manche. Dans ce cas, chez les Altaïens, la traverse est interprétée
non comme un arc mais comme « les bras du tambour » (čaluudyŋ koly) (Anoxin 1924,
53) et la lanière servant à suspendre le tambour, située au-dessus de la « tête », est
appelée kežige « natte » (Potanin 1883, 41).
Le tambour du chamane touva Šoončur Sojan avait sur sa poignée des lignes obliques
gravées représentant les vertèbres d’un squelette. La traverse, généralement appelée
kiriš chez les Touvas, recevait, dans sa terminologie personnelle, le nom de közür
« côte supérieure ». Dans la partie supérieure, deux crochets métalliques supportaient
deux petits tubes appelés düŋgürnüŋ syrgazi « les boucles d’oreilles du tambour »
(Karalkin 1966, 4 ; le même nom de syrga est donné à certaines breloques par des
chamanes altaïens qui parlent aussi des « oreilles » kulak du tambour, Potanin 1883,
43 ; Anoxin 1924, 53-54). Chez les Khakasses, les saillies des résonateurs sont
qualifiées par certains de « mamelles » du tambour (Père Katanov 1889, 114).
Le personnage composé par ces divers éléments est identifié comme une
représentation de l’ancêtre dont le chamane est l’héritier (Anoxin 1924, 53), ou
comme une représentation de l’esprit-maître du tambour (Anoxin ibid., 55 ; Père
Katanov ibid.), ou encore n’est pas interprété. Kara-ool possède une telle figure
anthropomorphe sur certains de ses tambours. Il l’appelle düŋgür êêzi, « maître du
tambour ». Comme les chamanes altaïens interrogés par Anoxin, il estime que la
traverse représente les bras de l’esprit-maître, alors que sa collège Xovalygmaa y voit
un arc.
D’autres registres interprétatifs, moins féconds, sont évoqués par les noms donnés au
tambour en langue chore : mars/bars « tigre » ; en khakasse : ax čagal « éléphant blanc »
ou ax adan « chameau blanc » (Butanaev 2006, 85). Lorsque les résonateurs étaient
intégrés dans cette image, le tambour devenait alty imčektig irig adan, « chameau à six
mamelles » (ibid. 88)
257
Chez les Altaïens du Nord et du Sud, la préparation du tambour était la tâche des
hommes, généralement des parents du chamane. Une équipe de chasseurs était
envoyée pour tuer un cervidé dont l’apparence avait été décrite par le chamane censé
l’avoir vu auparavant en rêve. Le chamane ne devait pas lui-même prendre part à
cette chasse réelle : il aurait plus tard l’entière charge d’une chasse d’un autre ordre,
celle de l’âme de l’animal (Potapov 1947).
Aujourd’hui, les chamanes touvas de Kyzyl emploient le plus souvent des peaux
d’animaux domestiques, mais cette pratique n’est pas toujours bien vue. C’est sans
doute pour cette raison que la chamane Xovalygmaa considère que, devenue plus
puissante avec l’âge, elle devra posséder un tambour fait d’une peau d’animal
sauvage.
D’après les informations de Potapov, au début du XXe siècle, les Touvas du Xemčik
employaient indifféremment la peau de bouc domestique et celle de bouquetin (1969,
350). En revanche, pour les Touvas orientaux, il est de loin préférable d’emprunter la
peau d’un animal sauvage. Ainsi, les Tožu utilisaient le plus souvent une peau d’élan
mâle (Vajnštejn 1968, 333). Êreksen Boranak, chamane originaire de Tere-Xöl est en
258
Ëzulug šyn kylyr ; čamdyk bo čerlerniŋ On doit faire ça de façon correcte selon la
ulustary čyn êves kylyr. Ulus dêêrge öškü
tradition ; or les gens là-bas [dans les sociétés
kežin šyp alyr ! A’’dy boor düŋgür dep chamaniques] ne font pas ce qu’il faut. Il y a des
čüve munup čoruur a’’dyonu bis gens qui prennent une peau de chèvre ! Le
kolduunda aŋ keži syyn keži ivi tambour, c’est comme un cheval qu’on monte, et
kežinden kylyp alyr bis. nous faisons le cheval avec une peau de bête
sauvage, cerf maral ou renne.
Öškü munup algan kiži ödekten ünüp Celui qui monte une chèvre, est-ce qu’il pourra
šydaar be ?! Čok. sortir du crottin ? Non.
Anyjak syyn kežinden ivi kežinden On le fait avec la peau d’un jeune maral ou d’un
kylyr. Bogba čagaa keži ulam êki boor. renne. On peut aussi prendre la peau d’un poulain
Öske čö-bile čerle šykpas. d’un an, c’est bien. Avec autre chose, ça ne va pas.
Cette dérision des chamanes montant des chèvres rappelle un proverbe du Xemčik
Anaj mungaš ajnyvas, Öškü mungaš öjnüves bagym « Si tu montes un chevreau, si tu
montes une chèvre, tu n’iras pas loin » (Potapov 1966, 52). L’ironie d’Êreksen peut
paraître injuste car on ne monte pas plus les cerfs que les chèvres. Ce qui est
reproché à la chèvre, c’est de sentir le crottin : elle demeure attachée à l’univers
domestique de la cour du campement (kodan). Mais pourquoi le poulain est-il admis ?
Cette tolérance n’est pas particulière à Êreksen. À côté de la peau de cervidé, une
peau de cheval pouvait être utilisée chez les Sagaïs (Diószegi 1998, 33) et les Kyzyls
(Pallas [1771-1776] 1793, V, 323)215, chez les Altaïens (Anoxin 1924, 54), chez les
Turcs barabines avant leur islamisation (Gmelin 1751-1752, I), et c’était même la
règle chez les Téléoutes comme nous le verrons plus loin. Cette tolérance pour le
cheval a intrigué. Ivanov fait l’hypothèse que les chevaux représentés sur les
tambours khakasses étaient peut-être autrefois des chevaux sauvages. D’après cet
auteur, les chevaux sauvages ont été jadis nombreux dans les steppes entre l’Abakan
et le Ienisseï et il est possible que les populations locales les aient chassés (1955, 219).
On peut aussi remarquer que le cheval utilisé est souvent obligatoirement un poulain
(Butanaev 2006, 89-90 ; Anoxin ibid.) Le poulain appartient à une espèce domestique,
il ne peut donc être appelé aŋ « bête sauvage. » Pourtant, à titre individuel, tant qu’il
est non dressé (êmdik), il manifeste une insoumission qui le distingue des autres
animaux d’élevage comme les moutons et les chèvres dont les éventuelles résistances
ne prennent jamais un tel caractère fougueux. La position ambiguë du poulain, entre
sauvage et domestique, apparaît bien dans le nom qu’il porte dans les langues
turques. Kulun « le poulain » est homogène à kulan, terme turco-mongol (mong.
xulan) (Tatarincev 2000-…, III, 291) qui désigne un équidé sauvage, le koulan, sous-
espèce de l’hémione (equus hemionus décrit par Pallas). Sur le plan sémantique, ce qui,
215L’usage de la peau de cheval n’est pas chez les Khakassees une apparition récente du début du XXe
siècle comme l’affirme Butanaev (2006, 89).
259
nous semble-t-il, rapproche ces deux termes est la désignation d’un équidé
bouillonnant et insoumis. Un texte ouighour du XIe siècle dit : « Regarde, il faut être
un lion pour attraper le koulan » (kör, arslan keräk kez qulan tutγuqa 216). En iakoute,
kulan a cessé de désigner le cheval sauvage koulan car, en migrant vers le Nord, les
Iakoutes ont quitté la zone de vie de ces animaux, il est devenu un adjectif signifiant
« vif ; pétulant » (Slepcov 1972, 186). Tel est bien aussi le comportement du poulain
kulun.
Ce qui importe traditionnellement dans le choix de l’animal dont la peau sera utilisée,
c’est qu’il soit suffisamment sauvage pour nécessiter l’étape d’un dressage rituel.
B. L’animation
1. Un débourrage collectif
Le rituel d’animation du tambour est appelé dirigizider « rendre vivant, animer » (de
dirig « vivant ») chez les Touvas de la steppe et les Touvas de Kyzyl contemporains.
Tel qu’il se pratiquait avant la période soviétique chez tous les peuples qui nous
occupent, ce rituel présente de nombreux aspects rappelant le dressage ordinaire du
cheval. Selon Êreksen, cette procédure est indispensable :
Ynčanmas bolza xoržok. Čüge dêêrge On ne peut pas ne pas le faire. Parce que le
düŋgürnüŋ êdiktirer ol êmdik bolur onu tambour doit être habitué, il est non dressé, il
čaažyktyrar. faut le dresser.
Düŋgür yndyg am a’’tty-daa munarda doraan Le tambour est comme n’importe quel cheval,
munup albas logoj, čaažyp turar alban. on ne peut pas le monter tout de suite, il doit
obligatoirement être dressé.
Êmdik « non dressé » n’a généralement pas d’autre objet que les poulains. Comment
s’y prend-on pour « dresser » un tambour ?
Chez les Tofalars, l’expression désignant le rituel du tambour n’évoque pas
l’animation comme chez les Touvas de l’Ouest, mais explicitement le dressage : düŋür
ööredir « dresser le cheval » (Diószegi 1968, 322). Chez leurs voisins immédiats, les
Touvas tožu, le but du düŋür toj, « la fête du tambour » est « d’apprivoiser et
d’entraîner le cheval » (Vajnštejn, 1968, 335). Le chamane s’adresse à l’assistance en
disant : A’’dymny ööredip baryŋar, « Allez, dressez mon cheval ».
Pour accomplir le dressage, chaque membre de l’assistance prend à tour de rôle le
tambour et en bat quelques coups en bondissant, imitant la danse du chamane tout
en prononçant des paroles incohérentes (ibid. p. 336). Il ne s’agit pas de faire une
séance chamanique, car les membres de l’assistance n’invoquent pas les esprits, leurs
216Extrait de Qutadγu bilig (1069-1070) de Yusuf Khass Hajib cité à l’article qulan du dictionnaire de
langue turque ancienne de Borovkova et alii (1969, 465).
260
gestes se donnent bien à voir comme une imitation de l’acte chamanique et non
comme l’acte lui-même.
Ni les femmes, ni le chamane lui-même ne sont autorisés à assister à la cérémonie.
Chez les Téléoutes, ils peuvent être présents mais, de la même manière, seuls les
hommes battent du tambour : ils le font avec violence et qui plus est en état d’ivresse
(Dyrenkova 1949a, 117). Chez les Sagaïs et les Khakasses en général, le tambour doit
servir de jouet pour les enfants pendant trois jours. Cette procédure appelée le « jeu
du tambour » (tüür ojny) a pour but d’« alléger l’équipement » (tirig niiktirgei), c’est-à-
dire le rendre « léger » ou « facile » à manœuvrer (Butanaev 2006, 110 ; Diószegi
1998, 33-34).
Dans les étapes suivantes du rite tožu, explique Vajnštejn (ibid. 338), le tambour est
utilisé par le seul chamane. Quiconque à partir de ce moment toucherait le tambour
serait « frappé de mort » par l’esprit-maître de l’instrument. Cette règle très stricte est
connue de tous les autres Turcs de la région (Potapov 1947 ; Kenin-Lopsan 1987,
54). Pour Vajnštejn, la partie collective du rituel est « a survival of an early stage, when this
function could be assumed by any member of the clan. » La partie suivante, d’apparition plus
tardive serait une innovation de l’époque où les chamanes ont obtenu le monopole
de l’action rituelle. Cette interprétation évolutionniste, proposée à l’origine par
Potapov (1947, 182), fait de l’usage collectif du tambour une marque d’appropriation.
Il nous semble que la logique formelle du rituel engage à une interprétation
différente. En confiant, comme le font les Khakasses, le tambour à des petits enfants,
on en attend un résultat pratique, on ne cherche pas à montrer que le tambour leur
appartient d’une certaine manière. On comprend mieux le dispositif du rituel si on le
compare au mode de dressage des chevaux dont il s’inspire.
À Touva, les poulains les plus difficiles à dresser sont ceux qui appartiennent à de
grands troupeaux (čylgy) paissant librement dans la steppe et peu soumis à un contact
direct avec l’homme. Avant la collectivisation, les riches éleveurs possédaient des
troupeaux de chevaux pouvant compter plusieurs milliers de têtes. Aujourd’hui
comme autrefois la possession d’un troupeau de chevaux exige l’emploi de gardiens
de chevaux (čylgyčy). Lorsque l’on souhaite dresser pour le monter un tel poulain de
troupeau, on le capture au lasso, on lui pose des entraves, parfois des sacs de sables,
des mors, une bride, une selle et on les laisse s’épuiser une journée (Darža 2003, 33-
40 ; Arapčor 1995, 110). Ce sont ensuite des garçons souples habitués au dressage et
non le propriétaire lui-même du cheval qui le montent pour le fatiguer. On voit par
exemple dans un conte un personnage défini comme « gardien de chevaux et hardi
dresseur de riches Ojun » (Ojunnarynyŋ bajlarynyŋ čylgyčyzy êres, kajgal êmdik a’’ttar ööredir
Myškyrgy dep attyg êr turgan, Arapčor op. cit., 116). L’action du dressage, surtout cette
phase grossière de débourrage, n’implique évidemment aucun droit de propriété sur
la bête dressée puisque le dresseur n’est qu’un employé du propriétaire. Rien ne
permet de supposer qu’il en aille autrement dans le cas du dressage du tambour.
261
À l’étape suivante, le chamane devait décrire l’animal dont la peau avait été tendue
sur le tambour, faire sa généalogie, raconter les circonstances de sa mort. Le public
vérifiait une dernière fois la compétence du novice à l’exactitude des détails qu’il
fournissait d’une chasse à laquelle il n’avait pas pris part.
Dans l’invocation touva suivante, dont nous ne présentons ici que quelques extraits,
le chamane engage une conversation avec l’animal tué, un bouquetin, auquel il prête
sa voix (Kenin-Lopsan éd. 1995, 399-404217) :
L’animal se plaint ensuite de sa mort précoce et maudit le chasseur qui l’a frappé. Le
chamane s’adresse alors au bouquetin en tentant de le consoler. Il lui vante l’adresse
du chasseur qui l’a tué du premier coup sans le faire souffrir et lui recommande de se
soumettre à son destin. L’animal se calme, puis refuse à nouveau d’être monté. Le
chamane passe aux menaces :
L’animal se soumet enfin et le chamane lui propose de partir ensemble voyager vers
des terres lointaines :
Le chamane devait ensuite attraper l’âme (xut/kut) de l’animal, ce qu’il mimait parfois
en utilisant un lasso. Chez les Khakasses, il annonçait sa réussite en s’écriant : xudyn
xaptym « J’ai attrapé son âme » (Butanaev 2006, 112, 114). L’âme était alors censée
rentrer dans la peau du tambour qui, de « tambour vide » (xurug tüür) qu’il était,
devenait « tambour vivant » (tirig tüür). Cette procédure met en évidence le contraste
frappant entre la manière d’agir du chamane et celle de l’homme ordinaire. La chasse
qu’il pratique sur une entité invisible est contre-intuitive. Si le chamane ne prend pas
part à la chasse, c’est que ce n’est pas son domaine : il s’agit de créer une opposition
entre deux types de chasses signalant (et créant) des compétences différentes.
Le chamane procède alors à l’achèvement du dressage. Chez les Khakasses, il fait le
geste de lui mettre des sangles et des étriers, enfourche son tambour comme un
cheval et mime un dressage (Butanaev 2006, 113). Chez les Touvas du Xemčik, on
fixe au tambour une bride que l’un des hommes présents tient dans sa main. Le
chamane s’assoit sur le tambour et fait semblant de le dompter (Potapov 1969, 352).
Le geste est le même dans les descriptions des Chors interrogés par Dyrenkova : le
chamane enjambe le tambour et vérifie sa qualité de monture (information de
Dyrenkova citée par Potapov 1947, 163, n.1).
Le tambour est désormais conçu comme le support de l’âme d’un animal. Il n’est que
l’envers matériel d’une réalité que les hommes ordinaires ne voient pas. Par son autre
face, que seul le chamane aperçoit, il est une bête puissante qui, grâce à son état de
mort, peut évoluer parmi les esprits et rejoindre les royaumes des divinités Erlik et
Kudaj, si le chamane sait la manipuler, la diriger, utiliser sa force pour servir ses
intentions.
À cette étape, chez les peuples de l’Altaï et les Khakasses mais non chez les Touvas,
on applique des dessins sur la membrane du tambour. Ces dessins signalent
généralement que le tambour est animé et ne peut plus être touché par un profane.
La rupture entre le moment où le tambour peut et doit être manipulé par le groupe et
le suivant constitue un contraste que l’on retrouve, à la différence du contenu des
épisodes qu’il sépare, chez tous les peuples de la région219. Les pires malheurs, dont le
plus commun est la mort, sont supposés s’abattre sur celui qui oserait prendre le
tambour en main. L’opposition entre les deux moments est, selon nous, la mise en
relief expressive d’un contraste logique entre l’état du tambour non animé (« tambour
vide » comme disent les Khakasses) et son état d’objet doué d’une âme (« tambour
vivant »), objet spécial désormais, qui ne peut plus être manipulé que par un homme
spécial. De cette manière, le résultat du processus d’animation est donné à éprouver
concrètement à l’assistance qui fait l’expérience d’une double discontinuité. Une
discontinuité est donnée à voir entre deux états ontologiques d’un objet qui
s’appuient pour s’exprimer sur une distinction entre des droits d’accès liés à des
Domestiquer, selon Jean-Pierre Digard, c’est améliorer en hybridant (1988, 44). Cette
remarque, que son auteur applique à la domestication des espèces, peut avoir sa
valeur pour l’« apprivoisement » individuel de cet être singulier qu’est le tambour220.
L’aspect chevalin du tambour est souvent explicitement nommé. Ainsi les Tožu
appellent-ils l’acte chamanique a’’tka xamnaar « chamaniser à cheval » (Vajnštejn
1991, 248). Vajnštejn a décrit le rite d’animation du premier tambour de Šoončur
Sojan d’après les récits de celui-ci. Après les étapes du débourrage collectif puis de la
monte par Šoončur lui-même accompagné de son maître chamane à ses côtés, le
tambour était alors « animé et devenu un cheval » selon les termes du chamane (1991,
256). L’image équestre est bien celle qu’en a gardée un vieux Touva de la taïga de
Ter-Xöl, Marat Surunmaa, qui a connu Šoončur, et qui nous décrivait ainsi en 2006 la
manière dont il chamanisait : « Toute la nuit, il sautait. Il battait du tambour, il
cavalcadait dessus [düŋgür soktaar, möp turar]. Il s’arrêtait seulement pour boire du
thé. »
Mais cela ne signifie pas que le tambour soit désormais « considéré » de façon
univoque comme un cheval sans souvenir de l’origine sauvage de la peau utilisée, ce
qu’on voit bien dans cet extrait d’invocation chamanique touva qui a paru troublant
aux spécialistes soviétiques (Katanov 1907 I, 51 ; II, 47 ; n°368) :
Citant ce passage, Potapov estime que « le tambour n’est nommé ici cheval que pour
sa fonction d’animal de monte », mais était perçu en réalité par les Touvas
uniquement comme un cerf maral (1947, 178-179). Il est vrai que le tambour est
appelé dans la région du Xemčik te-xölge, « bouquetin-monture », ce qui n’implique
pas nécessairement l’idée d’un équidé puisque les Touvas montent aussi des bœufs.
Mais Vajnštejn repousse l’interprétation de Potapov et affirme que c’est l’aspect
cervidé qui est accessoire car the Tuvas take the drum for a horse comme les Mongols, les
Bouriates, les Iakoutes (Vajnštejn 1968, 335). On identifie en effet bien le terme a’’t,
« cheval », dans l’invocation notée par Katanov.
Il nous semble que cette question n’a pas nécessairement à être tranchée. Les Touvas
ne confondent pas les tambours avec des chevaux ou des rennes (ils ne leur donnent
pas d’herbe à manger et ne les mènent pas boire à la rivière), mais ils associent à celui
du chamane de nombreux registres interprétatifs qui n’ont entre eux rien d’exclusif.
L’ambiguïté maintenue autour de l’espèce à laquelle s’apparente l’animal-tambour ne
tient pas à une négligence intellectuelle accidentelle. Sa domestication passe par une
hybridation entre le cheval et le cerf qui a pour conséquence de créer un être
mythique totalement neuf au service des voyages extraordinaires du chamane.
Les exemples d’association de l’image du cervidé et de celle du cheval ne sont pas
rares, on trouve un exemple dans les matériaux de Vajnštejn avec Dežit Tožu. Cette
chamane active pendant la période soviétique, parle ainsi de sa guimbarde qui faisait
pour elle office de tambour : « Ma guimbarde, c’est mon cerf maral sur lequel je vole
dans le monde du milieu. Je vole comme un oiseau avec le maral. Il vole (…) sans
selle. J’appelle mon maral čagaa dajym « petit cheval ». Avec mon maral-petit cheval je
ne peux pas voler dans le monde supérieur comme les chamanes qui ont un
tambour-cheval (…) (Vajnštejn 1991, 254). On voit que la guimbarde est qualifiée à
la fois de cervidé et de cheval sans exclusion.
La transformation du cerf ou du bouquetin en cheval au cours du rituel n’abolit pas
ses qualités originelles, elle ajoute plutôt une identité à une autre, elle crée en somme
une « identité complexe221 », où le sauvage et le domestique ne s’excluent plus
mutuellement. Le résultat n’est pas une synthèse des deux concepts supprimant leur
opposition dans la figure d’un animal hybride. Si tel était le but recherché, les Touvas
pourraient utiliser plus simplement la peau d’un animal dont certains membres sont
domestiqués et d’autres sauvages, comme le renne (ivi). Chez les Iakoutes, le caractère
en partie sauvage du tambour est exprimé dans le nom qu’on lui donne parfois
métaphoriquement : kulan-at (Maj 2007, 302) que l’on traduira par « cheval pétulant »
en se souvenant que kulan désigne, à l’origine, une espèce sauvage.
Pendant les séances chamaniques, dans les dialogues entre le chamane et son
tambour, l’animal-instrument obéit généralement à son maître et le transporte dans
des lieux lointains à la recherche des âmes des malades, mais il est régulier qu’on
l’entende ruer et se révolter contre lui. Il manifeste ainsi qu’il n’a pas perdu son
caractère sauvage. Les mondes des esprits que le chamane est supposé parcourir sont
étrangers à la société des hommes ; aussi, bien que soumis à une organisation sociale
puisqu’ils ont des khans comme Erlik et Ülgen/Kudaj, ils sont du point de vue des
hommes, sauvages. C’est pourquoi seul un animal mort et qui, de plus, garde du fait
de son origine une part de sauvagerie pourra s’y orienter et y mener le chamane. Par
221 Selon Carlo Severi, la production de complex identities est caractéristique de l’énonciation rituelle dans
le chamanisme amérindien (2004, 830).
265
beautiful » (Diószegi 1998, 33). La socialisation de l’arbre est ici tout à fait évidente :
comme le poulain sauvage de l’épopée, le bouleau est habillé pour rejoindre l’espace
des hommes.
On observe à nouveau que l’apprivoisement n’implique pas dans le rituel une
élimination de l’aspect sauvage. Le bois est ordinairement utilisé dans la yourte : il en
forme la structure. Mais dans l’habitat, il perd l’aspect qu’il a dans la tajga, dépourvu
qu’il est de ses branches et de son écorce, généralement peint et recouvert
d’ornements. L’arbre rituel, lui, est conçu non comme un matériau mais comme un
organisme complet, avec ses racines, qui garde ses attributs sauvages. Ainsi, c’est le
déplacement d’un milieu à un autre qui est pertinent dans cette scène rituelle, l’arbre
qui l’a accompli devenant la manifestation même de l’idée de communication entre
les mondes.
particulier, êêren dagyyr, au cours duquel les poupées représentant les ancêtres du
novice sont « nourries », c’est-à-dire qu’elles reçoivent des morceaux de viande d’un
mouton abattu pour l’occasion (ibid. 251).
Désormais, l’ancêtre, au lieu d’écarter le chamane de la société des hommes, est tenu
de l’aider à servir ses clients. On raconte à propos de la chamane Soduna qu’elle avait
un êêren en forme de petit homme de la taille d’un poing avec des yeux de perles, un
nez de bronze, des ongles de cuivre et une barbe noire. Elle l’appelait xam čajaačy
« créateur chamanique » et son entourage reconnaissait en lui l’image d’un « grand
chamane qui était dans l’ascendance [uk] de Soduna » (Soduna xamnyŋ ugunda ulug
xam). On disait de cet êêren qu’il savait tout secrètement (êêreni čünü-daa büdüü bilir
dižir). C’est grâce à la possession de cet objet et à ses dialogues avec lui, que la
chamane était censée pouvoir faire certaines prédictions (Kenin-Lopsan éd. 2002,
118-119).
Certains chamanes touvas contemporains ont eux aussi des représentations de leurs
ancêtres. À Kyzyl, dans le cabinet où il reçoit ses clients le chamane Kara-ool est
entouré de poupées qu’il appelle kiži êêren « homme êêren ». Lors de ma première visite
en 2003 dans le local fraîchement reçu de la mairie, Kara-ool n’avait installé qu’une
seule de ces poupées, êmegelčin êêren223, la plus importante car elle représente sa grand-
mère paternelle, grande chamane (ulug xam) dont il se revendique l’héritier. L’esprit de
cette grand-mère l’a « visité » en 1988, le contraignant à commencer la pratique
chamanique et, depuis, elle l’« aide » dans son travail de chamane. En nous le
désignant, il expliqua : « C’est ma grand-mère. Son âme [sünezini] est restée dans cet
êêren » (fig. 50).
223Dans la terminologie personnelle de Kara-ool, êmegelčin ne désigne pas, comme d’ordinaire chez les
profanes (voir p.136-138), un esprit générique féminin protecteur de la mère et du foyer. Chez les
Darkhates, emgelž pouvait aussi être le nom d’esprits auxiliaires du chamane (Delaby [1973] 1997, 138).
269
Les autres êêren de Kara-ool étaient encore suspendus aux murs du local, abandonné
depuis, rue Ouvrière (ul. rabočaja). Comme on le voit sur la photographie (fig. 51), en
2006, Kara-ool avait installé son cabinet dans une autre pièce et de nombreuses
autres représentations d’esprits avaient rejoint êmegelčin.
1
2 3
L’êêren qui apparaît sous le n°1 sur la photographie est pour Kara-ool un ancêtre en
ligne paternelle. La poupée, qui semble ancienne, a été fabriquée « il y a 358 ans ».
Kara-ool raconte les faits suivants à son propos :
« Elle a été créée par une ancêtre de mon grand-père. C’est cette dernière qui
en a fondé la racine [dös]. Et cette grand-mère l’a transmis au grand-père. Et
ainsi de suite de grand-père en grand-père, de génération en génération. Ainsi
la racine était une femme ici. »
On reconnaît en n°2, l’êmegelčin présent dès 2002 dans le local. Cet objet est plus
récent puisqu’il représente la grand-mère paternelle de Kara-ool, qui lui donne 90
ans, sans doute en lui attribuant l’âge qu’aurait eu son aïeule. Le n°3 est appelé užar
êêren « êêren volant » car « il vole la nuit. » Il s’agit d’un ancêtre en ligne paternelle. Le
n°4 est identifié par Kara-ool comme « le frère de la mère de [s]on père » donc le
frère d’êmegelčin. Lors de l’action rituelle, Kara-ool utilise ces poupées-ancêtres pour
former un circuit dans lequel il inclut ses clients.
On voit à l’œuvre le principe de fixation matérielle des esprits dans les conseils que
Kara-ool donna à des visiteurs khakasses venus le voir en 2003. Ces Khakasses,
fortement russifiés, souhaitaient ouvrir un centre chamanique dans leur ville
d’Abakan et venaient s’enquérir du fonctionnement du chamanisme à Touva, mais
aussi poser quelques questions personnelles. L’un des visiteurs, en costume et
cravate, raconta qu’il voyait fréquemment « en lui » de nombreux animaux, « des
troupeaux entiers ». Il dit notamment voir des loups. Kara-ool lui demanda aussitôt :
« Tu en vois sept ou neuf ? », nombres sous lesquels les loups apparaissent
habituellement dans les invocations des chamanes touvas. Kara-ool expliqua : « Le
loup, c’est ta force. Cela veut dire que tu dois hurler comme un loup quand tu
chamanises. » Le chamane touva imita alors le hurlement du loup devant ses visiteurs
déconcertés. Le Khakasse affirma ensuite voir souvent des éléphants et des tigres et
demanda quel était leur rôle à Kara-ool qui resta perplexe et affirma qu’il s’agissait
sans doute d’animaux bouddhiques dont il n’avait rien à dire.
Le Khakasse estimait que chaque animal « est un symbole qui correspond à quelque
chose », c’est pourquoi il en demandait la signification à Kara-ool. Mais de
signification, Kara-ool n’en voyait pas. Il reprit :
Si tu vois quelque chose, fais-le en tissu. Tu dois te faire des êêren comme les
miens. Ils t’aideront. Ils [les esprits] y mettront leur force. Ils protègent de
loin. C’est ta force et ta protection.
L’idée paraissait visiblement décevante pour le Khakasse. Les animaux qu’il voyait
étaient « en lui » comme il le répétait, et cette situation ne lui paraissait pas devoir ni
pouvoir être changée puisque ces figures devaient être des traits de sa personnalité,
des symboles psychologiques, dont il attendait en vain le déchiffrement par le
chamane touva. Au contraire pour Kara-ool, l’objectivation était le seul traitement
271
qu’il convenait d’apporter à ces visions qu’il intégrait immédiatement à des figures
traditionnelles du répertoire chamanique touva.
Les ongon ne sont pas censés avoir enfermé en eux les esprits, en constituer
l’actualisation définitive et complète. Autrement on ne voit pas pourquoi le chamane
commencerait la séance par une invocation face à ces objets au cours de laquelle il
demande aux esprits qu’ils représentent de venir. Le chamane Šokar Ondar s’adresse
ainsi à la poupée représentant son grand-père maternel (Kenin-Lopsan 1987, 69) :
Plutôt que comme des matérialisations de ces esprits, les ongon apparaissent comme la
face matérielle d’une pièce possédant aussi une face spéciale accessible au seul
chamane. On voit bien ce caractère double aux descriptions fantastiques que les
chamanes donnent des petits objets de tissus que sont leurs êêren dans les invocations
qu’ils leur adressent.
Ces objets sont comme des points de connexion permettant de maintenir à
disposition, non pas la relation elle-même, mais la possibilité de la relation. Le
chamane ne prend son tambour pour rétablir une relation directe que quand il le
souhaite, quand cela est nécessaire pour l’un de ses clients. Dans le dispositif
interactif qui se donne à deviner aux profanes, c’est donc lui, désormais, qui a
l’initiative.
Kara-ool, habillé de son costume rituel, commença par allumer un bûcher (saŋ).
224 Xajyrakan (mong. xajrxan) « bienveillant » est dérivé de xajyra (mong. xajr) « bonté, pitié ». La
formule öršêê xajyrakan est omniprésente, non seulement dans les invocations chamaniques, mais dans
le discours quotidien des Touvas où elle équivaut à « Mon Dieu ! » La question de l’identité de l’être
qualifié par cette épithète honorifique n’est pas toujours claire. Parfois elle peut être établie par le
contexte. Le plus souvent, les femmes prononcent cette formule le matin en accomplissant la libation
du premier lait vers le ciel : dans ce cas, c’est le ciel (dêêr ou kudaj) qui est visé. Potanin avait noté chez
les Touvas de l’Ulug-Xem (Ienisseï) à la fin du XIXe siècle l’expression xajyrakan kudaj « Ciel
bienveillant » qui est sans ambiguïté (1883, 77). L’association de xajyrakan au nom de la divinité céleste
Kudaj apparaît dans une invocation téléoute recueillie à la fin du XVIIIe siècle (Georgi 1776-1777, III,
« Le schamanisme », 159) sous la forme Koudaï Kaïra Kam ! que Georgi traduit « Dieu, Tzar du Ciel !
cher Seigneur ! » Le dragon Ulu et la divinité de la mort Erlik pouvaient eux aussi être gratifiés du titre
de xajyrakan (Potanin 1883, 63, 77).
D’autre part, lorsque le chasseur exécute une libation et prononce une prière čalbaryg, c’est sans
ambiguïté à la montagne donneuse de gibier qu’il adresse ses öršêê xajyrakan. Dans certains invocations,
la formule öršêê xajyrakan est adressée à chacun des esprits auxiliaires êêren convoqué par le chamane
(Katanov 1907, I, 190-193 ; II 162-164, n°1349). Il en va de même dans l’invocation de Kara-ool où la
273
formule est appliquée aux divers maîtres de lieux. À Touva, plusieurs montagnes n’ont pas d’autre
nom que Xajyrakan.
Enfin, en contexte de chasse, xajyrakan est un euphémisme qui désigne l’ours. J’ai pu constater que les
Touvas habitant dans les zones où la taïga est importante n’emploient jamais le mot adyg « ours » mais
seulement xajyrakan. Le verbe dérivé xajyrakanna- signifie « chasser l’ours ». En raison de ce dernier
sens, certains Touvas urbains supposent que la formule öršêê xajyrakan est une forme d’adoration de
l’ours, mais cette interprétation est erronée.
274
Aldyy üstüü orannary užar bolzun! Qu’il vole vers les pays inférieurs et supérieurs !
Küštüg bolzun, Qu’il soit fort,
Aaryg-aržyk ulustarny êmnêêr bolzun! Qu’il soigne les maladies des gens !
Oj amy-tynnyg bolur bolzun! Qu’il soit doué de force vitale !
Čoruu bütpes ulustarnyŋ čoruu büder bolur Qu’il fasse s’accomplir la route de ceux dont la route
bolzun ne s’accomplit pas.
Ulug čurttum êêleri, Maîtres de mon grand pays,
Aldyn čurttum êêleri, Maîtres de mon pays d’or,
Tajga synnar êêleri, öršêê dadaj! Maîtres des sommets de la taïga,
Xölder tejler šokar tajga êêleri, Maîtres des lacs, des collines, des taïgas bigarrées
Ooj Xindiktigniŋ, Kara Xöldüŋ êêleri, Ooj, maîtres de Xindiktigniŋ et du Lac Noir,
Odum daglar êêleri öršêê! Maîtres des Montagnes Odum, pitié,
Kök-le Tejniŋ öršêê dadaj Colline Bleue, pitié,
Xerbis dagnyŋ êêleri Maîtres de la montagne Xerbis,
Ulug biče êêleri Petits et grands maîtres,
Oran-Taŋdym êêleri Maîtres de mon Pays-Montagne,
Duzalažyŋar Donnez votre aide,
Oran-Taŋdym êêleri Maîtres de mon Pays-Montagne,
Düŋgürümnü, düŋgürümnü ! Mon tambour, mon tambour !
Aškardym-na čemgerdim-ne öršêê Je t’ai nourri, je t’ai rassasié, pitié
Ulug düŋgür küštüg čorzun, Grand tambour, qu’il soit fort,
Šyyrak bolzun ! Qu’il soit puissant,
Ulustarga ačy-bujan kylyp čorzun, Qu’il fasse le bien pour les gens,
Düŋgürümnüŋ ažy-čaŋy tajbyn čorzun ! Que le caractère de mon tambour soit paisible !
Par bien des aspects, cette invocation se distingue radicalement du modèle ancien de
l’animation du tambour ; pourtant on note quelques éléments caractéristiques qui
permettent d’affirmer que le rite n’a pas perdu sa signification sociale.
D’abord on ne voit guère d’allusion à un apprivoisement. Le chamane demande que
son tambour lui obéisse mais il ne fait pas contraster un état sauvage auquel
succéderait un état domestique. Sans doute serait-il un peu incongru de mimer le
domptage d’un mouton. Mais il est vraisemblable que Kara-ool ne connaisse pas cet
aspect traditionnel du rite, dont le souvenir dans les années 1950-60 était plus vif
dans les régions de taïga que dans celles de steppes, et n’a été évoqué devant moi que
par un chamane originaire de la taïga, Êreksen.
Le registre interprétatif sollicité est celui de l’oiseau, un thème peu traditionnel qui est
plutôt associé au manteau qu’au tambour. Mais on sait que les chamanes avaient dans
ce domaine une grande liberté et pouvaient ajouter des éléments personnels aux
registres dominants. Mais ce qui distingue assurément la démarche de Kara-ool de
celle de ses prédécesseurs, c’est l’univocité de son interprétation. Un seul animal,
l’oiseau, sert ici de modèle. On ne retrouve nullement cette identité ambiguë que
nous repérions dans la description du tambour ancien.
275
En revanche, on trouve bien la procédure d’animation exprimée par les mots Oj amy-
tynnyg bolur bolzun! « Qu’il soit doué de force vitale ! » avec le terme amy qu’on
retrouve dans une formule d’animation de tambour tožu recueillie par Vajnštejn
(1961, 182) : amy kirip « que la vie y entre ». Les gestes qui accompagnent ces paroles
sont ceux, traditionnels, du « nourrissement » sous la forme de lait épandu
manuellement sur le tambour. Cette vie amy, c’est de la faveur des esprits-maîtres du
pays natal (čurtum « mon pays ») qu’elle est censée être obtenue. L’invocation
comprend une énumération des différentes montagnes et lacs de la province dont est
originaire Kara-ool, selon lui, la région du clan Adyg-Tülüš (« les Tülüš ours »), où
une grotte recèlerait les objets chamaniques cachés par ses ancêtres pendant les
persécutions et qu’il rêve de retrouver. Les invocations anciennes lors des animations
de tambour faisaient elles aussi appel aux esprits-maîtres des montagnes (Vajnštejn
1969, 352). Ce qui est moins traditionnel dans la situation de Kara-ool, c’est qu’il les
invoque à grande distance puisqu’il se trouve dans la ville de Kyzyl au moment du
rite.
L’absence de public invité à participer au « débourrage » de l’animal-tambour et à
l’animation peut inciter à se demander si nous sommes avec ce rite face à un
phénomène social du même ordre que le grand rituel traditionnel. Remarquons
d’abord qu’il s’agit ici du quatrième tambour de Kara-ool qui, comme grand
chamane, est supposé en posséder de nombreux. Généralement, l’animation du
premier tambour est bien collective comme elle l’était autrefois, elle implique
nécessairement la présence du maître-chamane qui a formé le novice. Je n’ai pu
assister à l’un de ces événements rares, mais, d’après les récits qu’on m’en fait, il
semble que l’assistance soit surtout composée des chamanes membres de la société
où le novice a été formé.
On doit ensuite reconnaître que, malgré l’absence physique d’une assistance, le
« peuple » (ulus) est bien nommé dans la partie finale de l’invocation. Loin de
s’enfermer dans une relation égoïste avec ses esprits, le chamane met de droit cette
relation en présence du peuple. Il proclame que son but ne sera autre que de le servir.
Les formules qu’il emploie ne sont pas sans rappeler ici des passages d’invocations
traditionnelles comme celles des Téléoutes recueillies par Dyrenkova dans les années
1920. Au cours du rite d’animation, le chamane dit à propos de son tambour : « Pour
les gens vivant sous le soleil, qu’il soit une aide ! » Kündü elge tuza polzun (Dyrenkova
1949a, 180).
Nous avons dit que, par le rituel, la relation que le chamane est supposé entretenir
avec ses esprits change d’ordre : voyons maintenant plus précisément quelle est la
nature du changement qui est représenté.
Pendant la crise, le modèle dominant des relations est la causalité : le chamane subit
l’action des esprits ; son comportement, ses symptômes, en sont les effets
276
226 C’est ce qui rend très étranges les tentatives des Occidentaux qui se disent chamanes alors que dans
leurs sociétés leur entourage ne se définit ni comme chamane ni comme non-chamane. En effet,
« chamane » y existe comme mot mais non comme statut social.
227 Plusieurs centaines de ces chansons ont été publiées par Katanov (1907) et Kenin-Lopsan (2004).
278
consacre une union établie par les fiancés eux-mêmes, son effet est d’introduire les
liens de la filiation dans une relation qui ne les concernait qu’eux deux.
C’est bien ce qui se produit lors du mariage du chamane chor. Alors que pendant la
crise du novice, la relation amoureuse est dyadique et secrète car orientée vers un être
que nul profane ne voit et n’a jamais vu, le rite d’animation ramène cet être dans le
monde des hommes ordinaires sous la forme d’un objet matériel visible, le tambour.
La relation dyadique est ainsi changée en relation triadique qui implique désormais un
tiers : les consanguins du chamane, et au-delà la société.
En deçà des riches implications symboliques dont ce rite est porteur et qu’a analysées
Roberte Hamayon (1990, 459-461), quel est le dispositif relationnel pratique qu’il met
en place ? Quand le rituel est décidé, un consanguin masculin du chamane, frère aîné
de père, grand-père ou frère de grand-père, prépare le tambour et joue le rôle de père
du tambour qui est appelé kys « la fille ». Le « père » a auprès de lui une « mère »,
obligatoirement jouée par un homme. D’autres consanguins jouent les propres
parents du chamane et miment un mariage avec présentation d’une compensation
matrimoniale (Šternberg 1927, 22-23). Toute cette mise en scène est donc exécutée
sous le contrôle exclusif des consanguins masculins du novice. Il est clair que le rite
du mariage du chamane a pour but, comme dans tout mariage non arrangé, de mettre
sous le contrôle du patrilignage une relation secrète qui s’est établie en dehors de sa
connaissance.
Avant le rituel, l’« esprit-fille » (tös kat) apparaissait à Aleksej toutes les nuits en rêve
et pendant des crises de folie. Mais après l’acquisition du tambour, la situation
change : « actuellement, il a cessé de la voir la nuit, elle vient le voir pendant le rituel
chamanique » (archives Dyrenkova citées par Funk 2005, 73). Autrement dit, la
« fille » fait désormais partie des esprits auxiliaires du chamane qu’il convoque à
volonté pour répondre aux besoins de ceux qui le sollicitent. Aleksej revendique
treize esprits différents qu’il nomme et dont l’un est la « fille » esprit-maître du
tambour : Četti čalalyp sačyp kys, üš köstüb kenci kys « fille rousse à sept crêtes, petite fille
à trois yeux ». Elle « l’aide à chamaniser, elle est pour lui comme est sa femme
terrestre » (archives Dyrenkova citées par Alekseev 1984, 90-91).
V. Le costume
Êreksen est l’un des rares Touvas vivants qui ont observé le mode de confection
traditionnel de l’équipement chamanique. Il a fabriqué lui-même un ou deux
costumes pour répondre à des commandes de chamanes kyzyliens.
Masterler baza turgan biske. Derig Nous avions des maîtres [artisans] chez nous.
ajbylaarga muŋgarančyg daaraar turgan. Quand il y avait des commandes, ils cousaient
Dyka ulug ažyl-dyr ol. Algy typ alyr dep terriblement. La manière de faire des gens qui
čüve duu tajga daskylga syyn ölürgež kym cousaient est restée dans ma mémoire [sagyš], je
am meŋêê kežin êkkep berip turar dep… couds et je fais coudre ma femme. C’est un très
Dyka naryn xamyk čüvezin čyyp alyry. grand travail. Trouver la peau, que quelqu’un tue
Kuŋgurtugga törelderimge čagyyrymda- un cerf maral dans la taïga, qu’il me l’apporte…
êkkêêrinde êkkêêr, êkkelbêêninde êkkelves. C’est très compliqué de rassembler toutes ces
choses.
À Kuŋgurtug, mes parents, ce que je commande,
ils l’apportent ou ils ne l’apportent pas !
Derigniŋ artynga oktar turar, êvêêš dize-le tos À l’arrière du costume, il y a neuf flèches. On
ok turar. Tos êêrgeštiŋ bažynga dörbelčin yndyg les tord en spirale, au bout on fait un carré. Il
čüve kylyp kaan turar. Oorgazynda ol am alban doit y avoir ça sur le dos, obligatoirement.
turar. Ol demirden. C’est en fer.
Je n’ai pu observer ces objets, communs dans les exemplaires des musées, que sur le
costume du chamane Jurij Ooržak de la société Düŋgür qui ne paraît pourtant pas
avoir été fabriqué par Êreksen.
280
Figure 54.Neuf fléchettes de fer attachées à un morceau de peau sur le dos du costume du chamane Jurij Ooržak.
Les costumes anciens étaient cousus dans une peau d’animal, de préférence sauvage,
le poil rentré à l’intérieur. Le musée de Kyzyl possède cependant plusieurs costumes
anciens de la région centrale faits d’un manteau de tissu ordinaire. De nos jours, les
chamanes de Kyzyl utilisent dans leur grande majorité un manteau de soie. Ces robes
sont cousues dans de la soie chinoise importée de Mongolie. Commander un
costume est plus onéreux que de l’acheter à un vendeur qui vient se présenter à la
société. C’est la solution qu’a choisie la chamane Marina Monguš, achetant à un
Mongol une tunique de soie mauve, décorée de fleurs blanches sur laquelle elle a
cousu des serpents de tissu. Mais selon elle, la couleur du costume est incorrecte : il
aurait dû comporter comme couleurs principales, le brun et le bleu, couleur de la
terre et de l’eau. En effet, c’est avec les esprits de la terre et de l’eau que cette
chamane entretient le plus de relations, c’est à eux qu’elle s’adresse d’ordinaire.
L’usage des chamanes kyzyliens est fortement désapprouvé par Êreksen Boranak,
notre informateur de la taïga qui estime qu’il doit être créé spécialement pour le
chamane :
Derig dep čüve, ulustarnuŋ kedip aar čüvezi, Le costume, c’est pareil, celui que les gens
ol baza šyn êves. Anaa xalat-daa, ton daa portent [actuellement], c’est incorrect. Ils
bolur, unda kaš borbak pös ol šyn êves, ol prennent une tunique ordinaire, ils y mettent
šuptu dürümnüg bolur. quelques tissus, c’est totalement faux. Il y a des
règles dans tout cela.
Am bir dugaarynda ištiki ton xevirlig kylyp En premier, on fait l’intérieur qui est comme
alyr, ooŋ soonda skelet xevirlig čüve daarap un manteau, ensuite on coud une forme de
alyr. Bo êêgeleri. squelette avec des côtes comme ça.
Oorgazyn baza kylgaš, töžün čüsterin, bir On fait aussi le dos, les articulations du
dugaar onu kylyr. sternum.
Comme le tambour, le costume doit être réalisé selon des indications précises
données par le chamanes à la suite d’une « vision ».
281
Xam bodu körüp kižige daaraadyp alyr. Le chamane voit ce qu’il faut, et ensuite il fait
Končug šever kižige. coudre à quelqu’un, à un très habile artisan.
Quand il est prêt le costume est encore non dressé (êmdik) de la même manière que le
tambour. Il faut l’ « habituer » en le portant et corriger les éléments qui ne
conviennent pas, car il n’est pas certain que, malgré leur talent, les couturiers
parviennent à réaliser les exigences du chamane :
Tonnu baza êlêên êdiktirip êlêên kedip Le costume aussi, il faut l’habituer, le porter un
čvelejn soonda oon am keder boldujn. peu. Quand on l’a endossé, on ne se met pas
Doraan-na ketkeš xamnaj berbes. Bičii tout de suite à chamaniser. On le fumige un peu
artyžap, čüvelep. Četpes čüvezin bodu ajty au genévrier. Le costume indique lui-même ce
bêêr boldujn. Onu baza xaa yndyg-dyr. qui manque. Lui aussi, il fait « Eh ! ça, c’est trop
« Doo uzu, kyska oozu araj » yndyg dêêr, long, ça c’est trop court », il parle comme ça.
onu ynčap turgaš četčelep alyr. Ol Ensuite et de cette manière, on complète
četčêêlerinde čedi xonuk baza xerek. l’ensemble. Pour compléter, il faut encore sept
jours.
A. Un corps dédoublé
Êreksen lui-même avait autrefois un costume, mais il l’a prêté à un chamane kyzylien.
En conséquence, il ne peut plus accomplir de « grands rituels », par exemple pour
chasser un mauvais esprit d’un malade : il se contente de fumiger ses visiteurs au
genévrier et de leur faire de la divination.
Bičii-bičii kylyp turar men. Ulug čüve Je ne fais que des petits trucs. Je ne peux
šydavas men. Am tonum xerek. Am rien faire d’important. Il me faut un
kylyr men. manteau : je vais m’en faire un bientôt.
Derig čokta ulug čüve kyldynmas. Düŋgür Sans costume on ne peut pas faire grand-chose.
dyka kamgalaar, derig dep čüve baza küš Le tambour protège beaucoup, le costume aussi
kiirer. Ol čüve čokta šoolug čüve bildinmes- fait venir de la force. Sans lui, on ne comprend
daa. pas grand-chose.
Cet argument est un peu inattendu si l’on tient compte des interprétations
généralement attribuées au costume. En quoi une cuirasse peut-elle aider à
« comprendre » quelque chose ?
Bildinmes « on n’y comprend rien, on n’y voit rien » est une forme négative du verbe
bildin- qu’on peut traduire par « être compréhensible, connu, visible. » La racine
282
verbale bil- « savoir » implique souvent l’idée de perception. Bilin-, qui traduit notre
« sentir », n’est autre que la forme réfléchie de bil-.
De nombreux indices dans le costume font apparaître qu’il a, parmi d’autres
fonctions, celle de fournir au chamane des supports de perception supplémentaires,
bref de nouveaux sens. Une grande partie des coiffes (xam bört) des chamanes touvas
contemporains sont, comme les anciennes, ornées de figures représentant les
différentes parties d’un visage humain228.
Figure 55. Coiffe que le chamane Sergej Tumat porte avec Figure 56. Coiffe simple que Sergej porte sans costume.
son costume.
Figure 57. Le chamane Jurij Ooržak avec sa coiffe ornée Figure 58.Oeil sur le manteau du chamane Jurij Ooržak
d’un visage (2006).
228N°43 coll. Vasil’ev : une coiffe de chamane femme porte des plaques métalliques représentant les
os du crâne.
283
Figure 59. Chamane tožu, photographié en 1903 par Figure 60. Femme chamane télenghite, photographiée en
Felix Kohn (détail). RÊM, Gursman 2006, 113. 1924 par Rudenko. RÊM, Gursman 2006, 32.
Figure 61. Le chamane Šoončur Sojan. Photographie publiée dans Vajnštejn 1969, 41.
Le chamane Jurij Ooržak de la société Düŋgür assure que ces yeux cousus sur sa
coiffe et son manteau l’aident à « voir ce que les autres ne voient pas. » Comme la
plupart des chamanes touvas, lorsqu’il est en séance, Jurij ferme les yeux. Il fait ainsi
saisir au public que les scènes qu’il décrit dans ses invocations ne sont pas le résultat
de la vision ordinaire par des yeux ordinaires. C’est avec les yeux spéciaux de sa
coiffe qu’il est censé voir les êtres spéciaux qu’il décrit et que les membres de
l’assistance avec leurs corps simples ne peuvent percevoir.
Le rôle perceptif attribué au visage représenté sur la coiffe apparaît clairement dans
cette invocation (Kenin-Lopsan éd. 2002, 194) :
284
La coiffe n’est pas à interpréter comme un masque, car le visage artificiel ne recouvre
jamais le visage réel du chamane. Il est superposé, il se surajoute, non en supprimant,
mais en composant. Certes, dans les coiffes anciennes le visage réel du chamane est
souvent caché derrière une longue frange qu’on reconnaît sous une forme réduite,
ornée de perles, dans la coiffe du chamane Jurij Ooržak. La frange est sans doute un
élément important car on la retrouve chez des peuples qui ne représentent pas de
visage sur la coiffe (fig. 60). Elle présente l’avantage pratique de permettre au
chamane de voir sans être vu. Il peut ainsi, au cours de sa danse, ouvrir les yeux et se
réorienter dans l’espace sans que l’assemblée ne remarque ce changement d’attention.
Cependant, la fonction de la frange ne peut être résumée à un moyen de
dissimulation accordée à son porteur, sauf à prêter une étonnante mauvaise foi aux
peuples sibériens qui les fabriquaient pour leurs chamanes. La frange est plutôt une
manière de « mettre entre parenthèses » la perception et le visage ordinaires du
chamane le temps du rituel tout en affirmant qu’ils ne sont pas supprimés comme ils
le seraient par un masque.
Il arrive, notamment chez les Touvas, que le costume ne comporte pas de
représentations d’organes sensoriels ni même rien qui rappelle un corps humain.
Pourtant, la fonction de support perceptif du costume n’est pas oubliée pour autant.
Un informateur touva raconte ainsi que le « serpent sait toujours tout, quel malheur
va arriver, et quand. » Grâce aux serpents représentés sur son costume, le chamane
sait tout avant les « gens noirs » (karačal kižiler) (Kenin-Lopsan éd. 2002, 200).
Le costume rituel, d’une manière générale, est pour le chamane qui le porte un
second corps. Cette signification apparaît clairement dans les costumes de nombreux
peuples sibériens, qui y représentent différents organes (Prokof’eva 1971). Chez les
Touvas orientaux, le costume est fabriqué de façon à représenter matériellement et
aussi explicitement que possible la structure d’un deuxième corps : son squelette. Le
chamane touva Šoončur Sojan rencontré par l’ethnologue khakasse Karalkin (1966)
dans les années 1950 portait sur sa coiffe la représentation d’un visage humain, avec
bouche, sourcils, yeux et joues. Son visage était partiellement caché par une frange de
peau chamoisée. Sur son manteau fait en peau de cerf maral, des lignes brodées en
poils blancs de renne représentent « les côtes, les os des bras et les mains du
chamanes ». Êreksen Boranak, qui fut formé par Šoončur m’expliqua ainsi cette
technique : « avec les poils blancs de fanon de renne on contre-pointe le support » (ivi
čogduru dep čüve turar, ak dükter turar, ooŋ-bile syryp turgaš turar). Au dos sont suspendues
des plaques métalliques représentant les omoplates du chamane ; entre elles pend une
longue bande verticale brodée de poils blancs de renne. Les bottes sont ornées de
broderies représentant des pieds.
285
Čerle kyldyrynyŋ čurumu yndyg čüve yjnaan. C’est la règle qui est ainsi. Il faut les montrer.
Körgüzüp kaan turar. Dans le corps humain s’il n’y a pas d’os, on ne
Kižiniŋ ê’’t-bodunda söök čok bolza čüve tutpas peut rien attraper. Nous aussi, c’est bien sur le
logoj. Bis-daa bolza söök užunda kylaštap turar bout de nos os que nous marchons. S’il n’y a
bolgaj bis. Söök čok bolza bylbyrgaj ê’’t. pas d’os, il n’y a que de la chair flasque.
Cette explication n’est que partiellement satisfaisante. Les os sont nécessaires pour
marcher, mais les muscles aussi, or ils ne sont pas représentés. En fait, à l’évidence,
Êreksen n’a pas d’autre explication que l’autorité de la tradition.
Tâchons de nous représenter ce que voit le public. Revêtu d’un tel costume, le
chamane exhibe à l’assistance un squelette (fig. 62 et 63) dans lequel on peut
reconnaître ces os blancs et purs, ces os spéciaux qui font la singularité de la nature
chamanique et qui ont été vérifiés par les ancêtres pendant la crise. L’intérieur du
corps du chamane est ainsi projeté à l’extérieur229.
Mais l’action spectaculaire du costume n’en reste pas là, car projeter l’intérieur à
l’extérieur du corps reviendrait à faire disparaître l’extériorité, ce serait faire
disparaître le corps ordinaire du chamane sous un déguisement. Or cette projection
est elle-même hypostasiée pour former, à côté du corps ordinaire, un second corps, un
corps spécial doté d’une existence autonome230.
De même, ses capacités spéciales, manifestées dès l’enfance, sont arrachées à son
corps réel pour être inscrites dans son costume, fixées et rendues tangibles au public
dans ces yeux, ce nez, ces oreilles qui figurent sur la coiffe. Le spectateur de la séance
chamanique a devant lui un corps redoublé avec ses doubles mains et son double
visage , comme on le voit bien dans la photographie du chamane Šoončur (fig. 61) :
ce visage familier qui émerge par moment des franges et le visage spécial qui est
représenté sur la coiffe. C’est cette fois le chamane lui-même qui se trouve présenter
au public de la séance l’« identité complexe » d’une figure bicéphale. Il se donne à
voir aux « hommes simples » (bödüün kiži) comme un homme complexe.
229 Pedersen voit, pour des raisons différentes, un processus comparable chez les Darkhates : « La
surface visible du chamane semble être l’invisible à l’intérieur d’une personne ordinaire. » (2007, 159).
Selon cet auteur, les rubans du costume chamanique sont les marques (externes) des visites de clients,
donc l’empreinte des malédictions et des haines (intérieures) dont ils ont été victimes pour devoir
s’adresser au chamane. C’est faire l’hypothèse que les affaires de sorcellerie sont au centre de la
pratique chamanique, alors qu’elles paraissent n’avoir connu un développement que récemment, à la
fin de la période soviétique, chez les Darkhates (Lacaze 1996), comme ailleurs (voir ci-dessous chap.
XI, « L’âge des sorts »).
230 Un chamane tožu chante les différentes parties de son costume comme des parties d’un corps
spécial : adar ok ödüp bolbas, demir čarnym, amyr ! « Vous que la flèche ne perce pas, mes omoplates de
fer, salut ! » ; dujug bolgan adyr budum « mes sabots, mes jambes » (Vajnštejn 1961, 185).
286
Figure 62. Chamane touva. Début du XXe siècle. Musée Figure 63. Chamane tofalar. 1911. Musée
d’anthropologie et d’ethnographie de Saint-Pétersbourg d’ethnographie des peuples de la Fédération de Russie,
(Nioradze 1925, fig.14). Un visage apparaît sur la coiffe. Une Saint-Pétersbourg (Gurman 2006). On distingue sur
bande de tissu porte une représentation du thorax. la poitrine une représentation des côtes et sur les bottes
celle des pieds
Figure 64 (ci-contre). Le costume chamanique de Šoončur Sojan. Musée national touva, Kyzyl Van Alphen dir. 1997
n°36, 39, 41. Le manteau est ici vu de dos. L’état des fiches d’inventaire du musée ne permet malheureusement pas
d’identifier l’origine des objets, ce qui explique que l’attribution des objets touvas publiés dans le catalogue de l’exposition
du musée ethnographique d’Anvers (Van Alphen dir. op. cit.) soit généralement erronée. L’observation des
photographies et des films que Vajnštejn prit de Šoončur en costume nous permettent cependant d’établir avec certitude
que ce chamane fut le propriétaire des objets reproduits ici.
287
288
B. La création de la discontinuité
signification de l’adultère qui n’avait rien, chez les Touvas du début du XXe siècle, de
l’offense infamante qu’il représentait pour les Russes de la même époque. Pourtant,
Kon met incontestablement le doigt sur un contraste entre deux types de
comportements.
Lors de consultations auxquelles j’ai pu assister à Kyzyl, j’ai remarqué une différence
d’attitude de ce genre entre le moment où le chamane est en civil et celui où il porte
le costume. Il n’est pas rare que des amis ou des parents de Kara-ool viennent le
consulter dans son centre chamanique. Une discussion a généralement lieu dans la
cour du bâtiment pendant laquelle on parle d’affaires, de politique ou de famille. À
cette étape, les visiteurs n’hésitent pas à émettre leur opinion, à plaisanter et
éventuellement à contredire les opinions de Kara-ool. Il n’en est plus question
lorsqu’il a revêtu son costume et qu’il parle en chamane. Il serait insensé de remettre
en cause une prédiction ou de contester le choix de la couleur d’un ruban pour la
fabrication d’un êêren.
Cette possibilité de transition de l’état spécial d’un être semblable aux esprits à celui
d’un être semblable aux hommes est la particularité du chamane. Le fait d’être en
permanence semblable aux esprits n’est pas en soi stupéfiant : c’est l’état qui attend
tout homme après sa mort. Mais les êtres ex-humains qui ont acquis cet état ne sont
d’aucun secours pour les hommes qui ne peuvent entretenir de relation avec eux.
C’est bien l’intermittence propre au chamane qui est intéressante pour la société et
c’est cette discontinuité temporelle qui fonde son statut et donc produit de la
discontinuité sociale entre chamanes et « gens noirs ».
C. L’analyse rituelle
Le rituel d’investiture réalise une analyse : il dissocie des éléments liés et expose les
objets sous différents aspects. Les esprits, mis à distance du corps du novice sur
lequel ils exerçaient leur pouvoir, reçoivent au moment de l’investiture un
prolongement matériel qui leur permet d’être présents sur un mode manipulable dans
le domaine des perceptions ordinaires des hommes (fig. 65 et 66). Réciproquement,
le chamane voit son corps prolongé dans le costume rituel qui le dédouble et lui
permet ainsi d’évoluer dans ce redoublement du monde qu’est le domaine des
perceptions spéciales.
Une double projection est donc réalisée en sens inverse entre le domaine des
perceptions ordinaires et celui des perceptions spéciales que nous pouvons appeler le
« monde des esprits », si nous ne perdons pas de vue qu’il n’est pas nécessairement
hypostasié en un espace étranger à celui qu’habitent les hommes231.
231 Les esprits sont supposés être présents dans les trois mondes : le ciel, la terre où vivent les hommes
et le royaume d’Erlik.
290
La projection rituelle dédouble les esprits en leur donnant un aspect ou une « face »
accessible aux perceptions ordinaires, les ongon, tout comme elle dédouble le corps du
chamane en lui conférant un aspect spécial mais visible, le costume. Engagé dans le
rituel, le chamane est ainsi pris dans une logique analytique opposant des aspects
ordinaires perceptibles par tous et des aspects spéciaux relevant de sa seule capacité.
Il continuera à suivre et à amplifier cette opposition dans une rhétorique chamanique
bien reconnaissable. La logique dans laquelle il est sommé de penser sa relation aux
esprits implique désormais le point de vue ordinaire, celui des « gens simples », un
point de vue tiers qui s’est introduit et a complexifié le dispositif mis en place
pendant la crise. C’est largement en opposition au point de vue « ordinaire » et au
registre de discours qu’il produit, donc en dépendance étroite par rapport à lui, que le
chamane va construire son propre discours, qui sera donc un style, et son identité,
qui sera donc un statut.
291
Chapitre VII
Les corps conducteurs
I. Un corps puissant
touva, qui avait les jambes malades et ne pouvait se tenir debout ni marcher, lors du
rituel se levait et sautait sur ses jambes comme si elle était en parfaite santé.
Un chamane du Xemčik, lorsqu’il menait un rituel pour « manger » (tuer) un ennemi
proclamait ainsi la puissance de son corps spécial :
Iji xolum demir kyskaš Mes deux bras sont des pinces de fer
Iji budum demir tegêê Mes deux jambes sont un cercle [ ?] de fer
Šulu bodum šulu xaja Mon corps [moi-même] entier est un rocher,
Kara bodum kaŋ demir Mon corps noir est d’acier.
Boo-bile adarga-daa On peut me tirer dessus au fusil,
Xoržok xam men Impossible [de me tuer, car] je suis chamane.
Xačy-bile kezerge-daa On peut me couper aux ciseaux,
Xoržok xam men Impossible [de me tuer, car] je suis chamane.
Dans cette invocation, les qualités du corps spécial que constitue le costume se
confondent avec celles du corps naturel du chamane. Le corps multiple du chamane
peut être transpercé, pénétré par des corps étrangers, il n’en est pas détruit. Toutes
ces attributions contredisent les principes de la physique intuitive, mais aussi
dessinent le chamane comme doué d’un corps aux limites incertaines, un lieu ouvert
à des visites spéciales.
A. La force du chamane
arracher au corps du malade. Au cours d’un rituel auquel assista Kon, le chamane
mima une lutte avec un ours qu’il « tua », puis jeta son tambour sur un aza pour
l’emprisonner avant de le « tuer » (1934, 80-81). De nos jours le combat est moins
spectaculaire. Pourtant, c’est bien par la violence que Xovalygmaa dit chasser les
mauvais esprits : « Si quelqu’un a un buk sur l’épaule, je l’arrache et il [le client] aura
mal à l’épaule. »
Il est courant que les chamanes kyzyliens accomplissent des actions brutales pour
chasser le mal du corps de leurs patients. Ils font souvent le geste de rassembler dans
leur tambour des choses autour du malade assis puis de les jeter dans la cour. Une
femme qui était venu consulter Kara-ool pour divers problème lui dit en fin
d’entretien : « J’ai mal à la gorge. Que faut-il faire ? - Il faut la soigner bien sûr. Que
veux-tu faire sans ta gorge ? » Le chamane se leva brusquement de son bureau et se
dirigea vers la cliente qu’il saisit au cou pour la masser. Il lui posa quelques questions
puis s’écria : « Que la maladie s’en aille, qu’elle guérisse, qu’elle guérisse ! » Kara-ool
fit alors le geste de tirer vivement quelque chose de la gorge de la cliente et partit en
courant le jeter dans la cour.
Ol alganyp ča’’s čagdyrar. Ol anaa ajas En disant des invocations, elle faisait tomber la
turgan öjnü ča’’s čagdyrar. Dolu čaar čok pluie. Le temps était clair et elle fait venir la pluie.
bolza čaŋnyk düžer. Kudaj uktug xam La grêle se met à tomber, la foudre tombe. Les
yndyg boor. Šaanda Kudaj uktug xam, chamanes d’essence céleste [Kudaj uktug] sont ainsi.
bir uluska xoradaaš, čaŋnyk düžürer. Autrefois un chamane d’essence céleste, s’il se
Xamnap xamnap kêêrge, « čaŋnyk fâchait contre des gens, faisait tomber la foudre. Il
düšsün » dêên čeringe, čaŋnyk düžüp chamanisait, et à l’endroit où il voulait que la
turar… turgan. foudre tombe, elle tombe… enfin elle tombait.
« Elle tombait… », car ces exploits sont toujours prêtés aux chamanes du passé,
supposés plus forts que ceux d’aujourd’hui. Beaucoup de mes informateurs
considèrent que l’incapacité des chamanes contemporains à accomplir de tels exploits
était l’un des signes les plus clairs de leur faiblesse voire de leur non-authenticité. De
nos jours, dans la région d’Êrzin, la population parle d’une chamane qui avait la
232Dans le chamanisme altaïen et notamment touva, d’après Vajnštejn et Moskalenko (1995), « ces
tours de magie [ru. fokus] étaient particulièrement caractéristiques des ‘grands’ chamanes ».
294
233 Le terme est connu en altaïen et en chor. On le trouve en turc ancien, mais sa forme en touva
permet de reconnaître qu’il est passé par le mongol pour revenir en touva (Tatarincev 2000-…, II,
360). Kowalewski donne « capacité magique » comme définition du mongol ilbi (1844-1849, I, 305)
234 En altaïen üzüt désigne l’esprit d’un défunt. Ce terme a disparu de la langue touva contemporaine.
235 Information recueillie dans le Namškij ulus en 1888 par Seroševskij ([1896] 1993, 607).
236 Kilymskij okrug. Op. cit. 609. Seroševskij estime que ces tours ne sont pas suffisants pour faire le
« vrai chamane » (609). Ce n’est pas suffisant dans la réalité pour gagner la confiance des profanes,
mais dans les contes, c’est bien au « grands chamanes » que ces traits sont attribués. Les jeunes
chamanes cherchent à mettre en pratique l’idéologie du conte.
295
A. Un monde de dévoration
Roberte Hamayon a montré que les rapports entre les hommes, la nature (la forêt) et
les esprits obéissent dans les représentations des peuples sibériens à un modèle
d’échange de chair. Le chasseur prend de la chair au gibier et la consomme avec sa
famille, mais en contrepartie il s’attend à ce que, par la maladie et la mort, les esprits
viennent à leur tour le dévorer, lui et les siens. En Sibérie, « le monde des esprits est
un monde d’affamés en quête perpétuelle de gibier humain comme l’est le monde des
hommes en quête perpétuelle de gibier animal » (1990, 415).
À la différence de la chair, les os constituent une substance permanente qui assure le
maintien d’une identité d’espèce à travers les générations, c’est pourquoi les chasseurs
s’efforcent de ne pas briser les os du gibier et en rapportent certains dans la forêt afin
de favoriser la renaissance des animaux sous une forme identique. Ainsi les chasseurs
touvas ont l’habitude encore aujourd’hui de déposer le crâne de l’ours ou des os du
cervidé tués sur un arbre dans la forêt, bien que ce geste soit plutôt interprété comme
une offrande (fig. 67).
Figure 67. Patte de cerf maral suspendue par Sergej Sat près de son campement (région de Süt-Xöl).
Le chamane occupe un rôle majeur de régulateur dans ces grands cycles de la chair.
Chez les peuples de la taïga, selon Hamayon, il doit obtenir des espèces sauvages la
promesse de se donner complaisamment aux chasseurs de son groupe ; autrement
dit, il doit favoriser la « chance » à la chasse. Ce modèle s’applique aux sociétés de
chasse, aussi on ne peut le retrouver que partiellement chez des éleveurs comme les
297
238Voir glossaire.
239Les représentations d’ancêtres dans la yourte altaïenne sont appelées körmös. Un Altaïen dit à
Anoxin en présentant les siennes : Bu adamnyn körmözü, bu inemnin körmözü « Voici les körmös de mon
père, voici les körmös de ma mère. » (1924, 23-24).
298
B. Le chamane dévorateur
Les exigences insolentes des chamanes touvas ont frappé les voyageurs du XIXe siècle
comme elles surprennent ceux du XXIe. Alors que le pays touva était, d’après Potanin,
celui où les chamanes étaient les plus nombreux, l’explorateur russe ne put assister
qu’à très peu de rituels. Les chamanes exigeaient en effet beaucoup de thé et même
dans un cas un cheval : « Jamais on ne nous avait demandé autant » (1883, 61). Ce
témoignage permet de relativiser les inquiétudes de certains observateurs qui voient
dans l’âpreté au gain des chamanes de Kyzyl le signe d’un récent dérèglement.
Une explication en termes psychologiques (« les chamanes se recrutent parmi les
cupides ») ou sociologiques (« les chamanes forment une classe d’exploiteurs ») sont
évidemment insatisfaisantes. Selon nous, les chamanes sont par statut des
dévorateurs et les biens matériels sont souvent le premier objet de leur fringale.
Nous avons déjà cité des proverbes touvas sur le fait que certains imposteurs se font
chamanes par avidité. Cela ne signifie pas que l’avidité ne soit pas prêtée aussi aux
vrais chamanes. Aujourd’hui, un proverbe populaire dit : Čon jadaraarga xam lama
bajyyr « Quand le peuple est pauvre, chamanes et lamas sont riches. » La présence du
« lama » est très certainement un ajout d’époque soviétique car la propagande
antireligieuse, qui mettait sur un même plan les différents spécialistes, a largement
utilisé les proverbes comme mode de diffusion. À la fin du XIXe siècle, les
informateurs touvas de Katanov se faisaient des idées nettement différentes sur le
désintéressement des lamas et celui des chamanes. Le philologue releva chez eux que
« le lama ne fait rien d’autre que soigner les gens » (Lamanyŋ öske kylyr čüvezi čok tur, ol
kižini-le êmnêêr) (1907, I, 5, n°87), alors que « s’il y a de l’alcool, le chamane reste deux
jours ; s’il n’y en a pas, il se fâche et rentre chez lui » (Araga bar bolza, kam iji-daa
xonuk xonar ; čok bolza teryngaš čanar) (ibid. n°89).
299
240Archives Anoxin citées par Alekseev 1984, 211. Ce genre de sacrifice devait être tout à fait rare et
concerner les malades les plus riches, car on sait que les Chors possédaient fort peu de bétail.
300
deviennent rarement riches. Dans la société Düŋgür, l’argent ne reste pas car les
chamanes vont tous les soirs jouer dans les machines à sous récemment installées
dans toute la ville. Svetlana Moŋguš rend compte de cette attitude par la nécessité de
se débarrasser du mal apporté par les clients : « Tout ce qui est mauvais, maladie et
mauvais sort, part avec l’argent que l’on donne au chamane. Les chamanes essaient
de tout dépenser pour se débarrasser de cet argent. »
Le mari de Svetlana, Viktor Nursat, fut embauché par la société Tos-Dêêr comme
gérant (mеnеdžer) pour l’aider à sortir de la situation déficitaire dans laquelle elle se
trouvait. Mais Nursat n’y demeura que l’espace de quelques mois, rapidement
convaincu de l’impossibilité de la tâche. Malgré ses conseils et le plan de
redressement qu’il avait mis au point, la directrice de l’association, Aj-Čürek,
continuait d’acheter des moutons pour régaler sa grande parenté et d’offrir à ses
parents de l’argent de la caisse commune, en sorte que le menedžer eut tôt fait de
comprendre qu’il ne recevrait jamais ses salaires.
La force aspirante qui traverse les chamanes ne limite pas leur dévoration aux biens
matériels. On connaît chez les Khakasses (Butanaev 2006, 30) et les Touvas (Kenin-
Lopsan éd. 1995, 342) une catégorie de chamane appelés čêêk xam « chamane ogre »
(čêêk de či- « manger ») qui sont supposés, en dépit même de leur bonne volonté,
« dévorer » leur entourage, c’est-à-dire semer la mort autour d’eux. Pour les
Khakasses, ces chamanes sont les relais involontaires d’ « esprits dévorateurs » čeek
tös. Comme nous l’avons vu plus haut, les Khakasses s’efforcent d’empêcher un
novice qui manifeste de telles dispositions d’accéder à la fonction.
Mais la dévoration n’est nullement réservée à cette catégorie plutôt mythique. Marat
Surunmaa, de Tere-Xöl, m’expliquait que « le chamane aide les gens, mais parfois ils
mordent et mangent les gens » (Xam kiži uluska duzalaar, čamdykta xamnar xoržok
bolgoj, kižini yzyryptar čipter241). Selon une opinion très répandue, tous les chamanes
peuvent en fait dévorer des humains242. Ceux qui ne sont pas čêêk xam s’en
distinguent en ce qu’ils sont capables de contrôler leur force aspirante et donc de
choisir leurs victimes. On attend d’un bon chamane qu’il s’attaque aux êtres qui
nuisent à ses clients. Ainsi peut-il faire usage de sa voracité lors du soin d’un malade
pour dévorer le mauvais esprit. Voici la manière dont un chamane tožu décrit le sort
qu’il a réservé à un aza auquel il s’adresse (Vajnštejn 1961, 190) :
241 Il faut noter que cette conception est rarement exprimée en des termes si crus par les Touvas de
Kyzyl. En fait la représentation en terme de dévoration cède la place en ville à un nouveau modèle
moral fondé sur la notion de mal absolu (voir ci-dessous pp.563-566).
242 Pour les Iakoutes, Popov 1947, 283.
301
Les victimes les plus fréquentes de l’appétit meurtrier des chamanes sont les
chamanes eux-mêmes. Dans ce cas, on ne considère nullement qu’ils commettent un
crime de cannibalisme, au contraire on décrit ces faits comme des exploits épiques.
Ceci nous prouve une nouvelle fois que les schèmes pratiques présidant à la
représentation de la catégorie sociale des chamanes n’obéissent pas au modèle de
l’espèce animale car la dévoration à l’intérieur d’une espèce animale est vue comme le
désordre suprême. Chaque chamane est comme l’unique représentant d’une espèce
particulière.
Dans la culture touva traditionnelle, lorsqu’un chamane dépérit et meurt à la suite
d’une séance chamanique, on dit de lui qu’« un chamane l’a mangé » (xam čidi)
(Jakovlev 1902, 53). La dévoration est supposée avoir lieu au terme d’un terrible
combat à distance mené par deux chamanes ennemis. Ce type de combat est appelé
čižir « se manger l’un l’autre », de či- « manger » augmenté du suffixe verbal -ž-
marquant la voix contributive. Les distances séparant les duellistes peuvent être très
éloignées, ainsi un récit raconte qu’un chamane du Bii-xem (Est de Touva) tua un
chamane du Xemčik (Ouest de Touva) (Jakovlev, ibid.)
Les combats de chamanes forment dans la littérature orale des Touvas l’un des
thèmes les plus féconds, que l’on retrouve chez leurs voisins turcs ainsi que chez
d’autres peuples sibériens245. De nos jours cette thématique est toujours très vivante
chez les Touvas (voir chap. XI « L’âge des sorts »).
Il arrive aussi qu’un chamane soit supposé causer la mort d’un profane : non à la
suite d’un combat, qui serait trop inégal, mais dans une procédure de substitution au
bénéfice d’un client malade du chamane. Dans les représentations anciennes, au bout
de son voyage à la recherche de l’âme de son client, le chamane touva parvient
généralement chez Erlik avec qui il doit négocier un échange. Le plus souvent, le
chamane propose le sacrifice d’un animal contre la libération de l’âme, mais il peut
arriver que Erlik exige une autre âme humaine en échange de celle dont il s’est
emparé (D’jakonova 1981, 163). La procédure est la même chez les Koumandines246,
les Altaïens247, et chez les Bouriates qui la nomment « rançon humaine » (xün doljo)
(Hamayon 1990, 420). Potanin (1883, 86-87) a recueilli le récit suivant chez les
Bouriates d’Alar :
« Si l’âme est chez Erlik, il faut faire des sacrifices. Ou parfois donner une
autre âme en échange, qui plaise autant à Erlik. « Qui est ton meilleur ami? »
demande le chamane au malade. Si le malade n’est pas assez magnanime pour
aimer son ami plus que soi-même, il le livre. Alors le chamane continue de
chamaniser, attrape l’âme de l’ami pendant qu’il dort, c’est-à-dire qu’il fait ce
que font les elči (envoyés) d’Erlik.
Le malade guérit ; mais cet échange n’est efficace que provisoirement : le
malade peut garder la vie seulement trois, sept ou neuf ans, c’est pourquoi il
poursuivra sa vie dans la ripaille. »
245 Chez les Iakoutes, Ksenofontov 1998, 243-251 ; chez les Toungouses, Shirkogoroff 1935, 371.
Chez les Touvas, le thème du combat et ses épisodes ont été repris à la faveur des lamas, qui, en
contexte bouddhisé, sont régulièrement donnés vainqueurs des chamanes (par exemple Pimenova, à
paraître ).
246 Le chamane vole un kut « âme » pour l'échanger avec celui de son client (Alekseev 1984, 207).
247 Une légende altaïenne rapporte que, « selon les habitudes d’autrefois, si l'on voulait que le malade
guérisse et si Erlik refusait la victime animale, il fallait apporter à la place du malade un homme sain en
sacrifice » (Potanin 1883, 169).
303
On remarquera que, comme chez les Bouriates d’Alar, le délai obtenu par la
substitution ne peut être que provisoire. Quand ce n’était pas l’âme qui était échangée
auprès d’Erlik, les Touvas supposaient parfois que le chamane qui chassait un
mauvais esprit aza du corps de son malade l’envoyait dans le corps d’un voisin de la
yourte la plus proche. La maîtresse de cette yourte devait, pour l’empêcher faire, une
projection d’eau (sug čažary) (Kenin-Lopsan éd. 2002, 53).
On se souvient que dans les langues altaïennes du Nord et du Sud ainsi que chez les
Chors, la crise chamanique est décrite comme une pression exercée par des ancêtres
sur le corps du chamane : tös bazyp jat/čat (« l’esprit écrase »), tandis que chez les
Touvas on parle plutôt de dyrtar aaryg « maladie qui tire ». Lorsque le chamane a,
grâce à l’acquisition des attributs chamaniques, adopté une attitude active, on lui
attribue la capacité de répercuter sur d’autres esprits, qui ne sont pas ses ancêtres, le
courant dans lequel il a été placé pendant la crise, c’est-à-dire de les attirer à soi. Dans
l’Altaï, le modèle le plus remarquable d’une telle captation est celui que nous
appellerons de « l’esprit beau-père ». En effet, il n’est pas rare que des chamanes
revendiquent parmi leurs auxiliaires des esprits qui sont les ancêtres de leurs épouses.
Au lieu d’avoir été hérités, ces esprits sont acquis, « tirés » selon l’expression indigène,
par alliance. Potanin rapporte à propos des Téléoutes les faits suivants (1883, 63) :
est constituée par héritage, une autre est acquise par les nouveaux liens de
parenté.
Anoxin rapporte plusieurs cas de ce type chez les Altaïens du Sud. La chamane
altaïenne Bardam, du clan Čapty, cite trois chamanes comme ses ancêtres
protecteurs. Ensuite, lorsqu’elle s’est mariée, la chamane Bardam a « tiré » à elle
(tartyngan cf. tv. tyrt- « tirer ») cinq ancêtres de son mari lui-même du clan Mundus
(Anoxin 1924, 140). Citons un autre exemple : le chamane Poluštop a « tiré » trois
ancêtres de sa femme (ibid., 142), dont le chamane Pady. Alors que Poluštop
s’adresse à ses ancêtres personnels par un terme de parenté, comme taajym « mon
oncle maternel », l’ancêtre de sa femme, Pady, est appelé ainsi : Akta kainym Pady !
« Dans la blancheur [céleste] mon beau-père Pady ! » (ibid. 68). Les représentations
čaluu de ces esprits reçoivent le culte particulier qui leur est dû (ibid. 142).
Chez les Touvas, le cas est rare, pourtant le chamane Gennadyj me citait parmi ses
protecteurs, outre ses propres ancêtres qui paraissaient douteux, le père de la mère de
sa femme, un « grand chamane ».
La captation d’esprits étrangers est supposée possible en dehors même de l’alliance
matrimoniale. On raconte chez les Téléoutes qu’une chamane contemporaine morte
en 1993 avait « pris248 » les esprits tös d’un chamane mort aux dépens de ses
descendants, ce qui explique pourquoi elle était très forte (Bat’janova 1995, 58-59).
Cette opération n’aurait pas été jugée possible si cette femme n’avait pas été
auparavant chamane, c’est-à-dire douée de la capacité d’arracher des esprits à leurs
héritiers.
Si le chamane est supposé capable d’accomplir ces transferts, c’est en raison des
propriétés physiques qu’il a manifestées dès le moment de sa crise qualifiante. Cette
capacité de « traction » tarty- est attendue à chaque séance lorsque le chamane doit
faire venir près de lui ou en lui, en les incorporant, ses esprits.
E. Un corps conducteur
Un corps pris de bâillement, secoué de flatulences, tiraillé par les crampes, un corps
qui avale involontairement des couteaux et des haches et les recrache bien plus tard
toutes sèches alors qu’il a la bouche en sang (Verbickij 1893, 45), tous ces caractères
et comportements étranges, typiques de la crise qualifiante, dessinent un objet dont
les limites ne sont pas closes, un corps spongieux, le corps d’un homme pénétré et
pénétrant.
Dévoré lui-même par ses esprits au moment de la crise, soumis à des forces
d’attraction et de pression, le chamane les répercute sur son entourage selon une
véritable mécanique des énergies. La période d’amorçage de la crise soumet à des
tensions vives le corps chamanique qui grâce à sa réceptivité naturelle devient un
relais dans le circuit des échanges entre les hommes et les esprits. Un Iakoute
expliqua à Ksenofontov ([1928] 1998, 86) que les pouvoirs curatifs du chamane ne
sont efficaces « que si le mauvais esprit à l’origine de la maladie a reçu sa part de chair
après le dépècement. »
Une fois qu’il a accédé à la fonction, le corps du chamane demeure l’objet de
représentations qui en font un lieu de passage. Il est censé pouvoir être pénétré par
des esprits, notamment à travers ses aisselles249. Le nomade Sergej Sat affirme que les
chamanes d’autrefois pouvaient, en levant le bras, montrer des aza sous leur aisselle.
Cette idée trouve son illustration dans le patron de certains costumes chamaniques
qui ménage une ouverture au niveau de l’aisselle pour laisser passer les esprits
(fig. 68).
Figure 68. La chamane Alesja Saarlyn montre le trou ménagé au niveau de l’aisselle dans son costume.
Le chamane Uspun Adyr-ool à Mugur-Aksy raconte quant à lui que, pendant les
rituels, des esprits lui sortent du ventre et il se met à parler en altaïen. L’altaïen est la
langue maternelle de sa mère, grande chamane dont il est l’héritier, alors que lui-
même est Touva, son père étant Touva de Mongolie. Une identité étrangère traverse
ainsi, dans son ventre même, la personne du chamane.
En général chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, au début du rituel, le chamane fait venir les
esprits qui doivent traverser son corps. À cette fin, celui-ci doit subir une préparation
afin de devenir conducteur. Un chamane altaïen expliqua à Potapov qu’il commençait
la séance par « réchauffer son corps [litt. sa chair] » idim izirčam (1978, 8). Un
chamane sagaï que Katanov vit en action, au début du rituel, lorsqu’il commençait à
tambouriner, se mettait à faire de fortes inspirations : l’assistance disait alors qu’ « il
tire ses esprits » tösterin tartyndy (1897, 25-26). À la fin de la séance, au contraire, ce
249 Cette interprétation se retrouve chez plusieurs populations altaïques pour qui « l’aisselle est
l’endroit par lequel le chamane introduit et relâche les esprits. » (Lot-Falck 1977c, 65-66)
306
chamane expirait plusieurs fois, donnant à voir ainsi que « les forces » le quittaient
(ibid. 30).
Chez les Touvas contemporains, cette représentation circulatoire se trouve en
contradiction avec une certaine vision de la « bioénergie », selon laquelle chacun est
pourvu d’un stock d’énergie fixe qu’il doit développer harmonieusement. La méthode
thérapeutique de la bioénergie fait moins appel à des échanges d’énergie entre les
personnes qu’à l’idée d’un rétablissement de l’équilibre énergétique interne de la
personne. Lors d’un entretien, j’avais demandé à Viktor Nursat qui se dit
bioénergéticien si certains chamanes peuvent prendre l’énergie d’autrui. Il m’avait
répondu qu’il n’en connaissait pas de cas de ce genre et que de toute façon chacun
dispose de la même quantité d’énergie à la naissance :
Svetlana Moŋguš, l’épouse de Viktor, qui était présente à ses côtés n’approuvait pas
cette vision. Elle souffla que la chamane Aj-Čürek était capable de prendre de
l’énergie aux gens mais son mari la fit taire, disant que la chamane inspirait peut-être
de l’effroi à certaines personnes mais rien de plus.
Je revis plus tard Svetlana seule et j’espérais qu’elle en dirait plus sur la manière dont
Aj-Čürek pouvait « prendre de l’énergie ». Elle aborda d’elle-même ce sujet suite à un
événement récent qui en fournissait une illustration inquiétante :
« Avant-hier un chamane est mort : il s’était disputé il y a quatre ans avec Aj-
čurek, il avait quitté Tos-Dêêr en faisant du scandale. Aj-Čurek a dit que
lorsqu’elle se fâche contre quelqu’un et lui fait quelque chose, il meurt quatre
ans plus tard. Les chamanes prennent l’énergie des gens, ma mère me l’a dit. »
Je rappelais alors à Svetlana notre entretien avec son mari, au cours duquel il avait nié
cette possibilité :
1. Le chamane transformateur
Pour décrire ces flux qui traversent le chamane, à côté de la notion traditionnelle de
force (küš), on entend souvent employer la métaphore de l’énergie et plus
précisément du courant électrique qui connaît un certain succès chez les chamanes
aussi bien que chez les profanes. Même un chamane traditionnel comme Êreksen y a
recours. Êreksen possède un petit êêren fait de quelques rubans de couleurs
différentes suspendu au dessus de son lit. Il l’appelle ojnaar êêren « êêren pour jouer » ou
tout simplement čüvem « mon truc ». Le « truc » lui parle et lui donne des conseils sur
la manière de traiter ses clients :
Čamdykta dyka yndyg kadyg kižiler baza Parfois, quand des gens ont des cas durs, quand il
bolur, bagaj am küžü koškak kiži, y a une force mauvaise, il me dit : « Ne le fais
« kylba » dêêr bolza, čamdyk ulus čedip pas » ; moi je suis un homme faible, parfois on
kêêr, men am čerle aar xerek bolza čerle vient avec une affaire qui est difficile, alors je ne
čüve kylbas. le fais pas.
Ulug čüve-bile men čerle xürežip šydavas. Quand c’est une trop grosse chose, je ne peux pas
Bičii-bačyy, aryglaar, artyžyp čüve bolza, lutter contre. Quand c’est petit, je fumige du
aas-dyl kižilerniŋ oruun aryglap turar men. genévrier, je purifie la route de ceux qui sont
venus après des disputes.
Il est possible que les clients kyzyliens d’Êreksen jugent que les disputes (aas-dyl) sont
dangereuses, car sources de malédictions dont les conséquences peuvent être
tragiques. Mais du point de vue d’Êreksen, qui vient de la taïga, elles ne peuvent
constituer des affaires si graves puisse elles ne font pas intervenir de mauvais esprit
(voir chapitre XI « L’âge des sorts »).
Si Êreksen estime qu’il ne peut lutter contre des forces puissantes, c’est parce que, au
moment de l’entretien, il n’avait ni costume ni tambour.
308
Comme on le voit par ce schéma (fig. 70), la force transite sous des qualités diverses
entre des domaines différents grâce aux relations unissant diverses instances, des
esprits et des corps, grâce à la médiation des objets rituels. Un circuit à multiples
étages est mis en place dans le récit d’Êreksen.
De la même manière que pour Êreksen, il existe selon le chamane Kara-ool des
liaisons privilégiées entre certains de ses êêren. Il possède un tambour noir qui est
tendu d’une membrane en peau de loup : « Il sert pour lutter contre les super-
malédictions. » Kara-ool a une autre arme particulièrement redoutable, c’est ydyk ok
une « flèche sacrée » reçue en héritage, à qui il donne 358 ans. « Dans le monde
contemporain, c’est comme un missile sol-air et même plus dangereux. » Pour Kara-
ool, ces deux objets fonctionnent de concert : « le tambour noir est lié à la vieille
flèche, il peut faire du mal. Dès qu’on bat de ce tambour, la flèche s’envole et
frappe. » Toucher le tambour, c’est toucher la flèche : lorsqu’il utilise ses êêren, le
chamane se trouve comme au centre d’un mécanisme compliqué dont les ressorts
ont des effets insoupçonnables pour le profane.
Nous verrons plus loin avec les malédictions comment le chamane Kara-ool intègre
le client supposé maudit dans un circuit protecteur et vengeur. Pour décrire la
manière dont ses êêren ancêtres et son tambour protègent les clients, il recourt à une
310
La force qui vient des esprits est trop importante, trop brute pour pouvoir être
bénéfique aux gens ordinaires : elle les détruirait au contraire. Le passage par le corps
chamanique est nécessaire pour en diminuer l’intensité mais aussi pour en modifier la
qualité.
Aux Mongols, dont est sorti l’empire gengiskhanide, est donc associée la
représentation de la force combattante qui est capable de lutter victorieusement
contre les malédictions des rivaux. La maîtrise de la force intérieure prêtée aux
« maîtres » chinois vient sans doute de la représentation des énergies dans le feng-shui
tel qu’il est connu en Russie. Quant à la sagesse, notion bouddhique, on ne s’étonne
pas de ce qu’elle vienne du Tibet. À Touva, si Baj-Tajga donne la richesse, c’est sans
doute en raison de son épithète baj « riche », quant aux attributs donnés au lac de Süt-
Xöl et au massif de Möŋgün-Tajga, ils sont plus difficiles à justifier. C’est bien sûr à la
chamane de définir à quel esprit-maître elle doit s’adresser afin d’apporter à son client
la force ou l’aide qui lui sont nécessaires. De cette manière, Xovalygmaa se place au
centre d’un réseau géographique qu’elle sollicite à volonté, se définissant elle-même
comme « intermédiaire » et refusant une nouvelle fois l’idée d’utiliser une énergie
propre. Elle y intègre son client en lui faisant bénéficier d’énergies lointaines et
surtout elle le replace ainsi en relation avec les esprits-maîtres de pays natal,
importante préoccupation des chamanes à l’égard de leurs clients urbains (cf. infra
pp. 552-553).
À nouveau, à l’encontre du modèle qui inspirait Svetlana Moŋguš, Xovalygmaa
affirme ne pas agir par sa propre énergie. Cette représentation est en cohérence avec
la prétention qu’elle exprimait dans un autre entretien de n’être que le porte-parole
des « forces noires » lorsqu’elle exige offrandes et rémunération. Il en va de même
lorsque les esprits sont des maîtres de lieu.
En résumé, nous pouvons isoler un point de vue du client selon lequel le chamane
est doué d’une puissance innée hors du commun dont il cède une partie à son client
avant de rétablir son équilibre superficiellement troublé en ponctionnant un autre
profane. Le chamane en vient ainsi à créer une circulation d’énergie entre les
hommes. Cette représentation horizontale et moniste contraste avec celle qui ressort
312
2. Un être pluriel
Au total, pris dans les divers réseaux de ses ancêtres, ses ongon, de ses accessoires
rituels, mais aussi celui, social, de ses clients, connectant des domaines de réalité
différents, traversé par des flux de forces, le chamane, tel qu’il se conçoit lui-même,
n’est jamais seulement ce qu’il paraît être. Son corps n’est pas contenu et protégé
dans les limites habituelles de l’organisme d’un homme ordinaire. En plus de la
personne du chamane se font sentir et entendre en lui d’autres entités.
Dans son discours sur sa propre action, Xovalygmaa emploie souvent le pronom
pluriel « nous ». Un jour qu’elle remarqua que je ne saisissais pas exactement à qui elle
faisait allusion, elle s’interrompit et dit :
« Nous les chamanes, nous disons toujours ‘nous’. Je ne peux pas dire ‘je’.
Même quand je dors, je ne dors pas seule. Quand je prends mon bain, je ne
suis pas seule. Quand je vais aux toilettes, ils se tiennent près des toilettes.
Parfois c’est dur, on a envie d’être un homme simple. On voit tout, ce qui
n’est pas bien fait. Je ne peux même pas avoir d’amant (rire). Je plaisante. »
Xovalygmaa plaisante, pourtant il est vrai que, sur le plan des relations ordinaires,
depuis son divorce, elle est seule. Mais dans le domaine des relations spéciales, elle
313
est en permanence en compagnie. Son corps est pénétré en même temps que
pénétrant, ces deux notions sont intimement liées comme le discours de Xovalygmaa
le montre bien. La capacité de « tout voir » est la suite logique du fait d’être en
permanence accompagnée.
Cette ouverture, cette disponibilité à l’addition des identités ne peut avoir de
commun avec les phénomènes de possession que des traits superficiels. Il existe dans
le monde altaïen un cas traditionnel de possession autour des rituels de Koča-kan
(Lot-Falck 1977b). Un jeune homme, pendant une journée entière, joue le rôle de
l’esprit Koča : il revêt un masque d’écorce de bouleau couvrant totalement son
visage, ce que ne fait jamais le chamane dans ces régions et il adopte l’éthos érotique
prêté à cet esprit phallique en criant des couplets stéréotypés : « Je vais exciter, je vais
chatouiller ! Moi, Khan Ancien, Riche Koča » (Bazin 1977, 114), paroles typiques de
Koča qui appliquent sur le locuteur une sorte de « masque acoustique » (Severi 2004,
816) redoublant le masque réel. Le jeune homme incarnant Koča dit « je », mais ce
« je » est celui d’un autre : il s’aliène. Le chamane des Turcs de l’Altaï-Saïan, quant à
lui, ne remplace pas son « je » par celui d’un autre : il cumule les « je », alliant des
identités étrangères à la sienne pour former avec elles une identité complexe, un
« nous ».
Figure 71. Homme jouant Koča-kan chez les Chors, vallée du Mras, ulus Ust’-Kobyrzu.
Cliché de A. D. Starynkevič, 1927. Zelenin 1928, pl. 2.
314
315
Chapitre VIII
L’originalité du chamane
Au début des années 1990, les chamanes touvas se sont réunis dans des associations
partageant des locaux et régies par des statuts déclarés. Cependant, l’absence de
doctrine commune et de réel culte nous ont amené à conclure que la forme
corporative n’était qu’une apparence cachant une situation instable qui répond en fait
aux attentes des Touvas sur leurs chamanes. Nous interrogeant sur les principes
profonds de la conception entourant les chamanes, nous avons reconnu le rôle
déterminant de la notion d’essence. Le schème pratique essentialiste incite les Touvas
à entretenir des doutes constants sur l’authenticité de leurs chamanes. Or une telle
forme de doute sur l’efficacité du rite et la compétence du spécialiste a, selon les
termes de Roberte Hamayon, un caractère « dynamique ». Ses conséquences sont
déterminantes : « l’inventivité des spécialistes s’en trouvera stimulée, tout autant que
le climat de rivalité qui entoure leur fonction, empêchant toute institutionnalisation
de leur pouvoir et toute organisation corporatiste de leur spécialité » (Hamayon 2005,
35).
Chez les Touvas, comment se traduisent cette tendance à la diversification, cette
stimulation de l’originalité, dans un contexte dominé par des organisations
inimaginables auparavant ? Comment l’« inventivité » individuelle évoquée par
Hamayon trouve-t-elle sa place dans les sociétés kyzyliennes ?
Am šynynda bolza kövej xamnar čaŋgys En vérité, beaucoup de chamanes ne peuvent pas
čerge olurbas. Šuptu ênergijalar tutču bêêr être ensemble dans un même endroit. Toutes les
ynčap bolbas. Šuptu čüve tarak apaar. Ol énergies s’emmêlent, il ne faut pas. Tout se
čüve xoržok. transforme en bouillie. Il ne doit pas en être ainsi.
Ces deux dernières années, s’appuyant sur mon nom, sont apparus des gens
qui se prétendent faussement ‘chamanes blancs’. Cette action sera très
dommageable pour ceux qui l’ont commise, et aura de plus une influence
funeste pour leur proches.
Quant à moi, pourquoi m’appelle-t-on ‘chamane blanc’ ? On appelle ainsi une
personne dont l’âme est en vérité blanche comme le lait et la neige et qui
travaille ainsi. C’est pourquoi, à Touva, les ‘chamanes blancs’ ne comptent que
quelques personnes. Leurs noms sont les suivants : moi-même, Vladimir
Sangak oglu, Ak-Xam ; Oleg Pavlovič Tojduk, Ak Xam, masseur ; Demir-ool
Kyzyl-oolovič Monguš, Ak Xam ; les chamanes blancs Omak Satovič Dančaj,
Namdak Siiriimeevič Salčak, Svetlana Tjuljuševna Doržatpaa, ainsi que Alisa
Aračaevna Monguš, travaillant dans le Baryyn-Xemčik. Ces personnes sont les
membres de la base qui a créé la société des chamanes de la république de
Touva les 3-4 novembre 1991. Mon adjoint est Omak Dančaj, et ma secrétaire
Svetlana Doržatnaa.
Quant à la société Düŋgür, elle a été créée à Kyzyl en mars 1993. Son président
est Monguš Kenin-Lopsan. Son directeur actuel est Sajlyk-ool Ivanovič
Kančyyr-ool. Dans cette société travaillent quarante rudes ‘chamanes noirs’
[kara xam]. On appelle « chamane noir », des gens d’essence šulbus [catégorie
de mauvais esprit], qui accomplissent des vengeances, envoient des mauvais
sorts [kargyš-čatka], vengent des gens, assassinent. Ils boivent aussi de l’alcool,
ils sont avides et voraces. À Touva les ‘chamanes noirs’ ne sont pas rares. Par
ailleurs, dans la société Düŋgür, l’ordre est mauvais, des repris de justice y
travaillent. Ces repris de justice ont appris à faire des divinations et à tirer les
cartes. (… ) Quand une personne qui a commis un crime grave chamanise,
c’est mauvais pour elle et pour le peuple. De telles personnes ne peuvent
apporter aucune heureuse prospérité [ačy-bujan] au peuple. (…) La cause de
notre opposition avec Düŋgür est la suivante : parmi eux travaillent des repris
de justice et leurs tarifs sont excessivement élevés. Chez nous, il n’y a pas de
tarif strict. (…) Avec les gens à qui est arrivé quelque chose de douloureux, ce
serait difficile [d’imposer un tarif]. Pour ces personnes nous offrons notre aide
gratuitement. Ainsi nous ne pouvons travailler avec Düŋgür pour ces raisons. Il
serait bon que les gens comprennent cela plutôt que les bruits qui courent.
À la fin du mois de mai et au début du mois de juin, nous devons travailler
dans les kožuun de Baj-Tajga et d’Övür. En juillet nous serons à Kyzyl. Ainsi
les membres de notre société Svetlana Doržatpaa et Omak Dančaj iront en
Mongolie.
Après un apprentissage, payé par notre société, de massage et soin par les
plantes au temple Gandan en Mongolie, Alisa Moŋguš ne reçoit que les
femmes.
Les autres font les divinations, révèlent l’avenir des gens, donnent la direction
pour retrouver le bétail perdu. De plus ils libèrent du malheur [xaj-bačyt], ils
éloignent les maladies, soignent, libèrent des malédictions [kargyš-čatka].
Je suis né le 9 juillet 1947 à Šom-Šum. Je n’ai jamais été condamné. Je suis
enseignant et savant.
Cet article que j’ai écrit est exact. Je puis en répondre personnellement. »
soviétique. Le reproche d’avoir « appris » (« ils ont appris à faire des divinations ») est
tout à fait contraire aux mots d’ordre léninistes en faveur de l’éducation qu’on voit
encore parfois inscrits sur le flanc des montagnes touvas (« Apprendre, apprendre,
apprendre ! » ru. Učit’sja, učit’sja, učit’sja !) Par rapport à une dénonciation dans le style
soviétique, manque totalement l’argumentation idéologique. On ne trouve ici nulle
idée de déviation par rapport à une doctrine. Inversement, lorsqu’il défend son camp,
l’auteur ne prône pas une idéologie mais met en avant, sur un mode publicitaire, des
personnes, les membres de sa société, qui ont chacune une histoire propre et une
spécialité particulière. Si le service du peuple les réunit, c’est en mobilisant des
capacités individuelles différentes qu’ils l’accomplissent.
(…) On écrit qu’à Düŋgür travaillent 40 rudes ‘chamanes noirs’, qui reçoivent
les gens, et travaillent avec un tarif. À ces deux questions, la réponse directe
est la suivante.
D’abord, (…) actuellement dans la société il y a à peine dix chamanes qui
travaillent. Ensuite instaurer des tarifs a été obligatoire, car, conformément à la
loi, nous payons les impôts dus à l’inspection fiscale.
Que les lecteurs prennent connaissance des sujets de plainte causés par
Vladimir Xovalyg à plusieurs personnes de l’Ulug-Xem qui m’ont écrit : le 13
mars 1993 : ‘À Šagonar, pendant un mois il a reçu les gens dans l’hôtel. – Si tu
ne paies pas 1000 roubles tu mourras dans trois jours - affirme un homme qui
fait des malédictions, et qui s’appelle Vladimir Sangakovič Xovalyg.’ dit une
lettre. J’ai annoncé que cette personne n’était pas enregistrée dans notre
association, et qu’il s’agissait d’un chamane vagabond [čakpyyl]. Une lettre de
plainte m’est également venue de V. K. Pjurjunaga, chef de l’administration du
Kožuun d’Ulug-Xem. J’ai répondu à l’affirmation mensongère selon laquelle il
était du musée local Aldan-maadyr. En janvier 1995, une plainte a été déposée
contre lui au service des affaires intérieures du kožuun d’Ulug-Xem, par Êres
Nikolaevič Lopsan, directeur de l’école d’Ak-Tal, pour ‘avoir faussement
chamanisé auprès des gens, avoir frappé une femme de 79 ans, ma petite sœur
Ul’jana Lopsan, avoir mis un œil au beurre noir à ma sœur aînée Êl’vira vivant
également à Kyzyl.’ À son tour, l’inspecteur A. Daržaj porta à ma
connaissance les actes de Vladimir Xovalyg. Je lui fis immédiatement la
réponse qui s’imposait. J’écrivis que ce chamane n’était pas enregistré dans la
société Düŋgür, et qu’il devait répondre devant la loi de sa conduite.
Le 12 janvier 1995, j’envoyai également ma réponse à Êres Lopsan. Dans
notre société Düŋgür, il n’y a pas de chamane Vladimir Sangakovič Xovalyg,
c’est un chamane errant, et non un chamane blanc comme il le prétend
faussement.
Le chamane errant Vladimir Xovalyg aime faire de fausses annonces dans les
journaux de la république.
319
une famille endeuillée pour mener le rituel du 49e jour, trouva dans l’appartement où
eut lieu le repas funèbre un êêren dont il jugea qu’il n’était pas fait correctement. .
« Si l’êêren avait été fait correctement, il aurait protégé votre défunt. Regardez,
l’omoplate est fine, si elle avait été plus épaisse, elle aurait mieux protégé.
-Que faire de cet êêren ?
-Il faut l’enlever. »
Il est évident que des accusations aussi graves que celle de sorcellerie sont
antinomiques avec la constitution d’une corporation unifiée. Luda et Kara-ool
n’appartiennent pas il est vrai à la même société chamanique, mais on entend aussi à
mots couverts des soupçons de ce genre entre collègues d’un même collectif.
Xovalygmaa qui travaille dans la société de Kara-ool s’en absenta quelque temps en
raison de problèmes de santé. J’avais remarqué que son affichette avait été enlevée du
mur pour reparaître seulement à son retour. Rétablie, elle m’affirma que ses collègues
médisaient à son encontre en son absence. Elle en était très déçue :
« Tout a changé, tout est fini. J’étais naïve, j’ai pris un coup de vieux
maintenant. Tous mes rêves bleus se sont évanouis. Avant je croyais tout ce
que me disaient Kara-ool et les autres. Je faisais confiance à tout le monde,
[mais maintenant je me méfierai].
Quand je n’étais plus là, ils ont dit du mal de moi. Ils ont dit : ‘Xovalygmaa,
c’est une imposture, elle n’a aucune force !’ Et ils envoyaient mes clients à
Kara-oolovna qui leur faisait les rituels à ma place. Ce sont mes clients qui me
l’ont raconté ensuite ! »
Une autre fois, Xovalygmaa m’expliqua que ses collègues l’accusaient même d’actions
maléfiques :
« Ici les autres chamanes, je ne les sens pas bien. Ils disent de moi que je fais
du mal [que j’envoie des malédictions]. »
321
Je fis remarquer à Xovalygmaa que ce soupçon paraissait bien mal fondé pour autant
que je la connaissais.
« C’est vrai ! En même temps c’est bien que de tels bruits se répandent sur
moi.
Cet entretien avait eu lieu le 21 mars 2006. Quelque temps plus tard, le 1er avril, elle
s’expliqua plus avant sur ce sujet, sur un ton offensif :
Ainsi pour réagir contre la médisance de ses collègues de travail qui la mettaient dans
un état d’inquiétude, Xovalygmaa avait jugé que la meilleure solution serait de les
maintenir dans leur soupçon en se faisant passer pour une sorcière afin d’être crainte
et de poser des bornes à leurs nuisances. Ses relations empirèrent, de nouveaux
motifs de conflits apparurent, provoquant des disputes ouvertes avec Kara-ool.
Depuis avril, Xovalygmaa cherchait le moyen d’exercer son activité de chamane
indépendamment des locaux d’Adyg-êêren, soit dans un local privé qu’elle louerait elle-
même seule ou avec d’autres chamanes, soit chez elle dans son appartement où, de
plus en plus souvent, elle priait ses clients de venir la voir. À la fin de mon séjour en
septembre 2006, elle ne paraissait plus dans les locaux d’Adyg-êêren.
Les conflits sont souvent liés au statut confus et ambigu de la clientèle des sociétés
chamaniques. Au premier abord, l’observateur est tenté de croire que les clients
portent leur choix sur une société et se dirigent ensuite vers n’importe lequel de ses
chamanes. Cela arrive, mais seulement pour des consultations sur des sujets mineurs.
En réalité la plupart des clients se rendent auprès d’un chamane en particulier, parce
qu’ils le connaissent ou leur a été recommandé. Chaque chamane dispose d’un réseau
de clientèle plus ou moins étendu. Les personnalités faibles, à petit réseau, sont
contraintes d’attendre toute la journée dans les locaux de l’association qu’apparaisse
un client néophyte venu consulter un chamane quel qu’il soit. Mais les caractères
charismatiques, qui bénéficient souvent du titre de « grand chamane », fixent des
rendez-vous à leurs clients et ne se déplacent au local que les jours qui leur
conviennent. Quand leur réseau est suffisamment dense et stable, ils sont
naturellement tentés de s’émanciper de la société où ils sont inscrits, et de recevoir
leurs clients ailleurs afin de garder pour eux les 50% reversés à la caisse commune.
Plusieurs chamanes ont ainsi récemment pris leur indépendance. Les directions des
sociétés ont quant à elle tendance à nier l’existence de ces réseaux privés et à les
confondre dans l’idée d’une clientèle commune. C’est pourquoi les secrétaires de
société s’efforcent, lorsque des clients viennent consulter un chamane absent, de leur
en proposer un autre, ce qui les satisfait rarement. C’est un conflit de ce genre qui
opposa autour des clients de Xovalygmaa les intérêts de la chamane et ceux de la
322
De ce point de vue, ce sont les chamanes qui sont les clients des sociétés
chamaniques et non les visiteurs qui viennent les consulter. Le métier de direction de
société n’est donc pas le métier de chamane et paraît même difficilement compatible
avec lui. Or il se trouve que précisément les directeurs des sociétés sont tous des
chamanes, et les conflits incessants qui les opposent à leurs collègues apparaissent
comme une confirmation de notre interprétation. On voit ainsi des véritables
rébellions contre les chefs de société avec pour conséquence leur exclusion ou le
départ de plusieurs chamanes. Le chamane Mixail avec qui j’avais fait connaissance
en 2003 dans l’association Adyg-êêren exerçait en 2006 chez Düŋgür. Sur son affichette,
le nom d’Adyg-êêren avait été recouvert par une bande de papier. J’appris par
Xovalygmaa que Mixail s’était trouvé en conflit avec Kara-ool et qu’un soir d’ivresse
les deux hommes en étaient venus aux mains.
La difficulté vient souvent du fait que le directeur a tendance à défendre son réseau
de clientèle propre, ses intérêts personnels, ceux de sa parentèle, plutôt que ceux de
son collectif. Dans l’association Tos-Dêêr, la directrice Aj-Čürek a utilisé la popularité
dont elle bénéficiait pour imposer sur les autres chamanes une autorité qualifiée par
certains de tyrannique. L’organisation est devenue un outil au service de sa publicité
personnelle. Cette domination d’Aj-Čürek est aujourd’hui évidente lorsque l’on
consulte le site internet de l’association256. Le seul chamane du collectif dont le nom
apparaisse sur le site est Aj-Čürek, qui a droit à une page entière sur sa biographie, ses
talents et ses services. Elle a su imposer des tarifs spéciaux en sa faveur. Alors que
dans les autres sociétés les tarifs sont identiques pour tous les chamanes, les siens,
présentés à Tos-Dêêr sur une feuille à part, atteignent des sommes extraordinairement
élevées pour le niveau de vie de Touva. Le prix d’une consultation d’Aj-Čürek est de
3000 roubles (environ 88 euros), soit 104% du revenu mensuel moyen à Touva257, et
le tarif d’un rite de purification s’élève à 5000 roubles (environ 147 euros), soit 174%
du revenu mensuel moyen.
256 http://shaman.shude.ru/index.php
257 Le revenu mensuel moyen était de 2873 roubles en 2003.
323
« Il y a six ans, Aj-Čürek a dit à une femme russe d’Abakan qu’il lui restait six
ans à vivre. Il y a quelques jours, la cliente, qui allait mal, lui a envoyé 4000
roubles par virement et elles ont convenu d’un rendez-vous téléphonique.
‘Préparez-vous’ a dit Aj-čurek. Aj-Čürek avait la photo de la Russe devant soi.
Elle a chamanisé pendant une heure avec son tambour. Puis elle a dit :
‘Rappelez demain, s’il n’y a pas de résultat, on le refera.’ La cliente souffre
d’un cancer du sang [leucémie ?]. Quand elle va mal, ses neveux appellent Aj-
Čürek. »
Par ailleurs, Aj-Čürek n’a pas toujours fait bon accueil aux chamanes que lui envoyait
Kenin-Lopsan après avoir établi leur authenticité. La place manquait dans le petit
bâtiment de l’association et, dans l’arbitrage sur l’attribution des cabinets et des
visiteurs, Aj-Čürek favorisa les chamanes membres de sa famille, comme son frère et
ses deux sœurs258. Des conflits éclatèrent qui aboutirent au départ d’un groupe de
chamanes de la société Tos-Dêêr vers la société Düŋgür. Ici, les chamanes ont tout à
fait agi comme des clients qui, sur un marché de services ont préféré un prestataire à
un autre.
Aujourd’hui, dit-on, il ne reste à Tos-Dêêr que la famille d’Aj-Čürek. Svetlana Moŋguš
analyse ainsi cet événement : « Pourquoi les gens ont quitté Aj-čurek ? à cause de son
caractère ; elle écrasait des gens qui étaient peut-être même plus forts qu’elle [sur le
plan des compétences chamaniques]. Par exemple Zoja Xomušku a quitté Tos-Dêêr et est
venue à Düŋgür. Elle est très forte aussi. »
À Düŋgür, Ooržak, ayant gagné un renom et une clientèle fidèle suffisants grâce à sa
position de directeur, a abandonné voici quelques années la direction de l’association
pour s’installer seul dans une maison décorée à l’exacte copie du local de Düŋgür,
mais dans laquelle il travaille désormais tout seul.
Mais le symbole le plus célèbre et le plus spectaculaire de l’incapacité d’un chamane
directeur à s’engager dans le service de l’intérêt général est celui du « félon » comme
l’appelle Kenin-Lopsan, Sajlyk-ool Ivanovič Kančyr-ool259. Cet homme est tenu dans
l’opinion pour un « chamane noir », c’est-à-dire, au sens contemporain, un chamane
qui fait des malédictions. Lors du congrès de 2003, Kenin-Lopsan accueillit les
visiteurs d’Autriche et des États-Unis par un discours où il s’étendit longuement sur
la trahison de Sajlyk-ool.
Sajlyk-ool a été le premier directeur de la société Düŋgür, installé à ce poste par le
président d’honneur Kenin-Lopsan. Il a eu un rôle capital dans la mise en place des
nouvelles formes et pratiques du chamanisme touva. C’est sans doute lui et non
Kenin-Lopsan qui est intervenu dans la définition pratique des nouveaux modes de
rituels, de l’organisation institutionnelle et des relations avec les autorités locales, la
presse et les étrangers.
Dans la société Düŋgür du début des années 1990, l’ensemble des paiements faits par
les clients étaient versés dans une caisse commune gérée par Sajlyk-ool qui reversait
40% des revenus aux chamanes à la fin de chaque mois. Les 60% restant étaient
censés payer les frais d’entretien des lieux et les cotisations sociales. En réalité,
d’après certaines sources, aucune somme n’a jamais été versée à la caisse de retraite.
Sajlyk-ool affirme que, lors d’une assemblée générale du 10 mars 1999, il a obtenu de
l’association la cession à son profit du local du centre sis 41 rue Lénine, en échange
d’un local lui appartenant situé en banlieue. Les détracteurs de Sajlyk-ool soulignent
que la valeur financière de ce local est très inférieure à celle de la maison de la rue
Lénine (ulica Lenina) située en plein centre de la capitale. Ce bâtiment avait été cédé
en décembre 1996 par la mairie de Kyzyl en échange d’une camionnette UAZ offerte
par l’association à l’administration municipale. Après y avoir travaillé quelques
années, les chamanes s’étant installés dans une maison plus grande au 245 rue
Ouvrière (ulica rabočaja) où ils sont encore actuellement. Sajlyk-ool fit de la maison
laissée libre de la rue Lénine son domicile et obtint de l’administration municipale la
conversion de son terrain en « bien transmissible par succession » (nasleduemoe vladenie)
ce qui équivaut à une propriété avec toutefois un privilège juridique laissé à l’État.
Le conflit, qui donna bientôt lieu à une affaire judiciaire, vient de ce que Kenin-
Lopsan et la plupart des neuf personnes dont les signatures figurent sur le procès-
verbal de l’assemblée générale du 10 mars 1999 contestent l’authenticité de ce
document mis en avant par Sajlyk-ool et affirment que cette réunion n’a jamais eu
lieu. Les expertises sollicitées auprès des tribunaux rendent des avis contradictoires
sur l’authenticité des signatures.
Pour l’immense majorité des observateurs, Sajlyk-ool a « privatisé » le bien de
l’association. « Privatiser » (privatizirovat’) désigne ironiquement dans la langue russe
post-soviétique l’appropriation illégitime d’un bien public par une personne privée et,
par extension, tout forme de vol. D’après les informations que j’ai recueillies auprès
d’Urana Moŋguš, Sajlyk-ool aurait même accaparé le bétail reçu par les chamanes
dans les années 1990 en paiement de leurs consultations.
Au vu des statuts de l’association qui définit ses biens comme inaliénables, les torts
de Sajlyk-ool paraissent évidents et la lenteur de la justice, qui fait traîner l’affaire
depuis de nombreuses années, aurait de quoi surprendre si l’on en ignorait les
implications politiques. Sajlyk-ool est le chamane personnel du président de la
325
260 Ces faits connus de tous n’apparaissent pas dans la version publiée de l’article de Sajana Moŋguš.
Après deux mandats depuis 1992, Š. Ooržak, ancien dirigeant communiste, a été élu « chef du
gouvernement » (predsedatel’ pravitelstva) en 2002, par une manœuvre juridique lui permettant de rester
au pouvoir en dépit de l’interdiction constitutionnelle de dépasser deux mandats présidentiels.
Ce chapitre a été écrit avant le remplacement de Š. Oržaak par Šolban Kara-ool comme chef du
gouvernement en avril 2007. À la différence de son prédécesseur qui accéda au pouvoir par le suffrage
universel, Š. Kara-ool a été élu par le parlement touva « sur proposition » du président de la
Fédération, V. Poutine, ce qui revient à une nomination.
261 Sur le voyage de Sajlyk-ool, Kenin-Lopsan et Aj-Čürek en Californie en 1998 voir l’article de Susan
http://gov.tuva.ru/gosvo/relig.html
326
« Il dit qu’il veut ouvrir une école de chamanisme ! Mais c’est un don [le
chamanisme] ! Ça ne s’apprend nulle part. Cette école, c’est une tromperie,
c’est du business. Et de quel droit ouvrirait-il sans licence un établissement
d’enseignement ? Alors qu’il n’a pas fait d’études ! »
Rien, il est vrai, autant qu’une école de chamanisme ne peut être plus opposé à la
conception touva de la qualité chamanique telle que nous l’avons décrite
précédemment.
Beaucoup ignorent que l’école de Sajlyk-ool a réellement fonctionné au début des
années 2000. La chamane Ljudmila Ojun, très peu traditionnelle dans son discours et
sa pratique, déjà invitée plusieurs fois à l’étranger, y a reçu une formation. Voici le
récit qu’elle nous fit de son accès à la fonction :
« J’ai commencé le chamanisme quand j’étais dans une période de stress. J’ai
vu une annonce de Sajlyk-ool Ivanovič à la télévision. Il annonçait l’ouverture
d’une école chamanique. J’y suis allée pendant un an, le samedi et le dimanche.
Au début il y avait 25 candidats. Douze ont été retenus. Il posait des
questions : ‘As-tu des ancêtres chamanes ?’ et prenait le pouls. Ceux qui ne
convenaient pas, il leur disait : ‘Va-t-en, tu n’as rien à faire ici.’ Finalement il
n’y en a que cinq qui sont devenus chamanes. Il nous a fait une consécration
et nous a donné des certificats. Ça m’a beaucoup aidé. C’est une chance que
j’aie vu cette annonce. »
D’après ce témoignage, on voit que l’école de Sajlyk-ool n’a pas tout à fait repris les
principes des stages chamaniques occidentaux. Les formations new age sont
généralement ouvertes à tous avec pour seule condition de s’acquitter du tarif et de
respecter des règles de bonne conduite. Mais jamais on ne demanderait le premier
jour de la formation si les stagiaires ont des ancêtres chamanes. La question serait
certes étrange, car les Occidentaux ne peuvent évidemment pas nommer de tels
ancêtres, mais aussi profondément contradictoire avec l’idéal démocratique qui anime
les associations new age. Le principe de telles formations est que la « voie
chamanique » est accessible à tout homme par l’apprentissage, l’effort, le mérite. On
reconnaît dans ces valeurs celles de l’école publique. La conception des Touvas est,
nous le savons, à l’opposé de ces principes. La vérification des ancêtres et le contrôle
du pouls exécutés par Sajlyk-ool correspondent à la recherche traditionnelle d’un
héritage manifesté dans des qualités physiques. Ce sont bien les principes fondateurs
du chamanisme touva qui sont appliqués sous une forme institutionnelle occidentale.
Aujourd’hui Sajlyk-ool se montre peu et tâche surtout de garder ses soutiens dans le
gouvernement et à l’étranger. Afin de restaurer son image, il a tout de même publié
en mars 2006 une double page dans le journal gouvernemental Šyn sous le titre « Un
destin hérité de son père » (Ada salgaan čajaan264). On y trouvait une photographie le
représentant en France serrant la main du Dalaï-lama qui s’y trouvait au même
264 Šyn du 21 mars 2006.
327
Il ressort de ces différents exemples que les directeurs chamanes font régulièrement
preuve d’une incapacité manifeste à adopter le point de vue de l’intérêt général
nécessaire à la direction d’une association. Les principes affichés au départ cèdent
bientôt la place à la défense d’intérêts particuliers et à une volonté de puissance
tournant rapidement à la tyrannie.
Dans le monde des chamanes de Touva, la seule personne qui ait fait dès le départ
preuve d’un sens de l’intérêt collectif, c’est Kenin-Lopsan. Or précisément Kenin-
Lopsan n’est pas chamane. Si les étrangers le présentent parfois comme tel, lui-même
ne se dit pas chamane et le public ne s’y trompe pas. Tous savent qu’il n’a pas de
costume ni de tambour et qu’il était déjà trop vieux à l’époque de la libéralisation
pour commencer une pratique chamanique. Le titre par lequel les Touvas l’appellent
et parfois le désignent en parlant de lui, comme Aj-Čürek dans son article, est bašky
(du mong. bagš avec métathèse) « maître », nom donné traditionnellement à certains
lamas et aujourd’hui étendu aux enseignants des écoles, mais qui, pour les Touvas, ne
convient pas à un chamane266. Pour les Touvas, Kenin-Lopsan est un savant, un
homme qui a accumulé du savoir par l’apprentissage, par ses études à Leningrad et
par ses entretiens avec les anciens. Ce type de savoir, collectif, n’est pas celui,
perceptif et personnel, prêté au chamane. La figure d’arbitre, porteur et gardien d’une
« culture nationale » que Kenin-Lopsan a tenté, avec un succès mitigé, d’incarner,
265
Paršivaja ovca v stade, Urjanxaj numéro 16 daté du 27 avril 2006, p. 32.
266 Au contraire, en Asie centrale, le terme baksy a évincé le turc commun kam/xam (Basilov 1992).
328
267
D’après le récit que nous a fait Ereksen, l’emplacement où se trouvait la sépulture de Tajlyp-Čaryn,
son ancêtre, est devenu un lieu de rituels où l’esprit du chamane est traité comme un maître du lieu.
Čedi čylyn čevegletken /Černiŋ, sugnuŋ êêzi bolgan « Il y a sept ans il est mort,/ Il est devenu un maître de la
terre et de l’eau » dit un chamane à propos de son père chamane dont il a hérité (Kenin-Lopsan 1995
éd., 309). Une invocation d’un autre chamane proclame : Šattyŋ, beldiŋ êêzi bolgan / Šagda bargan kyrgan-
avam « Vous êtes devenue maître de chaîne, de flanc montagneux,/ Ma grand-mère partie depuis
longtemps. » (ibid. 316).
329
Nous allons tâcher de préciser sur quoi porte le désaccord entre Marat et Nadežda.
D’après Marat, les chamanes se répartissent entre trois types : Dêêr uktug xam
« chamane d’essence céleste », čer uktug xam « chamane d’essence terrestre » et azalar
uktug xam « chamane d’essence aza [démon] ». De son côté, la chamane Nadežda
ironisait : « Dêêr uktug xam, čer, sug ukug xam : tout ça est tout bonnement inventé.
Pour ma pratique, ça ne convient pas. Il n’y a qu’une seule force, ce n’est pas le ciel,
la terre, etc., c’est le cosmos. » Là où le Touva de la taïga voyait de la différence entre
des types, la chamane urbaine, lectrice d’ouvrages ésotériques, voit l’universalité
d’une énergie abstraite. Le schème essentialiste conçu sur le modèle de l’espèce
animale est peut-être valable dans le cas de Nadežda, mais il échoue nécessairement à
rendre compte de l’exigence de diversité et de contraste que manifeste Marat dans sa
représentation des chamanes.
Nous avons déjà constaté que le mot uk et son adjectif uktug peuvent prendre des
sens assez différents selon les contextes. Quand on dit d’un chamane qu’il est uktug
xam (« chamane à uk »), si on l’entend par opposition à uk čok xam (« chamane sans
uk »), on signifie par là qu’il a des ancêtres chamanes, de la même manière que l’on
distinguait autrefois dans l’Altaï les uktu jajsan, chefs zajsan héréditaires, des uk jok
jajsan, mis en place après la fin de l’empire Dzoungar (Potapov 1953, 298). À la
question Uktug siler be ? « Êtes-vous uktug ? », les chamanes touvas, très
majoritairement héréditaires, répondent par l’affirmative et fournissent la liste de
leurs ancêtres. Dans cet usage, on est uktug ou on ne l’est pas.
Mais à la question : Kandyg uktug siler ? « Comment êtes-vous uktug ? » « Quel est votre
uk ? », les réponses pourront être bien plus variées. On obtiendra par exemple des
réponses comme : Dêêr uktug men « Mon uk est du ciel » ou Aza uktug men « Mon uk
330
est d’aza » ou encore Čer sug uktug men « Mon uk est de la terre et de l’eau ». Il n’est
plus alors question d’ancêtres ni d’origine. Un chamane qui se dit aza uktug ne
prétend pas avoir des aza pour ancêtres ni avoir été créé mythiquement par des aza. Il
s’affirme être d’un type particulier qui le met spécialement, mais jamais
exclusivement, en relation avec des aza. Cette relation peut être une collaboration ou
une lutte. Le chamane aza uktug sera jugé plus compétent qu’un autre pour lutter
contre ce type d’esprits.
Pour cet usage particulier du terme uk, nous parlerons de type d’essence et non
d’origine. Signalons au passage qu’à cette même question (Kandyg uktug siler ?), un
profane ferait une réponse très différente, mentionnant, s’il s’adresse à un Touva, sa
province natale ou son clan, puisque uk peut désigner le clan ou, si c’est un étranger
comme l’ethnologue qui pose la question, sa nationalité touva (Tyva uktug men, « Je
suis d’uk touva »).
L’idée d’une répartition des chamanes en différentes catégories d’essence uk est
connue de tous les Touvas même si leur nature et leur nombre ne font l’objet
d’aucun consensus. D’une manière générale, les essences uk forment un système de
traits distinctifs dont le contenu varie aisément. À ma connaissance, la plus ancienne
mention de ce système différentiel est faite par Potanin (1883, 63) : « Il y a des
chamanes de deux types : les uns bons qui viennent du ciel ; les autres médiocres qui
sont issus de l’arbre. » L’informateur de Potanin lui affirma que la « racine » des
chamanes tožu est l’épicéa : « ce sont de mauvais chamanes (bagaj xam) ».
Marat distinguait trois catégories ; Amir Xovalyg, de Süt-Xöl, en voit deux : aza uktug
xam (« chamane d’essence aza ») et kudajdan xam (« chamane issu du ciel kudaj »). Les
chamanes issus du ciel, comme sa grand-mère, sont d’après lui capables d’agir sur
l’atmosphère en faisant tomber la foudre par exemple. Ils sont les plus puissants (êŋ
šyyrak). Il y a aussi le chamane d’essence aza.
Aza uktug xam dep bolza, anaa mynda Le chamane d’essence aza, il est assis dans sa
öönde olurar, kajda barbas, am bodu, duu yourte ici, et sans aller nulle part, il se bat en
öske čerde, xamnar-bile azalar-bile čoškup même temps dans un autre endroit avec des
[čokšup] turar. Čoškup kaaptar, öönde chamanes et des aza. Après s’être battu, il reste
čaasakaan olurda arny-bažy šyjmak [šyjbak], assis tout seul dans sa yourte, et son visage est
ol duu öske čerde, čižêê azalar Baj-Tajganyŋ griffé.
bir čerinde, šyyrak. Si on lui demande : « Eh bien, ton visage ? », il
« Arny-bažyn kančap bardy » dêêrge, duu bir donne le nom d’un endroit lointain et dit : « Je
talygyr černi adaaš, « ol černiŋ azalary-bile me bats avec les aza de cet endroit. »
čoškup tur men », dêêr. Lui-même [son corps ?] n’est allé nulle part, il
Bodu kajy-daa barbaan, ol bodu öönde olurar. est assis dans sa yourte. L’âme de cet homme
Am ol kižiniŋ sünezini dem xamyk čüvezi, est en train de se battre, dans un lieu lointain
yrak čerde azalar-bile čoškup turar, am öönde avec des aza, et lui il est assis dans sa yourte
olurar-la arny-bažy šyjmaktalyp turar. avec le visage qui se couvre de griffures.
331
Cette caractérisation du chamane d’essence aza est propre à une réflexion abstraite
sur la signification que peut avoir la typologie des catégories de chamanes. En fait, les
traits combatifs cités par Amir peuvent dans la pratique être attribués à des chamanes
d’autres catégories. Par exemple, Kara-ool et Xovalygmaa qui se disent d’essence
céleste n’en revendiquent pas moins d’être passés par des combats victorieux contre
d’autres chamanes. En ce qui concerne la lutte contre les aza, il n’est pas de catégorie
de chamane qui en soit jugé incapable.
Les catégories ont une grande importance dans la construction de l’identité des
chamanes touvas. Aujourd’hui, elles figurent généralement sur les affichettes où les
chamanes kyzyliens se présentent. Dans l’entrée du local d’Adyg-êêren, on apprend
ainsi que la chamane Lorisa Küžüget s’intitule čer uktug xam « chamane d’essence
terrestre », que Gennadyj Saaja est azadan xamnaan xam « chamane d’essence aza » et
que Kara-ool est dêêr uktug xam « chamane d’essence céleste ». Dans l’association
Düŋgür, Jurij Ooržak se qualifie de aza uktug xam « chamane d’essence aza », et Zoja
Xomušku de tos aržaan uktug xam « chamane d’essence de neuf sources sacrées ».
Comme on le voit, les catégories d’essence sont nombreuses avec un noyau stable :
ciel, aza, terre268. Elles ne désignent en aucune manière des groupes solidaires : en
termes de psychologie sociale, l’entitativité (voir p. 161) de ces catégories est nulle.
Certains traits communs, mais rarement les mêmes d’un informateur à l’autre, sont
parfois attribués aux membres d’une même catégorie. Parmi les compétences qu’on
attribue aux chamanes d’essence céleste269, certaines sont liées au ciel comme, on l’a
vu, la puissance de faire tomber la foudre (voir aussi Kenin-Lopsan éd. 2002, 106-
107), de faire tomber du ciel des objets perdus et du tabac (ibid., 108), ou de se
transformer en aigle (ibid., 106). D’après Xovalygmaa, les chamanes d’essence aza
font bien la purification, « mais le bonheur, la longue vie, ils ne peuvent pas ». Selon
elle toujours, les chamanes d’essence albys peuvent apporter le bonheur, purifier et
chasser les malédictions mais ils ne peuvent rien faire pour la vie après la mort, c’est
pourquoi ils ne doivent pas mener les rituels funéraires.
D’une manière générale, on peut dire que les catégories désignent un élément naturel
ou un type d’agent surnaturel avec lequel il entretient des liens privilégiés qui lui
donnent des compétences particulières. Par une sorte de scolastique chamanique
touva270, la notion courante d’uk, qui dans le monde de l’Altaï-Saïan évoque
268 Kenin-Lopsan propose également la catégorie yzyguur salgan xamnar « chamanes héréditaires »
(1977 ; 2002, 117), mais cette désignation n’est pas à mettre sur le même plan que les autres, car
l’immense majorité des chamanes, quelle que soit leur essence uk, revendiquent des ancêtres
chamanes. On peut citer comme exemple, parmi de nombreux autres, le chamane contemporain
Vjačeslav Arapčor qui s’intitule čer sug dêêr uktug yzyguur salgaan xam « chamane héréditaire d’essence
terre eau ciel ». Dans les matériaux relevés par Kenin-Lopsan lui-même, la plupart des chamanes qu’il
classe dans différentes catégories se voient attribuer des ancêtres chamanes, ainsi le chamane Öktek-
ool Ooržak qui dit : alys ugum azalardan uktalgan xam kiži men « j’ai hérité ma racine-origine des aza »,
mais fait auparavant l’éloge de son oncle chamane xam daajym (2002, 162). On voit l’instabilité de ces
catégories au fait que Kenin-Lopsan, selon les informateurs qui l’ont renseigné, range la même
chamane Xam-urug de Möŋgün-Tajga dans des types d’essence différents (2002, 135 et 150).
269 Dêêr uktug xam, ou, en mongol tengri böö chez les Touvas mongolophones de la région d’Êrzin
Sagaïs, on distingue certains chamanes supposés avoir reçu leur qualité chamanique d’une montagne
332
l’ancestralité, est décomposée en divers types. Une telle variété n’est nullement
supposée en ce qui concerne la qualité propre aux autres spécialistes de la société
touva comme les conteurs, les castreurs et les forgerons. Les catégories d’essence
apportent une coloration particulière à la personnalité du chamane, bien qu’elles ne la
définissent pas à elles seules. Ainsi peut-on voir, selon les occurrences, une catégorie
en remplacer une autre dans le discours sur soi d’un même chamane.
Xovalygmaa annonce sur son affichette qu’elle est Dêêr uktug xam « chamane
d’essence céleste. » Pourtant, lorsqu’elle me nota par écrit ce qu’elle considère comme
son titre complet, elle se dit : Aldyy dêêrden ydyk xam küš düšken, čedi-xamnar yzyguuru
salgaan albys uktug Xan-Dêêrniŋ kara xamy, soit : « Ayant reçu la force chamanique
sacrée du ciel inférieur, héritière des sept-chamanes, d’essence d’albys, chamane noire
du Ciel de Sang. » Ainsi la chamane n’était plus d’essence uk céleste (dêêr uktug) mais
d’essence uk de type albys (albys uktug). Ces notions sont en fait liées, car, d’après
Xovalygmaa, l’albys est un dieu céleste (dêêr burgany). Par ailleurs, Xovalygmaa est, bien
sûr, une chamane héréditaire puisque cet albys évoqué dans son titre est l’agent qui a
provoqué sa maladie qualifiante et qu’elle l’identifie comme une manifestation de son
arrière-grand-mère.
Selon Xovalygmaa, son essence albys détermine certains traits de sa personnalité. Le
mode d’action de l’essence est la causalité par opposition à la copie. Ainsi,
Xovalygmaa a remarqué que l’une de ses collègues dans la société Adyg-êêren,
Ljudmila, qui n’est pas d’essence albys, la copiait. « À un moment je me suis mise à
porter des jupes longues : elle a fait pareil. Et elle parle comme moi. Elle est devenue
souriante comme je suis. Mais moi, si je suis souriante, c’est parce que je suis albys
uktug. »
On aura peut-être noté que, dans sa définition complète, Xovalygmaa se donne le
qualificatif de « noir » qui fait référence à une autre classification selon laquelle les
chamanes sont distingués en noirs et en blancs. Selon une grille de distinction encore
différente, chaque chamane, d’après Xovalygmaa, a son animal, qui correspond à son
caractère et dont il peut prendre les traits pendant la séance chamanique : « Pour moi,
c’est le loup. Pour mon frère Lodoj, c’est le lièvre. Pour ma sœur Ölčejmaa, c’est un
oiseau. » Dans ses invocations, Xovalygmaa appelle parfois ses « neuf loups » quand
elle doit se battre contre des četker. Elle possède parmi ses êêren une pierre en forme
de tête de loup qu’elle a trouvée par hasard et dont elle dit que c’est un cadeau des
maîtres de la taïga (fig. 73). De plus, Xovalygmaa s’identifie elle-même parfois à un
loup, ce que signale la représentation de tête de loup sur sa coiffe (fig. 72). Pendant
ses séances, je l’ai souvent entendue imiter le hurlement de cet animal : elle le fait
quand, dit-elle, elle se transforme en loup par exemple pour libérer l’âme d’un
malade. Le thème de la métamorphose en un type d’animal se retrouve souvent dans
le chamanisme ancien : tel chamane hurlait comme un loup pendant les rituels
(Kenin-Lopsan éd. 2002, 112), tel autre imitait très bien le cri du corbeau de sorte
ou d’une maladie précise. Un chamane qui a obtenu son don pendant une maladie de variole, traite les
gens atteints de ce mal et d’aucun autre (Diószegi 1998, 28).
333
Figure 72. La coiffe de Xovalygmaa est ornée d’une plaque Figure 73. Pierre en forme de tête de loup, un « cadeau » des
métallique figurant une tête de loup. maîtres de la taïga.
La notion de types d’essence uk forme une grille qui se superpose à plusieurs autres,
comme la définition des ancêtres (les « sept-chamanes » pour Xovalygmaa), la région
d’origine, la couleur, l’animal favori et d’autres encore. Un chamane ne se classe pas
nécessairement dans le même type que celui de l’ancêtre dont il est l’héritier, ce qui
signifie que, s’il a nécessairement hérité son essence chamanique (uk) de son ancêtre,
le type dans lequel se manifeste cette essence, conçue cette fois dans un système
différentiel, n’est, quant à lui, pas héréditaire. C’est pour cette raison que les frères et
sœurs chamanes de Xovalygmaa revendiquent des catégories d’essence uk
différentes. Ainsi, rassemblant en sa personne l’héritage de ses ancêtres venus parfois
en deux lignes, paternelle et maternelle, sa catégorie d’essence uk et les esprits
particuliers qu’il acquiert au cours de sa carrière, chaque chamane constitue une
combinaison singulière, entièrement neuve qui est le fondement de son originalité.
334
271 Ce chapitre utilise des matériaux partiellement publiés dans Stépanoff 2005.
272 Un poud russe valait 16,38 kg.
335
273Čylym-Xamnyŋ xamnaarda keder tonun, börgün, oon yŋaj düŋgürün, orbazyn sonuurgaan men. Ol kadaj xam
orbazy-bile düŋgürün dyka ajannyg kakkylaarga, janzy-bürü ajalgalyg êder bolgan (Kenin-Lopsan éd. 2002, 119).
336
grande beauté » (mêêŋ bir končug čarašsynar čüvem) de l’êêren taureau d’un chamane
(Kenin-Lopsan éd. 2002, 187). Un autre encore dit d’un chamane que « son
équipement était beau et fort » (derig-xerekseli čaraš bolgaš šyyrak turgan) (ibid., 118). Chez
les Altaïens, on dit que « le costume neuf doit être brillant » (Potanin 1883, 51-52).
Au XVIIIe siècle, Gmelin fut très intrigué par l’attitude des enfants katchines devant la
performance chamanique. Alors qu’il s’attendait à les voir trembler de terreur devant
une scène si effroyable, il constatait avec surprise que, au contraire, les enfants
regardaient ce spectacle avec un plaisir évident (1751-1752, III). Nous allons voir que
cette beauté attrayante qui frappe les spectateurs indigènes n’est pas celle de
l’exécution répétée et impeccable d’un modèle commun, mais au contraire celle de
l’original, de l’inoubliable parce que singulier.
B. Un attirail original
Voir un témoignage semblable à propos d’un autre chamane : daažynyŋ xojug čaagajy končug čoraan « le
son qu’il faisait était très agréable et doux » (ibid. 123).
274 Par est le tigre et non le chien comme le suppose Jakovlev.
275 Jakovlev identifie par erreur kara kuš comme l’aigle.
337
de tigre et de lion sur le manche du tambour, à côté de celle, classique, d’un serpent.
Les noms fournis en touva ne laissent pourtant pas de doute sur l’authenticité de
l’information.
Quand un même objet se retrouve d’un chamane à l’autre, il n’est pas rare que des
éléments décoratifs viennent apporter de la variété dans un modèle communément
établi. On en donnera comme exemple la bande de tissu qui pend au dos du costume
chamanique chez les Touvas orientaux (Tožu, Touvas de la région de Tere-Xöl et
Tofalars). Cet élément figurait la colonne vertébrale du corps spécial du chamane.
C’est pourquoi on y représentait habituellement, avec du poil blanc de renne utilisé
en technique de contrepointe (syryyr), des cercles superposés à l’image des vertèbres.
Il arrivait cependant que le chamane demande aux fabricants du costume d’y ajouter
des motifs particuliers ou même de supprimer les motifs classiques comme on le voit
dans la figure 76. La croix gammée en particulier, que l’on rencontre parfois dans des
motifs profanes (Vajnštejn 1974, 150), constitue une innovation tout à fait singulière
sur un costume chamanique.
338
Figure 74. Bande dorsale avec ornementation classique. Figure 75. Bande dorsale avec ornementation originale.
Touva ou Tofalar. Musée du Quai Branly. Beffa et Élément collecté par F. Kon chez les Tožu en 1903-1904.
Delaby 1999, 72, fig. 18 d. Musée ethnographique russe n° 650-42. Gursman 2006,
264.
Dans son sombre et vaste cabinet, trônant au fond d’un ample fauteuil, Kara-ool est
entouré d’une armée chamarrée d’êtres fantastiques qui font luire le long des murs
leurs crocs, plumes et griffes. « Ce ne sont pas des animaux empaillés », réplique
Kara-ool avec impatience à l’ethnologue qui emploie ce terme, « mais des êêren ».
Parmi eux se comptent un ourson, des corbeaux, une pie, un hibou, un coq de
bruyère tous naturalisés, deux flèches, une tête de bouquetin avec des rubans aux
cornes, plusieurs crânes d’animaux divers dont une tête d’ours d’une taille
339
Figure 76. Un crâne d’ours d’une taille exceptionnelle. 2003. Figure 77. Kara-ool caressant son adyg-êêren. 2003.
Le plus important, en taille comme en valeur symbolique pour Kara-ool, est adyg-êêren
l’ « esprit-ours », un ourson naturalisé et monté dans une pose effrayante debout sur
ses pattes arrière, les pattes avant tendues et les crocs sortis. À sa patte avant droite
sont suspendus des sacs pleins de grains (trois sacs de 15 à 20 cm.) Cet animal est
l’éponyme de la société.
Le corbeau (kuskun êêren) et la pie (saaskan êêren) (fig. 79) sont fixés au mur de part et
d’autre de l’ours. Ces oiseaux sont des aides de l’ours. « Tout ce qu’ils voient, ils le
disent à l’ours, ils sont cancaniers, ils lui chuchotent à l’oreille. Si l’âme [sünezin] du
malade est perdue, on envoie le corbeau et la pie la chercher. À travers les rivières, la
mer, les lacs, ils cherchent les âmes. » Quant au hibou, Kara-ool y a recours « pour la
vision de nuit ». Du coq de bruyère (kara-kuš), son maître dit seulement qu’il est
« aussi important ».
Le loup börü êêren agit contre les malédictions et peut aussi être sollicité pour chercher
une âme. « Si les corbeaux ne parviennent pas à trouver l’âme, on l’envoie lui. » Le
bouquetin (te) sert à la protection du bétail contre les voleurs et les épidémies.
Les flèches sont des armes d’attaque. La plus ancienne est un héritage de la grand-
mère de Kara-ool (cf. supra). La plus récente a été fabriquée par Kara-ool : « Elle sert à
nous défendre contre les envieux. »
340
Une poignée d’herbe sèche est utilisée par Dončun-Ool pour la fabrication des
talismans sagyyzyn. En dehors des animaux, on distingue plusieurs figures
anthropomorphes. Nous avons déjà évoqué les trois poupées représentant des
ancêtres de Kara-ool. On distingue aussi une tête de bois sculpté (fig. 80). Le
propriétaire de cette sculpture l’avait reçue en cadeau, puis était tombé malade peu
après. Il consulta à ce sujet Kara-ool, qui lui conseilla de l’apporter au local. Elle y est
restée et depuis le malade a guéri.
Figure 79. Saaskan êêren, la pie. 2003 Figure 80. Tête sculptée laissée par un client. 2003
Tous ces êêren sont pour Kara-ool des auxiliaires qui l’aident dans sa tâche de
chamane. D’après lui, certains sont des héritages de sa grand-mère, tandis que
d’autres ont été acquis par lui au cours de sa carrière. En général, lorsqu’il crée un
nouvel êêren, Kara-ool explique qu’il en a reçu l’autorisation de sa grand-mère.
Remarquons qu’entre esprits animaux et esprits humains le rapport hiérarchique est
net : c’est à sa grand-mère que Kara-ool attribue sa qualité de chamane et c’est grâce
à la force qu’il tient d’elle et par ses autorisations qu’il peut acquérir des auxiliaires
341
animaux. La relation de Kara-ool à son ancêtre est originaire et essentielle, alors que
celle qu’il entretient avec bêtes et oiseaux est située dans le temps et accidentelle.
La composition de cet attirail correspond en gros à celui que, d’après des
informateurs de D’jakonova, devait posséder le grand chamane : selon des
informateurs de Naryn (sud de Touva) étaient indispensables le loup, l’ours, le
corbeau, le serpent, la chouette. Des Touvas de l’ouest affirmaient que les êêren types
étaient sept : le monstre moos, l’ours, le blaireau, ak-êêren (l’êêren blanc), l’aigle, le
corbeau et le miroir küzüŋgü (1981, 144). Évidemment ces listes reflétaient chacune
l’opinion d’un chamane local enregistrée par les profanes et non une règle appliquée
dans tout le pays touva ou même seulement une région entière. Même si bien des
éléments sont communs, la liste forme une collection nouvelle et unique. Certains
chamanes contemporains y introduisent des éléments beaucoup moins traditionnels
que ceux de Kara-ool.
Sergej Tumat se dit « chamane-forgeron » dargan-xam, un titre qu’on retrouve chez les
anciens chamanes touvas. Lorsqu’il reçoit ses clients et qu’il n’est pas en costume
chamanique, il porte autour du cou un « petit êêren » qui réunit sur une ficelle une
griffe d’ours, une patte de coq de bruyère (kara kuš dyrgaa) et une plaque de métal tojlu
küzüŋgü « brillant miroir ». À propos de la patte de coq de bruyère, Sergej donne
l’explication suivante : « On l’utilise pour une personne qui est évanouie : il y a des
endroits du corps qu’il faut toucher avec. Par ailleurs, elle apporte le bonheur. Les
pattes de coq de bruyère courent sur la terre et volent dans le ciel : c’est un lien entre
le ciel et la terre. »
342
Figure 82. Coquille d’escargot. Figure 83. Les cailloux xuvaanak de Sergej.
Figure 88. Ydyk ok « flèche sacrée » fabriquée par Sergej Figure 89. Motifs sur un tissu accompagnant un flèche ydyk ok
ancienne.
L’un des êêren les plus originaux de Sergej est une tarentule séchée qu’il garde dans un
bol (fig. 86). « C’est le gardien des campements. Les gens en ont peur, elle se colle,
elle pique. » Il l’a trouvée dans la cour du local d’Adyg-êêren. Elle protège de l’envie
selon lui. « Quand quelqu’un vient se plaindre à moi qu’on le vole, j’emmène chez lui
la tarentule, je fais avec elle le tour de l’appartement ou du campement. » Cet êêren n’a
pas d’autre exemple à ma connaissance dans les traditions touvas, et l’interprétation
que Sergej en donne paraît tout à fait personnelle.
Après la tarentule, Sergej me montra un petit paquet d’herbes ficelées, dont il avoua
qu’il ne connaissait pas l’usage. Il s’agissait d’« herbes africaines » offertes par cinq
jeunes gens venus d’Allemagne. Le battoir (orba) de Sergej porte des monnaies
soviétiques et de l’époque d’Eltsine : « Cela donne une très grande force ». Pour
soigner ses patients, il utilise aussi une patte d’ours (xol êêren « patte êêren ») apportée
par des chasseurs tožu, qu’il laisse quelque temps dans la yourte de celui qu’il a
« purifié » (fig. 84).
Sergej possède plusieurs fouets (kymčy) dont l’un a pour manche un tube de laiton :
« C’est unique, aucun autre chamane ne possède un tel fouet. C’est parce que je suis
forgeron. » En effet, les manches de fouet sont habituellement en bois de spirée276.
Celui-ci porte des lanières de tissu et non de cuir ce que Sergej justifie par le fait qu’il
l’utilise pour soigner les petits enfants. Ce fouet sert de remède pour des blessures ou
des verrues causées aux enfants par le jeu des osselets (kažyk) ou le jeu de sajzanak,
constructions en morceaux d’os et de pierres. Tout en fouettant, Sergej prononce des
paroles rituelles et utilise des herbes médicinales. Lors des rituels funéraires, Sergej se
sert en outre d’un fouet de cuir à sept lanières, en relation avec ses sept signes
astrologiques meŋgi. J’ai vu Sergej en faire usage lors de l’enterrement d’un chamane
de la société Adyg-êêren : il fouetta le dos de tous les participants au retour du
cimetière. Sergej explique : « Je chasse l’âme [sünezin] du défunt qui voudrait se coller
aux vivants. Celui sur qui se colle une âme peut mourir, cela arrive très souvent. »
Vient ensuite une défense de sanglier (fig. 87) : « Avec cela, je découvre les endroits
malades dans le corps. Là où il y a une tumeur, un ulcère, des vaisseaux fermés. Je
retrouve les anciennes fractures. Il faut avoir l’expérience pour l’utiliser, il faut que la
paume ait l’habitude. Si toi, tu le prends en main, c’est un os, c’est tout. Moi je sens
sa chaleur, sa froideur, j’entends sa pulsation. »
La cloche koŋga de Sergej, de production bouddhique, est, d’après lui, « indispensable
à tout chamane. » À propos de cet instrument, Kara-ool expliquait qu’il sert à enlever
l’obstacle doora. Sur le bureau de Sergej se trouve en permanence une peau d’écureuil
qu’il appelle « le maître de ma table. » Bien moins typique de la faune touva, une
coquille d’escargot « de vignes » qu’on a rapportée d’Europe à Sergej (fig. 82). Il
l’utilise lors des divinations xuvaanak de la manière suivante : le client prend la
coquille en main, « il joue avec, il y met ses pensées. » Ensuite Sergej reprend la
coquille et la dépose près des pierres xuvaanak « et l’escargot leur transmet les
pensées de la personne ». Sergej peut alors faire la divination et « parler ». Les pierres
de divination ont elles-mêmes une histoire (fig. 83). Sergej les a rassemblées peu à
peu au bord de différentes rivières où il pêchait. De l’une il dit : « celle-là quand je l’ai
vue, elle brillait comme une pièce de monnaie. » Xuvaanak et escargot travaillent donc
ensemble : par le contact de la coquille, Sergej « branche » son client dans le réseau de
ses êêren.
Au mur est suspendue une « flèche sacrée » (ydyk ok) avec un petit sac de nourriture,
fabriquée par Sergej. Il l’utilise pour les lutteurs qui viennent le voir avant les
compétitions « afin que tout se passe bien ». Comme son supérieur Kara-ool, Sergej
possède une flèche ancienne à laquelle il donne aussi un grand âge : plus de 170 ans.
Il l’a reçue de clients dans un village du Sud de Touva qui lui dirent : « Nous avons
cette chose, nous n’osons pas y toucher. » Sergej leur demanda de la leur montrer et
la prit en main : « J’ai entendu des sons de cette époque, d’il y a 170 ans. » Les signes
peints sur le carré de tissu attaché à la flèche sont interprétés par Sergej comme une
écriture chamanique ancienne (fig. 89). Une telle interprétation n’a rien de
traditionnel : le besoin de dater précisément l’objet et d’y déchiffrer des caractères
écrits est plus typique des méthodes savantes des musées que de celles de la taïga. En
revanche ce qui est caractéristique d’un chamane touva, c’est l’assurance avec laquelle
Sergej soutient ses opinions sans les appuyer sur d’autre argument que sa propre
autorité.
Sergej me montre ensuite un couteau qu’il a fabriqué lui-même, objet selon lui
indispensable pour tous les chamanes. Le couteau est fixé à une ceinture qui est celle
de sa propre mère et à qui il donne 70 ou 80 ans.
Le costume chamanique est aussi un vaste champ d’expression pour l’originalité
chamanique. « Chaque chamane a un manteau particulier » rappelle Sergej. Le sien
(fig. 90-92) porte sur la partie avant des pattes de lièvre, une défense de sanglier, une
cartouche de fusil (« Tout être vivant meurt sous le coup du fusil. Les aza aussi en
ont peur »), des représentations de corbeau, et sur la partie arrière une peau de chat
346
de Pallas277, des cloches (koŋgalar), une figure bouddhique, une patte de léopard des
neiges (irbis 278) animal extrêmement rare qui fait la fierté de Sergej. Il s’agit d’un
cadeau d’un client.
À côté de nombreux éléments traditionnels, Sergej donne une coloration personnelle
à son attirail par le recours abondant aux métaux lié à l’identité de forgeron qu’il se
donne.
3. Un système intégrateur
Il est fréquent que les chamanes rassemblent des objets découverts par hasard.
Kenin-Lopsan rapporte l’histoire d’un grand chamane (ulug xam) qui avait neuf
« trésors » (êrtine279) : de l’or, de l’argent, une perle de couleur blanche-jaune, une
pierre de couleur verte, de l’acier, du cuivre, une pierre bleue, une pierre donnant une
couleur bleue, et un coquillage de grande taille. Nul n’avait le droit de les approcher
(2002, 169).
Ces objets peuvent n’avoir rien de local mais être sélectionnés pour des motifs divers.
Les métaux sont très appréciés dans le chamanisme sibérien et depuis longtemps les
peuples de l’Altaï-Saïan ont eu recours à des objets de fabrication russe ou chinoise.
Les plaques küzüŋgü étaient souvent des miroirs chinois trouvés dans les tombes
scythes de la région. Cas tout à fait original, dans les années 1950, l’ethnographe
Karalkin eut la surprise de découvrir dans la taïga de Tere-Xöl une porte en fer à la
hutte de Šoončur Sojan. En fait, le chamane l’avait récupérée d’un avion abîmé dans
la taïga (Karalkin 1969). En raison du déclin de l’art de la forge dans l’Altaï-Saïan au
e
XIX siècle, on voit depuis longtemps sur les costumes chamaniques des objets
d’importation comme des cloches russes (fig. 93), très fréquentes. On remarque des
grelots chinois à tête de tigre sur le costume évenk du musée du Quai Branly (don de
Joseph Martin 1887, Beffa & Delaby 1999, 64, fig. 16h). L’emprunt ne se fait pas
seulement par nécessité, il répond à un goût : chez les Biratchènes, par exemple, « un
accessoire lamaïque aura davantage de puissance et de prestige » (Delaby [1973] 1997,
121).
277 Nommé en russe manul par Sergej (tv. many). Il s’agit du felis manul, une espèce asiatique de chat
sauvage.
278 Uncia uncia, appelé aussi once en français. Le nom turc commun de cet animal est mars/bars, terme
utilisé pour désigner le tambour chamanique chez les Chors. Le touva irbis ou irbiš est
vraisemblablement un emprunt du mongol irvês. Cette espèce féline menacée d’extinction compterait
environ 40 spécimens à Touva (Krasnaja kniga 2002, 142).
279 Mong. êrdênê. Du tibétain.
347
Figure 93. Une cloche russe sur le dos d’un costume chamanique khakasse. Musée de Minoussinsk, n° 3164.
Butanaev 2006, cahier central.
Sur l’une des photographies réalisées par Felix Kohn à Touva, on remarque un
curieux ornement sur la poitrine d’un chamane touva : un miroir visiblement de
fabrication occidentale. Il est fixé autour du cou du chamane en lieu et place du
miroir traditionnel, le küzüŋgü (fig. 94).
Figure 94. Chamane touva portant au cou un miroir de Figure 95. Cette chamane porte une figure de bois sur sa
fabrication occidentale en guise de küzüŋgü. On coiffe. Derrière elle, un êêren est suspendu au toit de la
distingue au fond de la yourte les rubans de différents yourte. Photographie de F. Kohn, 1903 (détail). RÊM
êêren. Photographie de F. Kohn, 1903-1904. RÊM, n°1134-147. Gursman dir. 2006, 293.
n° 1134-142. Gursman dir. 2006, 83.
Il est incontestable que les emprunts ont été facilités par la colonisation, même si les
populations de la région n’ont jamais été isolées comme en témoigne le contenu des
348
kourganes scythes de Touva qui recèlent des objets venus de Chine et du Moyen-
orient.
De nos jours, ils ont pris une importance qu’ils n’avaient jamais eue auparavant. Le
chamane Gennadyj, qui travaille dans la société Adyg-êêren, aime beaucoup la
récupération. Il possède un êêren anthropomorphe (kiži êêren) entièrement constitué
selon ce principe : à une petite poupée sont suspendus de nombreux rubans et des
omoplates de moutons prises à d’anciens êêren faits par d’autres chamanes. Gennadyj
les récupère dans les appartements des clients qui l’invitent :
« J’ai purifié et j’ai emporté la force chamanique. J’ai enlevé les êêren [des autres
chamanes] et j’ai laissé le mien. Les vieux, ils ne sont plus utiles aux gens. Et
moi, j’en ai besoin. C’est de la force chamanique.
-Ce n’est pas mauvais que ce soient des omoplates étrangères ?
-Non, au contraire. Il y a de la force, je la prends. »
Sur sa coiffe, Gennadyj ajoute régulièrement de nouveaux objets qu’il trouve, comme
des plumes de coq de bruyère. Moins commun, on y voit aussi un petit aigle de métal
qui selon Gennadyj assume un rôle protecteur, une étoile, un dragon dans un cœur
qu’il appelle ulu, être mythologique censé chez les Turcs de Sibérie produire le
tonnerre, et une pièce de monnaie soviétique émise en l’honneur des Jeux
olympiques de Moscou de 1980 (fig. 96).
Figure 96. Coiffe du chamane Gennadyj. En bas à droite, une Figure 97. La même coiffe vue de face. On reconnaît un visage.
pièce commémorant les jeux olympiques de 1980.
Une telle coiffe pourrait passer pour un objet totalement fantaisiste à traiter comme
un cas de « réinvention de la tradition » à partir d’éléments de bric et de broc.
Pourtant, ces éléments divers forment bien sur la face le visage typique des coiffes
des chamanes touva (fig. 97). Les objets de fabrication industrielle sont réinterprétés
et intégrés dans le système chamanique traditionnel.
349
Et en ce domaine les chamanes d’autrefois, s’ils n’avaient pas les moyens de ceux
d’aujourd’hui, ne redoutaient pas plus l’invention. On notera par exemple la
différence entre les coiffes de deux chamanes touvas de régions voisines dans les
figures 94 et 95. L’une (fig. 94) combine le modèle altaïen orné de cauris disposés en
motifs géométriques et les plumes traditionnelles des coiffes touvas. L’autre (fig. 95)
porte une tête sculptée à la place de la figure ordinairement cousue. Nous trouvons
dans les collections du musée ethnographique russe de Saint-Pétersbourg une coiffe
touva assez semblable à cette dernière qui se distingue encore par son originalité (fig.
98). On reconnaît dans le tissu utilisé pour former le bandeau une étoffe imprimée
venue d’Occident dont les motifs floraux, thème totalement absent de l’iconographie
locale, ont visiblement plu au chamane. Potanina rencontra un cas semblable à la fin
du XIXe siècle : elle vit une certaine « coquetterie » dans l’utilisation qu’une jeune fille
chamane, Najdyn, rencontrée sur le versant sur du Tannu-Ola, faisait des textiles
importés : « les ornements faits de tissus exprimaient le goût délicat de Najdyn. »
(1895, 53).
On remarque également sur les côtés de la coiffe de la figure 98 des pièces de
monnaie chinoises trouées fixées par des fils : en 1904, année où Kohn recueillit cet
objet, les Touvas appartenaient encore à l’empire chinois. Des coquillages sont
suspendus à des fils portant des perles d’importation, comme dans le bas de la coiffe
de Gennadyj (fig. 97). On est frappé surtout par les traits de la figure de bois sculpté
dont on ne trouve guère d’exemple aussi expressif dans les divers musées où sont
conservés des objets chamaniques touvas. Cette petite sculpture réalise de façon
originale le modèle fréquemment admis qui veut qu’un visage soit représenté sur la
partie antérieure de la coiffe chamanique.
350
Figure 98. Coiffe chamanique touva collectée par Felix Kohn en 1904.
Diam. 54, hauteur 8,5. RÊM n°650-15. Gursman dir. 2006, 101.
4. Un objet en croissance
où l’on collectionne des accessoires utiles ou puissants, et d’où l’on jette de temps en
temps ce qui s’avère dangereux.
La nature du chamane est d’être poreux et plus il exerce sa fonction plus sa porosité
paraît augmenter. L’expérience de la pratique chamanique est vue comme un combat
contre d’autres chamanes et contre des esprits ; si donc le chamane demeure vivant,
c’est qu’il accumule les victoires. Or une victoire est une dévoration qui enrichit le
chamane vainqueur de la force vaincue et, de plus, augmente la capacité dévoratrice
et la pénétrabilité qu’il paraît manifester.
Très souvent la progression du chamane en autorité est rendue visible sur son
équipement même. D’après les informations recueillies chez les Altaïens en 1879 par
l’ethnographe Potanin, les cornets métalliques fixés au tambour servent à mesurer
l’autorité du chamane : ils varient de quatre à neuf, et plus ils sont nombreux, plus le
chamane est réputé puissant et respecté (1883, 41-54).
Chez les Touvas, les chamanes assez expérimentés et puissants pouvaient se faire
fabriquer un costume et un tambour particuliers réservé aux combats contre leurs
rivaux (D’jakonova 1981, 158). La famille d’un Touva malade qui a envoyé chercher
un chamane lui offre un ruban de tissu qu’il fixe à sa manche, tandis que les
Toungouses font cadeau de cordelettes de cuir venant d’un renne sacrifié (Suslov
1931, 94). Avec le temps, la masse de rubans et lacets devient considérable, et le
prestige du chamane croît en même temps que son expérience, rendue visible sur son
costume. Plus un chamane porte de pendeloques sur son costume, plus il sera
respecté par les profanes et craint par ses rivaux, plus on viendra le consulter et lui
apporter de nouveaux objets à fixer sur son costume.
Ces faits sont connus pour de nombreux peuples sibériens, mais il est rare que l’on
ait pu réellement suivre la « croissance » d’un costume chamanique faute de l’avoir
observé sur une période suffisamment longue. Les photographies dont nous
disposons nous permettent de prendre comme exemple le cas du chamane Kara-ool.
En 2001 son costume était presque « nu ». Le manteau (ton) de tissu chinois ne
portait que peu d’ornements (fig. 99). En 2003, ses épaules avaient été recouvertes de
fourrures brunes, et des franges de fourrure grise étaient apparues à l’extrémité et le
long des manches. Le nombre de « serpents » (čylan) de tissu avait augmenté, et des
coquillages, des billes métalliques avaient été ajoutés. Sa coiffe portait quelques
breloques supplémentaires (fig. 100).
À l’été 2007 (fig. 101), il avait fixé des cornes de bovin à sa coiffe et s’était proclamé
buga-xam « chamane taureau » grâce à la « permission » de ses esprits. Dans le
chamanisme touva pré-soviétique, le taureau buga280 pouvait être utilisé comme type
d’êêren (buga-êêren, D’jakonova 1981, 148 ; Kenin-Lopsan éd. 2002, 169) comme
« esprit-destin » (buga-čajaan, Kenin-Lopsan éd. 1995, 425) mais aussi, comme le fait
Kara-ool, comme titre de chamane (un chamane est appelé buga-xam dans ibid. 308).
Selon Kara-ool, « le buga-xam est plus haut que l’ulug xam [« grand chamane »] et tous
280Buga est un nom que l’on retrouve dans de nombreuses langues altaïques pour désigner un mâle
ruminant cornu reproducteur, un renne, un taureau ou un élan selon les cas.
352
les autres chamanes. Cela signifie qu’il a le droit de punir ceux qui n’agissent pas
correctement. J’ai le droit de les supprimer. » On remarque encore sur sa coiffe une
patte de rapace, un serpent, une figurine représentant une tête d’animal, un œil, et
tout à droite, une figurine représentant une tête d’ours, qui vue de face fait office de
nez. De face, la coiffe de Kara-ool représente en effet un visage humain (kiži arny).
Figure 99. Kara-ool vraisemblablement en 2001 281. Figure 100. Le même en 2003.
La variété des modes d’action rituelle des chamanes a été plus souvent remarquée
que la diversité de leur équipement. Georgi l’avait signalée dès le XVIIIe siècle : « Les
cérémonies du culte solennel diffèrent selon les différentes Nations & souvent les
Schamans du même Peuple varient dans le cérémonial (…)282 ». Chez les Altaïens du
Nord et du Sud, Gluxov observe que « le rite chamanique varie selon le tempérament
du chamane lui-même » (1926, 99). Potanin rapporte quant à lui un jugement
indigène : « la procédure du rite chamanique, selon les dires des Altaïens, change
selon les chamanes : l’action elle-même est variable, les chants sont variables, et les
dieux que les chamanes appellent sont aussi variables » (1883, 62).
Les différences peuvent concerner l’ordre général et les circonstances de l’exécution
de la séance ; ainsi, chez les Touvas, la séance, « jusqu’à un certain point, se déroule
de manière différente chez les différents chamanes de la même tribu, car chacun a sa
procédure spéciale, qu’il considère comme la meilleure. (…) Il y en a qui ne doivent
pas chamaniser les jours pairs de chaque mois. Beaucoup considèrent comme gênant
de chamaniser les jours nuageux ou pluvieux, car ce temps est défavorable pour le
vol spirituel du chamane dans les airs » (Olsen 1921, 155). Les rituels avaient lieu la
nuit, pourtant un chamane de la région de l’Övür mort en 1921 était connu pour ne
pas respecter cette règle : on l’appelait xündüs xamnaar « chamanise-le-jour » (Kenin-
Lopsan 1987, 17).
Malheureusement les voyageurs ont rarement cherché à déterminer à quoi tenait
précisément leur impression de différence dans le contenu même des rituels.
L’ethnologue hongrois Diószegi, qui fut le premier à prendre la diversité des
pratiques pour objet d’étude, a enquêté avec une admirable minutie en 1958 sur la
manière dont les chamanes tofalars utilisaient leurs instruments283. Il remarqua que
les techniques d’attache de la courroie du battoir variaient selon les individus.
Certains la suspendaient à leur poignet, d’autres l’enroulaient autour de leur pouce, et
d’autres à leur index (1968, 314). Aujourd’hui on retrouve de telles différences
notamment dans l’usage du tambour. Selon Xovalygmaa, « chacun frappe du
tambour à sa manière, cela dépend de celui à qui on s’adresse. La manière dont on
balance les épaules varie aussi. » La manière de frapper varie donc non seulement
d’un chamane à l’autre mais aussi chez un même chamane selon les circonstances du
rituel.
C’est surtout dans les techniques thérapeutiques que l’on observe les variations les
plus visibles. On raconte à Touva les méthodes singulières employées autrefois par
les anciens chamanes. Amir Xovalyg rapporte à propos de sa grand-mère, une
« puissante chamane », les faits suivants :
Figure 102. Cercle de verre utilisé par Olesija dans sa Figure 103. Modèle de clystère (klizma) utilisé par
thérapie Olesija.
284Le lavement est considéré comme une méthode efficace de lutte contre les škaly ou « toxines » :
http://apteka.potrebitel.ru/data/7/80/64.shtml
355
moins suppose-t-on qu’il doit en être ainsi du « vrai chamane ». Xovalygmaa prétend
que certains de ses collègues chamanes lisent le recueil d’invocations chamaniques
publié par Kenin-Lopsan pour en apprendre par cœur certains chants qu’ils utilisent
ensuite devant leurs clients285. Au contraire, Xovalygmaa utilise si peu sa mémoire,
faculté qui n’est utile qu’aux copieurs, qu’elle affirme ne pas pouvoir se souvenir de
ses invocations quelques minutes après les avoir prononcées. L’ethnologue se heurte
souvent à cette difficulté lorsqu’il demande à pouvoir noter une invocation ou
l’enregistrer sans le bruit du tambour. Si Kenin-Lopsan a pu réaliser son œuvre
extraordinaire de collecte de plusieurs centaines d’invocations, c’est qu’il a travaillé à
l’époque soviétique auprès de personnes ayant renoncé à la qualité de chamane et
donc au déni de la mémoire, et surtout auprès de profanes qui, ayant connu des
chamanes, connaissaient par cœur leurs invocations et ne se gênaient pas pour les
répéter et les dicter à l’ethnologue.
D. Le paradoxe de l’originalité
285Cette accusation, malheureusement peut-être, paraît peu justifiée quand on compare la pauvreté des
invocations des chamanes contemporains à l’étonnante variété des textes publiés par Kenin-Lopsan.
356
Comment rendre compte de cette nécessité d’être différents qui ne trouve guère
d’autre manifestation dans la culture traditionnelle des Touvas ? Le vêtement et
l’habitat traditionnels des Touvas ne laissaient guère de place à l’invention
personnelle. Hommes et femmes portaient un manteau taillé sur le même patron, et
dans la yourte un ordre strict prévoyait l’emplacement de chaque objet entre côté
masculin et côté féminin, partie d’honneur (dör) et partie de la porte. Des idées
comme celle de « style vestimentaire individuel » ou d’« ameublement original »
étaient inconnues à l’exception, peut-être, d’une rare élite sociale à laquelle les
chamanes n’appartenaient pas.
L’explication qui se présente le plus facilement dans le contexte sibérien consiste à
rapporter les particularités du chamane à la singularité des esprits qui sont censés agir
sur lui. Autrement dit, si les chamanes sont différents, c’est parce qu’ils doivent
matérialiser l’idée que leurs esprits ne sont pas les mêmes. Par exemple, Gmelin
(1767, I, 143) remarqua que les chamanes qu’il rencontra décrivaient leurs esprits de
manières différentes :
« Le kamm que nous vîmes avant celui-ci nous dit qu’il avoit vu le diable sous
la forme d’une étincelle : ce dernier nous le dépeignit comme une ombre qui
lui étoit apparue le soir à quelque distance. »
Naturally, most of the differences apparent in Tofa shamanism cannot be regarded as the
outcome of fortuitous development. In the special traits the historical evolution of the clans is
reflected, making them more or less different from others.
Mais l’examen des données altaïennes d’Anoxin montre que des chamanes d’un
même clan peuvent avoir des costumes et des styles tout à fait distincts. On
proposera alors d’abaisser le niveau de différenciation au « lignage » ou plutôt
pseudo-lignage chamanique, le groupe des cognats descendants d’un chamane. Un tel
groupe possède en effet en partage des ancêtres qui le distinguent d’autres groupes.
Chez les Altaïens, par exemple, le chamane hérite des esprits de ses ancêtres sous
forme de représentations matérielles conservées dans son lignage. Avec ces objets
sont transmis leur légende, la manière de leur rendre culte, tout ce qui fera ainsi le
style particulier de leur successeur. Certains chamanes altaïens affirment que leur
tambour est l’identique copie de celui de l’ancêtre dont ils sont l’héritier (Anoxin
1924, 49).
On devrait alors pouvoir discerner des styles lignagers reconnaissables, semblables à
ceux des lignages d’artisans qui se transmettent un patrimoine de motifs et de
techniques comme les forgerons ou un répertoire de récits comme les conteurs.
Certes, des faits allant dans ce sens sont observables, notamment dans les matériaux
de Diószegi (ibid.) qui qualifie à tort de claniques les caractères lignagers qu’il observe.
Mais cette explication se heurte à des faits contradictoires, comme l’existence chez les
Touvas des catégories d’essence uk qui ne sont pas des caractères héréditaires et
peuvent distinguer des chamanes germains. De plus, le chamane n’est pas supposé
seulement hériter ses esprits, mais en acquérir aussi de nouveaux au cours de sa
carrière, tels les esprits « beaux-pères » que le chamane altaïen « tire » après son
mariage humain (cf. supra pp. 303-304). Dyrenkova a relevé chez les Chors
l’explication suivante qui montre que l’acquisition d’esprits personnels non hérités
avait pour conséquence que les invocations d’un chamane ne pouvaient être de
simples reproductions de celles de ses ancêtres (1940, 438-439) :
Deux chamanes d’un même pseudo-lignage chamanique ne sont donc pas des copies
l’un de l’autre : chacun doit obligatoirement avoir sa propre mythologie et son propre
style. Nous en avons vu un exemple avec Xovalygmaa et ses frères et sœurs
chamanes qui, malgré des ancêtres communs, possèdent des tambours porteurs de
thématiques différentes et s’identifient à des animaux différents. Xovalygmaa
rapporte qu’elle avait elle-même, parmi ses ancêtres, trois frères surnommés Kara-xam
(« Chamane-noir »), Čoldak xam (« Chamane-court ») et Uzun-xam (« Chamane-
358
long »). Les seuls noms de ces trois hommes suffisent à indiquer qu’ils n’étaient
certes pas conçus comme des représentants identiques d’un style lignager.
Traditionnellement, c’est un fait universel chez tous les peuples turcs de Sibérie
méridionale, les instruments rituels du chamane défunt sont abandonnés dans la taïga
près de sa sépulture et son tambour, suspendu à un arbre, est généralement percé286.
On sait que dans certaines populations comme les Téléoutes, la famille du défunt
récupérait les pièces métalliques, coûteuses, ou le manche du tambour, en attendant
de les installer sur le costume et le tambour de l’héritier du chamane défunt qui allait
apparaître (Dyrenkova 1949a, 187). Il pouvait donc arriver que des éléments
matériels se transmettent réellement d’un chamane à son successeur. Pourtant, la
récupération de certains objets ne doit pas cacher le sens de la pratique universelle
d’abandon, voire de destruction, des attributs d’un chamane défunt. Elle met une
barrière évidente à la constitution de formes de reproduction lignagère mécanique qui
avantageraient nécessairement le fils cadet aux dépens des autres consanguins,
puisque c’est lui qui hérite des objets du père (Dyrenkova ibid.). De nos jours à
Touva, ce principe est respecté : aucun chamane n’utiliserait les accessoires
personnels de son ancêtre (bien que les êêren, eux, se transmettent). De nombreux
tabous, identiques à ceux qui concernent les restes d’un chamane, interdisent le
simple contact avec son costume ou son tambour : qui les manipulerait par hasard,
mourrait sans faute, répète-t-on aujourd’hui à la campagne. En ville, on assiste
cependant à un phénomène nouveau : la patrimonialisation des objets chamanique.
La célébrité du musée ethnographique de Kyzyl et la conscience que les chamanes de
sociétés ont de la valeur « nationale » de leurs objets les incite à offrir au musée les
tambours qu’ils n’utilisent plus (qui sont « morts »), ainsi que les costumes et attributs
de leurs collègues défunts. Kara-ool fait ainsi, mais Xovalygmaa réprouve cette
pratique et dit qu’elle tient à ce que, après sa mort, ses objets soient suspendus dans
la taïga, « à l’ancienne ».
Ce que révèle cette pratique, c’est que le costume et le tambour sont bien conçus
comme intimement liés au corps du chamane : ils en constituent les prolongements
naturels comme nous l’avons suggéré (chapitre VI « Équiper le naturel »). Ils sont la
manifestation même du style personnel du chamane et ne peuvent être transmis à
son successeur, car celui-ci doit, à son tour, générer de son propre corps ces
excroissances chamarrées.
La question précédente se pose alors sous une forme nouvelle : pourquoi le chamane
doit-il, en plus de ses esprits lignagers, acquérir des esprits personnels et, chez les
Touvas, revendiquer une essence uk qui personnalisent son style ? À moins de croire
qu’il existe des esprits qui s’imposent au chamane et le contraignent à être original, il
faut reconnaître que le principe premier est celui de l’originalité et que la diversité des
esprits revendiqués par les chamanes n’en est qu’une application. Un chamane doit
286Anoxin 1924, 52. Les membranes des tambours touvas, altaïens et khakasses conservés dans les
musées ont souvent été fendues d’un coup de couteau. D’jakonova a retrouvé les instruments rituels
d’une chamane touva morte en 1958 dans une grotte près de sa sépulture seri (D’jakonova 1978).
359
être différent de tous les autres chamanes, y compris de son propre frère s’il est
chamane, y compris de ses ancêtres chamanes dont il n’est jamais la simple
reproduction ou réincarnation.
communs. L’imitation, si elle est déniée avec force, joue le rôle principal dans la
production des invocations et donne ses limites ou plutôt ses règles du jeu à
l’originalité.
De même, si chaque chamane doit avoir un costume original, cela ne signifie pas que
toute improvisation soit possible. Actuellement à Touva, le manteau qui sert de
support doit obligatoirement avoir une coupe touva traditionnelle, personne
n’utiliserait par exemple un costume de bureau. Les objets ajoutés doivent
généralement faire référence aux domaines non sociaux que sont le domaine des
esprits et celui des animaux sauvages ainsi qu’aux relations que le chamane entretient
avec eux. En effet, selon notre hypothèse, ce qui est social, construit, appris s’oppose
à la représentation naturaliste de l’essence du chamane et de ses capacités
relationnelles enracinées physiquement. Il est ainsi impensable pour un chamane
kyzylien de suspendre à son costume des morceaux de peau ou des représentations
d’animaux domestiques287. Les objets pouvant faire référence à la vie de la société
humaine sont rares : les piécettes fixées au battoir sont souvent méconnaissables en
raison de l’usure ou volontairement frappées dans le cas de Xovalygmaa ; quant aux
cartouches, elles évoquent la relation aux bêtes sauvages qu’elles transposent sur le
plan de la relation aux esprits. Le seul cas d’artefact signifiant qui paraît avoir été
laissé intentionnellement à l’état de signe est la pièce commémorant les jeux
olympiques de Moscou sur la coiffe de Gennadyj (fig. 96). Gennadyj se contenta de
me la montrer en souriant, il ne l’interprétait pas et ne l’intégrait pas à son mythe
personnel. C’est plus sûrement à titre de morceau de métal qu’il l’avait fait figurer à
cet endroit, comme les plaques de son costume dont il disait : « C’est une défense. »
Du moins est-ce ainsi seulement que la pièce apparaît au client qui ne peut
s’approcher suffisamment du visage de Gennadyj pour en distinguer les dessins.
Si un chamane désirait être totalement original, il ne lui serait pas difficile d’utiliser
dans ses rituels, au lieu d’un tambour, une vielle igil. Qu’est-ce qui empêche les
chamanes contemporains qui se disent tous différents les uns des autres de rendre
leur originalité bien plus évidente en jouant de la trompette pendant leurs rituels ou
de coller des timbres de collection sur leurs costumes ? Pourquoi atteint-on si vite les
limites de l’originalité qui sont bien des limites internes au système, des bornes que
s’imposent les chamanes, et non des limites externes comme celles, biologiques et
sociologiques, qui restreignent la puissance de l’imagination de l’homme en société ?
Il ne sera pas inutile à cette étape de notre enquête de nous interroger sur ce que
nous appelons l’originalité car nous risquons ici d’être excessivement tributaire d’une
représentation moderne de cette notion. Le sens du mot « original » a connu en
français une évolution que l’on peut caractériser brièvement. En français classique,
« original » qualifie une source première, ce qui n’est pas le résultat d’une copie. Dans
la langue de La Bruyère, « savoir quelque chose d’original », ne signifie pas, comme
on l’entendrait spontanément aujourd’hui, que l’on est informé d’un fait surprenant,
287 Les cornes de taureau de la coiffe de Kara-ool ne constituent pas réellement une exception puisque
le taureau (buga) est conçu comme partiellement sauvage.
361
mais que l’on sait de première main un fait quelconque. Au XVIIe siècle, appliquée à
un homme, la qualité d’ « original » définit celui qui produit des œuvres « originales »,
c’est-à-dire de sa propre invention. Selon La Bruyère, on peut se demander d’un
écrivain « s’il est auteur ou plagiaire, original ou copiste » (Les Caractères, VIII, 61).
L’original ne copie pas, et lui-même, s’il peut être plagié, sera difficilement imité :
« Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle : il a pour lors un
caractère original et inimitable ; mais il est inégal » (I, 54). À l’opposé sont les « esprits
inférieurs », tels les « plagiaires, traducteurs, compilateurs » : « ils n’ont rien d’original
et qui soit à eux ; ils ne savent que ce qu’ils ont appris » (I, 62). Pour La Bruyère,
l’apprentissage est la marque de l’absence d’authenticité, un thème que nous avons
déjà rencontré à propos des chamanes touvas, mais aussi chez Pindare à propos du
poète grec.
Dès le XVIIe siècle, rapporte Littré, le père Bouhours, grammairien, releva un nouvel
usage, figuré, de l’épithète « original » qu’il remarquait dans des expressions comme
« esprit original » et « manières originales ». Le père Bouhours les jugeait inélégantes,
mais au XIXe siècle Littré note que « ce que ce néologisme pouvait avoir d’inélégant a
disparu ». La représentation romantique de l’originalité avait en effet consacré ce
nouvel usage.
On voit fort bien l’évolution qui s’est produite à cette phrase de Balzac tirée d’Illusions
perdues : « Je suis sûr qu’il y a dans ce moment en librairie mille volumes de vers
proposés qui commencent par des histoires interrompues, et sans queue ni tête, à
l’imitation du Corsaire et de Lara sous prétexte d’originalité ». L’originalité n’est plus
désormais une qualité distinguant ontologiquement le modèle de la copie (« Il est
difficile de connaître l’originalité d’un tableau », selon un exemple de Littré), mais un
trait visible qui n’est pas perdu dans l’imitation. Si une construction désordonnée
suffit à rendre un ouvrage « original », c’est que l’originalité littéraire se définit
désormais de façon relative, par différence avec un usage commun qui veut que les
histoires soient racontées en bon ordre. Dans ce sens nouveau, il peut y avoir des
degrés d’originalité : on peut être « très », « peu » ou « assez » original, alors que dans
la langue de La Bruyère un objet ne pouvait être qu’original ou copie. L’original au
sens classique a pour ennemi la copie, au sens romantique, le banal. Dans le sens
classique, l’opposé de l’original est nécessairement son second puisqu’il l’imite, dans
le sens romantique, c’est l’original qui suit car il doit se construire en rejetant le banal
qui le précède.
Pour les classiques, rien n’implique dans l’originalité de rupture par rapport à la
tradition ou au sens commun. Si l’œuvre vient, sans être une copie servile, puiser aux
mêmes sources d’inspiration que des modèles anciens, elle peut parfaitement être à la
fois originale et traditionnelle. Il nous semble que l’originalité que les Touvas
attendent de leurs chamanes est bien plus proche de celle des classiques que de celle
des romantiques dont nous sommes les héritiers. Dans la pensée touva, la différence
par rapport au commun n’est qu’une des manifestations de l’originalité qui est une
qualité intrinsèque. Au sens touva, original s’oppose non pas à la banalité mais à la
copie.
362
Kim, chamane à Êrzin, lors d’un entretien donné en 2002, exprimait ainsi les raisons
de l’impossibilité d’une organisation corporative des chamanes :
« Autrefois les chamanes se tuaient l’un l’autre. Ce n’est pas correct qu’il y ait
des sociétés de chamanes. Là-dedans il y a des charlatans ; les charlatans, ce
sont des copieurs. Moi à huit ans, j’entendais déjà. Il y en a beaucoup qui
deviennent fous. Personne n’enseigne comment être chamane. Les chamanes
ont des caractères différents, ils agissent différemment. Au contraire les
charlatans copient. »
Pour Kim, la différence des chamanes entre eux, ce que nous appelons leur
originalité, est très clairement opposée à la copie, elle-même liée à l’activité en société.
Selon Xovalygmaa, de même, le charlatanisme a pour fondement l’imitation. Cette
chamane note pour elle-même ses idées concernant sa pratique chamanique : « J’ai
noté tout ça mais je ne le publierai pas. Il ne faut pas le publier, parce que sinon des
charlatans apparaîtront. Je te le raconte à toi comme scientifique pas comme
homme. »
Nous avons montré avec les coiffes, les costumes et les invocations que l’originalité
des chamanes touvas n’est pas une invention arbitraire sans règles. Elle est plutôt une
combinaison nouvelle d’éléments préexistants dans un répertoire auxquels sont
ajoutées des nouveautés, souvent des emprunts à d’autres systèmes. Nous prendrons
comme exemple d’éléments du répertoire chamanique touva deux termes, êêren-dös et
čajaan-dös, qui sont habituellement synonymes (voir ci-dessus p. 212). Xovalygmaa les
mobilise dans son discours et les dispose à sa manière en les distinguant comme deux
notions non confondues. D’après elle, son čajaan-dös se trouve au ciel et doit être
appelé en début de séance chamanique alors que son êêren-dös ne la quitte jamais.
Avec cette simple manipulation des termes, Xovalygmaa réinvestit des éléments
traditionnels et crée du nouveau avec de l’ancien. Ainsi, nous pouvons sans doute
reprendre à notre compte pour notre caractérisation des représentations touvas la
description que Bénichou donne de l’idée classique d’originalité (1967, 170) :
Il faut reconnaître qu’une telle représentation nous est devenue en grande partie
étrangère. On rencontre souvent dans certaines études les marques évidentes d’un
idéal romantique de l’originalité littéraire dont il n’est pas aisé de se déprendre. Dans
la conclusion de son étude générale sur le chamanisme, Eliade explique que le
chamane qui se prépare à la transe parle un « langage secret » ou « langage des
animaux » ([1968] 1978, 396). Quand la « transe » elle-même se déclare, le chamane
entre dans un état de « création linguistique » libre. Eliade établit un parallèle entre ce
363
288 Cette interprétation d’Eliade a conduit le poète Denis Roche à conclure : « Les mêmes phénomènes
qui présidaient autrefois aux révélations du sorcier sibérien, président aujourd’hui aux inventions du
poète moderne. » (1995, 9).
289 Nous avons tenté de retracer ce parcours dans Stépanoff 2001.
364
où l’on n’a plus d’autre désir que de prononcer un son inarticulé » (Recherches
philosophiques, [1953] 2001, § 261). Mais le cri pur, quand il peut trouver sa place dans
le registre poétique ou le registre rituel, n’est jamais une production livrée au hasard,
car il se construit toujours en référence à d’autres productions contemporaines ou
traditionnelles. Comme le dit encore Wittgenstein : « même un poème insensé n’est
pas insensé à la manière du babillement de l’enfant » (ibid., § 282).
Il est incontestable que l’écart par rapport au discours ordinaire est l’un des traits
caractéristiques des invocations chamaniques. Mais l’écart n’est pas une sortie du
langage : il délimite un champ pour la constitution d’un style. Comme l’a signalé
Caroline Humphrey à propos d’invocations bouriates, in the ritual language, special poetic
devices and certain grammatical categories are manipulated so as to constitute meanings which
normally are not operative in everyday language290. Ces « significations » qui sont réalisées
dans le langage rituel n’apparaissent pas ex nihilo dans l’imagination du chamane.
D’une part elles ont en arrière-fond constant le sens ordinaire des mots. Un usage
métaphorique d’un mot ne peut évidemment détruire de la mémoire d’un locuteur
son usage ordinaire : au contraire à défaut de connaître le sens propre des mots,
aucune métaphore ne peut être comprise. Or, selon les chamanes touvas
contemporains, il est indispensable que l’assistance comprenne les invocations
prononcées. Loin de créer un langage nouveau, l’invocation chamanique, comme la
poésie, se contente généralement d’en réaliser des usages nouveaux. D’autre part, les
« significations » nouvelles s’intègrent à un système cohérent qui est la mythologie
personnelle du chamane.
Certaines expressions qui ont clairement pour but de déstabiliser le sens commun
peuvent être admise comme des écarts « purs ». Dyrenkova a relevé un chant de
chamane chor présentant une série d’oxymores et de visions étranges (1940, 334) :
chamanique qui, au fil du temps, s’est écarté significativement de son prototype [ru. pervoobraz], ce qui
explique la diversité des figures métalliques et breloques suspendues au costume et les divergences
d’interprétations de leur signification. »
368
Figure 104. Pendeloques métalliques de costume de chamane iakoute. Jochelson 1933, 110, fig. 5 a-c.
Face à des interprétations si diverses, l’ethnologue est bien en peine de mettre au jour
ce qui serait la « vraie » signification de l’objet chamanique. Est-ce par goût individuel
de l’invention que les chamanes ajoutent des éléments de leur cru à ce que leur a livré
la tradition ? Probablement pas, il s’agit plutôt pour eux de répondre à une demande
en exécutant le rôle que l’on attend d’eux. La collecte d’une information est, avant
toute théorisation par l’ethnologue, une interaction entre deux hommes. Fournir une
interprétation, pour un chamane, ce n’est pas faire la description d’un corps de
doctrines établies, c’est un acte qui est exigé par la conception dominante de la
qualité chamanique. Si les chamanes répétaient avec circonspection un savoir
traditionnel commun, il serait évident qu’ils n’y ont accès que par les moyens
ordinaires que sont l’apprentissage et la répétition. Or la connaissance que le
chamane doit avoir de l’organisation du monde est supposée lui être fournie par les
esprits et, de plus, par sa propre expérience lors des séances chamaniques au cours
desquelles il parcourt l’univers.
Les diverses inventions et originalités du chamane doivent être replacées dans un
ensemble construit, le mythe personnel du chamane294, qui inclut les discours du
chamane, ses commentaires sur son équipement et sa pratique en une construction
interprétative originale.
L’activité interprétative n’est pas le monopole des chamanes : les profanes touvas
pratiquent en permanence des interprétations d’ordres divers. Lorsqu’un cheval est
perdu, on examine différents indices matériels dans les environs du campement
(empreintes, crottin, poils, bruits, etc.) dans le but de localiser l’animal. Ces
interprétations qui partent d’un effet (empreinte) pour remonter à une cause (sabot
de cheval), font appel à une représentation intuitive de la causalité physique. Il existe
aussi dans la culture touva de nombreuses interprétations conventionnelles
294 Nous empruntons la notion de « mythe personnel » (ličnyj mif) du chamane à Plužnikov (1996).
370
impliquant des modes de causalité bien moins évidents pour les Touvas eux-mêmes.
Elles sont formulées dans des dictons appelés demdek295 ou « signes » qui,
généralement, associent à un fait particulier une conséquence plutôt étonnante. Dans
ce cas on part de la cause pour se représenter l’effet attendu.
Une vieille Touva avec qui je bavardais me dit un jour : « Il ne faut pas fumer, c’est
très mauvais, c’est une drogue. » Ce disant, elle sort une cigarette et l’allume.
« Et pourquoi fumez-vous vous-même ?
-Je fume depuis toute petite.
-Vous pouvez arrêter de fumer tout de même, il n’est pas trop tard.
-Non, je ne peux pas. Chez les Touvas, si tu arrêtes de fumer, un parent, ton
père ou un autre, va mourir. »
b) L’interprétation chamanique
De même que l’éleveur marque son bétail, on imagine que l’esprit-maître d’une
montagne inscrit des demdek (ou im-demdek) sur son « bétail » (maly) réservé, certaines
des bêtes de la forêt. Or il est régulier dans les histoires de chasse que les chasseurs
ne remarquent pas ce signe. Xovalygmaa explique à propos de son client Anatolij
qu’« il a tué ce qu’il ne fallait pas. Il a tué un ours qui appartenait au maître de la tajga.
Il devait porter un im-demdek, par exemple une tache blanche sur la tête ou quelque
part, ou une patte plus longue que les autres. Le tajga êêzi pose des demdek sur ses
bêtes comme le malčyn sur ses chevaux. » Un homme ordinaire est supposé ne pas
pouvoir interpréter ces signes même s’il les voit alors qu’un chamane peut le faire.
Cette capacité n’est pas attribuée à une idiosyncrasie particulière mais à une puissance
innée. À la différence de l’interprétation du profane qui suit les lois intuitives de la
causalité ou les principes conventionnels des demdek, les règles qui guident
l’interprétation des chamanes sont supposées inconnaissables au profane ou même
inexistantes. En effet l’interprétation chamanique est souvent présentée dans le
discours indigène non comme une interprétation mais comme le résultat d’une
perception immédiate.
La puissance interprétative des chamanes s’applique à de nombreux supports divers
mais il existe des pôles d’interprétation particulièrement attracteurs de commentaires
créateurs. Comme les objets rituels, la cosmologie est prétexte à l’expression de
l’originalité du chamane. Chez les Altaïens, par exemple, Anoxin (1924, 4) remarque
que les noms donnés aux fils d’Erlik sont très variables d’un chamane à l’autre : c’est
que ce domaine constitue un lieu instable où peut s’exprimer l’originalité
chamanique. On recueille parfois d’étonnantes opinions au sujet des divinités : ainsi
Taran, un chamane altaïen, affirma à Potanin que Xajyrakan, qualificatif qui, hors
contexte particulier, désigne chez les Altaïens la divinité créatrice Ülgen, était mort et
enterré au lieu-dit Alakain sur la rivière Čulyšman en un lieu couvert de bouleaux
(1883, 69). On ne connaît pas d’équivalent à ce Zarathoustra altaïen.
Nous prendrons comme exemple de la diversité des interprétations cosmologiques
chez les Touvas la représentation du ciel. Les profanes, lorsqu’ils parlent du ciel (dêêr),
en donnent une image simple : ils le décrivent selon sa couleur, « bleu » (kök) ou
« noir » (kara), ou son état, « nuageux » (buluttug) ou « clair » (ajas). Parfois on le
nomme d’un autre nom, kudaj, comme dans ce proverbe : « La mauvaiseté du ciel [le
mauvais temps] se dissipe, la mauvaiseté de l’homme ne se dissipe pas » (Kudaj bagy
arly bêêr, kiži bagy arylbas296). Il faut noter que, pour le Touva profane, kudaj n’est pas le
nom d’une divinité comme chez les Altaïens. J’interrogeai à ce sujet Amir Xovalyg du
Xüürektig :
« Kudaj dêêrge čüü dêêr ? Kiži, burgan ? « Qu’est-ce que c’est kudaj ? C’est un homme, un
-Čok, bo dêêr, burgan êves. » dieu ?
-Non, c’est ça [montrant le ciel], c’est le ciel, ce
n’est pas un dieu. »
Les choses sont bien plus complexes si l’on écoute les invocations des chamanes.
Très souvent, ils évoquent non pas un mais « neuf ciels » tos dêêr, comme dans cet
exemple (Kenin-Lopsan éd. 2002, 291) :
296 Proverbe recueilli auprès de Syldys Sat fils de l’éleveur Sergej Sat, vallée de l’Üstüü Iškin.
372
Le chiffre de neuf ciels se retrouve souvent dans le chamanisme des peuples turco-
mongols297 et donne son nom à l’une des associations chamaniques de Kyzyl.
Évidemment, l’idée des neuf ciels n’est pas un secret partagé par les seuls chamanes,
elle est connue de tous, elle apparaît dans l’épopée, mais ce qui nous intéresse ici,
c’est son absence du registre ordinaire du discours, celui que pratiquent les profanes.
Malgré la grande stabilité du chiffre neuf, la démultiplication des ciels trouve chez
certains spécialistes des redoublements supplémentaires. Une vieille femme (kadaj),
dont Katanov dit qu’elle est ou a été chamane, donne à la fin du XIXe siècle la
description suivante de l’univers298 :
Dêêr bistiŋ on ses boor-uŋ. Maidyr burgan Nous avons 18 ciels. Majdyr burgan est dans le
dêêrniŋ êŋ üstündezinde boor-uŋ. plus haut ciel, le 18e. À part Majdyr, il y a
Majdyrdan baška, öske burgan xövej-dir : beaucoup d’autres dieux : šulbus, albys, l’ours, et
čulbus [šulbus], albys, xajyrakan-daa boor- aussi l’âne, que n’y a-t-il pas ?
uŋ [yjnaan], êlžigen [êlčigen] baza bar, čog-
la [čügle] čüve čok-tur.
La référence à l’âne, animal absent de la faune touva, est une originalité que l’on ne
retrouve pas ailleurs. Dans le mythe personnel de cette spécialiste, le chiffre habituel
de neuf ciels est multiplié par deux pour donner 18. C’est un nombre plus élevé
encore qui est avancé à Katanov par un autre spécialiste299 :
Dêêr üžen üš-tür. Čer üš-le kat-tyr, erlik on ses- Il y a 33 ciels, trois couches de terres, 18
tir, tamy baza on-ses-tir. Erliks, et 18 enfers.
D’après une légende recueillie par D’jakonova (1981, 151) dans le Sud de Touva, un
chamane céleste (mong. tengri böö) comptait 99 degrés dans le ciel, soit le triple de ce
qu’indiquait l’informateur précédent.
Cette démultiplication qui paraît devoir aller à l’infini contraste avec la modestie du
discours du profane qui ne connaît généralement qu’un seul ciel, et quand il est
interrogé sur leur nombre affirme son ignorance, comme le fait cet informateur de
Katanov300 :
Men dêêrge barbaan ben. Bistiŋ dêêr kaš Je ne suis pas allé au ciel. Combien nous avons
bolganyn ulug nama [lama] kuburak de ciels, c’est le grand lama ou l’apprenti lama
[xuurak]-la biler. qui le savent.
297 Par exemple chez les Chors (Xolpina 1978, 70-71) et chez les Daours (Humphrey & Onon 2003,
119). On sait que les Hiong-nou de l’antiquité vénéraient déjà les « neuf Cieux » (Roux 1984, 67).
298 1907 I, 96 ; II, 82 (n° 685).
299 1907 I, 17; II, 16 (n°189). L’informateur de Katanov était un xuvurak (ou xuurak), « apprenti lama »,
donc un spécialiste et non un « homme simple ». Les représentants de l’Église lamaïque à Touva ayant
beaucoup emprunté au modèle chamanique, on peut considérer qu’il adopte une attitude et un
discours semblables à ceux d’un chamane.
300 1907 I, 8; II 7 , (n°123-124).
373
c) Un discours plissé.
301D’autres informateurs touvas définissent dajyn dêêr comme un lieu qu’ils situent entre la terre et les
33 ciels (D’jakonova 1981, 137) ou bien du côté oriental de la voûte céleste (Kenin-Lopsan 1995, 91).
D’jakonova glose ce nom par « pays sacré », mais littéralement dajyn dêêr signifie « guerre ciel » ou
« Ciel guerrier ». Ce nom se retrouve sous la forme dajan deerx dans diverses traditions de Mongolie du
Nord (Even 1989-1990, 398). Une interprétation citée par Even a rapproché dajan deerx du titre
mongol dajan abraga « champion universel », où dajan signifie « universel ». Deerx serait le mongol
« supérieur ». Il nous semble qu’il faut peut-être voir dans dajan deerx, non une expression mongole,
mais un emprunt au touva dajyn dêêr ce qui ne serait pas un cas exceptionnel dans le vocabulaire
chamanique des Mongols du Nord. L’expression touva elle-même paraît être à son tour un calque du
mongol dajčin tenger « Ciel guerrier » cité par Even (op. cit. 431).
374
même replié cinq fois pour former six ciels. Ce goût pour le feuilletage est tout à fait
caractéristique du discours chamanique. Les réalités évoquées par les chamanes sont
des choses à facettes comme l’indiquent les épithètes qui les qualifient souvent, kyrlyg
« à branches ; à arêtes » et ka’’ttyg « à couches », dans la rhétorique chamanique. On
voit ainsi apparaître dans les invocations des flèches appelées « cœur à trois facettes »
(üš kyrlyg čürek) (Kenin-Lopsan éd. 2002, 92), des « genévriers à six branches » (aldy
kyrlyg artyš) (Kenin-Lopsan 1987, 91), des montagnes à « flancs en couches frangées »
(xaažylyg ka’’ttar êdêê) (ibid., 93), de la « terre à sept couches » (čedi ka’’t čer) et de la
« glaise à neuf couches » (tos ka’’t dovurak) (ibid., 60). Les couches kat/ka’’t
superposées du ciel302, parfois identifiées comme autant de ciels, sont souvent
représentées par des encoches (tapty « marches ») faites dans le bouleau sur lequel le
chamane doit monter lors des sacrifices téléoutes (Dyrenkova 1949a, 140, n.1),
altaïens en général (Verbickij 1893, 46) ou dans certains rituels d’investiture chors
(matériaux inédits de Dyrenkova cités par Šternberg 1927, 23). À l’évidence, dans
cette ascension, le chamane accomplit son rôle de conducteur à travers les cloisons
séparant les domaines que son discours bâtit et met en scène303.
L’âme elle-même n’est pas un « siège des sentiments » d’une autre nature que le corps
à la façon dont la pensée s’oppose à la matière : l’âme est un double, elle naît d’un pli
de l’idée de personne sur elle-même. Le chamane Gennadyj raconte une aventure où
fut impliquée son âme : « Une fois j’étais au travail et mon âme [sünezin] est venue
voir ma femme. Elle est venue et lui a dit : ‘J’arrive, ne t’inquiète pas.’ Ma femme a eu
peur : mon âme était entrée alors que la porte était fermée avec un cadenas. Ensuite
je suis venu moi-même. » L’âme ressemble à la personne elle-même, sauf par
quelques traits contre-intuitifs comme le fait de passer par les murs. C’est parce que
l’âme est une image dédoublée que le chamane touva utilise souvent un miroir
küzüŋgü afin de l’observer lorsqu’il établit le diagnostic du malade304. Le costume
chamanique est lui aussi le résultat d’un plissement du corps du chamane réalisé par
le rituel d’animation, de même que les ongon sont les redoublements des esprits (voir
chap. VI « Équiper le naturel »).
Tout ce qui est plié une fois peut l’être encore plusieurs fois. La yourte touva est
dominée par une pièce de bois nommée xaraača juste au-dessus du foyer (au sens
propre). Dans le discours chamanique existe une notion sémantiquement et
linguistiquement proche : le xaača. Cette entité magique couvre et protège le foyer (au
sens figuré), c’est-à-dire la famille et le bétail. Selon notre interprétation, le xaača sera
donc le dédoublement plié du xaraača. Mais un chamane imaginatif peut trouver
302 Le terme kat (pharyngalisé en touva ka’’t) est attesté dans l’antiquité chez les Kyrgyz du Ienisseï
dont une inscription dit, peut-être d’un chamane, qu’« il s’est promené dans les trois étages (kat) de
l’univers » (Roux 1984, 66).
303 Eliade (1978, 110), qui doute qu’un rituel « aussi complexe » que la montée du chamane sur des
bouleaux incisés puisse être d’origine locale, y voit une probable influence de rites d’initiation iranien
comportant une échelle. Il nous semble que la cohérence parfaite de l’image de l’ascension du
chamane avec son rôle de passeur des offrandes aux esprits rend superflue l’hypothèse d’un emprunt.
La conception en couches de l’univers est quant à elle engendrée par le fonctionnement même du
discours chamanique.
304 Selon Humphrey et Onon le miroir est généralement perçu comme an external container of the soul
305Ölüg bolgaš dirig sünezinni men ylgap bilir kiži men, « Je peux distinguer l’âme vivante et l’âme morte. »
306Dans « La structure du mythe », Lévi-Strauss emploie, à propos de la répétition souvent observée
d’une même séquence dans un mythe, l’image d’un feuilletage : « Tout mythe possède donc une
structure feuilletée qui transparaît à la surface, si l’on peut dire, dans et par le procédé de répétition »
([1958] 2002, 264). Ce redoublement n’apparaît comme un feuilletage qu’au niveau de l’analyse
structurale lisant « synchroniquement » des séquences qui, dans le mythe, sont successives et, dans le
corpus constitué par l’ethnographie, disjointes. Le feuilletage qui nous occupe ici est, quant à lui, la
propriété, immanente et perceptible pour les locuteurs eux-mêmes, d’un registre discursif.
376
377
Chapitre IX
Le contexte rituel
La vie des Touvas est parsemée de gestes, parfois très simples et discrets, que
l’observateur étranger est tenté spontanément de ranger dans la catégorie des actes
rituels. On a pourtant quelquefois scrupule à les isoler dans un domaine particulier
lorsqu’on les voit si naturellement intégrés à des séquences d’actions qui nous
paraissent, quant à elles, non rituelles. Les gestes dits rituels, il est vrai, ne se
distinguent pas nécessairement par l’objet extraordinaire qu’ils viseraient. Cet objet
peut être le feu de la yourte, la montagne, un arbre, un mouton. Un geste que nous
décririons comme « une offrande rituelle de viande à l’esprit du feu » n’est nommé
par celui qui le réalise que de cette manière : Ot čemgerip tur men, « Je nourris le feu ».
Une telle description ne paraît pas relever d’un autre domaine que celle qui se
rapporte à un geste, pour nous, ordinaire : Yt čemgerip tur men « Je nourris le chien ».
La distinction entre les catégories du « religieux » et du « profane » n’est-elle pas une
opposition occidentale dont il est nécessaire de se départir dans l’étude d’une société
exotique ?
À Bora Šaj (région de l’Övür), l’éleveur Saša Ondar, lorsqu’il vend un mouton,
attache un ruban à sa patte avant que les acheteurs ne l’emportent dans leur jeep.
Saša explique que le but de l’action est « que le troupeau continue à prospérer, à
grandir ». Cet objectif ne se distingue pas de celui d’un grand nombre d’autres actes
quotidiens accomplis par Saša pour assurer le développement de son troupeau,
comme le fait de le mener sur de bons pâturages, le protéger des loups, organiser sa
reproduction. Est-ce que, pour Saša, le geste de nouer un ruban à un mouton se
distinguait de ces autres actes ? Il nous semble que la réponse est clairement positive.
Saša pouvait m’expliquer sans difficulté et avec beaucoup de précision pourquoi une
gestion avisée de la saillie du bélier favoriserait un bon développement de son
troupeau. Par exemple en été, je le vis fixer au bélier une sorte de culotte ou de
tablier (xög) : il s’agissait, disait-il, d’éviter qu’il n’engrosse les brebis qui mettraient bas
trop tôt en hiver (fig. 105). Si les agneaux arrivaient trop tôt les brebis affaiblies ne
pourraient pas les nourrir et ils risqueraient de succomber au froid. Le rapport entre
378
le procédé utilisé et le but visé était clair et s’expliquait sans difficulté à l’ignorant que
j’étais. En revanche, Saša n’avait pas grand-chose à me dire sur le rapport entre le
ruban noué et le croît des moutons. Moi-même, je voyais bien ce qu’il y aurait
d’incongru d’exiger une explication précise et je n’insistai pas. La seule réponse que je
recevais dans ce genre de cas était : Tyva čaŋčyl bistiŋ tyvalarnyŋ yndyg čaŋčyly bar, « C’est
notre coutume de Touvas » ou Bis mynčap turar, « Nous faisons comme ça. » Tout
développement supplémentaire aurait été non une explication mais une interprétation
variable selon l’informateur. Si j’avais insisté, Saša m’aurait répondu comme il le
faisait habituellement sur ce genre de question que « les gens ordinaires ne savent pas
cela, ce sont les chamanes qui savent. » Le mode d’efficacité du ruban et celui du
tablier du bélier sont fort différents et cette différence est évidente pour les acteurs
eux-mêmes. En particulier, l’analyse de l’échec d’un acte rituel n’est pas du même
type que l’analyse de l’échec d’un acte ordinaire.
Selon Pascal Boyer (1997), si le domaine religieux n’est que rarement distingué des
domaines profanes dans l’espace, dans les discours explicites et dans les institutions,
il n’existe pas moins comme domaine cognitif nettement circonscrit. Boyer a proposé
de voir le caractère propre des phénomènes religieux non dans le type d’organisation
sociale qui les soutient, ni dans le rapport spécial que les agents auraient aux idées
religieuses, comme par exemple dans un « mode de pensée irrationnel », mais dans la
structure formelle même de ces idées. Les concepts religieux, selon Boyer, présentent
deux caractères communs : le premier est d’appartenir à une catégorie ontologique
intuitive (comme celles d’« agent intentionnel », ou d’ « artefact ») et le second est de
violer certaines attentes liées à cette catégorie (par exemple, pour un agent
intentionnel, par le fait d’être invisible ou, pour un artefact, par le fait d’être doué
d’une psychologie). Le premier caractère fait que ces représentations sont
conceptualisables (ce ne sont pas des absurdités), le second les rend saillantes,
fascinantes, et favorise ainsi leur mémorisation et leur diffusion.
Cependant, comme l’a observé Carlo Severi (2004, 816), le caractère contre-intuitif
d’une représentation n’est pas suffisant pour garantir sa stabilisation : ainsi chaque
cerveau humain produit chaque nuit en rêve de nombreuses représentations contre-
intuitives qui disparaissent massivement. Severi a souligné l’importance des contextes
pragmatiques contre-intuitifs instaurés par les rituels dans la stabilisation et la
diffusion des représentations contre-intuitives.
Dans le cas de la fixation du ruban à la patte du mouton, il est difficile d’identifier
quel est le concept contre-intuitif qui est en jeu. Saša attribuait-il une psychologie
d’agent intentionnel au ruban ? Rien dans ses gestes ni ses discours n’incite à lui
prêter de telles représentations. Il avait découpé ce ruban lui-même, n’avait pas fait
de rite d’animation (seul un chamane le pourrait) et ne lui avait pas adressé de
paroles. Ce qu’il manipulait, c’était un simple ruban en vertu d’un usage (čaŋčyl) et non
un concept de ruban contre-intuitif. Ce cas très simple et très banal illustre la
nécessité de compléter le modèle représentationnaliste cognitiviste par une analyse
pragmatique. Michael Houseman (2004, 114) a défini ce dernier type d’approche du
379
rituel en disant qu’il « attribue un rôle structurant aux relations plutôt qu’aux
représentations, privilégie les représentations publiques plutôt que les représentations
mentales, met l’accent sur les propriétés contre-intuitives des actes et non des
entités ». Poursuivant l’idée de ne pas réserver la notion de contre-intuitivité aux
objets de pensée mais de l’étendre à l’action, nous nous proposons de distinguer ce
qui dans les gestes peut impliquer une référence à une causalité violant certaines
intuitions ordinaires. Pour simplifier l’expression, nous appellerons « objet contre-
intuitif » un objet dont le concept est contre-intuitif et nous dirons qu’un geste
renvoyant à un mode d’efficacité contre-intuitif est un « geste contre-intuitif ». De
même gestes et objets seront dit « intuitifs » quand ils respectent les catégories
ontologiques et les modalités causales intuitives. Bien entendu, il faudra ne pas perdre
de vue que gestes et objets ne peuvent être intuitifs ou contre-intuitifs que du point
de vue de l’acteur, dans la mesure où ils présentent une opposition par rapport à
d’autres types de gestes et objets. Si nous revenons au cas de Saša, nous pouvons dire
que, lorsqu’il prépare la saillie de ses moutons, il exécute une action intuitive sur un
objet intuitif, alors que lorsqu’il fixe un ruban à la patte du mouton, l’objet reste
intuitif mais l’action est contre-intuitive.
L’action d’un profane visant un objet contre-intuitif est généralement elle-même de
type contre-intuitif. Prenons le cas des êêren. L’idée d’êêren est contre-intuitive car les
êêren sont généralement définis par les informateurs comme des « objets vivants »
(dirig čüve), notion explicitement paradoxale. Les profanes qui ont chez eux un tel
objet exécutent sur lui ou en sa direction des gestes conventionnels dont le mode
d’action est contre-intuitif : ils le « nourrissent » (čemgerer) en projetant vers lui du lait,
en lui envoyant de la fumée de genévrier ou en posant des aliments devant lui. Mais
la manière dont ces gestes constituent un nourrissement, la manière dont l’êêren s’en
sustente n’est pas claire et ne ressemble pas à la manière dont le chien de la yourte se
nourrit de ce qu’on lui donne à manger. Le terme « nourrir » employé dans les deux
cas recouvre donc deux catégories d’action différentes. On le voit bien lorsqu’un
même objet peut subir les deux types de nourrissement. Le feu de la yourte, par
exemple, est alimenté intuitivement de bois par tous les membres de la famille, mais il
est aussi contre-intuitivement nourri de thé, et ce dans des conditions réglées : le
matin, avec une cuiller rituelle tos karak et seulement par la mère de la famille (voir
fig. 117 et 118). La solution analytique consistant distinguer un « feu » nourri
ordinairement d’un « esprit-maître du feu » nourri rituellement ne serait pas une
description très exacte de la réalité pratique, car les profanes ne parlent jamais de
« maître du feu » (ot êêzi), notion réservée au discours chamanique.
Autrefois les Touvas consacraient certaines bêtes de leurs troupeaux offertes comme
« montures » aux esprits maîtres des lieux ou aux êêren. Lorsqu’un chamane
accomplissait le rituel de consécration qui faisait du bouc ou du bélier un ydyk, il
aspergeait la bête de lait et lui oignait les cornes et les sabots de beurre (Potapov
1969, 367) : il s’agit ici d’un nourrissement contre-intuitif distinct du nourrissement
intuitif habituellement réservé au bétail.
380
Lorsqu’ils nourrissent leurs êêren, les profanes exécutent donc des actions contre-
intuitives sur des objets contre-intuitifs. Au total, nous voyons qu’existent quatre
possibilités logiques combinant types d’actions et types d’objets :
action intuitive sur objet intuitif action contre-intuitive sur objet intuitif
action intuitive sur objet contre-intuitif action contre-intuitive sur objet contre-intuitif
Nous avons déjà rencontré les réalisations de trois de ces possibilités. Une seule est
restée à l’état combinaison théorique, c’est l’idée d’une action intuitive sur un objet
contre-intuitif, comme un esprit. Nous examinerons plus loin si des réalisations de ce
cas peuvent se présenter et dans quelles conditions.
Les rituels sont généralement plus complexes que les gestes simples décrits jusqu’à
présent. Ils associent plusieurs acteurs qui ont recours à différentes modalités
d’action appliquées à des objets multiples. Il n’est pas rare qu’il soit difficile
d’apprécier si un objet ou un geste doit être considéré comme intuitif ou contre-
intuitif. Cependant, ces catégories nous seront utiles dans l’exploration de la question
générale qui nous occupe dans cette étude, celle des processus qui mènent certaines
personnes à se définir comme chamanes et d’autres comme profanes. En effet, elles
forment un critère qui permet de caractériser assez précisément les actions qui
incombent à chacun.
Nous allons dans ce chapitre tenter de discerner au cœur de l’action comment sont
mises en œuvre les représentations que nous avons décrites concernant la qualité
chamanique, les propriétés relationnelles du corps du chamane et le fait que, après le
rite d’animation des objets, les capacités du chamane sont supposées être mises au
service des autres hommes.
Nous avons souligné plus haut l’importance de l’activité interprétative dans la
construction de l’originalité chamanique. L’interprétation donnée par le chamane de
son propre rituel fait partie de son action rituelle : l’analyse doit l’y intégrer et non en
faire la clé de l’expérience rituelle de tous les participants, qui a sa logique
pragmatique propre. Nous prendrons comme principe d’analyse l’idée que
« l’expérience du rituel ne transmet pas directement des messages » (Houseman &
Severi 1994, 49). Nous tenterons de caractériser, dans les exemples chamaniques
décrits, ce contexte relationnel particulier « que le codage des gestes avant les mots
impose au comportement rituel » (ibid.).
II.Rites funéraires
A. L’enterrement.
Chez les Touvas contemporains, après la mort d’une personne, trois rituels
importants sont organisés : l’enterrement, le rite du 7e jour et, le plus important, le
rite du 49e jour après la mort. L’enterrement se fait quelques jours après le décès.
Autrefois les corps étaient abandonnés dans la steppe pour les profanes, tandis que
les corps des chamanes et parfois des lamas étaient déposés dans la taïga, dans des
caisses sur pilotis accompagnés de leurs instruments rituels307. L’administration
soviétique ayant interdit ces pratiques, de nos jours les morts sont enterrés dans des
cimetières situés dans les environs des villages308.
Pour les funérailles, on s’efforce d’avoir le plus d’assistance possible, y compris des
amis, des voisins, de simples curieux. En revanche, on n’invite jamais de chamane
pour l’enterrement ou si un chamane vient, c’est sans son costume rituel et aucune
action particulière ne vient le distinguer du reste de l’assemblée. Les invités, lorsqu’ils
pénètrent dans la maison du défunt avant la levée du corps échangent des cigarettes
avec les membres de la famille. Ce geste a remplacé l’échange de pipes qui se
pratiquait autrefois. Taapkylažyr (taapkyla- fumer + ž suffixe du contributif) « fumer
ensemble », terme euphémique faisant allusion à cette coutume, désigne par
synecdoque la participation à un enterrement. La famille proche du défunt doit
nourrir et abreuver avec le plus de largesse possible tous les visiteurs. La
consommation de viande et d’alcool est importante de sorte que tout le monde est
légèrement ivre lors de l’enterrement.
En avril 2006, j’ai assisté à l’enterrement d’un homme d’une cinquantaine d’années,
un chamane de la société Adyg-êêren mort d’une cirrhose du foie. La cérémonie eut
lieu dans le village de Šambalyg (région de Kyzyl). Le corps était étendu dans un lit de
la petite maison de ses parents. Dans la petite pièce, aucune barrière gestuelle ne
venait séparer le mort des vivants, de sorte que l’impression pour l’étranger était
saisissante. Plusieurs personnes étaient assises sur le lit à côté du gisant comme au
chevet d’un malade, certaines lui parlaient, d’autres lui tournaient le dos en mangeant.
À terre, des hommes jouaient aux échecs, d’autres bavardaient. Tous étaient un peu
ivres et parlaient haut.
Seuls un sanglot ou une lamentation venaient par moment rappeler que le gisant est
un mort. Son père et sa mère s’écriaient Oglum ! « Mon fils » et l’interpellaient en
pleurant, s’adressant à lui comme à un vivant. Les plus proches du défunt, ses parents
et sa femme, manifestaient leur émotion par des actions directes en direction le
défunt : interpellations, baisers, caresses, embrassements du corps. Ils l’embrassèrent
307On doit à D’jakonova une étude archéologique minutieuse des sépultures touvas (1975).
308Grégory Delaplace a étudié cette réforme et ses conséquences chez une population mongole
voisine des Touvas, les Dörbets (2007).
382
encore quand il fut mis en bière et jusqu’à la descente dans la tombe qui avait été
creusée à la hache dans le sol gelé.
Pendant que le corps gît sur le lit, de la nourriture est déposée près de sa tête dans
des assiettes. Après la disparition du cercueil sous un monticule de terre, des assiettes
sont à nouveau déposées au niveau du visage avec de la nourriture, des verres
d’alcool et des cigarettes (fig. 106). Comme l’homme aux funérailles duquel j’assistai
était mort d’alcoolisme, on plaça dans son cercueil entre ses mains une bouteille de
vodka. Le goût pour l’alcool est un trait de son caractère qu’il est supposé garder
après sa mort et cette soif doit être satisfaite.
Cette manière d’honorer et de nourrir une personne est des plus ordinaires, c’est ainsi
que l’on fait dans la yourte en poussant vers la personne une assiette bien remplie.
Nous verrons plus loin que le chamane, lui, ne nourrit pas le mort de cette façon. La
nature même de la nourriture donnée au défunt est ordinaire : il s’agit du même pain
et des mêmes plats qui sont servis aux invités qui patientent en attendant la levée du
corps. Les vivants et le mort sont tous réunis dans la consommation d’une même
nourriture. Après le dépôt de la nourriture sur la tombe, la famille du défunt distribue
aux membres de l’assistance des mouchoirs de papier contenant des sachets de thé.
Puis toute l’assistance rejoint la maison où un banquet est donné avec les plats
commencés avant la levée du corps. Enfin, tous se séparent. Tous ceux qui ont été
présents à l’enterrement sont tenus d’apporter une contribution financière aux frais
des funérailles.
L’enterrement est une importante affaire de la famille. Le groupe se réunit et se
démontre à lui-même son unité et sa force. De l’avis de tous, le critère de la réussite
de l’enterrement est simple : il faut qu’il y ait beaucoup de monde, au moins une
centaine de personnes. Les Touvas ironisent sur les funérailles russes qui rassemblent
parfois seulement une dizaine d’invités. Par le banquet, les échanges d’argent et de
tabac, le groupe de parenté réuni autour du mort manifeste sa solidarité, il réchauffe
ses relations à un point paroxystique. Parmi ces relations, celles de vivants avec les
mort ni sont pas distinguées de celles qui unissent les vivants309.
Les relations de vivant à mort, telles qu’elles apparaissent dans l’enterrement,
prolongent des relations de vivant à vivant qui ne semblent pas modifiées dans leur
nature. Les parents du défunt demeurent ses parents, ils l’interpellent par le nom
d’adresse correspondant à leur relation (« fils », « frère ») et lui donnent à manger par
les mêmes gestes que lorsqu’il était en vie. Le seul changement qui se laisse observer
est le fait que ces relations sont devenues unilatérales.
L’objet de l’action rituelle tel qu’il se dégage dans les discours n’est autre que la
personne défunte elle-même, traitée comme personne complète. On ne prononce
généralement pas son nom, préférant employer le pronom ol. Nul ne songe à
distinguer en « lui » des entités de natures différentes comme le « corps » (ê’’t-bodu) et
l’« âme » (sünezini). Ces termes ne sont prononcés par personne. Il n’existe pas en
309Il en allait ainsi chez les Turcs anciens et médiévaux selon Jean-Paul Roux (1963, 168) : « Il y avait
foule aux funérailles. (…) Toute cette assemblée vit intensément d’une vie collective provisoire qui
trouve sa plus haute expression dans le festin funèbre. » Gmelin a noté que, chez les Bouriates, la
viande du cheval sacrifié pour le mort est mangée par les vivants (1751-1752 II, 184).
383
B. Reconduire l’âme.
Mais nulle famille touva n’estimerait avoir accompli ses devoirs envers un parent
défunt si elle se contentait de l’enterrement. Pour la suite elle a recours à un chamane,
car les gens ordinaires « ne peuvent pas » faire ce qui reste à faire. Selon l’interprétation
générale, les rites du « 7e jour » (čedi xonuk) et du « 49e jour » (dörten-tos xonuk) ont pour
objet d’appeler l’âme (sünezin ou tyn310) du défunt, la nourrir, puis la renvoyer. Ce
renvoi doit être définitif dans le cas du 49e jour.
310À l’époque où Katanov rassembla son corpus, le terme était süne. On le retrouve encore sous cette
forme chez Mänchen-Helfen (1992, 98). Sünezin est le résultat de l’intégration au radical du suffixe de
troisième personne -zi- et du suffixe d’accusatif -n. Par un phénomène de redoublement qui n’est pas
exceptionnel, « son âme » à l’accusatif se dit en touva contemporain sünezinin. Tyn désigne plutôt la
force vitale qui disparaît à la mort. Mais on peut trouver les deux notions associées dans la paire
384
Oksana Dambaa, professeur à l’université de Kyzyl, qui se dit athée, a fait organiser
pour son père un rituel du 49e jour avec un chamane, bien qu’elle et son mari jugent
cette cérémonie ridicule : « Nous étions obligés, les gens n’auraient pas compris que
nous ne le fassions pas. Et puis j’ai eu peur, j’ai pensé aux enfants. »
En effet, si l’âme demeure après le 49e jour, on dit qu’elle peut causer des malheurs.
Selon Kara-ool, l’existence de nombreux faux chamanes a pour conséquence que les
rituels du 49e jour sont souvent mal exécutés. L’âme du défunt n’est pas renvoyée,
elle demeure avec ses proches et leur cause des problèmes. Dans ce cas :
« Le sünezin devient un aza. Les affaires commencent à aller mal chez les
parents du défunt, ils tombent malade. Même les appareils techniques s’en
ressentent : le frigo, la télé tombent en panne. »
Il n’est pas rare que des décès soient attribués à l’action d’un mort récent. Au
printemps 2006, une famille vint consulter le chamane Sergej pour lui demander de
mener un rituel du 49e jour. Un de leurs parents, un homme de 30 ans venait de
mourir dans un accident sur un site d’extraction d’or. Le chamane regarda la photo
du défunt et puis affirma et convainquit ses visiteurs qu’il était mort à cause de sa
participation à un rituel du 49e jour mené pour son père adoptif quelques mois plus
tôt. Les rituels du 49e jour sont tenus pour dangereux s’ils sont mal exécutés, aussi ils
rassemblent peu de monde, seuls les proches parents y assistent, en général une
vingtaine de personnes. Chacun sait s’il doit être présent ou non, selon son degré de
parenté ou d’alliance.
Le départ de l’âme du défunt hors de sa maison ou de son campement après le 49e
jour n’est pas considéré comme un processus naturel : ce passage ne peut être
accompli que par l’action autoritaire d’un chamane. Le chamane doit convaincre le
mort qu’il est mort, ce qu’il ne sait pas ou ne veut pas admettre. Par exemple, le
chamane demande à l’âme de s’asseoir sur une tige légère, on voit alors que la
branche ne plie pas et le mort doit convenir qu’il n’est plus un vivant311. Le mort ne
se voit pas lui-même comme un mort, c’est pourquoi il souhaite rester avec ses
proches pour lesquels ses sentiments n’ont pas changé. Mais son attachement
constitue pour les hommes un danger mortel car ils n’appartiennent pas au même
monde. Lorsqu’il tente d’attirer à lui ceux qu’il aime c’est vers son état, donc vers la
mort qu’il les dirige312 Ainsi monde des vivants et monde des morts se regardent-ils
l’un face à l’autre avec leurs valeurs inversées, comme en miroir313. Galina Sunduj me
lexicale süne-tyn, et tyn peut être employé avec le même sens que sünezin comme âme survivant après la
mort.
311 Information Irgek Xertek né en 1916 (Kenin-Lopsan 2002, 87). information Belek Monguš, né en
esprits sont pour eux invisibles et peuvent leur causer des maladies, exactement comme il en est des
esprits de défunts à l’égard qui cherchent à entrer en contact avec des vivants (Alekseev 1984, 50).
385
fit le récit de la dangereuse relation qu’elle a eue étant enfant avec l’âme de son père
et qui dura jusqu’au rite du 49e jour :
« Après la mort de mon père tout le monde pleurait, mais pas moi. Parce que
le soir je le voyais et il venait me raconter des histoires. Pour le 49e jour, ma
mère a fait venir un homme qui était à la fois lama et chamane. Il lisait des
mantras. Il a dit à ma mère (elle me l’a raconté plus tard) : ‘Votre fille voit
votre mari tous les soirs. Il faut l’empêcher.’ Il a tout deviné ainsi. Et il a fait
quelque chose pour nous séparer. Le soir suivant, mon père est venu mais il
était en colère. Je ne comprenais pas : pourquoi est-il en colère contre moi, sa
petite fille ? J’ai trouvé cela injuste et n’ai plus souhaité le revoir. Depuis je ne
l’ai revu que deux fois dans ma vie, et à chaque fois il avait un visage
mécontent contre moi. »
La mort d’une personne peut donc être suivie de celle de plusieurs autres en un
effrayant mécanisme d’attraction difficile à enrayer. Selon Svetlana Moŋguš, dans le
village de Mugur-Aksy, il est fréquent que les morts viennent danser et « l’un d’eux
veut emporter quelqu’un avec lui ». Dans ce genre de cas, les habitants observent des
meurtres en série et des « modes de suicides ». Quand une nouvelle série de morts
s’engagent, les gens disent : « Voilà que ça recommence » (am baza êgelêên).
On comprend sans peine, dans ces conditions, l’importance accordée aux rites de
reconduite de l’âme du défunt exécutée par le corps conducteur du chamane.
Traditionnellement, cette pratique est universelle chez les Turcs de Sibérie
méridionale. Les Tofalars font un rituel sept jours après le décès, puis un autre mené
par un chamane, traditionnellement environ un mois plus tard, période qui s’est fixée
à quarante jours sous l’influence de la coutume russe des pominki (repas funéraires des
9e et 40e jours après le décès) (Diószegi 1968, 318). Les Téléoutes nourrissent l’âme
(üzüt) du défunt par un feu les 7e et 40e jours. Au 40e jour, un chamane invité dans la
maison du défunt est censé saisir l’üzüt et le jeter dehors (Anoxin 1929, 262-263).
Chez les Altaïens (altaj-kiži), la « fête de l’âme » (üzüt pajramy314) avait lieu le 40e jour,
mais Anoxin signale qu’on n’y conviait pas nécessairement un chamane (1924, 20).
Le rite chor décrit par Xlopina met au contraire le chamane au centre de l’action. Il
est exécuté le 7e ou le 9e jour. Le chamane répand de l’alcool (araka) sur la tombe, qui
chez les Chors se trouve en forêt, et projette de la nourriture comme offrande à
l’üzüt. Il nourrit ainsi l’âme, lui parle et s’efforce de la convaincre de partir. Le
chamane mime un dialogue avec l’âme qui se plaint de sa situation : « Je suis mort
contre ma volonté, je suis mort et suis resté. – Tu es mort sans le vouloir. ». L’âme
donne aussi des recommandations à ses proches. Un rituel a lieu dans la maison du
défunt, puis, après force offrandes de tabac et d’alcool, le chamane mime
314Üzüt chez les Altaïens est le nom donné à l’esprit d’un défunt, « âme de mort » selon Potanin (1883,
62-63, 91). « L’üzüt est un mort transformé en mauvais esprit et causant des maladies » (ibid. 130). Le
dictionnaire de langue altaïenne de Baskakov et Toščakova donne une définition semblable (1947,
171).
386
l’acceptation de l’âme qui consent à s’introduire dans un petit radeau de bois (sal)
équipé de rames qui est descendu dans une rivière. Elle va ainsi rejoindre le « pays
des morts » sur la nature duquel Xlopina ne s’étend pas (1978, 75-77). On décrit chez
les Khakasses un rite semblable, appelé xaran sürerge « chasser le noir », au cours
duquel le chamane devait fixer l’âme sur un radeau et la conduire jusqu’à un lieu où
elle devenait üzüt « esprit », « le pays des esprits » (üzüt čir) dont elle ne pouvait plus
revenir (Butanaev 2006, 154).
Il n’existe pas de consensus chez les Touvas sur le lieu de destination de l’âme. Les
informateurs de Katanov affirmaient qu’au 49e jour l’âme (tyn [tyny] ou süne [sünezi] ou
tyn-süne) de l’homme bon (êki kiži) monte vers la « terre du bon Créateur » (êki Čajaan
čeringe) chez Kudaj-Burgan, au ciel (dêêrge üner), tandis que celle de l’homme mauvais
(bagaj kiži) descend au pays d’Erlik315.
Certes, on reconnaît dans ces descriptions l’influence du bouddhisme et les
concessions variables qu’il a fallu lui faire. Mais l’hésitation est la même dans une
zone très faiblement soumise au bouddhisme, celle de l’Altaï russe. La question de la
destination ne peut recevoir de réponse unique : si les bons sont censés aller chez
Kudaj, et les méchants chez Erlik, l’intervention du lama ou du chamane peut
modifier leur destination. En outre, certaines âmes (tyn) se voient attribuer un destin
particulier, comme celle du chamane, dont on dit qu’elle reste sur terre (Katanov
1907, n°190). On dit aussi que l’âme (tyn) d’une personne peut renaître dans une autre
(Mänchen-Helfen 1992, 98). En entretien le chamane contemporain Kara-ool parle
plus volontiers de « pays des ancêtres » ou de « pays de Kurbustu316 », représentations
qui paraissent moins bouddhisées et plus fidèles aux cosmologies communes du
monde turc de l’Altaï. Dans ses invocations on rencontre le terme burgannarnyŋ orany
« pays des dieux ».
Cette incertitude qui révèle, plus généralement, une absence d’intérêt pour une
détermination précise du destin post-mortem s’exprime bien dans la définition qu’Urana
Moŋguš me donna du rituel : « Au 49e jour le chamane envoie l’âme là où elle doit
aller. » Le but explicite du rituel est donc d’agir sur l’âme du défunt en la contraignant
à demeurer dans une région spéciale. Cette interprétation courante nous paraît
insuffisante car elle ne permet pas de rendre compte de plusieurs aspects importants
du rituel. En particulier, on ne voit pas pourquoi la famille du défunt doit être
présente. Les histoires de conséquences catastrophiques de la participation à un rituel
du 49e jour sont nombreuses et devraient inciter les familles à se tenir à l’écart. Ne
serait-il donc pas plus sage pour les proches de rester chez soi et de laisser le
chamane agir seul ? Le rituel paraît bien avoir pour objet non seulement l’âme du
défunt mais aussi ses proches.
Pour aborder ces questions, le recours à l’interprétation des acteurs est insuffisant.
Les réponses conventionnelles qu’ils produisent sont étrangères à la logique propre
au rituel. C’est dans l’analyse du dispositif pratique lui-même que nous pourrons
reconnaître comment les acteurs sont mobilisés et quels sont les types de relations
établies ou rompues.
À écouter les récits faits par les personnes ayant participé aux rituels, la question de
savoir où et comment l’âme a été renvoyée est sans intérêt. Ce qui est fascinant, c’est
la relation, d’abord de perception, puis d’identification, censée être établie entre le
chamane et le défunt. Les récits souvent extraordinaires que les Touvas donnent du
rituel du 49e jour en font le lieu même de la manifestation de la puissance des
chamanes. D’après Svetlana Monguš, « les chamanes deviennent les défunts quand ils
font le 49e jour. Leur visage reste le même mais ils prennent la voix, la démarche du
défunt. » Son mari, Viktor Nursat, raconte ainsi le rituel du 49e jour accompli pour
son père :
« Quand mon père est mort, pour le 7e jour on n’a rien fait et pour le 49e on a
fait venir un chamane d’un village, pas d’une société. Il a chamanisé longtemps
et puis il a dit : ‘Non, il ne vient pas votre père. Ils ont une réunion là-bas et ils
veulent élire votre père comme grand chef. Il faut attendre.’ Et nous avons
attendu deux heures que la réunion finisse dans l’autre monde [rire] ! Ce
chamane ne connaissait pas mon père ni son caractère. Or effectivement mon
père était un grand chef, un carriériste au bon sens du mot. Et puis l’âme de
mon père est quand même arrivée, et le chamane s’est mis à parler exactement
comme lui, avec toutes ses petites expressions, exactement ! Et il ne l’avait
jamais vu. »
« Ma daaj avam [sœur de mère] est morte, c’était en février avant le šagaa [fête
de nouvel an]. Ma grand-mère était vivante. Elle avait 90 ans. Elle ne pouvait
plus s’occuper du bétail aussi ma daaj avam lui avait envoyé sa fille. De sorte
qu’on n’a pas découvert sa mort tout de suite, car elle était seule. Pour le 7e
jour, on a fait venir Xam čalan. Mais il était ivre et il n’a rien pu faire. Au 49e
jour, on a fait venir Gadijuk de Barlyk. Tous les parents étaient là. Il a
commencé le rituel, avec son fouet. Il a fait un feu. Il a jeté dans le feu de la
nourriture. Et il a commencé. ‘Le sünezin [de la tante] a mal. Elle a la jambe
qui boite.’ Le chamane a vu et il a demandé : ‘Comment êtes-vous morte ? –
J’ai eu un bagaj xün [« mauvais jour »]. J’ai été emportée par un kara četker
[« démon noir »]. Je suis une bonne personne. On m’a emportée sous terre.’
Le chamane a dit : ‘Votre tante était bonne. Chaque chien la connaissait.’ ‘Je
388
Ce récit nous confirme d’abord la difficulté que rencontrent les Touvas dans le choix
de leur chamane. Le premier chamane invité pour le 7e jour, en état d’ivresse, a été
incapable de mener correctement le rituel. « Il n’a rien pu faire », autrement dit le
rituel a été reconnu comme inefficace. La puissance du chamane Gadijuk ressort
d’autant plus par contraste.
Dans les paroles rapportées, Omak n’affirme pas explicitement que c’est sa tante qui
parle. À aucun moment, il n’emploie une expression comme « ma tante a dit », ce qui
aurait été perçu comme une naïveté ou un excès d’assurance. En fait, seul un
chamane pourrait se permettre des affirmations aussi directes, et Omak ne dispose
pas de la qualité autorisant l’emploi d’un tel discours. L’identité du locuteur « Je ne
pensais pas que je mourrais si vite » est laissée dans l’ambiguïté : Omak sait que c’est
le chamane qui prononce ces paroles et il sait que je le sais, pourtant il tient à laisser
envisageable la possibilité que sa tante soit l’auteur véritable de ces paroles. On note
une progression dans le discours qu’Omak attribue au chamane. Sa première
intervention n’est qu’une description extérieure : « L’âme a mal. Elle a la jambe qui
boite. » Le chamane fait ainsi connaître aux autres ce qu’il observe. Omak interprète
correctement ces phrases lorsqu’il dit : « Le chamane a vu (…) ». Cette conviction,
Omak la tire non d’une affirmation explicite du chamane qui dirait : « Je vois, j’ai un
don de voyance que vous n’avez pas », mais de la description que le chamane fait du
contenu de ses perceptions. Cet établissement d’un lien perceptif autorise, aux yeux
du public, le chamane à ouvrir une communication avec la morte.
Le chamane pose alors une question qui tourmente tout le monde mais que personne
ne peut adresser directement : « Comment êtes-vous morte ? » Comme souvent, le
malheur est attribué à une conjonction d’événements défavorables : un « mauvais
jour », simple hasard astrologique, a mis la tante dans un état de vulnérabilité qui a
fait d’elle lui une proie facile pour le četker noir de passage. En affirmant ce scénario
où le hasard tient la plus grand part, le chamane repousse l’hypothèse d’une attaque
intentionnelle préméditée dont la famille aurait à craindre de nouveaux
développements. Peu fréquente à la campagne, la crainte d’une malédiction collective
aurait pu, en ville, être évoquée, auquel cas cette mort aurait dû être interprétée
comme une étape dans une série de malheurs passés et à venir. L’innocence
réaffirmée de la défunte tend à écarter cette possibilité qui suppose souvent une
culpabilité de la victime.
Le sentiment attribué par les vivants au défunt est en général la colère et les
conséquences de la rancœur du mort font l’objet d’une crainte profonde. Le chamane
objective ces sentiments de la défunte en leur donnant une expression, et donc des
limites clairement identifiables. Dans le récit d’Omak, la défunte est surprise, elle
insiste sur son innocence, mais elle se résigne (« d’accord »).
389
Un tel changement entre les deux rituels n’est possible que parce que la nature de la
relation elle-même est modifiée : l’action du chamane ne ressemble pas aux gestes
intuitifs exécutés par les profanes au cours de l’enterrement. Pour examiner en détail
cette question nous décrirons un rituel du 49e jour auquel nous avons assisté au cours
de l’été 2003 et que nous avons filmé. Le défunt était un officier de police, mort
assassiné. Il laissait une veuve avec deux enfants.
Le jour convenu les proches du défunt se rendent en voiture dans une zone de
steppe non loin de la ville dont les immeubles restent visibles.
390
L’assistance s’assied à terre en arc de cercle face à l’Est (voir schéma fig.109). Devant elle, le
chamane assisté par un membre de la famille, installe le bûcher (saŋ) en empilant des
morceaux de bois préparés à l’avance. Quand celui-ci est prêt, Kara-ool endosse son
costume chamanique et sa coiffe. Il prépare ensuite la nourriture apportée par la famille et
déposée en vrac non loin du bûcher. Le premier mets déposé est de la viande d’un mouton
abattu et préparé par la famille en dehors du rituel317. Kara-ool découpe en lamelles le
sternum (töš) entier, pièce considérée comme la meilleure de la bête et dont un morceau est
toujours jeté en offrande au feu lorsqu’un mouton est préparé chez les nomades. Lors des
rituels saŋ c’est toujours cette pièce qui est utilisée comme offrande aux esprits, souvent avec
en accompagnement l’uža, la queue grasse du mouton. Le chamane dépose les lamelles de
viande sur le bûcher. Il y ajoute ensuite des raviolis sibériens (mančylar) qu’il dépose
délicatement avec une cuiller, puis de la farine de millet (fig. 107). Tous ces gestes sont
accomplis par le chamane seul sous les regards de l’assemblée.
« Enlevez les papiers », demande le chamane. Deux femmes se lèvent aussitôt pour déballer
des bonbons que Kara-ool dépose ensuite sur le bûcher. Des lamelles de fruits, oranges et
pommes viennent ensuite. Pour terminer, Kara-ool vide délicatement plusieurs paquets de
cigarettes sur le bûcher. Avec son autorisation, deux ou trois personnes ajoutent des
cigarettes tirées de leurs poches.
Kara-ool enfonce ensuite des brindilles de genévrier sec au pied du bûcher et explique à
l’assistance : « Il faut mettre du genévrier pour que les traces soient pures. » Les « traces »
sont celles que l’on cherchera ensuite dans la cendre pour vérifier l’efficacité du rituel. Poser
du genévrier au pied du bûcher doit aider à l’apparition de traces favorables.
Vient ensuite l’allumage : le chamane met le feu à un brin de genévrier qu’il plonge dans le
bûcher. Une fumée épaisse s’élève, puis des flammes hautes dont le crépitement durera
pendant tout le cours du rituel.
Dès que le bûcher s’est embrasé, le chamane a pris un bol rempli de thé ou de lait et fait
quelques aspersions en direction du feu. Pour la première fois il ne s’adresse plus au public,
mais à des êtres invisibles qu’il ne nomme pas : « Nous avons fait ce bûcher [saŋ] pour
envoyer l’âme au pays des dieux [burgannarnyŋ orany]. Permettez-moi de le nourrir. »
Le chamane s’éloigne alors de quelques pas vers l’Est, tournant le dos au public, il met ses
mains en cornet autour de sa bouche et appelle d’une voix forte le mort par son nom :
« Grigorij Ajdy-oolovič ! oh ! Grigorij Ajdy-oolovič ! Tes enfants sont arrivés, tes frères et
sœurs t’attendent. Approche, plus près. Par ici, ici. »
Après ces paroles, il revient vers le feu, le contourne, puis se retourne. Il s’adresse à nouveau
au mort comme si celui-ci l’avait suivi. Sa voix est moins forte comme si son interlocuteur
n’était plus qu’à quelques mètres.
« Approche, viens ici », dit-il en désignant le feu. Puis il prend un bol.
317Les chamanes touvas ne participent jamais à la mise à mort des bêtes qu’ils exigent comme victime.
Autrefois les chamanes de l’Altaï étaient impliqués dans les sacrifices de chevaux dont l’âme devait
être offerte à un esprit. Il mimaient la capture de l’âme de l’animal pendant qu’un profane étranglait la
bête. Mais ici, c’est la viande et non l’âme qui est donnée en offrande. C’est pourquoi chez les Touvas
urbains, il arrive que l’on se contente par économie et par commodité d’acheter au marché les
morceaux de viande nécessaires. Les villageois pauvres peuvent aussi recourir à cette solution.
391
« Où étais-tu ? Tu étais là-bas, hein ? Raconte ce qui s’est passé, mon fils. »
Il prend un verre d’alcool et avant de le verser dans le feu (fig. 108) :
« Voici de l’araga touva, réjouis-toi ! »
Au moment d’incliner le verre de sa main droite au-dessus du feu, Kara-ool rabat légèrement
son bras gauche sous son coude droit, geste typique de politesse accompli lorsque l’on offre
un verre d’alcool à quelqu’un. Pour le public, ce geste, emprunté à un code des relations
sociales, manifeste l’idée que le chamane n’est pas seulement en train de verser de l’alcool par
terre mais se trouve en interaction avec une personne.
Bien que le feu ait changé de manière très visible, mais peut-être suite aux craquements qu’il
émet, Kara-ool s’adresse à l’assistance : « Voilà votre homme qui se fâche ! »
Puis parlant à nouveau au mort, en regardant le feu :
« Comment peut-on se fâcher ainsi ! Calme-toi, il ne faut pas se fâcher. Dis, qu’est-ce que tu
vas faire maintenant ? »
Tout en continuant à offrir des verres d’alcool, le chamane prolonge la conversation :
« Ne te fâche pas, c’est la vie, ça c’est passé comme ça. Quels sont tes ordres ? Que vas-tu
raconter aux tiens ? »
Le feu est maintenant en train de s’éteindre.
« N’y pense plus, nous allons te raccompagner comme il faut. Puisque tu es parti, mieux vaux
que tu t’en ailles. Il faut que tu ailles là où tu dois aller. Ne te retourne pas.
- Je suis déjà allé là où je devais, j’ai commencé à m’habituer là-bas. »
Le chamane ne change pas d’attitude en disant ces paroles censées venir du mort. Il prolonge
immédiatement sur le même ton, en faisant des gestes de la main comme quelqu’un qui
cherche à convaincre dans une discussion.
« Alors si tu t’es déjà habitué, reste là-bas. Ne souhaite que du bien à tes enfants et tes
proches. Bois ce lait blanc. Ta route sera longue pour le pays où tu vas, alors mange bien. [À
l’assistance :] Il a commencé à pleurer. [Au mort :] Ne pleure plus, ne pleure plus. »
Kara-ool chamane verse du lait sur les braises.
« Il dit que maintenant il va partir au-delà des ciels, dans la vallée verte, il souhaite à ses
proches une route blanche [ak oruk] pour que tout ici leur soit favorable. Pense à ce que tu
laisses derrière toi [sooŋdan], c’est le plus important. Ç’est arrivé comme ça [ta mort], qu’est-ce
qu’on y peut ?
Je transmettrai à tes proches. Inutile d’y penser. Nous allons te raccompagner pour la
dernière fois. »
Ayant prononcé ces mots, le chamane vide un dernier verre d’alcool sur les braises qui
rendent une dernière flambée.
Le chamane prend alors un bol de lait, et fait une libation vers les points cardinaux. Il
projette en l’air des gouttes de lait avec la cuiller de bois rituelle tos karak en s’exclamant
d’une voix maintenant forte :
« Vous qui êtes dans les vertes vallées au-delà des neuf ciels, veuillez recevoir votre fils !
Accueillez votre fils qui vient vers vous. Dieux [burgannar] qui vivez dans les vallées vertes,
accueillez votre fils qui vient vers vous. Pour tous ses proches, ses enfants, sa femme, ses
frères et sœurs, puisse son dernier chemin être blanc et pur comme ce lait. Dieux, qui vivez
392
dans les vallées vertes au-delà des neuf ciels, recevez votre fils, puisse-t-il vivre auprès de
vous ! »
L’assistance se lève alors pour manger les mets qui n’ont pas été mis au feu et boire de la
vodka. Les gens parlent ente eux mais avec retenue. Kara-ool donne des bols de lait à
certains afin qu’ils accomplissent des libations en prononçant les paroles habituelles : Öršêê
xajyrakan ! « Pitié Bienveillant ! ». Pendant ce temps le chamane retire son costume rituel puis
examine les cendres du foyer.
« Il a demandé que les frères et sœurs obéissent à leur sœur aînée [ugbazy dyŋnaar], dit-il à
quelques femmes qui l’entourent.
- Quelles traces voit-on ? demande une femme d’une voix si faible et hésitante que le
chamane la fait répéter.
- Eh bien, regardez, répond le chamane. On ne voit pas de traces d’homme, seulement une
empreinte de cheval. En deux endroits on voit des traces de moutons. On ne voit rien de
mauvais. On voit deux traces de sabots avant et arrière de cheval. Les traces qu’il laisse ne
sont pas mauvaises. Mais il se vexe beaucoup, vous avez entendu. Il est triste que sa vie se
soit finie ainsi. Allez, on va faire le tour. »
Toute l’assemblée contourne le feu dans le sens solaire, puis demeure un peu à discuter
autour des cendres. Le chamane se tient au milieu de tous.
« Le 49e jour, c’est très difficile, vous avez vu que ça demande beaucoup d’efforts », explique
sèchement le chamane, mécontent qu’on n’ait pas de boisson désaltérante à lui offrir. « Il
fallait apporter des jus, de l’eau gazeuse, je vous l’avais dit. »
L’assemblée fait encore un tour avant de remonter dans les voitures et de rejoindre la ville.
Tous se retrouvent dans l’appartement de la famille du défunt où a lieu un banquet.
Différents plats russes et touvas, et notamment le reste de la viande du mouton tué avant le
rite, sont mangés.
Figure 107. Le chamane Kara-ool dispose de la nourriture Figure 108. Il verse de l’alcool (araga) dans le feu tout en
sur le bûcher (saŋ). s’adressant au défunt.
393
L’assistance rentre satisfaite, ayant pu constater que le mort n’a pas laissé de traces
humaines, qu’il n’est donc plus un homme souhaitant vivre parmi les hommes. Il est
devenu autre chose capable de laisser des traces de mouton et de cheval, un esprit.
Ce processus d’ancestralisation était signalé chez les Khakasses : au cours du rituel le
chamane doit transformer l’âme noire du défunt (xaran) en esprit (üzüt). Dans le rituel
mené par Kara-ool, la définition relationnelle du défunt a subi une modification : au
début de l’invocation on lui présente les membres de l’assistance comme ses frères et
sœurs, ce qu’ils étaient pendant sa vie. Dans l’invocation finale, il est défini comme
« fils » des dieux célestes. Son affiliation a donc changé, il n’est plus présenté devant
sa famille comme un de leurs consanguins. Comment se réalise ce processus de
changement de définition ou plus exactement, comment l’idée d’un tel processus est-
elle mise en scène ?
esprits. Avant, pendant et après le rituel, le chamane seul franchit la limite qui passe
par le feu, passant ainsi librement d’un côté à l’autre. L’interdit de pénétrer dans la
partie orientale ne nous semble pas avoir été formulé explicitement par le chamane,
pourtant il est respecté par l’assemblée jusqu’au départ en voiture.
Comme lors de l’enterrement, le mort est nourri et les vivants partagent sa nourriture
dans un banquet. Pourtant, plusieurs détails révèlent une différence essentielle entre
ces deux banquets. Nous nous inspirerons ici des analyses faites par John Scheid à
propos des repas funéraires chez les Romains. Scheid a mis en lumière le rôle du
partage alimentaire dans la définition des acteurs du rituel et son interprétation nous
fournira des instruments utiles pour la compréhension du cas touva. Pendant la
période de deuil romain, les parents du défunt, associés intimement au monde de la
mort, étaient exclus de la vie sociale. Au moment de l’incinération ou de l’inhumation
avait lieu un sacrifice de truie dont le corps était divisé en trois. Une partie de
l’animal, probablement la fressure (exta), était offerte à la déesse Cérès, une autre au
défunt et une dernière était consommée par l’assistance. Ce partage avait pour vertu
de « purifier la famille du deuil318 ». Quand il s’agissait d’une incinération, le défunt
« mangeait » dans le feu alors que les vivants consommaient leur part à une table à
côté du bûcher (2005, 173-174). Le neuvième jour deux sacrifices avaient lieu, l’un
aux Mânes du défunt, l’autre au Lare familial (ibid. 177). Il s’agissait cette fois d’un
holocauste, c’est-à-dire que la victime était entièrement consumée. Plus tard et dans
un lieu public un nouveau banquet mettait un terme au deuil.
Comme l’observe Scheid, la répartition de la chair de la truie opère une
différenciation entre mortels et immortelle (Cérès) mais aussi parmi les mortels entre
vivants et défunt (185). Le « mode de consommation » du défunt, la combustion par
le feu, met entre lui et sa famille une « séparation radicale » (186) tout en le
maintenant associé puisque la viande mangée par les vivants et le mort venait du
même animal. Plus tard, lors du rituel du 9e jour, les nourritures avaient des origines
et des lieux de consommation nettement distincts. Ainsi, le principe fondamental du
sacrifice « résidait dans la construction de la différence et de la séparation entre êtres
différents, tout en soulignant leur association dans le monde. Le sacrifice et le repas
qui le suivait définissaient les identités respectives des partenaires rituels. » (183.)
On peut établir plusieurs parallèles éclairants avec les rites touvas. Entre le sacrifice
des funérailles et le rituel du 9e jour chez les Romains on retrouve la même différence
qu’entre l’enterrement et le 49e jour chez les Touvas : le premier a pour objet le
défunt conçu comme une personne (« le défunt (…) n’appartenait pas encore aux
dieux Mânes », ibid. 173), le second vise une entité définie comme non ordinaire, les
Mânes ou le sünezin/tyn. Il est vrai que Kara-ool appelle le défunt par son nom
« Grigorij » et non « sünezin de Grigorij ». Mais pour tous les observateurs et selon
tous les témoignages depuis Katanov, c’est bien sur une entité spéciale appelée tyn ou
sünezin, que le chamane agit. Alors que l’objet visé par les actions du rituel des
funérailles était intuitif, celui du rite du 49e jour est invisible aux profanes, il est
contre-intuitif.
répartit vivants et mort de part et d’autre. À la fin du rituel chacun a déjà été fixé à sa
place, et le renvoi explicite de l’âme du défunt n’est plus qu’une formalité.
C’est pour cette raison que la présence d’un tiers est indispensable. Si un ancien
accomplissait le nourrissement, la relation du groupe à son défunt serait simplement
reproduite et entretenue mais non modifiée. Le but étant de repousser loin ce
membre de la famille, la famille ne saurait le réaliser elle-même : le chasser serait
encore créer une interaction avec le mort. Le rituel du 49e jour permet à la famille de
s’extraire de ses relations à son ex-membre et de les transformer en relations
spéciales nécessitant un tiers : ainsi objectivées, elles peuvent être interrompues de
l’extérieur. Le résultat interactionnel du rite n’est donc pas tant de conduire une âme
en un lieu particulier, que de rompre le lien entre le défunt et sa famille.
C’est bien ainsi que le vieux chamane Mixail concevait le rôle du chamane. Il
m’expliquait que c’est par les pensées (sagyš) que l’on tombe malade. « Quand
quelqu’un perd un proche, il souffre. Il remue ses pensées en lui-même. À ce
moment, son sünezin et celui du mort se collent ensemble. Les deux sont collés et le
chamane doit les séparer. »
L’identification ambiguë du chamane comme celle paradoxale de la famille
permettent à celle-ci de ne pas porter entièrement la responsabilité de la rupture de la
relation. Lorsque le chamane donne des ordres au défunt, exerce sur lui son autorité,
il n’est plus le porte-parole du groupe. Il est défini comme un vivant spécial qui a
maille à partir avec les esprits.
En effet, la seconde objectivation qui est réalisée dans ce rituel porte sur le statut du
chamane.
Pour que l’idée de réussite du rituel ait un sens, il faut que la possibilité de l’échec ait
été rendue manifeste, écartant ainsi l’image d’une efficacité mécanique du rite. Le
chamane doit faire voir les difficultés auxquelles il est confronté. Il y insiste à la fin en
se plaignant de ne pas avoir reçu à boire. Au cours du rite lui-même, l’épisode de la
colère du mort, dont la cause n’est pas explicitée mais qu’on comprend liée au
mécontentement d’avoir perdu la vie, vient rappeler le danger du rite et le caractère
incertain de son issue. Cette difficulté, à la fois attendue et imprévisible dans sa
forme, permet au chamane de mettre en scène son habileté à la résoudre. Ses paroles
de réconfort (« Ça c’est passé comme ça, qu’est-ce qu’on y peut ? », « ne pleure pas »)
montrent sa capacité à gérer une relation critique. Cette mise en scène fait du
chamane non pas le simple exécutant d’un rite conventionnel mais l’artiste d’une
négociation délicate, le partenaire d’une relation. Face à lui, la passivité du public est
frappante. Les membres de la famille sont assis, observant fixement et en silence les
mouvements du chamane.
Le vieux chamane Mixail, déjà passé par plusieurs sociétés, nous disait que le 49e jour
est le pilier sur lequel repose actuellement le chamanisme touva. Aucune famille
398
touva, remarquait-il, ne se dispenserait de l’accomplir. Il est vrai que ce rite offre aux
chamanes une importante source de revenus réguliers. Cependant, ces avantages
économiques ne résument pas le rôle du rituel dans la pérennité du chamanisme. Il
fait bien plus : notre hypothèse est qu’il contribue de manière décisive à la production
du chamane comme chamane, c’est-à-dire à l’objectivation de sa qualité essentielle
aux yeux du public. Le comportement du chamane est plein d’indices qui signalent
une relation dont les spectateurs sont obligés de constater qu’ils n’en ont qu’une
perception incomplète. Le discours du chamane se réfère à des perceptions, dont le
public ne peut que reconnaître, qu’elles lui semblent feintes ou non, qu’il ne les
partage pas. Par la mise en scène qu’il exécute, le chamane présente à ses clients
comme un fait à « constater » les différences qui les opposent.
La conséquence à tirer d’un tel rite pour les spectateurs est que « seul le chamane
peut parler aux esprits. » C’est explicitement celle que fait Belek Moŋguš dans son
entretien avec Kenin-Lopsan (2002, 85). Après avoir décrit le comportement du
chamane au cours du rituel, il conclut :
Ölgen kižiniŋ sünezini-bile xam kiži dirig Le chamane parle avec l’âme du mort
kiži-bile bir dömej čugaalažyp turar. Ölgen comme avec un homme vivant. On dit que
kižiniŋ sünezinin čügle xam kiži köör bolgaš seul le chamane peut voir l’âme du mort et
ooŋ čüü dêênin bilir dižir. sait ce qu’elle dit.
En somme, au cours du rite du 49e jour, le mort est transformé en ancêtre, les
membres du public en « gens ordinaires », et le meneur du rituel en « chamane ».
Cette différenciation s’appuie sur une série d’oppositions entre le rite d’enterrement
et le rite du 49e jour qui font passer les acteurs d’un état à l’autre.
Dans la cérémonie de l’enterrement, le chamane est en civil avec les profanes alors
qu’il est isolé, en costume, dans le rite du 49e jour. Le nourrissement est contre-
intuitif lors de ce dernier rite, nous l’avons montré. En revanche, la question de la
parole est ambiguë. Les paroles prononcées par les membres de la famille qui font
des libations à la fin du rituel du 49e jour sont une formule rituelle (Öršêê xajyrakan !)
qui n’a rien d’une interaction langagière ordinaire. Il nous faut ici observer que le
discours du chamane suit un modèle tout à fait différent : avec les dialogues qu’il met
en scène, c’est bien une interaction ordinaire qu’il mime. Les questions qu’il pose
reçoivent des réponses, le thème des paroles échangées évolue, les phrases sont des
créations spontanées et non des formules rituelles conventionnelles : tout est fait
pour donner l’impression d’une conversation réelle. Ainsi le chamane, d’une part,
exécute un nourrissement contre-intuitif de l’âme du défunt et, d’autre part, mime
avec elle une interaction intuitive.
De l’aveu de Kara-ool, il arrive quelquefois que l’âme refuse de quitter les lieux et,
dans ce cas, il faut recourir à la force. Les chamanes d’autrefois étaient réputés devoir
quelquefois saisir et enfermer dans un objet les âmes récalcitrantes lors du 49e jour
(Kenin-Lopsan 1987, 28-29). Dans ces cas, le chamane mime une lutte, non en
suivant une chorégraphie rituelle prédéterminée mais selon le modèle intuitif de la
physique des forces. Ce type d’action réalise la quatrième combinaison que nous
envisagions seulement à l’état de possibilité théorique
L’ambiguïté de la relation, simultanément intuitive et contre-intuitive, établie par le
chamane en direction de cette entité spéciale qu’est le mort est exemplaire de sa
modalité d’action. Les chamanes, comme tous les humains, accomplissent dans leur
vie quotidienne des gestes intuitifs sur des objets intuitifs pour se nourrir ou se vêtir.
Comme les profanes, ils exécutent aussi des rites simples où l’on voit des gestes
contre-intuitifs appliqués à des objets intuitifs. À l’égard des êêren, ils accomplissent
des nourrissement contre-intuitifs comme ceux que nous avons décrits pour le
profane. Pourtant, toutes ces actions relèvent plus de leur vie privée dans leur yourte
ou à leur domicile que de leur fonction de chamane. En tant que chamanes, ils se
distinguent par le recours à cette quatrième modalité d’action, action intuitive sur
objet contre-intuitif, que les profanes touvas, me semble-t-il, ne pratiquent jamais.
Nous prendrons l’exemple de l’ours adyg-êêren qui trône dans le local de la société
chamanique du même nom. La représentation que les Touvas qui le tiennent pour un
êêren authentique se font de cet objet est contre-intuitive, car ils lui prêtent des
facultés perceptives et un pouvoir d’action à distance qu’ils n’attendent pas
ordinairement d’une peau d’ours. Les clients sont invités à lui faire quelques
offrandes : ils déposent devant lui des piécettes et des bonbons en prononçant la
formule conventionnelle : Öršêê xajyrakan ! « Pitié Bienveillant ! ». Ce sont là des
gestes contre-intuitifs appliqués à une entité contre-intuitive. Mais Kara-ool agit
autrement : il parle à l’ours et le caresse, et même le prend dans ses bras et dit
entendre son cœur battre (fig. 78).
400
Le cas de cure qui va être décrit ici a eu lieu dans le kožuun de Süt-Xöl à la fin du
mois d’août 2006. Je me trouvais alors dans la yourte de bois de la famille de Sergej
Sat, oncle maternel de la chamane Xovalygmaa, dans la vallée de l’Üstüü Iškin. Dans
cette région montagneuse et boisée, les yourtes de feutre sont abandonnées depuis
une vingtaine d’années au profit de yourtes de bois. Les campements sont installés
dans des clairières, l’hivernage et l’estivage de Sergej sont dans la même vallée à une
distance d’un kilomètre seulement. L’élevage de yaks, qui était pratiqué jusque dans
les années 1990, a totalement disparu avec la fin des kolkhozes et sovkhozes. On
élève aujourd’hui moutons et vaches qui paissent dans les fonds de vallées et sur les
adrets des montagnes à végétation steppique ; de plus, tous les éleveurs de la région
401
pratiquent la chasse sur les flancs ombragés des montagnes qui sont couverts de
forêts de mélèzes très giboyeuses (fig. 110 et 111).
Tous dormaient quand les chiens, en pleine nuit, annoncèrent l’arrivée de visiteurs.
Sergej se leva et ouvrit la porte : devant la yourte plusieurs cavaliers venaient de
mettre pied à terre. Sergej sortit à leur rencontre et les fit entrer. C’était une famille
du Xüürektig, une vallée voisine, avec parmi eux un homme malade. La femme de
Sergej, aide soignante (feld’šer) responsable des éleveurs des vallées avoisinantes,
l’examina à la lueur de la lampe à pétrole, lui prit la tension, mais ne put émettre
aucun diagnostic. L’homme, qui s’appelait Tolja, paraissait très affaibli et se plaignait
de fortes douleurs au ventre. On décida de l’emmener à l’hôpital du village de Sug-
Aksy. Sergej avait la tâche d’ambulancier, c’est lui qui conduisit le malade et sa famille
jusqu’au village en jeep, en plein nuit, par une route dangereuse que la rivière avait
défoncée en plusieurs endroits. L’épouse du malade tenta de convaincre la chamane
Xovalygmaa de les accompagner pour faire un rituel à l’hôpital, et, probablement,
pour les protéger pendant le voyage. D’après elle, la crise étrange dont souffrait son
mari était due à un mauvais esprit d’un type particulier, mais Xovalygmaa n’adhéra
pas à cette hypothèse. Elle me confia plus tard qu’elle ne connaissait pas cette espèce
d’esprit, et que les gens de la campagne savent parfois des choses que les chamanes
ne savent plus. La femme se disait être sa parente à un degré éloignée, mais
Xovalygmaa me dit le lendemain qu’il s’agissait sans doute d’une ruse pour la faire
céder. Malgré les supplications de la femme (« Aide-moi, j’espère beaucoup en toi »),
la chamane refusa de les accompagner et se contenta de faire une fumigation de
genévrier sur le malade. La route du malade était ouverte, affirma Xovalygmaa, il
devait donc atteindre le village sans encombres. Quand Sergej fut parti avec le malade
et ses proches, nous nous recouchâmes.
La journée suivante se passa dans l’attente. Depuis plusieurs jours il était prévu que
nous repartirions vers le village, puis vers la ville, car Xovalygmaa commençait à
s’ennuyer chez son oncle, elle voulait revoir son fils laissé à Kyzyl. La jeep ne rentra
que dans la soirée avec Sveta, la femme du malade Tolja, qui annonça : « On ne sait
pas ce qu’il a. On ne comprend pas. »
Tous sont rassemblés dans la yourte et discutent assis par terre. Il faut décider avec la
chamane de la suite des actions à mener. Xovalygmaa dit d’abord :
Bo akyjny bičii êmči, anaa aparga čölêêš, Le médecin va faire ce qu’il faut pour que le
azy čok bolza bisti katap baza Kyzyldan grand frère [le malade] se porte mieux. Sinon,
badyrar. vous pourrez nous faire revenir de Kyzyl.
Sus baza čok-tur, sünezini baza čok-tur. Il n’a pas de sus [« force vitale »], pas de sünezin
[« âme »].
402
Čügle êki čüvezi, aldyn tyn čok, möŋgün La seule chose bien c’est que, même s’il n’y a pas
tyny bar, kyzyl tyny bar, oozu êki bolup le tyn [« souffle vital »] doré, il y a le tyn d’argent,
turar-dyr. Demin körüpkeš šuut sert digen- le tyn rouge. Je viens de voir ça, ça m’a fait
dir men. sursauter de peur.
La perte du tyn est plus dangereuse que celle du sünezin, car il est la force qui
maintient en vie tout corps, animal ou humain. Mais Xovalygmaa, avec son sens du
distinguo typique de la scolastique chamanique, fait surgir devant ses auditeurs une
partition inattendue du tyn en trois éléments doré, argenté et rouge, dont le premier
seulement est disparu.
Xovalygmaa raconte ensuite ce qui a dû arriver au malade :
- Kyzap kelgen yndyg čerge čordu. Xöj kiži X.- Il est arrivé dans un endroit comme ici,
xölzêên čer-daa êves-le čordu, azy bodu čüve- resserré entre deux montagnes. C’est un endroit
čava kadaryp čoraaštyŋ, azy aŋnavas ijik où il n’y a personne, pas d’agitation, peut-être
be ? qu’il faisait paître des bêtes, ou bien, est-ce qu’il
chasse ?
- Aŋnaar. S. - Oui, il chasse.
- Ol iji myndyg ulug dag čerge, čiŋge oruk X. - C’est un lieu comme ici, avec deux grandes
čerge kelgen xevirlig čordu. Bazar baar čer montagnes, il est arrivé sans doute par un chemin
čok kyldyr. Köŋgüs mynčaar kyzyryp kelgen étroit. Il ne pouvait plus avancer.
čerde kiži-dir. Bodu čö kadaryp čoraaštyŋ Il est tombé dans un lieu encaissé tout à fait
azy saamnavas ijik be. comme ici. Peut-être qu’il menait paître des bêtes.
- Tavaržy bergen de daan? S. - Ça c’est passé comme ça, dit ?
-Ol čüve kêêr, kêêrde xemden šuurap X. - Là où il est arrivé, l’eau de la rivière
kelgen. Ol čüve myndyg dag ol dagdan xem bouillonnait. Il y a une montagne comme celle-ci
baza dagžap turar. Oozun bodaarga ol et on entend une rivière derrière elle. Il a réfléchi,
xemni körbejn turar, čook bolup turar, iji il ne voyait pas la rivière, c’était proche, il voyait
myndug ulug dagny körüp turar. deux grandes montagnes.
Le récit s’arrête là, la conversation tourne ensuite vers un autre sujet. Xovalygmaa ne
le dit pas, mais tous comprennent le lien entre son diagnostic et cet événement
qu’elle raconte. C’est à ce moment quand il marchait dans la montagne, alors qu’il
s’est trouvé tout d’un coup coincé, il a dû être effrayé, et, en raison de ce choc, son
âme s’est échappée.
L’hypothèse sera précisée ultérieurement par un témoignage de Tolja lui-même, ce
qui permettra à Xovalygmaa de formuler l’explication suivante des faits : Anatolij est
403
chasseur et il a tué ce qu’il ne fallait pas. Il a tué un ours qui appartenait au bétail
privé du maître de la taïga (tajga êêzi). L’animal devait porter un im-demdek, par
exemple, une tache blanche sur la tête ou quelque part, ou une patte plus longue que
les autres.
Revenons à la conversation entre Sveta et Xovalygmaa. Sveta exprime ses regrets de
ne pas avoir pu inviter Xovalygmaa plus tôt. Elle ignorait malheureusement sa
présence dans la région. Lorsqu’elle nous a vus passer dans la vallée avec une famille
qui avait invité Xovalygmaa pour un rituel collectif, elle avait pensé que nous partions
à la chasse ou cueillir des baies dans la taïga. Au détour de la conversation,
Xovalygmaa se renseigne en vue d’un éventuel futur rite : « Vous avez du tissu chez
vous ? » D’abord surprise, la femme répond qu’elle n’en a pas de bon. Si la chamane
pose cette question, c’est probablement parce qu’elle pense maintenant devoir agir
plus rapidement que prévu pour soigner le malade. Le tissu pourrait être nécessaire
comme offrande à son tambour ou pour créer un protecteur êêren.
Sveta souhaiterait obtenir de la chamane un engagement ferme. Elle fait une tentative
sous forme de proposition :
Ooŋ soonda silerni Kyzyldan kyzyp čoraaš, Et ensuite si on vient vous chercher à Kyzyl,
êkkêêr bolza ažyrbas siler be ? vous serez d’accord ?
Mais la chamane élude la question. On parle ensuite d’un rite collectif qu’il faudrait
faire pour tous les habitants de la vallée du Xüürektig. Xovalygmaa dit soudain qu’il
faudrait faire quelque chose pour le malade.
- Bir êves kylyr bolza, kažan čoruur bis ? S. - Et si on le fait, on ira quand ?
- Xaryn kažan… êrten be ? Men šuut X. - Eh bien, quand ?… demain peut-être ? J’ai
korgarym aažok kiži-dir men ijin. Aryn- eu une peur terrible. Son visage était étrange. Il
bažy öskelig. Dyka korgunčug kiži-dir ijin. était vraiment effrayant. Quand je le regardais
Karaŋgyda bezin mynčaar körüpkeš sert comme ça dans l’obscurité, j’en tremblais.
didim ijin.
Cette vision, loin d’être un simple souvenir du passage du malade la veille, paraît
devenir toujours plus concrète, présente sous les yeux même de la chamane. C’est à
cause de cette vision que Xovalygmaa a hésité et envisage de faire le rite sans tarder.
Pourtant, rien ne sera décidé ce soir-là et Xovalygmaa laisse Sveta dans l’incertitude,
sans convenir de rendez-vous pour le lendemain. Tout ce qu’elle veut bien promettre
est : « Si ils [les esprits de Xovalygmaa] me le disent, j’irai à l’hôpital, sans doute demain.
Sinon ce sera après sa sortie. Je reviendrai exprès de Kyzyl. »
Sergej prête un cheval à Sveta pour rejoindre son campement dans la vallée voisine
du Xüürektig. Syldys, le fils de Sergej l’accompagne monté en croupe. Il reviendra au
milieu de la nuit.
Après le départ de Sveta, Xovalygmaa me décrit plus en détail le mal du patient : « Il
a un serpent noir dans le ventre, je l’ai vu. Si la tension monte, c’est un čatka
404
[« mauvais sort »], si elle baisse, ce sont des aza-četker [« mauvais esprits »]. »
Xovalygmaa n’a donc pas seulement vu que l’âme du malade a disparu, elle a aussi
constaté que quelque chose s’est installé dans son ventre. Il s’agit selon elle d’un buk,
un type de mauvais esprits généralement représentés comme peu personnalisés et
moins nocifs que les aza. C’est que la vive souffrance dont se plaint le malade ne peut
s’expliquer par la seule perte de son âme. Un homme dont l’âme s’est échappée est
apathique, déprimé, silencieux, mais il n’éprouve pas de sensation violente. Mais la
vision du serpent ne fournit pas encore une explication de la maladie. Pour la
chamane, le serpent en est la forme réelle, celle que les profanes, les médecins ne
peuvent observer, mais la forme seulement : elle relève d’une nosologie chamanique
et non d’une étiologie de la maladie. Car, les esprits aimant les métamorphoses, bien
des choses diverses peuvent prendre l’apparence d’un tel monstre. Seule la
connaissance de l’origine du mal peut permettre d’agir sur lui et le vaincre.
Le critère de la tension avancé par Xovalygmaa est un critère original qui fait
intervenir une notion médicale très populaire à Touva. Deux hypothèses sont mises
en balance, l’une plus traditionnelle, celle de l’attaque d’un mauvais esprit, l’autre qui
suspecte une action humaine maléfique fondée sur la haine, le mauvais sort. Cette
dernière hypothèse n’avait pas été envisagée par la femme du malade. Pour le
moment, la chamane ne décide pas quelle est la cause du mal de Tolja.
Le lendemain matin Xovalygmaa est sombre. Nous ne savons pas toujours pas si
nous irons faire ce rituel au village de Sug-Aksy. Puis soudain la décision est prise,
l’oncle Sergej part préparer la jeep : nous partons, Xovalgmaa, sa sœur Ölčejmaa et
moi avec l’oncle Sergej au volant. Le départ a lieu dans la précipitation, Xovalygmaa
laisse son fils au campement ainsi que ses affaires, ce qui signifie que nous ferons
donc le trajet spécialement pour le rite. Cette décision est surprenante car cela
impose au chauffeur Sergej et à nous tous un aller et retour supplémentaire, ce qui
retarde notre départ pour Kyzyl d’au moins une journée alors que Xovalygmaa s’était
montrée, les jours précédents, très pressée de rentrer. Visiblement, Xovalygmaa
estime qu’il est indispensable d’agir sans délai.
Le début du trajet est joyeux, Sergej plaisante à son habitude, nous ne parlons pas de
l’objet de la course, mais rapidement Xovalygmaa s’assombrit et un silence pesant
inhabituel s’installe. Le lendemain, Xovalygmaa me racontera : « Hier, j’ai vu que leur
xaača319 était ouvert des quatre côtés. J’ai senti une attaque [xaldap]. Sur la route, en
arrivant vers leur campement, j’ai vu beaucoup de forces noires, des gens, sur les
montagnes environnantes. J’ai eu peur qu’il ne soit déjà mort. Le maître de la taïga
m’a dit qu’il faut aller à l’hôpital au village. Il fallait partir tout de suite. »
Arrivés à la yourte de la famille du malade, nous sommes accueillis par Sveta et ses
filles. Xovalygmaa leur fait aussitôt savoir qu’il faut partir en urgence pour rejoindre
le malade à Sug-Aksy. Elle ne leur communique pas ses craintes sur la vie de Tolja
mais son expression et son énervement font craindre le pire à tous. Les filles éclatent
en sanglots et supplient leur mère de les emmener avec nous. La chamane les gronde
brutalement et les fait taire. Elle m’expliquera ensuite : « Les filles se sont mises à
pleurer comme s’il était mort. C’est mauvais, il ne faut pas pleurer : je n’ai pas dit qu’il
était mort ! » Xovalygmaa donne ses instructions à Sveta qui doit préparer de la farine
(dalgan) et du beurre en bouteille (saržag). Elle presse tout le monde avec ses dürgen,
dürgen ! (« vite, vite ! ») Sa froide assurance et sa fermeté contrastent avec l’émotion et
l’agitation qui frappent toute la famille.
La yourte de bois de la famille est ornée d’éléments bouddhiques et chamaniques.
Une patte d’ours est suspendue près de la photographie du dalaï-lama. La peau de la
bête est au sol et sert de tapis. Près de la porte, côté droit, un êêren ou kamgalal
(« protection ») est suspendu : ce sont de petits rubans tressés, vert, jaune, rouge,
blanc. Cet objet a été installé par une chamane du village Sug-Aksy. Le linteau est
surmonté, côté gauche, par une branche d’acacia (xaragan) autour duquel passe un
ruban rouge.
Figure 112. Mur à droite de la porte de la yourte de Tolja dans la vallée Figure 113. Êêen sur le mur à gauche de la
du Xüürektig. porte.
407
Après une longue route, nous arrivons au village de Sug-Aksy. À l’hôpital, Tolja
souffre toujours mais son état ne s’est pas dégradé. Les médecins détachent sa
perfusion et le libèrent pour la durée du rituel qui doit avoir lieu dans la maison
familiale du village où quelques femmes nous accueillent.
À la demande de la chamane, Sveta allume le feu dans le poêle de la maison. Tolja de
son côté doit fabriquer une petite figure anthropomorphe de pâte selon les
instructions de Xovalygmaa. Avec la farine et un peu d’eau, il façonne une forme
humaine. Il s’y prend avec application et sérieux (fig. 114).
Xovalygmaa endosse son costume chamanique et sa coiffe. Elle demande à Tolja de
poser le bonhomme de pâte dans le couloir sur une feuille de papier, puis le fait
s’installer dans la pièce voisine dans un fauteuil. La figurine est au sol juste de l’autre
côté du seuil, sans porte, de cette pièce.
La chamane allume un brin de genévrier sec qui produit des flammes vives. Au lieu
de l’éteindre pour qu’il se mette à fumer, elle le laisse brûler. Elle « purifie » alors
Tolja en lui passant rapidement le brin enflammé le long du corps, sous les aisselles
et sous les pieds.
À la demande de la chamane, le malade s’assied dans le fauteuil et joint les mains à la
façon des bouddhistes en prière. Xovalygmaa commence alors à battre du tambour
devant lui et à chanter320. Elle fait le geste de rassembler des choses invisibles en
passant son battoir le long du ventre et du corps de Tolja. Il s’agit là de saisir le buk le
« serpent noir » qu’elle a repéré dans le ventre du malade. Puis avec son tambour,
dont elle se sert comme d’une pelle ou d’une louche, elle semble ramasser quelque
chose au-dessus de la tête du malade. Elle se dirige ensuite vers le seuil de la pièce et,
sans le franchir, elle fait le geste de vider le contenu de son tambour sur la figurine de
pâte. Elle se sert pour cela de son battoir avec lequel elle paraît puiser quelque chose
dans le tambour, avant de le projeter avec des mouvements secs sur le personnage.
Cette procédure accomplie, la chamane revient près du malade, bat du tambour avec
de grands mouvements plaçant parfois son tambour au-dessus de sa tête avant de le
redescendre tout en continuant d’en battre, ceci pendant plusieurs minutes.
Elle s’interrompt alors et s’adresse à Sveta en désignant la figurine :
-Tutkaš ünüp oktaŋar če. Dalganga -Prenez-le, sortez et jetez-le. Ne touchez pas à la
xoluŋar-bile degbes siler. Saazyn öttür dêêr farine avec les mains. Prenez-le à travers le
siler. papier.
La femme obéit et va jeter la figurine dans la rue. Lorsqu’elle revient, Xovalygmaa lui
demande d’apporter de la cendre chaude du poêle. La femme en rapporte sur une
pelle où la chamane dépose du beurre et des morceaux de genévrier qui se mettent
aussitôt à se consumer en dégageant de la fumée. La chamane reprend alors son
Il ne nous a malheureusement pas été possible d’enregistrer ce chant, aussi nous ne pourrons en
320
tambour et continue le rituel en chantant. Dans son chant, elle décrit sa recherche de
l’âme (sünezin) du malade. C’est la première fois que Tolja apprend que d’après le
diagnostic de la chamane il a perdu son âme. Les paroles de Xovalygmaa décrivent
comment elle descend vers le « monde inférieur » (aldyy oran) traverse un « Grand
portail » (ulug xaalga) et se rend dans une « steppe jaune » (saryg xovu).
Elle y découvre l’âme du malade, puis elle prend le chemin du retour. Mais soudain
elle se met à parler d’une casquette oubliée et doit retourner sur ses pas. Elle
interrompt par moment ses paroles par des longs cris imitant le hurlement du loup.
La voici à nouveau dans la steppe jaune, elle trouve ce qu’elle cherchait puis repart.
Pendant qu’elle chante ces paroles, la chamane est le plus souvent face au malade, les
pieds immobiles tandis qu’elle exécute avec ses épaules des rotations à gauche et à
droite sur un plan horizontal. Les cris et les mouvements paraissent la fatiguer, son
visage s’est couvert de sueur. Enfin elle s’arrête.
À sa demande, sa sœur lui apporte un bol contenant de l’aržaan, un mélange de lait,
d’eau et de brins de genévrier. À quatre reprises, elle prend du liquide en bouche et le
recrache en le pulvérisant sur la tête du malade.
Le rite s’achève, Xovalygmaa se déshabille. Elle prend un morceau de tissu rouge, le
fumige avec du genévrier et recommande au malade de le porter dans sa chemise sur
son cœur. Commence alors entre la chamane et ses clients une conversation au sujet
du rite qui vient d’être accompli :
Le malade est devenu plus vif, il dit se sentir beaucoup mieux après le rituel :
-Dyka êki apardy. Êgezinde aaraaš, -Au début j’étais mal, et puis ensuite c’est devenu
söölünde dêêrge šuptu čüvem anaa apargan. tout à fait bien. Je ne reconnaissais plus mes
409
Karaam-bile körgeš-le öske kiži dep bodap proches en les regardant avec mes yeux.
turar kiži men ijin.
En effet, au début, sa femme l’a remarqué, il avait mauvaise mine. Elle aurait voulu
que Xovalygmaa, qu’elle tutoie maintenant, agisse plus vite.
-Bo kiži bergedêêrge, men seni dürgedêêr S.- Quand je voyais comme il allait mal, je voulais
kiži bolza ale dep bodap turdum. te dire : « Mais dépêche-toi ! »
-Dürgedêêr čüve kajda dêêr sen, bodum X.-« Dépêche-toi », tu dis ! Mais je ne pouvais
bezin tepkeš-üngeš tepkeš-üngeš čadap même pas bouger le pied, sortir, je ne pouvais
bodum ünüp čadap šuut. Bo kiži xortaar plus remonter [du monde inférieur]. Mais il ne va
xamyk čüve čok. pas si mal maintenant.
-Bodum baksyraar dêêš silerni köör bezin -Comme j’étais moi-même affaiblie, je n’avais
xaryk čok olur men ijin. Xerêêžen kiži même pas la force de vous regarder. Il y avait
algaš bargan čüve-dir. cette femme qui a pris et a emporté.
Ce que cette femme a « emporté » avec elle, c’est l’âme de Tolja. Au cours de la
conversation, Xovalygmaa sort progressivement du contexte rituel et adopte un
registre de discours plus ordinaire dans lequel les termes désignant les âmes et les
esprits ne sont pas employés. Sveta aimerait en savoir plus sur cette femme :
Avec cette fausse constatation, à peine interrogative, Sveta espère inciter la chamane
à donner des indices. Elle est aussitôt satisfaite :
-Duŋmam-dyr dêêš köŋgüs berbes ! X.- Elle [me] disait : « C’est mon petit frère, je
ne te le donnerai jamais ! »
-O ! Borbaanaj ynčap turary ol-dur. S.- Oh ! C’est Borbaanaj qui fait ça.
-Ol ynčap turary ol-dur. T. - Oui, c’est elle qui fait ça.
-Duŋmam dêêš. Araj dep ušta bylaažyp X.- Elle disait : « C’est mon petit frère. » J’ai eu
čytkaš alganym ol-dur. beaucoup de mal à le lui arracher.
-Ol čerle kêêp turgaš čugaaazy yndyg. T.- C’était toujours ses paroles quand elle
venait.
C’est-à-dire que Borbaanaj appelait souvent Tolja duŋmam « mon petit frère »
lorsqu’elle rendait visite à sa famille. Si ce trait paraît singulier à Tolja, c’est peut-être
parce que Borbaanaj n’était pas une sœur réelle et qu’elle aurait pu employer une
autre appellation, par exemple oglum « mon fils » si elle était nettement plus âgée que
410
lui. L’identité du responsable d’un mal n’est jamais donnée directement par le
chamane. Il se contente de dire son sexe, parfois son allure, de rapporter certains de
ses propos. La connaissance qu’il est supposé avoir de la personne est purement
sensible, par opposition à celle de ses clients qui est sociale et intellectuelle. C’est à
Sveta et Tolja de rapporter les visions de Xovalygmaa à certains de leurs souvenirs
pour mettre un nom à la figure suspectée et comprendre comment elle a agi.
-Demin bo bistiŋ ydyvys bo dü’’š soonda êrip S.- Il n’y a pas longtemps, notre chien aboyait
tura xongan. toute la nuit.
-Ol yt kirbêên-dir. T.- Le chien ne la laissait pas passer.
-Kêêrge ol yt kiirbêên yt dijin. S.- Oui, quand elle venait, il ne la laissait pas
-Alyr dêêš keep-le turar kiži boor ijin passer.
xaryn. T.- Elle venait sans doute pour prendre [mon
âme].
-Toljanyŋ baza bir ugbazy-dyr ijin čok - Il y a aussi une grande sœur de Tolia qui est
apargan. Mal êmčizi-dir ijin, siler tanyyr morte. Elle était vétérinaire, vous la connaissez.
siler.
Le lien n’est pas exprimé mais il est évident pour Sveta. Si cette vétérinaire est morte,
c’est parce qu’elle a été emportée par Borbaanaj.
Cette explication paraît très convaincante à Sveta et Tolja qui trouvent de nombreux
indices de confirmation.
Les clients paient la chamane et celle-ci promet de revenir en septembre. Le temps
manque maintenant, mais la prochaine fois elle fera un tyn-êêren, un êêren pour la force
vitale. À cet effet, Xovalygmaa leur demande de trouver un beau morceau de bois de
spirée321 (söösken).
Mais Xovalygmaa attribue à la maladie de Tolja d’autres causes qui impliquent une
culpabilité. Elle me les expliqua plus tard, mais préféra ne pas en faire part aux
clients.
« Il y a un bužar [péché]. Sveta a fait quelque chose de mauvais. C’est pour cela
que le sülde du mari est parti. Je ne le lui ai pas dit à elle-même. Il ne faut pas
tout dire, mais je l’ai vu. Je pense qu’elle ne le refera pas. Je ne dois pas non
plus te dire ce que c’est. »
Par ailleurs selon la chamane, « l’endroit même où ils vivent est mauvais. » Le
campement est lié aux ancêtres qui y ont vécu, si ce lieu est mauvais, c’est qu’ils y ont
laissé une marque funeste. Poussée par mes interrogations, Xovalygmaa en vient à ce
qui constitue pour elle la cause la plus grave :
« Dans leur famille, ils ont tué une personne, le fils d’une chamane… En fait,
c’est dans la ligne paternelle d’Anatolij : quelqu’un a tué un de nos parents
(mon daaj Sergej me l’a confirmé). La mère du tué avait des crises de colère et
criait la nuit les noms des assassins. Cela a donné une malédiction familiale.
C’est arrivé, il y a 20 ou 30 ans.
413
J’ai pu voir tout ça parce que leur xaača était ouvert. C’est la sœur morte
récemment qui a ouvert la xaača. Le lendemain de leur première visite, c’était
encore plus ouvert. Les forces noires, ayant appris que j’étais invitée, ont
essayé d’emporter le malade avant que je ne fasse de rituel.
- Vous leur avez parlé de ces crimes ?
- Non. Je dois encore leur faire le saŋ. Mais je n’enlèverai pas ce qu’a fait la
chamane : c’était ma grand-mère. Et c’est mon daaj [« oncle maternel »] qu’ils
ont tué. Qu’ils souffrent ! »
Cette grand-mère est précisément Samdan, l’esprit électeur de Xovalygmaa qui lui
apparaissait pendant sa maladie et dont elle dit tenir sa qualité chamanique. Sa colère
la concerne donc au plus au point. Cette révélation est tout à fait surprenante.
« Bien sûr, si j’avais su cela avant, je ne les aurais pas aidés. Quand Sveta m’a
sollicitée le premier soir j’étais raide, mal à l’aise. Mes forces savaient. Je
croyais que c’était à cause de mon désir de rentrer à la maison [plutôt que de
rester dans la taïga pour faire ce rituel]. Mais ce n’était pas pour ça. C’est une
mauvaise famille, les gens le savent. »
Au début du rite, il est fréquent que le chamane commence par une évocation des
actions qu’il accomplit et une description de son costume (Kenin-Lopsan 1987, 91) :
414
Les nageoires et plumes dont il est question sont des détails du costume. Le chamane
décrit donc son propre aspect de l’extérieur, signe d’un dédoublement
progressivement accompli par le discours. Le malade subit la même objectivation
dans le discours chamanique. Il s’entend nommer et décrire par le chamane aux
esprits comme s’il n’était pas présent, comme s’il surprenait une conversation le
concernant en son absence. Kara-ool qui recevait un couple de clients les nommait
ainsi à ses esprits dans une invocation (2003) : « Valentin et Mai sont mari et femme,
que tout aille bien entre eux ». Autrefois, la description du malade à l’âme perdue,
pouvait être très évocatrice (Kenin-Lopsan 1987, 93) :
Placé en position d’intrus dans une scène où on parle de lui à la troisième personne,
le malade est contraint à se regarder de l’extérieur.
Les ressemblances entre la situation supposée du malade et celle du chamane
pendant le rituel sont frappantes. Tolja porte un serpent noir en lui, ce qui est une
forme d’hybridation avec la bestialité, et son âme est partie loin dans la steppe jaune,
tandis que son corps demeure présent ici visible par tous. Pendant le rite,
Xovalygmaa est, elle aussi, bestialisée quand elle hurle comme un loup et ses discours
la placent dans la steppe jaune, alors que son corps est vu présent par l’assistance. Le
principe commun à ces situations est une déstabilisation des limites de l’identité
établie par l’action et le discours rituels. Mais le rite oppose deux types de multiplicité
de l’identité, celle positive du chamane et celle négative du malade.
La littérature affirme souvent que, lors de la cure chamanique, l’âme du chamane
altaïen entreprend un voyage. Or cette description n’est pas précisément fidèle à ce
que dit le chamane ni aux commentaires que font les Sibériens sur son action
pendant le rite. Alors que, dans ses chants, le chamane parle très souvent de l’âme
(sünezin) du malade, il n’évoque jamais la sienne323. À la fin du rite, un chamane tožu
annonce : maga-boduvus keldivis « notre corps est revenu » (Vajnštejn 1961, 191) et non
« mon âme est revenue ». C’est plutôt dans des situations didactiques rares que les
informateurs disent à l’ethnologue que l’âme (sünezin) du chamane accomplit un
voyage.
S’il en est ainsi, c’est parce que le moi du chamane ne se divise pas, il se multiplie. Il
paraîtrait difficilement capable de rétablir l’unité et l’intégrité de la personne du
malade s’il présentait une identité disloquée, divisée en parties sans communication.
Le chamane cumule les champs d’action en se trouvant en même temps en plusieurs
endroit différents, comme on le voit dans la description déjà citée faite par Amir
Xovalyg : « Il est assis dans sa yourte ici, et sans aller nulle part, il se bat en même
temps dans un autre endroit avec des chamanes, des aza » (anaa mynda öönde olurar,
kajda barbas, am bodu, duu öske čerde, xamnar-bile azalar-bile čoškup [čokšup] turar). L’unité
de sa conscience est toujours maintenue.
Au contraire, dans le discours chamanique, le malade est divisé en entités différentes
qui s’ignorent : un corps que tout le monde voit où se maintiennent une conscience
(sagyš) et une force vitale (tyn) et d’autre part une âme (sünezin) dont la conscience
ignore tout de ce qui lui arrive. Dans les figures du chamane et du malade, l’assistance
voit manifestés un mode d’être complexe opposé à un mode d’être divisé.
Le rituel crée tout d’abord un contexte dans lequel les relations sont multipliées et
intensifiées. Autrefois, tous les habitants des campements voisins se rassemblaient
dans la yourte du malade pour assister au spectacle. Aujourd’hui les clients viennent
souvent à plusieurs dans les centres chamaniques et quand le rituel à lieu dans un
domicile, toute la famille se réunit. Sur ce plan la consultation chamanique contraste
avec celle du médecin qui est individuelle.
Le chamane après avoir décrit son action invoque toujours une série plus ou moins
longue d’esprits (Mänchen-Helfen [1931] 1992, 153) : des esprits-maîtres de lieu, puis
des esprits auxiliaires à qui il demande de venir (« Viens plus près, viens ici ! » Araj-la
bêêr, oon-na bêêr !, Kenin-Lopsan 1987, 67). Ce discours produit une multiplication des
instances supposées présentes dans l’espace rituel.
323Sünezini kančap bargan? « Où est passée son âme ? » interroge un chamane (Kenin-Lopsan 1987, 93),
mais on rencontrerait difficilement l’expression sünezinim « mon âme » dans une invocation
chamanique.
416
Par ailleurs, les gestes du chamane sculptent littéralement en creux des entités
invisibles. On peut faire deux types de description des gestes rituels, en termes
naturels ou en termes intentionnels :
La chamane fait avec le tambour qu’elle a en La chamane prend son tambour comme une
main des mouvements oscillatoires au-dessus de louche et semble ramasser quelque chose au-
la tête de la personne assise. Elle se déplace, dessus de la tête du malade. Elle se dirige vers
s’arrête au-dessus d’un morceau de pâte et fait le personnage de pâte et fait le geste de vider sur
avec le battoir qu’elle tient dans sa main gauche lui le contenu de son tambour avec son battoir.
des mouvements oscillatoires rapides selon un
axe vertical qui va du tambour vers le morceau
de pâte.
Pour l’assistance, c’est la deuxième description qui est pertinente. Il est non
seulement inapproprié mais même à peu près impossible de donner une description
précise du mouvement en termes naturels. Le mouvement ne peut être compris que
par l’objet qu’il vise, même si cet objet est invisible pour l’assistance. Ainsi la seule
observation compréhensive des gestes de Xovalygmaa se fait en référence à des
entités spéciales.
Il existe en touva un terme dont le sens n’est plus guère compris car il désigne une
action qui n’est plus pratiqué, c’est agyrar « imiter le chamane en reproduisant ses
chants. » En dialecte tožu ce verbe désigne l’action du chasseur qui imite le cri d’un
animal pour l’attirer (Monguš dir. 2003, 60). Aujourd’hui, les clients du chamane se
tiennent cois. Tout d’abord la plupart des clients n’ont pas vu de leurs yeux de rite
chamanique avant 1991 et les descriptions de rituels qu’ils ont pu entendre des
anciens passent sous silence les actions des gens et se focalisent sur l’œuvre du
chamane. Alors que les invocations mémorisées, les récits, les contes racontés ont pu
transmettre beaucoup des représentations sur les chamanes et sur leurs pratiques, les
pratiques transmises uniquement par la mémoire visuelle ont définitivement sombré
dans l’oubli.
Dans le modèle traditionnel de la séance chamanique de certains populations,
certains membres de l’assemblée (non pas tous), parfois des spécialistes, reprennent
les paroles et les gestes du chamane en les imitant, plus particulièrement aux
moments où le chamane s’interrompt et devient immobile324.
Cette pratique a été observée chez les Touvas mais aussi chez de nombreux autres
peuples de Sibérie comme les Oročon (Šternberg cité par Vajnštejn 1991, 253). En
revanche, les descriptions de rites chez les Touvas de la steppe n’en font pas
mention. Chez les Téléoutes (Dyrenkova 1949a, 149), certaines personnes étaient
spécialement désignées, en raison de leur bonne mémoire, pour répéter les paroles du
chamane après lui. Ils étaient appelés temčiler tem koškon kižiler ou tem košjatan kižiler
« personnes assistant et s’unissant ». Ils étaient assis à côté du chamane qui les payait
d’un peu de vin et de viande. Chez les Katchines des environs d’Abakansk, Gmelin
(1767, II, 92) rapporte que « le chamane imitoit souvent le cri du coucou, & quelques
tatares lui répondirent de loin le même cri. Quelquefois un tatare le lui crioit dans
l’oreille de toutes ses force, & il y répondoit aussitôt, mais si extraordinairement
qu’on aurait dit qu’en effet un diable rendoit ces sons. » Le but attribué généralement
à cette pratique est de soutenir les efforts du chamane.
Il n’est sans doute pas pertinent de voir dans cette pratique une manière d’exprimer
l’égalité de statut entre le chamane et son assistance325. Dans cette hypothèse, les
membres du public chercheraient ainsi à montrer qu’ils ne valent pas moins que le
chamane, or une telle interprétation est totalement opposée à l’esprit du rituel. Si les
profanes se considéraient comme non moins puissants que le chamane, il serait
difficile de comprendre pourquoi ils se donnent la peine de le faire venir, souvent de
très loin, et de le rétribuer pour des actes qu’ils pourraient accomplir eux-mêmes. En
réalité cette pratique, tout en associant certes le public à l’action, met en évidence et
contribue à renforcer l’idée d’une différence de nature entre le chamane et les gens
ordinaires. Car les membres de l’assistance ne font que reproduire certains des gestes
du meneur du rituel et répéter ses paroles (Vajnštejn ibid.). À aucun moment
l’imitateur ne peut prendre une initiative, évoquer un épisode nouveau ou
entreprendre un rite chamanique parallèle à celui mené par le chamane. C’est ce
dernier seul qui est dans l’action et l’initiative, car il n’imite personne, c’est sa
définition même.
L’imitation du chamane pouvait avoir une conséquence pratique utile à la
reproduction du statut chamanique : elle permettait à chacun d’enregistrer les chants,
les plus attentifs en mémorisaient de nombreux et, s’ils manifestaient un don
chamanique, ils se trouvaient déjà en connaissance d’un répertoire. Mais l’effet le plus
certain de l’imitation est le transfert et la multiplication des identités. Lorsqu’un
membre du public répète les paroles du chamane et imite ses gestes, il endosse son
point de vue, fait sien le « je » du chamane, partage sa position dans les interactions
en cours avec les esprits.
Le sens de cette séquence gestuelle est que le membre du public devient le chamane
pour un bref moment. Son imitation ne doit pas avoir l’air maîtrisé : Vajnštejn
souligne au contraire que les cas qu’il a observés lui paraissaient inconscients et
incontrôlés (ibid.). C’est plutôt un dédoublement du chamane qui est représenté par
l’imitation, et, lorsque les imitateurs se multiplient, une déstabilisation générale des
identités, dans une grande union, un « mélange » comme le dit le terme téléoute
325 Conformément à la tradition évolutionniste soviétique, on voyait dans cette pratique une
survivance (ru. perežitok) de « la séance chamanique collective » (ru. kollektivnoe kamlanie) (Dyrenkova
1949, 149).
418
koškon de koš- « unir, mêler »326. Quand le chamane se repose, l’assistance se fait
support provisoire de son identité en reproduisant son point de vue grâce à ces
doubles temporaires du chamane que sont les imitateurs. Déjà dédoublé par sa
présence observable dans la yourte et son voyage supposé dans le monde parallèle
qu’il décrit, le chamane est démultiplié par l’assemblée qui s’approprie son identité et
la fractionne. Quand elle existait, cette pratique contribuait ainsi à l’effet de
déstabilisation des identités et d’instauration d’un contexte hyper-relationnel propre à
l’action rituelle chamanique.
La personne dont on dit qu’elle a perdu son âme est généralement un malade
enfermé dans son problème, qui concentre toute son attention sur son mal. Il
s’enfonce dans le mutisme et les symptômes que l’on en donne traditionnellement
font penser à la dépression. À en croire, le chamane Gennadyj, « celui qui n’a plus
son sünezin ne vivra pas longtemps ; une demi-année peut-être. Il sera affaibli. Il ne
fait plus rien, il est comme de la farine. Ou bien il dort tout le temps. »
La cure va le faire passer par des procédures successives de décomposition et de
recomposition de son moi. Le patient subit d’abord une série d’actions
déstabilisantes. Assez souvent, par exemple, les chamanes contemporains apprennent
à leurs visiteurs qu’ils ne sont pas du signe astrologique qu’ils supposaient depuis
plusieurs années car ils ont généralement oublié d’inclure dans leur âge les neuf mois
de leur conception à leur naissance. Toutes les interprétations astrologiques faites par
le client et son entourage sont ainsi balayées d’un revers de main en quelques paroles
autoritaires par le chamane. Les tentatives d’explication du problème ou de la maladie
proposées par les clients sont régulièrement rejetées par les chamanes qui leur
déploient une batterie d’interprétations complexes et déconcertantes comme on a pu
le voir dans le cas de Tolja.
Dans la cure mettant en scène une perte d’âme, le client apprend soudainement que
son être essentiel, son sünezin, est hors de son corps, dans un espace lointain.
D’ordinaire, l’âme sünezin est supposée demeurer dans le corps de la personne : par
exemple sous ses ongles (Kenin-Lopsan éd. 2002, 32), même si l’on dit que la nuit
elle peut s’échapper provisoirement. Dans le langage courant, dans la pratique
quotidienne, il n’est jamais question de cette notion. C’est le sagyš (ou setkil ou sagyš-
setkil) qui est le siège des sentiments et des idées et qui figure dans la conversation
courante dans des expressions comme sagyžymga kirdi « cela m’est venu à l’esprit ». Or
voici que le malade entend nommer une entité, d’ordinaire presque secrète de sa
personne, son sünezin, comme un être objectif, lointain, distinct de lui. Gennadyj
raconte comment il soigna un jour une personne « qui n’avait plus son sünezin ».
326Ce qu’illustre l’expression altaïenne koštoj jekken at, « chevaux attelés en paire » (Baskakov &
Toščakova 1947, 89).
419
« J’ai appelé son sünezin pour qu’il vive. Avec le tambour, j’ai appelé : ‘Tes
proches t’attendent, le thé chaud t’attend. Tes enfants t’attendent. Le lait, la
viande t’attendent. Vient vivre sur la terre ensoleillée, dans ta maison, tes
enfants t’attendent.’ »
Le malade est parfois appelé par le chamane à contribuer lui-même à cette mise à
distance de soi dans une pratique déconcertante qui consiste à rappeler sa propre
âme. Ajlana Irgit raconte que, sa tante étant malade, on fit venir un chamane. Celui-ci
établit que l’âme de la femme avait disparu. À la demande du chamane la tante sortit
sur le pas de sa porte et cria dans la rue son propre nom en appelant « Reviens ! ».
Cette scène étrange contraignant la malade à dédoubler son moi ne manqua pas de
faire rire les enfants. Par ces divers dispositifs, le chamane fragmente le moi du client
en plusieurs entités que son récit disperse ensuite dans des espaces très lointains.
Dans le rite chamanique ancien, d’après des informations recueillies par D’jakonova
(1981, 163), il arrivait que chamane dût se rendre chez Erlik-Lovuŋ-xaan pour
obtenir de lui l’âme perdue. Dans ce cas, il décrivait aux participants par ses
invocations tout son itinéraire (Êrlik oruu « le chemin d’Erlik »). Parfois, il était censé
se déplacer assis sur une monture, son tambour ou l’un de ses êêren : un loup, un ours,
un corbeau, un aigle, etc. Arrivé au royaume d’Erlik-Lovuŋ-xaan, le chamane
interrogeait la divinité sur la nature de la maladie du patient et lui demandait de
libérer son sünezin. Le chamane n’obtenait parfois l’accord d’Erlik qu’en échange d’un
autre sünezin. Le chamane alors annonçait à l’assistance la mort prochaine de
quelqu’un. Parfois, pour connaître la décision d’Erlik qui la prenait en accord avec
Kurbustu-xaan (chef du monde supérieur), le chamane devait aller au ciel (dêêr). La
trame de ce voyage fournit très souvent son contenu aux séances chamaniques des
Turcs de Sibérie méridionale327. Par ce scénario complexe, le malade voyait son
principe vital, son sünezin accomplir un voyage odysséen parsemé d’embûches dans
des paysages fantastiques. Il était ainsi arraché à son attitude de repli sur soi et projeté
dans un espace complexe multidimensionnel.
Dans le cas de Tolja, le discours de Xovalygmaa l’incitait à un réel renversement de
son regard sur soi : son intériorité était projetée dans un lointain extérieur, la « Steppe
jaune », tandis qu’un corps étranger, un serpent noir, avait fait pénétrer l’extériorité
en son ventre (en touva le « ventre » se dit išti, « le dedans »). La mythologie
personnelle de Xovalygmaa au sujet du monde inférieur est conforme dans son
inspiration au modèle ancien décrit par D’jakonova. La Steppe jaune appartient au
« monde inférieur » (aldyy oran) qui a pour « divinité » (burgany) Erlik ou, selon son titre
complet, Erlik-Lovuŋ-xaan. Il est intéressant de noter que pour Xovalygmaa, qui
tient à se distinguer de la représentation russe de l’enfer, « le monde inférieur n’est
pas sous la terre, il est en pente, plus bas. » Les termes aldyy et üstüü qui définissent les
327 Pendant le « voyage chamanique » (xamdyxxa čörerge) le chamane khakasse est censé partir à la
recherche du xut de son client chez Irlik, Adam-xaan ou au pays des üzüt (Butanaev 2006, 115-128).
Chez les Altaïens, le chamane mimait des offrandes d’alcool à Erlik pour le rendre ivre, et si la maladie
était grave il ordonnait un sacrifice de cheval (Potanin 1883, 64-65). Les chamanes chors et tchelkanes
faisaient exactement de même pour libérer le kut du malade (Xlopina 1978, 74-75).
420
Kara-ool utilise pour cela une clochette koŋga. Quand on en sonne, « le doora
[« obstacle ; maléfice »] se détache du corps, ensuite on peut l’enlever à la main. Le
doora s’accroche fort, mais avec le son il est ébranlé. » Dans le cas tožu ancien décrit
par Vajnštejn, le chamane se jette sur l’esprit à terre l’enferme sous son tambour, puis
le mange (op. cit 189-190). La mise à distance peut aussi aller jusqu’à une
matérialisation dans un artefact, un êêren spécialement créé, comme ce chamane qui
fabriqua un modèle de jambe miniature pour y fixer la douleur d’un malade souffrant
de la jambe (Kon 1934, 72).
Ostrovskix décrit un chamane tožu qui soigne la douleur d’une femme en frottant sa
poitrine de son tambour afin de rassembler les aza (1898, 429). Olsen a vu un cas
semblable à la fin duquel la malade « déclara qu’elle sentait une amélioration
considérable » ([1915] 1921, 170). Selon une autre technique, signalée par Jakovlev
(1900), le chamane approche ses lèvres de la partie malade, suce, puis crache en
dehors de la yourte quelque chose qui est interprété comme un mauvais esprit.
La technique de Xovalygmaa avec Tolja consistait à objectiver la sensation de
douleur dans l’image d’un serpent noir, à mimer sa capture avec le tambour et sa
projection à coups de battoir dans la figurine de pâte. Le mal était désormais visible
pour le malade à l’extérieur de soi et il ne restait qu’à le jeter au loin. C’est Sveta qui
accomplit ce geste, Tolja étant trop affaibli pour le faire, bien qu’ordinairement
Xovalygmaa demande au souffrant de s’en charger lui-même.
Les rituels s’achèvent souvent par une étape finale qui consiste à intégrer par un
artefact le client au réseau symbolique du chamane, dont les nœuds sont ses êêren.
Cette étape sera accomplie plus tard pour Tolja par la fabrication d’un êêren prévue
par Xovalygmaa. Nous détaillerons plus loin cette procédure dans l’analyse du
traitement des cas de sorcellerie (chapitre « L’âge des sorts »).
Parmi les chamanes contemporains, Xovalygmaa estime qu’il n’y en a plus un seul qui
soit capable d’aller chez Erlik comme le faisaient les chamanes d’antan. Elle-même,
habituellement, ne va pas chercher des âmes plus loin que dans la « Steppe jaune »,
aussi n’est-elle pas amenée à négocier un échange avec Erlik. Tout au plus, pour
ramener l’âme de Tolja a-t-elle fait brûler du beurre et du genévrier dans les cendres.
Il arrive cependant que, pour obtenir la guérison d’un malade, un sacrifice d’animal
soit ordonné par Xovalygmaa comme par d’autres chamanes. La chamane Elena de
Düŋgür raconte avoir fait tuer un mouton et brûler de la viande dans un saŋ pour
obtenir d’un maître de taïga [tajga êêzi] la guérison d’un chasseur pris d’une crise de
démence après avoir tué un écureuil que la chamane identifia comme un serviteur de
l’esprit. Mais le destinataire n’était pas Erlik, et Xovalygmaa fait une observation juste
lorsqu’elle remarque que les chamanes contemporains ne paraissent nullement tentés
d’entreprendre, comme leurs ancêtres, des voyages jusque chez Erlik pour lui
négocier des âmes. Les causes de cette perte de popularité d’Erlik sont multiples : il
peut y avoir un réel sentiment d’infériorité des chamanes contemporains, des raisons
pratiques (raccourcissement du temps des rituels en milieu urbain), ainsi qu’une perte
de pertinence générale du modèle de l’esprit dévorateur que nous tenterons de
422
préciser dans le chapitre « L’âge des sorts » (section « Le crépuscule des esprits »). Ce
qui nous intéresse pour le moment, c’est l’explication que Xovalygmaa elle-même
donne à ce phénomène dans la mesure où elle donne une idée de l’imbrication des
circuits d’échanges que le chamane est supposé devoir nouer en sa personne. La
faiblesse des chamanes contemporains est due, selon Xovalygmaa, à l’état lamentable
dans lequel se trouvent les maîtres des lieux à Touva : l’absence de nourrissement et
de culte dans lequel ils ont été laissés pendant la période soviétique les a rendus
presque « transparents. » Maintenant que les rituels et les offrandes ont repris,
Xovalygmaa a l’espoir que, dans une génération, des chamanes puissants apparaissent
à nouveau. Dans cette représentation, le chamane se trouve au nœud des échanges
entre les hommes et les esprits : il transmet les offrandes des hommes aux maîtres de
lieu et, en échange, reçoit d’eux sa force qui lui permet de voyager plus loin dans les
terres d’Erlik pour sauver les âmes des hommes. De l’importance des flux qui le
traversent dépend donc l’envergure des voyages qu’il peut accomplir et donc des
distanciations de soi à soi qu’il fait exécuter à ses clients malades.
Les rites de cure sont des rites domestiques où la personne est traitée comme un
corps confronté isolément au malheur. Le groupe de parenté manifeste souvent sa
solidarité autour de l’individu en participant au rituel, mais ce n’est pas
nécessairement en tant que membre de ce groupe que le malade est identifié. Il arrive
que le diagnostic mette en cause l’attaque totalement fortuite d’un esprit qui n’a
nullement choisi sa victime en raison de son appartenance. Une des possibilités de
traitement rituel consiste à offrir une personne proche du malade en échange à
l’esprit dévorateur. Dans ce cas, la personne qui se sent victime de l’échange pourra
faire appel à un autre chamane et engager un lutte contre le premier chamane et le
malade. Ceci montre assez que le rite de cure, loin de créer une obligation de
solidarité, attribue à ses membres une identification fortement individualiste et
égoïste.
Il existe par ailleurs dans le monde des Turcs de Sibérie méridionale une ritualité que
l’on peut appeler publique par opposition aux rites domestiques. L’examen de ce
thème ne peut être ici que superficiel : la riche documentation dont nous disposons
et nos données de terrain demanderaient un vaste développement. Il ne trouverait
pas sa place dans la présente étude car, selon un modèle qui paraît tout à fait ancien,
dans de nombreux cas, les chamanes ne participaient pas aux rites publics les plus
importants, ceux qui rassemblaient les hommes d’une unité politique, clan ou groupe
territorial328. Chez les Chors, ces rites étaient dirigés par un ancien du clan (söök),
chaque clan correspondant dans le Sud du pays chor à un village ulus. L’ancien
328 En ce qui concerne les Touvas, ces rites étaient claniques chez les Tožu (Vajnštejn, 1961 175) et
territoriaux chez les Touvas de la steppe.
423
s’adressait non à des esprits mais « aux montagnes et aux eaux » (taglarga suglarga) à qui
l’on offrait de la bière en libation (šačyg) (Dyrenkova 1940, 438-439). Les invocations
prononcées ne laissent pas d’ambiguïté là-dessus : les destinataires de l’offrande sont
les éléments du paysage et non des entités invisibles, comme par exemple des esprit-
maîtres des lieux. On peut donc dire que puisque la libation est un nourrissement de
montagne et de rivière, elle constitue une action contre-intuitive sur des objets
intuitifs.
D’une manière générale chez les différents peuples de la régions, ces rassemblements
avaient lieu sur le flanc d’une montagne protectrice, souvent au printemps. Chez les
populations de chasseurs de la taïga, notamment les Chors, les Toubalars,
Koumandines mais aussi les Tožu, chaque clan (söök) possédait un territoire de
chasse dominé par une montagne clanique à laquelle les chasseurs s’adressaient
comme à un donneur de gibier. La participation au rituel et aux offrandes équivalait
donc à une autorisation de prise de gibier sans risquer la sanction supposée du maître
des lieux. Chez les Tožu, il était interdit de chasser dans le territoire d’un autre clan
que le sien et Vajnštejn signale un cas de plainte contre un contrevenant au début du
e 329
XX siècle (1961, 130). De même, les voisins tofalars des Tožu expliquaient à
Katanov que chaque clan avait son territoire et celui qui trouve un intrus dans son
territoire « se met en colère » (ažynar) (Katanov 1907, I, 619-620 ; II 605-606,
n° 40)330. Les Chors et les Altaïens du Nord n’étaient pas moins stricts sur le respect
des zones de chasse. Les membres du clan Čelej, chez les Chors, s’ils saisissaient un
braconnier d’un autre clan, le passaient à tabac, lui saisissaient ses prises et le
chassaient de leur territoire. Mais les Chors organisaient plus généralement dans ces
cas des tribunaux où le chef du clan lésé était juge (Potapov 1946, 158). Chez les
Toubalars, les conflits de territoire entre les clans Čili et Šalgan étaient réglés par le
tribunal du zajsan (voir glossaire), et il en allait de la même manière chez les
Tchelkanes (Potapov 2001, 45). L’importance de l’organisation clanique dans la
gestion des forêts était autorisée par les dispositions du Code de Speranskij qui
prévoyait que « La division en détail des terres dépend des nomades eux-mêmes, par
tirage au sort ou selon leurs habitudes. » (cité par Potapov 2001, 44).
Dans ces populations de chasseurs, les rituels publics aux montagnes rassemblaient
des hommes censés être unis par des liens de parenté agnatique les reliant à un
ancêtre commun, et par un usage commun d’un territoire de chasse. Comme on le
sait, les chamanes recevaient leur pouvoir en ligne paternelle ou maternelle, de sorte
que leur fonction transgressait le principe d’identification agnatique. Parmi les
Koumandines, vivaient certains chamanes descendants utérins de chamanes chors
qui, légitimement, revendiquaient la protection d’esprits ancestraux chors et de la
montagne clanique Mustag (Potapov 1947). Ce type de transmission de la fonction
était en contradiction avec les règles juridiques agnatiques d’accès au territoire de
chasse. Si la descendance cognatique qu’admettaient les pratiques chamaniques était
329 Vajnštejn a établi une carte représentant la répartition territoriale des clans tožu (1961, face à la
p. 31).
330 Kaaštyŋ aŋnaar čeri ak tajga-da. Saryg Kaaštyŋ aŋnaar čeri Teeri-sugda (…), « Le lieu de chasse des Kaaš est
la taïga blanche. Le lieu de chasse des Kaaš Jaunes est Teeri-sug, etc. ».
424
reconnue, c’en serait fini du monopole que les membres d’un clan défendaient sur
leur territoire. Or les conflits sur l’étendue des territoires claniques étaient nombreux
dans cette région. Les Koumandines, en raison de l’augmentation de la colonisation
russe, virent leurs forêts se vider de gibier et entrèrent en rivalité avec les Toubalars
et les Chors sur les affluents de la rivière Kondoma (Potapov 1946, 158).
On comprend sans peine que les chamanes, représentants d’une idéologie adverse,
n’aient pas eu leur place dans de tels rituels. La participation au culte et l’apport
d’offrandes par chacun des membres renouvelaient l’alliance entre le clan et sa
montagne et garantissaient le droit exclusif des participants à prendre du gibier. Les
membres des autres clans ne participant pas aux offrandes, s’ils venaient à prendre du
gibier sur ce territoire, ne seraient pas intégrés au système d’échange du clan avec sa
montagne, ils s’exposeraient donc à subir la colère de la montagne pour ce qui
constituerait un vol.
Ces rituels publics avaient lieu auprès d’un bouleau dans les régions de l’Altaï du
Nord, et, dans les steppes du Sud, auprès d’un monticule de pierre planté d’une
perche ou un amas de branchages appelé alt. obo ou tv. ovaa (fig. 119). Chez les
Touvas, avec le remplacement à l’époque mandchoue du système clanique par une
organisation territoriale, les grands rites collectifs sont devenus des rites de
circonscriptions administratives, les xošun et les sum, dirigés par des lamas en présence
des chefs militaires et des fonctionnaires rangés en ordre hiérarchique331.
Signalons, seulement en quelques mots, que, lorsqu’elle figure dans les rites collectifs
des Turcs de l’Altaï-Saïan, la personnalité du chamane est indissolublement liée à la
manipulation de l’âme de victimes immolées. En effet, lorsque les chamanes
menaient le rituel, c’était généralement chez les éleveurs pour des sacrifices de
chevaux, au cours desquels l’âme de l’animal devait être offerte à un esprit non
matérialisé dans un lieu comme un esprit-maître, tels Ülgen ou Erlik. Le chamane
mimait la capture de l’âme et un voyage jusqu’au destinataire de l’offrande à la façon
du voyage à la recherche d’une âme perdue. Si la présence du chamane était
nécessaire, c’était parce que l’action contraignante, obéissant à un mode de causalité
intuitif, appliquée à l’entité contre-intuitive qu’est une âme relève de sa seule
compétence. Un tel voyage chamanique n’aurait pas eu de nécessité dans le cas chor
d’offrande de bière à une montagne visible par tous : ceci fournit une explication
supplémentaire à l’absence des chamanes dans les rituels menés par des anciens chez
les chasseurs de la taïga. Chez ces dernières populations, le chamane n’intervient
historiquement dans les rites claniques qu’avec l’apparition des sacrifices de chevaux,
emprunt évidemment tardif aux Turcs éleveurs de la steppe. Les sacrifices publics de
chevaux avec chamane étaient pratiqués au début du XXe siècle par les Khakasses
(Katanov 1907 ; Tyžnov 1902), les Télénghites, les Altaï-kiži (Gluxov 1926, 97), ainsi
que les Iakoutes (Popov 1910), et, parmi les populations de chasseurs de la taïga, les
331Kon a décrit une fête menée par le clergé lamaïque auprès de l’ovaa du sum en présnece de la
population et des fonctionnaires de cette circonscription. Le xošu dželan (chef du xošun) y assistait (Kon
1934, 126).
425
Figure 116. Tajylga avec peau de cheval sacrifié chez les Altaïens du Nord. Gluxov 1926, 100, fig. 4.
À côté de ces grands rassemblements publics, les chamanes exécutaient, avec une
fréquence bien supérieure, des rituels domestiques pour la prospérité d’une famille,
généralement les habitants d’une même yourte. Ainsi, chez les Touvas, chaque yourte
devait tous les ans inviter un chamane (ou un lama) pour accomplir un rite d’offrande
au feu (ot dagyyr) (Potanin 1883, 89-90 ; Potapov 1969, 129-130 ; Taube 1972, 135-
136). En outre, bien des familles possédaient (et elles sont de plus en plus
nombreuses à en posséder à nouveau de nos jours) un arbre protecteur de type tel yjaš
« arbre à deux tronc », baj dyt « riche mélèze » ou xam yjaš « arbre chamanique ». Cet
arbre était consacré par un chamane et recevait un culte régulier lors de rituels
familiaux cognatiques mixtes.
Ces réunions familiales, telles que nous les connaissons par la littérature et nos
observations, se distinguent nettement des grands rites claniques ou territoriaux.
332Tous les trois ans les Toubalars accomplissaient un sacrifice de cheval à Ülgen et à la montagne
Tezim (Potapov 1972).
426
Alors que, dans le rite à l’ovaa, les femmes sont exclues de la production de l’identité
du groupe, elles se trouvent ici associées aux hommes dans une répartition des tâches
qui reprend celle de la vie quotidienne.
Nous avons assisté en août 2006 à un rite de consécration de mélèze (baj-dyt dagyyr)
exécuté par Xovalygmaa pour la famille Xovalyg, une dizaine de consanguins et
affins habitant trois yourtes d’un même campement dans le haut Xüürektig (région
de Süt-Xöl). Pour la préparation du rite, les hommes fabriquent le bûcher en coupant
du bois à la hache, geste typiquement masculin. Les femmes, pendant ce temps,
façonnent des beignets de pâte de farine et préparent du thé. Pendant le rituel, elles
exécutent en permanence des libations de thé au lait ou de lait, liquide nourricier
féminin333 (fig. 120). C’est toujours un homme qui doit mettre le feu au bûcher dans
lequel vont être brûlés du genévrier et des nourritures solides, dont les morceaux de
viande, le gras de la queue (uža) et de la poitrine (töš) d’un mouton abattu et préparé
lui aussi par les hommes334. De cette manière, le rite fait se mêler dans l’atmosphère
les substances féminines et masculines sous leurs formes respectives de fumées
chaudes et des gouttes de lait. Dans le dispositif spatial du rite, l’assemblée se trouve
en arc de cercle du côté ouest de l’arbre tandis que la chamane en costume chante ses
invocations en battant du tambour côté est. Elle doit faire venir de l’Est un esprit
protecteur qu’elle tente de convaincre puis contraint de s’installer dans l’arbre. À la
fin de l’opération, lorsque Xovalygmaa affirma avoir fait descendre dans le mélèze un
esprit-maître « princesse » (daŋgyna), l’assistance tourna autour de l’arbre aux cris de
Kuraj ! Kuraj 335 !, afin de « retenir » (doktaadyr) l’esprit et le « bonheur » (aas-kežik).
L’esprit était ainsi comme encerclé et emmuré par la masse indifférenciée de
l’assistance circulant autour de lui. Pour conclure, tous les membres du groupe de
parenté, sans distinction d’âge ou de sexe, attachèrent des rubans à l’arbre qui était
devenu leur protecteur (fig. 121).
En résumé, nous pouvons isoler, chez les Touvas et, de façon plus variable, dans les
autres populations, trois modèles rituels : le rituel individualiste de la cure
chamanique, le rituel public, souvent sans chamane, qui attribue à ses participants
une identification politique, et le rituel familial mené par un chamane. L’exclusion
totale ou partielle des chamanes touvas des rites masculins, réservés aux lamas, et leur
domination sur les rites familiaux mixtes est en conformité avec la conception
dominante de l’origine de leur qualité. Le rite masculin est un rite politique
hiérarchisé et hiérarchisant par lequel le groupe se donne à voir à lui-même comme
organisation sociale stratifiée. Le rite familial mixte, qui réunit des cognats et des
affins, impose à ses participants une identification différente, fondée non sur
l’appartenance clanique ou politique, mais sur les rapports, vus comme naturels, de
333 Une répartition semblable des tâches a été remarquée par E. Taube chez les Touvas de Cengel
(Mongolie) : « Les fumigations sont semble-t-il une affaire d'hommes, alors que la libation quotidienne
de lait au contraire est plutôt une affaire de femme. » (Taube 1972, 124)
334 Voir fig. 16, Amir Xovalyg préparant un mouton sacrifié en vue du rituel de consécration du baj-dyt
Figure 117 Cuiller rituelle Tos karak (neuf yeux). Œuvre Figure 118. Un femme nourrit le feu de lait. Ijime, région
d’un artisan de Kyzyl. Čöön-Xemšik, 2006.
Figure 120. Rite de consécration de « riche mélèze » (baj-dyt dagyyr). Xüürektig 2006.
Les femmes tenant des bols accomplissent des libations de lait et de thé.
Chapitre X
Économie des
compétences magiques
Souvenons-nous de l’exemple cité dans notre introduction : Amir nous disait que « le
chamane sait » comment est le sünezin, alors que lui-même, « homme simple », « ne le
savait pas ». La différence de l’homme simple au chamane est-elle, pour Amir,
comme entre la chèvre qui peut grimper sur un rocher et la vache qui ne peut pas
grimper dessus ? C’est peu vraisemblable car les modes de raisonnement de ces deux
cas sont distincts. Le rocher, qui n’a pas besoin de référence à ces animaux pour
recevoir une description complète, signale entre les deux espèces une différence
matérielle. Au contraire, le sünezin n’est lui-même généralement caractérisé que
comme ce que voit le chamane et que ne voit pas l’homme simple. Par conséquent,
c’est un terme relationnel qui marque de façon circulaire une différence non pas
matérielle mais conceptuelle entre l’idée de chamane et celle d’homme simple. On
peut dire que l’incapacité de l’ « homme simple » implique dans son énoncé même la
capacité du chamane, de la même manière que, selon Louis Dumont, en Inde,
« l’impureté de l’Intouchable est conceptuellement inséparable de celle du
Brahmane. » (1966, 77). Dumont a montré que, malgré le terme jati, qui désigne les
castes d’une manière essentialiste au plus haut point puisqu’il signifie aussi « espèce »
zoologique ou botanique, le système des castes ne peut être comparé à un racisme
puisque chaque caste implique les autres comme un élément d’une totalité qui ne
peut être défini qu’en relation contrastive avec les autres éléments. Nous l’avons vu
dans les rituels, « chamane » et « homme simple » sont des statuts qui se construisent
en dépendance. Par ailleurs, ils se définissent explicitement en contraste l’un par
rapport à l’autre. D’un point de vue global, ils sont pensés comme des termes d’une
totalité hiérarchisée. Mais qui est le sujet de cet acte de « penser » : les individus ou le
système lui-même, accessible seulement à distance par l’observateur extérieur ?
Une représentation strictement essentialiste d’une catégorie sociale nie son
intégration à un système social. Pour le sociologue elle est donc invalide, mais cette
invalidité même permet de donner à la catégorie une stabilité qu’elle n’aurait pas dans
une situation de transparence. La logique des rapports hiérarchiques entre chamanes
et profanes, qui est une logique sociale impliquant deux statuts interdépendants, doit
être ignorée des agents si l’on veut que leur représentation de la catégorie de chamane
soit réellement essentialiste. L’inconvénient est que, dans ces conditions, il faut prêter
aux institutions comme le chamanisme un autre fondement que les représentations
que s’en font les acteurs. Le problème ne se pose pas dans ce seul cas. Une
430
organisation de type clérical soumise à une discipline bureaucratique peut voir ses
membres perçus par les fidèles de manière charismatique (Boyer 1994, 190). Ainsi, un
pasteur, qui, du point de vue de la sociologie savante, n’est pasteur que parce que
l’institution lui a conféré selon une procédure conventionnelle ce titre l’opposant au
profane, peut, dans la sociologie « indigène » de ses ouailles, être regardé comme
porteur d’un talent spécial, une essence. Il faut alors supposer que l’institution existe
d’une manière corporative et hiérarchique en dépit et indépendamment des
représentations essentialistes des agents. Pour qu’une telle chose soit possible, il est
nécessaire de recourir à l’hypothèse de mécanismes sociaux hiérarchisants
inconscients. C’est-à-dire qu’il faut attribuer un pouvoir causal aux institutions elles-
mêmes.
Or une telle hypothèse en forme de physique sociale est difficilement conciliable avec
le programme cognitiviste. Le modèle essentialiste se heurte ici à un principe de
parcimonie ontologique énoncé par Dan Sperber. Comme le rappelle cet auteur, les
institutions, comme « le mariage », sont des « entités immatérielles » qui n’existent
nulle part ailleurs que dans « l’ontologie des indigènes ». Sperber en conclut qu’elles
ne peuvent avoir de place légitime dans l’analyse : « dans notre ontologie matérialiste
à usage scientifique, en revanche, existent seulement des représentations mentales et
publiques du mariage en général, des mariages particuliers, et des droits et des
devoirs, et l’enchaînement causal complexe où figurent ces représentations » (1996,
46). En toute rigueur, ce qu’on interprète comme des institutions ne peut être autre
chose que l’effet autoréalisateur des représentations indigènes. Pour Sperber, seules
les représentations peuvent avoir un pouvoir causal, et non les institutions
puisqu’elles sont dépourvues d’existence matérielle. Si l’on suit ce raisonnement, une
analyse du fonctionnement d’une institution doit éviter la solution facile du « gros
animal », consistant à prêter une volonté et un pouvoir d’action aux institutions, pour
ramener à l’origine des processus les représentations des acteurs.
Si donc nous voulons éviter d’attribuer des pouvoirs causaux occultes à une
abstraction comme l’ « institution chamanique », nous n’avons pas d’autre choix que
d’admettre que le chamane est aussi pensé en relation avec d’autres types d’humanité
avec lesquels il forme un système hiérarchique. C’est cette économie des
compétences magiques, distribuant les individus entre les catégories de spécialistes et
la catégorie des « gens simples », que nous allons étudier dans ce chapitre. Nous
tenterons de préciser comment le fondement en nature du statut chamanique au
niveau local s’articule avec une conception structurale au niveau global.
Les maisons de bois peintes en blanc s’alignent, toutes semblables derrière des
barrières identiques le long d’une large rue poussiéreuse sans trace de végétation. La
première impression que laisse l’un de ces villages de sédentarisation, plantés dans la
431
steppe, où les nomades touvas ont été installés en masse dans les années 1950, est
celle d’une uniformité morne où rien ne semble devoir émerger d’une commune
misère. Avec une activité économique presque nulle, le chômage est massif. Pourtant,
parmi les silhouettes appesanties des vieillards et des ivrognes qui vagabondent dans
les rues parfois en petits groupes titubants aux vêtements usés, se distinguent par
moment des figures pressées, en costume de bureau, tête haute, les cheveux peignés
aplatis sur la tête et les chaussures luisantes. Ils parlent russe avec une certaine
aisance. On ne les voit pas beaucoup dans les quartiers périphériques car ils ne
parcourent à pied que les petites distances qui séparent les bâtiments administratifs
regroupés dans le centre. Si une affaire les appelle plus loin, ils s’y rendent en voiture.
Ce sont les dargalar336, les « chefs », comme les Touvas les appellent, même quand ils
s’expriment en russe. Élus, directeurs de l’école, de l’hôpital, chefs de bureau du
centre administratif, officiers de police, percepteurs des impôts, ils forment une petite
communauté homogène au sein de laquelle se concentrent la puissance, le droit
d’ordonner et de punir, la possibilité de distribuer ou de retenir les allocations. C’est
presque toujours en baissant la voix et avec prudence que les Touvas parlent des
dargalar.
Moins affairés peut-être, plus proches sans doute de la population en raison de leur
activité sont les bajlar337, les « riches ». Propriétaires de plusieurs magasins dans le
village, ou riches éleveurs de passage au village, ils entretiennent de bonnes relations
avec les dargalar auxquels ils rendent de fréquentes visites.
Dans l’esprit des Touvas, les dargalar sont avides de pouvoir, ils font tout pour le
garder, ils doivent lutter pour cela. Leur pouvoir vient des hommes, soit qu’ils se le
soit accaparé par leurs propres moyens, soit qu’il leur ait été remis par de plus hautes
instances, comme le président de Touva ou le lointain président de la Fédération qui
occupe une position assez comparable à celle de l’ancien empereur mandchou, -
proche il est vrai par son image roide vue tous les jours aux actualités, lointain
pourtant par ses discours que les Touvas ne comprennent guère, lointain par la
contradiction entre la certitude qu’il est au sommet de la pyramide et l’absence de
représentation concrète sur la manière dont son pouvoir est lié au pouvoir du darga
local. La conception démocratique qui ferait du peuple l’origine du pouvoir est peu
diffusée chez les Touvas, et les dargalar ne sont pas supposés avoir des comptes à
rendre au peuple. Comme sous les régimes précédents, le peuple est l’objet, et non la
source, de l’exercice du pouvoir.
Mais ceux qui ne sont ni darga ni baj ne forment pas pour autant la « masse des
éleveurs arat » (ru. aratskaja massa) comme la propagande aimait à les désigner à
l’époque communiste, pour souligner l’identité de leur condition et de leurs intérêts.
La « masse populaire » ne s’est jamais conçue elle-même comme homogène, elle se
voit plutôt comme traversée de divisions invisibles à l’œil mais d’autant plus
336 Pluriel de darga emprunté au mongol. Ce titre était en vigueur à l’époque de l’empire sino-
mandchou et désignait un petit fonctionnaire exerçant des pouvoirs de police (Potanin 1883, 21 ; Kon
1934, 124). Radloff rapporte que les chefs étaient habillés de tissu importé alors que les simples
pasteurs portaient des vêtements de cuir (1864).
337 Pluriel de baj.
432
profondes, d’inégalités de puissance d’une nature bien plus essentielle que les
inégalités économiques et sociales. Dans un village contemporain comme Têêli, dans
les montagnes de Baj-Tajga, on va consulter telle vieille dont on raconte qu’avec ses
petits cailloux elle « dit vrai » (šyn čugaalaar). Elle est xuvaanakčy. Il y a aussi un homme
qui a de petits cailloux, mais il boit et ne dit pas toujours vrai. Quelques maisons plus
loin, habite un homme célèbre pour sa connaissance des plantes : avec des simples
qu’il rapporte de la montagne, il peut soigner certaines maladies et faire d’autres
choses encore. On l’appelle otču. À l’autre extrémité du village, une femme est
régulièrement sollicitée par l’administration lorsque la sécheresse met en danger les
récoltes. Elle est un čattyg kiži, c’est-à-dire une personne qui sait trouver les pierres čat
à faire tomber la pluie. On parle aussi d’une personne qui est büdüü bilir « personne
qui sait secrètement », et d’une autre iji körnüür « personne à double vue ». Dans un
hameau voisin, il y a deux femmes chamanes dont l’une est très puissante pour le rite
du 49e jour, tandis que l’autre guérit efficacement des crises d’épilepsie. Un jeune
voisin est le petit-fils d’un grand lama et a des chamanes parmi ses ancêtres, il fait des
rêves étranges et certains pensent qu’il se mettra un jour à chamaniser. Autrefois, on
connaissait dans les environs au moins un accoucheur (tudugžu) et un forgeron
(dargan) pratiquant généralement leur activité en vertu d’un pouvoir héréditaire.
La liste pourrait être allongée encore338, et l’on a peut-être déjà l’impression qu’un
talent particulier sera ainsi attribué à chacun des habitants du village. Ce n’est pas le
cas : les spécialistes restent peu nombreux face à ceux qui se nomment eux-mêmes
les bödüün kižiler, « gens simples » sans compétence de cet ordre.
Ces spécialités s’étendent sur un domaine strictement défini : il n’est pas question de
demander au spécialiste des plantes de mener le rite du 49e jour, de même prier la
chamane de faire pleuvoir serait incertain si l’on n’a jamais entendu dire qu’elle l’ait
fait. Ces puissances-là ne varient pas avec les élections et les nominations, elles sont
attachées aux personnes. On sait que le mandat des hommes politiques a une fin,
qu’ils peuvent perdre les élections, être disgraciés et, dans ce cas, subir des poursuites
et se retrouver en prison. Un darga vaincu perd ses amitiés, voit ses relations
restreintes à celles de sa parentèle et redevient bientôt un pauvre comme les autres.
En quelques minutes seulement, le baj peut se faire emporter plusieurs dizaines de
chevaux par une équipe de voleurs bien organisés et se retrouver ainsi un pauvre,
bientôt parfaitement semblable à ses voisins. On peut ainsi rencontrer d’anciens
riches contraints de garder eux-mêmes les quelques bêtes qu’il leur reste de leurs
immenses troupeaux. Certes, ces cas demeurent exceptionnels et la mobilité sociale
n’est pas si grande que le caractère construit d’un statut social ou économique puisse
se donner à voir en toute transparence. La position des dominants apparaît aux
dominants, mais aussi aux dominés, comme l’expression d’un ordre des choses, mais
pas tout de même à un ordre naturel comme celui qui distingue le chamane du
profane.
338Dmitrij Funk compte chez les Téléoutes quinze types de spécialistes rituels dans l’ensemble assez
semblables à ceux des Touvas (2005, 78).
433
Aucun darga ne confondrait le pouvoir qu’il détient avec celui d’un chamane, par
exemple, ou d’un autre spécialiste. Ce sont des pouvoirs de natures différentes
qu’aucun mot commun ne désigne en touva et que nous distinguerons par les termes
« pouvoir » et « puissance » comme le propose Dumont (1966, XXVI). Le pouvoir
politique du darga a pour nom êrge-čagyrga, paire lexicale associant êrge « le droit, le
statut » et čagyrga « commandement », dérivation de čagyr- « conquérir ; commander ».
De la même racine est issu le mot čagaa « la lettre339 ». Ce pouvoir s’exerce par les
mots, non pas par une force intrinsèque de la parole, mais par le sens que la société
donne à des mots écrits. Pour exister, ce pouvoir implique des organisations
instituées, une écriture établie et enseignée, une hiérarchie administrative, des relais
de poste (mong. örtöö340).
Ce pouvoir a pour milieu et pour objet les relations humaines, c’est un pouvoir
social, le pouvoir de dire des ordres et d’être obéi par des gens qui ont compris ces
ordres et les reconnaissent comme des ordres. On ne saurait exercer de pouvoir de
type čagyrga au sens propre en dehors de la société. C’est tout l’ordre social qui est
impliqué dans le pouvoir de type čagyrga. Mais ce pouvoir est de peu de poids face à la
« puissance », dont la supériorité secrète est proclamée par de nombreuses histoires.
L’opposition entre le pouvoir des chefs et la puissance des spécialistes est un thème
très populaire de la littérature orale des peuples turcs de Sibérie. Un proverbe
khakasse l’exprime bien : čon tapsa - pig polar, ajna tapsa - xam bolar. « Si le peuple [le]
trouve, il sera chef ; si l’esprit ajna [le] trouve, il sera chamane. »
Face au chamane, le darga est un « homme simple » (bödüün kiži) comme les autres,
c’est pourquoi il a besoin de s’entourer des conseils de spécialistes, comme il a besoin
de leurs sortilèges pour vaincre ses rivaux. La puissance du chamane et des autres
spécialistes rituels n’est pas appelée čagyrga, mais küš-šydal « force physique –
capacité » Nous avons vu ce terme appliqué aux chamanes (voir chapitre VII « Les
corps conducteurs »), mais il ne leur est pas réservé341. Comme pour le chamane, on
s’attend à ce que, le plus souvent, cette force se transmette par héritage, même si
dans certains cas on admet qu’elle soit acquise au cours de la vie.
Ces diverses spécialités font apparaître une représentation de l’humanité caractérisée
par une distribution inégale de capacités spéciales. Ceux que nous avons nommés par
commodité les « spécialistes » ne forment nullement une classe intégrée. Rien dans le
discours des Touvas à leur sujet qui puisse rappeler le collectif des dargalar (« les
chefs »), aucun terme commun ne les désigne ainsi. C’est que leurs compétences sont
conçues comme hétérogènes, liées à des forces de natures diverses et attribuées à des
origines singulières.
339 Conséquence de la domination mongole, tous ces termes, dans leurs formes comme dans leurs
rapports sémantiques, sont des emprunts au mongol : mong. êrx (tv. êrge), mong. zaxi- « demander ;
commander » (tv. čag-) ; mong. zaxia « la lettre » (tv. čagaa).
340 Saf’janov rapporte que la route menant du pays touva à la ville d’Ulaastaj (Uljasutaj) où résidait le
zjan-zjun, représentant de l’empereur de Chine était ponctuée de relais de poste örtel toutes les 25 à 30
verstes (une verste vaut 1067 m.) (Saf’janov 1903, 402).
341 La situation est la même chez les Darkhates : d’après Pedersen, les différents spécialistes rituels
(devin, forgeron) sont tous supposés posséder un pouvoir extraordinaire appelé xüch-chadal [xüč-čadal],
nom que Pedersen traduit par « force » et « capacité » (2007).
434
Dans les discours, les profanes apparaissent souvent comme une catégorie stable et
homogène. Les termes utilisés pour les désigner sont bödüün kiži « homme simple »
ou anaa kiži « homme normal »342. Le terme anaa, qui peut avoir une nuance positive
lorsqu’il s’oppose à bagaj « mauvais », a ici pour antonyme tuskaj « spécial ». À propos
de deux aigles au comportement étonnant, le héros épique Boktug-Kiriš déduit343 :
Bo-daa oran-taŋdynyŋ êêleri boor bo, Ce doit être les maîtres de la montagne,
Anaa čüve kajyn ynčap turar ? Comment une chose normale pourrait-elle agir
ainsi ?
342 D’après Butanaev, les Khakasses appellent xal les gens ordinaires (2006, 23).
343 Epopée Boktug-Kiriš, Bora-Šêêlej, Orus-ool dir. 1997, v. 474-475.
435
Ce qui n’est pas « normal », c’est le domaine des entités spéciales qui est de la
compétence du chamane.
Outre ces termes, on parlait autrefois de kara kiži « homme noir », expression qui
avait une connotation surtout sociale. Kara kiži s’opposait au baj « riche » et darga
« chef », mais aussi dans certains cas à xam « chamane ». Cette notion, qui apparaît
fréquemment dans les récits recueillis par Kenin-Lopsan auprès de personnes nées
avant la période soviétique, est sortie de l’usage, peut-être sous l’effet d’une volonté
politique. L’expression kara kiži évoque pour les Touvas contemporains une tout
autre réalité : les Tatars noirs, c’est-à-dire les Khakasses et Altaïens du Nord ou, plus
couramment en ville, ceux que les Russes appellent černye (« noirs »), ou vulgairement
černožopy (« les culs noirs »), c’est-à-dire les Caucasiens.
Dans l’enquête, le discours de l’ « homme simple » se distingue sans peine de celui du
chamane. Lorsqu’il porte sur un savoir culturel comme les catégories d’esprits, il est
ponctué de marqueurs de discours rapporté comme dižir « on raconte » ou kyrgannar
dêên « disaient les anciens ». Ces expressions sont absentes du discours du chamane
qui prend toujours sur lui ce qu’il avance. Lorsqu’il parle des sujets « spéciaux », il est
très rare que l’ « homme simple » rapporte non un discours mais une expérience
vécue. Si cela arrive, il insiste sur l’incertitude de ses perceptions, sur l’étonnement et
la terreur qu’il a ressentis.
Mais le plus souvent, l’« homme simple » se déclare ignorant et renvoie à une autorité
supposée plus compétente. Nous avons vu cette attitude d’un informateur de
Katanov au sujet du ciel (ci-dessus p. 372) et qui, à une question sur les aza
répond344 :
Bis azanyŋ kaš bolganyn bilbes-tur bis. Nous ne savons pas combien il y a d’aza.
Très fréquemment, j’ai eu à entendre ce bilbes bis « nous ne savons pas » ou bilbes men
« je ne sais pas » de la part de personnes se définissant comme simples. À propos des
êêren par exemple, le nomade Sača Ondar dans l’Övür me répondait ainsi : « nous ne
savons rien ».
Au début de mon enquête à Touva, j’ai souvent cru sur parole ces déclarations
d’ignorance, supposant que dans le peuple les traditions chamaniques étaient perdues
et que, puisqu’elles ne réapparaissaient qu’en ville, il ne fallait y voir que réinvention.
Le contraste entre les propos des chamanes et ceux tenus par les profanes dans le
corpus recueilli par Katanov montre assez que l’on a affaire moins au résultat d’un
processus historique qu’à une opposition systémique entre deux rhétoriques.
Ce contraste se fonde sur l’idée de différences profondes. Bilbes ne désigne pas
seulement l’ignorance mais aussi l’incapacité. Comme le note justement
C. Humphrey, a crucial premises here is that ‘knowledge’ in these cultures implies the ability to
control the thing known. (Humphrey & Onon [1996] 2003, 3). Les explications des
profanes font régulièrement contraster ce que peut le chamane et ce qui est
impossible aux gens de leur sorte. Lorsque je demandai au nomade Saša Ondar, dans
Körbes. Xovar tavarylgada, körüp ap bolur. Non, il ne le voit pas. Dans des cas rares, il peut
Ooŋ baška bis yškaš bödüün kiži körbes. arriver qu’on le voit. Mais sinon les gens simples
Aza čanynda xalyp-daa turar bolza comme nous ne voient pas. Un aza peut courir à
körbes. côté, on ne le verra pas.
-A kym köör ? - Mais qui les voit ?
-Xam köör. -Le chamane les voit.
« Moi je n’entends pas, je sens. Si je voyais les aza, je mourrais de peur. Parfois
les chamanes boivent pour faire passer la peur. Il y en avait une qui tremblait
de peur. Mais si tu es vraiment chamane tu n’as pas peur des aza. Si tu n’es pas
fort, tu peux mourir. »
Une fois pourtant, alors qu’elle était encore à Düŋgür, lors d’un rituel avec une autre
chamane, Urana a entrevu un esprit-maître d’ovaa (ovaanyŋ êêzi) :
437
« J’ai vu une silhouette noire. J’ai eu envie de pleurer. Il était comme un bomž
[SDF]. Après, j’en ai parlé à l’autre chamane qui m’accompagnait, et qui
voyait, elle. Elle pleurait aussi et m’a dit : ‘Si tu avais vu ses habits déchirés !’ »
Là où Urana distingue seulement une silhouette, la vraie chamane voit sans peine les
détails du vêtement. Les compétences de chacune sont données en contraste avec
l’autre, la définition de l’homme simple et celle du spécialiste ne sont pas
indépendantes : elles s’appuient sur un système d’oppositions distinctives.
Pourtant, c’est régulièrement en termes naturels que ces différences sont décrites :
l’homme simple est supposé l’être dans son corps comme le rappellent les formules
poétiques souvent employées chez les Touvas : čaglyg čürêêm « mon cœur de gras »,
suglug karaktarym « mes yeux d’eau ». Celui qui n’a que ces organes simples et non le
corps double du chamane voit nécessairement ses perceptions et son action
cantonnées au monde ordinaire.
Chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, parmi les gens considérés ordinairement comme
simples, il en est pourtant certains à qui l’on prête parfois d’étonnantes aventures
avec les esprits : ce sont les chasseurs. Dans toute la région, de nombreux contes et
récits narrent les cas de simples chasseurs, qui partis dans la taïga, ont vu un esprit-
maîtresse de la montagne, et parfois ont eu avec lui une liaison durable. N’y a-t-il pas
là une contradiction par rapport au rigoureux tableau que nous venons de tracer
séparant hommes simples et spécialistes ?
Tous les chasseurs touvas sont supposés entretenir une relation au donneur de gibier,
autrement ils reviendraient bredouilles. Mais cette relation est indirecte, elle
n’implique pas de contact ni même de perception. Avant d’aller à la chasse, un usage
très respecté de nos jours veut que le chasseur fasse un rituel de demande adressé à
l’esprit-maître de la montagne. D’après les explications de Sergej Sat, éleveur dans la
vallée de l’Üstüü Iškin, lorsque le chasseur arrive aux environs du terrain de chasse, il
allume un feu, fait bouillir du thé puis en projette tout en prononçant une formule de
demande appelée čalbaryg, comme celle-ci :
Selon Sergej, si le chasseur ne fait pas le čalbaryg, il ne prendra aucun gibier car le
maître de la taïga « ne donnera rien » (berbes). Ce rituel n’est pas l’expression d’une
compétence spéciale mais d’une obligation de tout individu ordinaire à l’égard des
maîtres de son territoire de chasse. Le chasseur ne fait qu’entretenir une relation
ancienne dont il est l’héritier et sur la nature et l’orientation de laquelle il n’intervient
pas, comme l’exprime explicitement cette invocation de chasseur chor345 :
Par contraste, lorsque le chamane est appelé à faire un rituel, c’est plutôt pour
intervenir sur la relation elle-même, soit pour l’établir ou la rétablir si elle a été
interrompue, soit pour y mettre fin dans le cas de la « fermeture » d’un arbre
protecteur chez les Touvas, par exemple.
Il est intéressant de noter que, si Sergej, dans l’entretien, parlait de tajga êêzi « maître
de taïga », dans la prière elle-même, il n’est plus question de « maître » mais seulement
de « mon Altaï ». Xajyrakan « Bienveillant » n’est ici qu’une épithète laudative qui ne
dit rien de l’entité qu’elle qualifie. À Touva comme en Mongolie, plusieurs
montagnes portent le nom de Xajyrakan.
J’ai remarqué le même fait dans un entretien avec Viktor dans le kožuun Baj-Tajga.
Alors que je l’interrogeais sur Baj-tajganyŋ êêzi, l’esprit-maîtresse de Baj-Tajga (« Riche-
Montagne »), il m’en fit la description sous les traits d’une jeune femme montant un
cheval blanc. Mais, lorsqu’il me récita le čalbaryg des chasseurs de sa région,
l’invocation prit la forme suivante :
Il n’est plus question d’un agent spécial distinct de la montagne pour en être le
maître : c’est à la montagne Baj-Tajga elle-même que le chasseur s’adresse, sans
l’analyser en niveaux, en couches ontologiques distinctes.
Cette caractéristique des prières de chasseur paraît être générale chez les Turcs de
l’Altaï-Saïan. La prière suivante a été relevée chez les chasseurs tožu par Vajnštejn
dans les années 1950 (1961, 173) :
Chez les Chors, peuple chasseur par excellence, il n’est pas non plus question d’esprit
(Dyrenkova 1940, 338-339) :
C’est un fait commun de la littérature orale des peuples turcs de l’Altaï-Saïan, mais
aussi de nombre de leurs voisins, que de nombreuses histoires mettent en scène une
relation directe, parfois érotique, d’un chasseur avec un esprit féminin maître de la
taïga qui grâce à cette liaison prend du gibier en grande quantité.
Les Touvas de l’Alaš parlèrent à Potapov de chasseurs vivants avec un esprit dont
l’apparence est une femme nue avec une poitrine énorme et qui leur fournit
beaucoup de gibier. Chez les Tožu, on raconte l’histoire d’un chasseur dont une
maîtresse de la taïga s’éprit parce qu’il jouait bien du šoor350 (Süzükej 1989, 126-127).
Un informateur chor rapporte que la maîtresse des lieux fait parfois d’un chasseur
son mari (er edinerge) (Dyrenkova 1940, 257, n° 24). De semblables motifs sexuels
apparaissent dans les récits de chasse des Khakasses (Katanov, 1907, II, 244-247) et
les Koumandines (Dyrenkova 1949b, 110-111).
Roberte Hamayon a mis en lumière les rapports systématiques frappants qui
apparentent l’idéologie de la chasse et celle de la pratique chamanique (1990). Le
chasseur obtient par échange différé la chair du gibier d’un être surnaturel donneur
(le maître de la taïga). De son côté, le chamane, chasseur d’âme, obtient par échange
différé d’un donneur surnaturel le prolongement de la vie et la prospérité de son
groupe. Dans les deux cas, des relations amoureuses sont parfois supposées unir
l’homme, chasseur ou chamane, avec un esprit féminin, qui, chez les Turcs de la
taïga, est parfois le même, la fille d’Ülgen le donneur de gibier. Cette relation est
perçue comme pourvoyeuse de chance ou de bonheur.
Mais ces similitudes dans les dispositifs relationnels ne signifient pas que les
personnages qui y sont engagés soient conçus de façon identique. En effet, les
sociétés sibériennes ne font pas de confusion entre le chasseur et le chamane. Au-
delà d’une ressemblance formelle, il existe des différences profondes qu’a soulignées
Roberte Hamayon : le chasseur peut tirer profit de ses relations surnaturelles mais
pas les ritualiser, ainsi il n’« épouse » pas l’esprit. Le chamane doit, sous peine de
mort, s’engager entièrement dans la relation alors que le chasseur, au contraire, risque
la mort s’il s’abandonne totalement aux avances de l’esprit (1990, 519).
Le mariage du chamane, nous l’avons vu, consiste à transformer une relation
dyadique donc privée en relation triadique donc publique. De son côté, la relation du
chasseur à l’esprit a pour caractéristique d’en rester toujours au niveau dyadique, un
état égoïste de la relation qui ne profite pas à l’ensemble du groupe. Mais est-ce la
seule différence entre ces relations ? Nous avons vu que des capacités spéciales
innées sont attribuées au chamane pour être capable de soutenir une telle relation. En
va-t-il de même du chasseur ?
Pour répondre à ces questions, nous prendrons comme exemple un récit qui nous a
été fait par Amir Xovalyg, éleveur et chasseur du kožuun Süt-Xöl, région de taïga où
la chasse a une grande importance traditionnelle.
Bir yndyg tavarylga bolgan. Iji aŋčy aŋnap Il y a eu un cas comme ça : deux chasseurs étaient
čorupkan-dyr. Oon kuruglaan, üš xongan, partis chasser. Ils ne prenaient rien, trois jours,
beš, čedi xongan, čaŋgys-daa aŋ adyp čadap cinq jours, sept jours, ils n’ont pas pu tirer une
kaan. Am aštap-suksap êgelêên. seule bête. Ils ont commencé à avoir faim et soif.
350Cette flûte, typique des chasseurs chez les peuples turcs de Sibérie du Sud, aurait donné son nom
au peuple chor.
441
Oon kežêêki odardan kel čytkan. Birêêzi Le soir l’un d’eux est revenu. L’un des deux était
anyjak ool, odaanče čanyp alurgaš köörge, un jeune garçon, l’autre un homme adulte ; le
am yndyg dagdan köörge ulug kadaj kiži jeune revient au foyer, il regarde et sur une
turgan-dyr. Ol kadaj êmiglerin uštup algan, montagne comme ici, il voit une grande femme.
kara ênderik aŋnarny êmzirip. Ol taŋdy Cette femme avait sorti ses seins, et elle allaitait
êêzi bolgan. de nombreuses bêtes. C’était la maîtresse de la
montagne.
« Bo iji xööküj aŋčy kuruglap aštap-suksap « Ces deux pauvres chasseurs qui ne prennent
türej berdi. Sogur bugadan351 xajyrlaar rien sont en piteux état. Je vais leur faire don d’un
bolgan-dyr men », dêêš. Anyjak aŋčy körgeš taureau aveugle » dit-elle. Le jeune chasseur, ayant
kortkan, kežêêki odagda kyrgan aŋčy syyn vu cela, eut peur. Le soir au bivouac, le vieux
adyp kaan. Ol syynnnyŋ bir karaa sogur chasseur tira un cerf maral. Ce maral avait un œil
bolgan. aveugle.
Ol am aŋčylarga aŋ-meŋni adyp alyryn bêêr- Le maître de la montagne peut donner ou ne pas
berbesin taŋdy êêzi berip olurar. Ynčangaš donner une bête à tirer aux chasseurs. Ainsi on
ol čüve bar dep olur. Čüdülge bar dep peut dire que ça existe. Nous, nous croyons à
büzürep turar ulus bis. Šynda bis onu cette croyance. Il est vrai que nous ne l’avons pas
körbeêên bis. vu.
On notera, à cette conclusion, que le statut de ce récit est sans ambiguïté celui du
conte.
À la suite d’une rencontre directe du jeune chasseur avec la maîtresse de la montagne,
l’autre chasseur tire un cerf maral, le meilleur gibier de la forêt. L’histoire ne décrit
pas de relation érotique, mais une telle idée est sous-jacente, puisque c’est le jeune et
non le vieux chasseur qui a le privilège de voir l’esprit dont les seins sont nus.
Dans ce récit, aucune ancestralité particulière n’est prêtée aux chasseurs. C’est d’une
manière fortuite que le jeune homme a vu l’esprit et il en va généralement ainsi dans
les histoires de rencontres d’un profane avec un maître de lieu. La relation aux esprits
y est mise en scène comme accidentelle et non essentielle. Ces récits manifestent une
idéologie de la chance semblable à celle des histoires mythiques peignant la
rencontre, souvent érotique, d’un chamane fondateur avec un esprit, comme dans le
cas de Sümestej Čaryn, l’ancêtre d’Êreksen Boranak. Par ailleurs la relation décrite est
généralement brève, même lorsqu’il s’agit d’une liaison amoureuse : elle ne définit pas
un état permanent et définitif comme c’est généralement le cas du chamane. La
chance de la rencontre est le plus souvent payée à l’avance par une douloureuse
période de jeûne, aštap, terme employé par Amir dans le présent récit comme par
Êreksen au sujet de son aïeul.
Si l’on examine d’un point de vue pragmatique la question des relations aux esprits
entretenues par le chamane et par le chasseur, une différence très nette se présente
immédiatement : les récits concernant les chasseurs appartiennent au genre des
contes alors que ceux qui mettent en scènes les chamanes sont très souvent des
témoignages personnels. À ma connaissance, il n’existe pas dans le corpus recueilli
351 En mongol, buga désigne le cerf, mais en touva ce mot a bien pour sens ordinaire « taureau ».
442
chez les Turcs de l’Altaï-Saïan de récit de relation directe d’un chasseur avec un esprit
dont le narrateur serait ce chasseur lui-même. Les récits ayant pour héros un
chamane sont parfois des récits mythiques comme l’histoire de Sümestej, mais, en
quantité, il s’agit massivement de récits autobiographiques. Cette différence tient à la
répartition inégale des registres de discours : il est tout simplement improbable qu’un
chasseur se mette à pratiquer le discours de la perception directe qu’il n’a jamais parlé
de sa vie. Pour lui, ce discours, réservé au spécialiste, est comme une langue qu’il
comprend mais qu’il ne parle pas. Plus qu’une langue, c’est même un habitus qui
implique un aplomb, une aisance de parole et une forfanterie totalement
antagoniques de l’éthique de modestie du chasseur.
Il est vrai que le modèle tracé par les récits de relation directe a une influence sur le
comportement réel des chasseurs. Ainsi, lorsqu’un chasseur koumandine reste
bredouille, il se fabrique un chalumeau šoor et en joue dans l’espoir de satisfaire le
maître des lieux, dont certains récits racontent ses amours avec les joueurs de šoor
(Dyrenkova op. cit.). Selon un usage répandu dans toute la région, les chasseurs
s’efforcent d’emmener avec eux un conteur qui récitera l’épopée pour satisfaire le
maître des lieux (Trojakov 1969). Cependant, les chasseurs n’attendent pas de ces
pratiques de voir apparaître la maîtresse de la taïga pour causer avec elle (tv.
čugaalažyr), comme on le dit des chamanes touvas, mais de rentrer dans leurs
campements avec du gibier.
L’idéologie de chasse, comme l’a souligné Roberte Hamayon, ignore l’héritage. Elle
rejoint en cela l’idéologie du conte, présente quant à elle aussi bien en milieu
d’élevage qu’en milieu de chasse. C’est en raison de cette affinité que chasse et conte
s’expriment l’un par l’autre : à Touva, même si l’élevage domine, le conte se donne
pour héros des chasseurs et non des éleveurs.
La chasse est un domaine aventureux où l’homme solitaire, à l’écart de la société, se
trouve confronté à des puissances qu’il ne maîtrise pas. Le chasseur touva n’est pas
l’héritier d’un statut social. Il est appelé aŋčy, c’est-à-dire celui qui a affaire aux bêtes
sauvages (aŋ). Habituellement, aŋčy ne désigne pas une profession, mais plutôt
l’homme adulte sous l’aspect de l’une de ses activités, car les éleveurs touvas,
autrefois comme aujourd’hui, sont très souvent chasseurs à leurs heures. Autrefois, la
chasse pouvait devenir l’activité principale ou unique, pas nécessairement en raison
d’une compétence personnelle, mais faute d’autre chose. Dans la société touva
ancienne comme dans le conte, le chasseur est pauvre, car la chasse est le mode de
survie de celui qui n’a pas assez de bétail pour entretenir sa famille. Le chasseur est le
contraire du riche éleveur héritier de son père : s’il connaît l’abondance ce ne peut
être que grâce à la chance (olča-kežik). Or, on n’imagine pas de lignées de chasseurs
chanceux. Celui qui a tué un cygne, un élan ou un taïmen352 est entouré de prestige,
car son entourage voit sa chance comme une faveur du maître des lieux (Jakovlev
1902, 50). Mais ce prestige ne donne pas naissance à un statut social et moins encore
à une position héréditaire.
352 Hucho taimen, salmonidé de grande taille atteignant plusieurs dizaines de kilogrammes.
443
Il est arrivé dans le passé que la chasse constitue une réelle spécialité professionnelle
stable, quand les riches Touvas, avant la révolution, employaient à leur compte de
bons chasseurs qui faisaient de la chasse leur activité principale. En échange du fusil
et du cheval fournis par le riche, le chasseur lui donnait la moitié des cornes de maral
qu’il abattait353 (Kon 1934, 92). Mais l’existence d’une telle activité de chasse salariée,
qui est cette fois bien liée à une compétence et est orientée vers le commerce, n’est
pas très conforme au modèle de la relation amoureuse, c’est pourquoi les contes en
ignorent l’existence.
Dans les contes, le chasseur apparaît comme un chanceux et la chance n’est pas une
compétence, elle est une grâce.
353 Les cornes de maral faisaient et font toujours l’objet d’un intense trafic avec les Chinois qui les
utilisent pour produire certains médicaments.
444
L’expression « voir ce que les autres ne voient pas » est typique des récits sur les
personnes créditées de facultés perceptives spéciales. La formule stéréotypée
complète est la suivante : bödüün kižilerniŋ karaanga közülbes čüveni köör, kulaanga
dyŋalbas čüveni dyŋnaar kiži « un homme qui voit ce que les yeux des gens simples ne
voient pas et qui entend ce que les oreilles n’entendent pas. » On appelle de telles
personnes le plus souvent iji körnür kiži « personne à double vue », karaŋ körnür kiži,
ou encore öttür köör kiži « personne qui voit au travers ».
Chez les adultes, l’attribution d’une telle compétence donne lieu à une spécialisation.
Les Touvas contemporains connaissent des devins qui sont désignés par le terme
général tölgeči et peuvent se spécialiser en xuvaanakčy spécialiste de la divination sur
petites pierres xuvaanak et čarynčy spécialiste en scapulomancie354. De nos jours l’usage
de l’omoplate est en déclin en ville où il cède la place à celui des cartes à jouer.
Viktor Nursat raconte :
Viktor qui « n’y croit pas » conclut : « Je pense que c’est une coïncidence. » À
l’époque soviétique beaucoup de jeunes gens passés par la crise chamanique ne
purent acquérir les instruments rituels et devinrent karaŋ körnür kiži. On faisait appel
à eux pour mener les rituels funéraires de reconduite de l’âme du défunt. Nous avons
cité plus haut des cas télenghites de ugačy « qui entend » ou kösmöči « qui regarde,
voyant » (Revunenkova 2000, 187-188). À ces voyants on prête la faculté de voir,
outre des objets normaux à distance, des entités appartenant au domaine des
perceptions spéciales comme les mauvais esprits ou les âmes des malades. Mais, les
voyants ont aussi pour trait commun d’être réputés incapables d’agir sur les entités
qu’ils voient.
Les chamanes n’ont jamais eu le monopole de l’action rituelle dans les sociétés que
nous étudions. À côté d’eux, agissent de nombreux spécialistes auxquels des pouvoirs
spéciaux étaient attribués. Du forgeron (dargan) au spécialiste des herbes médicinales
(oduču, otču), la liste est longue et nous ne les décrirons pas tous. La limite est floue
entre ce qui est pour nous spécialiste rituel et artisan, c’est pourquoi nous étudierons
côte à côte magiciens, conteurs, forgerons et porteurs de pierre à pluie. Les
354 Les Sagaïs avaient aussi leurs čarynčy (Katanov 1897, 37).
445
descriptions que nous allons faire, sauf mention contraire, se rapportent à la situation
de la fin du XIXe au début du XXe siècle.
Le magicien (ilbiči) est une figure de la littérature orale touva qui a aujourd’hui à peu
près disparu. L’ilbiči est censé manier la magie ilbi. Celle-ci est souvent attribuée à des
chamanes, comme dans un mythe touva relevé par Potanin dans lequel la première
chamane est surnommée ilbiči (1883, 288), ou dans les tours de force qu’on prête aux
grands chamanes. Pourtant, on rencontre aussi dans les traditions touvas des ilbiči
non chamanes. Ces personnages se reconnaissent à un usage purement égoïste de
leur puissance à la différence du chamane. Les histoires sur le magicien Kara-Belek
en témoignent : on raconte ainsi qu’il avait des chevaux magiques volants grâce
auxquels il transportait le bois plus vite que les autres (Arapčor 1995, 124). Il
« montrait » sa magie aux curieux, par exemple il reconstituait des bols cassés, et
recevait des cadeaux du public. On ne voit jamais décrire un comportement
semblable de la part d’un chamane. La puissance ilbi du chamane, quand elle est
manifestée, s’intègre à l’action rituelle.
B. Le conteur
Les conteurs355 touvas (toolču) qui se comptaient encore à plusieurs dizaines après la
Seconde Guerre mondiale ne sont plus que quelques-uns aujourd’hui356. Leur
répertoire comportait indifféremment des contes, mythes et épopées en vers : il
n’existe pas de spécialisation des conteurs par genre. Les conteurs n’utilisaient pas
d’instrument de musique pour s’accompagner à la différence des peuples turcs de
l’Altaï-Saïan Nord.
Le conte faisait en lui-même l’objet d’un grand respect de la part des Touvas. On ne
devait pas l’oublier, le réduire ou l’exécuter sans respect, sous peine de provoquer la
colère de l’esprit-maître du conte (tool êêzi). Le conteur est un personnage respecté et
supposé vivre longtemps, car par ses contes il réjouit le maître de lieu et les mauvais
esprits ne l’atteindront pas (Vajnštejn 1961, 146 et Samdan ibid.). Pour être chanceux,
les chasseurs emmenaient souvent avec eux un conteur et partageaient la viande avec
lui (Samdan op. cit. 29). On pouvait encore inviter un conteur pour dire des contes
lors d’une naissance, pendant des funérailles et pendant les fêtes naadym et šagaa (voir
355 Nous employons le terme « conteur » plutôt que « barde » pour traduire touva toolču de tool « conte »
et -ču suffixe d’agent. La langue touva ne distingue pas le conte de l’épopée à la différence du mongol
qui a tuul’ « épopée » et ülger « conte ». L’expression touva maadyrlyg tool (litt. « conte à héros ») est une
création savante récente pour désigner le genre épique.
356 Je n’en ai pas rencontré. Silberstein a fait un portrait remarquable d’un conteur contemporain
(2005).
446
glossaire). On cessait de les exécuter pendant la période où Üger (la Pléiade) n’était
plus visible dans le ciel (Dongak 2001, 248).
Nous retrouvons avec le conteur plusieurs traits typiques d’une compétence conçue
de façon partiellement essentialiste. Le titre de toolču « conteur » ne peut être porté
par n’importe quelle personne qui dit un conte, à la différence du terme aŋčy
« chasseur » que l’on applique spontanément à toute personne rencontrée dans la
taïga avec un fusil sur l’épaule. Il ne suffit pas même de bien réciter les contes pour
être appelé « conteur. » Plusieurs de mes informateurs m’ont raconté des contes avec
talent mais aucun n’était appelé toolču par son entourage. D’une manière générale, les
femmes ne peuvent porter ce titre, alors qu’elles racontent aux enfants de nombreux
contes appelés kara tooldar, « contes noirs, simples » (Samdan dir. 1994, 28).
Erika Taube qui a recueilli un vaste répertoire de contes chez les Touvas de Mongolie
distingue parmi ses informateurs trois types de conteurs : des personnes racontant
des histoires dans le cadre de leur famille ; d’autres qui sont connues en dehors du
cercle familial ; enfin les conteurs professionnels qui se nomment eux-mêmes tooluču
(1978).
Chez les Chors, les conteurs ont à peu près disparu à la fin du XXe siècle. Cette
circonstance malheureuse a cependant permis à l’anthropologue Dmitrij Funk de
mettre en évidence l’existence de ce qu’il appelle un « milieu épique » (ru. êpičeskaja
sreda), nécessaire mais non suffisant à l’apparition des conteurs (Funk 2005, 278).
Dans les villages où les conteurs ont disparu, Funk s’est aperçu que de nombreux
profanes connaissent le contenu des épopées, peuvent en réciter des extraits, et que
certains sont même capables de dire une épopée en entier. Même la connaissance de
l’épopée, prouesse qu’on aurait pu croire propre au spécialiste, ne lui est donc pas
réservée. Le statut de conteur est irréductible à un trait typique observable.
Chez tous les Turcs de l’Altaï-Saïan, seul un homme peut être conteur, et le plus
souvent il s’agit d’un descendant de conteur. Le modèle largement dominant de
transmission du statut est celui qui fait du fils l’héritier de son père. Pourtant, il existe
un autre modèle d’accession à la fonction, très répandu chez les Touvas : il passe par
l’apprentissage chez un maître. Si un enfant fait preuve d’aisance à parler et de
mémoire, ses parents pourront l’envoyer chez un maître. On cite le cas de la mère de
Baazanaj qui a donné son cheval au conteur Kongaržyk pour qu’il apprenne à son fils
l’art du conte. Le conteur tožu Bajn Baldyr (né en 1880) a offert un cheval à son
maître pour apprendre à exécuter l’épopée Geser (Samdan ibid. et 445). Lorsque
l’apprentissage se fait auprès du père ou d’un proche parent, il n’y a évidemment pas
de rétribution de ce genre. Dans le premier cas, une compétence est vendue, dans le
second, elle est héritée.
L’apprentissage n’est jamais dissimulé comme pour les chamanes. Les conteurs
héréditaires visitaient eux aussi des conteurs professionnels auxquels ils n’étaient pas
apparentés pour agrandir leur répertoire. Le conteur Čapaažyk envoya ainsi ses deux
fils conteurs eux-mêmes en tournée chez des confrères (Dongak 2001, 247). Tous ces
faits sont connus de tous et les conteurs ne cherchent pas à les cacher. Ainsi chez les
447
Le conteur occupe un statut bien plus chargé de principes essentialistes chez les
Altaïens du Nord et les Chors que chez les Touvas. Chez ces peuples, on l’appelle
kajčy/xajčy de kaj/xaj terme qui désigne à la fois le conte (y compris l’épopée), un
timbre particulier de la voix sur lequel le conte est exécuté et, dans certains cas,
l’esprit protecteur et inspirateur des conteurs. Le conteur joue accompagné d’une
vielle appelée kaj-komus (Kyrgys 1997, 52).
Chez les Chors étudiés par Funk (2005, partie 2), les kajčy sont toujours des
descendants kajčy qui forment quelquefois des dynasties célèbres. Le groupe au sein
duquel la tradition se transmet est le töl 357, le lignage patrilinéaire. Le conteur
Tortobaev affirme avoir été précédé dans sa spécialité par son arrière-grand-père, son
grand-père, son père et son oncle paternel. Lorsqu’il sentit qu’il était prêt à chanter le
kaj, il rendit visite à son oncle qui l’approuva et lui dit tristement : « Tu as commencé
tôt à faire du kaj, mon kaj est passé chez toi ; je n’ai plus longtemps à vivre. » L’oncle
mourut bientôt car il ne peut y avoir qu’un seul kajčy vivant dans un töl (ibid. 261).
Cette succession patrilinéaire et sans saut de génération représente le type le plus
courant, bien qu’on signale des cas de transmission de l’oncle maternel au neveu,
ainsi que des sauts de génération. Le modèle dominant de la transmission de la
spécialité de conteur est en conformité avec le mode de transmission des statuts de la
société en général.
Pourtant, malgré l’automatisme de l’héritage que semble impliquer un tel modèle, les
conteurs chez les Turcs du Nord évoquent une crise brutale dans leur vie après
357Sous l’influence russe, les töl chors se définissent comme un groupe de porteurs d’un même nom de
famille (ru. familija) (Dyrenkova 1940, 434 ; Potapov 1953, 316). Alt. tölü et tv. töl désignent la
« descendance », kirghiz et mong. töl le « croît » du bétail.
448
laquelle ils sont devenus conteurs. Comme le chamane, le conteur est supposé
recevoir la visite d’agents spéciaux.
Pour les Iakoutes, le conteur et le chanteur, avant d’accéder à la fonction, fuient dans
un bois où réside l’esprit qui leur donne leur talent (Novik 1984, 195).
On retrouve cette idée bien exprimée chez un peuple turc plus lointain, les Kazakhs.
Chez eux, le conteur akyn qui s’accompagne à la vielle est aussi censé être
accompagné d’un esprit qui ne se montre qu’à lui sous une forme animale. À la fin du
e
XIX siècle, le kazakh Okên, à la fois baksy (« chamane ») et akyn donna le témoignage
suivant : « Avant, je ne savais pas comment tenir la vielle et l’archet, et tout d’un coup
j’ai commencé à jouer tous les motifs et chansons possible et même à chanter, tout
cela sous l’inspiration des esprits » (Basilov 1995, 37, cité par Funk 2005, 260).
Bref l’appartenance à un lignage de conteurs ne semble pas être une légitimation
suffisante. Cette période de crise transitoire est interprétée chez les Chors, mais aussi
les Altaïens et les Khakasses, comme le résultat d’une action de certains esprits,
l’esprit kaj êêzi (« maître du kaj ») ou les tös du néophyte. Kaj êêzi, rencontré en rêve
apprend à son élu à chanter, lui fixe des cordes vocales de bronze, lui apprend à jouer
de la vielle. À partir de ce moment le kajčy est censé jouer sérieusement alors qu’il ne
faisait auparavant que s’amuser.
Comme le remarque Funk, les esprits sont supposés vérifier la capacité du conteur à
chanter et sa connaissance des contes, alors qu’on ne les voit jamais, dans les récits,
vérifier la capacité du chamane à chamaniser. Ce qu’ils vérifient ce sont ses os. Cette
différence peut être interprétée comme l’indice d’un caractère plus essentialiste de la
conception de la spécialité chamanique.
Le conteur pratique déjà sa spécialité avant la crise. Il a déjà toutes les connaissances
nécessaires réelles avant sa rencontre imaginaire avec kaj êêzi. Il est possible que ce
rêve autorise l’acquisition de la vielle qui crée un statut social. Le statut social apparaît
avec l’acquisition d’un objet.
L’esprit qui donne leur qualité de conteur aux néophytes est appelé kaj êêzi « maître
du kaj » chez les Chors et les Khakasses. Chez ces derniers, pour pratiquer le chant
de gorge xaj et apprendre à jouer des instruments de musique, on dit qu’il faut jouer
et chanter au carrefour de trois routes trois nuits durant. Le troisième jour apparaît
xaj eezi (« le maître du xaj ») qui révèle ses secrets au néophyte et lui dit « Que tu
possèdes un xomys [« vielle »], un habit qu’on peut porter, une nourriture quotidienne,
un cheval de monte ! » Le jeune homme pouvait alors devenir xajdži (Butanaev 2006,
63).
Cette histoire est paradoxale, car le prétendant qui se rend sur le carrefour sait
évidemment déjà jouer de la musique et chanter, puisque c’est ce qu’il doit faire
pendant trois nuits. Il est vraisemblablement membre d’une famille de conteurs et a
reçu une formation depuis son enfance. Mais du xajči, il n’a que la pratique : il lui
manquait ce quelque chose d’insaisissable qui autorise l’accès au statut. Ce trait
invisible est ici figuré comme un savoir secret transmis par l’esprit, savoir dont, par
définition, les gens ordinaires ignorent le contenu et qui reste donc totalement
mystérieux. La possession de ce trait autorise l’acquisition d’une vielle avec laquelle le
professionnel s’accompagne. Lorsqu’il jouait, le néophyte utilisait un instrument
emprunté. Désormais comme le chamane, il rend visible au public son statut par la
possession d’un équipement dont l’acquisition, comme pour le chamane, paraît suivre
le modèle de la phase préparatoire du héros épique.
Tous les conteurs ne passent pas par cette crise qui les met en contact avec un esprit.
Seuls les grands conteurs sont appelés par les Khakasses êêlig xajčy et par les Altaïens
êêlü kajčy, « conteur à maître », c’est-à-dire doté d’un esprit-maître, le maître du xaj, xaj
êêzi (Funk op. cit. 266). Le fait d’avoir des ancêtres conteurs est une preuve
d’« authenticité » pour le conteur (ibid. 262) ce qui implique l’idée de l’existence de
« faux conteurs ».
Les contes eux-mêmes sont parfois supposés dotés d’un esprit-maître. Chez les
Chors, comme chez les Altaïens, on distingue, en dehors des contes ordinaires,
certains contes possédant un maître (nyvak êêzi). Un conteur altaïen se vante de savoir
distinguer quels contes possédaient un esprit-maître, ce qui implique que ce savoir
n’était pas partagé par les profanes (ibid. 267).
Chez les Touvas, aucune source ne mentionne de crise qualifiante précédant l’accès à
la fonction de conteur, pas plus qu’il n’est question d’une intervention d’un esprit sur
le conteur. Ce fait est en cohérence avec la reconnaissance par les Touvas du rôle de
l’apprentissage humain.
L’esprit kaj eezi, maître du chant épique, apparaît dans les histoires de vocation du
conteur, mais aussi dans les représentations expliquant sa pratique ordinaire. Kaj
kirbisti ! « Le kaj est arrivé ! » dit le public quand le conteur commence vraiment à
450
chanter. Lorsque le xajčy authentique se livre à son activité, il n’est plus lui-même, il
entre sous l’empire du xaj eezi. Une histoire khakasse rapportée par Butanaev (2006,
64) illustre avec éclat cet état d’inspiration aliénante du conteur :
On dit qu’un soir, pendant l’exécution du conte, la femme du xajdži sortit dans
la rue. Leur enfant, qui rampait par terre, tomba dans le feu. À ses cris la mère
accourut, l’arracha au feu et vit que le xajdži continuait à chanter le conte
épique, mais que des larmes coulaient sur son visage. Xaj eezi ne lui permettait
pas de se distraire de son chant.
Tel doit être le conteur authentique : soumis à une force qui le dépasse, incapable
d’interrompre ou même de modifier son récit.
Les conteurs se distinguent les uns des autres par leur manière d’exécution et leur
capacité à intéresser leur public (Funk 2005, 268). Pourtant, la liberté qui leur est
laissée pour exprimer une originalité personnelle est mince. Il n’appartient pas au
conteur d’être original par le contenu même du récit, l’ordre des événements : ceux-ci
doivent être rigoureusement les mêmes d’une récitation à l’autre.
Le conteur qui réduit le conte réduit sa vie, prévient le maître des contes au moment
de l’élection (Funk 2005, 265-266). Un conteur touva (Bjurgut, clan Salčak, rivière
Buren) refusa de raconter à Potanin la fin d’un conte parce qu’il la connaissait mal,
or : « Oran êêzi [le maître du lieu] écoute le conte, si on ne le raconte pas fidèlement,
cela ira mal. » (Potanin 1883, 391 et 697).
Il est bien sûr aisé de relever des différences, parfois considérables, entre les versions
d’une épopée recueillies auprès de différents conteurs, ou chez un même conteur
dans différentes circonstances. Mais l’existence de ces variations empiriques n’est pas
voulue par le modèle, elle est accidentelle. En principe, seule la forme de l’exécution,
et non le contenu, peut être originale. La différence est frappante avec le chamane
qui est supposé produire une parole nouvelle à chaque invocation.
Si le conteur doit être constant dans les exécutions qu’il donne d’un même conte,
c’est parce qu’il n’en est généralement que le porteur et non l’inventeur. Il l’a appris
d’un autre conteur qui le lui a fait réviser et lui a dit de qui il le tenait. Beaucoup de
contes ont ainsi une généalogie : Funk donne l’exemple d’un conte passé par quatre
conteurs.
L’inspiration qui vient au conteur lorsque le public s’exclame kaj kirbisti ! n’est donc
pas l’inspiration créatrice qui caractérise le chamane. La mémoire est la qualité
principale qui est exigée du conteur ; au contraire, parmi les chamanes, elle signale
l’imposteur, c’est pourquoi les chamanes disent ne pas pouvoir se souvenir de leurs
invocations.
L’apprentissage auprès d’un maître est le mode dominant d’acquisition des contes. Il
existe tout de même une brèche dans ce système de reproduction par lequel
l’innovation peut s’infiltrer. Certains contes sont dits avoir été appris d’une manière
peu ordinaire : le conteur les aurait entendus non d’un conteur humain mais d’un
conteur spécial, par exemple kaj êêzi, aperçu en rêve. Selon Funk, « il est évident que
451
ceux qui entendaient de nouveaux contes en rêve étaient des personnes sortant de
l’ordinaire, dont le don d’exécution comprenait la notion de ‘création’. » (ibid. 274). Il
arrivait qu’un tel conteur courût d’une maison à l’autre pour rassembler les gens et
leur raconter le conte qu’il venait d’apprendre en rêve.
Tel conteur chor contemporain a un répertoire fait uniquement de contes acquis de
cette manière, ce qui suscite des reproches de la part de ses collègues. Ils l’accusent
de faire grimper son héros sur des montagnes toutes démesurées, à 90 cols : « Ça ne
se peut pas ! » (ibid.) Ce conteur, plus confiant dans l’inspiration que dans la tradition,
se dérobe aux normes du genre et de la vraisemblance. S’il suscite la désapprobation
professionnelle de ses collègues, c’est qu’il sort ainsi de son rôle de conteur. Avec sa
parole purement créatrice, il est passé à un régime proprement chamanique du
discours, qui ne convient pas à son statut. Ce cas n’est pas exceptionnel : chez les
Khakasses, le conteur Kučenov est accusé de n’être pas un « vrai kajčy » parce que
tous ses contes sont inspirés (Van Deusen 2000, 231). S’il avait été chamane, on
aurait vu dans cette particularité, au contraire, un signe d’authenticité.
Le fait qu’un seul esprit kaj êêzi soit supposé inspirer tous les conteurs, qui plus est
dans des populations éloignées, est une conséquence logique de cette hostilité à
l’originalité. La diversité des esprits chamaniques apparaît bien, quant à elle, comme
le résultat d’une exigence inverse.
C. Le forgeron
parmi les Touvas. Les Tumat ont un passé militaire glorieux dont il aime à
revendiquer l’héritage. D’après ses récits :
« Ils étaient plus de deux millions dont 700 000 guerriers. Les Tumat ont
combattu sans arrêt les Mongols359. Et à l’époque des Altyn-khan360, ils
gardaient les frontières de Touva. Ils formaient une nation [ru. nacija], pas un
clan [ru. rod]. Mais ensuite les occupants mongols, puis mandchous, nous ont
massacrés. Aujourd’hui, il ne reste que quelques milliers de Tumat éparpillés
un peu partout. En Iakoutie il y a un village Tumat. Chez nous, à Touva il y a
la montagne Tajga Tumat qui s’appelle aujourd’hui pic de l’Académicien
Obračev361, mais son vrai nom, c’est Tumat. »
Ces informations mêlent librement des souvenirs de lectures de livres d’histoire, des
éléments imaginaires et sans doute une part de traditions familiales. Les Tumat, dit
Sergej, ont leur montagne sacrée où les femmes n’ont pas le droit de monter. C’est
un chamane ou un lama qui en fait le culte. Mais Sergej n’a jamais participé à ce
rituel.
Sergej se dit forgeron. Cette activité n’est pas son métier, mais j’ai pu constater que
son habilité, qui ne se limite pas au travail du métal, est reconnue par son entourage
et les autres chamanes de la société. On lui confie des tâches comme la fabrication de
miroirs küzüŋgü mais aussi de tambours. Il se rend de temps en temps à un atelier où
il fabrique des objets comme des couteaux. Sergej revendique des ancêtres forgerons
dans la famille de son père, même si ce dernier ne pratiquait pas cette activité. Le
récit suivant se rapporte à l’époque sino-mandchoue.
Pour Sergej, le métier de la forge est associé à la production des armes, à la gloire
militaire de son clan, à l’histoire de Gengis Khan et à sa parenté paternelle, bref à des
valeurs masculines. Sergej revendique de plus des ancêtres lamas parmi ses parents
paternels.
C’est du côté maternel que Sergej se reconnaît un ancêtre chamane. Le clan de sa
mère était celui des Ulug Tülüš (« Grands Tülüš »).
359 L’estimation de la population Tumat est évidemment exagérée. Les Tumat ont été défaits par
Gengis Khan après avoir résisté farouchement, avec l’aide des Kyrgyz, contre sa progression. Tumat
serait une variante phonétique de tuva portant le suffixe -t du pluriel mongol. (Potapov 1969, 76 ;
Mannaj-ool & Vajnštejn 157).
360 Au XVIIe siècle.
361 Confirmé dans Potapov 1969, 76.
453
« Je ne peux pas dire son nom. Même le nom de ma mère je ne peux pas le
dire, parce qu’ils sont déjà des dieux [burgan362]. »
C’est à cette aïeule que Sergej fait allusion sur son affichette quand il se qualifie de
xam šuvagančy uktug « issu de chamane vieille femme ».
La personnalité de Sergej se présente donc comme divisée en deux composantes,
l’une chamanique, en partie féminine, transmise en ligne maternelle, et l’autre, virile,
guerrière, clanique et bouddhique, associée à la pratique de la forge, transmise en
ligne paternelle. Pour lui, son identité de forgeron est directement liée à son
appartenance au clan Tumat, car il s’attribue un ancêtre Tumat forgeron du XIIIe
siècle. L’héritage du statut de forgeron obéit au même principe que celui de
l’appartenance clanique : la filiation patrilinéaire.
Il est vrai que l’acquisition de sa qualité de forgeron ne s’est pas faite selon l’usage
traditionnel qui fondait le caractère patrilinéaire de la transmission, à savoir par un
apprentissage auprès du père. Pourtant, Sergej Tumat a retenu le principe d’une
transmission de type social, patrilinéaire, par opposition à la transmission conçue
comme naturelle de la qualité chamanique.
Pourquoi cette spécialisation des lignes de filiation maternelle et paternelle ? S’agit-il
d’un hasard propre à la généalogie de Sergej ?
362 En mongol, on parle de la mort de quelqu’un en disant par euphémisme burxan bolson (« il est
devenu un dieu »).
363 Ce statut privilégié trouve sans doute son reflet dans le terme dargan qui désigne en touva le
forgeron et dont le sens premier en mongol est « libre, affranchi », cf. Rachid ad-din : « il est libre et
dargan » cité par Even (1994, 293, n. 13). Selon Roux, il s’agit d’un « titre de noblesse élevé » (1984, 74
n. 4). Us, qui est le nom le plus courant du forgeron dans les langues turques de l’Altaï (en téléoute,
Dyrenkova 1949, 177), s’applique en touva contemporain à tout artisan, de même que le iakoute uus.
454
92). On dit aussi qu’ils sont capables de résister à la puissance du chamane (Vajnštejn
ibid.).
Comme pour les conteurs, l’accès au statut de forgeron est réservé aux hommes. La
technique de la forge est gardée secrètement et ces secrets se transmettent par
héritage, le plus souvent, du père au fils ou à des consanguins proches « en ligne
masculine » (Vajnštejn 1972, 270). Des lignées patrilinéaires de forgerons existent
donc. « De nombreux forgerons héréditaires avec qui j’ai pu parler, disaient que non
seulement leurs pères, mais leurs grands-pères et arrière-grand-père étaient aussi
forgerons » (ibid. 239)
Figure 123. La forge chez les Kalmouks, Pallas 1776-1801, I, pl. 5. D’après Vajnštejn (1972, 240), l’équipement
des forgerons touvas était identique à celui représenté sur cette gravure. Jochelson (1933, 165) y reconnaît aussi les outils
de la forge iakoute du début du XXe siècle.
Us proviendrait d’une racine turque ancienne désignant à la fois l’« action » et l’ « intelligence » (L’ova
& alii 1988, 111). D’après Tatarincev, dargan est un emprunt du mongol, qui l’avait lui-même emprunté
au turc, le terme étant en effet présent dans les inscriptions turques anciennes. Ce terme est à l’origine
de l’ethnonyme « darkhate » (darxad), « les affranchis » pluriel de dargan, qui désigne un groupe mongol
voisin des Touvas (Even 1994, 274, note 42).
455
3. Le forgeron créateur.
Dans les mythologies turques de Sibérie, le forgeron apparaît comme le créateur des
catégories que le chamane traverse. Chez les Altaïens, la divinité créatrice Ülgen crée
ses esprits en les forgeant (Verbickij 1893, 99). Dans un mythe iakoute, le forgeron
est présenté comme l’aîné alors que le chamane est son frère cadet. Comme le
montre Anne de Sales, ce mythe exprime un ordre logique entre les activités du
chamane et du forgeron. La création, nécessairement première, fait du forgeron
l’aîné, « alors que le cadet, lui, est réduit à se mouvoir entre les mondes qui lui
préexistent » (1981, 51).
Chez les Touvas, on dit du forgeron : čüvelerin čajaap šuuktup kaan, littéralement « il
crée en coulant les choses » (Samdan 2004, 191). Nous reconnaissons le verbe čajaa-
« créer » si important dans le chamanisme. Or le chamane n’est jamais le sujet du
verbe čajaa- : il en est en revanche l’objet privilégié (čajaattyngan xam kiži « chamane
créé », « chamane de naissance »).
Parmi les récits touvas ayant pour héros des forgerons nous en choisirons deux qui
sont typiques de deux modèles opposés. Dans la première histoire, qui, par son
indétermination temporelle, a tous les traits du conte, le forgeron Moortaj-Dargan est
réputé être descendu du Monde supérieur (üstüü oran). Il trouvait dans la montagne de
l’or et du fer qui tombaient pour lui du ciel. Un jour alors qu’il forgeait et que le
temps était beau, il y eut un éclair et Moortaj-Dargan disparut : il était reparti vers le
Monde supérieur. Il est typique de cette histoire légendaire qu’elle ne fasse intervenir
aucune idée de filiation ni ascendante ni descendante (Samdan, ibid.).
L’autre récit, plus historique, évoque des personnes ayant vécu à une époque récente
(époque soviétique). On ne voit pas intervenir de puissance surnaturelle, en revanche
on signale que le forgeron talentueux décrit a eu un fils qui fut lui aussi un
remarquable forgeron (Samdan 2004, 192).
La filiation et le rapport direct avec les esprits sont des principes concurrents, parfois
exclusifs, mais le plus souvent articulés diversement dans les représentations
touchant à la nature de la qualité du forgeron. On le voit remarquablement bien avec
le forgeron iakoute.
Émilie Maj a rencontré un forgeron iakoute qui résume ainsi sa généalogie (2006,
35) : « Mon père était oloŋxohut [conteur épique] et forgeron. Nos ancêtres de la lignée
paternelle étaient forgerons et oloŋxohut. Et dans la lignée maternelle il y avait des
chamanesses très puissantes. Ma mère était chamanesse. » Nous retrouvons dans ce
cas iakoute la répartition des tâches entre les lignages qui caractérisait la généalogie de
Sergej Tumat. La qualité chamanique paraît décidément plus propice à la
456
transmission maternelle tandis que celle des spécialités non chamaniques est de
préférence patrilinéaire.
É. Maj demanda à Mandar comment il était devenu forgeron. Son interlocuteur lui fit
cette réponse caractéristique qui rappelle celle de bien des chamanes touvas :
« Mais j’étais forgeron depuis l’enfance ! Je peux compter mes ancêtres jusqu’à
la onzième génération. Ils étaient tous forgerons. C’est dans mon sang. Il y a
même quelque chose d’intéressant : un homme qui n’est pas habitué à
l’enclume, quand il commence à forger, il tombe malade : sa peau devient
rouge, ses poumons vont mal. Le fer pénètre dans le sang et la personne
tombe malade. Mais nous avons génétiquement une réaction et sommes
immunisés contre ces maladies. » (ibid.)
Le forgeron (uus, timir uuha) occupe dans la culture iakoute une place de premier
ordre qui le rend souvent comparable au chamane. De nombreuses histoires de
joutes à mort soulignent la position de concurrence dans laquelle se trouvent ces
deux spécialistes. Anne de Sales a étudié (1981) les rapports structuraux autour
desquels s’articulent les figures iakoutes du chamane et du forgeron à partir d’un
corpus de mythes, proverbes et descriptions ethnographiques. De notre point de vue,
il est important de mettre sur des plans distincts d’une part ce qui appartient à la
logique de la pratique et d’autre part l’idéologie du conte ou du mythe qui parfois s’en
distancie, ne serait-ce que parce que, comme le note Bourdieu, « le discours indigène
privilégie les cas extrêmes ». Ainsi le conte « discours semi-ritualisé à fonction
didactique » ne retient que les faits « marqués et marquants » (1980, 299-300). De
même, si le mythe peut se livrer à une spéculation intellectuelle relativement libre des
réalités sociales, le proverbe donne, quant à lui, des consignes à usage pratique.
Les figures du chamane et du forgeron iakoute sont parfois jugées semblables parce
que toute deux appartiennent à des « lignées ». Pourtant, si l’on s’interroge sur ce que
recouvre le mot « lignée », on s’aperçoit que l’on parle de choses tout à fait
différentes dans ces deux cas. Le modèle de la succession des forgerons dessine de
réels patrilignages masculins continus. Or on n’observe rien de tel chez les chamanes
puisque la notion anthropologique même de succession est inopérante pour décrire la
transmission cognatique et discontinue de la qualité chamanique (chapitre III
« Devenir chamane »). Le caractère lignager de la transmission de la fonction de
forgeron est évidemment lié à la nature de son activité et aux contraintes matérielles
de la forge364. Cette simple différence dans la transmission nous suggère qu’on ne
retrouvera pas les mêmes principes cognitifs dans les représentations de la qualité de
ces deux spécialistes. Les bases pratiques de la transmission étant divergentes, la
thématique de l’intervention de l’esprit aura un arrière-plan et donc un rôle différents.
365 Il est appelé « ancêtres des forgerons » dans une invocation chamanique (Popov 1933, 264).
458
fonction ne se fait pas seulement par l’acquisition des objets. Si l’idée de « vrais
forgerons » a cours, c’est que la possession des instruments de travail et l’exercice de
la profession ne sont pas des traits suffisants pour que l’authenticité de la qualité soit
reconnue. L’action est donc toute différente de l’investiture du chamane qui n’agit
pas sur sa personne mais consiste seulement à le pourvoir de ses instruments qu’il
n’avait pas auparavant.
Peut-être le rite permet-il de consacrer l’un des héritiers au détriment des autres en
cas de frères concurrents. En tout cas, il met en cause le caractère dynastique et
automatique de l’accès à la fonction de forgeron. Il insiste sur l’incertitude de la
relation avec Kydaj qu’il s’agit d’attirer et de se rendre favorable par l’offrande d’un
taureau. Le rite réintroduit de l’incertitude pour mieux valider la position de
l’héritier : il faut y voir une fiction pour faire oublier la réalité d’une transmission
directe.
Figure 124. Zina, 66 ans, čattyg kiži, son neveu Viktor et sa petite-fille.
Zina porte un gilet de peau, matériau généralement remplacé par la toile dès les années 1950. Avril 2006.
368 Une définition semblable est donnée dans Kenin-Lopsan 2002, 118. Le terme employé, ajastyr-
« forcer à s’éclaircir », a pour racine ajas « clair, beau » qui qualifie le temps, dont est dérivé le verbe
ajaz- « s’éclaircir », auquel est ajouté ici le suffixe factitif -tyr-, « forcer à ». Ce même suffixe ajouté à čag-
« pleuvoir » forme čagdyr- « faire pleuvoir ».
460
Il ne s’agit donc pas de faire se volatiliser les nuages, mais d’obtenir que la pluie se
déplace, qu’elle glisse vers l’aval, dans le sens que les eaux empruntent sur terre en
ruisselant. C’est à la montagne qu’est attribuée l’action de diriger la pluie.
De l’aveu de Zina, « faire pleuvoir » est une opération bien plus délicate. C’est ici que
le čat est nécessaire. Zina se procure ses pierres čat sur une colline des environs du
village connue des habitants sous le nom de čattyg tej (« la colline à čat »). Elle s’y rend
quand elle a besoin d’une pierre, la ramasse sur le sol et l’enveloppe aussitôt dans un
tissu noir en prononçant les paroles :
Zina gagne ensuite la source d’un des nombreux canaux qui irriguent la plaine. Là se
trouve un bouquet d’arbres que Zina appelle tel yjaš, elle y accomplit un rituel aux
arbres (tel yaš dagyyr). Elle commence par attacher des rubans aux branches des arbres.
Puis, à leur pied, un « beau » bûcher (saŋ) est préparé, fait de bûches sur lesquelles
sont déposés du genévrier, de la farine de millet (dalgan taraa) et d’autres formes de
nourriture (a’’š-čem). À partir du moment où le bûcher est allumé, Zina fait alterner les
libations des diverses boissons avec des invocations chuchotées d’une voix précipitée
de la manière suivante :
« Baj-Tajgam öršêê, čagdyr, čagdyr, yjaš « Pitié ma Riche-Montagne, fais pleuvoir, fais
tajgalarym, čagdyr, čagdyr, öš-meŋgiler, pleuvoir ! neiges éternelles, mes pierres, fais
daštarym, čagdyr, čagdyr », oon demgi pleuvoir, fais pleuvoir », ensuite libation d’alcool
čažyyn bar ijik tyva aragam, « ča’’stan de lait. « Fais tomber la pluie, fais pleuvoir, viens
čagdyr, čaap-la kel, čaap-la kel Kudaj- faire pleuvoir, mon ciel Kudaj », on fait une
dêêrim », čaškan soonda, « čag, čag, čag, libation et puis : « Pleut ! pleut ! pleut ! que l’eau
častyŋ suu čalgyštaldyr ünzün », čaškan du printemps [de la pluie ?] se répande en
soonda, « čeček-čimis čimisteldir ünzün, čaap flammes ! » On fait une libation : « Que les fleurs
kel, čagdap kel, čaap kel, čedi xondur čag. » et les fruits fructifient, viens pleuvoir, viens faire
pleuvoir, viens pleuvoir, pleut sept jours
durant ! »
369Nous proposons « pleut » comme forme impérative du verbe pleuvoir pour traduire čag et čagba,
formes qui sont elles-mêmes, évidemment, peu utilisées en touva.
461
Il n’existe visiblement pas d’ordre nécessaire pour les divinités à nommer dans les
invocations. L’exigence principale concerne le débit de la prononciation qui doit être
rapide et continu : la première comparaison qui vient à l’esprit est celle de jets d’eau
courante. Le mot čagdyr « fais pleuvoir » est répété comme un clapotis alternant avec
d’autres constructions synonymes čaap kel et čag « pleut », dont l’emploi à l’impératif
n’est pas commun.
Au sujet de la nourriture, Viktor demanda à sa tante s’il fallait également déposer de
la viande de mouton. Dans les saŋ dirigés par les chamanes, il est d’usage de déposer
sur le bûcher des morceaux nobles de viande de mouton, sternum (töš) et queue
grasse (uža) de mouton. Zina répondit sans hésiter : « Non, je ne mets pas de queue-
sternum »(uža-töš salbas men). Outre la farine de millet qu’elle cite, les offrandes
doivent être faites de « nourriture blanche » (ak čem, mong. cagaan idêê), c’est-à-dire de
produits laitiers.
Pendant que ces ingrédients brûlent sur le bûcher, Zina projette les breuvages : alcool
de lait (araga), lait (süt) et eau de source sacrée (aržaan). Le terme employé pour la
libation est čažyg du verbe čaš- « semer ; projeter ; éparpiller ». Il ne s’agit donc pas de
verser les liquides sur le feu comme le font les chamanes lorsqu’ils « nourrissent »
l’âme des défunts dans les rituels des 7e et 49e jours. Celui qui accomplit le čažyg tient
dans sa main gauche un bol rempli de liquide et dans la droite une cuiller rituelle tos
karak avec laquelle il fait des projections de liquide vers le ciel. Ces projections
doivent être copieuses car on apporte souvent plusieurs bouteilles à vider. Certains
finissent en lançant le contenu du bol en l’air. Quand ces rituels sont collectifs, il est
rare que l’assistance ne soit pas un peu humidifiée.
Ici la libation est plus importante que dans le saŋ ordinaire. Tandis que la fumée des
mets monte vers le ciel, l’espace est criblé de gouttes de lait, d’eau et d’alcool, l’air
s’humidifie, s’imbibe de liquides comestibles autant que de flots de paroles
ondoyantes. Tout cela a pour but de favoriser finalement, par un mécanisme qu’on
ne s’explique pas précisément, la tombée de la pluie.
Quand tous les liquides ont été entièrement vidés, la pierre čat enveloppée dans son
tissu est plongée dans l’eau du canal. C’est le geste déclencheur décisif : dans un délai
462
de sept jours, selon Zina, il doit se mettre à pleuvoir. La pierre utilisée est ensuite
cachée et abandonnée dans un endroit secret.
Hors demande particulière, le rituel doit avoir lieu tous les ans, vers le 22 juin. Cinq
ou six personnes peuvent y participer, de préférence des personnes elles-mêmes čattyg
ou des enfants en 6e ou 7e classe. Aucune personne ivre ne doit être présente.
Nos entretiens avaient lieu en avril et Zina, ayant remarqué que les bourgeons des
peupliers tardaient à apparaître, avait décidé d’avancer le rite au 26 mai. En général
elle décide de la date avec les agronomes. L’administration locale tient, semble-t-il, à
la réalisation de ces rituels. En effet la région environnant le village est cultivée grâce
à un système d’irrigation très dépendant des précipitations. Comme partout à Touva,
l’agriculture, hautement subventionnée pendant la période soviétique, a connu après
la perestroïka un recul massif au profit de la steppe, mais ici elle n’a pas totalement
disparu. Elle garde une véritable valeur économique pour la région.
En 2002, les édiles s’adressèrent à Zina pour faire tomber la pluie. Elle fit un rituel
avec un autre ancien et la pluie est tombée fort. Au bout de sept jours que la pluie
tombait sans interruption, on demanda à Zina de mettre fin au déluge. Elle fit un
nouveau rituel et la pluie s’arrêta.
Figure 125. La plaine de Têêli-Šolu et son réseau de canaux d’irrigation entourés par le massif de Baj-Tajga
(détail de Respublika Tyva, 2003, p. 43)
Pour Zina, toutes les pierres trouvées sur la colline čattyg tej ne sont pas čattyg. D’après
sa description, la pierre čattyg est à moitié enfoncée dans le sol et, sur la partie qui
dépasse, on voit « comme des nuages qui migrent » (bulut yškaš köžüp turar). Cette
463
Pourquoi une certaine personne se retrouve-t-elle désignée par son voisinage comme
čattyg kiži, qu’est-ce que les gens pensent reconnaître en elle dont ils s’estiment eux-
mêmes dépourvus ? Ce pouvoir tient-il seulement à la possession de la pierre à
pluie ?
Il n’y a rien dans la pratique rituelle de Zina de comparable avec le spectacle qu’offre
le chamane censé voyager à travers les mondes et se battre avec des démons. Zina ne
prétend rien faire de plus que ce que chacun peut constater de ses yeux. Son rite
n’évoque pas une réalité cachée invisible aux humains ordinaires. Les entités
auxquelles elle s’adresse sont celles que chacun peut voir : les montagnes, le ciel, la
Grande ourse. Les esprits-maîtres des lieux ne sont pas décrits ni même évoqués,
hormis peut-être dans l’expression ambiguë daŋgynam-tejim par laquelle la colline (tej)
est remerciée pour avoir donné la pierre. Dans cette formule, qui peut être traduite
« princesse colline », daŋgyna « princesse » est associé intimement à la colline : les deux
notions demeurent sur le même plan sans qu’un rapport d’appartenance, qui serait
marqué par un génitif, soit établi entre elle370. Au contraire, le discours du chamane
distingue et sépare le plan des objets matériels de celui des agents intentionnels dont
ils sont les demeures, dans des formules comme Oran-Taŋdym êêleri « maîtres de mon
Pays-Montagne » (voir l’invocation de Kara-ool, pp.271-272). Zina s’adresse à Oran-
Taŋdym « mon Pays-Montagne » et non à ses « maîtres » (êê), terme que je ne l’ai
jamais entendue employer. Tandis que le discours du chamane paraît dessiner en
permanence une trame des réalités sous-jacentes aux objets visibles, c’est une
ontologie résolument moniste qui se dégage des invocations de Zina.
La différence entre le registre de discours rituel de Zina et celui du chamane
réapparut plus loin dans l’entretien. À propos de la cuiller tos karak employée pour la
libation, Viktor demanda à sa tante ce que représentent les neuf trous dont elle est
ornée. Zina répondit : « Ce sont mes neuf directions [tos čügüm] ». Viktor, fier de sa
370 Il en serait autrement si Zina avait dit tej daŋgynazy, « princesse de la colline ».
464
culture chamanique, suggéra l’expression Tos dêêrim, « Mes neuf ciels », mais sa tante
repoussa cette idée et répliqua avec agacement : Tos Taŋdym, « Mes neuf
montagnes371 ».
L’expression tos dêêr que Viktor voyait comme propre à la « culture touva » en général
et qu’il s’attendait à entendre employée par sa tante comme « connaisseuse » des
traditions, appartient en fait à un registre de discours particulier, celui des chamanes,
que Zina refuse d’employer. L’architecture chamanique du monde avec son
étagement de plans superposés qui s’illustre dans les « neuf ciels » n’est pas celle qui
structure la pratique de Zina. Son monde est un paysage horizontal où les divisions
distinguent des régions d’un même plan et non des niveaux de réalité de natures
différentes.
Le čattyg kiži ou čatčy ne se distingue donc pas des gens ordinaires par les entités qu’il
invoque, car le chasseur et la mère de famille adressent eux aussi des prières (čalbaryg)
aux entités du paysage. Il ne se distingue pas non plus par le type d’interaction qu’il
est censé entretenir avec elle : il leur fait des offrandes et des demandes comme tous
les gens ordinaires. Il ne met pas en scène de dialogues, de contacts physiques.
Cependant, la relation qu’il a aux éléments paraît plus complète que celle qui
caractérise l’individu ordinaire. Ce qui fait la spécificité du čattyg kiži aux yeux de son
entourage, c’est que ses paroles sont censées être entendues et écoutées. On ne
s’attend pas à ce que le troupeau d’une famille se multiplie soudainement du fait que
la femme demande le matin que le troupeau grandisse. En revanche, si la pluie ne
venait pas après l’intervention d’un čattyg kiži son statut serait remis en cause.
À écouter les explications de Zina, il apparaît nettement que la puissance des čattyg
kiži ne tient pas seulement à la pierre, mais qu’ils sont en eux-mêmes des personnes
sortant de l’ordinaire. Contrairement à ce que nous verrons dans d’autres traditions
sibériennes, Zina ne fait nullement de la découverte fortuite d’une pierre particulière
l’origine de son statut. En fait, Zina ne possède pas de pierre : chaque année, elle va
en chercher une nouvelle sur la colline čattyg et ne la garde que le temps du rituel. Ce
qui demeure d’une année à l’autre, c’est sa capacité à trouver de nouvelles pierres et
ensuite à les utiliser.
Selon elle, les čattyg kiži sont singularisés par leur astrologie : dans le cycle des douze
animaux, ce sont des gens de l’année du dragon (ulu)372. Ces gens-là sont
« dangereux », « ils peuvent commander au Pays-Montagne », c’est-à-dire au monde
(Ol kižiler dêêrge Oran-Taŋdyny čagyryp bolur). Dans ce cas, c’est leur seule capacité
personnelle qui agit, car ils n’ont pas recours à la pierre magique. De tels personnages
ne sont pas nombreux.
Ajastyryp baza bolur, čagdyryp baza Des gens qui peuvent faire le beau temps et qui
bolur, yndyg kižiler iji čaŋgys, artynčy peuvent faire la pluie, il n’en reste pas beaucoup,
kižiler bolur. Ol kižiler dêêrge araga- un ou deux. Ces gens-là, ils ne boivent pas
371 Chez les Touvas de Cengel en Mongolie, les invocations des profanes évoquent les « neuf Altaïs »
(Taube 1972, 136).
372 Sur le cycle des douze animaux et les calendriers turcs, Louis Bazin (1974).
465
daryg išpes, yndyg kižiler boor. Ajazyp d’alcool, ils sont comme ça. Quand les beaux
kelgen, čerle yndyg čaŋnyg kiži-dir men. jours reviennent, je suis comme ça, [je fais ces
rituels,] c’est mon caractère (čaŋ).
Le caractère čaŋ (mong. zan) n’est pas le résultat d’un accident, il définit la personne
dans son identité. « Je suis quelqu’un de tout à fait surprenant » (Men šuut kajgamčyk
kiži men ale), renchérit Zina fièrement. Au cours de notre entretien, elle qualifia même
une fois sa pratique de chamanique, employant l’expression xamnaarymga « quand je
chamanise ». Pour autant, Zina refuserait évidemment le titre de chamane.
La comparaison avec la figure du chamane est justifiée par le type d’accès que Zina a
eu à sa fonction. À la question : « Quand avez-vous commencé à pratiquer cette
activité ? », Zina évoque ses ancêtres des ancêtres khalkhas ayant eu le même
« destin » (čajaan) et fait un récit qui présente une forte ressemblance avec les
premiers signes d’une vocation chamanique :
Čêêrbi xarlyymdan êgelêên men. J’ai commencé quand j’avais vingt ans. Je me
Bilinmestep aaryj bergen men. Êmčige suis mise à souffrir de pertes de connaissance.
čytkaštyŋ ünüp kelgeš bažyŋga čede J’ai été hospitalisée. Quand je suis sortie [de
bergeš, ča’’s čaap turgan. Men-daa l’hôpital] et que je suis arrivée à la maison, il
bagaj kiži-dir men, mende ča’’s pleuvait. J’ai dit en trépignant : « Je suis une
čagbaŋar dep deškilenip čyptymda čaas pauvre personne, ne faites pas tomber la pluie
soskaj bergen. Üne bergežtiŋ čagdyrbajn sur moi », et la pluie s’est arrêtée. [Après,] mon
bargan dêêr logoj ačam. père a dit que j’avais arrêté la pluie après être
sortie [de l’hôpital].
Zina a donc d’abord fait preuve d’une capacité personnelle à intervenir sur le temps,
par le fait que ses paroles étaient suivies d’effet. C’est ensuite seulement qu’elle a dû
se mettre à chercher des pierres à pluie. Elle ne l’aurait sans doute pas fait si son père
ne l’avait pas convaincue de son talent.
2. Héritage et hasard.
Des récits concernant la pierre jada se retrouvent chez les autres peuples turcs où l’on
voit une importance variable accordée au hasard de la trouvaille ou au principe de
l’héritage d’un statut. Du côté de l’héritage, quand il existe, ce principe pourra se voir
attribuer une base plutôt sociale dans le cas où la pierre est transmise comme un bien
au fils cadet ou une base plus naturelle, auquel cas l’héritage sera celui d’un trait
physique.
On rencontre différentes combinaisons des notions de force de l’objet magique et de
force personnelle. Les histoires insistent plus sur l’un ou l’autre de ces aspects, et
quelquefois en négligent totalement un.
466
a) L’ombilic céleste.
Tombée du ciel, mais terrestre, trou par où s’engouffre l’eau des rivières pour
remonter au ciel, la pierre est un point de communication entre ciel et la terre, ce
qu’exprime admirablement une invocation recueillie par Radloff où la pierre est
dénommée « nombril ». Le but est cette fois de repousser une pluie diluvienne qui
gênait la caravane de Radloff dans sa progression374. Le spécialiste agite la pierre
emmanchée sur un bâton au-dessus d’un feu prononçant une invocation contenant
les mots :
Empreinte d’un lien intime entre deux êtres, la mère et son enfant, le nombril375
fournit l’image d’un axe qui réunit plusieurs entités, plusieurs plans superposés dont il
est le centre. Le ciel a son nombril comme la terre a le sien ; dans la pierre jada ils se
superposent et échangent leur place lorsque celui du ciel descend et celui de la terre
monte. Le nombril de la terre pour les Turcs de l’Altaï-Saïan, c’est bien souvent le
foyer au centre de la yourte, cercle au milieu d’un cercle. Plus qu’un point, il trace un
axe vertical qui s’élève vers le ciel par le trou à fumée de la yourte, comme le montre
cette invocation altaïenne prononcée lors d’un rituel au feu (cité dans L’vova & alii
1988, 137) :
Revenons à l’invocation rapportée par Radloff. Par ces mots : « Puisse le nombril de
la terre être au ciel ! », le porteur de pierre jada ne désigne-t-il pas le foyer qui est à ses
pieds ? Sans doute est-ce à la sécheresse du feu, nombril terrestre, qu’il demande de
monter au ciel comme le nombril du monde est descendu sur terre sous la forme de
la pierre jada (« Puisse le nombril du ciel être sur la terre ! »).
b) Un cadeau magique
374 Ce cas d’utilisation de pierre jada fort bien décrit sera exposé en détail plus loin.
375 On retrouve une expression semblable en altaïen contemporain dans le proverbe teŋeriniŋ kindigi
jerde, jerdiŋ kindigi teŋeride « le nombril du ciel est sur la terre, le nombril de la terre est au ciel »
(Baskakov & Toščakova 1947, 82).
468
à son porteur. L’idée de lignées de porteurs de pierre čat est absente de ce genre de
récits.
Chez les Iakoutes, on raconte qu’on découvre la pierre sata sous la racine d’un arbre
frappé par la foudre, dans le nid d’un aigle, dans le cœur d’une jument (années 1860,
région de Verkhoïansk, Xudjakov 1969, 276-278), dans l’estomac de certains animaux
comme l’oie, le loup, l’ours, le renne mais aussi dans l’estomac humain ou dans les
mollets de certaines personnes dont elle sort par une petite blessure (région de
Viljusk, Popov 1949, 288) ou encore dans un fiente d’oiseau (Serošeskij 1993, 645).
En 1737, Gmelin rencontra un Iakoute qui agitait un nœud contenant une pierre : il
voulait rafraîchir l’air brûlant en faisant se lever le vent. Il expliqua que la pierre se
trouvait dans un animal ou un oiseau (1751-1752, 510).
Dans les récits, elle est découverte par n’importe qui : ainsi un chamane iakoute
conseilla-t-il au polonais Seroševskij de chercher un pierre sata sous un arbre
foudroyé376. Si, à en croire un témoignage, « la pierre sata ne se montre qu’au
chanceux » (Xudjakov op. cit., 276), libre à chacun de tenter sa chance en la cherchant.
Les récits iakoutes n’associent aucune compétence particulière à l’utilisation de la
pierre. Il suffit de l’agiter en l’air et de siffler, suite à quoi, « s’il n’y a pas de vent, il y
aura du vent ; s’il n’y a pas de pluie, il y aura de la pluie. »
Les chasseurs iakoutes utilisent souvent des pierres sata ; par exemple au printemps,
ils font regeler la neige fondue en surface afin que les élans s’y blessent les pattes et
ne puissent longtemps fuir (Kulakovskij cité Malov 1947, 253). La pierre exige si peu
de compétence personnelle que le soin de l’agiter pour la rendre active peut être
confié à un cheval qui la porte attachée à sa crinière. Elle est conservée toute la vie
par son possesseur qui la garde en cachette, très précieusement enve loppée sous
plusieurs sacs, parfois la porte sur soi dans ses vêtements. Sa force est censée ne pas
diminuer, tout juste signale-t-on que tous les cinq ou six ans, son propriétaire doit
l’enduire de beurre (Popov, ibid. 46). Dans les cas où la pierre provient du corps d’un
animal (aigle ou jument), elle est dite d’ol taaha « pierre de chance » ou d’olloox satata
« sata chanceux ». Cette pierre fait de son propriétaire un chanceux dans tous les
domaines : il rapporte beaucoup de gibier de la chasse, il s’enrichit, la pierre lui
permet de protéger son bétail et ses enfants des maladies. C’est par chance qu’on la
découvre, et c’est la chance qu’elle apporte à son découvreur.
Cette puissance absolue imputée à la pierre, sans laquelle son porteur n’est rien,
contraste avec le récit de Zina qui change de pierre chaque année. Chez les Iakoutes,
le porteur n’a pas de talent particulier, s’il a trouvé la pierre, c’est « par chance ». Il
n’existe pas même de terme pour désigner le porteur de pierre, comme le terme čatčy
dans les langues turques du sud. Dans le cas de Zina, c’est à une compétence
personnelle et non à la chance que ses voisins attribuent la découverte d’une pierre
čat qu’elle fait chaque année. La chance implique de l’incertitude, or n’on imagine pas
que Zina ne trouve pas de pierre čat. Et sans doute le fait qu’elle se débarrasse chaque
année de la pierre utilisée est une manière de mettre en avant le caractère interne et
définitif de sa capacité qui ne dépend d’aucune découverte fortuite.
Xudjakov cite des paroles qui doivent être prononcées avec une pierre sata pour agir
sur le temps (ibid., 277) :
Törötör oğom ütüötün körümüüm, ên êrê Que je ne voie pas le bien de mes enfants, que
ütüöğün körüüm ! je ne voie que ton bien !
Kün syrdygyn körümüüm, ên êrê syrdykkyn Que je ne voie pas la lumière du jour, que je ne
körüüm ! voie que ta lumière !
[Puis pour attirer la pluie :]
Toğus künnêêx tüün xaardaax samyyr Que pendant neuf jours et nuits tombe une
tüstün ! pluie neigeuse !
Ces terribles paroles de renoncement sont tout à fait étranges, mais on trouve des
informations semblables dans d’autres sources. La formule relevée par Seroševskij
est : « Que mon enfant ne reste pas en vie !… Que mon bétail ne reste pas en vie !…
Que ma femme ne reste pas en vie !… Je ne connais pas le péché, je te connais378 ! »
D’après Popov, pour faire agir la pierre, on la plongeait trois fois dans l’eau et « à
chaque fois, on se maudissait soi-même et toute sa future descendance » (Popov
1949, 288). Seul Gmelin fait allusion à l’ascendance au lieu de la descendance : Le
porteur de pierre rencontré par Gmelin lui expliqua que la formule à prononcer est :
« Je renie mon père et ma mère, je désire voir ta force379 » (1751-1752, II, 510). Ces
paroles ne reçoivent pas d’autre explication des ethnographes et les conséquences
qu’elles pourraient avoir pour la vie familiale de celui qui les prononce ne sont pas
commentées.
L’invocation instaure clairement un échange : le porteur de la pierre doit sacrifier le
bonheur terrestre, ses biens, son bétail, sa descendance, tout ce qui fait d’un Iakoute
un homme complet dans sa société, précisément toute la chance que lui offrait la
pierre, pour obtenir la pluie du ciel.
377 Les lignes précédentes étaient traduites du russe. Xudjakov ne donne l’original iakoute que pour les
dernières lignes, que nous citons intégralement.
378 Namsk. ul. en 1888. Ibid. 645.
379 Ich sage ab Vater und Mutter, und wünsche deine Kraft zu sehen.
470
En résumé, la pierre à pluie, telle que l’imaginent les Iakoutes, est un objet doué
intrinsèquement de pouvoirs positifs et que peut utiliser quiconque a la chance de le
trouver. Mais pour que le bonheur qu’elle apporte soit un bonheur collectif (faire
tomber la pluie), son propriétaire doit renoncer à son bonheur privé.
Cette conception n’est pas partagée par les seuls Iakoutes. La même idée d’échange
sous-tend la description faite du porteur de pierre à pluie chez les Altaïens par
Verbickij (1893, 45). Cette fois la notion de spécialiste existe, désignée par le terme
jadačy380. Pour pouvoir découvrir la pierre jada-taš, qui se trouve dans les falaises
venteuses, « le jadačy promet son bien et donne pour elle tout son ventre. C’est
pourquoi il est un homme pauvre, sans enfants et bientôt veuf. » On retrouve là,
point par point, les différents biens auxquels le Iakoute devait renoncer pour faire
agir sa pierre. Il n’est pas moins frappant de retrouver l’idée que « pour faire du vent
froid du Nord, par exemple pour rafraîchir son cheval, on attache la pierre à la
crinière du cheval » (ibid.), signe, selon nous, que tout le pouvoir est attribué à l’objet
et non à son propriétaire. La chance d’une telle trouvaille, qui n’emprunte pas comme
chez Zina les voies légitimes de l’héritage, doit être payée par le porteur de sa propre
personne et de son bien : il sacrifie son « ventre » et toute la descendance que devait
lui donner sa fécondité. En règle générale, si la pluie doit être appelée, c’est pour
permettre aux céréales cultivées de pousser, et comme nous l’avons vu avec Zina, le
rite est explicitement lié à la fécondité. Dans le système d’échange dont la pierre
météorologique est l’axe, l’obtention de la fécondité universelle exige le sacrifice
d’une fécondité privée.
Cette représentation échangiste peut être comparée à un récit bouriate recueilli par
Ksenofontov (1998, 113) et concernant cette fois un chamane381. On apprend du
chamane Baltaevskij que, « au prix de soixante-dix morts, il put devenir chamane. »
Ce cas n’a rien d’ordinaire, il ne décrit pas le mode courant d’accès à la fonction
chamanique : en fait, c’est parce qu’il n’avait pas d’ancêtre chamane que Baltaevskij a
dû « céder » soixante-dix personnes de sa famille. L’absence d’ancêtre impliquerait
donc la nécessité de payer de sa chair et de la chair de sa famille les privilèges de
certains pouvoirs surnaturels. Précisément dans les contextes où le spécialiste est
supposé appartenir à une lignée aucun sacrifice de ce genre n’est supposé, qu’il
s’agisse du chamane ou du porteur de pierre météorologique.
380 -čy est le suffixe déjà rencontré qui permet de former les noms de spécialistes. Le terme est signalé
chez les Turcs oghouz (Pavet de Courtelle 1870, 519, cité par Başgöz 1982, 159).
381 Recueilli en 1926 auprès de Bulagat Buxačeev, 70 ans, aïmag Exirit-Bulagat.
471
Chez les Iakoutes, nous l’avons vu, la pierre est issue du corps d’un animal et elle est
considérée comme vivante. Selon les Dörbets, on trouve la pierre džada dans la tête
des bêtes sauvages, comme le cerf de Sibérie ou l’oie, ainsi que dans le ventre du
taureau (Potanin 1883, 189), tandis que les habitants du Turkestan chinois la trouvent
dans l’estomac des vaches et des chevaux et dans la tête des cochons (Timkowski
1827, I, 412). D’après les descriptions, il semble que l’objet trouvé dans la panse des
animaux soit un bézoard, nom qu’on donne aux concrétions calculeuses qui se
forment dans les appareils digestif et urinaire des quadrupèdes.
La pierre à pluie trouvée par chance est vorace. Chez les Iakoutes, certains disent que
la pierre découverte dans un arbre doit être enduite de sang d’oiseau ou d’animal
domestique (Xudjakov 2002, 45). On l’a vu, la pierre doit être nourrie de beurre tous
les cinq ans, mais surtout, pour l’utiliser, son possesseur doit lui sacrifier sa fécondité.
Pour les Altaïens du Nord rencontrés par Verbickij (1893, 45), le porteur de jada est
effectivement un homme sans descendance ni bonheur. L’effet est moins puissant
,mais va dans le même sens chez les Turcs islamisés du Khorezm : le vieillard qui
plonge la pierre dans l’eau ressent une « grande fatigue » pendant la durée de
l’opération (Keuprulu Zadé 1925, 449).
Selon les Altaïens, la pierre jada-taš peut perdre sa force, il existe alors une procédure
pour la renouveler : le jadačy altaïen la « ranime » (tandyp-jadyr) en la plaçant dans la
panse ouverte d’un oiseau ou d’un animal vivant (Verbickij ibid.) Chez les Dörbets, la
pierre džada doit être ranimée tous les trois ans : pour cela il faut abattre un animal de
l’endroit où la pierre a été trouvée, et poser la pierre sous la respiration de la bête
mourante ou de l’oiseau (Potanin 1883, 189).
Ouvrir le ventre d’un animal sans le tuer aussitôt est un acte cruel, ordinairement
perçu comme dangereux, tout à fait contraire aux habitudes des populations de la
région. Les seuls cas où l’on cause volontairement une mort douloureuse à un animal
sont les rituels destinés à produire une malédiction, procédure redoutable dont on
raconte qu’elle se retourne généralement contre son auteur. Si le possesseur de jada
prend un tel risque, c’est que la pierre doit être mise en position de recevoir la
substance vitale de l’animal, appelée en général tyn, « vie, souffle » chez les peuples de
l’Altaï. Le tyn est cette substance dont la disparition du corps signifie une mort
immédiate à la différence des autres âmes. La procédure de réanimation de la pierre
n’est pas possible quand l’animal est en vie et que son organisme clos retient le tyn
entre ses parois, ce n’est pas non plus possible quand l’animal est mort et que le tyn
l’a quitté. Le transfert du tyn n’est possible que, précisément, au moment de l’agonie
de l’animal. Placée dans le ventre de l’animal, la pierre, par sa vertu absorbante, aspire
sa substance vitale qui se trouve ébranlée, comme désossée et déliée de l’organisme
par le choc du coup. C’est dans ce moment fugitif où le tyn est encore localisé dans
l’organisme mais où il ne lui appartient plus, où il s’en détache déjà, que l’opération
de captation peut être accomplie.
On retrouve de semblables techniques de ranimation chez un peuple turc très
éloigné. Chez les Ouighours de Chine, Malov a acheté, auprès d’un chamane de la
ville d’Aksu dans le Turkestan chinois, un cahier décrivant la cérémonie de la pierre
472
jada. On y dit que : « Si la force de la pierre diminue, on la fait avaler à un coq rouge
et après trois jours, on l’égorge, on retire la pierre qui sera alors extraordinairement
efficace » (Malov 1947, 156). Un autre cahier de la même région rapporte qu’il faut
faire la même manœuvre avec un vieux bouc au lieu d’un coq. Il ne semble pas
qu’existe chez les Ouighours de statut de porteur de pierre à pluie équivalent au jadačy
altaïen.
De même chez les Dörbets (Potanin op. cit., 190), la description du phénomène est
tout entière centrée sur les singularités de la pierre elle-même (elle est froide quand
on la prend en main et, portée à l’oreille, elle émet un bruit) et n’évoque à aucun
moment le type de personne que doit être son porteur. C’est par une double chance
qu’on la trouve : un chasseur qui a tué un animal sauvage (première chance) découvre
la pierre par hasard dans sa panse (deuxième chance). L’existence d’un statut
particulier de porteur de čat n’apparaît nullement : les čat sont plutôt des objets dont
les hommes disposent collectivement. Les Touvas ont chez les Dörbets la réputation
de posséder de nombreux čat au point que, si la neige se met à tomber soudainement,
on suppose que les Touvas ont utilisé leur čat pour suivre les traces d’une bête (ibid.)
Dans ces divers récits nous repérons donc une relation entre trois principes qui
apparaissent généralement conjointement : hasard de la découverte, puissance de la
pierre et impuissance du porteur (donc absence de statut), voracité de la pierre (c’est-
à-dire modèle d’échange).
Chez les Iakoutes et les Dörbets, ce qui n’est que l’idéologie du conte pour les
Touvas, est réalisé (probablement) dans la société, mais par une catégorie d’homme
particulière, les dépositaires du principe de la chance : les chasseurs. C’est dans un
contexte de chasse que la pierre est le plus souvent trouvée : dans la panse d’un
animal sauvage fraîchement abattu par le chasseur. La chance ne peut être
monopolisée par un lignage, si elle devient héréditaire, elle n’est plus chance mais un
privilège, une puissance, où l’aléatoire ne peut plus occuper la place centrale.
Parmi les histoires sur la pierre à pluie, certaines ne font aucune mention de sa
voracité. Il n’est pas question d’entretenir la pierre, elle n’est pas censée perdre ses
forces, ou si elle les perd, ce n’est pas un sujet d’inquiétude pour son propriétaire qui
n’aura pas de peine à s’en procurer une autre. Dans tous ces cas, nulle idée de chance
n’est liée à la possession de la pierre. Le propriétaire de la pierre n’est pas un
chanceux, il est un héritier. La pierre de l’héritier, même si son nom est le même, jada,
ne paraît pas être du même type que celle du chanceux : dans le modèle organique
des pierres utilisées par les chasseurs, il s’agit généralement de bézoards, alors que
dans les situations où l’on connaît des dynasties de spécialistes les observateurs qui
ont pu voir leurs pierres les identifient comme des morceaux de cristal.
Ainsi, selon Radloff (1864, 298), d’après des observations faites dans le Sud de l’Altaï
et chez les Touvas :
« il existe des familles particulières dans lesquelles cette force s’hérite de père en fils.
Certains de ces manipulateurs du temps [Wetterzwinger] ont une large réputation et on
dit qu’il y a des gens dont le pouvoir sur le temps est si grand qu’ils peuvent faire en
sorte que le soleil te brille sur le visage et qu’au même moment la pluie te tombe sur
le dos. Pour conjurer [besprechen] le temps, ils utilisent une pierre, Jada Tasch,
habituellement en cristal de roche. La pierre doit avoir des caractéristiques
particulières qui sont le secret de l’initié. »
On connaît un exemple touva de transmission de pierre à pluie d’un père à son fils.
Kenin-Lopsan a relevé une histoire de spécialiste čatčy auprès d’un habitant de la
région de Zina, Baj-Tajga. Balgan Küžüget, né en 1913, que notre informateur Viktor
a bien connu. Balgan raconte l’histoire du chamane Xürenej qui était otču et čatčy
(Kenin-Lopsan éd. 2002, 118). Son fils aîné hérita de son talent de spécialiste des
herbes, mais pas de celui de čatčy :
Ooŋ čatčy čoruu biče Sajyn-oolga düšken On dit que la spécialité de čatčy est tombée sur
dižir. Xertek Sajyn-ool bistiŋ černiŋ ulug son fils cadet Sajyn-ool. Il était le grand čatčy
čatčyzy čoraan.(…) Xertek Sajyn-oolda xam de notre région. (…) On disait qu’il avait la
adazyndan damčyp kelgen čat dažy bar pierre čat que lui avait transmise son père
dižir. Ol čat dažyn xöm xap ižtinge čažyryp chamane. On disait qu’il cachait sa pierre čat
čoruur dižir. Čat dažynyŋ küžü-bile Sajyn- dans un sac de cuir. Sajyn-ool était un čatčy
ool ča’’sty čagdyrar baza ajastyrar, dolunu qui, avec la force de sa pierre čat, faisait venir
düžürer baza soksadyr, Xemčik suun la pluie et le beau temps, faisait tomber la
üerledir baza syygadyr, kök dêêrni bürgedir grêle et la faisait s’arrêter, faisait déborder le
475
Dans cet exemple, la capacité de Sajyn-ool est mise en rapport avec son ascendance,
le fait que son père, chamane, était lui-même čatčy. L’héritage dont il s’agit est un bien
matériel, la pierre elle-même. Il est notable que le fils cadet et non l’aîné ait hérité du
statut de čatčy. En effet, alors que la spécialité de otču se transmet par l’apprentissage
d’un savoir botanique, la spécialité de čatčy est liée ici à la possession d’un objet, la
pierre. Or, dans les sociétés turco-mongoles, c’est généralement le fils benjamin qui
hérite des derniers biens matériels de son père, sa yourte, son bétail et ses femmes s’il
en a eu plusieurs. Le dernier fils est en effet généralement celui qui reste auprès de
son père jusqu’à sa mort. Ses frères aînés ont reçu leur part de l’héritage au moment
de leur mariage, quant à lui il devient propriétaire de ce qui reste. Dans le cas de
Sajyn-ool, c’est la règle de l’héritage des biens matériels qui a déterminé la
transmission de la qualité de čatčy, alors qu’une telle règle n’est pas censée intervenir
dans la transmission de la qualité chamanique qui se construit en opposition au mode
d’héritage ordinaire des biens et des statuts.
Mais l’héritier ne reçoit pas seulement une pierre. Dans un contexte où la pierre fait
l’objet d’un héritage, le corps de propriétaire de la pierre lui-même est crédité,
comme par contamination, de qualités particulières. Un informateur touva assure
ainsi que « même lorsque l’utilisateur de pierre čat nage dans l’eau, Dieu-ciel fait
pleuvoir » (Čattyg dašty êdilêên kiži sugga bodu êštirge bezin dêêr burgan častaj bêêr) (Samdan
2004, 180 n°137). Ainsi le corps du spécialiste devient lui-même semblable à la
pierre : plongé dans l’eau, il provoque la pluie.
Pourquoi est-ce précisément parmi les Touvas et les Altaïens du Sud que l’idée d’un
pouvoir des pierres à pluie, commune aux peuples turcs, a donné naissance à des
lignages de spécialistes ? Cette région de Sibérie du Sud se distingue par l’importance
de l’agriculture dans le mode de vie traditionnel. Elle n’a pas été introduite par les
Russes comme dans le cas des Altaïens du Nord et Iakoutes, à l’origine tournés
exclusivement vers la chasse et l’élevage. À Touva et dans l’Altaï du Sud, des canaux
ont été creusés depuis une époque ancienne ce qui implique des travaux collectifs de
grande ampleur et une agriculture organisée. En raison de l’importance sociale de la
venue des pluies, celui qui possédait une pierre pouvait être sollicité par le groupe ou
par le pouvoir, comme l’est aujourd’hui Zina, et agir devant lui favorisant ainsi la
stabilisation d’une spécialité385. Le modèle du spécialiste étant établi, la pierre elle-
même ne joue plus nécessairement un rôle majeur, ce qui rend possible l’apparition
d’un cas comme celui de Zina, où la compétence est héritée des ancêtres sans
qu’aucune pierre ne soit transmise. La transmission est alors celle de propriétés
physiques, manifestées, comme pour le chamane, par une crise qualifiante.
385On sait que des rituels collectifs buga bažy dagyyr avaient lieu à chaque printemps près des canaux
(Jakovlev 1900, 110 ; Kenin-Lopsan 1987, 33).
476
Dans le conte, la pierre magique peut être utilisée par un profane quelconque qui l’a
reçue en cadeau. Dans la réalité, chez les Altaïens du Sud et les Touvas, seul celui qui
a hérité d’une compétence est supposé capable de manipuler une pierre étrangère. Il
peut éventuellement ne pas porter de pierre avec lui et utiliser, si le besoin s’en
présente, celle d’un autre ou même un objet différent, car l’essentiel est dans les
paroles et les gestes qu’il connaît et sans doute aussi dans une forme de puissance
personnelle. Nous trouvons une intéressante illustration de cette combinaison dans
les souvenirs du turcologue Radloff, sans doute le seul auteur avec Gmelin à avoir
réellement assisté à un rite accompli par un spécialiste porteur de pierre à pluie. Alors
qu’il traversait le Nord du pays touva, parmi ses guides se trouvait un Jadatschy [jadačy]
ou Wettermacher, un Altaïen nommé Jaschyk [Jašyk], du clan Tölös (1884, II, 8). Au
début de juillet 1861, il était arrêté dans les environs du lac Kara-Xöl (Nord-Ouest de
Touva). Son expédition se trouvait bloquée par une pluie incessante qui empêchait
les chevaux épuisés d’avancer dans la montagne de sorte que, raconte Radloff à la
date du 8 juillet 1861 (1864, 298) : « nos guides décidèrent ce matin de faire revenir
par un charme [zaubern] le beau temps. »
Jašyk n’avait pas avec lui de pierre jada, aussi en emprunta-t-il une chez un
spécialiste touva des environs (1884 II, 1880). Radloff décrit ainsi la procédure
employé par Jašyk (1864, 298-299) :
« Le Jada Tasch [jada taš] est attaché à un bâton par une ficelle longue d’un pied.
L’artiste du temps [Wetterkünstler] la tient d’abord au-dessus du feu et la laisse
se couvrir de fumée386 ; ensuite il agite le bâton en l’air dans toutes les
directions. Pendant toute cette scène, il chante sans interruption d’une voix
forte387 :
386 Radloff interprète ce geste comme une fumigation. Les sources plus récentes que nous possédons
sur ces rites nous incitent à penser que Jašyk faisait sécher et chauffer la pierre plutôt qu’il ne la
fumigeait.
387 Dans sa synthèse Aus Sibirien (1884 II, 8), Radloff a publié, sans le récit qui l’encadre, une seconde
traduction de cette invocation dont il ne donne malheureusement pas l’original. Nous nous référons
ici à cette seconde version qui paraît plus cohérente.
388 Certainement jadačy dans l’original.
477
Jaschyk, notre faiseur de pluie affirmait depuis quelques jours que la pierre jada
des Sojon [Touvas] était sans effet et il pensait que le mieux serait de conjurer
la pluie avec mes bons médicaments. Jusque-là je m’étais absolument opposé à
cette absurdité. Mais ce soir, il me fallait céder si je voulais garder mes gens de
bonne humeur. Dès qu’il eut mon consentement, Jaschyk passa à l’exécution
de son plan. Il vint avec une cuiller en bois et mon domestique dut apporter
l’infirmerie. Je mis dans sa cuiller du sel de Sedlitz, du sulfate de soude, de
l’essence de moutarde, de la cantharide et de l’emplâtre. Avec une expression
heureuse, il s’avança ensuite vers le feu, exposa la médecine à la fumée en
balançant sa cuiller au son de sa formule puis il la secoua dans le feu en
appelant : ‘Kairakan, Kairakan, alas alas alas !’ Tous ceux qui étaient présents
poussèrent un cri de joie quand l’essence de moutarde s’enflamma vivement,
ils virent dans cet événement un heureux présage. Le soir, la joie la plus
389 Potapov (1960, 174) donne en russe, sans contexte, une traduction inexacte de la description de ce
rite comme un exemple d’appel de la pluie chez les Touvas. En réalité, il s’agissait d’une invocation
pour éloigner les intempéries qui empêchaient l’expédition d’avancer. Par ailleurs, les guides de
Radloff, parmi lesquels le « conjurateur de pluie », ne sont pas des Touvas mais des Altaïens.
478
débordante régnait sur mes gens, car chacun était convaincu que, le
lendemain, le beau temps paraîtrait sans faute.
(Le 19 juillet). Les 16 et 17 nous eûmes vraiment le temps le plus merveilleux
(à quoi l’essence de moutarde ne peut-elle pas servir !) (…). »
Il est bien probable que ce rituel n’aurait pas paru absurde au seul Radloff, mais qu’il
aurait choqué aussi bien des Iakoutes qui y eussent assisté, puisque l’idée d’un
spécialiste jadačy concentrant en lui-même assez de puissance pour manipuler
efficacement sans sacrifice des objets divers ne leur est pas connue.
En résumé, on observe une nette opposition entre deux modèles. Chez les chasseurs
iakoutes, dörbets et en partie chez les Altaïens du Nord, mais aussi dans le conte
touva, on voit se dégager un modèle d’échange qui attribue à la pierre à pluie une
puissance dont n’importe quel homme peut bénéficier s’il apaise en contrepartie son
appétit. D’autre part, nous avons rencontré dans l’Altaï du Sud et chez les Touvas, un
modèle essentialiste qui attribue l’efficacité du rituel à une capacité héréditaire
incorporée.
A. Échange et filiation.
L’échange et la filiation sont deux variables importantes plus ou moins sollicitées par
les modèles de compétence. Les représentations concernant les spécialistes évoluent
entre les deux extrêmes.
Figure 126. Les variables de l’échange et de la filiation dans les compétences spéciales.
des montagnes ; les devins xuvaanakčy sont supposés « faire parler les pierres ».
Toutes ces actions mêlent généralement des aspects contre-intuitifs comme la
récitation de formules d’invocations conventionnelles et des aspects intuitifs. Il en va
de même de l’action quotidienne de l’ « homme simple » où s’entrecroisent gestes
pratiques et gestes rituels. Nous ne rencontrons donc pas la combinaison
« chamanique », celle qui applique une action intuitive à un objet contre-intuitif.
Il existe pourtant un spécialiste à qui peut être attribuée cette possibilité : sa figure
était assez mineure autrefois, mais avec la disparition des chamanes dans bien des
régions de l’Altaï, il a acquis par endroits une importance de premier plan. Nous ne
pouvons donc le passer sous silence. Il s’agit du čymyrčy dont l’action a été décrite
avec précision depuis le début du XXe siècle chez les Téléoutes dans un article
d’Anoxin rédigé en 1912 (1929, 263-265) et plus récemment par Funk (2006, 78-91).
Ce spécialiste est également évoqué sous le nom de symyranyr kiži par des
informateurs tofalars de Katanov (1907 I, 619 ; II, 604-605, n°37). Il a pour rôle de
chasser les mauvais esprits des malades par des formules conventionnelles qu’il
chuchote, d’où son nom téléoute de čymyrčy, « chuchoteur », dérivé du verbe čymyr-
(tv. et tofalar symyr-) « chuchoter » et son nom tofalar de symyranyr kiži, « homme qui
chuchote390 ». La parole du čymyrčy téléoute se veut action et non dialogue : les
formules sont répétées de nombreuses fois sur un débit très rapide, puis la voix
monte en un crescendo final qui s’achève sur un cri caractéristique : « Šau ! » Ce type
de procédure rituelle peut rappeler celle du chamane, pourtant les deux personnages
du « chuchoteur » et du chamane ne sont nullement confondus. À quoi tient cette
frontière ? Il nous semble que la distinction est évidente dans leurs modalités d’action
respectives. À la différence du chamane qui chante publiquement ses invocations et
les laisse parfois répéter, le « chuchoteur » maintient le secret sur sa formule : elle est
fixe, il ne l’invente pas, il l’a sans doute connue par héritage lignager. Les Tofalars
profanes rencontrés par Katanov lui disaient : Čü teet-yp pis pilbes-pis « Nous, nous ne
savons pas ce qu’il prononce. » (ibid.). La modalité d’action du chuchoteur ne laisse
pas de place à l’improvisation : il s’agit d’une séquence codée. Funk précise que les
čymyrčy ne sont pas des kösmökči, des « voyants » (2006, 82), ce qui signifie qu’ils ne
sont pas supposés voir les entités spéciales sur lesquelles ils agissent. En
conséquence, la modalité d’efficacité de leurs actes n’est pas supposée être
perceptible pour eux : elle est donc pour eux contre-intuitive et se présente comme
telle pour le public. L’action intuitive sur objets contre-intuitifs demeure bien le
monopole du chamane. Notre parcours des spécialités magiques va nous permettre
de préciser les principes de cette stricte répartition des tâches.
La technique apprise par le spécialiste non-chamane lui permet de mener des actions
contraignantes particulières grâce à des instruments ou des formules que le profane ne
peut utiliser efficacement ou même dont le contact (pour les outils du forgeron) a
pour lui des conséquences funestes. Le conteur authentique est pris par le kaj êêzi qui
le contraint à dire le conte à tel point qu’il ne peut interrompre son récit pour sauver
son enfant. Sa technique lui permet d’agir sur la vielle. Il est ainsi un rouage dans un
processus causal simple. Le čatčy agit sur la pierre et s’il adresse une prière au ciel sa
parole conventionnelle ne tourne jamais au dialogue, c’est-à-dire à une véritable
relation sociale. De même la parole du čymyrčy est une action brutale qui évolue vers le
cri, et non un dialogue. L’invocation prononcée par le non-chamane est un acte ; cette
idée d’une performativité de la parole a été exprimée par la fondatrice des études
sibériennes en France, Éveline Lot-Falck, dix ans avant John Austin : « La parole est
plus efficace que l’arme. Elle garde encore sa force, son contenu primitifs ; elle est
acte. (…) L’efficacité de cet assemblage de mots réside dans son caractère
inchangeable, immuable à travers les générations. » (1953, 93). On peut conclure en
disant que, d’une manière générale, la modalité d’action du spécialiste non-chamane
est la causalité qu’elle soit intuitive (le coup de marteau du forgeron sur l’enclume) ou
contre-intuitive (la pierre à pluie trempée dans la rivière).
Cette modalité d’action n’est pas étrangère à la pratique du chamane. Les diverses
techniques employées par les autres spécialistes lui sont souvent accessibles. La force
d’action causale qui lui est attribuée dépasse même largement celles des autres
spécialistes. Lui seul affirme pouvoir chasser un mauvais esprit d’une pichenette
comme le prétendent Kara-ool ou Xovalygmaa. Mais en ce domaine, le chamane ne
se distingue des autres spécialistes que par le degré de sa force et non par la nature de
son action. Si le chamane se distingue des autres spécialistes, c’est en ce qu’il possède
plusieurs modes d’action. Kara-ool expliquait ainsi comment il intervient quand un
faux chamane a échoué dans le rituel du 49e jour :
Après le 49e jour, si on n’a pas conduit le sünezin, il devient un aza. Et alors il
est difficile de le renvoyer. Il y a deux moyens : à l’amiable ou par la force. À
l’amiable, il faut faire un petit saŋ [bûcher avec offrandes]. Par la force, c’est
avec l’aide d’adyg-êêren [l’esprit-ours].
pour s’intéresser à ce qui m’occupe, partager mes intérêts. » Le profane n’est jamais
certain d’avoir été entendu, ni d’avoir intéressé l’agent auquel il s’adresse : il reste
enfermé dans un monologue incertain. Le chamane va plus loin lorsqu’il mime un
véritable entretien avec les esprits. Bien entendu, pas plus que les profanes, il n’établit
réellement de relation sociale avec qui que ce soit, et son action demeure une
simulation objective. Mais ce qu’il imite, ce qui guide et modèle son comportement,
c’est bien l’interaction sociale complète impliquant deux partenaires dans une
« activité intelligente commune » comme le dit Descombes à propos de la
conversation (ibid.)
Le chamane est supposé capable de mettre en œuvre des négociations, des stratégies
de séduction, afin d’obtenir des esprits ce que ses clients demandent. Seul un
chamane cause avec l’âme d’un mort comme on le voit dans le rite du 49e jour. Seul
un chamane peut dire « bonjour » aux esprits, tel ce chamane tožu qui répète « Amyr-
mendi » à ses différents esprits et aux maîtres des montagnes qu’il invoque (Vajnštejn
1961, 190).
Si nous résumons nos observations, nous voyons que la compétence spécifique du
chamane est l’action de type social, or c’est de manière naturelle qu’elle est supposée
être acquise. Symétriquement, la compétence des autres spécialistes est d’ordre causal
et non interactionnel, alors que son mode d’acquisition est l’apprentissage, donc
l’interaction sociale. Cette inversion n’est paradoxale qu’en apparence : elle obéit à la
logique des rapports entre les genres dans l’ontologie des peuples que nous étudions.
Dans la logique de la pratique (et non dans l’idéologie du conte), une espèce ne peut
agir sur une autre espèce que de façon causale, les interactions sociales sont réservées
aux membres d’une même espèce. Si les hommes reconnaissent que les bouquetins
ou les loups ont entre eux des rapports sociaux, ils ne tentent pas pour autant d’en
établir avec eux. Avoir des relations sociales avec des êtres d’un genre différent n’est
pas une technique que l’on puisse apprendre : cela suppose de posséder avec eux des
propriétés communes, donc d’être caractérisé par une nature particulière et c’est
précisément de façon naturelle que les capacités du chamane sont supposées être
transmises. Si celui-ci peut mener des interactions avec les esprits, c’est qu’il a avec
eux des caractères communs qui font de lui un être ambigu, appartenant à la fois à la
communauté des hommes et au domaine des esprits, non pas partagé entre les deux,
mais dédoublé, entier à la fois dans l’un et dans l’autre, – une ambiguïté qui n’apparaît
jamais mieux que lorsqu’on l’accuse d’une action qui ne peut être prêtée,
logiquement, qu’à des non-humains, celle de dévorer des hommes.
C. Un système différentiel
D’une certaine manière, les différentes catégories s’impliquent les unes les autres et
forment donc un système de relations. Même lorsque des conceptions essentialistes
sont très puissantes les différents spécialistes sont placés sur une échelle commune,
485
Je m’inspire ici de la judicieuse application qu’a faite Grégory Delaplace (2007), à propos des
391
diffusée puisqu’elle est connue des Iakoutes392. Les caractères prétendument naturels
du chamane ne sont pas donnés de façon substantielle comme dans la description
d’une espèce animale qui n’exige pas, en droit, la description des autres espèces. Les
propriétés du chamanes sont données en relation avec des gens qui sont des non-
chamanes. De plus, la crise qualifiante, le modèle de la maladie génétique, le rejet
d’une transmission patrilinéaire continue ordinaire, toute cette fiction obstinément
naturaliste pourrait-elle avoir un sens pour les acteurs, être conçue par eux et
finalement mise en œuvre socialement, sans l’opposition logique entre l’idée de
caractère naturel et celle de caractère social.
Notre propos n’est pas ici de démontrer que l’idée d’une nature spéciale du chamane
n’est qu’un fait culturel, ce serait un truisme, mais nous souhaiterions insister sur le
fait que cette idée a bien, pour les acteurs eux-mêmes, dans une certaine mesure que
fait apparaître leurs discours, le statut d’idée en relation avec d’autres idées.
Figure 127. Un chamane chez les Touvas. Cliché de F. Kohn, 1903. RÊM (n° 1134-143). Gursman dir. 2006, 95.
Il s’agit d’une pose pour le photographe car les chamanes ne menaient pas de rituels de jour.
392
Le chamane Tjus’pjut « pouvait voir et entendre plus que les autres » (Seroševskij [1896] 1993,
601).
487
dans les interactions ? Quels sont les mécanismes qui retiennent les profanes
d’empiéter sur les actions dont le chamane a le monopole et plus généralement de
s’affirmer à volonté chamane puisque aucune institution ne l’interdit ?
Certains observateurs affirment qu’aujourd’hui à Touva n’importe qui peut « se
proclamer » chamane. Si tel était le cas, on devrait voir apparaître et disparaître en
permanence des chamanes à Touva. Pourtant, la plupart des chamanes que j’ai
rencontrés assurent que c’est sous la contrainte, après de longs tourments qu’ils se
sont décidés à franchir le pas. C’est donc qu’une barrière puissante les en détournait,
non pas un obstacle objectif, mais un principe qui entrait en conflit en eux avec un
autre principe. D’une manière générale, je n’ai jamais entendu parler à Touva d’une
personne qui se conférât ou abandonnât à la légère le statut de chamane. Quelles
sont donc ces barrières invisibles mais efficaces qui protègent le statut de chamane
mieux que ne le ferait une loi sur l’exercice illégal de leur profession, bref, quels sont
ces mécanismes qui stabilisent le statut de chamane ?
C’est vers les pratiques discursives, véritable projection linguistique des statuts
sociaux, que nous devons nous tourner. Nous avons montré dans le chapitre
« L’originalité du chamane » que le style individuel qu’élabore chaque chamane ne
peut être réduit à un écart par rapport à la norme dans le but d’exprimer une
intériorité. Nous avons cependant noté que l’originalité individuelle s’inscrit bien
dans un registre de discours commun, le discours chamanique, qui existe en relation
avec d’autres registres. L’écart ne définit pas l’originalité chamanique, pourtant la
seconde a cependant besoin du cadre borné que fixe le premier pour se développer.
Nous allons maintenant tenter d’aborder la question du discours chamanique, non
plus comme style individuel, mais comme champ collectif qui se constitue largement
par différence avec le discours ordinaire. Nous nous inspirons ici du principe énoncé
par Bourdieu dans Ce que parler veut dire, selon lequel : « des usages de la langue (…) il
n’est de définition que relationnelle » (1982, 50).
A. Un pseudo-dialecte.
190). Le battoir appelé ordinairement orbu devenait dans les invocations taš orbu
« battoir de pierre » (Dyrenkova 1949a, 112).
Ces expressions pouvaient avoir un effet troublant sur les auditeurs, mais elle ne
constituaient pas pour autant un « nouveau langage », ni même un jargon
professionnel, car les mots employés étaient connus de tous. Leur mise en œuvre
dans des métaphores ne les rendait pas incompréhensibles, car ces formules
constituaient des lieux communs. D’une manière générale, la parole des chamanes
n’est pas un langage de classe hérité par l’effet d’une éducation particulière, mais un
registre discursif qui n’est pratiqué que lorsque le chamane parle en tant que
chamane, généralement en contexte rituel et face à des clients venus le consulter.
Le discours du chamane ne s’écarte pas de celui du profane seulement par
l’invocation. En dehors du contexte rituel, lorsque le discours chamanique se
rapporte à des entités spéciales, il se distingue de celui du profane en ce qu’il
s’affranchit des marqueurs de discours rapporté comme dižir « on dit que ». Si, par
exemple, le chamane décrit l’apparence des aza, il en donne les traits avec assurance,
sans se référer à l’autorité de la tradition, mais renvoyant ses propos à sa seule
expérience. Par exemple Xovalygmaa décrit ainsi les esprits-maîtres de lieux :
« Le plus gentil est le maître de haute montagne [taŋdy êêzi] : il est comme ton
grand-père. Tous les maîtres [êêler] à Touva portent le kežege [natte dans le
dos]. Depuis l’enfance je les vois et ils sont très beaux. Du coup, parmi les
gens personne ne me paraît assez beau. Une amie me montre quelqu’un dans
la rue, me disant : ‘Qu’il est beau !’, moi je le trouve médiocre à côté des
maîtres. »
sociologiquement pertinentes tend à se constituer qui n’a rien de commun avec le système
des oppositions linguistiques pertinentes linguistiquement. » Pour le sociologue, ce
système est « la retraduction d’un système de différences sociales393. » Le type de
discours qui parle à travers eux définit les profanes comme des non-chamanes,
comme des « gens simples » qui ne savent qu’une chose avec certitude, c’est qu’ils ne
voient pas, ne savent pas, ne peuvent pas. L’économie différentielle des registres de
discours diffuse, légitime et renforce en la rendant évidente une représentation non
homogène des humains répartis en catégories ontologiques hermétiques. Si les
profanes sont disposés à admettre que le chamane « voit » des choses qu’ils ne voient
pas, c’est que l’écart abyssal qui sépare leur parole fruste et maladroite de la
rhétorique aisée et flamboyante du chamane paraît naturellement dessiner et
confirmer à chaque entretien une différence bien plus profonde qui s’enracine dans
leurs corps.
393 Plus loin dans son ouvrage, Bourdieu fait de ces « systèmes » des « langues » propres à chaque
classe sociale. Il nous semble qu’il assimile sans raison style, langue et registre de discours. Rappelons-
le, le discours chamanique tel que nous l’entendons est un registre qui est propre à des situations
plutôt qu’à une classe sociale.
394 Les battoirs évenks et iakoutes portaient souvent sur le manche la représentation zoomorphe de
C. Le redoublement matérialisé
Chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, ce sont les tambours qui fournissent le support de ce
genre de redoublement. Parmi les chamanes touvas contemporains, le tambour que le
chamane Kara-ool Dončun-ool utilise le plus couramment possède sur son manche
une figure anthropomorphe que le chamane appelle düŋgür êêzi, « maître du
tambour ». En outre, une poupée dont les cheveux sont figurés par du poil d’écureuil
est suspendue parmi les nombreux rubans attachés à la traverse. Kara-ool l’appelle
491
kiži êêren et le met en étroite relation avec le düŋgür êêzi. Dans la pratique, la poupée
apparaît comme le prolongement du düŋgür êêzi : elle est utilisée comme un
intermédiaire entre celui-ci et les clients du chamane. Si le düŋgür êêzi est la face
« spéciale » du tambour hypostasiée en une entité autonome opposée à l’entité
matérielle qu’est le tambour lui-même, le kiži êêren est un redoublement
supplémentaire entre ces deux entités.
Figure 130. Le chamane Kara-ool fumige son tambour à Figure 131. Poupée kiži-êêren suspendue sur le même
manche anthropomorphe. tambour.
Chez les Altaïens, le cerf maral dont la peau a été utilisée pour faire le tambour est
parfois représenté sur cette peau même. Parfois la figure de bois du maître du
tambour sur le manche était dédoublée (fig. ci-dessous).
492
Figure 133.Figures peintes sur la membrane d’un tambour Figure 134. Manche de tambour altaïen à double tête.
altaïen. On distingue une représentation anthropomorphe de Anoxin 1924, 53, fig.49.
l’esprit-maître du tambour ainsi que l’image de l’animal dont
la peau a été utilisée. Anoxin 1924, 54 fig. 56.
Renoncer à l’idée d’une vision du monde unique et uniformément partagée dans une
société même petite nous permet de résoudre un paradoxe depuis longtemps présent
dans l’ethnographie des peuples de la région. Potanin se demandait si les Altaïens
lorsqu’ils font un sacrifice près d’un obo le font pour cet obo ou pour l’esprit du lieu, et
il reconnaissait qu’il n’avait pu trouver de réponse claire (1883, 91). Dyrenkova
remarquait à propos des Chors que, « dans les légendes, très souvent il est difficile de
déterminer s’il est question de la montagne elle-même ou de son maître » (1940, 389).
Georgi avança une hypothèse explicative en distinguant entre « les moins stupides »
qui voient une divinité au-delà de la chose et « les ignorants » qui rendent culte à la
chose elle-même (1776-1777, III, 149).
En fait, ce n’est pas de la psychologie du locuteur, ni même de ses croyances que
paraît dépendre, selon notre interprétation, la nomination d’entités spirituelles ou
non. Il nous semble que c’est la situation pragmatique de la communication qui
commande le recours à un discours moniste ou dualiste. En situation didactique, en
particulier face à un étranger, les Touvas évoquent plus qu’ils ne le font entre eux les
notions de čer êêzi « maître des lieux ». Mais c’est surtout de la définition que le
locuteur s’attribue, soit de profane soit de chamane, que dépend le registre de
discours qu’il emploie. Lorsqu’un profane comme Amir me parle de l’arbre baj dyt de
sa famille, il m’explique que « l’arbre nous protège » (kamgalap turar yjaš). Mais lorsque
c’est une chamane comme Xovalygmaa qui s’exprime au sujet du baj dyt, elle évoque
sans arrêt le baj dyt êêzi qu’elle décrit comme une « princesse » (daŋgyna) venue du ciel
et à laquelle elle attribue toute la puissance de l’arbre. Amir et Xovalygmaa ne parlent
pas des langues différentes ; en termes wittgensteiniens, ils jouent à des « jeux de
langage » différents : celui d’Amir est le modeste commentaire des simples, celui de
Xovalygmaa est la baroque rhétorique des chamanes, riche en fronçures
métaphysiques.
493
Chapitre XI
L’âge des sorts
Notre réflexion va partir d’un étonnement. À la question fort simple de savoir quelle
est la cause la plus fréquente des problèmes de leurs clients, les chamanes touvas
donnent aujourd’hui majoritairement une réponse qui n’apparaît que rarement dans
les sources dont on dispose sur les pratiques passées dans l’Altaï-Saïan. Cette cause
avancée par Kara-ool, Xovalygmaa et bien d’autres, ce sont les mauvais sorts. On
peut être tenté d’en conclure que la sorcellerie est un phénomène nouveau, une idée
importée par exemple de la culture russe où elle a une existence ancienne. Mais il
n’en va pas exactement ainsi. La capacité de nuire à autrui par la possession d’une
qualité interne (witchcraft) ou par des actions rituelles (sorcery395) était connue des
Touvas d’autrefois, mais elle n’intervenait que rarement dans le diagnostic mis en
place par le chamane en situation de cure. L’attaque d’un esprit dévorateur ou la
transgression d’un tabou entraînant une sanction fournissaient des scénarios
explicatifs qui paraissent aujourd’hui avoir perdu de leur pertinence. Nous tenterons
dans ce chapitre d’élucider les causes (dans l’ordre social) et les raisons (dans l’ordre
du sens) d’une telle reconfiguration.
Le thème du maléfice n’a pas seulement gagné en popularité, il s’est modifié dans sa
structure. Aujourd’hui ce ne sont plus les mêmes catégories de personnes qui sont
soupçonnées de maléfices, de même que les scénarios menant à de tels soupçons
sont nouveaux. En quoi la conception du mal en a-t-elle été changée ?
Nous allons décrire plusieurs modèles de sorcellerie auxquels on est tenté d’appliquer
les qualificatifs d’ « ancien », « moderne », « urbain ». Cependant, ils s’imposent moins
par leur cohérence avec une « vision du monde » propre à la ville ou à la campagne,
que par leur capacité à produire des schémas explicatifs adaptés aux interactions
sociales familières aux « victimes ». Un même chamane peut avoir recours à des
scénarios empruntés de modèles différents selon que ses clients sont des nomades ou
des urbains.
395 Nous nous référons aux notions de witchcraft et sorcery telles qu’elles ont été définies par Evans-
Pritchard à partir de l’exemple azandé ([1937] 1972, 35-36).
494
Les récits traditionnels touvas qui font intervenir la notion de kargyš (« malédiction »)
ont pour acteurs les plus courants des chamanes. Ils prennent pour forme l’entre-
dévoration (čižir) des chamanes, un genre spécifique très populaire dans la littérature
orale touva (cf supra p. 301). Deux chamanes ennemis mènent un rituel assis chacun
dans sa yourte. Malgré la grande distance qui les sépare, ils sont supposés mener une
lutte à mort. On raconte généralement ces histoires à propos d’un chamane célèbre
dont on énumère les prouesses et qui sort vainqueur du duel. Elles suscitent
l’admiration et couvrent de gloire le chamane qui a vaincu au terme d’une lutte
fantastique, comme un héros d’épopée. Les lutteurs opposés sont de statut égal, ils
s’opposent sans fourberie, même s’ils peuvent recourir à la ruse et aux
métamorphoses. Dans ce contexte, la malédiction est un acte glorieux dont le
chamane peut se vanter comme l’illustre cet extrait d’invocation (Kenin-Lopsan éd.
1995, 342) :
« J’ai tué un chamane à Süt-Xöl. J’avais 18 ans. Je rentrais de l’école et j’ai senti
derrière moi des forces noires qui me poursuivaient. C’était lui. Il est mort
sept jours après.
Au total, j’ai tué quatre chamanes dans ma vie. Ce sont eux qui m’ont
attaquée. S’ils veulent me tuer, je ne vais pas rester les bras croisés. Si je me
laisse tuer, les gens diront : ‘Ils ne savent pas se défendre dans cette famille.’
Les gens n’inviteraient plus Ölčejmaa [la sœur de Xovalygmaa, chamane elle aussi],
elle n’aurait plus de clients et je veux éviter cela. »
Le meurtre symbolique de ses ennemis, dont le bruit se répand rapidement, est donc
un acte qui fait la réputation du bon chamane. Xovalygmaa affirme même qu’on
n’accède au rang de « grand chamane » qu’après avoir tué quatorze personnes.
En dehors des duels, la puissance des chamanes est illustrée dans les récits par des
cas de vengeances de chamanes frappant des profanes. Mais la victime de vengeance
est rarement mise à mort, « dévorée ». Comme l’explique Xovalygmaa, les chamanes
ne doivent pas tuer les « gens simples », mais seulement des chamanes.
L’hypothèse de la malédiction chamanique pouvait traditionnellement être évoquée
dans un diagnostic, même si le cas était tout à fait rare. Au début d’une invocation
pour déterminer l’origine du mal d’une jeune fille malade, un chamane interroge
(Kenin-Lopsan éd. 1995, 378) :
495
« Elle envoyait des punitions aux gens qui l’avaient fâchée. Une fois on a volé
des chevaux à l’un de ses parents. Elle s’est mise en colère. Elle a dit à son
parent : ‘Ne t’inquiète pas’. Et elle a fait une malédiction [kargyš] aux voleurs.
Ceux-ci ne pouvaient plus bouger. Et dans leurs oreilles ils entendaient des
cris.
Une autre fois, quelqu’un a dit quelque chose de mal sur elle. Alors, elle a fait
en sorte qu’il devienne bègue dès qu’il disait quelque chose de mauvais. »
ainsi, selon les termes de Leach, à la catégorie de l’« agression surnaturelle contrôlée »
qui dénote « une relation d’autorité potentielle de l’agresseur sur l’agressé » (1968,
50). Cette autorité, dans le cas qui nous occupe, est celle, attendue, du chamane qui
s’espère vainqueur sur son rival et celle, garantie, du chamane outragé sur le profane
coupable.
On a de bonnes raisons de croire que, autrefois, la sorcellerie n’était pas attribuée aux
seuls chamanes mais que des profanes pouvaient en être accusés. Des formules de
malédiction (kargyš) ont ainsi été notées chez les Touvas et les Khakasses396. Des
modèles anciens de sorcellerie, que nous décrirons plus loin, mettent en cause les
éleveurs mongols ou les belles-mères touvas. En raison du secret qui les entoure, on
ne peut juger de la réalité de l’existence de pratiques sorcières dans le passé ni de
l’évolution numérique des affaires de ce genre. En revanche, on peut affirmer sans
hésitation que, dans le diagnostic des chamanes, l’hypothèse du sort était autrefois
très peu mobilisée alors qu’elle est aujourd’hui citée au premier rang. Le scénario
sorcier est devenu des plus pertinents, il a gagné une puissance explicative séduisante.
Cette évolution a été observée dans d’autres régions voisines. Chez les Bouriates
habitant la ville d’Oulan-Oudé, capitale de la Bouriatie, Caroline Humphrey a fait le
constat suivant (1999, 8) : Here, an urban imagination (...) heightens the image of intrusion and
crystallizes a fear that seems to be more common than in the past, of sorcery or spells attributed to
the evil intentions of living people rather than to ancestral spirits. Chez les Darkhates, le
nombre de personnes soupçonnées de faire des malédictions (xaraal) connaîtrait une
augmentation liée à l’éclatement du groupe de parenté traditionnel (Lacaze 1996,
149). Dans les centres chamaniques d’Oulan-Bator, capitale de la Mongolie, Laetitia
Merli repère les malédictions (xaraal) mais aussi les mauvaises langues et jalousies (xel
am) comme l’un des diagnostics les plus courants émis par les chamanes mongols ; de
plus, depuis plusieurs années une « psychose de la malédiction » se serait emparée de
la ville (2004, 176).
Un article publié en 2006 dans un hebdomadaire d’information générale de Touva,
Pljus Inform 397, me décida à orienter mon enquête sur les affaires de sorcellerie. On
avait découvert dans un cimetière de la ville un cercueil miniature sur lequel était
inscrit en russe un nom et une date de naissance accompagnés d’une photographie.
La police, qui interpréta aussitôt l’objet comme témoignant d’un acte de sorcellerie,
ne donna pas de suite à l’affaire. L’auteur de l’article, Sajana Moŋguš s’indignait de
l’existence de telles pratiques et de la popularité de la croyance aux sorts qu’elle
impliquait. Elle y voyait le signe d’une mentalité inadaptée dans laquelle on attribue
396 Chez les Khakasses : Katanov 1907, II, 236 (n°23-26), 582 (n°69), 591 (n°95). J’ai identifié dans les
archives du TIGI deux textes de malédictions touvas dont l’une, selon Kenin-Lopsan, est une formule
de chamane (1987, 118).
397 Sajana Moŋguš « Staroe kladbišče v centre Kyzyla prisposobili dlja černoj magii », Pljus Inform du 23 mars
2006.
497
A. Science et sorcellerie
On parle des sorts avec prudence à Touva, en privé seulement et en baissant la voix.
Cela ne signifie pas qu’on en parle peu, au contraire. En dehors même du contexte de
la cure chamanique, les histoires de sorts sont devenues pour les Touvas
irrésistiblement intéressantes. Svetlana Moŋguš aime beaucoup profiter du temps
libre que lui laisse sa retraite pour se rendre au centre chamanique Tos-Dêêr afin
d’entendre des histoires de sorts. Elle-même connaît dans la sphère de ses relations
une dizaine d’exemples qu’elle raconte en privé avec une certaine délectation.
Au ministère de l’Éducation nationale à Kyzyl, travaille Galina Sunduj, une
pédagogue auteur de plusieurs manuels scolaires de ulusču užurlar, une discipline
d’apparition récente dont le nom peut être traduit par « Traditions populaires. » Elle
me demanda ce qui m’intéressait dans le chamanisme. J’étais alors en plein dans les
affaires de sorcellerie, mais, par prudence, je fis la réponse vague que je supposais
devoir être celle d’un Occidental « attiré par les traditions touvas ». Elle me répliqua
sans détour que, quant à elle, c’était les sorts qui l’intéressaient (čatka-kargyš sonuurgap
tur men). Parler de sorts, pour elle, n’a rien d’inconvenant ni de honteux. L’action du
chamane, comme la question de l’efficacité des sorts, lui paraissaient être un objet
398 Nous traduirons cependant plus généralement par « mauvais sort » le mot čatka qui est absent des
dictionnaires de touva. Nous n’avons pu identifier son origine ; tout au plus peut-on le rapprocher de
čat « magie ; pierre à pluie » décrit dans le chapitre précédent. Kargyš est au contraire bien connu : il
s’agit d’un dérivé de la racine turque commune kargy-/karga- « maudire ; injurier ».
498
d’étude pour les sciences, non les sciences sociales, mais les sciences naturelles. Selon
elle, le chamane émet des « rayons » (ru. luči) au cours du rituel.
« Ils sont invisibles aux yeux des profanes. Mais il existe des instruments
suffisamment puissants pour les enregistrer. Malheureusement, nous ne
disposons pas d’appareils aussi coûteux à Touva. Il y en a au Japon. En avez-
vous en France ?
Mon point de vue est original, vous verrez. Les čatka sont aussi des rayons
concentrés et qui se déplacent. Avec cet appareil, on pourrait les enregistrer,
les voir et les étudier. »
ses rituels. Ces savants peu classiques appartiennent généralement à des « centres
d’études parapsychologiques » privés, mais la science officielle elle-même oriente des
études dans ces nouvelles directions. Une équipe d’anthropologues et de
psychologues de l’Académie des sciences de Russie mène ainsi des recherches sur
l’efficacité du ZZA, ru. zagovorno-zaklinatel’nyj akt, « acte invocatoire-exorciste ».
S’appuyant sur des enquêtes de terrain et des expériences de laboratoire, Xaritonova
analyse l’action du ZZA comme une interaction entre « matière grossière » et
« matière fine » que réalisent des personnes capables d’entrer en « états de conscience
modifiés ». Le ZZA est la mise en forme variable selon les cultures des états de
conscience modifiés400.
400Ce parti pris d’une psychologie du spécialiste a pour conséquence le rejet de l’analyse sociologique
holiste : « c’est de l’art des ‘consacrés’ [spécialistes] qu’il est question et non de la copie de leur
méthode de travail par les simples acteurs de la tradition, c’est pourquoi il est absurde de compter sur
un matériau massif et d’essayer d’utiliser une méthode statistique. » (Xaritonova 2000, 34). Hamayon
(1995) et Boyer (2001, 450-453) ont fait une critique de l’analyse psychologique centrée sur les états
mentaux du spécialiste dans l’étude des phénomènes religieux.
500
« Une chamane de Düŋgür était mon amie. Elle avait comme êêren un aigle
invisible qu’elle avait hérité de son père chamane. Mais nous nous sommes
disputées, car elle a complètement changé d’orientation à la suite d’un stage de
bioénergie [bioenergetika] où on l’a invitée à Novossibirsk. Elle s’est mise à
parler d’énergie, de champ [biopole] et de chakra. Elle ne voulait plus entendre
parler de son êêren. »
Ces stages de formation ainsi que les réunions internationales de chamanes ne sont
pas rares et l’impression qu’ils laissent aux chamanes touvas qui y participent est
souvent la nécessité d’abandonner leurs traditions pour se moderniser.
L’image que nous donnons des rapports entre la science et les chamanes serait
trompeuse si elle impliquait nécessairement une interaction réelle entre des
scientifiques et des chamanes. Certes, quelques chamanes sibériens fréquentent
l’Académie des sciences de Moscou. S’exprimant devant le public de l’institution
scientifique, les chamanes adaptent leur discours et font leurs certaines notions
savantes. Mais ils demeurent une insignifiante minorité. En réalité, la négociation
entre la science, ou l’idée de science, et les représentations traditionnelles se joue
moins dans les salles de l’Académie que dans l’esprit de chacun. Les chamanes, les
scientifiques, mais aussi n’importe quelle personne instruite à l’école soviétique, ont à
concilier des schémas d’explication traditionnels et un vocabulaire savant. La science
dont il est question n’est pas ou pas seulement l’institution empirique, mais l’idée que
se fait d’elle un esprit contemporain.
m’offraient comme une sortie temporaire de mon terrain, un recul nécessaire par
rapport aux pesantes affaires de sorts dans lesquelles j’étais plongé. Je lui annonçai un
jour, par plaisanterie, mon intention d’apprendre moi-même à jeter des sorts. Elle
parut consternée de mon projet et s’exclama : « Mais, c’est dangereux ! » Elle
m’opposa cette règle connue de tous les Touvas : « Cela retombe sur celui que le
fait ! » (salgan kižige dömej baar). Sajana refusait explicitement l’idée que des gens
eussent des pouvoirs spéciaux qui leur permissent de nuire à distance à leurs
ennemis. Cette incrédulité affirmée l’autorisait à se dire « athée » dans l’abstrait.
Pourtant, face à une situation concrète où une personne de son entourage risquait de
s’engager dans une affaire de sort, elle réagissait en fonction de la connaissance
pratique qu’elle avait des principes de la sorcellerie, sans s’interroger sur l’existence de
forces spéciales. Elle était prise elle-même dans la logique d’un savoir partagé par
tous, répété quotidiennement, et trouvant sa confirmation dans de nombreux récits
d’exemples concrets.
L’enseignement athéiste n’avait rien prévu sur le chapitre des affaires de sorcellerie.
Ce que les élèves ont retenu du marxisme-léninisme qui leur était enseigné, c’est
souvent une représentation brutalement conflictuelle des rapports sociaux, mettant
en scène la figure du gras et cruel buržuj, le « bourgeois ». Tout cela contribue à
renforcer l’efficacité d’un modèle d’interprétation qui s’impose, presque
inconsciemment, par la peur. Boyer (2001, 458) remarque qu’il n’est « pas nécessaire
de se poser la question de l’existence des ancêtres ou de Dieu pour produire des
interprétations de situations spécifiques ou envisager des actions futures qui tiennent
compte de leur existence. » Il en va de même pour les sorts : il n’est pas nécessaire de
convenir explicitement qu’il existe des objets immatériels appelés čatka ou kargyš pour
intérioriser la logique pratique de la sorcellerie et donc, par exemple, pour redouter
un danger lorsqu’un ami imprudent veut se faire apprenti sorcier. Malgré les
avertissements de Sajana Moŋguš, je poursuivis mon enquête sur les jeteurs de sorts
et leurs méthodes.
L’une des premières constatations fut que les discours sur les sorts varient
sensiblement selon le milieu où on les recueille. J’en ai trouvé une synthèse dans un
espace intermédiaire : un village du Sud de Touva, dans l’Övür, entouré par le monde
de la steppe mais connecté régulièrement à la ville par la route. À Xandagajty, c’est le
nom de cette localité, la rue principale fait se succéder de petites maisons dont, dans
le centre, la moitié est occupée par des épiceries. On y vend de l’alimentation en
conserve, des bonbons en quantité, rarement des fruits, quelques produits d’entretien
et toujours un grand choix de bouteilles de vodka. Nina Ojnarova, propriétaire d’un
petit magasin appelé Küzel (« le souhait ») explique ainsi ce qu’est un čatka :
« On fait souffrir une souris et on dit : ‘Comme elle souffre, toi aussi tu
mourras.’ Un chamane d’essence mauvais esprit-démon [aza šulbus uktug xam]
ou un chamane d’essence céleste [dêêr uktug xam] peuvent arrêter le čatka. Ça
revient de toute façon sur celui qui l’a fait. Si ça ne retombe pas sur toi, cela
retombe sur tes enfants, ou tes petits-enfants, etc. Cela retombe
502
obligatoirement. Ceux qui font ça voient au jour le jour et ne pensent pas aux
conséquences de leurs actes.
-Les nomades font ça aussi ?
-Non, les nomades sont calmes, ils ne font pas ça. Les Mongols font ça bien.
Les lamas mongols font cuire des souris contre ceux qui ont volé des chevaux.
Les lamas touvas eux ne font pas ça. »
Elle parle alors des lamas, des temples xürêê, avant de revenir, un peu plus loin dans
l’entretien, aux sorts.
Le sort [čatka], ça arrive quand quelqu’un est jaloux [adargaldyg]. Par exemple,
quelqu’un a un magasin qui marche bien, et le mien ne marche pas.
Les gens qui vivent à la campagne ou entretiennent des liens avec le monde de
l’élevage citent sans hésitation les éleveurs mongols à l’origine des affaires de
sorcellerie.
L’opinion de Saša et sa femme, éleveurs nomades de la région de Xandagajty, est que
les čatka sont produits par les lamas mongols à la demande des éleveurs à qui des
kajgal (voleurs de chevaux) touvas ont volé du bétail. Saša n’évoque pas l’idée que
l’on puisse faire un čatka par envie. Cette interprétation pourrait lui être connue car il
a des relations avec la population urbaine, mais, dans le contexte de notre entretien,
ce sont les vols de chevaux qui lui paraissent représenter le scénario pertinent.
Ce modèle est fort connu en ville aussi. Une étudiante, Ženija, fille d’une femme
d’affaire, mais dont les grands-parents vivent au village, me cite comme exemple de
čatka l’histoire de deux Touvas, l’un jeune et l’autre vieux, qui volèrent un cheval chez
les Mongols. Ils l’ont tué, partagé, mais ensuite les chamanes mongols leur ont
envoyé un sort. Le vieux, qui avait pris plus de viande, est mort, tandis que le jeune
est resté paralysé, dans la position du cheval au moment de l’écartèlement.
503
Dans cette histoire, le sort fait figure de sanction mécanique d’un acte coupable. La
gravité du châtiment est proportionnée à l’importance du vol. L’histoire de Ženija a
tout d’une légende. Elle-même ignorait qui étaient ces Touvas voleurs et de quelle
région ils étaient originaires. Il en est souvent ainsi : si populaire qu’il soit, ce modèle
trouve très peu de réalisations concrètes. Généralement, ceux qui expliquent que les
čatka sont envoyés par les Mongols ne peuvent pas citer un seul exemple de Touva
qui en ait subi les conséquences. C’était le cas de Saša et sa femme.
Je n’ai pu relever qu’une seule histoire de cas conforme à ce modèle impliquant des
individus réels. L’affaire fut traitée par la chamane Elena Ostur de l’association
Düŋgür qui m’en fit le récit lorsque je l’interrogeai sur la notion de čatka. L’été
précédant notre entretien, un jeune homme lui fut un jour amené par sa mère qui
expliqua : « Il lui est arrivé quelque chose, bašky, regardez, bašky401 ! » Le garçon avait
quelque chose d’étrange, de mélancolique. Elena a pensé : « Ce ne sont pas les nôtres
qui font ça. Ce ne sont pas des Touvas. » Autrement dit, elle avait reconnu qu’on
avait fait « quelque chose » au jeune homme et que l’auteur de cette action était un
étranger. Le jeune homme raconta que, dans ses oreilles, il entendait des bruits
étranges, une voix de petite fille et une voix de vieille qui lui disaient « libère le
cheval » et il avait des visions. La chamane le fit avouer ce qui s’était passé : pendant
les vacances d’été, il avait traversé402 la frontière mongole avec des amis. Ils avaient
longtemps erré sans rencontrer personne, puis, près d’une rivière, ils avaient trouvé
une yourte où habitaient une vieille femme et une petite fille. Celles-ci leur donnèrent
du thé à boire, c’est-à-dire qu’elles les reçurent avec l’hospitalité qui convient. Au
moment de repartir, les Touvas profitèrent de la nuit pour enlever l’unique cheval de
cette famille. Ils repassèrent la frontière et le jeune homme garda le cheval volé. Les
troubles dont il souffrait se déclarèrent le lendemain même.
La chamane consulta son miroir küzüŋgü et expliqua au jeune homme et à sa mère
que « la vieille femme s’était mise en colère [xoradapkan]. Or cette vieille n’était pas
une personne simple », c’est-à-dire qu’elle n’était pas une femme ordinaire mais avait
le pouvoir de jeter des sorts. « Chez nous, il n’y a personne comme ça » assure Elena.
La chamane fut stricte : « Si vous ne rendez pas le cheval, ne venez plus me voir. » Le
jeune homme obéit, mena le cheval volé jusqu’à la frontière mongole et, sans y
pénétrer lui-même, le renvoya en Mongolie. « Le campement de la vieille était loin de
la frontière ? demandai-je.
- Très loin. Mais le cheval reviendra chez lui, il retrouvera obligatoirement son
chemin. » Cette assurance mérite d’être notée car, ordinairement, les chevaux ne
reviennent pas vers leur campement, c’est pourquoi les éleveurs qui ont mal attaché
ou entravé un cheval doivent le chercher pendant plusieurs jours sous peine de le
perdre définitivement. Mais le cas en question n’était pas ordinaire. Si la vieille avait
été capable d’agir à distance sur le jeune homme, elle serait aussi capable de faire
revenir son cheval auprès d’elle. L’essentiel était de « libérer » le cheval comme le
401 « Maître, professeur ». Titre donné habituellement aux lamas et non aux chamanes. Certains
chamanes rejettent cette appellation, tandis que d’autres en sont flattés.
402 A cheval, même si le récit ne le précise pas.
504
demandaient les voix, sans doute pour le rendre à l’influence de sa maîtresse. C’est
sur le territoire mongol qu’agissait cette influence puisque la bête devait être ramenée
jusqu’à la frontière. Pourquoi le voleur ne devait-il pas passer lui-même la frontière ?
Peut-être parce qu’il risquait d’être recherché par la police mongole, mais aussi, plus
certainement dans cette région désertique, parce qu’il serait tombé dans le domaine
d’action directe de la vieille en entrant sur son territoire national.
La sorcellerie est donc liée à une représentation particulière du territoire mongol et
de ses habitants ainsi qu’à un phénomène économique important, celui des vols de
bétail.
« Les crimes les plus répandus sont le vol et la rapine, qui, d’une part, sont
considérés comme un acte de bravoure et, par ailleurs, répondent à la
nécessité de trouver pitance. En matière de vol, surtout de bétail, les Soïotes
[Touvas] n’ont pas leurs pareils : certains sont si rusés en ce domaine qu’il est
presque impossible aux Russes de s’en prémunir. La faim les conduit à
mépriser toute mesure de prudence et ils volent sans se cacher. Le vol est
même devenu chez les Soïotes une industrie à laquelle les fonctionnaires
prennent part, quoique indirectement. Les Soïotes du Kemčik [Xemčik] se
distinguent particulièrement en ce domaine. Séparés des Dörbets (tribu
mongole) par la chaîne du Tannu-ola, ils organisent des expéditions dans leur
direction, paient les gardes disposés le long de la ligne de frontière en piquets
de cosaques404 distants de 25 à 30 verstes, appelés en mongol xalgi405, ils
attrapent chez les Dörbets du bétail et tout ce qui leur tombe sous la main.
Rentrés chez eux, ils sont en sécurité. Comme le passage de la frontière est
interdit à eux comme aux Dörbets, - d’où la présence des piquets de cosaques
- les Dörbets doivent, pour poursuivre les Soïotes, obtenir un laissez-passer.
Mais il est alors trop tard : quand ils ont le laissez-passer en main, il n’y a plus
d’espoir de retrouver le bétail ni même les Soïotes qui, prévenus par les
403 Saf’janov [1879] 1903, 403-404. Nous traduisons ce passage directement de l’original dont
Myšljavcev produit quelques extraits non exempts d’inexactitudes.
404 Saf’janov appelle ici « cosaques » des soldats mongols.
405 Sans doute mong. xaalga « porte, fermeture ».
505
cosaques, se cachent avec le bétail. Mais, si ces vols restent presque toujours
impunis, les Dörbets règlent sévèrement leurs comptes avec les Soïotes [qu’ils
attrapent chez eux]. Aucun Soïote ne sort vivant de leurs mains, sauf s’ils en
renvoient un, sévèrement mutilé, transmettre à ses compatriotes comment ils
font justice des voleurs. Ces règlements de compte, étant donné l’indifférence
des Touvas devant la vie, ne les effraient nullement, mais au contraire excite
plus encore leur désir de montrer leur bravoure. »
On voit parfaitement d’après ce texte que les victimes des rapines touvas sont des
Russes ou des Mongols mais non des Touvas. C’est ainsi que Myšljavcev résout son
paradoxe : si les Touvas ont le sentiment que le vol est devenu récemment un
problème, c’est qu’ils n’en étaient pas victimes auparavant. Les voleurs touvas ne
s’attaquaient autrefois pas aux leurs mais aux colons russes, - ce qui explique
l’insistance sur ces pratiques dans les textes des ethnologues et voyageurs russes – et
à leurs voisins Dörbets. Le bétail de ces derniers paraît avoir été depuis fort
longtemps, avant l’arrivée des Russes, la cible favorite des Touvas. Jakovlev (1900,
76) a recueilli à la fin du XIXe siècle des souvenirs sur des razzias massives organisées
à une époque plus ancienne par des groupes touvas. On sait par des documents
historiques russes que les Touvas, emmenés par le zajsan Čadak, accomplirent en
1760 une expédition contre les Altaïens de la rivière Kana, soumis à la couronne
russe. Les Touvas y firent 27 morts, emportèrent des prisonniers et 1000 têtes de
bétail (Potapov 1969, 41). Il est probable que de telles actions semi-guerrières ont
aussi frappé les Mongols bien qu’elles n’aient pu être enregistrées par les Russes.
Suite à la mise en place de l’administration sino-manchoue et aux répressions qui ont
suivi, ces pratiques sont devenues plus discrètes et ont cédé la place à des expéditions
individuelles pratiquées généralement pendant la période du kara doŋdak (octobre-
novembre) quand, avant la tombée des neiges, la terre gelée ne laisse pas de trace
(Jakovlev ibid.)
Au reste, en dehors des expéditions, la pratique des vols privés est attestée chez les
Touvas à des époques bien plus anciennes. Les juridictions des différents empires
auxquels les Touvas et leurs ancêtres ont été soumis comportaient des règles sévères
punissant le vol de bétail, ce qui témoigne incontestablement de l’existence de ces
pratiques. D’après des sources chinoises, dans l’empire des Turcs anciens (VII-VIIIe
siècle), le vol d’un cheval était puni de mort comme le meurtre et l’adultère406. Chez
les Kyrgyz du Ienisseï (du VIe ap. J.-C. à l’empire mongol), le voleur de cheval était
décapité, et son père condamné à porter jusqu’à sa mort la tête de son fils pendue à
son cou407. L’Histoire secrète des Mongols (§ 128) rapporte que Jöci Darmala qui s’était
fait voler des chevaux par Taicar, le rattrapa et le tua d’une flèche dans le dos avant
de reprendre son bien. À l’époque des Altyn-khans (XVI-XVIIe s.), un document russe
nous apprend à propos des Touvas que, « quand ils partent chasser ou voler des
chevaux, leurs yourtes se rassemblent en un lieu et, quand ils rentrent, ils se
goût pour le vol et il sort ainsi du paradoxe : chez eux le vol « n'est pas considéré comme un crime,
comme chez tous les peuples semi-sauvages » (1887, 102). Adrianov constate le même fait mais sans
indulgence : « Le vol s’est enraciné à un tel degré dans les mœurs de ce peuple qu’il constitue un objet
de vantardise et de fierté s’il est accompli avec succès. » (cité par Jakovlev 1900, 74).
507
Les kajgal volaient chez le baj [« riche »] et redistribuaient le bétail aux pauvres. Ils
volaient les baj mongols, et les Mongols volaient les baj touvas. Avant la révolution
c’était ainsi. » Le kajgal était donc un redistributeur de richesse, très apprécié dans le
peuple qui, majoritairement pauvre, était épargné par ces rapines et pouvait à
l’occasion en bénéficier. Aujourd’hui le prénom assez répandu de Kajgal-ool
« garçon-kajgal » témoigne bien du prestige constant de cette figure. On comprend
mieux l’étymologie du mot : avant tout le kajgal est un homme qui accomplit par son
vol une action singulière pour l’étonnement de tous. Son action n’a de sens que si elle
est connue, si elle produit de l’ « épate » ; son vol est une action publique, un
spectacle. C’est sans doute pour cette raison que les Touvas accomplissent leurs vols
au grand jour, avec une insolence qui consterne les colons russes comme Saf’janov.
Attendre la nuit, dissimuler, serait précisément ne plus faire acte de kajgal mais
devenir tout autre chose, une figure qui va s’épanouir à la fin du XXe siècle, celle du
oor « voleur ».
Myšljavcev explique la pratique du vol par une conception touva des richesses qui
serait étrangère à l’idée de propriété privée. Mais qu’est-ce qui oblige le kajgal à
redistribuer le produit de ses rapines ? Nous trouvons chez Jakovlev d’intéressantes
remarques à ce sujet. Jakovlev fut le premier auteur à s’interroger en ethnologue sur
les fondements des pratiques de vol chez les Touvas. Il avait à s’opposer à de
puissants préjugés exprimés par la plupart les auteurs russes le devançant contre la
« nature voleuse » des Touvas. Jakovlev, mettant en garde contre les illusions de
l’ethnocentrisme, propose, malgré un évolutionnisme hiérarchisant, un regard
totalement neuf sur la question :
Pour Jakovlev, ce n’est pas dans la moralité « dépravée » du « peuple touva » qu’il faut
chercher l’origine des pratiques de vol mais dans deux causes. L’une est
conjoncturelle : un appauvrissement parfois extrême dû au colonialisme russe ;
l’autre, plus profonde va puiser dans les conceptions des Touvas entourant
l’acquisition de richesse et la chance. Comme l’explique Jakovlev (1900, 66), le gibier
est considéré comme le bétail de l’esprit-maître du lieu (Oran-delegej [êêzi]), il
n’appartient pas réellement au chasseur qui l’a abattu, il n’est accordé que par faveur,
c’est pourquoi il doit être partagé avec les autres chasseurs. Les chasseurs partagent
obligatoirement la viande du gibier abattu quel que soit l’auteur du coup mortel. Au
tireur, revient seulement la fourrure. Au début du XXe siècle, cette pratique, qui
permet de « redistribuer les résultats de la chance à la chasse », tombait en désuétude
508
dans les régions où la monnaie était introduite (Mänchen-Helfen [1931] 1992, 66).
Jakovlev (ibid. 67) fait cette généralisation remarquable :
2. Un dérèglement contemporain
Le vol de bétail a connu, ces dernières décennies, une transformation radicale perçue
par les Touvas comme un cataclysme et qui de l’avis de nombreux observateurs a
toutes chances de contribuer à faire disparaître définitivement l’élevage nomade à
Touva. La grande nouveauté de ces vols, c’est qu’ils ne frappent plus seulement les
« autres », riches et étrangers, mais tous les éleveurs, y compris les plus pauvres.
La collectivisation et la dékoulakisation ont eu pour conséquence la disparition de la
classe sociale des « riches » (bajlar). Le bétail est devenu la propriété des kolkhozes
puis des sovkhozes et les éleveurs se sont retrouvés des employés égaux. Les éleveurs
travaillant pour le compte de kolkhozes et sovkhozes avaient la possibilité de
posséder en propre des chevaux et quelques bêtes. À la fin de la période soviétique,
509
Quelques exemples permettront de se faire une idée de la gravité de ces vols pour
une famille d’éleveurs. Saša, dans la région de l’Övür a une yourte dans laquelle il vit
avec sa femme et, pendant les vacances scolaires, ses filles qui font leurs études à
Kyzyl. Il raconte : « On nous a volé 46 vaches il y a cinq ans, ainsi que nos chevaux.
Il ne nous reste que les moutons. » La disparition des vaches bouleverse le régime
alimentaire des nomades car brebis et chèvres ne suffisent pas pour permettre la
fabrication des divers produits laitiers dont se nourrissent les nomades. Dans la
yourte de Saša, le xojtpak, fromage blanc qui fait le régal des enfants, et l’araga, alcool
de lait distillé, ne sont consommés que lorsque des voisins en offrent. Comme le
nombre de moutons ne permet d’avoir que rarement de la viande aux repas, et que
les produits laitiers manquent, la famille passe plusieurs journées d’affilée à se nourrir
de pain acheté au village et de thé au lait.
La perte de chevaux n’affecte pas l’alimentation mais multiplie les efforts quotidiens à
fournir. Lorsqu’il ne reste qu’un cheval, si le père part à la chasse ou rend visite à des
voisins, les enfants doivent surveiller et guider les moutons à pied. Certes, Saša
411http://www.ng.ru/regions/2000-05-23/4_tu_va.html
412Communiqué du gouvernement de la république de Touva du 18 octobre 2001 pour les vols de
bétail depuis janvier 2001 : http://www.tuvaonline.ru/2001/12/18/za-11-mesyacev-tekuszego-goda-
v-tuve-zaregistrirovano-923-faktov-skotokradstva.html
413 Communiqué du gouvernement de la république de Touva du 20 décembre 2004 :
http://www.tuvaonline.ru/2004/12/20/v-uhodyaszem-godu-pogranichniki-zaderzhali-na-tuvinskom-
uchastke-rossiysko-mongolskoy-granicy-pochti-100-narushiteley.html
Voir aussi un article publié sur ce sujet dans Pljus Inform 17 mai 2006.
510
possédait outre ses chevaux un véhicule 4x4 soviétique mais les difficultés
d’approvisionnement en essence et les fréquentes pannes laissent la plupart du temps
cet engin dans l’immobilité. La situation devient critique lorsqu’une famille perd son
dernier cheval. C’est le cas de la famille de l’éleveur Sergej dans les environs de Ijime
(région Čöön-Xemčik) visitée au printemps 2006. Quelques années auparavant, le fils
cadet qui gardait le troupeau s’était fait ligoter par des voleurs qui emportèrent six
vaches et tous les chevaux. Depuis, Sergej se déplaçait à pied, notamment pour se
rendre au village, à une dizaine de kilomètres. Sans aucun cheval, cette famille n’avait
plus la possibilité de compléter les maigres produits de l’élevage par ceux de la
chasse. La recherche de bestiaux égarés dans la steppe mobilisait la famille pendant
de nombreuses heures. Les contacts avec le village étaient plus rares, la vie sociale
avec les campements voisins plus pauvre. Et c’est toute la dignité des hommes si
intimement associée à la monte des chevaux qui est ébranlée. Le fils aîné, âgé d’une
trentaine d’années, n’avait pas trouvé à se marier. Il demeurait auprès de son vieux
père pour garder le patrimoine familial : les moutons. Sans cheval pour aller cavaler
se montrer aux filles dans les campements avoisinants et le village, ses chances de
rester célibataire croissaient chaque année.
Bien rares à Touva sont les éleveurs qui n’ont jamais été frappés par un vol de bétail.
On observe peu de différence sur ce point entre les régions. Un berger rencontré à
Mugur-Aksy paissant quelques dizaines de moutons affirme qu’il avait autrefois un
troupeau de yaks qui lui a été entièrement enlevé par des voleurs.
L’idée que les vols constituent un système de redistribution en faveur des pauvres
fondé sur la chance existe toujours. Saša lui-même y est sensible malgré les pertes
qu’il a subies. La pauvreté des voleurs l’incite à l’indulgence : « Les gens autrefois [à
l’époque soviétique] recevaient un salaire. Il n’y avait pas de chômage du tout.
Aujourd’hui, les gens doivent survivre. Dans le village, ils n’ont que les vols de bétail
comme moyen de subsistance. Que veux-tu qu’ils fassent ? » À Têêli, dans la région
de Baj-Tajga, j’ai rencontré un jeune chômeur dans cette situation, Omak Sentažy, né
en 1974, qui me fit l’aveu suivant :
« J’ai été kajgal sans le vouloir. Nous chassions l’écureuil dans l’Altaï. Nous
sommes tombés sur un troupeau de chevaux. À huit nous en avons emporté
une vingtaine, et nous nous sommes enfuis. Mais les propriétaires, des
Altaïens, nous ont attrapés. Ils nous ont lié les mains dans le dos et nous ont
emmenés sur les chevaux, comme au temps de Gengis Khan ! Puis ils nous
ont battus à coup de fouet [kymčy]. C’est une chance qu’ils ne nous aient pas
tués. »
C’est à la chance et non à une recherche volontaire que Omak attribue la rencontre
du troupeau et le vol qu’il a tenté d’accomplir. Le modèle demeure comme autrefois
celui de la chasse, et c’est précisément au cours d’une expédition de chasse et en tant
que chasseurs que la bande d’amis est « tombée » sur sa proie. Par chance encore, les
511
Altaïens contemporains n’ont pas la sévérité des Dörbets d’autrefois et ont laissé la
vie sauve aux voleurs improvisés.
Les traditionnels vols dirigés vers la Mongolie ont resurgi après la fin du régime
soviétique. Comme autrefois, les pasteurs mongols sont dans l’impossibilité de
poursuivre leurs voleurs en territoire touva, mais, malgré cet avantage, les Touvas
sont en grand danger sur le territoire mongol. En 2004, trois jeunes hommes touvas
furent tués par les garde-frontière mongols (sans provoquer d’ailleurs de réaction du
côté russe). Le nombre de Touvas tués s’élèverait à une quarantaine depuis 1994414.
On compte également plusieurs morts mongols, mais les vols qui leur sont attribués
sont bien moins nombreux. Généralement, il s’agit plutôt d’éleveurs tentant de
retrouver leurs troupeaux.
Les jeunes Touvas qui partent vers la frontière mongole à cheval prennent un grand
risque. Mais des kajgal d’un nouveau genre sont apparus qui se déplacent en jeep et
ne tentent évidemment pas de passer la frontière avec un véhicule. Ils agissent
méthodiquement sur le territoire touva. Aleksandr Moŋguš considère que « le kajgal
aujourd’hui c’est quelqu’un de malhonnête. Maintenant il prend à tout le monde. Ils
font ça pour eux-mêmes. » Le chef de la police de Xandagajty interrogé sur la
question affirme que les voleurs sont généralement de jeunes chômeurs venus de la
ville de Čadaana, et de la région de Baj Tajga, c’est-à-dire de kožuun voisins. Ils
revendent la viande dans des cafés et des cantines de la ville de Šagonar et d’ailleurs.
« On les appelait kajgal autrefois, maintenant ce sont des voleurs [ru. vor]. Ils étaient
habiles, ils allaient en Mongolie, dans l’Altaï, à Irkoutsk. Maintenant ils volent à
Touva. Autrefois, ils donnaient à tout le monde gratuitement. Maintenant ils vendent
les bêtes juste pour eux. »
D’après Aleksandr Moŋguš, les kajgal modernes observent aux jumelles pendant
plusieurs semaines le campement qu’ils ont pris pour cible et notent les habitudes des
maîtres avant de passer à l’acte. Ainsi ils se professionnalisent, formant des réseaux
semi-mafieux. D’après la presse, des bandes organisées se déplacent en jeep, ligotent
les éleveurs, abattent et dépècent le bétail sur place avant de le charger dans leurs
véhicules. Ils revendent ensuite la viande parfois dans d’autres régions de la
Fédération russe.
La différence avec le kajgal d’autrefois est évidente. Grâce aux véhicules motorisés,
c’est de la viande et non des bêtes qui est volée. Prise en grosses quantités, elle ne
peut avoir de valeur que commerciale sur un marché de la viande. Débitant les bêtes
sur le campement même de leurs propriétaires, les voleurs les transforment en valeur
marchande prête à être convertie en monnaie.
La sédentarisation et l’apparition des villes a scindé la société touva entre monde
urbain et monde rural. Aujourd’hui les kajgal sont majoritairement des sédentaires.
Par leurs vols, ils n’opèrent pas une redistribution à l’intérieur d’un même monde
soumis aux maîtres des lieux, ils percent dans le monde rural une brèche au profit du
monde urbain. Alors que le kajgal opérait des transferts de vie animale des riches et
des étrangers vers les pauvres, le voleur moderne s’approprie de la valeur marchande
414 http://www.centrasia.ru/newsA.php4?st=1103020980
512
qu’il accumule pour son propre compte. Il n’est plus un nœud dans un système de
relations, mais un trou noir où la richesse s’engouffre sans retour.
Mongol de tirer vengeance d’un Touva qui l’a volé. Jusqu’à une époque très récente,
les plaintes des Mongols ne pouvaient être reçues par la police russe. On a vu que,
d’après le témoignage de Saf’janov, la colère des Mongols les conduisait à mettre à
mort les Touvas qu’ils saisissaient. Lorsque leur colère ne trouve pas d’exutoire dans
la violence physique ordinaire, on suppose donc parmi les Touvas qu’ils doivent
chercher à tirer leur vengeance par des moyens spéciaux.
Mais cette explication n’est pas encore suffisante. On sait que les chamanes touvas
étaient réputés punir par de terribles malédictions les kajgal qui, généralement par
erreur, commettaient l’imprudence de leur voler des bêtes. Cette réputation n’était
pas due à l’impossibilité pour les chamanes de s’adresser aux fonctionnaires pour
obtenir réparation. Elle exprimait la force extraordinaire des chamanes par rapport
aux gens simples. Si les Mongols sont redoutés, ce n’est pas seulement parce qu’ils
n’ont pas d’autre moyen de se défendre que la sorcellerie, c’est aussi parce qu’on leur
attribue le pouvoir de pratiquer la sorcellerie avec efficacité. Il y a parmi les Mongols
des gens « forts » qui sont capables de nuire à distance : ce sont les lamas et certaines
personnes « qui ne sont pas des simples », comme la vieille Mongole dans le cas traité
par la chamane Elena. Aucun Touva ordinaire, c’est-à-dire non-chamane, n’aurait été
capable de faire ce qu’avait fait cette femme, affirmait la chamane. Si le Mongol volé
est un « homme simple », alors on imagine qu’il est riche et, comme l’explique
Aleksandr Moŋguš, « les riches qui se font voler vont voir les lamas » pour qu’ils
jettent des sorts.
Dans le monde de l’élevage, le sort čatka est donc le fait d’un fort, soit en richesse,
soit en puissance propre. C’est l’acte d’un puissant, la vengeance du riche contre le
pauvre. On voit bien dès lors pourquoi les victimes touvas de vol sont inaptes à
figurer dans le rôle du jeteur de sort : ce sont le plus souvent des pauvres qui ne
peuvent assurer la sécurité de leur bétail.
La sorcellerie existe chez les nomades d’une manière toute différente de ce qu’elle
représente en ville. Elle fait chez les premiers l’objet d’une connaissance abstraite,
transmise à la manière des contes, sans que l’on puisse citer d’exemple concret
confirmant la définition généralement admise. On ne peut citer dans l’environnement
nomade ni sorcier ni ensorcelé. Chez les urbains au contraire les cas abondent,
chacun a entendu parler dans son entourage d’une personne frappée par un sort.
Non que les histoires de sorcellerie apparaissent mécaniquement sous la simple
influence du milieu social urbain. Ce sont les chamanes qui cristallisent les histoires
de sorts en leur donnant la reconnaissance indispensable pour que le cas puisse être
tenu pour avéré et être raconté à l’envi. Si le milieu social agit sur l’apparition des
affaires de sorcelleries, c’est par le biais de l’analyse du chamane. Car les chamanes
sont d’excellents sociologues qui, en jugeant de la vraisemblance que leurs clients
aient été frappés par un sort, donnent réalité aux jugements selon lesquels le contexte
urbain produit des cas de sort.
514
« Chez les Touvas d’habitude, c’est l’envie [qui est à l’origine des sorts]. Mon
voisin voit ma voiture et il se dit : ‘Avec quel argent il s’est acheté cette
voiture ! ? qu’est-ce qu’il a fait ? Il ne travaille nulle part.’ Il devient envieux.
Son envie se transforme en haine, et un sort [čatka] tombe sur le voisin.
- Il le fait exprès, consciemment ?
- Oui.
- Et comment ?
- Qu’est ce qu’on peut jeter dans la barrière de son voisin ? On peut jeter ses
cendres, par exemple. »
Xovalygmaa a remarqué que les affaires de sorcellerie ont pris en ville une ampleur
inconnue autrefois :
« C’est parce qu’on est dans une époque comme ça. Autrefois les gens ne
s’enviaient pas, à l’époque du socialisme. Maintenant avec la démocratie,
certains ont beaucoup d’argent, d’autres peu, les paresseux en ont peu, et les
paresseux envient les autres. Ceux qui ont beaucoup de gloire aussi on les
envie. C’est de l’époque. Cette époque passera et l’envie aussi passera. »
Les Touvas dénoncent souvent l’envie comme l’un des principaux vices de leur
peuple, tout en lui attribuant une apparition récente à l’époque contemporaine.
L’envie serait un sentiment engendré par le développement de l’économie de marché
et les brutales différenciations de niveaux de vie apparues en peu d’années. Ainsi les
Touvas sont supposés être affreusement envieux de ceux d’entre eux qui réussissent
depuis la chute du régime soviétique, ce dont témoignent certaines anecdotes416.
416 Une histoire drôle (anekdot) racontée par Xovalygmaa témoigne de ce jugement des Touvas à leur
propre égard : « Des visiteurs arrivent en enfer. Dans trois chaudrons différents sont en train de
bouillir les Juifs, les Russes et les Touvas. Le chaudron des Juifs est entouré d’une nombreuse garde de
démons. ‘Pourquoi ? demandent les visiteurs. – Parce qu’ils se font sans arrêt la courte échelle et
parviennent ainsi à s’enfuir.’ Autour du chaudron des Russes, il n’y a que quatre gardiens : ‘C’est parce
qu’ils ne s’entraident pas beaucoup’. Quant au chaudron des Touvas personne ne se soucie de le
surveiller. C’est que dès qu’un Touva arrive à grimper en haut du chaudron, les autres se jettent sur lui,
l’attrapent par le pied et le font retomber. Tant les Touvas sont envieux. Il s’agit des Touvas
contemporains. » La représentation de l’enfer avec des condamnés bouillant dans des marmites est
évidemment un emprunt au christianisme orthodoxe. Les Touvas ne sont pas le seul peuple d’ex-
URSS à s’attribuer cette histoire.
516
1998, le coefficient était monté à 8,6 pour atteindre 10,1 en 2003 (Taltaeva dir. 2005,
41)418.
Pourtant, malgré sa vraisemblance, il faut s’interroger sur le statut à donner au
modèle de l’envie. Certes, il suscite une grande anxiété parmi les commerçants touvas
qui tentent de se prémunir de diverses manières : par la générosité et des défenses
magiques.
Amalija Safarova appartient à un milieu de Touvas qui ont fait des études, maîtrisent
le russe et montent parfois de petites affaires :
« - Par exemple, ma cousine Ira, elle travaille, elle a un café. Les gens ne voient
pas combien ils travaillent dans ce café, toute la journée, à ci et à ça. Ils
voient : ‘Oh, ils ont une voiture, on a l’impression qu’ils sont riches.’ Et voilà
que sa cuisinière a dit à Ira : ‘Il vous faut un talisman, vous savez combien les
gens vous envient?’ Et elle a dit qu’il faut porter avec soi de la poudre à canon
dans un petit sac, toujours avec soi, et ce sera un talisman contre les envieux.
- C’est la cuisinière qui a dit ça ? elle savait ?
- C’est une Russe, chez les Russes c’est comme ça sûrement. Et Ira, elle
pense : ‘Que croire, il vaut mieux le faire comme ci ou comme ça ?’ Peut-être
qu’il faut vraiment un talisman comme ça [avec de la poudre].
Il n’est pas anodin que ce soit une Russe qui ait suggéré aux Touvas la crainte de la
jalousie. Le modèle interprétatif attribuant une puissance maléfique aux jaloux est
très performant chez les Russes, mais beaucoup moins chez les Touvas. Pour ces
derniers, il semble pourtant présenter un vice interne qui lui interdit de générer des
réalisations concrètes. Amalija ne voyait pas en sa cousine une victime de sort.
En fait, parmi les nombreuses histoires de sorcellerie que j’ai pu recueillir, le seul cas
qui présente réellement comme ressort premier l’envie de pauvres à l’égard de riches
impliquait des Russes et des Tatars et n’a touché les Touvas que par contamination.
Cette histoire assez complexe m’a été rapportée par Urana Moŋguš. Des étiologies
concurrentes se superposent dans son discours. Nous le rapporterons d’abord dans
l’ordre où il nous fut livré puis nous tenterons de reconstituer la suite des
événements tels qu’ils ont pu vraisemblablement se produire.
« Nous étions en voiture avec mon mari. Nous étions dans un cul de sac et
nous voulions faire demi-tour. Il y a eu un fort vent tout d’un coup et un
tourbillon. C’était au printemps. Et l’année suivante en janvier, il est tombé
malade. Il avait des problèmes neurologiques à la tête. Il est allé à l’hôpital, y
est resté quelque temps, on lui a fait toutes sortes d’examens neurologiques. »
Le mari d’Urana resta malade pendant dix ans. Le printemps est la période des
grands tourbillons à Touva. Ces colonnes de poussière et de sables qui traversent la
418Pour l’ensemble de la Fédération de Russie, en 2003, ce rapport est de 10, voire 13 ou 14 selon
certaines études (Rey dir. 2005, 170). En France, le rapport entre les revenus fiscaux des premier et
dernier déciles était de 5,4 en 2000 (source Insee, Rouxel 2003).
519
steppe et les villes sont considérées comme dangereuses par les Touvas. On dit qu’un
esprit mauvais aza s’y manifeste.
« Une tante nous a conseillé d’inviter une grand-mère [une vieille], la chamane
Dojuza. Dans notre appartement à Xovu-Aksy, elle nous a dit : « Vous avez
un obstacle [doora]. Vous n’avez pas déménagé le bon jour. » C’était vrai : on
avait déménagé récemment, on avait fait ça très vite, on n’avait même pas
prévenu mes parents. J’étais pressée. J’avais peur que quelqu’un d’autre ne
prenne l’appartement. »
« Avant de vendre, les Russes étaient allés à Cuba un certain temps, et ils
avaient alors loué leur appartement à des Tatars. Il y avait beaucoup de
nationalités à l’époque soviétique, des Russes, des Tatars, mais ils avaient tous
la même tête [du point de vue des Touvas]. Et puis, pour une raison ou pour
une autre, ces Tatars ont été jaloux des Russes, et ils leur ont fait un mauvais
sort par jalousie [ru. porča ot zavisti].
Les Russes sont revenus de Cuba, et le mari s’est mis à courir les filles. »
C’était le premier effet du sort. Le point de vue est ici évidemment féminin car les
aventures amoureuses du mari ne devaient pas lui paraître à lui-même être le résultat
d’un maléfice. À l’évidence, la femme russe a été la confidente d’Urana.
« À cette période, il y a eu des heurts entre les Touvas et les Russes. Après la
fermeture du combinat le couple de Russes a décidé de partir. »
Les Tatars, comme on sait, sont une vieille nation ennemie de la Russie ancienne, et
l’on n’est pas tellement étonné que des représentants de cette ethnie aient cherché à
nuire à des Russes. Cependant, l’élément psychologique déclencheur qui est avancé
520
ici n’est pas la haine ethnique mais la jalousie. Ces Russes envoyés travailler au
combinat de cobalt étaient probablement des ingénieurs occupant un bon poste. Le
voyage à Cuba qui leur fut accordé, à une époque où les sorties du territoire
soviétique étaient exceptionnelles, constituait une faveur rare. Cette chance en dit
long sur les bonnes relations qu’ils devaient entretenir avec des personnes haut
placées ainsi que sur leurs moyens financiers. Tout ceci, ajouté à la relation inégale
qui soumet le locataire à son propriétaire, rend compréhensible la jalousie imputée
aux Tatars.
« Pour le 49e jour de ma mère [le rite suivant les funérailles] on a fait venir un
vieux chamane, Čarak-xam, de Süt-xöl. Puis on l’a invité dans notre
appartement. Il a dit ‘On vous l’a fait à mort ! [On vous a jeté un sort pour
vous tuer].’ Il a dit que c’étaient les Tatars. »
Aux dires d’Urana, c’est donc Čarak-xam qui a établi la culpabilité des Tatars, elle lui
est apparue à la simple visite de l’appartement, il l’a formulée explicitement et c’est de
cette déclaration qu’Urana s’autorise pour livrer son interprétation. En réalité,
comment ce chamane venu d’une région éloignée, Süt-Xöl, a-t-il pu entendre parler
de ces locataires tatars si ce n’est par les récits d’Urana ? Et pourquoi Urana aurait-
elle cité ces personnes qu’elle n’a jamais vues, qui n’ont pas dû rester une longue
période dans l’appartement, qui ont ensuite laissé la place aux propriétaires de retour,
si ce n’est parce qu’elle les soupçonnait elle-même sous l’influence des récits des
propriétaires russes ou, sans doute, de la propriétaire.
« Vous vous rendez compte : le mari russe courait après les filles alors qu’il
était vieux. Puis la femme a fait un virement de Moscou, ensuite, ici [à Kyzyl],
elle a voulu retirer les dollars qu’elle avait déposés. Et elle a perdu le reçu !
Tout l’argent était perdu. Et puis ils ont eu un accident de voiture près de
Moscou et se sont retrouvés tous les deux à l’hôpital, mais ils ne sont pas
morts. »
Ces trois événements malheureux subis par les Russes sont avancés comme preuve
du fait que les locataires tatars avaient « fait quelque chose ». C’est l’accumulation
sérielle d’infortunes qui emporte la conviction.
Dans cette histoire, le mécanisme de la production du sort paraît tout à fait russe :
des envieux causent du mal à des gens plus riches. Tout porte à croire que
l’accusation des Tatars a été formulée pour la première fois par la propriétaire russe
de l’appartement. En revanche, la contamination dont Urana se pense victime obéit à
521
des règles nettement touvas. Le bien d’autrui est considéré par les Touvas comme
potentiellement dangereux car il contient une partie de la personnalité de son
propriétaire. C’est pourquoi, il est déconseillé d’acheter des objets d’occasion.
D’après Svetlana Moŋguš, les chamanes ordonnent parfois à leurs clients de jeter des
objets qu’ils ont ainsi acquis de l’extérieur. « Les gens jettent leurs télés, leurs
meubles, leurs couvertures d’occasion si c’est nécessaire ! » Généralement ces
pratiques ne représentent nullement une stratégie de défense contre des attaques
sorcières venant de l’ancien propriétaire : le modèle est plutôt celui d’une
incompatibilité entre des influences personnelles se rencontrant dans l’objet. Urana et
son mari se sont retrouvés dans un appartement qu’ils n’avaient pas purifié, dans des
murs et sans doute un mobilier étrangers. Dans le système touva, ils étaient de toute
façon exposés sans qu’aucune volonté de nuisance ne soit attribuée à un être humain.
Le fait de n’avoir pas consulté le calendrier pour décider du jour du déplacement
augmentait leur vulnérabilité. C’est bien une interprétation de ce genre que paraît
avoir émis la vieille chamane Dojuza.
Plus tard dans la conversation, Urana se souvint en effet : « La chamane Dojuza a dit
que si mon mari était malade, c’était à cause d’Oran êêzi [esprit-maître de lieu]. » Pour
une autre affaire, cette chamane avait estimé que l’esprit-maître d’une rivière sug êêzi
s’était fâché contre la sœur d’Urana. L’attribution d’une maladie à l’action d’un esprit-
maître a de nombreux exemples dans le chamanisme touva traditionnel. Le malheur
est alors interprété comme une sanction de l’esprit contre une infraction à une règle
ou une souillure (bužar) commise sur son territoire.
Ce souvenir qui a resurgi tardivement dans le discours d’Urana renvoie à un type
d’interprétation différent de celui d’une affaire de sorcellerie. La chamane Dojuza
avait proposé un scénario presque oublié par Urana car il a été recouvert dans sa
mémoire par l’interprétation du chamane Čarak-xam et, sans doute, des Russes.
Urana a mis en harmonie les discours des deux chamanes, prêtant à Dojuza les idées
Čarak-xam qui ne faisaient que confirmer les siennes, inspirées elles-mêmes, selon
toute logique, par les accusations des Russes.
Ce cas de réalisation concrète du modèle russe donnant l’envie pour origine du sort a
donc été produit par des Russes. Il faut en conclure que ce schème n’existe que de
manière théorique pour les Touvas : il leur paraît intellectuellement vraisemblable
mais ils ne trouvent pas d’occasion de l’appliquer pour eux-mêmes. En Russie au
contraire, les cas de personnes qui se supposent ensorcelées par des envieux
semblent être très nombreux. Comment expliquer cette différence ? Pourquoi le
modèle de l’envie n’a-t-il eu de succès que sous une forme explicite et abstraite chez
les Touvas alors qu’il produit des scénarios concrets chez les Russes ?
D’une certaine manière, on peut dire que le modèle russe est démocratique. Il a pour
fondement la représentation d’une distribution égalitaire de la puissance de nuire
entre les hommes. Dans les manuels ésotériques russes populaires, il est déconseillé
de parler de ses succès et de ses plans autour de soi, car « l’énergie psychologique est
forte ». N’importe qui peut jeter le mauvais œil par la seule force de ses paroles ou de
sa pensée, sans même le souhaiter.
522
« J’ai pris au travail une comptable. Le premier jour elle s’est exclamée :
- Oh, oh ! comme c’est chic, comme c’est intelligent et original, je n’avais
encore jamais vu ça.
Et aussitôt elle s’est reprise :
-Il ne faudrait pas que je vous jette le mauvais œil [Ne sglazit’ by]. Je fais très
souvent des sglaz [malgré moi]¸[car] je ne suis pas satisfaite de ce que je suis.
En trois mois tout s’est effondré chez moi. Quand nous avons fermé, elle a
dit :
-Est-il possible que ce soit moi qui aie fait un sglaz ? Comme c’est triste ! »
On peut, sans prendre un trop grand risque, affirmer qu’une telle histoire a très peu
de chance d’être prise au sérieux chez les Touvas. En dehors de la question de
l’attribution d’un véritable danger à la jalousie, cette comptable n’a pas le profil du
jeteur de sort tel qu’il apparaît dans les traditions touvas. Elle est franche, dit tout
haut ce qu’elle pense, elle a peur de faire du mal. Elle n’est nullement dans la position
du sort structural lié à l’alliance comme la mère de bru qui peut être dangereuse
malgré elle. Les Touvas n’attribueraient pas de pouvoirs spéciaux à une telle
personne. Pour les Touvas, il n’est pas à la portée de n’importe qui de faire du mal
par de simples paroles. La puissance d’agir ou de nuire d’une façon non ordinaire
n’est pas répartie uniformément dans l’humanité. Ceux qui « savent » büdüü bilir kiži,
ceux qui ont de la « force » küštüg kiži sont rares et se distinguent par essence des
« gens simples » bödüün kiži dont les paroles mauvaises, les pensées meurtrières sont
inoffensives. « Les jeteurs de sort [čatka] sont des gens très forts, qui ont beaucoup
d’énergie. Les gens simples ne sont pas capables de faire un sort [čatka] même s’ils le
souhaitent » expliquait une chamane touva à Kyzyl. Le contraste est remarquable
avec les propos d’une guérisseuse russe interrogée à Kyzyl au sujet des sorts porča. La
Russe Rajsa Nikolaevna considère la porča comme une concentration d’énergie
négative, par définition de mauvaise qualité, faible, facile à faire disparaître419. Du
point de vue russe, seul un être faible, inférieur, raté ou laid s’abaisse à recourir aux
méthodes honteuses de la sorcellerie.
Dans le modèle russe, c’est par position dans une relation d’inégalité qu’une personne
risque de nuire : étant à un niveau subalterne, le locataire jalouse nécessairement le
propriétaire, la comptable envie malgré elle le chef d’entreprise, et cette envie est
suffisante pour menacer l’affaire de ce dernier. Ainsi, c’est l’inégalité elle-même qui
est perçue comme dangereuse. Ce sentiment, qui plonge certainement des racines
dans la mystique russe, a évidemment trouvé dans l’idéologie soviétique une vigueur
nouvelle.
Dans le modèle touva, celui qui nuit d’une manière spéciale ne le peut que si sa
nature singulière le lui permet. Alors que la sorcellerie russe apparaît comme une
dénonciation d’inégalités sociales conçues comme artificielles sur une base d’égalité
mystique, la sorcellerie touva tire son principe d’une inégalité de nature entre les
hommes, représentation qu’elle contribue à renforcer en l’illustrant d’exemples
renouvelés.
Lorsque l’on écoute le chamane Kara-ool, les choses sont plus complexes que ce que
le modèle théorique de l’envie laisserait supposer. Cet homme a une grande
expérience des affaires de sorcellerie, et il analyse lui-même le phénomène avec un
sens sociologique remarquable.
« Il y a des gens à qui rien ne réussit dans la vie, au travail, qui ont des
maladies. On humilie [tv. bastyr] ces gens. Le chamane doit trouver la cause de
leurs problèmes et aider les pauvres, les malchanceux. C’est ma tâche comme
grand chamane d’aider ceux qui sont persécutés, vexés.
Dans le pouvoir, les institutions, il y a beaucoup de sorcellerie. Ceux qui ont
des postes font de la sorcellerie pour chasser du travail ceux qui ne sont pas
leurs parents. J’aide ces gens-là [qui sont chassés]. »
Il y a une ambiguïté dans l’emploi que Kara-ool fait du terme bastyr. Ordinairement,
bastyr signifie « vexer, humilier » sans connotation magique. Mais la racine bas-
« écraser » a beaucoup d’usages dans le chamanisme, pour évoquer l’action d’un
esprit sur un homme qui le met dans l’angoisse et la maladie, signalant parfois, si elle
se prolonge, une destinée chamanique. Par bastyr, Kara-ool n’évoque pas seulement
les mortifications qu’un chef de bureau ou d’entreprise arrogant fait subir à ses
employés. L’idée est plus large : elle évoque une attitude générale visant à humilier,
mais dans toute la force étymologique du mot : « mettre à terre », faire chuter le
subordonné, lui faire perdre la face, le déstabiliser intimement jusqu’à le miner et le
détruire. Tous les moyens publics et privés, ordinaires et spéciaux peuvent être sous-
entendus dans cette action. La vexation orale est perçue comme la partie visible d’une
volonté de nuire sans limite.
du monde entier. Les places bonnes, prestigieuses, sont déjà occupées par les
liens familiaux.
-Il n’y a pas assez de places pour tout le monde ?
-Mais si ! Seulement il y a des gens qui occupent trois ou quatre places. Je
punis ces gens, qui persécutent les autres.
-Cela vous est déjà arrivé ?
-Souvent, mille fois j’ai puni. J’ai même puni un général. Ce qui compte pour
moi, c’est l’homme. Qu’il soit général ou autre, pourquoi humilie-t-il les
gens ?! »
Pour Kara-ool, ce n’est pas le faible, le jaloux, qui cherche d’abord à nuire, mais le
puissant, le haut placé dans la hiérarchie, dont un général donne le meilleur exemple.
Bien que Kara-ool attribue à ce phénomène un caractère mondial lié au libéralisme
économique, il est nécessaire de donner quelques précisions sur le contexte local qui
donne au libéralisme touva un visage particulier. L’époque soviétique mettait en
avant un idéal méritocratique selon lequel l’occupation d’un poste devait dépendre
d’un talent et d’une compétence personnels sanctionnés par le système éducatif. Les
choses étaient différentes dans la réalité. Nicolas Werth (1999) a montré l’existence
au cœur du régime stalinien d’une logique clanique par laquelle Staline donnait les
meilleurs places à ses fidèles. Après Staline, le clientélisme et le népotisme devinrent
une cible de l’idéologie et Khrouchtchev, accusé d’avoir favorisé son gendre, en fut
lui-même victime. La période brejnévienne dans laquelle naquit Kara-ool est
caractérisée à la fois par un développement de la corruption, du clientélisme et du
népotisme et par une dénonciation croissante de ces pratiques. La perestroïka tenta
en vain de mener une campagne d’assainissement. C’est dans ce contexte que fut
élevé Kara-ool : un népotisme réel important et une dévalorisation offensive de ces
pratiques par l’idéologie.
D’après les témoins, ces pratiques n’ont fait qu’empirer à Touva après la chute du
régime soviétique. L’ouverture au libéralisme a souvent été interprétée comme la fin
de l’idéal soviétique fondé sur le mérite sanctionné par l’école. En Russie, les
diplômés ont été généralement frappés par un déclassement brutal qui a conduit de
nombreux ingénieurs à exercer des professions dévalorisées comme chauffeur ou
camelot pour éviter le chômage. Les enseignants ont subi un fort appauvrissement et
une nette perte de prestige. Le succès est désormais attribué à des valeurs nouvelles
comme l’audace, l’originalité et l’énergie ou, du point de vue des déclassés,
l’insolence, la malhonnêteté et la brutalité. À Touva, le népotisme a pris une
envergure exceptionnelle et constitue l’un des principaux freins au développement de
l’économie d’après certains. On cite de nombreux cas d’incompétents occupant des
sièges inamovibles en raison de leurs liens de parenté avec le président de la
République. On répète souvent que le principal centre commercial de la République,
le marché couvert de Kyzyl, propriété d’État à l’époque soviétique, a été privatisé
dans des conditions occultes et vendu pour un prix dérisoire au fils d’un ministre.
525
Kara-ool reconnaît qu’il fait du mal non seulement à des chamanes mais même à des
gens simples. Pourtant, il n’admettrait jamais qu’il jette des mauvais sorts čatka.
Quelle différence tellement évidente à ses yeux fait que son action est noble alors que
celle des chamanes desservant les ennemis de ses clients est scélérate ? C’est que
Kara-ool défend des faibles et des opprimés. Dans la hiérarchie des relations sociales
il fait monter le mal des humiliés vers les puissants. Ce chamane qui renverse les
420Dans l’histoire enseignée dans les écoles soviétiques, le féodalisme a succédé à Touva au régime
clanique et a précédé le socialisme.
526
Sen moon soŋgaar kiži bastyr düržok čoruuŋ Désormais, cesse d’humilier [bastyr]
kag. Bir êves bo xevêêr doškun čoruur bolzuŋza, cruellement les gens. Si tu continues à être
boo-moŋgu aksynga kirer sen. cruel, tu seras frappé par le fusil moŋgu [ ?]
Nous retrouvons l’expression bastyr qu’employait Kara-ool pour dénoncer les haut
placés. L’opposition que le chamane manifeste aux puissants lorsque leur pouvoir
devient insupportable n’a donc rien d’une innovation due à l’expansion de l’esprit de
la révolution d’Octobre à travers l’Asie. L’idéologie chamanique a pour principe des
relations cognatiques qui sont niées par l’ordre patrilinéaire et en tant que tels les
chamanes sont porteurs d’un ferment subversif422. En revanche, la dénonciation du
népotisme est sans conteste un héritage soviétique. Dans les relations sociales
traditionnelles des Touvas, le népotisme n’était pas un vice, mais bien au contraire
une obligation. La notion de népotisme implique une contradiction entre les
solidarités familiales et un système de sélection anonyme pris en charge par une
institution bureaucratique. Or, aucune institution de ce genre n’existait à Touva,
même sous l’empire mandchou.
Quelques mois après ce premier entretien, j’interrogeai à nouveau Kara-ool sur la
sorcellerie.
La distinction entre Kara-ool et les mauvais chamanes qui jettent des sorts est
nettement établie. Lui ne produit pas le mal, il le repousse et le fait revenir à sa
source. Il est un canal de transfert qui n’est pas contaminé par la nature de ce qu’il
421Kenin-Lopsan éd. 2002, 100. Information de Maas Moŋguš né en 1918 dans la région de Süt-Xöl.
422Hamayon (1994) parle même d’un « contre-pouvoir ». Sur les liens entre chamanes et mouvements
révolutionnaires, voir Humphrey & Onon [1996] 2003, chap. « The Shaman and the Revolutionary ».
527
véhicule, et demeure ainsi innocent. D’ailleurs, il n’accomplit pas cette action tout
seul de sa propre initiative : il y a un êêren qui agit, ydyk-ok [« flèche sacrée »].
Il n’y a pas d’autre issue que la mort dans les affaires de sorcellerie. L’image de
l’ambulance est assez curieuse quand il s’agit de faire mourir ceux vers qui elle
s’élance. C’est sans doute autant la générosité de l’aide qui est soulignée par l’image
de l’ambulance que la rapidité et l’automatisme de la réponse. L’automatisme met la
volonté personnelle de Kara-ool en dehors du processus. La métaphore, peut-être
trop humanitaire, est immédiatement complétée par une référence militaire
grandiose.
423Kara-ool fait visiblement allusion ici à l’événement déclencheur de la campagne de Gengis Khan
contre la Perse. À la suite du massacre d’une caravane mongole envoyée par Gengis Khan en vue
d’établir des relations pacifiques, Gengis Khan lança en 1218 ses armées contre le royaume de
Muhammad Chah en 1218. René Grousset (1944, 271) commente ainsi l’événement : « quelles que
dussent être par la suite les atrocités commises par les Mongols au cours de cette guerre, n’oublions
pas le légitime courroux allumé dans le cœur du Conquérant par le massacre de ses caravanes et le
meurtre sans excuse de son ambassadeur. » C’est donc par vengeance plus que comme justicier que
Gengis Khan a frappé la Perse. Cependant, la rapidité intransigeante de la réponse et sa « légitimité »
suggérée par Grousset peuvent justifier le rapprochement que Kara-ool fait avec sa propre action.
528
coupable, le Chah, en anéantissant son royaume. Il crée entre les hommes et les
esprits un circuit où transite le mal et qui se referme sur son point d’origine, frappé à
mort. La souffrance imposée à quelques sujets du Chah revient démultipliée sur le
souverain perse et son domaine après un immense circuit.
Kara-ool a un autre moyen de se dédouaner de tout soupçon de désirer le mal à
autrui, ce qui ferait de ses « châtiments » des sorts véritables :
« Ma grand-mère était kara xam [« chamane noire »], elle punissait, c’est
pourquoi je m’appelle Kara-ool. C’est mon nom qui punit lui-même : kara,
c’est la punition [en russe]. Les gens viennent me voir en pleurant, je les
réconforte en renvoyant leur mal à leur ennemi. C’est entre le blanc et le
noir. »
En réalité son nom est touva et signifie « noir-garçon », mais Kara-ool identifie le
touva kara « noir » au russe kara « châtiment », homographe en cyrillique (кара) mais
d’accent tonique différent. Par ce curieux jeu de mots, Kara-ool déplace la
responsabilité de sa volonté à son nom supposé châtier sans qu’il ait lui-même à y
songer.
Au total, Kara-ool présente son action comme punitive et justicière de sorte qu’il ne
peut pas être plus accusé de mal que le juge qui punit le coupable. Le modèle
d’interprétation de la sorcellerie qui se dégage des discours de Kara-ool n’est pas celui
de la jalousie maléfique. Il correspond au schéma ancien de la sorcellerie autoritaire
selon lequel c’est un fort qui frappe un faible. Pourtant, la catégorie des forts s’est
considérablement élargie : alors que les Touvas liés à la campagne n’y font entrer que
les chamanes, les lamas et certains Mongols, un chamane urbain comme Kara-ool
crédite de pouvoirs de nuisance magique divers haut placés de l’administration ainsi
que des nouveaux riches, ceux-là même qui figurent comme victimes dans le modèle
russe.
Les clients des chamanes touvas contemporains sont souvent des gens qui ont vu
s’accumuler des infortunes plus ou moins graves et suspectent une cause non
ordinaire face à laquelle ils ne peuvent agir par leur propres moyens. En contexte
urbain, il est fréquent que le chamane demande au visiteur s’il se connaît des
ennemis. Le client raconte alors le conflit qui l’oppose à telle personne et que, peut-
être, il soupçonnait déjà quand il a décidé de consulter. Le chamane va alors proposer
une interprétation « spéciale » d’un conflit exposé de façon « ordinaire » par le
profane. En soupçonnant d’actes de sorcellerie la personne avec laquelle son client
est en conflit familial ou professionnel, le chamane dédouble la lutte en la projetant
sur un plan symbolique. L’action rituelle aura pour but de rendre l’avantage au client
au moins sur ce plan-là.
529
Tous les conflits ne sont pas susceptibles de subir dans le discours du chamane un
dédoublement semblable. Quelles sont les relations d’animosité qui fournissent un
terrain favorable à l’attribution d’intentions sorcières, dans quelles conditions le
dédoublement émerge-t-il ?
A. La belle-mère tueuse
Au début du mois de septembre 2006, une femme d’une cinquantaine d’année vint se
présenter au centre chamanique Adyg-êêren. Elle souhaitait rencontrer le chamane
Kara-ool. En attendant, elle me raconta l’histoire qui l’amenait.
Son fils était mort récemment. On avait déjà accompli les rituels du 7e jour et du 49e
jour. Le chagrin de cette femme transparaissait dans chacun de ses gestes et de ses
regards et l’on devinait sans l’avoir connue auparavant que ce malheur l’avait
terrassée. Pourtant, ses sentiments restaient contenus dans la dignité grave des
femmes touvas endeuillées. Dans toute notre conversation à aucun moment, elle ne
s’étendit sur ses sentiments personnels, elle cherchait à justifier objectivement, par
d’autres raisons que sa position de mère, les regrets qu’elle émettait : « Il était brillant
à l’école. Il travaillait comme chauffeur pour les dargalar [« chefs »]. Il avait vingt-cinq
ans seulement. C’est pitié [ru. žal’ko]. S’il avait vécu jusqu’à trente ans au moins, mais
vingt-cinq ans, c’est si jeune… »
Son fils souffrait depuis longtemps d’une maladie des reins et ses parents étaient
parvenus à le faire opérer à Moscou. Les médecins lui avaient ordonné de ne prendre
de bain chaud en aucun cas.
Quelques précisions sont nécessaires pour la suite du récit d’Irina. Le bain de vapeur
(ru. banja) est une institution en Russie. On le prend dans des cabanes qui sont bâties
à cet effet au fond des jardins des maisons russes. À Kyzyl, la plupart des izbas de
bois des faubourgs sont nanties d’une banja. Ceux qui les habitent, qu’ils soient
Russes ou Touvas, chauffent généralement le bain une fois par semaine pour se laver.
Il est fréquent d’aller au bain à plusieurs, ce qui en fait un lieu important de
convivialité424 et explique le maintien de bains publics même dans des zones urbaines
à logements collectifs équipés de douches.
Le bain est en somme un plaisir auquel il est difficile de renoncer.
« La dernière fois, sa femme a insisté pour qu’ils y aillent, et lui aussi avait
envie. Moi, j’aurais dû être chez eux, mais ils m’avaient envoyée chez sa sœur
[la fille d’Irina]. Ils ont fait chauffer le bain, ils y sont allés, et il est mort. Un
coup de tension. Je ne sais pas s’il n’avait plus envie de vivre. Il savait qu’il ne
devait pas [aller au bain car il risquait la mort]. Rien ne marchait dans sa vie, et
cette maladie pénible… Il en a eu assez. »
424 Mais pas nécessairement un lieu de stupre comme le pensaient les voyageurs étrangers en Russie au
XVIIIe siècle.
530
Le fils d’Irina aurait donc délibérément choisi de mourir pour être libéré des
souffrances de sa maladie et d’une vie qui ne le satisfaisait pas. Peut-être Irina se sent-
elle coupable de n’avoir pas su donner plus de goût de la vie à son fils ou de n’avoir
pas pu le soigner. L’histoire est triste et simple et, pour le moment, le motif de la
venue d’Irina dans le centre chamanique n’est pas clair.
Nous sortons dans la cour où un chamane est assis sur un banc occupé à fumer des
cigarettes. Ce n’est pas le chamane qu’Irina attend, pourtant elle lui raconte à
nouveau son histoire avec de nouveaux détails. La première fois que la fiancée leur
fut présentée, elle et son mari lui dirent : « Ce n’est pas de toi que notre fils a besoin,
c’est d’une infirmière qui le soigne. » Irina aurait en effet préféré qu’il épouse une
infirmière mais elle ne put dissuader son fils. « Ils étaient collés, la fille s’était
véritablement collée à lui » (Klejlenip kaan ol urug-dur bo ëzulug). Le parti leur plaisait
d’autant moins que la jeune fille, en classe de 10e, équivalent de la première française,
n’avait pas encore fini l’école. Irina chercha à convaincre la mère de la jeune fille de la
pousser à obtenir son diplôme, mais celle-ci la fit au contraire abandonner. « Trois
mois après, la fille est venue avec un ventre gros comme ça. Si mon fils n’avait pas
été malade, j’aurais dit à la fille d’aller avorter. Mais j’ai eu pitié de mon fils.
Maintenant j’ai quand même une petite-fille de quatre ans. » Ils se marièrent au
ZAGS425 mais contre la volonté d’Irina et son mari. La noce ne fut pas célébrée, ni
les rituels préparatifs qui impliquent que des consanguins du jeune homme viennent
demander la jeune fille aux parents de cette dernière et échangent des cadeaux
(kudalaar).
Irina insiste sur les grands sacrifices qu’elle a consentis, malgré son opposition à ce
mariage pour leur permettre de s’installer.
« J’ai donné ma part d’héritage, j’ai vendu mon appartement pour leur acheter
le leur. J’ai offert les meubles, et puis quand ils ont été usés j’en ai offert de
nouveaux. Et tous les meubles de mon appartement, je les leur ai offerts aussi.
Maintenant je ne sais comment faire : elles ne me rendent rien. Si elle était
honnête, ma bru devrait me proposer de me rendre ma part. Mais avec sa
mère, elles veulent vendre l’appartement et prendre l’argent pour elles. C’est
une famille riche, ils ont plusieurs maisons. Moi je voudrais que l’appartement
reste au nom de ma petite-fille, ainsi je pourrais y habiter. Je n’ai nulle part où
loger. Pour le moment, je suis chez ma fille. Mon mari est déjà mort. »
Le don d’Irina était important il dépasse ce que l’usage touva impose à la famille du
fiancé, puisqu’elle avait donné les meubles d’un appartement. D’ordinaire, les parents
de la fiancée offrent les meubles tandis que ceux du fiancé se chargent des murs (soit
qu’ils offrent une yourte, construisent une maison ou paient un appartement). Après
la mort de son fils, tout le bien d’Irina est passé sous le contrôle de sa bru et ses kuda
(parents d’époux d’enfant) qui, apprend-on, sont déjà des gens riches, et font donc
Les relations entre les deux familles étaient donc mauvaises au point que des menaces
de mort ont été proférées par la kuda d’Irina. Elle désirait réellement l’événement
tragique qui s’est produit, et évoque même le moyen qu’elle pourrait utiliser (le passer
à tabac). Pourtant, elle n’eut pas besoin d’y recourir, puisque le jeune homme mourut
de mort naturelle. Encore faut-il se souvenir que cette mort est arrivée par une action
délibérée qui mettait automatiquement le jeune homme en danger de mort : la prise
d’un bain de vapeurs. Et Irina, avant de défendre l’hypothèse d’une volonté suicidaire
de son fils, affirmait que son épouse avait insisté pour qu’il prenne ce bain. Si le jeune
homme s’est montré suicidaire en acceptant, n’est-ce pas la jeune femme qui est
responsable de l’avoir poussé au bain, peut-être de l’avoir exigé de lui avec l’intention
de le faire succomber pour revenir chez sa mère et faire bénéficier sa famille de la
vente de leur appartement ? L’hypothèse est très noire, mais elle est suggérée sans le
dire par les récits d’Irina. L’entretien avec le chamane Kara-ool, auquel je n’assistai
pas, va faire surgir un scénario bien plus noir encore.
Lorsqu’elle sortit du bureau de Kara-ool, Irina continua à discuter avec lui, la
secrétaire de la société et d’autres personnes. Son ton avait changé et ses paroles
étaient devenues vindicatives. Elle continue ses plaintes contre la cupidité de sa kuda
et sa bru, comme si elle ne pouvait plus s’arrêter.
Bažyŋny ap-la aap bodaar-dyr men, čüge-dize Je voudrais prendre la maison, parce que je
men bažyŋny vnučkamga arttyryp kaar dep pense à la laisser à ma petite-fille. Mais je n’ai
bodap turar kiži diin men. Duu ulustuŋ ol pas pu obtenir les documents de ces gens, de
kerniniŋ talazyndan alyrga, dokumentyzyn ma bru : ils me demandent 15 000 roubles. Je
kyldyryp čadap kagdym, on beš muŋnu tölêêr n’ai pas 15 000 roubles, moi. En fait, avec les
dêêr čüve-dir. On beš muŋ aškam čok. Xerek funérailles, on a touché 56 000. Mon fils a
kyrynda mynda poxoronda bežen aldy muŋ reçu 34 000 de son travail, de la base
xOl’ga kirgen čüve diin. Bo oolduŋ ažyldap automobile.
kaan aškazy üžen dört muŋ beš čüs bOl’gan.
Avtobazadan.
-Kajy avtobasadan -Quelle base automobile ?
-Avtobaza pravitel’stva. Ooŋ soonda bo oolduŋ -Celle du gouvernement. Ensuite, la sécurité
baštajgy ažyldap turgan, social’naja zaščita-bile sociale du premier travail de mon fils a donné
532
üngen, baza beš muŋ ažyg aška bergen. Oon am en plus 5 000 roubles. Et elle [la bru] nous a
oglunuŋ xamyk aškazyn bisten čažyryp kaan. caché tout cet argent de notre fils.
-Berge-berge -C’est dur, c’est dur.
-Bo ool êrten aldy čedi šak üezinde čok apargan -Le garçon [le fils d’Irina] est mort vers 7-8
bolza, bo morgka bargaštyŋ, iji muŋ aškazyn ta heures du matin, ils sont allés à la morgue et -
kančap yndyg dürgen mergen ap turgan kiži je ne sais pas comment elle a pu être si rapide
kajgaar čüve diin. et habile - elle a pris l’argent, c’est incroyable !
[Elle est allée tout de suite récupérer les allocations]
Törelder čedip kêêrge avazy kara-šajyn Quand les parents sont arrivés, la mère [de la
kutkaštyŋ grečka-kašany üs-daa čok, tus- femme de mon fils] a versé du « thé noir » et a
daa čok, čö salyp bergen. Oon kunčuum donné du gruau de sarrasin sans huile ni sel. À un
[kudam426] xoradaaš aalynče sös moment, ma belle-mère [la belle-mère de mon
sögledipkeštiŋ. fils] s’est fâchée et s’est mise à dire des choses
contre leur campement [leur foyer].
L’expression « thé noir » désigne non le thé noir par opposition au thé vert, mais du
thé « à la russe », c’est-à-dire servi sans lait ni sel comme le font les Touvas. Le gruau
de sarrasin est un plat russe. Ces manières de recevoir trahissent une avarice étrange
et un mépris choquant des règles de l’hospitalité.
Ces manières mesquines inspirent à Kara-ool une conclusion qu’il a déjà développée
avec Irina dans son cabinet mais que j’entends exprimer ouvertement pour la
première fois :
L’accusation est nette : la kuda est une jeteuse de sort, et sa prochaine victime sera
Irina elle-même. Irina se donne l’air de douter encore, peut-être pour pousser le
chamane à répéter cette accusation. Le chamane lui explique qu’elle doit faire un
426Irina appelle parfois la mère de la femme de son fils kunčuum « ma mère de mari » au lieu de kuda
« parent d’époux d’enfant » qui serait le terme correct.
533
rituel pour ôter la malédiction (kargyš). Mais le prix du rituel de purification dépasse
ce qu’elle peut payer :
Am men pensijam ünerge, čedip kêêr men. Je reviendrai quand j’aurai eu ma pension [de
retraite].
La secrétaire qui est aussi une comptable avisée voudrait qu’Irina s’engage à payer.
Üš muŋ aška beletkep aar-dyr siler. Ol Vous préparerez trois mille. Une malédiction ça
kargyš dêêrge ajyyldyg čüve diin. Oon-daa peut faire beaucoup de choses.
xöjnü čolep bolur.
Poxoron soonda men ol kadaj-bile dutčup Après les funérailles, je l’ai rejointe [la mère de
kaan men. Kargyžyn salgan dêêštiŋ, sêêŋ bru]. Je lui ai dit au sujet de sa malédiction : « Tes
aksyŋ četken, sen ynčaar mynčaar söglep mots ont atteint leur but, tu avais bien dit ‘ceci
turgan sen dêêrimge, čok men yndyg sös cela arrivera’. » Elle a répondu : « Je n’ai pas
söglevejn men. Mêêŋ oglum xaraadančyk prononcé de telles paroles. » J’avais pitié de mon
šêêj, xoradap söglep turganym ol. fils, c’est pourquoi j’ai dit ces mots en colère.
Ces paroles prononcées auparavant par la kuda et prétendument oubliées par elle, ce
sont les menaces de mort qu’Irina rapportaient plus haut. Aksyŋ četken, littéralement
« ta bouche a atteint » : l’expression est ambiguë. Elle peut être comprise comme
534
Kargyš bar-dyr, ol-la končug šyyrak êrni Il y a une malédiction, elle a détruit un
uzutkaaapty körden. Ölür-daa xire êves ool homme très puissant, regarde. Il ne pouvait
diin, kêêrgenčig. pas mourir [ainsi tout seul].
Le garçon était jeune, plein de la puissance de son âge : selon le chamane sa mort
prouve la puissance de la kuda.
Sêêŋ ašaaŋ baza oktap kaapkan, ol končuun Ils ont aussi jeté [tué] ton mari, regarde. Et
körden. Am seni čorguzar dep turary ol šeej. maintenant ils peuvent t’envoyer [dans l’autre
monde].
La mort du mari d’Irina est maintenant mise aussi sur le compte de la kuda. Irina ne
sera-t-elle pas la troisième victime ?
Irina reconnaît qu’elle a déjà eu depuis quelque temps des perceptions étranges et
qu’elle ne se sent pas bien.
Ol ynčan čazyn ol bažyŋga čaaskaan xünzêên Au printemps, une fois, j’étais toute seule à la
men. Čaaskaan čytkan aa uduvaanda men, maison. Je me suis couchée toute seule, mais je
anaa čürêêm odug, karaam-bile udup čytkan ne m’endormais pas, mon cœur m’en empêchait
men. Ej-le dêêštiŋ ejt-le dep-tur. Oon kiži même si mes yeux étaient fermés. Quelqu’un a
kortpas čüve dijin dêêštiŋ. Bir körgež dit « Eh », « Eh eh », puis « N’aie pas peur ». Je
körüŋerimge, čüü-daa čok. Oon uruglarymga me suis retournée : personne. Je l’ai raconté à
baza čugaalaan men. Araj yndyg boorga men mes enfants. Et puis depuis peu, j’ai commencé
baza aaryksap tur men kandaj čüvel. à être un peu malade.
Ces faits sont troublants mais Irina, qui s’en tient à son rôle de « personne simple »,
se garde de les interpréter, elle ne sait pas de quoi il s’agit, elle ne peut en nommer la
cause. C’est à un chamane que peut revenir la tâche de l’interprétation de ces
phénomènes, exprimée aussitôt par Kara-ool :
Yndyg berge kadaj logoj. Yndyg čatkalyg C’est une femme difficile. Il y a des femmes
xerêêženner. Kargyžy ulug kadaj-dyr, ije. comme cela qui font des mauvais sorts. La
Končuun kördaan bo, ulustarga öžêên malédiction de cette femme est grande. Elle ne
535
« C’est parce qu’ils ne voulaient pas donner leur fils à marier. Le mari a déjà
été éliminé. Et puis le fils a compris ce qu’ils faisaient. Alors ils l’ont éliminé
aussi. Maintenant, ils attaquent la mère. »
Autrefois, les relations entre kuda étaient réglées par diverses normes de conduite
écartant toute familiarité (information de Xovalygmaa). Si les kuda ne se respectent
plus comme autrefois, c’est, selon Kara-ool, à cause de l’âpreté au gain de certains :
« Aujourd’hui on veut de l’argent de ses kuda. Des kuda pauvres et un gendre pauvre :
les riches les mangent427. »
Loin d’être une laissée pour compte des échanges qu’implique la noce, la « sorcière »
d’Irina apparaît comme une intrigante redoutable. Ce qui motive la malédiction chez
elle, ce n’est pas le dépit d’une inférieure humiliée, mais la volonté de puissance d’une
riche qui veut écraser les pauvres.
On ne peut pas dire non plus que cette femme se rebelle contre l’ordre patrilinéaire.
Celui-ci n’existe tout simplement pas dans cette histoire où il n’est question à aucun
moment du père de l’épouse. La configuration de ce cas de sort est donc tout à fait
différente du modèle ancien de la « malédiction du sein. » On est passé, dans les
termes de Leach, d’une sorcellerie structurale à une sorcellerie autoritaire. Si la
« sorcière » d’Irina a frappé, ce n’est pas parce que sa position dans la structure des
relations de parenté la rendait dangereuse malgré elle. En effet, cette structure
traditionnelle est détruite, elle n’est plus capable de régler les relations entre les kuda
dans un contexte où les jeunes se choisissent eux-mêmes comme époux. Le mariage
traditionnel mariait autant les kuda que les fiancés. Les échanges et les rites
préparatoires avaient pour but de sceller entre les kuda une alliance à laquelle les
fiancés n’étaient pas associés. Autrefois, il était commun que les parents imposent un
époux à leurs enfants, aujourd’hui ce sont les enfants qui imposent des kuda non
désirés à leurs parents.
427L’espoir de faire du profit aux dépens de son kuda n’est pas aussi neuf que Kara-ool le suppose
comme en témoigne cette chanson recueillie dans l’Ulug-Xem par Katanov : Kudagajym amyr
amyr !/Kulun sürü mändi mändi!/ Paarlarym amyr amyr !/ Mal sürü mändi mändi ! « Bonjour, bonjour, ma
kuda !/ Salut, salut, l’abondance de poulains ! /Bonjour, bonjour mes kuda !/ Salut, salut, l’abondance
de troupeau ! » (1907, I, 8, n°118).
536
La question du mécanisme du diagnostic d’un mauvais sort est cruciale, car ce sont
les chamanes qui donnent la confirmation indispensable au soupçon que peuvent
nourrir les profanes. Nul ne se permettrait d’affirmer, ni même de croire avec
certitude, qu’un sort a été jeté si un chamane ne l’a pas établi. Dans cette procédure,
le client suspicieux teste la légitimité de son soupçon autant qu’il met à l’épreuve le
chamane.
De son côté, le chamane doit être capable d’affirmer si l’inconnu qu’il a en face de lui
est frappé ou non par un sort. Il est censé fournir sa réponse intuitivement, sur la foi
de ce que lui font connaître ses capacités sensorielles spéciales. Dans les faits, il
scrute ses clients, examine leurs histoires, lance de nombreuses questions. Comment
détermine-t-il son arrêt ?
Pour examiner l’interaction qui mène au diagnostic du sort, nous prendrons comme
exemple une consultation chamanique, qui eut lieu en juillet 2003 dans le centre
Adyg-êêren, et au cours de laquelle la chamane Xovalygmaa a établi en un temps très
bref que les deux inconnues qu’elle avait en face d’elle étaient prises dans une affaire
de sort428.
En entrant dans le local de la rue Ouvrière, les deux femmes examinèrent d’abord
avec attention les affiches détaillant les services des chamanes. L’une a environ
quarante ans et porte un tailleur rose de style un peu vieilli. L’autre, entre vingt et
trente ans, est en robe décolletée aux teintes légères et tient un sac à main élégant.
Elle garde un visage réservé derrière ses lunettes qui lui donnent un air sérieux.
Les deux femmes, qui n’ont guère d’expérience de ces consultations, n’ont apporté ni
lait ni genévrier pour le rite. La chamane peut leur fournir le genévrier (qui sera payé
428 Cette séance a été filmée ce qui nous permet d’en donner une description détaillée.
537
à la caisse) mais il faut que le lait soit apporté par les clientes elles-mêmes. Elles vont
donc en acheter dans une boutique voisine.
À leur retour, Xovalygmaa les interroge tout en revêtant son costume chamanique :
Habillée, elle s’installe derrière son bureau et prépare de l’aržaan, mélange de petits
brins de genévrier, de lait et d’eau.
-Kančap bo araj düš tügün baskyrap tur be, -Eh bien, as-tu eu des mauvais rêves ou des
kurtuŋnaaš apardyŋ be ? kančap angoisses ? Pourquoi veux-tu absolument faire
arygladyyŋ düŋgürlediiŋ dep turaryŋ ol ? une purification avec tambour ?
-Doozup čadap turup bergen kiži dir men ; -Je n’arrive pas à finir mes études. J’ai du mal
Diplomum-bile araj. pour [obtenir] le diplôme.
La jeune fille habite Kyzyl. La chamane saisit dans sa main droite le poignet gauche
de la jeune fille et lui prend le pouls. De sa main gauche, elle tient son battoir posé
sur la table. En prenant le pouls (sudaldaar) de son client, le chamane est censé
pouvoir déterminer l’état des différentes composantes de sa personnalité.
« Ton xej a’’t429 est bas, c’est pourquoi tu as un obstacle cette année
[šaptaraazyn boop turar]. Tu as aussi le sülde430 bas : si tu en as la possibilité, il
faut aller à rituel auprès d’une source [sug bažy dagyyr]
Combien tu as de meŋgi431. Trois bleus ?
-Oui, trois bleus.
-Tu es en quelle année [à l’université] ?
-En dernière année.
-Quel est ton nom ?
-Olija. »
Selon Xovalygmaa, des gens sont jaloux de la jeune fille. Pour une Touva, Ol’ga se
distingue par sa taille élancée, ses beaux cheveux. De plus sa mise est soignée.
429 Dans le bouddhisme, le xej a’’t (mong. xij-morin), littéralement « cheval de vent », est un symbole de
tonus vital (Pimenova 2006, 13, n.3).
430 « Force vitale ». Voir glossaire.
431 Signe astrologique. Sur l’astrologie à Touva, voir Pimenova 2006.
538
- Oui.
- Vous êtes en famille ou c’est juste comme ça ? [ög-büleŋer azy anaa ?]
- On est ensemble, mais avant j’avais une autre famille. Nous n’avons pas
divorcé [čarylbaan].
Čerle düŋgürledip azy čok bolza lama Tu dois faire rite avec un tambour ou bien aller voir
baškylarga nom nomčudup turar bolza les maîtres lamas pour qu’ils te lisent [des sutras].
eki
Bylaaškaktyg turgan čüve be ? kandaaj Il y avait une chose que des gens se disputaient.
čüvel daan ? Vous aviez quelque chose comme ça ?
La mère ne se souvient pas d’une personne ayant désiré adopter sa fille, mais en
parlant de sa beauté, elle offre à la chamane un matériau confirmant l’hypothèse de
l’envie. Xovalygmaa continue avec assurance :
Birêê-le yndyg xerêêžen kižiniŋ setkilli Il y a une certaine femme qui a laissé sa pensée.
čydyp kalgan. Bylaaškaktyg turgan čüve irgi Elle pensait à cette chose qui était disputée, elle
be dep men bodap azyraar-uzuraar dep espérait l’adopter.
turgan čüve irgi be dep bodap.
Cette chose disputée, c’est bien sûr Ol’ga elle-même. Une femme est soupçonnée.
Qui peut éprouver de l’envie et de la jalousie devant une enfant trop belle, sinon une
femme ? Ol’ga se tourne vers sa mère et lâche :
soupçons du côté non pas d’une jalousie ancienne ayant pu produire une nuisance
même involontaire sur le modèle du sglaz russe, mais dans un conflit réel qui est en
cours.
Xovalygmaa ne s’y attarde pas et fait passer la conversation à l’horoscope (čuragaj)
d’Ol’ga, puis à la personnalité du jeune homme avec qui elle vit présentement. À
l’évidence, elle entreprend de résoudre une question, que d’ailleurs on ne lui a pas
posée : Ol’ga et son ami sont-ils compatibles, vont-ils former un couple heureux
ensemble ?
-Ton fiancé fait quoi dans la vie ? [Xüregen432 kajda čünü kančap turar]
-Il fait aussi des études. Il est de Süt-Xöl. »
« Bon, ça va. [Čogum xaryŋ ažyrbas]. Vous comptez vous marier à l’avenir ?
-On en n’a pas encore parlé.
-Ne te dépêche pas, finissez d’abord vos études et attendez pour les enfants. Il
est gentil, mais ne te dépêche pas. Ton sülde et ton xej a’’t sont bas.
Du côté astrologique [čuragaj], ça va, du côté chamanique [xam talazy-bile] aussi.
En regardant ton pouls tout est normal et lui aussi. Le gars est bien, tu peux
vivre avec lui, mais ne pense pas trop à l’avenir. Pour ce qui est de vivre avec
lui, ce n’est pas visible [Xovalygmaa ne « voit » pas cette perspective]. Ne vous
dépêchez pas de vivre ensemble. Tu as encore des questions ? »
432Littéralement, « le gendre ». En touva contemporain, xüregen peut s’employer pour parler d’un
« petit ami ».
540
Am demgi bir dugaar kižim bile iji čyl ažyr En fait, avec mon premier homme, cela fait deux
čarlap čadap tur men. ans que je n’arrive pas à me séparer.
C’est Petja qui préoccupe Ol’ga et non le « tranquille » garçon qu’elle fréquente
actuellement. Avec ce dernier, ils n’ont pas encore parlé de mariage et il n’est pas sûr
qu’Ol’ga soit franchement attirée par cette perspective, contrairement à ce que
suppose la chamane.
C’est la première fois que la jeune fille a pris l’initiative d’une déclaration, sans
répondre directement à une question. Sa voix s’est faite plus insistante, visiblement le
sujet du divorce est la question qui lui pèse, plus sans doute que les études qu’elle
avançait d’abord comme motif de sa visite. Xovalygmaa ne s’y trompe pas et se
rassied derrière son bureau. Des difficultés scolaires justifient difficilement la venue
d’une mère et sa fille chez le chamane. Plus exactement, c’est l’accumulation de
difficultés d’ordres divers qui détermine les gens à s’adresser à un chamane.
-Sud tavaryštyr boldunmas tur be ? ol kiži -Vous n’arrivez pas à avoir le tribunal ? Ou
ynavas tur be? c’est lui qui ne veut pas partir ?
-Dokumentyleri baza čok kiži diin bodunda. -Il n’a pas ses documents.
La perte des documents est un fréquent malheur chez les Touvas. Peut-être Petja a-t-
il perdu son passeport, le livret de famille et la redoutable bureaucratie russe achoppe
sur cette irrégularité. Xovalygmaa reprend son enquête :
À nouveau, la chamane se concentre. Elle prend entre les paumes de ses mains le
petit sac de soie contenant ses cailloux divinatoires, le porte à sa bouche et ferme les
yeux. C’est le geste que l’on fait habituellement en début de divination xuvaanak avant
de déposer les cailloux sur la table. Xovalygmaa rouvre les yeux : « Il est touva ? -
Khakasse » répond la mère. « Un Khakasse, oh ! » fait la chamane en riant
légèrement, avec l’air de dire : « Eh bien, voilà, tout est clair, que ne parliez-vous plus
tôt ! » Tout semble être devenu évident :
Seeŋ-bile čurtaar dêêš-daa kyzyp eves, seŋêê Bon, [s’il ne veut pas te donner le divorce], ce
nazlo. Anaa ynda čüzünde-daa eves-dir n’est pas parce qu’il veut vivre avec toi, mais
541
kyzym. Ažyrbas yndyg čüve üezi aptar sen. pour faire du mal [ru. nazlo]. Mais avec le temps
tu l’obtiendras [le divorce].
La sincérité des sentiments d’un Khakasse à l’égard d’une Touva est une chose bien
fragile pour Xovalygmaa. Petja n’est pas simplement un homme attaché à sa femme
qui tente de la retenir : il agit nazlo, « pour faire le mal ». Ce n’est pas par hasard que
Xovalygmaa a recours à un terme russe pour exprimer cette idée. Car l’idée est russe,
non que les Touvas, dans leur pureté, ait ignoré l’idée de mal avant la colonisation,
mais il est difficile de trouver dans le vocabulaire touva une notion ayant les
implications métaphysiques du mal chrétien, un mal pur, substantiel, un mal qui
trouve en soi son propre but. Avec des intentions si malveillantes, on peut s’attendre
à toutes choses de la part de cet homme et des siens. Pour réagir, la jeune fille doit
changer d’attitude.
Bičii kažar boor bolzuŋza eki, kajgal boor Il faut que tu sois rusée et habile [kajgal]. Chaque
bolza eki. Kiži bürüzünge sagyš-setkilin homme doit cacher ses sentiments, chacun a des
xaryn ažydar bolza ažydar-la, čugaalavas choses qu’il ne doit pas dire aux autres. Tu es
čüveler. Ooŋ araj sen büzürêêčen sen. Yndyg terriblement crédule. Et tu as tendance à avoir
kêêregej baza bêêr setkidig-dir sen. Xaryn pitié des gens. Tu me diras : « Comment ça, il ne
kêêrgeves deêr bolza kajyn boor aan, anaa faut pas avoir pitié ? » Il faut connaître les
öjün bodap turgaš. mesures, c’est tout.
On notera que la chamane pour inciter la jeune fille à l’habileté emploie le mot kajgal,
que nous avons rencontré au sujet des voleurs de chevaux. Or, le kajgal est
précisément ce Touva qui par son adresse doit lutter contre des étrangers riches et
cruels qui tentent de le châtier par leurs malédictions.
La chamane part chercher son tambour. En revenant, elle annonce d’un ton rieur
ambigu :
Baštaj mynčaar čüve kyzym. Ulustarnyŋ C’est comme ça, ma fille. Il y a de l’envie des
adaargaly baza bar. Porča öske söök kižige gens. Quelqu’un d’étranger a fait un mauvais sort
kyldypkan. [ru. porča].
Xovalygmaa continue de sourire avec bonté tout en prononçant cet avis inquiétant.
Le ton léger qu’elle emploie forme un contraste saisissant avec les habitudes de
discrétions des Touvas abordant ces thèmes. On peut supposer qu’elle cherche à
rassurer sa cliente, mais cette gaieté exagérée peut aussi paraître tout à fait
inquiétante. En fait, elle obéit surtout à une logique qui dépasse ce genre de calculs
psychologiques. Cette logique est celle qui règle les relations entre le chamane et
l’homme simple, celle qui fait qu’un mauvais sort, qui peut menacer de mort le
second, est pour le premier un objet d’amusement. Par son ton, la chamane construit
un discours élaboré en opposition par rapport au discours ordinaire. Elle continue,
souriante :
542
Kara söök kadajlarnyŋ čüvezin ušturga, Enlever les trucs des femmes d’os noir, c’est très
dyka belêên boor. Čordu mynda xakas facile. J’ai déjà enlevé ici une chose faite par une
kadajnyŋ čüvezin uštupkan kiži men. femme khakasse : ça va, ce n’était pas dur.
Ažyrbas. Byžyg eves bOl’gan.
Ije, öske söök kiži salgan. Tyva kiži počergi Oh oui, c’est quelqu’un d’une autre nationalité
êves, tyva xam čatka ynčaan közülbes. qui l’a fait. Ce n’est pas l’écriture d’un Touva, ça
n’a pas l’aspect d’un mauvais sort de chamane
touva.
543
Une affaire de sorcellerie n’est pas une idée, c’est une situation dans laquelle on est
plongé.
Les clientes avaient donné à Xovalygmaa comme information l’existence d’un conflit
les opposant à une famille khakasse. La chamane en réponse leur « apprenait » qu’une
femme de cette famille leur avait jeté un sort. Le conflit est donc projeté sur le plan
des choses non ordinaires : c’est ici que Xovalygmaa doit agir.
Tout en annonçant que la jeune fille était frappée d’un sort, Xovalygmaa fixait à la
traverse de son tambour des rubans présentés comme une offrande à son instrument
de la part de ses clients. Elle fit une fumigation de ses instruments, les deux femmes
s’installèrent sur un petit banc face à elle, et le rituel de purification (aryglaaškyn)
commença. La procédure est très simple, concentrée sur la parole de la chamane,
laissant les clientes à peu près immobiles.
Xovalygmaa, se tenant debout face à elles, bat du tambour, d’abord sans parole avant
de commencer à invoquer ses esprits : « Mes êêren, mes dieux, mon Ciel de guerre,
protégez ! » (êêrennerim burgannarym, dajyn dêêrim avyraldyŋar !)
Un peu plus tard, elle s’interrompt et recommande aux clientes : « Pensez à ce que
tout le mal [bagaj] s’en aille. Pensez que les disputes [aas-dyl] vont se taire, que les
mauvais regards s’effacent, que les déceptions [xaraadal] s’éloignent. »
Elle reprend : « Que mon affaire soit bonne ! que ma tête, mon corps soient purs !
Faites que les mauvais esprits [aza-četker] s’en aillent. Mes esprits célestes [deŋgerler],
exaucez les vœux de vos enfants qui demandent votre aide. Ciel-destin [Čajaan-dêêr],
purifiez devant, derrière, à droite à gauche. »
Xovalygmaa cesse son battement de tambour et annonce aux clientes : « Maintenant
nous allons purifier avec l’aide de l’esprit de la montagne [taŋdy-syn êêzi]. » Le tambour
reprend son rythme et la chamane invoque ses esprits, les albys, car, rappelons-le
Xovalygmaa se dit « chamane d’essence albys » (albys uktug xam) : « Oh, mes albys
[albystarym], aidez-moi ! » Elle entreprend ensuite une invocation des esprits-maîtres
de toutes les régions : « Maîtres [êêleri] de Kyzyl-Tajga, de Tožu, maîtres du kožuun
d’Êrzin, du kožuun Süt-xöl, kožuun Kaa-xem, kožuun Tes-Xem, maîtres de Kyzyl, je
vous prie, venez ici. » Cette invocation est caractéristique des chamanes de Kyzyl.
L’environnement cité dans les rituels anciens était celui qui entourait directement le
campement : les montagnes et les rivières des alentours. Aujourd’hui l’espace invoqué
est abstrait : il n’est pas visible du lieu où est mené le rituel, il est même très éloigné
de Kyzyl, il s’agit du territoire national touva évoqué non comme un espace vécu
mais comme une carte géographique et administrative de la république avec ses
545
différentes provinces, les kožuun qui sont nommés tels quels par la chamane. Cette
représentation de l’espace traduit un sentiment d’identité nationale encadré dans un
territoire républicain tel qu’il a été produit par l’éducation soviétique.
Xovalygmaa s’interrompt un instant et demande à Ol’ga : « Tu es de Büren-Xem ? -
Oui. » Elle reprend alors :
« C’est une fille de Büren-Tajga, esprits du kožuun Kaa Xem433, Ciel guerrier
[dajyn dêêr], purifiez votre fille en haut, en bas, purifiez, que le malheur s’en
aille. Mes dieux, allez. Que les malheurs s’en aillent, les obstacles sur sa route
s’en aillent. Purifiez votre enfant, que ses inquiétudes disparaissent, que les
maladies disparaissent, que le malheur s’en aille, que la mort s’éloigne ! »
Pour finir, la chamane passe à des souhaits de bonheur : elle prononce des paroles de
jörêêl (mong. ërööl) « bénédiction » : « Que votre route soit heureuse ! »
La séance est finie mais la chamane rappelle à Ol’ga ce qu’elle lui avait annoncé au
début de la consultation : « Tu dois faire un rite auprès d’une source sacrée [aržaan] et
si tu as un appartement, il serait bon que tu fasses un êêren. Quel est ton pays natal,
montagne ou steppe ? » C’est la steppe. Dans ce cas, la cliente doit acheter des rubans
de couleur verte, jaune, bleu et rouge. Ensuite, la chamane procédera à son
animation, comme elle l’explique : « Cet êêren, il faut le nourrir avec de la fumée et le
rendre vivant [dirgizider]. » Plus tard, « quand il sera sale il faudra le suspendre à un col
après l’avoir fumigé. » Après avoir convenu avec la chamane d’un rendez-vous pour
l’installation de l’êêren, les clientes quittent le local.
Comme on le voit, cette « purification » ne fait pas une grande place au mal et à la
lutte contre lui. Je n’ai pas entendu prononcer le mot de čatka dans l’invocation.
Comme elle le disait avant le rite, le sort čatka envoyé par une Khakasse n’est pas une
chose dangereuse. Par ailleurs, la procédure n’est pas finie puisque la chamane devra
encore faire un rituel dans l’appartement de la cliente.
Dans d’autres circonstances, Xovalygmaa agit plus spécifiquement sur le mal lui-
même et elle doit fournir bien plus d’efforts. Selon elle, chaque malédiction a une
forme particulière qu’elle seule peut percevoir. Pour cela, elle ferme les yeux devant
son client et parfois dessine ce qu’elle voit : ce peut être un serpent à sept têtes, un
homme, un oiseau noir ou un tourbillon. Quand le cas est dur, une procédure
impliquant des gestes doit être mise en place. Parfois, la chamane installe le mal dans
une figurine de pâte qui est ensuite jetée dans la rue par le client. Dans les cas de
čatka-kargyš les plus graves, ceux qui sont héréditaires et qu’elle appelle döstüg doora
« obstacle de racine », elle utilise des sabres qu’elle a en sa possession et avec lesquels
elle exécute des mouvements autour du corps du client pour séparer ce qui s’est
accroché à lui. Ce rite peut être rapproché d’un geste qu’elle exécute plus
couramment pour chasser les čatka-kargyš moins sévères : elle frappe le corps du
client de quelques légers coups de fouet. Il arrive aussi que Xovalygmaa doive
retourner le sort à son expéditeur. Elle m’expliquait les choses ainsi :
« Je demande conseil [à mes esprit êêren] : comment va-t-on faire ? Juste une
purification [aryglaaškyn] ou une purification xürüm434 ? Xürüm c’est quand on
renvoie. Ils [les esprits] disent si cette personne l’a mérité, dans ce cas il faut
lui renvoyer xürüm, sinon non. »
Les Touvas sont généralement convaincus que le mal reviendra de toute façon sinon
au jeteur de sort, du moins à sa descendance. Dans ce processus, le chamane peut
jouer un rôle d’accélérateur puissant. Svetlana Moŋguš rapporte ainsi le cas d’une
femme soignée par la chamane Zoja Xomušku. « C’est sa belle-mère qui le lui avait
fait. Elle a consulté trois chamanes. C’est Zoja Xomušku [de Düŋgur] qui l’a purifiée.
Un an après, la belle-mère est morte. Les racontars disent que c’est à cause de ce qu’a
fait sa belle-fille qu’elle est morte. »
434Habituellement, en touva contemporain, xürüm a deux sens très distincts : « prière » et « péché ».
Les Touvas que j’ai interrogés connaissaient soit le premier sens (à Baj-Tajga) soit le second (à Kyzyl),
mais pas les deux à la fois.
547
suspendus au mur qui représentent ses ancêtres. D’autres chamanes attachent le fil à
la traverse du tambour considérée comme le bras du maître du tambour düŋgür-êêzi.
Le tambour aura été préalablement nourri par des fumigations de genévrier et des
libations de lait ou d’aržaan.
Kara-ool commence alors des invocations à voix basse, tenant le fil tendu entre les
deux lames d’une paire de ciseaux. Puis il coupe le fil d’un coup. Il fait parfois le
geste d’arracher quelque chose du corps du client en poussant un cri. Ensuite, le fil
est définitivement noué autour du poignet du client. Celui-ci devra le garder jusqu’à
ce qu’il tombe de lui-même.
Figure 135. La chamane Ljudmila Kara-oolovna trempe un fil dans le lait pour l’« animer » avant de l’attacher au
poignet de sa cliente allongée.
548
Figure 136. Dončun-Ool coupe le fil qui relie sa patiente au kiži-êêren de son tambour.
C’est ainsi que s’accumulent sur le kiži-êêren des paquets de fils multicolores,
représentant autant de clients. « Tu vois, m’expliquait Kara-ool, combien de
personnes ! Combien j’en ai reçues, et mes ancêtres avant moi ! Si on comptait, ce
serait terrible, on atteindrait le million. »
Kara-ool, en nouant le fil, commentait ainsi son geste à l’un de ses clients : « Le mal
est resté sur l’autre partie du fil. J’ai attaché le mal sur l’êêren. Tout ce qui est bon est
resté sur ta partie, ce sera pour toi un protecteur. »
Le fil a donc une double fonction. D’un côté, il est un protecteur comme Kara-ool
l’affirme à ses clients : « C’est une protection [kamgalal] plus forte que le fer. L’autre
bout je l’ai accroché à l’êêren pour qu’il vous protège. Où que vous soyez l’autre bout
vous protégera. » Le chamane place ainsi son client sous la protection de son
tambour ou de l’un de ses ancêtres kiži-êêren. Le talisman agit comme un
intermédiaire par lequel transite la puissance de l’êêren du chamane vers le corps du
client.
Si l’on reprend les éléments principaux de l’animation du talisman sagyyzyn, on voit
qu’interviennent quatre termes qui entretiennent entre eux une relation circulaire : le
client, le chamane, l’êêren et le talisman lui-même. Le client venu demander une
protection au chamane doit apporter du lait pour préparer le liquide aržaan avec
lequel on nourrira le tambour et les êêren chamaniques avant la séance. Pour faire
l’aržaan il faut, en plus du lait, du genévrier (artyš) qui est vendu directement par la
société. Ce premier paiement sera suivi par le paiement complet de la rétribution du
chamane. Mais le nourrissement n’est pas exécuté par le client ; c’est le chamane seul
qui a le pouvoir d’exécuter le geste. La rétribution et le lait sont donc transformés par
le chamane en nourrissement de l’êêren. Ayant été honoré et nourri, l’êêren accordera
une protection sur le talisman, lequel devient ainsi lui-même un protecteur du client.
En somme, seuls deux termes sont réellement producteurs tandis que les deux autres
549
Mais ce n’est pas tout. Dans l’autre moitié du fil, le chamane a placé le mal, la
malédiction que ses clients portaient. L’amas de fils suspendus au tambour et aux
êêren de Kara-ool ce sont donc toutes les malédictions, maladie et maux divers de ses
clients.
Au cours de l’entretien entre le chamane et le client, le conflit que vit ce dernier subit
un dédoublement, sa face spéciale est substantialisée dans le domaine des choses non
ordinaires sous le nom de čatka-kargyš « maléfice-malédiction ». Alors que l’agression
était peut-être bilatérale dans la réalité, elle prend dans son aspect sorcier une
direction unilatérale dont le client est la victime. Ainsi recouvert d’un nom et fixé
dans une catégorie traditionnelle, le mal peut désormais être manipulé par le
chamane. La procédure rituelle prolonge cette démarche en localisant le mal et en le
fixant dans un objet matériel, le fil. Le chamane est ensuite censé en disposer : il le
renvoie vers celui qui l’a produit. « J’enlève la malédiction et je la renvoie comme un
ballon de football », résume énergiquement Kara-ool. La tâche de retourner le mal est
confiée précisément à la flèche ydyk ok, le « missile sol-air » de Kara-ool. « Je lui
indique la destination où elle doit frapper », affirmait le chamane au groupe de
visiteurs khakasses. De cette manière, Kara-ool donne à voir à son client comment le
mal qu’il a apporté est branché et absorbé dans le réseau des êêren du chamane, qui
sont liés entre eux par de nombreuses relations. Le mal est supposé passer par le fil-
talisman sagyyzyn du corps du client au kiži-êêren, puis de celui-ci au tambour, qui le
transmet à la flèche ydyk ok laquelle le retourne à l’imprudent jeteur de sort.
À partir d’un conflit réel, le chamane produit un vaste circuit, non seulement
intentionnel mais même partiellement matériel, dans lequel il donne l’avantage à son
client. Rétabli sur le plan symbolique, assuré par le chamane d’avoir pris l’avantage, le
client pourra désormais envisager sa relation avec son ennemi d’un point de vue
550
nouveau et il lui sera moins difficile de reprendre le dessus dans le conflit réel qui
l’occupe.
Êêren et tambour auxquels sont fixés les fils talismaniques sagyyzyn, ces objets rituels,
dont les plus importants sont pensés comme des supports perceptifs, prolongent le
corps du chamane et le dispersent autour de lui dans son environnement mais aussi
chez ses clients, comme le montre le schéma ci-dessous.
Figure 138. Réseau symbolique et social du chamane. En bleu le réseau d’un chamane avec ses êêren (triangles) et ses
clients. En rouge, le réseau concurrent d’un autre chamane.
551
Au cours de l’action rituelle, le corps du chamane est entouré par son double
matérialisé, le costume. Celui-ci est fait d’un manteau qui épouse le corps naturel du
chamane et d’une seconde couche constituée par l’ensemble des objets qui y sont
suspendus. Ces breloques diverses cousues et nouées au manteau forment un réseau
dense qu’elles font du chamane qui le porte « un nœud de nœuds », pour reprendre
l’heureuse expression de Caroline Humphrey (Humphrey & Onon [1996] 2003, 270).
Plus loin, mais toujours autour de lui, le chamane est environné par la présence de
ses êêren le long des murs de son cabinet ou, autrefois, sur les parois circulaires de sa
yourte. Tous les clients au poignet desquels Kara-ool a noué des talismans sont
supposés être soumis à la protection du tambour et de l’êêren du chamane. Ils portent
sur leur corps la marque de leur appartenance à son réseau.
Bir êves kižiniŋ sünezini čoruj bargan Si l’âme [sünezin] de quelqu’un est partie,
bolza, šaanda šyyrak xamnar sydym-bile autrefois les chamanes puissants l’attrapaient et la
tudup êkkêêr. ramenaient avec le lasso.
Une fois que l’âme avait été ramenée dans le corps du malade, celui-ci recevait du
chamane des protecteurs êêren domestiques436 qui étaient suspendus dans sa yourte. Il
en va de même dans les cas kyzyliens contemporains, quel que soit le scénario
diagnostiqué par le chamane. En vue de l’installation d’un êêren domestique dans leur
appartement, les clients préparent les matériaux demandés : des morceaux de tissu de
435 Šoončur Sojan, le maître d’Ereksen, donnait des couleurs différentes : blanc d’un côté et noir de
l’autre, pour le « travail noir », c’est-à-dire pour tuer (Karalkin 1966). Ces explications apportent sans
doute un éclaircissement à la phrase « Quand vous voulez nuire à un individu quelconque / Vous
l’attrapez au lasso dans vos neuf lanières [manžig] rouges » dans une invocation d’un chamane darkhate
du clan Xuular (Kuular, « les Cygnes ») d’origine touva, traduite par M.-D. Even (1988-1989, 160).
L’opposition que le texte darkhate applique aux lanières rouges et blanches entre position droite et
position gauche est cohérente avec les informations données sur le manteau chamanique par les
chamanes touvas Šoončur et Ereksen (ceci à propos de ibid. n. 104).
436 Les êêren domestiques, possédés par les profanes, se distinguent des êêren chamaniques qui sont les
esprits auxiliaires du chamane. L’êêren domestique a une fonction protectrice : il n’est pas supposé
donner accès à des perceptions spéciales comme celui du chamane.
552
différentes couleurs, des os de mouton, dont, assez souvent aujourd’hui mais jamais
autrefois, une omoplate.
Figure 139. Le type d’êêren domestique le plus répandu à Touva aujourd’hui. On y voit une omoplate (čaryn) et
d’autres os de mouton.
Au cours du rite d’animation, le chamane fabrique l’objet, qui prend l’aspect d’une
sorte de gros nœud liant rubans et os, le « nourrit » puis chante des invocations. Il
appelle les esprits du lieu de naissance de la personne (čeri eezi « maître de la terre »,
čurt eezi « maître du pays »). Le chamane Mixail explique la procédure :
« Le chamane avec l’aide de ces esprits, il anime l’êêren. Il lie [xolbaštyrar] les
esprits à cet êêren, il les accroche. Ensuite les clients doivent le nourrir. Pas
tous les jours mais quelque chose comme trois fois par mois il faut leur faire
une aspersion de lait. »
Les nœuds de l’êêren, souvent de véritables tresses, sont l’image et la mise en œuvre
même de cet acte de fixer, lier et retenir dans un lien (xolbaa) des entités dispersées.
Dans le contexte urbain contemporain, il est très fréquent que le chamane se pose en
intermédiaire entre le client et sa province d’origine. À Touva, les urbains sont tous
perçus par les chamanes, et se perçoivent souvent eux-mêmes, comme des déracinés
qui ne se définissent réellement que par leur province d’origine. Les chamanes se
donnent pour but par le rituel de rétablir le contact perdu du client avec sa terre, ses
montagnes protectrices. La chamane Marina de Adyg-êêren possède des cailloux de
toutes les kožuun de Touva qu’elle utilise pour soigner ses clients selon leur origine.
sur les arbres d’un col. Xovalygmaa renvoya ainsi une Mongole travaillant à Touva
dans son pays pour y accomplir une offrande.
À une commerçante du Sud de Touva qui travaillait à Kyzyl, Xovalygmaa fit la
recommandation suivante :
« Va à ton pays, à Tes-Xem. Et là, couche-toi sur le dos quelque part, puis
retourne-toi deux ou trois fois. Ensuite prends une pierre de cet endroit. Tu as
quel meŋgi ?
-Jaune.
-Ensuite, enveloppe-la de tissu jaune. Puis mets-la sur un endroit élevé, par
exemple sur une armoire. Avec ça, personne ne pourra te nuire. »
De cette manière, le chamane reconnecte le client à son pays par l’intermédiaire des
esprits-maîtres des lieux qu’il est seul à pouvoir convoquer.
Dans les faits c’est toujours à son propre réseau à la fois symbolique et social que le
chamane intègre le client. L’êêren, dont Mixail disait que les forces des maîtres du lieu
de naissance du client y sont accrochées, est installé par le chamane dans le logement
des clients, généralement près de la porte où il joue le rôle de dajynčy « soldat ».
Malgré certains aspects communs, Feliks Kon avait raison de noter que « l’êêren fait
par un chamane se distingue par ses détails de celui fait par un autre » (Kon 1934,
70). Kon lui-même observa des êêren utilisés en cure en forme de bras ou de jambe
qui n’ont, à ma connaissance, jamais été vus ailleurs.
Les êêren de Xovalygmaa sont souvent constitués d’un morceau de bois en fourche
couvert de rubans tressés, comme celui qu’elle fabriqua pour une vieille femme
vivant dans une yourte de bois de l’Üstüü Iškin dans la région de Süt-Xöl.
Figure 142. Un êêren fait par Kombu-xam au Figure 143. Un êêren de Kombu-xam sur le mur d’un magasin de
pare-brise d’un habitant de Sug-Aksy Sug-Aksy.
(région de Süt-Xöl) .
Dans cette même région, j’eus l’occasion de rencontrer plusieurs êêren fabriqués par
un chamane de la ville voisine de Čadaana appelé Kombu-xam. L’un d’eux était
suspendu au pare-brise d’une voiture : il était constitué de fils supportant des perles,
une épingle de nourrice, des aiguilles, et plusieurs rubans sur lesquels était inscrit le
nom du client. D’après le propriétaire de la voiture, il s’agissait d’« armes contre le
mal ». La figure 135 représente un êêren fabriqué en forme d’arc muni de son aiguille-
flèche par le même chamane. Il était suspendu au mur d’un magasin de Sug-Aksy.
L’intégration d’aiguilles dans les êêren est une particularité du chamane Kombu-xam.
Il faut y reconnaître un emprunt aux techniques magiques slaves : ainsi est-il parfois
d’usage chez les Russes contemporains de cacher des épingles de nourrice dans les
manteaux des enfants pour les protéger des sorts (par exemple Anikin éd., 1998,
313).
Les êêren fabriqués par les chamanes touvas anciens pour leurs clients étaient, eux
aussi, marqués par la diversité. Au début du XXe siècle, Olsen a observé dans un
groupe tožu un type d’êêren qui n’est décrit nulle part ailleurs, il s’agit d’une pierre
trouée en son centre comme on en trouve souvent le long des rivières touvas, à
travers laquelle passent quelques rubans (Olsen [1915] 1921, 163).
Les êêren portant ainsi la marque typique de leur fabricant constituent des relais du
réseau du chamane. Olsen qui chercha à acquérir des êêren remarqua à quel point ils
étaient liés, pour les Touvas, à la personne du chamane qui les leur avait donnés (ibid.
164) : « Les Soïotes ne veulent se défaire de ces objets à aucun prix. Une femme, qui
s’était montrée jusque-là très aimable, me dit que si elle me vendait ces choses, le
chamane, en revenant, la tuerait, elle et tous ses fils. » En se défaisant de leurs êêren,
les clients se déconnecteraient du réseau du chamane, ils deviendraient pour lui des
555
traîtres ou même seulement des étrangers, donc des gens qu’il peut dévorer. Les êêren,
animés par le tambour du chamane, sont des connecteurs qui placent les clients qui
les possèdent dans l’aire d’influence du chamane.
Ainsi se forme autour du chamane une série de cercles concentriques que traversent
des rayons de force relayés par les supports matériels que sont les êêren et talismans
confiés aux clients, le tout tissant un réseau symbolique qui quadrille et verrouille le
réseau social du chamane (schéma, fig. 138). Les clients, qui peuvent paraître de cette
manière pris dans les rets d’un chamane, n’en sont pas pour autant les prisonniers
impuissants comme des moucherons tombés dans une toile d’araignée. Il n’y a rien
d’impossible aujourd’hui à ce qu’un client portant un talisman que lui a remis un
chamane possède dans son appartement un êêren confectionné par un autre. Le client
se trouve alors partagé entre deux champs d’influence, représentés sur notre schéma
par les ellipses pointillées rouges et bleues. Ce cas n’est pas rare ; au contraire, il
domine actuellement, surtout pour les Touvas vivants à Kyzyl qui n’ont aucune
difficulté à consulter de nombreux chamanes.
Tout porte à croire que la possibilité de consulter plusieurs chamanes était, dans une
moindre mesure certes, assez fréquente autrefois pour avoir également une
signification sociale. Contre l’idée que les anciens chamanes ne desservaient que leur
groupe de filiation, les exemples sont nombreux de chamanes acceptant de prêter
leurs services à des étrangers ou même les leur proposant de leur propre initiative
(Gmelin 1767, II, 92).
Dans l’Altaï, les missionnaires orthodoxes avaient remarqué, dans les années 1860,
que les indigènes de la taïga (Chors et Altaïens du Nord) préféraient inviter des
chamanes de la steppe, tandis que les indigènes de la steppe (Altaj-kiži) s’efforçaient
de faire venir des chamanes de la forêt437. Chez les Altaj kiži, d’après des données
d’Alekseev (1984, 206), à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, on invitait
n’importe quel chamane en prenant pour critère non son clan, mais ses capacités. On
voit chez les Chors, un chasseur s’adresser à une chamane sagaï (Alekseev 1984, 212).
Quant aux Sagaïs, ils pouvaient consulter des chamanes koïbals et réciproquement
des Koïbals pouvaient préférer les chamanes koïbals à ceux de leur ethnie (Katanov
1897, 22, 37 ; Alekseev 1984, 211). On apprend de Klemenc qu’à la fin du XIXe siècle,
les Kyzyls ne faisaient pas confiance à leurs chamanes et préféraient en faire venir de
chez les Katchines (cité par Potapov 1957, 244). La popularité en dehors des limites
de son voisinage est un trait attribué traditionnellement au grand chamane. Moŋguš
Belev, un Touva né en 1881, raconta à Kenin-Lopsan les souvenirs suivants (2002,
187) : « Les chamanes forts étaient souvent invités non seulement dans le territoire de
leur sum, mais même dans des kožuun éloignés. Quand j’étais jeune, on invitait les
chamanes touvas dans les pays khakasse, altaïen et mongol438. » Nous avons vu que
Jakovlev rencontra effectivement une chamane touva dans les steppes de
Minoussinsk. Certains chamanes pauvres, pour gagner leur vie, voyageaient en faisant
Pravoslavnoe obozrenie, t. 19, n° 1, 1866, 72, cité par Bat’janova 1995, 61, n. 15.
437
Citons un autre exemple : le chamane Dongak kajgal, qui faisait des tours de magie (ilbi), allait en
438
Mongolie, Khakassie, dans l’Altaï pour soigner les malades (Kenin-Lopsan éd. 1995, 161).
556
le tour des campements pour proposer de fabriquer des êmegelčin (D’jakonova 1977,
208).
Dans les rites collectifs, le groupe ne fait pas nécessairement appel à l’un des siens.
Pallas rapporte que les Katchines qu’il a rencontrés faisaient appel à des chamanes
des Tatars de Tomsk pour leurs grands rituels collectifs de printemps ([1771-1776]
1793, VI, 323). De nos jours, je n’ai pas remarqué d’effort particulier des Touvas
pour que le chamane qui dirige un rituel collectif appartienne au groupe qu’il dessert.
Xovalygmaa raconte que, parmi ses ancêtres, trois frères, des Moŋguš, ont installé
l’ovaa des Ondar (ondarlar ovaazy) dans la vallée de l’Üstüü Iškin. Cet ovaa a été remis
en service après la perestroïka par un chamane de la société Düŋgür qui n’était pas
non plus un Ondar. Les Touvas vivant en province affirment fréquemment qu’ils ne
font pas confiance aux chamanes vivant dans leur localité et qu’ils préfèrent en faire
venir d’un peu plus loin, voire de la capitale.
En somme, il existait autrefois comme aujourd’hui un marché des services
chamaniques assez ouvert, à l’intérieur duquel divers réseaux de clientèles
chamaniques s’entrecroisaient. Notre schéma n’est évidemment qu’une simplification
extrême des superpositions de champs d’influence à l’œuvre dans les interactions
sociales : si les chamanes sont des « nœuds de nœuds » et se donnent à voir comme
tels, leurs clients sont les interconnexions discrètes d’un réseau de réseaux.
en quelque sorte moins inquiétant. Très souvent les meurtriers à Touva agissent sous
l’effet de l’alcool et de la colère sans préméditation. Une mort supposée être causée
par un maléfice est effrayante car elle trahit un pouvoir immense du côté du sorcier
et une haine qui probablement ne se satisfera pas d’une seule victime.
Le chamane Êreksen Boranak, originaire de la région du lac Tere-Xöl, décrit ainsi
différentes pratiques de sorcellerie :
Karganyp, depsenip bistiŋ ulus yndyg-la Les gens chez nous font ça : on se fâche, on tape
logoj, ine-ana örtedip algaš duu ol kižiniŋ du pied, on prend une aiguille, on la fait brûler et
orun-savazynče oktaar. Ooŋ soonda ol on la jette dans le ménage de la personne. Ou
kižiniŋ xeviniŋ öönüŋ čižêêde baryp kol encore, on coupe un morceau de la yourte, ou du
kedip turar xeviniŋ öönden kezip algaš, vêtement principal que porte la personne et on le
čüvege oraap algaš örtedipter. fait brûler.
« Örtenip kalzyn, čok bolzun » dêêr On dit par exemple : « Qu’il brûle ! qu’il crève ! »
čižektig, šak yndyk xevirlig čüveler kylyr. C’est comme ça que ces choses se font. Dans la
Kolduun keziinde, demgi ol ulustarnyŋ plupart des cas, ce que les gens utilisent, ce sont
ažyglap orar čüvezin köörge, ineler-bile les aiguilles, avec lesquelles on peut faire des
končug čüve kylyp turar. Ol bargaš büdüü choses terribles. Par exemple on va au
bargaštyŋ čižêêlêêrge aaldyŋ kodanynyče campement discrètement et on la jette dans la
oktaptar, azy bargaš êžiinče šančyp kaar, cour, ou bien on la plante dans la porte, ou bien
čok bolza demgi kižiniŋ azyp kaan on va la planter dans le manteau de la personne
tonunga baryp šančyp kaaš čoruptar. Dyka quand elle l’a suspendu. Le résultat est très
bagaj boor tüŋneli, ol kižige dyka bagaj mauvais, ça ira très mal pour la personne [visée].
bolur.
Oon yŋaj bir čatka salyr čüvezi izig čüve Un autre moyen de jeter un sort, c’est de prendre
salyp algaš, dirig küskeni algaš oktaptar. une chose brûlante et d’y jeter une souris
Ol mynda algyryp-kyškyryp turda, vivante. Quand elle crie et hurle là-dedans, on
čatkalaan kižizin adap-adap ol kiži kylyp prononce le nom de l’autre en disant : « c’est
tur êvespe dep turar kiži ynčap orar. Ol untel qui le fait. » En réalité, c’est bien lui qui est
baza dyka dêêštig bagaj čüve-dir. Ol kiži en train de faire le mauvais sort. C’est aussi une
dyka söölünde xinčektenip ynčaar. Eŋ chose mauvaise qui va droit au but. L’autre
söölüne dêêm čatkalaan kiži êki čüve personne en souffre beaucoup ensuite. En fin de
körbes. Êlêên üeler êrtkende, ol kižige compte, celui qui a fait le sort ne verra rien de
dömej. bon. Au bout d’un certain temps, cela lui
reviendra.
Tous ces gestes se distinguent nettement d’une attaque ordinaire. Au lieu de faire
brûler la personne elle-même, on brûle un morceau de ses vêtements ou un autre
être : une souris. Au lieu de poignarder sa victime on jette une aiguille dans sa
maison. Ces actions renvoient toutes à un mode de causalité contre-intuitif.
Les exemples donnés par Amir Xovalyg, dans la vallée du Xüürektig, insistent sur la
souffrance imposée à un animal :
558
Xakastar bolza küske xooraar. Adaanga Les Khakasses font cuire une souris. Ils mettent
ot salgan paš ištinče dirig küske kiir une marmite au feu et ils y jettent une souris
oktaptar, taraa xoorgan yškaš. Mooldarnyŋ vivante, comme quand on fait cuire des grains de
kargyš salyry xojnu dirigge sojup kaaptar millet. Les Mongols, pour faire une malédiction,
kežin. Ooŋ kargyš salyry. Ol kežin sojgan arrachent la peau à un mouton vivant. Cela donne
xojnuŋ xilinčêê kargyš salgan kižige čede une malédiction. La souffrance du mouton
bêêr. écorché vif atteint la personne visée.
Hormis les cas, rares, où l’on fait brûler un objet arraché au patrimoine de la victime,
le principe général est de diriger quelque chose de nuisible vers le destinataire : un
objet pointu, de la cendre (sale), des mots furieux, ou la souffrance d’un animal.
L’expression désignant l’action est čatka salyr : « déposer, jeter un čatka ». C’est
l’inverse de la dévoration qui consiste à s’approprier le corps d’autrui. Le jeteur de
sort ne prend pas, il apporte quelque chose, un objet plein de mal, qui agit par
contamination.
Le contexte donné par Êreksen aux exemples qu’il cite est plutôt rural : tout évolue
autour de la yourte. Il est donc vraisemblable que ces représentations aient eu une
existence antérieure à l’urbanisation, même si l’apparition des aiguilles métalliques est
liée à la colonisation russe. Pourtant, ces scénarios devaient rarement trouver des
occasions de réalisation vraisemblables : il est totalement impossible de s’approcher
furtivement d’une yourte pour y jeter une aiguille car l’arrivée d’un visiteur est
remarquée à plusieurs centaines de mètres par les chiens qui préviennent leurs
maîtres de leurs aboiements. Les représentations concernant les rites de sorcellerie
trouvent en ville et dans les villages un contexte anonyme bien plus favorable car les
occasions de les accomplir y sont multipliées. Les maisons des villages sont séparées
de la rue par une barrière de bois qui cache la vue. Rien de plus facile que de jeter des
« saletés » de la rue en passant, sans se faire remarquer. D’après Klara Doržu, on peut
ainsi faire un čatka en jetant du sable, une pierre ou une poupée près de la porte de la
personne visée.
Cependant, il ne suffit pas qu’un geste producteur de sort paraisse avoir été accompli
pour qu’une affaire de sorcellerie soit supposée être en œuvre. Ainsi, dans le village
de Têêli, Viktor Salčak découvrit un jour dans les buissons entourant sa maison une
petite poupée en bois sculpté avec des nattes. Cet amateur d’art populaire la trouva
jolie et voulut la garder, mais une vieille lui dit : « C’est peut-être un mauvais sort
[čatka] ». La vieille recommanda à Viktor de ne pas l’emporter comme il comptait le
faire, mais de la jeter la tête en bas dans un fossé. Viktor suivit son conseil à regret.
Un peu plus tard, Viktor et sa femme invitèrent la chamane Zoja d’un village voisin.
Viktor raconte que « comme un policier, elle a demandé : ‘Tu as des ennemis ?’ J’ai
dit : ‘Je ne sais pas.’ Elle a dit : ‘Tu es bon, tu ne devrais pas avoir d’ennemis. On l’a
peut-être fait pour rigoler.’ Elle me connaît Zoja, elle a dit que ce n’était pas possible,
que ce n’était pas un sort [čatka]. »
Pour qu’une affaire de sort soit identifiée, il ne suffit pas qu’un indice d’action rituelle
offensive soit trouvé, il faut qu’un conflit réel existant soit connu à partir duquel
559
Il serait injustifié d’idéaliser la société ancienne et d’affirmer que les sorts n’y avaient
pas d’importance du fait que les conflits devaient y être rares et faibles. Mais il est
vrai que le contexte urbain démultiplie les rapports sociaux éphémères et contingents
qui ne sont pas maîtrisés par des institutions productrices d’ethos comme la parenté,
l’amitié ou l’hospitalité. Ainsi le travail urbain impose-t-il de fréquenter des collègues
avec qui aucune relation n’est établie par ailleurs. Au contraire chez les nomades, les
campements rassemblent souvent deux ou trois yourtes entre les habitants desquelles
de nombreuses relations de parenté sont tissées. Les rites de mariage, les procédures
minutieuses réglant sur un mode contractuel les relations entre kuda, les usages de
politesse, laissaient peu de place à l’improvisation et canalisaient les éventuels conflits
liés à l’alliance. Il n’était même guère possible de faire connaissance sans qu’une tasse
de thé et de la nourriture soient échangés autour du foyer d’une yourte selon les
règles pointilleuses de l’hospitalité.
Les évolutions de la société touva qui ont accompagné la colonisation soviétique ont
généré des rapports anonymes dépouillés de tout cet apparat socialisant créateur
d’obligations et d’échanges, des rapports qui sont donc non maîtrisables et suspects.
Ainsi le danger latent des rapports sociaux, le climat de concurrence impitoyable né
de l’instauration du libéralisme économique, les conflits et fréquents divorces dus à
l’évolution des mœurs, tout cela fait que l’attention est d’ordinaire suffisamment
occupée par les haines humaines pour ne pas avoir besoin de solliciter l’existence des
esprits dans les scénarios explicatifs de l’infortune439.
Svetlana en vient à repousser les règles de l’hospitalité en me disant qu’elle refuse
parfois de boire le thé qu’on lui propose : « Et s’il y avait un čatka ? » Elle se prétend
alors malade ou trempe ses lèvres sans avaler. Sajana Moŋguš rapporte qu’une
connaissance lui interdit un jour de jeter dans un bol les restes de graines de
439Liliane Kuczynski constate le même processus chez les marabouts parisiens. En ville, les rivalités
entre les hommes paraissent « suffire » à l’explication des problèmes (2002, 219).
560
tournesol qu’elle grignotait de crainte d’un sort. « C’est du délire ! » s’écriait Sajana en
me racontant ces pratiques. Diverses techniques sont ainsi recommandées afin
d’éviter de recevoir les contaminations maléfiques apportées par des visiteurs
suspects, comme par exemple ne pas avoir de cendrier. Dans de nombreuses
boutiques, on propose des dizaines de talismans d’origines chinoise, russe ou turque
comme des protecteurs (kamgalal) contre le malheur et en particulier celui qui vient
des sorts. Un climat de méfiance s’instaure ainsi à Kyzyl, bien différent de l’idéal
d’hospitalité revendiqué par les Touvas.
Figure 145. La crainte des sorts pénètre également le bouddhisme. Au dos de cette image-talisman du bodhisattva
Vajrapani, le commentaire au recto dit en russe qu’« il protège de la magie, du mauvais œil [slgaz], et des
malédictions ». Dans la parenthèse sont indiqués les termes touva čatka et kargyš. La formule finale est tibétaine.
561
Chez les peuples sibériens de la taïga, l’infortune a des contours précis bien définis.
Comme le résume Hamayon (1990, 409-410), « pénurie de gibier et maladie sont
conçues comme deux faces indissociables de l’infortune entravant la vie physique. »
Les ongones qui gênent le succès à la chasse sont aussi ceux qui provoquent des
maladies. Pour éloigner ces deux infortunes, on les nourrit de viande.
Chez les éleveurs touvas, l’infortune majeure est sans doute la mort des enfants, puis
viennent la maladie des adultes, les pertes frappant le bétail et, avec un bien moindre
degré de gravité, et dans certaines régions seulement, la sécheresse qui détruit les
cultures. L’infortune frappe donc essentiellement des corps : même lorsque le bien de
l’éleveur est frappé, c’est sous la forme de son bétail qui est tout son patrimoine. Ces
atteintes contre les corps qui, si rien n’est fait, entraînent nécessairement la mort,
sont régulièrement interprétées comme l’action d’esprits invisibles qui mangent leurs
victimes440. L’infortune prend place dans le vaste système de dévoration universelle
que nous avons décrit plus haut. Bien entendu, les causes de l’enclenchement d’une
dévoration peuvent être diverses et il arrive que quelqu’un soit supposé être tombé
malade, donc attaqué par un esprit, à la suite d’une infraction à une règle441.
En ville, la maladie s’est retirée du système de dévoration. Les théories de la
médecine occidentale ont introduit des modèles explicatifs mobilisant de nouveaux
dévorateurs, microbes et virus, mais sur lesquels on agit par des médicaments et non
des rituels. L’action du chamane a été presque totalement évincée à l’époque
soviétique et le domaine qu’elle a reconquis est bien spécifique. Aujourd’hui, en cas
de maladie la plupart des Touvas, en dehors de certaines circonstances particulières,
s’adressent d’abord à un médecin de l’hôpital public. La théorie de la dévoration par
un esprit est donc largement abandonnée.
Quant au patrimoine des Touvas, il s’est évidemment diversifié avec le mode de vie
urbain. Il ne se résume plus seulement ou plus du tout à la possession de bétail, mais
a pris des formes monétaires et immobilières. Conséquemment l’infortune a pris des
formes nouvelles : l’incendie qui frappe parfois les izbas de bois des faubourgs de
Kyzyl ou les maisonnettes des villages est un malheur qui n’avait pas d’équivalent
chez les nomades. Dans les années 1990, en raison de l’inflation du rouble, le
patrimoine monétaire était souvent conservé sous forme de paquets de dollars et les
histoires sont nombreuses de disparition ou de vol de ces liasses. La perte d’un
emploi, le chômage de longue durée, infortunes les plus communes qui ont frappé la
population touva depuis vingt ans, sont aussi, bien entendu, des phénomènes
nouveaux. Or, toutes ces infortunes ne trouvent en aucune manière d’interprétation
dans le modèle ancien de la dévoration qui implique une chair comestible. Quel esprit
serait supposé manger des maisons, des dollars, ou des emplois ? Dans tous ces cas
d’infortunes modernes, des responsables se présentent rapidement, qui rendent bien
440 Lorsque le diagnostic chamanique révèle une disparition de l’âme du malade, on redoute
l’installation d’un esprit dévorateur dans le corps abandonné et c’est plutôt à lui qu’est attribué le décès
s’il survient.
441 Hamayon parle dans ce cas de « maladie-sanction », conception qui est en Sibérie propre aux
inutiles le recours à l’hypothèse des esprits. L’incendie doit avoir son incendiaire, le
vol son voleur, le chômage son dirigeant corrompu et inefficace.
À chaque infortune paraît appartenir, dans le monde des hommes, son responsable
particulier. Pourtant, lorsque les malheurs se multiplient, les explications ordinaires
ne suffisent plus. Les malheurs sont alors perçus comme les parties d’un tout
maléfique dirigé non par un esprit mais par un homme.
Pourquoi les esprits ne sont-ils pas sollicités à ce moment de l’interprétation ? On
peut avancer d’abord des explications circonstancielles, comme le fait que les esprits
ne sont pas supposés vivre en ville, « espace humain » (ulustug čer) par excellence où
des non-humains n’ont pas leur place. Mais pourquoi n’imaginerait-on pas des esprits
d’un type nouveau, urbain, qui, au lieu de dévorer, puisqu’il est difficile de concevoir
des esprits dévorant des passeports ou des emplois, chercherait simplement à causer
le mal pour le mal ? En fait, une telle conception trouverait très difficilement un accord
avec les principes de représentation des rapports entre les espèces, qu’elles soient
ordinaires ou spéciales. Aucune espèce ne doit ni ne peut chercher à nuire à une autre
avec pour seul but de lui nuire. Ce qui est maladie, souffrance ou mort pour une
espèce est festin pour une autre. Il faudrait que soit admise la notion d’un mal absolu
commun aux différentes espèces pour que soit concevable une espèce qui veuille
faire le mal et que ce mal soit en effet un mal pour l’espèce victime.
Pourtant, l’idée de mal absolu a trouvé à s’appliquer avec succès à l’intérieur de
l’espèce humaine avec la figure du jeteur de sort. La référence aux esprits régresse
dans l’interprétation de l’infortune aux dépens de ces hommes malfaisants. La
représentation du malheur passe d’un schéma hiérarchisé vertical qui superposait des
espèces prédatrices et des espèces proies dans une vaste dévoration à un modèle
démocratique horizontal qui laisse à l’espèce humaine la responsabilité de ses
souffrances. Mais pour rendre possible ce « crépuscule des esprits442 », l’idée de mal
doit perdre son caractère relationnel et se substantialiser dans un mal absolu dont les
zélateurs sont représentés par les figures nouvelles du chamane noir et de la femme
toute-puissante.
Dans la sorcellerie contemporaine, le jeteur de sort (čatka salyr kiži) n’est pas un
dévorateur, mais un assassin. Il est totalement noir tel le « chamane noir » (kara xam).
Le sorcier ne tue pas pour se nourrir mais pour tuer, comme font les Russes
lorsqu’ils chassent : un rapport à l’altérité totalement nouveau qui était dénoncé par
les Touvas âgés au début du XXe siècle (Jakovlev 1900). La dévoration a la grandeur
noble de l’inéluctable, elle implique une supériorité naturelle, l’appartenance à une
catégorie plus forte que celle de la proie. Le sorcier, lui, n’est pas conçu comme
supérieur : il tue par contact, infection, corruption, en enfonçant quelque chose et
non en absorbant. Avec la sorcellerie, le relativisme des espèces cède la place à l’idée
de mal absolu.
442Nous empruntons cette expression en la modifiant à Didier Fassin qui parle d’un « crépuscule des
sorciers », le terme « sorcier » désignant dans le contexte africain un type d’esprit (Fassin 1992).
563
Parmi les catégorisations de chamanes, il en est une qui emporte un grand succès
parmi les urbains, c’est celle qui oppose sur une base morale chamanes noirs et
chamanes blancs. Cette distinction ancienne a pris un sens tout à fait nouveau. Pour
les urbains, il existe des « chamanes noirs » kara xam qui « jettent des sorts » (čatka
salyr) soit par pure méchanceté, soit pour répondre à des commandes de « personnes
simples » qui souhaitent nuire. « Ils accomplissent des vengeances, assassinent »
écrivait Vladimir Xovalyg443, des tueurs à gages et non des dévorateurs en position
dédoublée d’hommes-esprits dans l’ordre global de la chaîne alimentaire, comme les
čêêk xam « chamanes ogres » d’autrefois444, dont le nom même est inconnu des
Touvas contemporains. Face aux chamanes noirs, agissent les « chamanes blancs » ak
xam « dont l’âme est en vérité blanche comme le lait et la neige » comme écrivait
Vladimir Xovalyg : ils soignent et lèvent les sorts envoyés par les premiers. Les blancs
sont bons comme les noirs sont méchants.
Cette opposition morale est sans aucun doute à mettre en rapport avec l’apparition et
le succès massif en Russie post-soviétique des notions de « mage blanc » (ru. belyj mag)
et « mage noir » (ru. černyj mag). Le mag n’est pas une figure de l’héritage slave, le
terme lui-même étant un emprunt livresque à l’allemand magus. Il est vrai qu’existe,
dans les traditions russes, l’image ancienne des sorciers de village (ru. kolduny) « qui
choisissent d’avoir partie liée, de façon permanente, avec les forces obscures » (Conte
1994, 298), et ces personnages voués au mal n’ont pas leur équivalent dans les
représentations traditionnelles des Turcs de l’Altaï-Saïan. Mais, l’opposition entre
bien et mal n’était sans doute pas aussi radicale qu’elle paraît l’être aujourd’hui avec
les figures du « mage noir » et du « mage blanc », car, comme Francis Conte l’a
montré, pour les paysans russes, en contraste avec l’enseignement officiel de l’Église,
« certaines forces surnaturelles étaient alternativement bonnes ou mauvaises,
favorables ou défavorables. » (ibid.). On peut dire que l’idée d’une spécialisation totale
dans le bien ou le mal est pour les Russes une radicalisation, alors que pour les
Touvas elle représente une nouveauté complète.
Aujourd’hui les « mages » font parler d’eux dans d’innombrables publicités publiées
dans la presse, des reportages télévisés et même des émissions spécialisées. Ils ont
largement recours à internet pour capter leur clientèle. Cette mode exerce une
influence incontestable sur les Touvas qui regardent assidûment la télévision russe.
Le « mage noir » peut utiliser ses forces pour faire le mal : il accomplit par exemple la
« liquidation des ennemis et concurrents » de ses clients445. Les personnes se
revendiquant « mage noir » sont très rares sur le marché de l’occultisme russe. Le
mage et la magie noirs existent plutôt comme repoussoirs dans le discours de ceux
qui se disent « mages blancs ». Une grande partie des services proposés par ces
derniers consiste en effet à lutter contre l’activité malfaisante des « mages noirs ».
Les choses sont très semblables à Touva. Kara-ool résume la situation en ces termes :
Cette affirmation d’un interdit de pratiquer les malédictions paraîtra étrange à qui
connaît les récits traditionnels concernant les chamanes touvas. La malédiction,
comme nous l’avons vu plus haut par plusieurs exemples, apparaissait comme une
preuve éclatante de la puissance du chamane. Kara-ool n’est pas si urbanisé qu’il
ignore cette conception. Au contraire, dans le même entretien, il m’affirmait que sa
grand-mère comme beaucoup d’autres grands chamanes punissait les voleurs de
bétail par ses malédictions. Mais Kara-ool a conscience que sa grand-mère
appartenait à un univers culturel qui est décidément différent du sien, où la figure du
chamane entretenait d’autres rapports avec les valeurs morales collectives.
L’accusation de sorcellerie est, bien entendu, réciproque entre les sociétés de
chamanes. La chamane Alesja Saarlyn, de Düŋgür assure : « Il y a un chamane qui fait
ça à Adyg-êêren. Sa femme est morte, il n’y a pas longtemps. Bien sûr, cela revient ! »
446D’une manière générale, Roberte Hamayon a souligné le fait que, en Sibérie, la distinction entre
chamanes noirs et blancs « ne saurait être ramenée à une opposition entre bénéfique et maléfique,
moins encore à une opposition métaphysique entre Bien et Mal » (1990, 655).
565
colons russes avaient répandu l’idée d’une opposition morale entre magie blanche et
magie noire au XIXe siècle, cette représentation n’aurait eu aucun succès parmi les
Touvas et n’aurait guère modifié leur image des chamanes. Admettre que seuls
certains chamanes, nuisibles, sont capables de tuer, ç’aurait été admettre que les
autres sont moins puissants. Les proches et les clients d’un grand chamane exigeaient
qu’il fût capable de tuer pour lutter éventuellement contre un chamane qui voudrait
leur nuire, mais surtout parce qu’un vrai chamane doit être un quasi-esprit, donc se
trouver en position de prédateur par rapport aux hommes. Si aujourd’hui le dualisme
moral a pu s’imposer si facilement au chamanisme touva, c’est qu’il l’a rencontré dans
un état profondément modifié. Autrefois, par le rite d’investiture, le chamane était en
situation de dépendance à l’égard des profanes, et il leur devait en retour le service
auquel il s’engageait même parfois explicitement. De nos jours, le chamane est libre
de s’acheter son équipement lui-même auprès d’un artisan. Malgré le maintien du rôle
de vérificateur d’un chamane expérimenté, le nouveau chamane paraît souvent au
public ne plus dépendre de personne, n’être soumis à aucune obligation de service.
Ainsi les forces de ceux qui passent par la crise chamanique semblent se développer
librement. La ville de Kyzyl est regardée comme un foyer où les forces meurtrières
naissent et pullulent de façon anarchique. C’est sans doute cette impression
d’absence de tout contrôle social sur l’accès à la fonction de chamane qui a favorisé le
soupçon sur l’activité des nouveaux chamanes et permis le succès rapide de l’idée de
nombreux chamanes noirs voués au mal.
Une fois encore, on aurait tort d’imaginer que ce modèle moral venu de la culture
russe s’est imposé chez les Touvas comme une simple copie. Il ne paraît pas avoir le
même statut pour les Russes et pour les Touvas, chez qui il demeure largement
théorique. À y regarder de près, la réalité des pratiques de Kara-ool est nettement
plus ambiguë que ne le laisseraient supposer ses déclarations philosophiques sur la
lutte entre le bien et le mal. Ces chamanes qui disent ne pas jeter de sort, tiennent
souvent à affirmer qu’ils en seraient bien capables. Kara-ool eut une réaction presque
indignée lorsque je lui demandai s’il était incapable faire des čatka-kargyš : « Ce n’est
pas que je ne peux pas, mais je ne veux pas. »
Dans la société Adyg-êêren, lorsque j’interrogeai les chamanes Ekaterina et Gennadij
sur les sorts, il fut évident que leurs opinions étaient assez divergentes :
Ekaterina : - Si un chamane fait un sort [čatka] toute la famille ira mal. C’est
pourquoi un vrai chamane ne doit pas faire ça.
- À Kyzyl, il y a des chamanes qui font des sorts [čatka] ?
Gennadij : -Sûrement il y en a.
Ekaterina : -Un chamane blanc ne fait jamais ça.
-Et vous êtes noirs ou blancs ?
Gennadij : -Moi, je suis blanc, je soigne les gens. Mais si je veux, je peux
envoyer un sort [čatka]. Si quelqu’un m’envoie un sort-démon [čatka-aza], je le
renvoie.
566
Ekaterina s’identifie parfaitement au modèle du chamane blanc. Elle aime aider les
gens, soigner les petits enfants, apporter du « bonté-bonheur » (bujan-kežik) au
peuple. Pour elle, le travail de chamane est de l’ordre d’un service public. Gennadij se
dit blanc lui aussi, mais ne veut pas donner l’image d’un être inoffensif et donc
vulnérable.
Le caractère catégorique et principiel de l’opposition morale entre mage blanc et
mage noir dans l’occultisme russe contemporain est donc loin d’avoir été
parfaitement intégré dans le chamanisme touva. Car tout en voulant éviter l’image
luciférienne du « mage noir » colportée par les médias russes, les chamanes touvas ne
souhaitent pas pour autant renoncer à la figure touva ambiguë du chamane tout-
puissant qui se pose au-delà des classifications morales des « gens simples ».
La chamane Xovalygmaa est l’une des rares à protester contre l’invasion des
représentations russes à propos des chamanes noirs. Elle se dit elle-même sans
complexe « chamane noire » tout en précisant aussitôt : « mais entre les chamanes
noirs et les blancs, la différence n’est pas comme entre la magie noire et la magie
blanche. » Selon elle, certains chamanes noirs viennent de la terre, d’autres du ciel.
Parmi les chamanes célestes, ceux qui viennent du ciel inférieur (aldyy dêêr) sont noirs
tandis que les autres sont blancs.
Comme pour la jalousie, nous repérons donc une concurrence ou une
complémentarité entre un modèle théorique importé mobilisé dans les discours et un
schème pratique indigène qui gère les situations concrètes.
« Voici un exemple : une fille issue d’un lignage riche rencontre un jeune
homme pauvre qui n’a que sa mère et ils souhaitent se marier. Pour empêcher
cette union, le père ou l’oncle de la jeune fille tue le jeune homme. La mère,
dont c’est le seul enfant, fait une malédiction [čatka-kargyš] très forte qui frappe
tout le lignage. »
C’est à la colère d’une femme qu’est attribuée la puissance maximale. Dans les
représentations anciennes, les auteurs de malédictions kargyš étaient les chamanes,
aujourd’hui les chamanes s’en défendent. On a vu que les chamanes sont parfois
567
« Ce sont les femmes chamanes [xam kadajlar] qui font des kargyš. Il faut faire
attention aux femmes chamanes.
Si les choses avaient été faites correctement, les forces chamaniques seraient
très grandes aujourd’hui. Mais Kenin-Lopsan n’a pas agi comme il faut. Il a
trop respecté les femmes.
- Mais chez vous aussi il y a des femmes chamanes.
- Ici elles ne font pas ça. Et si elles essaient, elles partent vers l’autre monde.
Les femmes sont une arme dangereuse, mauvaise. »
À suivre Kara-ool, les femmes sont dangereuses par leur féminité même, et ce danger
est multiplié lorsqu’elles sont chamanes. Il est vrai que de nombreux dangers étaient
attribués autrefois aux femmes dans toutes les cultures sibériennes. Mais ce danger
était produit par la femme malgré elle et de nombreux tabous permettaient de le
contenir. L’impureté féminine n’avait nullement le caractère agressif que lui attribue
Kara-ool lorsqu’il parle d’« arme ». Seul le contrôle de Kara-ool et la soumission de
leur féminité à sa virilité paraissent rendre inoffensives les femmes chamanes de
l’association qu’il préside.
L’apparition de nombreux chamanes noirs qui font un mauvais usage des pouvoirs
chamaniques s’explique pour Kara-ool par une négligence de Kenin-Lopsan au
moment où le chamanisme a été reconstruit sous son influence à Touva. La
complaisance du savant à l’égard des femmes est souvent soulignée par Kara-ool qui
parle parfois d’un « harem » de femmes chamanes dont il s’est entouré.
Pourquoi les femmes se voient-elles ainsi placées à la source des histoires de sort ?
Précisons d’abord que le point de vue de Kara-ool n’est pas uniquement attribuable à
sa misogynie personnelle, qui est sans doute réelle. Les femmes qui collectent des
histoires de sorts attribuent, tout autant que lui, à des femmes l’origine de l’acte
magique malveillant. La question de savoir pourquoi il en est ainsi doit être abordée
de deux côtés. On doit d’abord se demander pourquoi il arrive que des femmes se
trouvent dans des situations où certaines personnes sont tentées de leur attribuer la
volonté de tuer, puisque le but d’un sort est toujours en définitive de faire mourir.
Puis il faut comprendre pourquoi les femmes contemporaines, ou certaines d’entre
elles, se voient attribuer la capacité d’agir à distance, alors même que, dans la
classification traditionnelle, elles sont des « gens simples ».
Une grande partie des affaires de sort concrètes dans lesquelles des gens sont
réellement impliqués opposent une belle-mère à sa bru ou son gendre ou plus
généralement une femme à la belle-famille de son enfant. Nous l’avons vu avec
l’histoire d’Irina attaquée par une mère de bru et celle d’Ol’ga attaquée par une mère
d’époux. Par rapport au modèle ancien de la « malédiction du sein » supposée venir
de la mère de fille, on observe donc une extension. Devant les visiteurs khakasses
venus le consulter, Kara-ool donna comme modèle du scénario de sort une vieille
femme khakasse qui « refuse de donner son fils » à une Touva. Elle maudit la famille
568
touva et Kara-ool renvoie ensuite la malédiction « de l’autre côté des Saïans447 ». Dans
cet exemple, les fiancés se sont installés à Touva en dépit de la volonté de la mère du
jeune homme qui a quitté son pays d’origine. Ici une mère de garçon frappe donc la
famille de sa « bru ».
L’extension du modèle de la « malédiction du sein » aux mères d’époux s’explique par
le changement du mode de résidence. Autrefois, la fiancée quittait le campement et
parfois la région de sa famille pour rejoindre ceux des parents de son mari.
Aujourd’hui, en contexte urbain, la patrilocalité est abandonnée et a laissé
généralement la place à la néolocalité. Le jeune couple s’installe selon les possibilités
de logement qui se sont présentées ou selon l’emploi de l’un des membres. Les
hommes quittent donc généralement leur mère, ce qu’ils ne faisaient pas auparavant.
Pourtant, il serait inexact d’affirmer que le modèle ancien voit simplement son
champ d’application étendu. On a vu que la « belle-mère tueuse » se voit attribuer un
sort pour des raisons qui se sont pas réductibles à sa position dans un schéma de
relations de parenté, en premier lieu parce que ce schéma n’existe plus. Nous n’avons
plus affaire à une sorcellerie produite par le système d’alliance, mais à des sorts dus à
l’absence d’alliance. Ici, c’est certainement l’effondrement du système d’alliance
traditionnel qui est en cause. D’une part, des mariages sont décidés par les fiancés en
dépit de l’avis de leurs parents et l’usage du mariage entre cousins a disparu, de sorte
que les relations de filiation entrent fréquemment en conflit avec celles d’alliance.
D’autre part l’alliance matrimoniale est fragilisée par l’augmentation des divorces qui
fournissent aux histoires de sort un terreau des plus fertiles.
La sorcellerie contemporaine des mères est sans doute moins à mettre en rapport
avec le modèle de la « malédiction du sein » qu’avec d’autres cas de conflits
impliquant des femmes. Ainsi, d’après l’expérience de Xovalygmaa, il est fréquent
que des femmes viennent la voir et s’avèrent souffrir d’un sort jeté par l’épouse de
leur amant ou, au contraire, par la maîtresse de leur mari. « Autrefois, affirme la
chamane, on ne faisait pas ça. Mais aujourd’hui, on ne te respecte pas si tu n’as pas de
maîtresses. » Ainsi l’évolution de l’alliance et de la sexualité des femmes est
génératrice de situations conflictuelles violentes favorables à l’émergence d’histoires
de sorts.
Mais pourquoi des femmes en colère se voient-elles prêter un pouvoir de tuer à
distance qu’on ne leur reconnaissait pas auparavant ?
Les femmes étaient autrefois soupçonnées de faire des malédictions dans des cas
particuliers : si elles étaient chamanes, et dans ce cas leur sorcellerie était
« autoritaire », ou si elles étaient mères d’une fille. Dans ce dernier cas, elles
occupaient une position dans un schéma de « sorcellerie structurale ». Aujourd’hui,
les circonstances qui font supposer qu’une femme jette un sort sont semblables à
celles qui devaient entraîner une malédiction de la part d’une chamane : par exemple
lorsqu’un enfant est humilié. Pourtant, ce pouvoir de vengeance est maintenant
attribué à des femmes ordinaires. D’une belle-mère non chamane soupçonnée de
447 Cet exemple fourni à des Khakasses devait sonner comme une mise en garde.
569
sort, Xovalygmaa affirme qu’« elle a des pouvoirs comme une chamane448. » Alors
que seule une sorcellerie structurale leur était attribuée, les femmes occupent
maintenant une position d’autorité. C’est la perception générale de la femme dans la
société touva qui est génératrice de crise et de conflit.
Il faut noter que les femmes accusées sont généralement non des jeunes filles mais
des femmes d’âge mûr, des belles-mères. Or ces femmes, nées dans les années 1950-
1960, occupent précisément dans la société une position particulière. Leurs mères
sont nées dans la société touva traditionnelle, mais elles ont été les premières à
occuper massivement des places de pouvoir réservées jusque-là aux hommes.
Aujourd’hui, il est fréquent que des femmes de cette génération occupent en effet des
positions importantes d’autorité comme ministre, chef d’entreprise, mais aussi plus
couramment comme chef de bureau, directrice d’école et bien d’autres fonctions.
Les femmes de cette génération se sont émancipées de la place que leur réservait la
société traditionnelle, elle ont accédé à des positions d’autorité, en même temps que
le prestige des hommes, lié au monde de l’élevage et à la chasse, a connu, surtout
après la perestroïka un brutal déclin. La puissance magique maléfique prêtée aux
jeteuses de sort est selon nous liée à cette montée en puissance générale des femmes
nées dans l’après-guerre qui a constitué un bouleversement profond de la société
touva.
448 On en trouvera un exemple dans le cas d’une vendeuse traitée par Xovalygmaa à Kyzyl-Dag, dans
la région de Süt-Xöl. Xovalygmaa me raconta après le rituel : « C’est une femme vivante qui le lui a
fait. Elle a des pouvoirs comme une chamane. C’est une femme dont le mari et les fils sont morts. J’ai
décrit cette personne, et la vendeuse s’est écriée : « Ma belle-mère ! » [kunčuum]. Elle a compris tout de
suite qui le lui a fait. C’est la mère de son premier mari. Elle a épousé un nouveau mari jeune. Le
précédent avait douze ans de plus qu’elle. Elle a eu deux enfants du premier. Mais elle a perdu un
enfant du deuxième mari. » La mort de cet enfant apparaît comme la vengeance de la première belle-
mère.
570
père, même s’ils ne fréquentent pas ce dernier ni sa famille. Certains nomment deux
clans, celui de leur père et celui de leur mère. D’autres se laissent guider par
l’inspiration. Sur son passeport, la chamane Xovalygmaa porte, par son père, le nom
d’un des plus anciens clans turcs, les Kuular (« les Cygnes »). Mais elle a peu de
relations avec ses parents paternels. Au contraire, sa mère s’est efforcée dans son
enfance de lui transmettre de nombreuses légendes à propos de ses ancêtres
maternels et une excellente connaissance de sa généalogie. Elle considérait en effet
comme essentiel que sa fille connût ses parents maternels afin d’éviter une alliance
incestueuse. Cette explication de Xovalygmaa est en contradiction avec l’usage ancien
du mariage matrilatéral, mais conforme à l’opinion générale contemporaine. Peut-être
pour la mère de Xovalygmaa y avait-il un enjeu féministe à imposer ses consanguins à
sa fille comme des consanguins non moins proches que ses paternels. En tout cas,
refusant de se soumettre à l’ordre patrilinéaire, la mère de Xovalygmaa utilisa un
curieux procédé pour transmettre à sa fille son appartenance au clan Xovalyg : elle
imposa à son mari d’accepter pour leur fille le prénom Xovalygmaa, forgé sur
Xovalyg. Aujourd’hui, Xovalygmaa fréquente souvent ses lointains parents maternels
et aime à répéter le proverbe touva : Ie törel ištik, ada törel daštyk « La parenté
maternelle est intérieure, la parenté paternelle est extérieure ».
Pourtant, la chamane dit ne se sentir réellement ni Xovalyg ni Kuular. Elle se
considère comme Ondar, clan auquel appartenait sa grand-mère maternelle, chamane
dont elle se veut l’héritière. Pour elle, Ondar est son seul vrai clan, et elle en donne
pour preuve le fait suivant. Un jour, raconte-t-elle, un archéologue russe lui
demanda : « Quel est votre clan ? » Elle répondit : « - Ondar. - Je m’en doutais, dit
l’archéologue, vous avez exactement les mêmes traits que les crânes ouïghours que
j’étudie en ce moment. » Les Ondar sont en effet supposés être les descendants des
Ouighours de l’antiquité dont ils portent parfois le nom (Ondar-Ujgur).
L’appartenance clanique, qui a perdu toute réelle signification sociale, n’est plus une
définition que l’on reçoit à la naissance pour toute la vie. Elle relève d’un choix
individuel, et, plus qu’à des principes généalogiques, c’est souvent à leur sentiment
intime que les Touvas se fient pour déterminer à quel clan ils appartiennent. Et chez
les plus jeunes, c’est le clan de la mère qui paraît être le plus attractif et le plus
souvent nommé.
B. Évolutions terminologiques
449Elisabeth Gessat-Anstett a étudié le système russe et ses évolutions (2000). Il est intéressant de
noter que, au Moyen Âge, la terminologie russe était de type soudanais et assez semblable à la
terminologie touva ancienne (à l’exception des traits omaha de cette dernière). Le système touva
présente donc des transformations comparables à celles qu’a connues le système russe à la fin du
Moyen Âge.
572
Figure 146. Système touva contemporain des termes de consanguinité relevé dans la région de Süt-Xöl.
Les germains sont rangés par ordre d’aînesse de gauche à droite.
573
Autrefois, chez les Touvas, comme chez de nombreux peuples turco-mongols, les
femmes ne participaient pas au rituels collectifs généralement organisés sur les
montagnes auprès des ovaa. En pays touva, à l’époque sino-mandchoue, ces rituels
généralement dirigés par des lamas rassemblaient la population masculine d’une
circonscription administrative.
Depuis la chute de l’URSS, des réunions semblables ont fait leur réapparition. Elles
rassemblent les habitants d’une vallée ou d’un district (sum). Elles sont organisées à
l’initiative de l’administration locale et se font toujours à l’exclusion des femmes450.
Il est intéressant de faire une comparaison avec la situation de la société voisine des
Altaïens. Les Altaïens n’ont pas été soumis à l’administration sino-mandchoue, ayant
demandé la protection de l’empereur de Russie dès 1750. La région garda une relative
indépendance, car l’envoi de population russe dans le territoire ne commença qu’à la
fin du XIXe siècle, à la suite de l’abolition du servage dans les campagnes russes en
1861 (Znamenski 1999). Les rites claniques très importants dans la vie sociale jusqu’à
la révolution réapparurent à la faveur de la perestroïka. Il s’agit bien de réunions de
personnes se considérant comme membres d’un même clan et non de
rassemblements à base territoriale comme chez les Touvas. Pourtant, les femmes, y
compris les épouses y sont désormais admises. L’altaïenne V. Ja. Kydyeva (1994, 53)
raconte ainsi un rite collectif de son clan, les Majman, accompli en 1989 :
L’un des participants les plus actifs à l’organisation de la fête était une femme
âgée. Elle-même était du clan Mundus, mais elle considérait les choses
ainsi : « Comment aurais-je pu rester à l’écart, puisqu’on m’a amenée dans le
clan Majman [elle était mariée à un homme du clan Majman451] ? Mon fils est
Majman et maintenant j’élève un petit-fils Majman. Comment aurais-je pu
rester à l’écart des affaires d’un clan dans lequel on m’a amenée ? »
L’exclusion des femmes du groupe de parenté n’est plus possible après la période
soviétique.
Chez les Touvas, les grands rassemblements à base administrative sont rares et ne
concernent que la population rurale. Bien plus importants sont les rituels qui
réunissent chaque année une parentèle d’hommes et de femmes incluant des
consanguins cognatiques et des affins autour d’un lieu sacré. Dans la plupart des
descriptions de rituels qui m’ont été données et dans ceux auxquels j’ai assisté, ce
sont des femmes qui dirigeaient le rituel ou, si un chamane ou un lama était invité, se
450 Par exemple : Ondar Čaŋ-ool « Ovaa dagylgazy » Leninči oruk du 4 juillet 1992. Cet article relate la fête
pour la recréation d’un ovaa organisée par l’administration du sovkhoze Iškin (région de Süt-Xöl). Le
rituel fut dirigé par un vieil homme de 73 ans nommé ovaanyŋ dargazy « chef de l’ovaa ». Cette fonction
peut être comparée à celle des bagchi, les anciens qui dirigeaient les rites aux obo chez les Daours
(Humphrey & Onon [1996] 2003, 153).
451 Incise de Kydyeva.
574
Chez les Touvas, dès après la Deuxième Guerre mondiale, l’interdit de l’inceste
s’étend aux maternels au même degré de parenté que pour les paternels (sept le plus
souvent). En vertu de l’usage russe imposé pendant la période soviétique, les femmes
mariées portent dans leur état-civil le nom de famille de leur mari, ce qui rend
difficile le maintien de l’idée qu’elles sont étrangères au groupe de filiation de leur
mari. Il faut noter que cette règle d’interdit de l’inceste étendu est aujourd’hui très
respectée et l’on cite plusieurs cas de projets de mariages repoussés à cause de la
découverte d’une lointaine parenté commune en ligne maternelle.
L’ensemble des parents avec lesquels le mariage est interdit ne forme nullement un
groupe intégré comme un clan ou un lignage. Il faut plutôt recourir à un concept
utilisé généralement pour les sociétés occidentales, celui de « parentèle » qui inclut les
consanguins bilatéraux (Godelier 2004, 604).
On peut dire que la société touva dans la deuxième moitié du XXe siècle n’était déjà
plus patrilinéaire. En effet, l’unifiliation implique l’appartenance à un groupe qui
partage des droits, des biens, des rituels. Or ni les clans ni les lignages touvas ne
possédaient rien de tel à l’époque soviétique. C’était déjà largement vrai pour les clans
à la fin de la période sino-mandchoue. De nos jours, les rituels de groupe de parenté
qui réapparaissent ont une base matrilinéaire. Ce fait, joint à une forte tendance de la
jeune génération à s’identifier comme descendant de sa mère et membre du groupe
de celle-ci, nous incite à proposer l’hypothèse d’une orientation contemporaine de la
société touva vers la matrilinéarité.
452Ainsi, Aleksandr Moŋguš à Xandagajty élève les enfants de sa sœur dont le mari a été assassiné par
un ivrogne.
576
Cette évolution, réalisée en une période très brève, n’a été possible que par un
effacement général des hommes dû à la grave crise d’identité qu’ils subissent.
Les femmes représentent en 2002, 60% de la population des plus de 60 ans alors
qu’elles étaient 53% en 1959. Les anciens deviennent très majoritairement des
anciennes. Entre 1989 et 2002, la proportion de veuves parmi les femmes de 35 à 39
ans a augmenté de 40%.
453 Nous utilisons ici et dans la suite les sources statistiques nommées en introduction.
577
Les causes de la mortalité masculine sont les accidents du travail et de la route, dus
généralement à la consommation d’alcool qui est elle-même cause directe de
nombreux décès. L’alcoolisme plonge ses racines dans un sentiment de déchéance
des hommes frappés par un chômage massif (plus de 50% en zone rurale).
Les hommes perdent leur statut dans l’économie mais aussi dans la famille. Le
mariage est moins pratiqué qu’auparavant. En 2005454, 65,6% des naissances ont eu
lieu hors mariage pour 34,5% en 1989. Ce taux est l’un des plus élevés de la
Fédération, où il est en moyenne de 29,5% et, sans doute, l’un des plus élevés du
monde. Ce record s’explique en partie par l’augmentation des couples non mariés qui
représentent 25,9% de l’ensemble des couples (2002).
Parmi les enfants nés hors mariage en 2004, seuls 43% ont été reconnus par leur
père. Au total, 39,8% des enfants nés en 2005 n’ont pas de père officiel. Le
phénomène touche les Touvas plus que les Russes, ce qui apparaît clairement par les
chiffres concernant les populations rurales où les Russes sont très peu nombreux. À
la campagne, ce sont 44,6% des enfants qui ne sont pas reconnus par leur père et la
proportion atteint même 52,3% dans la région Tožu, dominée autrefois par l’élevage
de rennes, où 78,5% des enfants naissent hors mariage.
Il est vrai que ces enfants seront peut-être reconnus ultérieurement si un mariage est
décidé. Au début du siècle, il était assez fréquent que des enfants nés hors mariage,
élevés par le lignage de leur mère, soient ensuite adoptés par le lignage de leur père
après la conclusion du mariage. Aujourd’hui, l’appauvrissement extrême des
populations rurales rend souvent difficile la réalisation de la noce traditionnelle, très
coûteuse, qui rassemble au moins une centaine de personnes et exige l’abattage d’une
quinzaine de moutons. Nombreux sont donc les cas où un jeune homme et une
jeune femme, vivant chacun chez leurs parents, ont un enfant élevé chez les parents
de la mère et se destinent à se marier plus tard, quand leurs ressources le leur
permettront.
Cependant, en vertu de l’état-civil russe, les enfants non reconnus par leur père
portent automatiquement le nom de famille de leur mère ce qui pourra ensuite
difficilement être modifié. Le nom de famille est généralement le nom de clan.
Lorsqu’il se posera la question de son appartenance clanique, l’enfant sera porté à
répondre par son nom de famille, donc le nom de clan de sa mère.
Mais même les 60% d’enfants reconnus par leur père ne s’affilient pas pour autant
définitivement au groupe de filiation de celui-ci. Ils portent son nom de famille, mais
cela ne signifie pas que les liens qu’ils entretiennent avec la parentèle de leur père
seront les plus solides. En effet, la mort prématurée des hommes, les séparations et
les divorces ont généralement pour conséquence que les enfants passent plus de
temps avec leur mère et fréquentent plus la parentèle de cette dernière.
Conclusion
Et alors je me demandais si l’originalité prouve vraiment
que les grands écrivains soient des dieux régnant chacun
dans un royaume qui n’est qu’à lui, ou bien s’il n’y a pas
dans tout cela un peu de feinte, si les différences entre les
œuvres ne seraient pas le résultat du travail, plutôt que
l’expression d’une différence radicale d’essence entre les
diverses personnalités.
Marcel PROUST, À l’Ombre des jeunes filles en fleurs455.
Au cours du XXe siècle, la société touva a, d’une certaine manière, adopté sur elle-
même, sur les relations de parenté et sur l’individu le point de vue chamanique. Les
fonctions d’intégration sociale et politique autrefois réservées à la relation agnatique
sont aujourd’hui assumées par les liens cognatiques mobilisés dans les rituels de
parentèle. La dissonance entre le point de vue masculin caractéristique de l’ordre
patrilinéaire lignager et le point de vue matrilatéral ou indifférencié, attribuant des
propriétés mystiques et physiques, toujours non sociales, à la relation cognatique,
s’est résorbée. Dans ce conflit, c’est le second qui l’a emporté. Le pouvoir soviétique
pensait saper les fondements du chamanisme en détruisant l’ordre patrilinéaire et
« féodal » sur lequel il le supposait établi. Or, au contraire, le chamanisme ne pouvait
que connaître un développement nouveau avec l’affaiblissement du système lignager :
l’idée de relations naturelles et non sociales sur lesquelles il se fonde se trouva en
accord avec la nouvelle image donnée à la femme et aux rapports familiaux à
l’époque soviétique. L’existence ancienne de schémas accordant une efficacité
chamanique aux relations de parenté cognatiques a certainement favorisé
l’effondrement rapide de l’idéologie patrilinéaire, car un modèle concurrent était tout
prêt à sortir de l’ombre pour prendre la première place.
Nous avons vu en effet que, chez les peuples turcs de l’Altaï-Saïan, un schème
robuste oriente les jugements et les attentes concernant les chamanes. Ce modèle,
propre selon notre hypothèse à un chamanisme pastoral, présente deux
caractéristiques : il est essentialiste, car aucun trait visible n’est nécessaire et suffisant
pour identifier un chamane, et il est naturaliste, car le trait sous-jacent ou l’« essence »
supposée produire causalement le chamane se voit attribuer des manifestations et un
mode de transmission obéissant à l’idée de phénomène naturel par opposition au
phénomène social.
La transmission de l’essence est réputée possible par les femmes comme par les
hommes d’une manière discontinue alors que, dans l’usage de ces sociétés, statuts et
biens passent du père au fils. À de nombreux indices, on peut estimer que la qualité
chamanique suit en matière de transmission l’image de la maladie congénitale. Les
manifestations du trait sous-jacent sont physiques : dans les récits d’accès à la
fonction de chamane, le novice, parfois dès sa naissance, est supposé se distinguer
par son comportement et par des anomalies de son corps : un os en trop ou en
moins, un squelette d’une nature spéciale, un sein supplémentaire, et d’autres
singularités. Un peu plus tard, – c’est la seconde étape, – l’enfant doit manifester des
facultés perceptives spéciales. Autrement dit, ses propriétés physiques s’avèrent être
de nature perceptive et relationnelle. Dans la suite des récits, à l’adolescence, cette
disponibilité relationnelle (radix relationis) entre en usage par l’établissement d’un
contact avec des entités spéciales. À cette troisième étape, on distingue, dans une
même population, deux types de narrations qui peuvent donner l’impression de deux
traditions divergentes. Certains narrateurs présentent les entités agissantes comme
des ancêtres qui font subir à leur descendant une action causale brutale : ils
« écrasent » (pazyr) le novice, ce que l’on constate par la crise pénible que celui-ci
traverse. Dans les récits de ce type, la passivité totale du chamane est soulignée avec
une vigueur frappante. Tout est fait pour écarter l’idée d’un choix individuel ou
familial. L’insistance sur le caractère causal de l’accès à la fonction répond
logiquement au refus de l’idée d’apprentissage. Le principe fondateur de ce modèle
de crise chamanique est que, pour exercer une action sur les esprits, il faut pouvoir
subir leur action. Non pas la subir d’une façon accidentelle qui peut être interrompue
par une manipulation rituelle, mais en vertu d’une nature héritée.
On rencontre, par ailleurs, de nombreux récits où l’accès au statut de chamane est
présenté comme la conséquence de l’établissement d’une relation de type non causal
mais social, parfois érotique, avec un être spécial. Cette relation n’est pas de nature
simplement logique comme le lien de filiation : elle est conçue comme une
interaction empirique fortuite avec une altérité à forme souvent animale et non un
ancêtre. Ainsi observe-t-on une divergence entre des récits insistant sur une
transmission et un développement causal de l’essence et d’autres attribuant un rôle
déterminant à l’établissement fortuit d’une relation empirique.
Un examen pragmatique de l’origine de ces discours permet de clarifier cette
divergence. Ce sont les profanes qui, lorsqu’ils relatent l’accès à la fonction d’un
chamane, emploient un vocabulaire naturaliste : ils décrivent un comportement
déviant et des traits physiques anormaux qu’ils attribuent à l’action causale d’ancêtres
(l’ « écrasement » pazyr). Les récits mettant en scène des amours fantastiques avec des
esprits non ancestraux apparaissent, quant à eux, dans les discours autobiographiques
de chamanes : ils appartiennent à un registre de discours qui n’est pas volontiers
pratiqué par les profanes ou avec de prudents marqueurs de discours rapporté. Nous
voyons à l’œuvre dans ces registres différents niveaux d’accommodation du regard
posé sur un même objet.
583
Malgré ces différences, dans le récit chamanique non moins que dans le récit de
profane, c’est un schème essentialiste génétique qui domine, car on n’imagine pas que
l’esprit tombe amoureux d’un être humain ne présentant pas déjà des qualités
intrinsèques innées hors du commun. D’autre part, les esprits inconnus, malgré une
apparence zoomorphe, se révèlent bien souvent être des ancêtres. Ce qui demeure
particulier dans le discours du chamane sur soi, c’est que le déterminisme de la
transmission de l’essence est balancé, complexifié et agrémenté par la thématique de
la chance et de l’élection individuelle. Mais la qualité innée précède la relation
conformément au schème essentialiste.
Ce schème qui pose une différence de nature entre les chamanes et les profanes
explique la position d’autorité exceptionnelle et le monopole dont jouissent les
chamanes touvas. Nul ne discuterait en sa présence la parole d’un chamane, nul ne se
permettrait de proposer son interprétation personnelle du résultat d’une divination,
nul n’imaginerait accomplir un rituel réservé au chamane ou créer de ses mains un
talisman êêren.
Il nous semble que c’est la question répétée de l’authenticité de tel ou tel chamane qui
exprime, stimule et diffuse l’idée que les chamanes se distinguent des hommes
ordinaires par une essence naturelle. Le problème de l’authenticité des chamanes, qui
préoccupe perpétuellement les populations de la région d’après des témoignages
répétés depuis le XVIIIe siècle, nous paraît jouer un rôle moteur dans le chamanisme.
On l’observe aujourd’hui à Touva, où les clients élaborent différentes stratégies pour
distinguer les « vrais chamanes » des « faux ». En définitive, le seul moyen fiable de
savoir si un chamane a une essence chamanique, c’est de tester les pouvoirs causaux
qu’elle est censée lui donner : des capacités de divination, de guérison, et d’appel de la
chance. L’essence chamanique doit faire dire au chamane la vérité. Ainsi les clients
tâchent-ils de donner le moins d’information possible au chamane pendant la
consultation afin d’apprécier ce qu’il sera capable de trouver de lui-même. Il peut
arriver que l’on reconnaisse le vrai chamane à une guérison qui lui sera attribuée, mais
c’est surtout le faux chamane que l’on confond quand un malheur se produit après
son intervention pour appeler le bonheur.
Le chamane, de son côté, s’efforce d’influencer le jugement des clients en sa faveur et
en la défaveur de ses rivaux. Il attribue le malheur de la famille au fait que le chamane
invité précédemment était un « charlatan ». Par cette affirmation péremptoire, il
actualise vigoureusement pour la famille l’opposition entre vrai et faux chamanes, et
par son ton assuré, l’aisance de son interprétation, écartant l’idée d’une stratégie
réfléchie au profit de celle d’une inspiration, il cherche à se positionner lui-même
dans la catégorie des porteurs d’essence.
Bien que l’essence soit tenue pour indispensable, on n’imagine jamais que le chamane
soit disposé ou même capable d’aider les profanes du seul fait de ses capacités
naturelles. Le comportement caractéristique de la crise qui précède l’accès à la
fonction l’enferme dans une relation dyadique égoïste avec ses esprits. Sa qualité ne
584
devient un statut social qu’à partir du moment où il intègre le point de vue tiers des
profanes. Cette opération de domestication du talent inné et naturel du chamane est
réalisée au moment de l’acquisition de ses accessoires rituels qui lui imposent de
transformer sa relation dyadique en une relation triadique impliquant la société. En
effet, au cours du rituel d’animation des accessoires, qui, pratiquement, marque
l’entrée en fonction du chamane, ses esprits se voient attribuer des prolongements
matériels dans des artefacts, des supports d’esprits, qui les rendent désormais visibles
par tous. Réciproquement, le corps du chamane subit une projection dans le domaine
des perceptions spéciales par l’attribution de l’excroissance dédoublée qu’est son
costume. Désormais, le corps chamanique est vu, surtout en contexte rituel, comme
un lieu de circulation de forces qui ne sont plus unilatérales mais
multidirectionnelles : il est capable de transmettre les pressions et aspirations qu’il
subit des esprits, mais aussi de faire parvenir à ceux-ci les offrandes des hommes,
notamment en les mangeant. Dans cette conception, le chamane en exercice est un
dévorateur, car il répercute la force aspirante des esprits. Grâce à ces propriétés
reconnues par tous les peuples turcs de l’Altaï-Saïan, le corps conducteur et multiple
du chamane peut prendre une place centrale dans des circuits d’échange des forces
vitales dont les configurations sont variables selon les contextes culturels. Il est ainsi
supposé pouvoir réguler les transferts de chair, échanger, dans la cure, le corps du
malade contre un autre corps, mais aussi capter chance à la chasse et prospérité du
bétail pour le groupe qui le sollicite.
Si les chamanes sont quelquefois présentés comme porteurs d’une essence commune,
donc très comparables de ce point de vue à des exemplaires d’une espèce, c’est
seulement dans le discours généralisant des profanes. Dans la pratique, le client,
aiguillonné par la question de l’authenticité, attend du chamane un travail interprétatif
inspiré et neuf ; il exige une personnalité originale. Il veut voir dans le comportement,
les paroles et même les accessoires du chamane l’effet causal d’une essence qui n’est
pas une essence d’espèce, mais une essence unique, individuelle. S’il vient à en
douter, alors, tel le jeune héros de À la Recherche du temps perdu face à un écrivain
décevant, le client soupçonnera le « résultat du travail », l’œuvre de l’apprentissage et
de l’imitation et parlera de « faux chamane ».
Sa nature est supposée pousser le chamane à produire un style différent qui se repère
dans son costume, sorte d’excroissance singulière de son corps, dans ses chants
supposés être uniques et dans sa manière de mener le rituel. Ce style n’est pas pure
invention et rejet de la tradition, mais combinaison nouvelle d’éléments empruntés à
un répertoire ancien auxquels s’ajoutent parfois créations et emprunts. Le style
individuel se manifeste aussi dans le discours du chamane. Le chamane utilise les
règles propres au jeu de langage qu’est le registre commun du discours chamanique
pour produire des interprétations toujours déconcertantes et neuves pour les
profanes. Dans cette perspective, nous voyons que l’interprétation est à considérer,
non comme un parasitage, mais comme une modalité d’action créative qui joue un
rôle central dans le chamanisme. Dans l’action rituelle de cure, le chamane multiplie
585
considérés isolément. Mais qu’en est-il lorsque le chamane est pensé d’un point de
vue global, en relation avec les autres hommes, en premier lieu lorsqu’il pratique sa
fonction ? Il n’est pas alors conçu de manière substantialiste mais aussi en relation
systémique avec d’autres catégories d’humanité et de compétences, comme celles de
forgeron, conteur ou porteur de pierre à pluie. Les relations entre ces compétences
ne sont nullement semblables à des relations interspécifiques empiriques comme
celles du prédateur et de sa proie : ce sont des relations logiques mises en œuvre par
les définitions mêmes des catégories. Penser que quelqu’un est chamane, ce n’est pas
seulement penser qu’il possède un trait sous-jacent spécial, c’est imaginer que l’on
peut entretenir avec lui certaines relations rituelles dans lesquelles on se définit soi-
même comme homme ordinaire. Ceci n’est pas seulement vrai du chamane équipé de
ses accessoires : avant même son accès au statut, les facultés et propriétés internes
spéciales du chamane, telles qu’elles apparaissent dans les récits, sont conçues par
opposition et donc en relation de complémentarité avec l’incapacité des « gens
simples ». La définition classique du contenu des perceptions du voyant le montre
assez : « ce que les gens simples ne voient pas. »
Les dispositifs rituels comme les usages différentiels du langage sous forme de
registres de discours spécifiques tracent entre les humains, momentanément ou
durablement, des frontières infranchissables. Ainsi le rituel chamanique, au cours
duquel le chamane met en scène ses interactions avec les esprits, fait percevoir au
public l’insuffisance de ses propres facultés perceptives en comparaison de celles du
chamane. L’homme dédoublé par son costume qu’est le chamane n’est reconnu
comme chamane aux yeux de l’assistance que parce que celle-ci se voit comme
simple, inférieure, quand bien même dans les relations sociales ordinaires, c’est le
malade qui est un « riche » (baj) et le chamane un « homme simple », au sens non
chamanique du terme.
Il ne s’agit pas, en effet, d’affirmer, de façon fonctionnaliste, que le rituel a pour but
d’attribuer à chacun le rôle défini qui lui revient dans la société. La différence entre
chamane et profane n’a que très peu de signification sociale en dehors de l’expérience
rituelle même, et l’autorité du chamane s’évanouit en grande partie lorsqu’il retire son
costume. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’une essence spéciale, lui permettant de
retrouver ces pouvoirs au rite suivant, ne lui soit pas attribuée. Mais les interactions
mises en œuvre pendant le rituel servent, non pas à conforter le pouvoir d’une classe
des chamanes, qui n’existe pas, mais à penser l’efficacité de l’action rituelle elle-
même. Ainsi, admettre que le chamane, pendant la durée du rituel, est doté d’un
corps dédoublé et qu’il voit ce que je ne vois pas permet de concevoir qu’il voyage
alors que je le vois ici, qu’il se bat contre des êtres puissants bien qu’invisibles, et
donc qu’il peut les vaincre et me guérir bien qu’il soit un homme. Les différences
hiérarchiques entre l’homme complexe qu’est le chamane et l’« homme simple » ne
sont pas imposées par un modèle leur dictant leurs relations l’un par rapport à l’autre,
mais par les modalités d’action différentielles qui leur sont attribuées. C’est par leurs
attitudes relationnelles à l’égard des entités contre-intuitives que sont les esprits, qu’ils
587
Dans le nouveau modèle qui se dégage mais n’est nulle part réalisé parfaitement et
qui suscite des résistances évidentes, les choses perdent leur ambiguïté morale. Elles
s’organisent dans un monde horizontal à ontologie unique, sans lignes de fuite vers
des altérités. On ne conçoit plus une superposition de domaines ontologiques
porteurs de leurs morales propres entre lesquels circulent chairs et forces mais un
domaine simple où sont réparties puissances bonnes et puissances mauvaises. Le
chamane, dans ce modèle, est moins un corps conducteur, pénétré et pénétrant,
qu’un exécuteur de tâches techniques visant à rétablir un équilibre harmonieux en
renvoyant le mal au mal. Bien que les chamanes luttant contre les sorts continuent
souvent de connecter leur client à un circuit à ontologies complexes, ils sont moins
mobilisés eux-mêmes dans leurs corps, ce qui se laisse voir immédiatement dans la
monotonie et le peu d’effort de leurs gestes rituels dans les associations chamaniques.
S’il n’y a plus ingestion ni lutte contre des esprits, si les propriétés matérielles du
corps deviennent moins nécessaires au rituel, il est possible que les représentations
concernant la qualité de chamane perdent leur caractère naturaliste. Cette évolution,
encore hypothétique, mais observée dans les régions voisines, serait en cohérence
avec le spiritualisme égalitaire new age, à l’influence duquel le chamanisme touva ne
résistera pas éternellement, ne serait-ce que par les progrès de la russification toujours
en cours. De nouvelles reconfigurations sont à attendre et la seule chose qu’on puisse
en dire avec vraisemblance, c’est qu’elles seront multiples et sans doute étonnantes.
589
DAMBAA Oksana : professeur de langue touva à l’université de Kyzyl. Mère de trois enfants.
DONČUN-OOL Kara-ool (clan Adyg-Tülüš) né en 1948 à Kara-Bolum, région de l’Ulug-Xem.
Habite Kyzyl. Ancien chauffeur de Kenin-Lopsan. Chamane, président fondateur de
l’association chamanique Adyg-êêren.
DORŽU Klara : enseignante à la faculté de langue touva l’université de Kyzyl,. Habite à Kyzyl.
ÊREKSEN Boranak : né en 1946 à Kuŋgurtug, ancien membre du kolkhoze de Kuŋgurtug,
habite à Kyzyl. Chamane.
Gennadij : voir Saaja
IRGIT Ajlana : née en 1980. Après des études de français à Abakan, a vécu plusieurs années
aux États-unis et vit maintenant en France.
Kara-ool : voir Dončun-ool Kara-ool.
KENIN-LOPSAN Moŋguš : né en 1925. Docteur en histoire de l’université de Leningrad,
écrivain et ethnologue touva. Nommé « Trésor vivant du chamanisme » par le Fonds pour
les études chamaniques de Michael Harner en 1994. Habite Kyzyl.
KOMBU Anatolij. Directeur du musée national Aldan-Maadyr à Kyzyl.
KÜŽÜGET Irina : retraitée. Habite à Kyzyl.
KÜŽÜGET Lorisa : chamane membre de la société Adyg-êêren. Habite à Kyzyl.
KUULAR Aziana : née en 1989 à Kyzyl. Habite Kyzyl. Étudiante.
KUULAR Xovalygmaa : née en 1969 à Sug-Aksy (région de Süt-Xöl) où elle a grandi. Habite
Kyzyl. Chamane. Sa sœur Ölčejmaa est également chamane, ainsi que son frère Lodoj.
LAZO Moŋguš : président de Düŋgür après Ooržak et avant Sat. (Non rencontré).
MOŊGUŠ Aleksandr : fonctionnaire, employé de la direction de l’agriculture du Kožuun Övür.
Habite à Xandgajty.
MOŊGUŠ Sajana : habite à Kyzyl. Attachée de presse auprès du parlement (Grand Xural),
journaliste d’opposition.
MOŊGUŠ Svetlana : Bouriate mariée à un Touva, Viktor Nursat, parle touva et russe.
Institutrice à la retraite, a vécu à Tožu et à Čadaana, habite Kyzyl.
MOŊGUŠ Urana : ancienne chamane. Habite Xovu-Aksy.
NURSAT Viktor : mari de Svetlana Moŋguš. Ancien militaire. Bioénergéticien. En 2006, il a
travaillé comme gérant de la société Tos-Dêêr, puis est devenu membre praticien de la société
Adyg-êêren. Il fait des massages et ne se donne pas le titre de chamane. Habite à Kyzyl.
OJNAROVA Nina : Commerçante à Xandagajty.
590
ONDAR Aleksandr (Saša) : né en 1951. Éleveur à Bora-Šaj, flanc sud du Tannu-ola, région de
l’Övür.
OORŽAK Jurij : jeune chamane, membre de la société Düŋgür. Originaire de la région Baryyn-
Xemčik. Se dit aza uktug, « d’essence aza ».
OORŽAK : habite à Kyzyl, chamane, ancien directeur de l’association chamanique Düŋgür,
reçoit ses clients dans une maison où il exerce désormais individuellement. Il reçoit des
touristes étrangers à qui il vend des tambours chamaniques qu’il fabrique avec un assistant.
OSTUR Elena : chamane de l’association Düŋgür. Originaire de la région Čöön-Xemčik, haibte
à Kyzyl.
SAAJA Gennadij : chamane de la société Adyg-êêren.
SAARLYN Alesja : d’origine khakasse, veuve de son second mari, le premier étant en prison,
vit à Kyzyl. Sa langue maternelle est le khakasse, parle aussi le touva et le russe. Masseuse de
profession. Chamane, elle se dit héritière de son grand-père qui aurait dans la taïga des
environs de Minoussinsk. Elle a travaillé d’abord dans la société Tos-Dêêr puis à Düŋgür.
SAFAROVA Amalija : né en 1968. Travaille dans l’administration municipale de Kyzyl.
Cousine de Čajaan Serom qu’elle élève.
SALČAK Olimpiana : âgé d’une trentaine d’année. Institutrice dans le village Kočetovo,
kožuun Taŋdy.
SALČAK Viktor : né en 1955 dans la région de Baj-Tajga. Instituteur à Têêli.
SAT Nadežda : institutrice à la retraite, chamane, directrice de l’association chamanique
Düŋgür. A fait un voyage en France, à Clermont-Ferrand. Vit à Kyzyl.
SAT Sergej : né en 1946, éleveur de moutons et de vaches. Ses campements se trouvent dans
la vallée de l’Üstüü Iškin, région de Süt-Xöl.
SÊÊRIN Zinaida (Zina) (clan Irgit) : née en 1940 à Köp-Söök, ancienne éleveuse nomade. Vit
à Têêli. Elle est čattyg kiži (porteuse de pierre à pluie) et xuvaanakčy (elle fait des divination
avec des cailloux xuvaanak).
SENTAŽY Omak (clan Salčak) : né en 1974 à Têêli où il habite. Sans profession.
SEROM, Čajaana : né en 1987. Orpheline de mère, élevée par Amalija Safarova. Étudie à
Moscou depuis en 1ère année.
SUNDUJ Galina : pédagogue, travaille au ministère de l’Éducation nationale. Auteur de
manuels de « Traditions populaires » pour les écoles touvas.
SURUNMAA Marat : né en 1937 à Kuŋgurtug. Ancien projectionniste de cinéma en plein air,
retraité. Vit à Kuŋgurtug. Rencontré à Kyzyl.
SÜZÜKEJ Valentina : habite à Kyzyl. Ethnomusicologue, attachée à l’Institut touva TIGI.
TUMAT Sergej : habite à Kyzyl, chamane, « forgeron ».
USPUN Adyr-ool : né en 1952, chamane, habite à Mugur-Aksy (Möŋgün-Tajga kožuun, Ouest
de Touva).
XOVALYG Amir : né à Sug-Aksy (région de Süt-Xöl) en 1967. Éleveur. Son campement d’été
se trouve dans la vallée du Xüürektig. L’hiver, il habite au village de Sug-Aksy.
Xovalygmaa : voir Kuular, Xovalygmaa
YMYJ-OOL Mixail (clan Xovalyg) : chamane âgé, membre de l’association Adyg-êêren passé à
Düŋgür en 2006.
Zina, voir Sêêrin Zinaida.
591
Glossaire
Les termes du glossaire sans mention de langue sont touvas. Lorsqu’un terme
mongol est indiqué entre parenthèses « (mong.) », l’équivalent touva en est souvent,
mais pas toujours, dérivé. Nous signalons par la notation « (commun) » certains
termes touvas que l’on retrouve, aux variations phonétiques près, dans la plupart des
autres langues turques de l’Altaï-Saïan. Pour les abréviations, voir p.6.
bojdus (du mong. tümên bodis « mille čajaattyngan : « qui s’est créé comme ça ;
choses ») : la nature, comme ensemble des ainsi fait ». Se dit d’un caractère inné.
choses naturelles. Cette notion littéraire čalbaryg (du verbe čalbary-, mong. zalbir-) :
ne s’emploie pas chez les nomades. prière généralement accomplie par les
bödüün kiži : homme simple, par chasseurs avant de partir en chasse.
opposition soit, en un sens social, au čat, alt. jada, jak. sata : pierre magique
fonctionnaire (darga) ou au riche (baj), soit, utilisée pour provoquer la pluie ou le beau
en un sens chamanique, au spécialiste temps.
rituel, généralement le chamane. Voir
čatka : mauvais sort, action maléfique.
anaa, karačal.
čažyg, alt. čačylgy¸ch. šačyg : geste de
buga (mong. bux) : taureau. En contexte de
projeter, semer ; rite de libation.
chasse, peut désigner un cerf maral.
čêên, alt. jeen (commun) (mong. zêê) : neveu
buk (mong. bug) : bug est l’équivalent
utérin.
mongol du turc aza. Pour les Touvas, buk
est une variété peu personnalisée de čer (commun) : la terre, le pays. Erlik čeri
mauvais esprit. Un buk peut naître d’une « le pays d’Erlik. » Voir oran.
souffrance imposée jusqu’à la mort à un četker (mong. čötgör) : variété de mauvais
animal ou d’une malédiction. Le buk est esprit. Souvent employé en paire lexicale
considéré par les Touvas comme moins aza-četker.
dangereux que l’aza. Les deux termes se
čižir (formé sur či- « manger » augmenté du
rencontrent en association dans aza-buk.
suffixe du contributif -ž-) : s’entre-
burgan (mong. burxan) : bouddha, divinité dévorer. Ce terme décrit les combats
lamaïque. Ce nom est aussi employé pour mythiques de chamanes qui s’achèvent à
désigner toute divinité sans référence au la mort de l’un des duellistes.
bouddhisme.
čuragaj (mong. zurxaj) : chiffre
bužar (mong. buzar): souillure, péché. astrologique ; astrologie.
čadyr (commun) : hutte. Habitat čurt (commun) : le campement et les
traditionnel des Touvas orientaux. Les territoires de chasse ou de pâture qui en
Touvas occidentaux en construisaient dépendent. En touva contemporain, čurt
désigne aussi le pays au sens d’État-
593
êmdik (mong. êmnêg) : non dressé. Se dit kat (commun) : couche, étage. La division
des poulains. en couches est typique du discours
chamanique.
Erlik (turco-mongol commun, de êr
« homme, mâle ») : dans la mythologie des kiži (commun) : homme, être humain.
Turcs de l’Altaï-Saïan, divinité régnant sur Voir bödüün.
le monde inférieur. Il donne la mort aux
körmös (alt.) : catégorie très générale
êtres vivants. Pour les Touvas, le grand
d’esprits qui inclut aussi bien les
khan Erlik, Erlik-lovuŋ-xaan commande à
auxiliaires du chamane que les ancêtres et
de plus petits Erlik et aux aza.
leurs représentations gardées dans les
igil : vielle généralement surmontée d’une yourtes des profanes. La mort d’un
tête de cheval (en mongol morin xuur). malade est souvent interprétée comme
une dévoration par un körmös.
ilbi (commun) (mong. ilbê) : magie, tour de
magie. kožuun (mong. xošuu) : province dans
l’administration sino-manchoue. Après la
ilbiči : magicien.
perestroïka, le nom de kožuun a
jasak (ru.) : à l’époque tsariste, tribut ou officiellement remplacé le terme de
impôt en fourrures payé par les peuples l’administration russe rajon. Les kožuun
autochtones sibériens à l’administration sont subdivisés en sum.
russe.
kuda (mong. xud) : terme réciproque
jörêêl (mong. ërööl) : bénédiction, vœu. employé par les parents d’époux. Ce
kaj/xaj (alt., ch., tél., khak.) : ce terme terme désigne aussi la fête du mariage.
désigne à la fois le conte (y compris kudaj (de l’iranien khodâ « dieu ») : en tv. le
l’épopée), un timbre particulier de la voix ciel ; en khak. divinité céleste créatrice.
sur lequel le conte est exécuté et, dans Voir Ülgen.
certains cas, l’esprit protecteur et
Kurbustu, alt. Kurbustan (mong. Xurmast, du
inspirateur des conteurs (dit aussi kaj êêzi).
nom du dieu iranien Ahura Mazdā,
kamgalal (mong. xamgaalal) : défense, Ohrmazd chez les manichéens) : divinité
protection. Dans la langue céleste. Généralement synonyme de Kudaj
contemporaine, ce terme désigne souvent et Ülgen.
les êêren reçus des chamanes par les
küš (commun) : force. En touva, kara küš :
profanes. Il n’est pas appliqué aux êêren
force noire (mauvais esprit ou, dans le
des chamanes dont la fonction dépasse la
chamanisme contemporain, mauvais sort).
simple protection.
küš-šydal : « force-puissance » propre du
kara : noir. Kara-kuš « oiseau noir » : coq spécialiste.
de bruyère.
kut (commun) : force vitale, âme, qui, à la
karačal kiži (terme apparaissant dans les différence du tyn, survit en dehors du
contes) : homme simple. Synonyme de corps, notamment après la mort. Voir
bödüün kiži. sünezin.
kargyš (du turc commun kargy-/karga- küzüŋgü (commun) : miroir de bronze
« maudire ; injurier ») : malédiction. utilisé par les chamanes le plus souvent
595
pour voir l’avenir et établir leurs esprit. Ce terme est employé dans
diagnostics. Chez les Touvas, le küzüŋgü l’ethnographie pour désigner tous les
est un êêren chamanique, donc un esprit supports d’esprits des différents peuples
auxiliaire qui se voit attribuer, en plus de sibériens.
la fonction de divination, celle de protéger
orba (commun) : battoir de tambour
le chamane ou de le porter vers les ciels.
chamanique.
Kydaj-baxsy (iak.) : esprit protecteur des
oran (mong. oron) : le pays. Erlik orany « le
forgerons chez les Iakoutes.
pays d’Erlik ». Voir čer.
mal (mong. mal) : bétail.
oran-taŋdy : « pays-montagne ». Cette paire
meŋgi (mong. mêngê) : neiges éternelles ; lexicale désigne la région vue comme un
signe astrologique. Les meŋgi de chaque vaste espace dominé par une haute
individu varient selon le nombre et la montagne protectrice. On rencontre
couleur. souvent dans les invocations chamaniques
des appels à oran-taŋym êêleri « maîtres de
naadym (mong. naadam) : fête estivale des
mon pays-montagne ».
éleveurs à Touva.
ög : yourte (de feutre ou de bois).
ovaa (mong. ovoo) : littéralement « tas ».
Désigne un montjoie ou cairn de pierres ög-büle (calque du mong. gêr bül) : famille
dans les régions de steppe et un amas de (habitants d’une yourte).
branchages dans les régions de taïga. À
öören- : apprendre, étudier.
l’époque sino-mandchoue, chaque sum
possède en principe son ovaa où ööret- : éduquer ; dresser.
l’administration organise chaque année un öršêê (mong. öršöö) : « pitié ! ». Ce mot est
rituel appelé ovaa dagyyr. Ces pratiques l’impératif du verbe öršêê- « avoir pitié ;
sont réapparues après la perestroïka. On donner merci ». On rencontre souvent
rencontre également des ovaa sur les cols dans les invocations chamaniques
importants et au pied des montagnes. Le l’expression synonyme öršêêzinde. Voir
culte des montagnes sacrées se fait par xajyrakan.
l’intermédiaire d’un ovaa. Voir dagyyr.
porča (ru.) : détérioration quelconque ;
ok [prononcé avec pharyngalisation o’’k] : mauvais sort.
flèche ; balle de fusil. Ydyk ok : variété
šagaa : nouvel an lunaire traditionnel.
d’êêren touva possédé autrefois par les
profanes et les chamanes, aujourd’hui, sagyš : pensée, conscience.
suite aux confiscations, par les chamanes sagyyzyn (de sagy- « surveiller, protéger »,
uniquement. mong. saxi-) : talisman. Dans la pratique
olča-kežik : chance à la chasse. Cette paire des chamanes touvas contemporains, il
lexicale réunit olča du mong. olz « butin » s’agit généralement d’un fil donné au
et kežik, terme turc commun désignant la client à porter au poignet.
« part », le « bonheur », de kez- « couper ». saŋ (tibétain bsang « offrande de
ongon (mong.) : artefact conçu comme le fumigation de genévrier) : bûcher rituel
support, le point d’attache matériel d’un dans lequel sont brûlés du genévrier et
596
udagan (mong. udgan) : femme chamane. xolbaa (mong. xolboo) : lien. Lors de
L’emploi de ce terme est rare en touva l’animation d’un êêren domestique, le
sauf dans les régions mongolisées au Sud chamane kyzylien crée un lien (xolbaštyrar)
du Tannu-ola. Généralement xam est entre l’objet et les esprits-maîtres du lieu
appliqué indifféremment aux chamanes de naissance de son client.
hommes et femmes. xöömej (mong. xöömij) : type de chant
uža : queue grasse du mouton. Elle est diphonique.
offerte aux esprits dans les bûcher saŋ. xuvaanak : procédé de divination avec des
Ülgen (alt., ch., tél.) : divinité céleste cailloux, généralement issus du gésier d’un
créatrice des peuples de l’Altaï. Chez les coq de bruyère ou trouvés sur les rives
chasseurs, Ülgen est donneur de gibier. d’une rivière.
On distingue parfois un Ülgen principal xuvaanakčy : spécialiste pratiquant le
(Baj-Ülgen « riche Ülgen ») et de xuvaanak.
nombreux Ülgen inférieurs. Ülgen
xürêê (mong. xürêê, « cercle ») : temple
correspond au Kudaj des peuples du Saïan
bouddhique.
(Khakasses et Touvas).
xüreš : lutte sportive traditionnelle.
üstüü : supérieur.
zajsan (ru.), jajzaŋ (alt.) : titre d’origine
üzüt (alt., ch., tél.) : mauvais esprit,
chinoise (czaj-sjan) répandu dans l’empire
généralement une âme de mort non
mongol. Ce nom a été utilisé par les
reconduite.
Altaïens du Sud au sein de l’empire russe
xaača : protection magique du foyer. pour désigner leurs sept principaux chefs,
Lorsque le xaača est supposé ouvert, un responsables du rassemblement de l’impôt
chamane doit accomplir un rituel pour le payé aux Russes (jasak) et de la justice.
fermer (xaača xaar « fermer le xaača »).
Selon l’étymologie populaire touva, xaača,
598
Bibliographie
ANIKIN, V. P. (éd.)
1998 Russkie zagovory i zaklinanija. Materialy fol’klornyx êkspedicij 1953-1993 gg.
Moscou, Izdatel’stvo Moskovskogo universiteta (Russkij fol’klor v
novyx zapisjax), 478 p.
ARAPČOR, A. D.
1995 Mifter bolgaš toolčurgu čugaalar. Kyzyl, TDLTÊŠI, 140 p.
ARAVIJSKIJ, A. N.
1927 Šorija i Šorcy. Trudy Tomsk. kraev. Muzeja, 1, 125-138.
ASTUTI, RITA
2000 Are we all natural dualists? A cognitive developmental approach. J.
Roy. anthrop. Inst. (N. S.), 7, pp. 429-447.
BADAMXATAN, SANDAGSÜRENGIJN
1986 Les chamanistes du Bouddha vivant. Études mongoles et sibériennes, 17,
pp. 1-207. Trad. M.-D. Even.
BANZAROV, DORDŽI
[1846] 1891 Černaja vera ili šamanstvo u mongolov i drugija stat’i D. Banzarova.
Pod redakciej G. N. Potanina. Saint-Pétersbourg, Tipografija
imperatorskoj akademii nauk, 128 p.
BAŞGÖZ, ILHAN
1982 Yada. A Rain-Producing Stone and the Yada Cult Among the Turks
The Journal of Popular Culture, 16 (1), pp. 159-168.
599
BAŞTUĜ, SHARON
1993 Kök Türük kinship terminology: an Omaha model Central Asiatic
Journal, 37 (1-2), pp. 1-20.
BAT’JANOVA, E. P.
1980 Kul’t êmegenderov u teleutov. In Duxovnaja kul’tura narodov Sibiri,
Tomsk, pp. 119-124.
BAWDEN, CHARLES
1968 The modern history of Mongolia. Londres, Weidenfeld & Nicolson (Asia-
Africa series of modern history ), 460 p.
BAZIN, JEAN
1979 La production d’un récit historique. Cahiers d’Études Africaines, 19 (73),
pp. 435-483.
BAZIN, LOUIS
1974 Les calendriers turcs anciens et médiévaux. Lille, Service de reproduction
des thèses, Université de Lille 3, 800 p.
BEL’GIBAEV, E. A.
2004 Obrjad žertvoprinošenija lošadi i ego mesto v tradicionnoj kul’ture
severnyx altajcev. In Integracija arxeologičeskix i êtnografičeskix issledovanij.
Sbornik naučnyx trudov, N. A. Tixomirov éd., Almaty, Nauka, pp. 182-
185.
BÉNICHOU, PAUL
1967 L’écrivain et ses travaux. Paris, José Corti, 368 p.
600
BERNŠTAM, A.
1946 Social’no-êkonomičeskij stroj orxono-eniseiskix tjurok VI-VIII vekov.
Vostočnyj kaganat i kyrgyzy. Moscou-Leningrad, Izdatel’stvo akademii
nauk SSSR, 201 p.
BERTRAND, FRÉDÉRIC
2002 L'anthropologie soviétique des années 20-30. Configuration d'une rupture.
Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 342 p.
BOGORAS, WALDEMAR
1904-1910 The Chukchee. Leiden/New York, The Jesup North-Pacific
Expedition VII (Memoirs of the American Museum of Natural
History, XI), 733 p.
BOUNAK, V.
1928 Un pays de l’Asie peu connu, le Tannu-Touva. Internationales archiv für
Ethnographie, 29, pp. 1-17.
BOURDIEU, PIERRE
1980 Le Sens pratique. Paris, Minuit (Le sens commun), 474 p.
1982 Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques. Paris, A. Fayard,
243 p.
BOYER, PASCAL
1990 Tradition as Truth and Communication. A Cognitive Description of Traditional
Discourse. Cambridge, Cambridge University Press, 143 p.
1997 La religion comme phénomène naturel. Paris, Bayard, 332 p.
2001 Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion. Paris, Gallimard,
256 p.
BRAND, ADAM
1698 A journal of the embassy from their Majesties John and Peter Alexievitz,
emperors of Muscovy &c. over land into China, through the provinces of
Ustiugha, Siberia, Dauri, and the great Tartary to Peking the capital city of the
Chinese empire (...) translated from the original High-Dutch. Londres, D.
Brown et T. Godwinn, 134 p.
BURYKIN, A. A.
2001 Problemy semantičeskoj rekonstrukcii terminov rodstva v altajskix
jazykax i perspektivy rekonstrukcii obščealtajskoj sistemy terminov
rodstva. In Algebra rodstva, V. A. Popov éd., vol. 7, Saint-Pétersbourg,
MAE RAN, pp. 136-172.
CAMPBELL, D. T.
1958 Common fate, similarity and other indices of the status of aggregates
of persons as social entities. Behavioural Science, 3, pp. 14-25.
CASAJUS, DOMINIQUE
1987 La tente dans la solitude : La société et les morts chez les Touaregs Kel-Ferwan.
Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme (Atelier
d’anthropologie sociale), 390 p.
CÊCÊGDAR’, ULAMSURENGIJN
2003 Obrazcy fol’klora i reči kobdoskix tuvincev. Kyzyl, Tuvinskoe knižnoe
izdatel’stvo, 191 p.
CHALON, PAUL-F.
1904 En Mongolie: le pays des Saïotes [sic]. Revue de Géographie, 4, pp. 99-
107, 163-172, 199-206, 227-236.
CHAUMEIL, JEAN-PIERRE
1993 Voir - Savoir - Pouvoir. Le Chamanisme chez les Yagua de l'Amazonie
péruvienne. Genève, Georg (Ethnos), 348 p.
CHESNAIS, JEAN-CLAUDE
2003 Les morts violentes dans le monde. Population & sociétés, 395, pp. 1-4.
CLASTRES, PIERRE
1974 La société contre l’État. Paris, Les Éditions de Minuit (Critique), 186 p.
CONTE, FRANCIS
1994 L’héritage païen de la Russie. Le paysan et son univers symbolique. (I). Paris,
Albin Michel, 422 p.
CUISENIER, JEAN
1964 Matériaux et hypothèses pour une étude des structures de la parenté
en Turquie. L’Homme, 4 (1), pp. 73-89.
DELABY, LAURENCE
1976 Chamanes toungouses, numéro spécial des Études mongoles et sibériennes, 7,
254 p.
[1973] 1997 Une corde d’ongon mongole. Études mongoles et sibériennes, 28,
pp. 103-148.
[1986] 1998 Quatre yeux pour pleurer. Note muséologique. Études mongoles
et sibériennes, 29, pp. 109-121.
DELAPLACE, GRÉGORY
2007 L’invention des morts en Mongolie contemporaine. Sépultures, fantômes,
photographies. Thèse de doctorat sous la direction de Roberte
Hamayon, École Pratique des Hautes Études, 2 vol.
DELEUZE, GILLES
1988 Le Pli : Leibniz et le baroque. Paris, Les Éditions de Minuit (Critique),
191 p.
DESCOLA, PHILIPPE
2005 Par delà nature et culture. Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences
humaines), 623 p.
603
DESCOMBES, VINCENT
1987 Proust: philosophie du roman. Paris, Les Éditions de Minuit (Critique),
338 p.
1996 Les Institutions du sens. Paris, Les Éditions de Minuit (Critique), 349 p.
DIGARD, JEAN-PIERRE
1988 Jalons pour une anthropologie de la domestication animale. L’Homme,
28 (108), pp. 27-58.
DIIGA, K.
1959 Êrginiŋ artyyškynnary bolgaš olarny ažyp tiilêêrniŋ oruktary. Kyzyl, Tyvanyŋ
nom ündürer čeri.
DIÓSZEGI, VILMOS
1968 The problem of the ethnic homogeneity of Tofa (Karagas)
shamanism. In Popular Beliefs and Folklore Tradition in Siberia, V.
Diószegi éd., La Haye, Mouton, pp. 239-338.
DONGAK, A. S.
2001 Ispolnitel’skie tradicii tuvinskix skazitelej v sisteme religiozno-
magičeskix i êkologičeskix znanij. In Materialy meždunarodnogo
interdisciplinarnogo naučno-praktičeskogo simpoziuma « Êkologija i tradicionnye
religiozno-magičeskie znanija ». [Êtnologičeskie issledovanija po šamanstvu i
inym tradicionnym verovanijam i praktikam], vol. 7 (2), Moscou, Institut
êtnologii i antropologii im. N. N. Mikluxo-Maklaja, pp. 244-250.
DORŽU, M. D.
1993 O nekotoryx osobennostjax reči žitelej Baj-Tajginskogo i Mongun-
Tajginskogo rajonov. In Voprosy tuvinskogo jazykoznanija. Sb. materialov,
B. I. Tatarincev, D. A. Monguš éd., Kyzyl, Novosti Tuvy.
DUMONT, LOUIS
1966 Homo hierarchicus. Paris, Gallimard (Tel), 449 p.
EFIMOVA, A. E.
1926 Teleutskaja svad'ba. In Materialy po svad'be i semejno-rodovomu stroju
narodov SSSR, Lenigrad, Tip. Krasnye Gazety, pp. 225-246.
ELIADE, MIRCEA
[1968] 1978 Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Paris, Payot,
405 p.
[1937] 1994 Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques d’un
peuple nilote. Trad. L. Évrard. Paris, Gallimard (Tel), 312 p.
EVEN, MARIE-DOMINIQUE
1988-1989 Chants de chamanes mongols. Études mongoles et sibériennes, 19-
20, pp. 1-442.
FASSIN, DIDIER
1992 Pouvoir et maladie en Afrique. Paris, Presses Universitaires de France,
359 p.
FAVRET-SAADA, JEANNE
[1977] 1985 Les mots, la mort, les sorts. Paris, Gallimard (folio), 427 p.
FILATOV, S. B.
2002 Jazyčestvo - konstanta evrazijskogo soznanija. Materialy meždunarodnoj
naučnoj konferencii 30 sentjabrja - 2 oktjarja 2002 g. g. Ufa., pp. 1-7. En
ligne: http://www.bashedu.ru/evrazia/r_s/R_Filatov.rtf
605
GESSAT-ANSTETT, ÉLISABETH
2000 Histoires de mutation. Les terminologies russes de parenté. L’Homme,
154-155, pp. 613-634.
GLUXOV, A. N.
1926 Tajêlga. In Materialy po êtnografii, vol. 3 (1), Leningrad, pp. 95-122.
1767 Voyage en Sibérie, ... fait au frais du gouvernement russe Trad. M. d. Keralio.
Paris, Desaint, 2 volumes. 2 vol.
GODELIER, MAURICE
2004 Métamorphoses de la parenté. Paris Fayard, 678 p.
GREBNEV, L. V.
1955 Perexod tuvinskix aratov-kočevnikov na osedlost’. Kyzyl, Tuvinskoe knižnoe
izdatel’stvo, 99 p.
GROUSSET, RENÉ
1944 Le Conquérant du monde (vie de Gengis-khan). Paris, Albin Michel, 380 p.
GURSMAN, V. M. (dir.)
2006 Na grani mirov. Šamanizm narodov Sibiri. Iz sobranija Rossijskogo
êtnografičeskogo muzeja. Moscou, IPC, 296 p.
606
GUYER, JANE I.
2000 La tradition de l’invention en Afrique équatoriale. Politique africaine, 79,
pp. 101-139.
HALEMBA, AGNIESZKA
2003 « Contemporary religious life in the Republic of Altai: the interaction
of Buddhism and Shamanism », Sibirica, 3 (2), pp. 165-182.
HAMAYON, ROBERTE
1990 La Chasse à l’âme, Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien. Nanterre,
Société d’Ethnologie, 879 p.
HARTWIG, WERNER
1957 Gedanken über ein Schamanenkostüm. Jahrbuch des Museums für
Völkerkunde zu Leipzig, 15, pp. 37-50.
HEISSIG, WALTHER
1953 A Mongolian source to the Lamaist suppression of shamanim in the
17th century. Anthropos, 48, pp. 1-29 & 493-536.
HELL, BERTRAND
1999 Possession et chamanisme. Les Maîtres du désordre. Paris, Flammarion
(Champs), 392 p.
HÉRITIER, FRANÇOISE
1981 L’exercice de la parenté. Paris, Gallimard - Le Seuil (Hautes études),
199 p.
HOPPÁL, MIHÁLY
2003 Tracing shamans in Tuva. Acta Ethnographica Hungarica, 48 (3-4), pp.
465-481.
HOUSEMAN, MICHAEL
2003 Vers un modèle anthropologique de la pratique psychothérapeutique.
Thérapie familiale, 24 (3), pp. 289-312.
HUMPHREY, CAROLINE
1971 Shamans and the Trance. Theoria to Theory, 4, pp. 36-56.
1983 Karl Marx Collective. Economy, Society and Religion in a Siberian Collective
Farm. Cambridge, Cambridge Univ. Press, 524 p.
INGOLD, TIM
1991 Becoming persons: consciousness and sociality in human evolution.
Cultural Dynamics, 4, pp. 355-378.
IVANOV, S. V.
1955 K voprosu o značenii izobrazenii na starinyx predmetax kul'ta u
narodov Sajano-Altajskogo nagor'ja. Sbornik Muzeja antropologii i
êtnografii, 16, pp. 165-265.
1978 Êlementy zaščitnogo dospexa v šamanskoj odežde narodov zapadnoj
i južnoj Sibiri. In Êtnografija narodov Altaja i Zapadnoj Sibiri, A. P.
Okladnikov éd., Novosibirsk, Nauka, pp. 136-168.
JAKOVLEV, E. K.
1900 Êtnografičeskij obzor inorodčeskogo naselenija doliny Južnogo Eniseja i ob’’jasnit.
katalog êtnogr. otd. Myzeja. Minoussinsk, Tipografija V. I. Kornakova,
212 p.
JOCHELSON, WALDEMAR
1905-1908 The Koryak. Leiden, E. J. Brill. The Jesup North Pacific
expedition. 6 (1-2), 2 vol.
JUDAXIN, K. K.
1985 Kirgizsko-russkij slovar’. Moscou, Sovetskaja ênciklopedija, 2 vol.
KARALKIN, PIOTR
1966 Spotkania z tuwinskimi szamanami i szamankami. Euhemer. Przegląd
religioznawcy, [Varsovie] 10 (1-50), pp. 43-49.
KATANOV, N. F. (Père)
1889 Šamanskij buben i ego značenie. Enisejskie eparxial’nye vedomosti, 6,
pp. 112-114.
2002 Tyva xamnarnyŋ torulgalary. Mify tuvunskix šamanov, Kyzyl, Novosti Tuvy,
543 p.
KRADER, LAWRENCE
1963 Social organization of the mongol-turkic pastoral nomads. La Haie, Mouton
and Co (Indiana University publications : uralic and altaic series, 20),
412 p.
Krasnaja kniga Respubliki Tyva: Životnye. Novossibirsk, Iz-vo SO RAN. 2002. 168 p.
KSENOFONTOV, GAVRIIL
[1928] 1998 Les Chamanes de Sibérie et leur tradition orale ; suivi de Chamanisme et
christianisme. Trad. Y. Gauthier. Paris, Albin Michel, 281 p.
KUCZYNSKI, LILIANE
2002 Les marabouts africains à Paris. Paris, CNRS, 439 p.
KUULAR, D. S. (éd.)
1995 On čüktüŋ êêzi, on xorannyŋ ündüsün üsken Ačyty kezer-mergen dugajynda
toožu, Kyzyl, Tyvanyŋ nom ündürer čeri, 126 p.
KUZNECOV, S. A.
2001 Sovremennyj tolkovyj slovar’ russkogo jazyka. Saint-Pétersbourg, Noring,
RAN, 959 p.
KYDYEVA, V. JA.
1994 O prazdnike altajskix seokov. In Problemy êtničeskoj istorii i kul’tury
tjurko-mongol’skix narodov južnoj Sibiri i sopredel’nyx territorij, D. A. Funk
éd., Moscou, Institut êtnologii i antropologii im. N. N. Mikluxo-
Maklaja, pp. 51-57.
KYRGYS, ZOJA
1997 O tuvinskix êpičeskix napevax. In Tuvinskie geroičeskie skazanija, S. M.
Orus-ool éd., Novossibirsk, Nauka, pp. 39-52.
LACAZE, GAËLLE
1996 Thoughts about the effectiveness of the shamanism speech:
preliminary data to the study of today’s uses of maledictions by the
Darxad of the Xovsgol. In Central’no-aziatskij šamanizm: filosofskie,
istoričeskie, religioznye aspekty (materialy meždunarodnogo naucnogo
simpoziuma), Oulan-Oude, pp. 149-150.
LALANDE, ANDRÉ
[1926] 2002 Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris, Puf, 1323 p.
LAMBERT, JEAN-LUC
2002-2003 Sortir de la nuit. Essai sur le chamanisme nganassane (Arctique
sibérien), numéro spécial des Études mongoles et sibériennes, 33-34, 565 p.
LAMOČENKO, S. N. (éd.)
2004 Kyzyl - 90. Jubilejnyj statističeskij sbornik, Kyzyl, Territorial’nyj organ
Federal’noj služby gosudarstvennoj statistiki po Respublike Tyva,
68 p.
LAVRILLIER, ALEXANDRA
2005 Nomadisme et adaptations sédentaires chez les Evenks de Sibérie postsoviétique :
« Jouer » pour vivre avec et sans chamanes. Thèse de doctorat sous la
direction de Roberte Hamayon, École Pratique des Hautes Études,
2 vol.
LEACH, EDMUND
[1966] 1968 Critique de l’anthropologie. Trad. D. Sperber, S. Thion. Paris,
PUF (Sup), 240 p.
LE GOFF, JACQUES
1997 Reims, ville du sacre. In Les lieux de mémoire, vol. 1, P. Nora dir. Paris,
Gallimard (Quarto), pp. 649-733.
LEGRAND, JACQUES
1976 L’Administration dans la domination sino-mandchoue en Mongolie Qalq-a.
Version mongole du Lifan Yuan Zeli. Paris, Collège de France, Institut des Hautes
études chinoises. Vol. 2, 221 p.
LEROY-BEAULIEU, ANATOLE
[1898] 1990 L’Empire des tsars et les Russes. Paris, Robert Laffont (Bouquins),
1392 p.
LÉVI-STRAUSS, CLAUDE
1949 Les structures élémentaires de la parenté. Paris, Presses universitaires de
France, 639 p.
LINDQUIST, GALINA
2002 Spirits and souls of business. New Russians, magic and the esthetics
of kitsch. Journal of Material Culture, 7 (3), pp. 329–343.
LOT-FALCK, ÉVELINE
1953 Les rites de chasse chez les peuples sibériens. Paris, Gallimard (L’espèce
humaine), 235 p.
LOUNSBURY, FLOYD G.
1964 The formal analysis of Crow- and Omaha-type kinship terminologies.
In Explorations in Cultural Anthropology. Essays in Honor of George Peter
Murdock, W. H. Goodenough éd. New York, McGraw-Hill, pp. 351-
394.
MÄNCHEN-HELFEN, OTTO
1931 Reise in asiatische Tuwa. Berlin, Verlag Der Bücher-Kreis, 172 p.
MAWKANULI, TALANT
2001 The Jungar Tuvas: language and national identity in the PRC. Central
Asian Survey, 20 (4), pp. 497–517.
MERLI, LAETITIA
2004 De l’ombre à la lumière, de l’individu à la nation. Renouveau du chamanisme en
Mongolie postcommuniste. Thèse de doctorat sous la direction de Philippe
Descola, École des hautes études en sciences sociales, 382 p.
MICKIEWICZ, ADAM
2005 Les Slaves. Cours du Collège de France, 1842. Paris, Klincksieck (Cadratin),
247 p.
MINCLOVA, KSENIJA
[1915] 1993 Dalekij kraj. Putešestvie po Urjanxajskoj zemle. Kyzyl, Novosti
Tuvy, 128 p.
MONGUŠ, D. A. (éd.)
2003 Tolkovyj slovar’ tuvinskogo jazyka, Novossibirsk, Nauka, (T. 1: A-J),
599 p.
MYŠLJAVCEV, B. A.
2001 Poxititel’ skota i social’naja garmonija. Nekotorye aspekty otnošenij
sobstvennosti u tuvincev Zapadnoj Tuvy. Sibirskij êtnografičeskij vestnik,
5 (6). En ligne : http://www.sati.archaeology.nsc.ru/
sibirica/Data/?html=bam2.htm&mi=izdaniya&id=1123
NAOUMOVA, GALA
2001 Taïga transes. Voyage initiatique au pays des chamans sibériens. Paris,
Calmann-Lévy (Petite bibliothèque des idées), 264 p.
NEEDHAM, RODNEY
1958 The Formal Analysis of Prescriptive Patrilateral Cross-Cousin
Marriage. Southwestern Journal of Anthropology, 14 (2), pp. 199-219.
NIORADZE, GEORG
1925 Der Schamanismus bei den sibirischen Völkern. Stuttgart, Strecker &
Schröder, 121 p.
ORFEEV, NIKOLAJ
1885 Bračnye obyčai inorodcev Minusinskogo okruga. Enisejskie eparxial'nye
vedomosti, (23), pp. 365-369.
ORUS-OOL, S. M. (éd.)
1993 Aldaj Buuču, 2, Kyzyl, Tyvanyŋ nom ündürer čeri, 283 p.
OSTROVSKIX, P. E.
1898 Kratkij otčet o poezdke v Todžinskij xošun Urjanxajskoj zemli.
Izvestija IRGO [Saint-Pétersbourg] 34 (4), pp. 424-432.
PAL’MBAX, A. A.
1955 Tuvinsko-russkij slovar’. Moscou, Gosudarstvennoe izdatel’stvo
inostrannyx i nacional’nyx slovarej, 723 p.
613
PAULHAN, JEAN
1941 Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres. Paris, Gallimard, 226 p.
PESTEREV, EGOR
1793 Primečanija o prikosnovennyx okolo kitajskoj granicy - žiteljax, kak
rossijskix jasačnyx tatarax, tak i kitajskix mungalax i sojotax, delannye
Egorom Pesterevym c 1772 po 1781 gg. (…) Novye ežemesjačnye
sočinenija, pp. 59-82 (n°79); 35-73 (n°80); 31-55 (n°81); 7-26 (n°82).
PINDARE
1949 Olympiques. Trad. A. Puech. Paris, Les belles lettres (Collection des
Universités de France – Budé), 159 p.
PLATON
2001 Ion. Trad. M. Canto. Paris, GF - Flammarion, 188 p.
614
PLUŽNIKOV, N. V.
1996 “Ličnyj mif” v šamanskoj praktike narodov Sibiri. In Central’no-asiatskij
šamanizm: filosofskie, istoričeskie, religioznye aspekty (Materialy
meždunarodnogo naučnogo Simpoziuma, 20-26 ijunja, Ulan-Udê), Oulan-
Oudé, pp. 146-147.
POKROVSKAJA, L. A.
1961 Terminy rodstva v tjurkskix jazykax. In Istoričeskoe razvitie leksiki
tjurskskix jazykov, Moscou, pp. 11-81.
POLO, MARCO
1998 La description du monde. Trad. P.-Y. Badel. Paris, Librairie Générale
Française, 509 p.
POP, RODICA
2002 De la difficulté terminologique du clan chez les Мongols Studia
Asiatica, 3 (1-2), pp. 59-73.
POPOV, G. M.
1910 V jakutskoj gluši. In Sb. st. iz prixodskoj žizni Jakutskoj Eparxii,
Irkoutsk, pp. 112.
POPOV, G. V.
2003 Êtimologičeskij slovar’ jakutskogo jazyka. Novossibirsk, Nauka, Tome I
(A-D’), 180 p.
1887 Urjanxai ili Sojoty. Enisejskie eparxial’nye vedomosti, 7-8, 11, pp. 101-
104 ; 133-139.
RADLOFF, WILHELM
1864 Reise in den Altai nach dem Telezker See und dem Abakan. Archiv für
wissenschaftliche Kunde von Russland (Berlin), (23), pp. 284-312.
616
1884 Aus Sibirien. Lose Blätter aus meinem Tagenbuche. 2 Aufl. Leipzig, 2 vol.
REVUNENKOVA, E. V.
2000 Sud’ba nesostojavšegosja šamana. In Šamanskij dar., V. I. Xaritonova
éd., Moscou, Institut ètnologii i antropologii RAN, pp. 187-190.
ROCHE, DENIS
1995 La poésie est inadmissible. Paris, Seuil, 597 p.
ROMNEY, A. KIMBALL
1965 Kalmuk Mongol and the Classification of Lineal Kinship
Terminologies. American Anthropologist, 67 (5), pp. 127-141.
ROUX, JEAN-PAUL
1958 Le nom du chaman dans les textes turco-mongols. Anthropos, 53 (1-2),
pp. 113-142.
1963 La mort chez les peuples altaïques anciens et médiévaux d’après les documents
écrits. Paris, Adrien-Maisonneuve, 215 p.
ROUXEL, MICHEL
2003 La carte de France des revenus déclarés. Insee Première, (900). En ligne:
http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/IP900.pdf
2004 Čylbyga Ajny kančap syyrypkanyl?, Kyzyl, Tyvanyŋ nom ündürer čeri,
255 p.
SAT, Š. Č.
1987 Tyva dialektologija. Kyzyl.
617
SATLAEV, F. A.
1971 Koča-kan - starinnyj obrjad isprašivanija plodorodija u kumandincev.
Sbornik Muzeja antropologii i êtnografii, 27, pp. 130-141.
SCHADRON, GEORGES
2006 De la naissance d’un stéréotype à son internalisation. Cahiers de
l’Urmis, « Discrimination : perspectives de la psychologie sociale et de
la sociologie. » Mis en ligne le 8 décembre 2006, URL:
http://urmis.revues.org/document220.html (10-11).
SCHEID, JOHN
2005 Quand faire, c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains. Paris, Aubier
(Collection historique), 348 p.
ŠČIPKOV, ALEKSANDR
1998 Vo čto verit Rossija? Religioznye processy v postperestoičnoj Rossii. Kurs lekcij.
Saint-Pétersbourg, Izd. Russkogo Xristianskogo gumanitarnogo
instituta, 297 p. En ligne: http://www.religare.ru/book8.htm
SEROŠEVSKIJ, V. L.
[1896] 1993 Jakuty. Opyt êtnografičeskogo issledovanija. Moscou, ROSSPÊN,
713 p.
SHIROKOGOROFF, S. M.
1935 Psychomental Complex of the Tungus. Londres, Kegan Paul, Trench,
Trubner & Co., 469 p.
ŠIBAEVA, JO. A.
1954 Sistema rodstva u xakasov. Učenye zapiski Tadž. gos. universiteta. Serija
gumanitarnyx nauk, 2, pp. 121-136, 244-267.
SILBERSTEIN, JIL
2005 Dans la taïga céleste. Entre Chine et Russie, l’univers des Touvas. Paris, Albin
Michel (Latitudes), 492 p.
SLAVNIN, V. D.
1994 Žertvoprinošenie konja duxu-pokrovitelju roda u verxnix
kumandincev. In Problemy êtničeskoj istorii i kul’tury tjurko-mongol’skix
618
SLEZKINE, YURI
1994 Arctic mirrors. Russia and the small peoples of the North. Ithaca, Cornell
University Press, 456 p.
SPERBER, DAN
1974 Le symbolisme en général. Paris, Hermann (Savoirs), 163 p.
STÉPANOFF, CHARLES
2001 La poésie est-elle un langage privé ? Wittgenstein et le problème de la poésie.
Mémoire de maîtrise sous la direction de Ch. Chauviré. Université de
Paris-I, UFR de Philosophie, 78 p.
2005 Le costume chamanique et ses énigmes. Religions & Histoire, 5, pp. 45-
47.
SUAUD, CHARLES
1975 L’imposition de la vocation sacerdotale. Actes de la recherche en sciences
sociales, 3, pp. 2-17.
SUSLOV, INNOKENTIJ MIXAILOVIČ
1931 Šamanstvo i bor’ba s nim. Sovetskij Sever, 3-4, pp. 89-152.
SZYNKIEWICZ, SŁAWOJ
1979 What is wrong with some restrictive interpretations of the Crow-
Omaha terminologies. Ethnologia Polona, 5, pp. 137-144.
619
TADINA, N. A.
1999 Sistema terminov rodstva i êtiketnye normy obraščenija altajcev. In
Algebra rodstva, V. A. Popov éd., Saint-Pétersbourg, MAE RAN, pp.
222-236.
2005 Tri linii rodstva i avunkulat u altajcev. In Algrebra rodstva, vol. 9, Saint-
Pétersbourg, MAE RAN, pp. 255-265.
TALTAEVA, V. D. (éd.)
2005 Social’noe položenie i uroven’ žizni naselenija Respubliki Tyva. Statističeskij
sbornik, Kyzyl, Territorial’nyj organ Federal’noj služby
gosudarstvennoj statistiki po Respublike Tyva, 127 p.
TANOVA, E. T.
2006 Istorija vozniknovenija i razvitija pečati Tuvy. Kyzyl, Tuvinskoe knižnoe
izdatel’stvo, 96 p.
TAUBE, ERIKA
1972 Die Widerspiegelung religiöser Vorstellungen im Alltagsbrauchtum
der Tuwiner der Westmongolei. In Traditions religieuses et para-religieuses
des peuples altaïques, Paris, PUF, pp. 119-138.
TENIŠEV, Ê. R.
1986 Tuvinsko-russkij slovar’. Sovetskaja ênciklopedija, 648 p.
TIŠKOV, V. A. (éd.)
1994 Narody Rossii. Ênciklopedija, Moscou, Bol’šaja Rossijskaja
Ênciklopedija, 479 p.
620
TORUG-OOL, S. S.
1957 Ženščiny Tuvy - aktivnye učastnicy stroitel’sta kommunizma. In
Učenye zapiski, Kyzyl, NIIJaLI, pp. 135-141.
TROJAKOV, P. A.
1969 Promyslovaja i magičeskaja funkcii skazyvanija. Sovetskaja êtnografija, 2,
pp. 24-34.
TSCHINAG, GALSAN
[1999] 2001 Le Monde gris. Trad. D. Petit. Paris, Métailié, 237 p.
TURČANINOV, A. A.
2003 Urjanxajskij kraj. Otčet agronoma A. A. Turčaninova za 1915-1916 g.
In Tradicionnaja kul’tura tuvincev glazami inostrancev (konec XIX - načalo
XX veka), A. K. Küžüget éd., Kyzyl, Tuvinskoe knižnoe izdatel’stvo,
pp. 175-193.
TYŽNOV, P.
1902 Nagornaja žertva Minusinskix inorodcev. Enisejskie eparxial’nye
vedomosti, 6, pp. 190-192.
1980 Nomads of South Siberia. The pastoral economies of Tuva. Trad. M. Colenso,
introduction de C. Humphrey. Cambridge, Cambridge university
press, 289 p.
1909 Les Rites de passage, étude systématique des rites de la porte et du seuil, de
l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de
l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des
fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc. Paris, E. Nourry.
288 p.
VASILEVIČ, G. M.
1968 The acquisition of shamanistic ability among the Evenki (Tungus). In
Popular Beliefs and Folklore Tradition in Siberia, V. Diószegi éd., La Haye,
Mouton, pp. 339-349.
VLADIMIRTSOFF, B.
1948 Le régime social des Mongols. Le féodalisme nomade. Paris, Adrien-
Maisonneuve, 291 p.
WEBER, MAX
[1956] 1995 Économie et société. Trad. dirigée par J. Chavy. & É. de
Dampierre. Paris, Plon (Pocket), vol. 2, 424 p.
WERTH, NICOLAS
1999 Staline en son système dans les années 1930. In Stalinisme et Nazisme.
Histoire et mémoire comparées, H. Rousso éd., Bruxelles-Paris, Complexe-
IHTP-CNRS, pp. 45-78.
WITTERSHEIM, ÉRIC
2006 Des sociétés dans l’État. Anthropologie et situations postcoloniales en Mélanésie.
Paris, Aux lieux d’être (Sciences contemporaines), 195 p.
WITTGENSTEIN, LUDWIG
[1953] 2001 Philosophical investigations. The German text with a revised English
translation. Trad. G. E. M. Anscombe. Oxford-Malden-Carlton,
Blackwell publishing, 246 p.
622
XERTEK, L. K.
2003 O nekotoryx mifologičeskix êlementax svadebnoj obrjadnosti
Tuvincev. In Pis’mennoe nasledie tjurkov Meždunarodnyj simpozium,
posvjaščennyj 110-letiju dešifrovki orxono-enisejskoj pis’mennosti i 100-letiju
vyxoda v svet truda N.F. Katanova « Opyt issledovanija urjanxajskogo jazyka. »
14-17 oktjabrja 2003 g., Kyzyl, TIGI, pp. 105-107.
XLOPINA, I. D. [STARYNKEVIČ]
1978 Iz mifologii i tradicionnyx religioznyx verovanij Šorcev (po polevym
materialam 1927 g.). In Êtnografija narodov Altaja i Zapadnoj Sibiri, A. P.
Okladnikov éd., Novosibirsk, Nauka, pp. 70-89.
XOMUŠKU, O. M.
1998 Religija v istorii kul’tury tuvincev. Moscou, Institut êtnologii i antropologii
RAN, 177 p.
XOVALYG, MAADYR B.
2006 Xoozuraan Tyva - 2. 5 let spustja. Kyzyl, Risk, 27 p.
XUDJAKOV, I. A.
1969 Kratkoe opisanie Verxojanskogo okruga. Leningrad, Nauka, 437 p.
ZABELINA, V. A.
1973 Pervye šagi na puti raskrepoščenija ženščiny-tuvinki. In Učenye zapiski,
vol. 16, Kyzyl, NIIJaLI, pp. 81-89.
ZNAMENSKI, ANDREI A.
1999 Shamanism and Christianity: Native Encounters with Russian Orthodox
Missions in Siberia and Alaska, 1820-1917. Westport, Conn.,
Greenwood Press, 306 p.
ZOLA, LIA
[à paraître] Il corpo e le pratiche religiose nella Repubblica di Sacha
(Jacuzia). In Strategie del Corpo, E. D. Renzo éd., Rome, Bulzoni.
623
ARCHIVES
TIGI, f. 102, d. 411, 1961, Ist.-êtnograf. material o svadebnom obrjade. Moŋguš Dombyŋ, Dzun-
Xemčikskij r-n.
ARTICLES DE PRESSE
En langue touva
Čüldüm, Č. Šagaaga xamaaryštyr (« À propos du nouvel an šagaa »), Šyn 20 janvier 1966.
Êrensen, T. Xuurmak xamnar (« Des chamanes imposteurs »), Šyn du 28 oct. 1997.
Grač, Aleksandr. Čonnuŋ čančyldary artar užurlug (« Les coutumes du peuple doivent
rester »), Šyn du 5 février 1966.
Kančyyr-ool, S. I. Ada salgaan čajaan (« Un destin hérité de son père »). Šyn du 21 mars 2006
Kenin-Lopsan, M. Čoraan čeringe čargylyg (Un homme de conflit »), Šyn 18 juin 1998.
Ondar, Čaŋ-ool. Ovaa dagylgazy (« Un rite à l’ovaa »), Leninči oruk du 4 juillet 1992.
Xovalyg, Vladimir. Meni čop « ak xam » dêêril ? (« Pourquoi me dit-on ‘chamane blanc’ »),
Šyn du 30 mai 1998.
En langue russe
Moŋguš, Sajana. Staroe kladbišče v centre Kyzyla prisposobili dlja černoj magii. Pljus Inform
du 23 mars 2006.
Figure 1. Carte générale des peuples autochtones de Sibérie. Études mongoles et sibériennes
(n°22-23, 131).............................................................................................................................20
Figure 2. Populations turques de l’Altaï-Saïan. ...............................................................................21
Figure 3. Séance de cure chamanique chez les Khakasses. 1939 .................................................23
Figure 4. Hutte dans l’Altaï du Sud (čadyr). XXe siècle, Potapov 1953, 294.. ..............................24
Figure 5. Couple de Télenghites devant une yourte de feutre. Potapov 1953...........................24
Figure 6. Jeune Altaïenne. Musée de Novossibirsk........................................................................24
Figure 7. Famille chore devant une yourte de bois.. ......................................................................26
Figure 8. Chors aisés en costume de ville. .......................................................................................26
Figure 9. Chamane chez lesTchelkanes............................................................................................26
Figure 10. La république de Touva dans la carte administrative de la Fédération de Russie. .30
Figure 11. La république de Touva et ses régions (kožuun en touva, rajon en russe). ...............30
Figure 12. Dans la yourte de Nikolaj Kyrgys. Région d’Êrzin, 2002. .........................................32
Figure 13. Le campement d’Aleksandr Salčak. Région de Möŋgün-Tajga, 2002. .....................32
Figure 14. Baptême orthodoxe chez les Tofalars au début du XXe siècle...................................34
Figure 15. Vue de Kyzyl, capitale de la république de Touva. .....................................................36
Figure 16. Amir (à gauche) préparant un mouton avec son cousin dans leur campement d’été
(Süt-Xöl, 2006)...........................................................................................................................37
Figure 17. Êreksen Boranak dans sa maison à Kaa-Xem près de Kyzyl (2006)........................37
Figure 18. Xovalygmaa Kuular dans sa province natale de Süt-Xöl (2006)..............................38
Figure 19. « Le discours du camarade Staline » publié en première page du journal Šyn (« La
vérité ») en alphabet touva latin (8 janvier 1938)..................................................................48
Figure 20. Une chorégraphie touva contemporaine à Kyzyl lors des Rencontres
internationales de la jeunesse d’Asie et du Pacifique (2006)...............................................62
Figure 21. Publicité à Kyzyl pour la projection d’un « film éducatif » : « La réincarnation.
Faits scientifiques, écritures saintes, expérience de témoins. » (2006). .............................62
Figure 22. Chamanes autrichiens participant à une cérémonie collective à Tos-Dêêr. Août
2003..............................................................................................................................................78
Figure 23. Le local de la société Adyg-êêren, rue Ouvrière en 2003...............................................81
Figure 24. Généalogie du chamane altaïen Taštan (d’après Anoxin 1924, 124-125). (En rouge
les chamanes)............................................................................................................................102
Figure 25. Système de consanguinité touva ancien. Le genre d’ego est indifférent................108
Figure 26. Les termes d’affinité. Les germains aînés du conjoint sont à gauche, les cadets à
droite..........................................................................................................................................112
Figure 27. Termes désignant les affins de consanguins...............................................................113
Figure 28. Femmes du Xemčik en 1903-1904. Cliché de F. Kon (1934, 130).........................127
625
Figure 62. Chamane touva. Début du XXe siècle. Musée d’anthropologie et d’ethnographie de
Saint-Pétersbourg (Nioradze 1925, fig.14).. ........................................................................286
Figure 63. Chamane tofalar. 1911. Musée d’ethnographie des peuples de la Fédération de
Russie, Saint-Pétersbourg (Gurman 2006) ..........................................................................286
Figure 64. Le costume chamanique de Šoončur Sojan. Musée national touva, Kyzyl Van
Alphen dir. 1997 n°36, 39, 41................................................................................................286
Figure 65. La relation dyadique aux esprits avant l’investiture...................................................290
Figure 66. Le dispositif relationnel mis en place par le rite d’investiture. ................................290
Figure 67. Patte de cerf maral suspendue par Sergej Sat près de son campement (région de
Süt-Xöl).....................................................................................................................................296
Figure 68. La chamane Alesja Saarlyn montre le trou ménagé au niveau de l’aisselle dans son
costume. ....................................................................................................................................305
Figure 69. La circulation d’énergie à un étage selon Svetlana.....................................................307
Figure 70. La circulation étagée des forces selon Êreksen..........................................................309
Figure 71. Homme jouant Koča-kan chez les Chors, vallée du Mras, ulus Ust’-Kobyrzu....313
Figure 72. La coiffe de Xovalygmaa est ornée d’une plaque métallique figurant une tête de
loup. ...........................................................................................................................................333
Figure 73. Pierre en forme de tête de loup, un « cadeau » des maîtres de la taïga...................333
Figure 74. Bande dorsale avec ornementation classique. Touva ou Tofalar. Musée du Quai
Branly. Beffa et Delaby 1999, 72, fig. 18 d. .........................................................................338
Figure 75. Bande dorsale avec ornementation originale. Élément collecté par F. Kon chez les
Tožu en 1903-1904. Musée ethnographique russe n° 650-42. Gursman 2006, 264.....338
Figure 76. Un crâne d’ours d’une taille exceptionnelle. 2003.....................................................339
Figure 77. Kara-ool caressant son adyg-êêren. 2003........................................................................339
Figure 78. Ydyk ok « flèche sacrée » ancienne. 2003 ....................................................................340
Figure 79. Saaskan êêren, la pie. 2003...............................................................................................340
Figure 80. Tête sculptée laissée par un client. 2003 .....................................................................340
Figure 81. « Petit êêren » avec griffes d’ours patte de coq de bruyère, et petit küzüŋgü. ..........342
Figure 82. Coquille d’escargot. ........................................................................................................342
Figure 83. Les cailloux xuvaanak de Sergej. ...................................................................................342
Figure 84. Patte d’ours......................................................................................................................342
Figure 85. Cloche...............................................................................................................................342
Figure 86. Tarentule. .........................................................................................................................343
Figure 87. Défense de sanglier.........................................................................................................343
Figure 88. Ydyk ok « flèche sacrée » fabriquée par Sergej............................................................343
Figure 89. Motifs sur un tissu accompagnant un flèche ydyk ok ancienne. ..............................343
Figure 90. Le dos du manteau de Sergej ........................................................................................343
Figure 91. Un serpent de plastique sur la manche du manteau..................................................343
Figure 92. Corbeau sur l’épaule du manteau. ................................................................................344
Figure 93. Une cloche russe sur le dos d’un costume chamanique khakasse. Musée de
Minoussinsk, n° 3164. Butanaev 2006, cahier central........................................................347
Figure 94. Photographie de F. Kohn, 1903-1904. RÊM, n° 1134-142. Gursman dir. 2006, 83.
....................................................................................................................................................347
627
Figure 95. Photographie de F. Kohn, 1903 (détail). RÊM n°1134-147. Gursman dir. 2006,
293..............................................................................................................................................347
Figure 96. Coiffe du chamane Gennadyj. En bas à droite, une pièce commémorant les jeux
olympiques................................................................................................................................348
Figure 97. La même coiffe vue de face. On reconnaît un visage...............................................348
Figure 98. Coiffe chamanique touva collectée par Felix Kohn en 1904...................................350
Figure 99. Kara-ool vraisemblablement en 2001 .........................................................................352
Figure 100. Le même en 2003. ........................................................................................................352
Figure 101. Kara-ool en 2006. .........................................................................................................352
Figure 102. Cercle de verre utilisé par Olesija dans sa thérapie .................................................354
Figure 103. Modèle de clystère (klizma) utilisé par Olesija..........................................................354
Figure 104. Pendeloques métalliques de costume de chamane iakoute. Jochelson 1933, 110,
fig. 5 a-c.....................................................................................................................................369
Figure 105. Bélier portant un xög.Vajnštejn 1972, 38, fig. 2. ......................................................380
Figure 106. Après l’enterrement, on dépose alcool et nourriture sur la tombe.......................383
Figure 107. Le chamane Kara-ool dispose de la nourriture sur le bûcher (saŋ).......................392
Figure 108. Il verse de l’alcool (araga) dans le feu tout en s’adressant au défunt.....................392
Figure 109. Schéma du rituel du 49e jour.......................................................................................393
Figure 110. La vallée de l’Üstüü Iškin à gauche............................................................................405
Figure 111. Yourtes de bois de la vallée du Xüürektig. ...............................................................406
Figure 112. Mur à droite de la porte de la yourte de Tolja dans la vallée du Xüürektig. .......406
Figure 113. Êêen sur le mur à gauche de la porte..........................................................................406
Figure 114. Tolja façonne une figurine de pâte. ...........................................................................411
Figure 115. La chamane Xovalygmaa et son patient Tolja. ........................................................411
Figure 116. Tajylga avec peau de cheval sacrifié chez les Altaïens du Nord. Gluxov 1926, 100,
fig. 4. ..........................................................................................................................................425
Figure 117 Cuiller rituelle Tos karak (neuf yeux). Œuvre d’un artisan de Kyzyl. ....................427
Figure 118. Un femme nourrit le feu de lait. Ijime, région Čöön-Xemšik, 2006. ..................427
Figure 119. Un ovaa à Tere-Xöl. Région d’Êrzin, Touva, 2002..................................................427
Figure 120. Rite de consécration de « riche mélèze » (baj-dyt dagyyr). Xüürektig 2006. ...........428
Figure 121. À la fin du rite, l’assistance attache des rubans à l’arbre.........................................428
Figure 122. Bivouac de chasseurs chors avec un joueur de vielle..............................................448
Figure 123. La forge chez les Kalmouks, Pallas 1776-1801, I, pl. 5.. ........................................454
Figure 124. Zina, 66 ans, čattyg kiži, son neveu Viktor et sa petite-fille. 2006..........................459
Figure 125. Carte de la plaine de Têêli-Šolu..................................................................................462
Figure 126. Les variables de l’échange et de la filiation dans les compétences spéciales. ......479
Figure 127. Un chamane chez les Touvas. Cliché de F. Kohn, 1903. RÊM (n° 1134-143).
Gursman dir. 2006, 95. ...........................................................................................................486
Figure 128. Ongon bouriate. ..............................................................................................................490
Figure 129. Ongon bouriate Naxuraj................................................................................................490
Figure 130. Le chamane Kara-ool fumige son tambour à manche anthropomorphe............491
Figure 131. Poupée kiži-êêren suspendue sur le même tambour.................................................491
Figure 132. Représentation du chamane sur sa monture Kamnyŋ tyn burazy.............................491
628
Figure 133.Figures peintes sur la membrane d’un tambour altaïen. Anoxin 1924, 54 fig. 56.
....................................................................................................................................................492
Figure 134. Manche de tambour altaïen à double tête. Anoxin 1924, 53, fig.49. ....................492
Figure 135. La chamane Ljudmila Kara-oolovna trempe un fil dans le lait pour l’« animer »
avant de l’attacher au poignet de sa cliente allongée..........................................................547
Figure 136. Dončun-Ool coupe le fil qui relie sa patiente au kiži-êêren de son tambour........548
Figure 137. Le circuit du sort...........................................................................................................549
Figure 138. Réseau symbolique et social du chamane .................................................................550
Figure 139. Le type d’êêren domestique le plus répandu à Touva aujourd’hui. ........................552
Figure 140. Un êêren fait par Xovalygmaa suspendu au mur d’une yourte de bois dans la vallée
du haut Üstüü Iškin.................................................................................................................553
Figure 141. Un êêren personnel de Xovalygmaa. ...........................................................................553
Figure 142. Un êêren fait par Kombu-xam au pare-brise d’un habitant de Sug-Aksy. ............554
Figure 143. Un êêren de Kombu-xam sur le mur d’un magasin de Sug-Aksy (Süt-Xöl kožuun).
....................................................................................................................................................554
Figure 144. Vente de talismans bouddhiques et feng-shui à Kyzyl. .............................................560
Figure 145. Image-talisman du bodhisattva Vajrapani ................................................................560
Figure 146. Système touva contemporain des termes de consanguinité relevé dans la région
de Süt-Xöl.................................................................................................................................572
629
INTRODUCTION 7
I. Plan 11
II. Enquête et méthode. 13
III. Sources 15
A. Sources concernant le chamanisme des peuples turcs de Sibérie
méridionale. 15
B. Sources concernant les Touvas 16
IV. Un domaine : les peuples turcs de l’Altaï-Saïan. 19
A. Géographie 19
B. Populations 22
C. La population touva 30
V. Principaux informateurs 37
Laboratoire de rattachement :
Groupe sociétés, religions, laïcité. G.S.R.L. - UMR 8582. EPHE-CNRS
Site Pouchet 59-61, rue Pouchet 75849 Paris cedex 17