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ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES

- SECTION DES SCIENCES RELIGIEUSES -

Thèse pour obtenir le grade de Docteur de l’EPHE


en Anthropologie religieuse

Charles STÉPANOFF

LES CORPS CONDUCTEURS


Enquête sur les représentations du statut et de l’action rituelle des chamanes
chez les Turcs de Sibérie méridionale à partir de l’exemple touva

Sous la direction de Mme Roberte HAMAYON


Signé
numériquement

Charles par : Charles


Stépanoff
Nom DN : CN =
Charles Stépanoff

Signatur Stépano
C = FR O =
EPHE
Date : 2007.12.23
16:32:35 +01'00'

vérifiée !ff
e non Motif : Je suis
l'auteur de ce
document.

JURY :
M. Francis CONTE
M. Michael HOUSEMAN
Mme Caroline HUMPHREY
M. Jean-Luc LAMBERT
M. John SCHEID
M. Carlo SEVERI

Soutenance le 10 décembre 2007


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REMERCIEMENTS

Mes remerciements chaleureux vont d’abord à tous les Touvas qui m’ont accueilli, en
particulier aux éleveurs qui m’ont hébergé dans leurs familles, et à tous ceux qui ont
bien voulu me faire partager leurs connaissances, leurs expériences et leurs idées. Je
remercie tous les chamanes qui m’ont aidé, avec une pensée particulière pour
Ereksen Boranak et Xovalygmaa Kuular. J’ai trouvé en Mesdames Oksana Dambaa,
de l’université de Kyzyl, et Valentina Süzükej, de l’Institut TIGI, d’excellents
professeurs de touva. Les traductions des textes touvas publiés ici ont été réalisées
grâce à la participation et aux conseils de Kyzyl-Maadyr Simčit et de Ajlana Irgit dont
l’amitié m’a encouragé.
Je dois la plus vive gratitude à Madame Roberte Hamayon pour le soutien et les
encouragements qu’elle a accordé dès le départ à ma recherche ainsi que pour ses
conseils stimulants et son aide dans la réalisation de cette thèse. Cette étude, comme
on le verra, doit beaucoup à l’enseignement et aux travaux de Roberte Hamayon qui
ont renouvelé la connaissance et la compréhension du chamanisme sibérien.
J’aimerais rendre ici également hommage aux autres fondatrices des études
sibériennes en France, Mesdames Éveline Lot-Falck, Laurence Delaby et Marie-Lise
Beffa, avec l’espoir que ce travail s’inscrira dans la lignée de leur école.
Cette thèse a été réalisée grâce à une allocation de l’École pratique des hautes études
couplée à un monitorat à l’Université de Paris-IV. J’ai bénéficié pour mes séjours de
2006 d’une aide du GSRL, dont je remercie le directeur, Monsieur Jean-Paul
Willaime, pour sa confiance, ainsi que de l’UFR d’Études Slaves de l’université de
Paris-IV, grâce au soutien de Monsieur Francis Conte qui m’a chaleureusement
encouragé tout au long de cette thèse. L’École pratique des hautes études m’a
accordé un poste d’Assistant temporaire d’enseignement et de recherche qui m’a
permis d’achever la rédaction de cette étude.
J’exprime ma profonde reconnaissance à tous ceux qui m’ont encouragé et aidé dans
la réalisation de cette thèse. Benoît Bouet a été un infatigable compagnon de route.
Mon amie et collègue Ksenia Pimenova m’a orienté efficacement sur le terrain parmi
les sociétés chamaniques de Kyzyl. Nos discussions ont été pour moi un
enrichissement et une stimulation. J’ai aussi bénéficié des critiques et des conseils
avisés de Messieurs Yves Dorémieux, Grégory Delaplace, Jean-Luc Lambert, Michael
Houseman.
Je dois beaucoup à Guillaume Dutournier, Tristan Mauffrey, Yves Dorémieux,
Armand Erchadi et plus particulièrement Céline Dutournier pour leur lecture et leurs
conseils. Mon affectueuse reconnaissance va enfin à mes parents, mes frère et sœurs
qui m’ont soutenu et aidé, et à ma femme, Hanna, qui m’a apporté ses idées, m’a
accompagné quotidiennement dans ce travail depuis son commencement, et a éclairé
toute cette période de sa présence.
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ORTHOGRAPHE ET TRANSLITTÉRATION

Prononciation indicative п p «p»


а a «a» р r «r»
б b «b» с s «s»
в v «v» т t «t»
г g « g » de « gare » у u « ou » de « cou »
д d «d» ү ü « u » de « vue »
е e «e» ф f «f»
ё ë « yo » х x « ch » de l’all-d « nach »
ж ž « j » de « joue » ч č « tch »
з z «z» ш š « ch » de « chat »
и i «i» щ šč « ch » mouillé
й j « y » de « yack » ы y « i » postérieur
к k «k» э ê « ê » de « être »
л l «l» ю ju « you » de « yourte »
м m «m» я ja « ya » de « yack »
н n «n» ь ’ signe mou
ң ŋ « ng » de « ring » ъ ’’ signe dur. En touva, il
о o «o» note la pharyngalisation
ө ö « eu » de « peu » des voyelles.

Le tableau ci-dessus présente la translittération en alphabet latin des alphabets cyrilliques


utilisés dans les langues touva, mongole, russe. Pour faciliter la lecture, nous ajoutons une
prononciation indicative valable pour les termes touvas et russes mais pas pour les termes
mongols.
La langue touva est une langue turque du groupe Nord-Est comprenant dans son lexique
près de 40% d’emprunts au mongol.
Les termes touvas seront translittérés d’après leur orthographe contemporaine en cyrillique.
Cette orthographe, conçue pour faciliter la lecture des locuteurs russes, ne note pas toujours
la pharyngalisation des voyelles qui est en touva un trait distinctif à la différence des autres
langues turques. Cependant, comme beaucoup de nos sources ainsi que les dictionnaires de
référence du touva ont été publiés dans cette orthographe, nous avons préféré la garder
comme référence. Les termes mongols cités sont généralement translittérés à partir de leur
orthographe contemporaine en cyrillique.
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Noms de populations

Les noms de populations sont toujours conventionnels. Les auto-désignations en usage dans
la région décrite sont souvent peu commodes car plusieurs d’entre elles, comme čyš kiži
« homme de la forêt » ou tadar kiži « homme tatar », se retrouvent d’un groupe linguistique à
l’autre. Nous nous en tiendrons aux ethnonymes en usage dans la littérature ethnographique.
Nous utiliserons, plutôt qu’une translittération, qui conduit généralement à traiter
différemment les petits et les grands peuples (Šor et Iakoutes), les transcriptions francisées
courantes en suivant les solutions choisies par Marie-Lise Beffa et Laurence Delaby (1999,
201-212). Beaucoup de ces ethnonymes ont déjà fait leur apparition en français depuis le
XVIIIe siècle.
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LISTE DES ABRÉVIATIONS

alt. : altaïen du Sud (altaj-kiži)


ch.: chor
iak. : iakoute
khak.: khakasse
mong. : mongol
ru. : russe
tél.: téléoute
tv. : touva

IRGO : Société impériale russe de Géographie (Imperatorskoe russkjoe geografičeskoe obščestvo)


KPSS : Parti communiste d’Union soviétique (Kommunističeskaja Partija Sovetskogo Sojuza)
TNRP : Parti populaire révolutionnaire touva (en russe Tuvinskaja Narodnaja Revolucionarnaja Partija)
RAN : Académie des sciences de Russie (Rossijskaja Akademija Nauk)
RÊM : Musée ethnographique russe de Saint-Pétersbourg (Rossijskij êtnografičeskij muzej)
SO RAN : Section sibérienne (Sibirskoe otdelenie) de l’Académie des sciences de Russie.
TNR : République populaire de Touva (Tuvinskaja narodnaja respublika, en touva Tyva Arat Respublika)
TIGI : Institut touva des sciences humaines (Tuvinskij institut gumanitarnyx issledovanij). Appelé à
l’époque soviétique TNIJaLI.
TNIIJaLI : Institut touva de recherche scientifique en langue, littérature et histoire (Tuvinskij naučno-
issledovatel’skij institut jazyka, literatury i istorii).
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Introduction

À la question de savoir en quoi consiste ce que les Touvas appellent sünezin « âme »,
Amir, éleveur dans la vallée du Xüürektig, me fit la réponse suivante : « Nous, nous
ne savons pas : un homme simple ne sait pas » (bis bilbes, bödüün kiži bilbes). Pourtant,
je le découvris par la suite, Amir connaissait beaucoup de choses sur l’âme et ses
propriétés, de même qu’il pouvait donner des informations détaillées sur les mauvais
esprits aza, fin connaisseur qu’il était de ces « dires » čugaa, récits semi-légendaires et
contes qui colportent des représentations souvent précises de ces entités. Mais Amir
considérait qu’il ne savait pas et, après cet aveu, il ajouta aussitôt : « Il n’y a que le
chamane qui sait » (xam čügle bilir). Il préférait donc se fier à l’avis d’un chamane,
même si celui-ci était plus jeune que lui, et même si, venu de la ville comme il arrive
souvent aujourd’hui, il était bien moins connaisseur que lui des traditions touvas.
Devant un chamane, un homme comme Amir se tait et obéit. « On ne discute pas
avec les chamanes » (xam-bile margyšpas), disent les Touvas. De nombreuses actions
rituelles sont réputées indispensables au bonheur d’une famille, comme la création de
talismans ou les rituels d’offrandes au feu et à l’arbre protecteur. Mais pour les
accomplir, on estime nécessaire de faire venir un chamane, parfois de loin. Lorsque je
demandai à Amir pourquoi lui et les siens n’entreprenaient pas de réaliser eux-mêmes
ces actions, il me répondit en riant à nouveau : bödüün kiži bilbes, ce qui doit ici se
traduire par : « un homme simple ne peut pas le faire. »
Cet entretien avait lieu dans les montagnes du Saïan occidental, quinze ans après la
chute du régime communiste, dont la politique athéiste et égalitaire avait duré
pendant six décennies. Pourtant, la réponse d’Amir était exactement la même que
celle donnée régulièrement par les profanes touvas à la fin du XIXe siècle quand on les
questionnait sur les esprits et les âmes : bilbes-tir bis, « nous autres, nous ne savons pas,
nous ne pouvons pas. » (Katanov 1907 I, 8 ; II, 7, n° 122).
La question que nous allons aborder dans cette étude est la suivante : comment
expliquer cette définition de soi comme ignorant et comme inapte conjointement à
l’attribution au chamane d’un « savoir » et d’un « pouvoir » réunis ici dans l’unique
mot touva bilir ?
La rigoureuse division des tâches et des compétences entre spécialistes et profanes
qui se devine dans les propos d’Amir se retrouve chez les peuples voisins des
Touvas, en particulier les populations turcophones de Sibérie du Sud. Pourtant, il
n’en va pas partout ainsi en Sibérie. Les peuples de la famille paléo-sibérienne, dans
laquelle on inclut les Tchouktches, les Koriaks, les Kamtchadales, les Ioukaghirs et
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les Esquimaux, sont connus pour le peu de différence qu’ils font entre profanes et
chamanes. W. Jochelson (1905-1908, 47-48) et W. Bogoras (1904-1909, 413-414) ont
ainsi décrit respectivement chez les Koriaks et les Tchouktches ce qu’ils ont appelé
un « chamanisme familial » (family shamanism). D’après leurs observations, dans ces
populations, en dehors des rares chamanes professionnels, chaque famille possède un
tambour utilisé par tous ses membres lors des séances rituelles domestiques. Les
chamanes koriaks n’ont pas même de tambour personnel : ils empruntent ceux de
leurs clients (Jochelson ibid., 48). Au contraire, chez les Turcs de Sibérie méridionale,
seul un chamane peut posséder un tambour rituel et, de plus, si un non-chamane
venait à le toucher, on assure traditionnellement qu’il tomberait frappé de mort. Ces
règles sont toujours respectées chez les Touvas contemporains. La littérature
ethnographique parle dans ce cas de « chamanisme professionnel ».
On peut, à titre de première explication de ce contraste, évoquer une norme
culturelle qui imposerait une division des tâches différente chez les Paléo-Sibériens et
chez les Turcs. Ce qui est permis là est prohibé ici. Chez les Touvas existerait un
ensemble de règles définissant les actions que le profane peut accomplir et celles qui
relèvent de la spécialité du chamane. L’attitude modeste d’Amir révèlerait la force de
l’institution du chamanisme professionnel qui impose ces règles. Mais les notions de
chamanisme professionnel et de norme sont plus descriptives qu’explicatives. Il est
même assez difficile de discerner à quels mécanismes sociaux elles peuvent renvoyer.
On ne trouve pas en touva de mot pour « chamanisme », pas même la notion de « foi
noire », xar šašyn, en usage chez les populations mongoles bouddhisées (Banzarov
[1846] 1891). Il n’existe aucune organisation chargée de réguler l’accès à la fonction
de chamane, d’en garantir le statut et de définir les actions dont il a le monopole.
L’accès d’une personne au statut de chamane ne fait pas l’objet d’une prise de
décision de la communauté et l’on n’observe pas pour les chamanes de « rites d’union
à un groupement humain déterminé », comme Van Gennep le reconnaissait déjà
(1909, 152), ni de rite d’initiation ou d’intronisation conçu comme tel. Il n’existe pas
même de consensus sur la liste des actions interdites aux profanes. La seule chose qui
existe sûrement, c’est cette différence, simple et évidente pour chacun, qui met d’un
côté les chamanes et de l’autre les « gens simples ».
La retenue de ces derniers ne paraît pas être la simple application de conventions
sociales explicites, car l’attribution exclusive de privilèges à certaines catégories,
comme l’exercice de la violence, n’a jamais empêché des membres d’autres catégories
de tenter de s’en emparer, par exemple en acquérant et utilisant des armes réservées
aux personnes patentées. Or il est flagrant que le braconnage dans le domaine des
pratiques et des armes chamaniques n’existe pas et ne paraît même pas concevable,
alors qu’il serait économiquement plus avantageux pour une famille de confier à ses
anciens l’exécution de ses rituels domestiques.
Pierre Clastres a affirmé que, dans les petites sociétés amazoniennes sans État, la
chefferie est, par essence, dépourvue de pouvoir et constitue une institution sans
autorité (1974, 175). Dans le cas du chamane touva, nous nous trouvons au contraire
devant une figure d’autorité en quelque sorte spontanée, sans organisation
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institutionnelle : l’autorité moins l’organisation. Cette autorité ne s’appuie pas non


plus sur les terminologies et les relations de parenté, pas plus que sur la hiérarchie,
universelle dans les sociétés touvas et voisines, des aînés et des cadets.
Comment expliquer, en l’absence d’organisation légitimante reconnue, la force et la
stabilité de l’autorité qu’exercent les chamanes sur des groupes ? Quels sont les
mécanismes qui retiennent les profanes d’empiéter sur les actions chamaniques et
plus généralement de s’affirmer à volonté chamane puisque aucune autorité politique
ni sociale ne l’interdit ? Comment se construit, s’impose et se reproduit le monopole
des chamanes sur certaines actions ?
Un concept paraît pouvoir fournir une explication aisée : s’il n’existe pas d’institution
de type clérical, l’autorité du spécialiste rituel doit avoir pour fondement son
« charisme » personnel. Mais, de la même manière que pour la « norme », il y a un
aspect circulaire dans les explications qui mobilisent le « charisme ». Comme le
remarque justement P. Bourdieu, les notions comme le charisme de M. Weber
risquent de constituer des « concepts-écrans » qui « empêchent de s’interroger sur les
raisons des effets qu’ils ne font que désigner » (1982, 152).
Si l’on cherche à prolonger l’exploration au-delà de ces explications rapides, deux
pistes se présentent. En l’absence de structure sociale assurant le respect de la
répartition des tâches, on peut supposer l’existence, chez les agents, d’un modèle
représentationnel implicite particulier, profondément établi, concernant la personne
du chamane. Ainsi certaines propriétés et facultés spéciales doivent lui être attribuées
dans son esprit ou son corps pour qu’il soit supposé capable d’accomplir les actions
rituelles dont il a le monopole. Dans cette perspective, on se demandera si, dans les
conceptions indigènes, ces caractères peuvent être acquis et, dans le cas où certains
d’entre eux sont présumés innés, comment ils sont supposés se manifester et se
transmettre.
Une autre approche consiste à s’interroger sur la logique des rapports symboliques et
interactionnels entre chamanes et profanes. On examine notamment dans ce cadre
les schémas relationnels mis en place dans les rituels, les modes d’identification qu’ils
génèrent et les types de puissance qu’ils impliquent. L’objectif est de comprendre,
non seulement pourquoi le chamane est perçu comme chamane, mais en même
temps pourquoi les autres se définissent eux-mêmes comme « hommes simples »
inaptes, ce qu’on n’observe pas dans le « chamanisme familial » des Paléo-Sibériens.
Deux optiques se présentent donc, l’une représentationaliste, centrée sur la catégorie
des chamanes et les inférences cognitives qu’ils suscitent, l’autre plus relationnelle,
voire holiste, qui examine en un système hiérarchique les rapports des différents
statuts et spécialités en présence. Elles seront toutes deux empruntées au cours de
cette thèse.

L’absence d’organisation institutionnelle chamanique doit aussi, en elle-même,


provoquer un questionnement. Une conception si nette de la différence entre le
statut de profane et celui de chamane, si elle n’est pas produite par une telle structure,
paraît devoir en favoriser l’émergence. Or, d’après les sources occidentales remontant
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au XVIIIe siècle, rien de semblable n’a été observé, du moins jusque dans les années
1990, où des organisations associatives chamaniques sont apparues à Kyzyl, la
capitale de la république autonome de Touva. Deux séries de questions se posent
alors : d’abord, comment comprendre qu’aucune organisation ne soit apparue plus
tôt ? Peut-on discerner des mécanismes internes au chamanisme s’opposant à
l’émergence d’une structure organisée réunissant plusieurs chamanes ? Il faut ensuite
se demander comment l’apparition d’associations a été possible dans la période
contemporaine. Les mécanismes centrifuges anciens ont-ils disparu ? La conception
ancienne de ce qu’est un chamane a-t-elle été abandonnée et faut-il dire, pour éviter
toute confusion, que l’on est passé du « chamanisme » au « néo-chamanisme » ?
Il serait difficile d’aborder ces questions sans une définition au moins provisoire du
chamanisme. Arnold Van Gennep a jadis critiqué avec raison l’usage du mot
chamanisme au sens de « religion », c’est-à-dire de corps de « croyances », et proposé
d’y voir plutôt un « fait socio-religieux » définissant un rôle central pour la personne
du chamane (1903, 55-56). Dans cette voie, qui suggère d’accorder aux relations une
attention non moins grande qu’aux représentations, nous proposons de donner à la
notion de chamanisme une acception assez précise, moins large que d’ordinaire. Par
chamanisme, nous entendrons un ensemble complexe et hétérogène de discours,
représentations, schèmes implicites et dispositifs relationnels qui impliquent
logiquement et souvent favorisent pratiquement l’apparition de chamanes1.
Autrement dit, nous ne traiterons pas le chamanisme comme un système d’idées, une
conception du monde, mais plutôt comme un dispositif pratique centré sur la
personne du chamane. En effet, les conceptions touvas des rapports des hommes à la
nature et aux esprits dépassent largement la question de la différence entre chamanes
et profanes puisqu’on peut en retrouver les principes chez les populations sibériennes
dites à « chamanisme familial » et dans des régions sans chamanes. Selon notre
définition, il n’y a chamanisme que lorsque, en plus de ces conceptions, se distingue,
opposée à celle des « gens ordinaires », une catégorie d’humains clairement définie,
dans laquelle on peut reconnaître des « chamanes ». On les identifiera comme tels à
au moins deux traits : un monopole sur certaines actions rituelles importantes pour
tous leur est attribué ; ce monopole n’est pas garanti par une organisation sociale.
On tâchera dans cette étude de décrire les hypothèses et les représentations que les
Turcs de Sibérie méridionale forment à propos de l’origine des capacités qu’ils
prêtent à leurs chamanes. Lorsqu’un chamane affirme qu’il compte sept chamanes
parmi ses ancêtres, il est évidemment impossible de le vérifier. Il n’existe pas
d’archives touvas anciennes. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas d’établir si ce
chamane a bien sept ancêtres chamanes, ou seulement cinq ou aucun, mais plutôt

1 Cette définition est en somme fidèle à l’origine du mot « schamanisme » que le traducteur anonyme
de Georgi (1776-1777) forgea à partir du nom du « schamane » pour rendre en français Das
schamanische Heidentum. Un néologisme voué à un succès immédiat.
Le mot chamane lui-même a été introduit dans les langues d’Europe occidentale par le récit de voyage
d’Adam Brand et ses traductions (1698, 1699). Brand avait appris ce terme des Russes de Sibérie qui
l’employaient depuis longtemps comme en témoignent les archives administratives (Potapov 1978). Le
russe šaman est lui-même emprunté au nom du chamane toungouse, saman (Lot-Falck 1977a).
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pourquoi, comme son voisin et comme l’immense majorité des chamanes de la


région qui nous occupe, il estime indispensable d’avoir des ancêtres chamanes pour
être chamane. Quel est ce modèle du chamane authentique qui oriente la
construction qu’il fait de son identité et de son ancestralité ?
Le matériau de cette étude ne sera donc pas constitué par les mécanismes objectifs de
la reproduction sociale des chamanes, qui permettraient de décrire la sociologie réelle
de cette catégorie, mais par les récits rétrospectifs des chamanes et de leur entourage,
les mythes sur les chamanes fondateurs, et tout ce qui fournit un éclairage sur ce
qu’on peut appeler la « sociologie indigène » des chamanes.
Les interprétations avancées devront être suffisamment affranchies des contextes
locaux pour pouvoir rendre compte de la persistance du phénomène et de
l’étonnante stabilité de ses principes dans l’espace et le temps parmi des populations
soumises aux processus historiques souvent brutaux qu’ont été la colonisation
soviétique et, auparavant, la christianisation ou la lamaïsation selon les cas. C’est
seulement lorsqu’on aura tenté de dégager un modèle explicatif commun, valable
pour les faits décrits en Sibérie méridionale du XVIIIe au début du XXe siècle et
observés dans nos enquêtes à Touva au début du XXIe, qu’il sera possible de décrire
avec précision les éventuelles tendances divergentes récentes.

I. Plan

Notre réflexion prendra souvent le tour d’une enquête dialectique confrontant des
hypothèses. C’est que la richesse et la complexité des faits observés sur le terrain et
collectés dans les sources anciennes n’incitent que rarement à une interprétation
unique immédiate.
Le premier chapitre (« Historique de la situation religieuse à Touva ») aura pour but
de situer le phénomène chamanique contemporain dans le contexte historique des
grands empires qui ont laissé leurs marques par les différents courants religieux qu’ils
ont soutenus et dans le contexte politique lourd de l’héritage soviétique. On insistera
particulièrement sur l’évolution de la politique soviétique et des moyens mis en
œuvre pour lutter contre le chamanisme. En même temps qu’il recourut à la
répression, le pouvoir soviétique s’efforça de constituer la population touva en
« nation » : nous montrerons que la conception de l’identité culturelle ainsi construite
a eu un rôle déterminant dans la forme qu’a prise le chamanisme au cours de sa
réapparition dans les années 1990.
On abordera ces événements dans le chapitre suivant (« Kyzyl, capitale du
chamanisme ») : on y verra comment les associations chamaniques ont été créées,
quel nouveau cadre elles ont organisé pour la pratique rituelle et quelles sont leurs
relations entre elles. Nous examinerons la question de savoir si l’on peut parler à leur
propos d’un « clergé chamanique ». Selon nous, l’extrême instabilité des associations
et l’indépendance de leurs membres amènent à conclure à un échec de la tentative
12

corporatiste. Pour en comprendre les causes, nous explorerons les représentations


concernant la qualité de chamane. Nous verrons que le modèle de l’essentialisme
social, et la notion d’« espèce sociale », proposée par Pascal Boyer apportent un
éclairage utile sur de nombreuses attentes des profanes évoquant un trait sous-jacent
inné propre aux chamanes (chapitre III « Devenir prédestiné »). La question de la
transmission intergénérationnelle de ce trait nous conduira à tenter de faire un
tableau des relations de parenté chez les Touvas avant la période soviétique. Nous
nous pencherons en particulier sur les questions de la filiation et de la descendance,
des rapports entre héritage et hérédité et de la place des transmissions par les femmes
(chapitre IV « La concurrence des héritages »). Après cette mise en contexte, nous
pourrons revenir à la qualité chamanique et à son héritage. Le chapitre V (« Nature,
relations, nature relationnelles ») commencera par l’examen de plusieurs objections à
l’hypothèse essentialiste. On s’interrogera sur l’existence, pour les Touvas, de la
notion de « nature » qui paraît être impliquée par un schème essentialiste ; on
remarquera également l’importance des relations spéciales prêtées aux chamanes, et
surtout la diversité qu’ils s’attachent à manifester les uns par rapport aux autres et qui
s’accorde peu avec le modèle de l’espèce animale. Nous apporterons les corrections
nécessaires au modèle et nous l’observerons ensuite en pratique dans les relations des
chamanes contemporains à leurs clients. La question de l’authenticité des chamanes
apparaîtra comme un moteur dans la diffusion et la stabilisation du schème
essentialiste. Chez les Turcs de Sibérie méridionale, elle se pose dès le plus jeune âge
lorsque l’on examine dans le comportement et le corps de l’enfant s’il ne présente pas
les indices de la qualité chamanique. La suite des étapes traditionnelles de la
reconnaissance comme chamane met en scène une articulation complexe du principe
essentialiste et de l’attribution de relations avec des agents spéciaux, les esprits. Une
personne reconnue comme un authentique chamane accède ensuite, dans les faits, à
l’exercice de la fonction par l’acquisition des instruments rituels que sont le costume
et le tambour. Dans le chapitre qui traite de ces faits (« Équiper le naturel »), nous
tenterons de préciser le dispositif anthropologique par lequel le chamane, à cette
étape, change radicalement son attitude relationnelle à l’égard des esprits aussi bien
que des hommes.
Le chapitre VII (« Les corps conducteurs ») s’attachera à définir les propriétés
relationnelles dont l’attribution très matérielle au corps du chamane permettent de le
concevoir comme une manière d’espace poreux entre le domaine des esprits et celui
des hommes. C’est ce corps particulier qui doit permettre au chamane de jouer, dans
sa pratique rituelle, un rôle de conducteur dans un vaste circuit.
Cette pratique chamanique, nous le montrerons dans le chapitre VIII, est marquée
par une grande originalité individuelle. Selon nous, la diversité des pratiques et des
styles n’est pas un phénomène contemporain, elle est une conséquence directe des
conceptions entourant la qualité de chamane. C’est dans le chapitre suivant que nous
examinerons la mise en œuvre concrète, par la pratique rituelle, des différentes
propriétés prêtées au chamane. On y analysera les schémas relationnels qui s’y
mettent en place et attribuent au chamane et aux profanes des identités complexes
13

souvent construites en opposition l’une avec l’autre. Ceci nous amènera à considérer
la figure du chamane d’un point de vue global qui le replace dans l’ensemble des
autres catégories, celles des « gens ordinaires » et des autres spécialistes. On verra
alors se dessiner une « économie des compétences magiques » (chapitre X) qui
répartit inégalement entre les agents types de discours et types d’actions.
Le dernier chapitre, « L’âge des sorts », abordera un phénomène qui a pris une
ampleur considérable dans le chamanisme contemporain : la sorcellerie. Dans le
diagnostic, les esprits sont aujourd’hui moins mis en cause que l’action maléfique de
certains humains ou, plus précisément, certaines humaines. On tentera d’analyser les
raisons de cette reconfiguration et de la puissance nouvelle attribuée à certaines
femmes. Nous verrons que la nouvelle représentation du mal que la sorcellerie
implique entraîne un changement profond dans la conception de la nature du
chamane.

II. Enquête et méthode.

Nous avons effectué en république de Touva quatre séjours en 2002, 2003 et 2006,
d’une durée totale d’un an. Nous avons séjourné dans la région de Möŋgün-Tajga
dans le campement d’Aleksandr Salčak, éleveur de yaks et de moutons, dans la région
d’Êrzin chez Nikolaj Kyrgys, éleveur de chameaux, dans les montagnes du Tannu-ola
(taŋdy) au campement d’Aleksandr (Saša) Ondar et près du lac Süt-Xöl, dans la vallée
de l’Üstüü Iškin au campement de Sergej Sat. L’étude des sociétés chamaniques, les
entretiens avec leurs clients mais aussi le travail d’archive se sont faits dans la capitale,
Kyzyl. Nous avons collaboré principalement avec les chamanes des sociétés Adyg-
êêren et Düŋgür qui ont admis notre présence en échange d’une rémunération2 et de
cadeaux réguliers. Par ailleurs, nous avons rencontré trois chamanes n’appartenant
pas à des sociétés chamaniques ainsi que différents autres spécialistes rituels.
Notre étude des sociétés chamaniques a puisé dans trois domaines : l’observation des
interactions rituelles et non rituelles entre les chamanes et leurs clients, les entretiens
avec les chamanes et les entretiens avec les clients. En 2003, pour l’observation de la
pratique chamanique, nous avons eu recours au film qui nous a permis de mener une
analyse précise des interactions, impossible autrement. Les dialogues en touva des
trente heures de prise de vue ont été presque intégralement traduits en français3. En
2006, nous avons utilisé seulement l’enregistrement sonore et la prise de note.
Les premiers entretiens avec les chamanes membres de sociétés ont été parfois
formels, car à Kyzyl beaucoup connaissent le discours attendu par les Occidentaux.
Mais au fil des rencontres et des amitiés, certains chamanes aiment à faire de

2 Environ 3 000 roubles (moins de 100 euros) pour Adyg-êêren entre 2003 et 2006, et 300 roubles
(moins de 10 euros) pour Düŋgür.
3 Ces matériaux ont été montés dans un film documentaire, Esprit nouveau (2004, 73 min., son Benoît

Bouet, avec la participation de Ksenija Pimenova) présenté en 2005 au Bilan du film ethnographique
(Musée de l’Homme).
14

l’ethnographe un confident. Ceci nous a permis de pénétrer plus avant dans la trame
des conflits qui agitent les sociétés et demeurent invisibles à l’observateur pressé qui
conclura un peu vite à l’existence de corporations chamaniques.
Le contact avec les clients des chamanes urbains est difficile car la situation délicate
qu’ils éprouvent les incite peu à se confier à un étranger. Les blancs, généralement
pris pour des Russes, suscitent la méfiance.
Les entretiens ont été menés au début surtout en russe, puis, à mesure de mon
apprentissage de la langue, en touva. Le plus souvent, les deux langues étaient mêlées
au cours de la conversation. Dans la suite de cette étude nous fournissons en langue
originale les extraits d’entretiens et les dialogues menés en touva qui ont été
enregistrés.
Un entretien au ministère de la Justice et la consultation de la presse nous ont permis
de préciser le tableau des sociétés chamaniques de Kyzyl.
En dehors des sociétés, nous avons rassemblé en province, notamment chez les
éleveurs, des témoignages sur les anciens chamanes de l’époque soviétique ou pré-
soviétique, des contes, et des récits d’expériences personnelles. La vie chez les
nomades et la participation à leurs travaux quotidiens a été l’occasion d’observer leur
pratique rituelle ainsi que leur rapport aux objets rituels, les êêren.
Les descriptions des représentations et des pratiques chamaniques chez les autres
peuples de l’Altaï et les Khakasses s’appuient sur des sources décrivant la période
pré-soviétique. Par commodité nous les ferons souvent au présent dans les chapitres
consacrés aux principes que nous estimons inchangés du chamanisme.
Comprendre l’évolution du chamanisme nécessite d’observer l’évolution des
problèmes auxquels les pratiques chamaniques ont à répondre. C’est pourquoi nous
nous efforcerons de contextualiser autant que possible les questions que nous nous
posons concernant le cas touva, en faisant appel à des données historiques,
sociologiques et démographiques sur la société touva. Ignorer les transformations
brutales qu’a connues la société touva, la crise économique qui a réduit à néant le
système industriel et agricole mise en place à l’époque soviétique, l’omniprésence
d’une violence qui fait de Touva l’une des régions au monde les plus dangereuses,
tenter d’expliquer le chamanisme et ses évolutions par une logique interne serait
manquer de réalisme.

Les matériaux qui seront présentés dans cette thèse ne peuvent donner qu’un aperçu
limité de la complexité des phénomènes qui s’entrecroisent dans ce que nous
nommons chamanisme. Le cas touva lui-même, sur lequel nous nous appuyons en
priorité, n’est qu’un exemple parmi les situations diverses des peuples de l’Altaï-Saïan.
Toutefois, nous espérons que les principes que nous tenterons de dégager aideront à
approcher cette complexité plus aisément et permettront à d’autres d’en découvrir de
nouveaux aspects. Si notre présentation de l’ethnographie russe et nos traductions
des textes turcs et des témoignages de nos informateurs contribuent à faire mieux
connaître ces populations, ce travail aura porté ses fruits.
15

III. Sources

A. Sources concernant le chamanisme des peuples turcs de


Sibérie méridionale.

Pour l’étude du chamanisme des peuples turcs de Sibérie méridionale, nous nous
appuierons sur une vaste littérature ethnographique accumulée depuis le XVIIIe siècle,
majoritairement en russe, mais aussi en allemand et dans d’autres langues4. Malgré un
point de vue hostile à l’égard des chamanes, les académiciens encyclopédistes
allemands envoyés par les tsars explorer la Sibérie au XVIIIe siècle ont accompli dans
des conditions extrêmes un travail de pionnier d’une précision et d’un soin
remarquables qu’on ne retrouve pas toujours chez les observateurs bienveillants qui
les ont suivis au XIXe siècle. Johann Georg Gmelin (1709-1755) a décrit dans Reise
durch Sibirien (1751-1752) l’habitat, les mœurs et le chamanisme des Téléoutes, des
Chors, des Toubalars et des Katchines qu’il a rencontrés lors de la « seconde
expédition kamtchadale » dans les années 1730. On doit à Peter Simon Pallas (1741-
1811) d’intéressants renseignements sur les chamanes sagaïs, kyzyls et koïbals ainsi
que sur les rites collectifs de printemps recueillis au cours de l’expédition de 1768-
1774 (Reise durch verschiedene Provinzen des Rußischen Reichs 1771-1776). Son confrère et
compagnon de route, Johann Gottlieb Georgi (1729-1802) a rassemblé les matériaux
de ses prédécesseurs et les siennes dans une description encyclopédique
monumentale des peuples de l’empire russe, Description de toutes les nations de l’Empire de
Russie (publié simultanément en allemand, en russe et en français en 1776-1777).
Georgi a consacré au « schamanisme » (dans le texte allemand schamanische Heidentum
et dans le russe Šamanskij jazyčeskij zakon) un chapitre de cette œuvre dans lequel,
pour la première fois, est tentée une description synthétique des pratiques sibériennes
en rapport avec un système de pensée commun.
Il manquait aux savants du XVIIIe siècle d’avoir appris les langues turques : c’est ce
que feront les prêtres de la mission de l’Altaï dont la figure la plus brillante est
l’archiprêtre Vasilij Ivanovič Verbickij (1827-1890), auteur de nombreux articles sur
les Altaïens du Nord et d’un dictionnaire de langue altaïenne publié en 1887. Sa
synthèse posthume (1893) sur les Altaïens est d’une grande richesse ethnographique
et linguistique. Parmi les missionnaires, on peut signaler le Père Putilov, auteur de
précieux articles sur les Touvas (1885, 1887), les premiers inspirés par une démarche
ethnographique.
Le fondateur de la turcologie moderne est Friedrich Wilhelm Radloff (1837-1918),
auteur d’un utile dictionnaire comparatif des langues turques (Radlov 1893-1911) qui
reste inégalé à ce jour. Le récit de son voyage à Touva et ses données sur la
mythologie altaïenne et les sacrifices sont d’une grande valeur (dans Aus Sibirien,
1884). Il a publié un vaste corpus de textes originaux, accompagnés de leur

4Nous ne mentionnerons ici que les sources primaires publiées par des auteurs ayant voyagé chez les
peuples qui nous intéressent.
16

traduction en allemand ou en russe, recueillis chez différentes populations turques,


dans la série Proben der Volkslitteratur der türkischen Stämme (10 tomes, 1866–1907). Le
neuvième tome (1907 I et II) a pour auteur le linguiste khakasse Nikolaj Fedorovič
Katanov (1862-1922), frère d’un missionnaire qui a étudié le chamanisme : cet
ouvrage constitue une mine d’informations de première main sur les Touvas, les
Tofalars et les différents groupes khakasses. On y trouve ainsi 1410 textes en langue
touva qui vont de la simple devinette au conte, avec de nombreuses chansons, des
commentaires divers intéressant l’historien et l’ethnologue, ainsi que des invocations
chamaniques. Ce corpus a été recueilli par Katanov en pays touva en 1889 en vue
d’une thèse de philologie soutenue à l’université de Saint-Pétersbourg, la première
étude sur la langue touva (1903).
L’explorateur et savant Grigorij Nikolaevič Potanin (1835-1920) voyagea en
Mongolie du Nord et dans l’Altaï russe en 1876-1877 et en 1879-1880 pour le
compte de la Société impériale russe de Géographie (IRGO). Il ne connaissait pas les
langues altaïennes mais a rassemblé, notamment chez les Altaïens et les Touvas, un
matériau ethnographique considérable (descriptions, dessins, traductions de récits,
mythes et épopées) publié principalement dans le quatrième tome, de plus de mille
pages, de ses Očerki po severo-zapadnoj Mongolii (1883). Son épouse Aleksandra
Viktorovna Potanina (1843-1893), qui l’accompagnait et perdit la vie au cours d’une
expédition, fut particulièrement attentive au style individuel des chamanes rencontrés
(1895).
On doit à Andrej Viktorovič Anoxin (1867-1931) de vastes données sur les
représentations chamaniques des Altaïens du Sud ainsi que plusieurs dizaines de
généalogies de chamanes détaillant leurs ancêtres (1924). Grâce à ses talents de
linguiste et d’ethnologue, la brillante élève de L. Ja. Šternberg et V. G. Bogoraz,
Nadežda Petrovna Dyrenkova (1899-1941) a recueilli chez les Téléoutes, les Chors et
les Altaïens du Sud, d’importants matériaux dans les domaines de la parenté et du
chamanisme. Elle est l’auteur d’une synthèse sur « l’acquisition du don chamanique
chez les tribus turques » (1930). En raison de sa fin tragique dans le blocus de
Leningrad, elle a laissé de nombreux travaux inédits. Dmitrij Funk, de l’Académie des
Sciences de Russie, a publié partiellement les archives d’Anoxin et de Dyrenkova
notamment dans un ouvrage érudit sur les chamanes et les conteurs chors et
téléoutes où l’auteur utilise également ses propres données de terrain (2005).
Plusieurs synthèses publient des documents inédits et des matériaux ethnographiques
neufs : ce sont les travaux de N. A. Alekseev sur les Turcs de Sibérie (y compris les
Iakoutes) (1984) et, plus anthropologique, de Ê. L. L’vova et alii (1988).

B. Sources concernant les Touvas

Les sources consacrées en propre aux Touvas sont moins riches que celles
concernant l’Altaï russe en raison des difficultés d’accès de la région et, les deux faits
sont liés, de la tardive colonisation russe. En dehors des auteurs déjà nommés, la
17

première description écrite des Touvas signée par un témoin oculaire est celle d’Egor
Pesterev, espion russe, qui, « excité par la curiosité », décida de s’enfoncer dans le
pays touva (1793). On trouve quelques renseignements dans l’ouvrage en français
(1845) relatant l’expédition de Tchikhatcheff (1808-1089) en 1842 dans l’Altaï, en
pays touva et kazakh.
Evgenij Jakovlev (1870-19 ??) a mené une enquête (1900) d’une grande précision
auprès d’informateurs touvas et russes mais sans se rendre lui-même en pays touva
(d’après Kon). P. E. Ostrovskix fut envoyé par la Société russe de géographie chez
les éleveurs de rennes tožu, mais l’expédition échoua partiellement5 et ne donna lieu
qu’à des résultats succincts (1898). Comme pour d’autres peuples sibériens,
l’ethnographie touva doit beaucoup à la nation polonaise6. Felix Kohn (1864-1941)
(que nous citons comme auteur sous son orthographe russe, Feliks Kon), socialiste
polonais exilé en Sibérie, a voyagé chez les Touvas en 1903-1904. Il en a rapporté
d’excellentes photographies, en particulier des portraits de chamanes, des objets
aujourd’hui conservés au Musée ethnographique de Russie (Saint-Pétersbourg) et un
ouvrage d’une grande précision sur tous les domaines de la vie des Touvas.
Le sinologue autrichien Otto Mänchen-Helfen (1894-1969) a fait un récit très vivant
de son voyage à Touva en 1929. Nous avons également trouvé d’utiles
renseignements dans une source rare, totalement ignorée de la littérature soviétique,
le livre (1915) du norvégien Ørjan Mikael Olsen (1885-1972) que nous avons
consulté dans sa traduction espagnole de 1921. Il a publié une description détaillée
d’un rituel chamanique et de nombreuses photographies. Deux articles en français
(Chalon 1904 et Bounak 1928) fournissent quelques données sur la position de la
femme et les rapports entre chamanes et lamas.
Les époux Potanin, Jakovlev7, Kohn, Ostrovskix, Olsen et Mänchen-Helfen ont tous
rencontré des chamanes touvas et décrit des rituels auxquels ils ont assisté
personnellement. Malheureusement, ils ne connaissaient pas la langue touva et
utilisaient des interprètes. Katanov est le seul auteur qui ait appris la langue, mais ses
travaux ethnographiques sur les Touvas, peu nombreux du reste, sont restés en partie
inédits. La littérature ultérieure, essentiellement l’ethnographie soviétique, si elle a
l’avantage de la précision professionnelle, extrêmement riche pour la culture
matérielle, ne s’appuie, concernant le chamanisme, presque que sur des témoignages
oraux et non sur l’observation en raison de l’interdiction des pratiques.
Il faut noter que l’ « ethnographie » soviétique s’est constituée idéologiquement au
début des années 1930 en opposition à l’ « ethnologie populiste » antérieure supposée
fondée sur le mythe d’une « empathie » avec les indigènes. Conséquence regrettable,
la pratique de longs terrains et l’apprentissage des langues indigènes ont dès lors

5 Vajnštejn 1961, 3.
6 Dans son cours au Collège de France de 1842, Adam Mickiewicz signalait déjà, à juste titre, l’apport
décisif des Polonais à la connaissance du chamanisme sibérien. Il affirma même à propos de ses
compatriotes déportés par le gouvernement russe : « Les exilés en Sibérie sont aussi des espèces de
chamans. » (Mickiewicz [1849] 2005, 134).
7 Dans la steppe de Minoussinsk pour ce dernier.
18

souvent été négligés au profit d’études ponctuelles très minutieuses privilégiant la


culture matérielle.
L’historien et ethnologue Leonid Pavlovič Potapov (1905-2000), qui fut l’un des
idéologues de ce tournant, avait bénéficié de la formation antérieure de la vieille
école. Grâce à sa connaissance des langues turques, son étude approfondie des
archives, ses enquêtes de terrain menées sur plusieurs décennies chez les Altaïens du
Nord, du Sud et les Touvas, il a fait réaliser de grandes avancées à la connaissance de
l’histoire, du régime social et des représentations traditionnelles de ces populations. Il
est l’auteur d’un article sur le culte des montagne dans l’Altaï (1946) et d’une synthèse
très riche sur le rite d’animation du tambour chez les Altaïens du Nord (1947). Nous
recourrons abondamment à ses nombreux travaux sur l’Altaï, notamment ses articles
et son ouvrage de synthèse sur les Touvas (1969). Ce dernier est le résultat d’une
« expédition complexe » de grande ampleur qu’il dirigea à partir de 1956, et qui fit
progresser de manière décisive la connaissance des Touvas (Potapov dir. 1960 et
1966). Comme à l’accoutumée dans les lourdes mais efficaces expéditions soviétiques
de cette époque, l’équipe comprenait des naturalistes, des archéologues, des
folkloristes et des ethnologues. Des régions comme celle de Möŋgün-Tajga furent
décrites pour la première fois. Le travail de collection d’information fut mené avec
une grande précision. Potapov, s’il se félicite officiellement de la répression infligée
aux chamanes, obstacles à la construction du socialisme, n’en étudie pas moins avec
la plus grande attention les pratiques qui ont été les leurs.
Vera Pavlovna D’jakonova, élève de Potapov, et Sev’jan Izrailevič Vajnštejn ont été à
l’époque soviétique les deux ethnologues spécialistes des Touvas. La qualité de leurs
travaux fait regretter leur absence d’intérêt pour la langue touva. La première a étudié
les rites funéraires (1975) et a rassemblé de nombreuses données sur le chamanisme
notamment dans la région mongolophone du Naryn (Sud de Touva). Vajnštejn a
effectué plusieurs expéditions de 1951 à 1958 dans l’Est de Touva dont il a publié les
résultats dans une monographie sur les Tožu (1961). Il est l’auteur de plusieurs
synthèses sur les Touvas (1972, 1991), dont la première a été traduite en anglais
(Vainshtein 1980).
L’allemande Erika Taube a étudié la langue des Touvas de l’Altaï mongol, chez
lesquels elle a recueilli des contes publiés en allemand (1980). Elle a fait une
description des pratiques chamaniques à l’époque soviétique généralement ignorées
ou rapportées au passé par les ethnographes russes (1972). Avec l’éducation
soviétique, une école ethnographique touva est née autour du Musée régional, puis
national, de Kyzyl et de l’Institut des sciences humaines (Tuvinskij institut gumanitarnyx
issledovanij, TIGI). Son plus éminent représentant est Moŋguš Boraxovič Kenin-
Lopsan. Il a joué comme acteur un rôle controversé dans la résurgence du
chamanisme après la chute de l’URSS, pourtant son activité d’homme public
n’entache en rien l’immense valeur et la rigueur incontestable de son travail
d’ethnographe. Il a publié en trois volumes bilingues des matériaux (récits,
invocations, chansons) accumulés en plusieurs décennies auprès d’informateurs qu’il
a pris le soin de nommer et décrire individuellement, fait exceptionnel pour un
19

ethnographe formé à l’école soviétique (Kenin-Lopsan éd. 1995, 2002, 2004). Nous y
puiserons largement ainsi que dans sa monographie sur la pratique rituelle des
chamanes touvas (1987).
Nous avons utilisé quelques archives ethnographiques inédites conservées au TIGI.
Pour les statistiques, nous nous référons au recensement de la population de 1931
(Demografičeskaja perepis’ naselenija TNR 1931 g. 1933) aux données publiées dans les
Učenye zapiski de l’Institut touva (Bajkar, 1970) aux publications de l’organisme des
statistiques Tyvastat (Lomačenko 2004 ; Taltaeva 2005) ainsi qu’à Xovalyg 2006.

Nous aurons souvent recours à des matériaux concernant les Iakoutes, un peuple
turc qui n’appartient pas au monde de l’Altaï-Saïan mais garde, malgré leur migration
ancienne vers la Sibérie du Nord, de nombreux traits communs avec les peuples du
Sud. Nous profiterons du fait que l’ethnographie concernant les Iakoutes depuis le
e
XVIII siècle est l’une des plus riches de Sibérie, grâce à des auteurs comme Gmelin,
déjà cité, Waclaw Sieroszewski, I. A. Xudjakov. Nous nous référerons également à
des faits mongols, émanant notamment de populations voisines des Touvas comme
les Darkhates, dont le chamanisme doit beaucoup aux populations turcophones qui
se sont fondues parmi eux.

IV. Un domaine : les peuples turcs de l’Altaï-Saïan.

A. Géographie

La région d’habitat des populations que nous allons étudier s’étend sur une zone de
plus de 1000 km entre la steppe kazakh à l’Ouest et la rivière Angara à l’Est et jusqu’à
500 km du Nord au Sud. Cet espace se situe aujourd’hui presque totalement en
Fédération de Russie. Il est occupé principalement par le massif de l’Altaï, culminant
au Beluxa à 4506 m. et, à l’Est, séparé seulement par la vallée du Bij, le massif du
Saïan qui culmine à Touva avec le Möŋgün-Tajga (3976 m.). Le Saïan est divisé par la
vallée du Ienisseï (Ulug-xem, « grande rivière », en touva) en Saïan oriental et
occidental. Dans sa partie Nord, le massif de l’Altaï-Saïan est couvert par la taïga,
grande étendue presque continue de forêt où dominent les résineux comme le
mélèze, mais où le bouleau est également présent. On notera que dans les langues des
populations que nous étudions, le terme tajga désigne une montagne boisée. Dans le
Sud, la taïga ne se maintient précisément que sur les hauteurs et laisse la place à la
steppe dans les vallées et sur les plateaux. Les paysages les plus courants y sont
mixtes avec des flancs de montagnes couverts de forêts giboyeuses, des collines
d’herbes sèches mais aussi des étendues désertiques. La faune typique de ces
différents milieux se trouve donc à proximité les unes des autres : on peut rencontrer
dans une même région le grand cerf maral de la taïga et les gazelles de la steppe.
20

Le climat est très continental : à Touva les températures oscillent entre des extrêmes
de -50° l’hiver et +40° l’été.

Figure 1. Carte générale des peuples autochtones de Sibérie. Études mongoles et sibériennes (n°22-23, 131).

Figure 1 bis. Carte physique du massif de l’Altaï-Saïan. Map point ©.


21

Figure 2. Populations turques de l’Altaï-Saïan.


22

B. Populations

Les peuples turcs de l’Altaï-Saïan représentent actuellement une population de plus


de 300 000 personnes. On inclut parmi eux les Khakasses (tadar8), les Touvas (tyva),
les Tofalars (tufa), les Chors (šor), et les Altaïens. Leurs langues et dialectes forment
un ensemble linguistique assez homogène appartenant au groupe nord-est de la
branche turque. Pour autant, l’intercompréhension, même entre populations voisines,
comme les Touvas et les Altaïens, n’est pas immédiate. On notera que « altaïen » est
un terme géographique qui s’appliquera pour nous aux populations peuplant l’Altaï
russe, alors que « altaïque » est employé par les linguistes pour désigner la famille des
langues turques, mongoles et toungouso-mandchoues.
Les groupes turcs de Sibérie méridionale se distinguent par des modes de vie
traditionnels parfois très différents9.

1. Peuples éleveurs

Les KHAKASSES (75 62210), habitants de la vallée de Minoussinsk, sont composés de


groupes différenciés : les KATCHINES (xaaš), les BELTIRES (biltir), d’origine touva11, les
SAGAÏS (sa aj), les KYZYL (xyzyl) et les KOÏBALS (xojbal) d’origine samoyède (Pallas
[1771-1776] 1793, VI, 269). L’activité économique dominante des Katchines, qui s’est
étendue aux autres groupes, est traditionnellement l’élevage de chevaux, d’ovins et de
bovins. Avant la révolution de 1917, les riches (baj) possédaient plusieurs centaines
de têtes. La chasse était pratiquée dans les montagnes du Saïan et jouait un rôle
économique important mais moindre que l’élevage. L’habitat était la yourte de feutre
ou d’écorce de bouleau jusqu’au XIXe siècle, époque à laquelle les yourtes de rondins
de bois sont devenues majoritaires avant de disparaître à leur tour au cours de la
période soviétique au profit d’un habitat occidental.
Les Khakasses sont intégrés à la Russie depuis 1727 et étaient tous baptisés à la fin
du XIXe siècle. Pour autant, les rapports des missionnaires témoignent de l’ignorance
parfois totale que gardait la population en matière de foi chrétienne. La région
autonome de Khakassie (Xakasija), formée en 1930, est devenue république en 1991.

8 Nous indiquons entre parenthèses l’auto-désignation dominante de la population.


9 Pour cette partie, sauf indication contraire, nous nous référons à Potapov 1953, Tiškov éd. 1994,
Beffa & Delaby 1999 (201-212) et Funk 2005.
10 Les données démographiques sont fournies d’après les résultats du recensement de la population de

Russie accompli en 2002. Le terme Khakasse (xakas) a été adopté en 1917 en référence à un nom
donné dans les chroniques chinoises aux Kyrgyz du Ienisseï (VIe-XIIe siècles) dont les Khakasses
contemporains se revendiquent les héritiers.
11 Potapov 1969, 22.
23

Figure 3. Séance de cure chamanique chez les Khakasses. 1939 (probablement une reconstitution).
Gursman dir. 2006, 134.

La diversité des populations recouvertes par le terme « Altaïens » est grande. Ils se
distinguent entre Altaïens du Sud et du Nord. Ceux du Sud, descendants de groupes
turcs anciens mêlés d’éléments mongols, sont les ALTAÏENS proprement dits (altaj-
kiži) (67 320) et les TÉLENGHITES (teles) (2 399), très proches culturellement des
Touvas.
Les Altaïens du Sud pratiquaient avant la période soviétique l’élevage nomade ou
semi-nomade de chevaux, ovins et bovins. L’habitat traditionnel était la hutte
constituée d’une structure de bois recouverte d’écorce (čadyr) ou, notamment chez les
Télenghites, la yourte de feutre.
24

Figure 4. Hutte dans l’Altaï du Sud (čadyr). XXe siècle. Figure 5. Couple de Télenghites devant une yourte de
Potapov 1953, 294. feutre. Début XXe siècle. Potapov 1953.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les autorités russes n’intervinrent pas dans les affaires
intérieures des Altaïens du Sud, qui étaient dirigés par des zajsan élus par les indigènes
et approuvés par l’administration russe. Cet usage avait été établi par le code de
Speranskij (Ustav ob upravelnii inorodcev, 1822) qui garantissait l’autonomie sous
contrôle des peuples sibériens et leur reconnaissait la propriété sur leurs terres. Dans
les faits, le statut de zajsan resta héréditaire jusqu’en 1880 (Znamenski 1999, 195-198).
Les zajsan exerçaient des fonctions de justice et rassemblaient l’impôt en fourrure
jasak dû par toutes les populations indigènes de Sibérie aux autorités russes.
La région autonome Ojrot, créée en 1922, devenue région autonome de Haut-Altaï
en 1948, a obtenu le titre de république autonome en 1990.

Figure 6. Jeune Altaïenne. Musée de Novossibirsk.


25

La culture et le mode de vie des TÉLÉOUTES (telenget, tadar) (2 650) les rapprochent
des Altaïens du Sud, mais à la suite d’une migration accomplie progressivement du
e e
XVII au XVIII siècle, des steppes de l’empire dzoungar vers l’empire russe, ils ont
aujourd’hui pour zone de peuplement majoritaire le Nord de l’Altaï (région de
Kemerovo). Ils pratiquaient au début du XXe siècle l’élevage nomade mais aussi la
chasse à cheval ou à pied. Sous l’influence russe, ils ont adopté l’agriculture à partir
du XVIIe siècle. Les Téléoutes, dirigés par des paštyk (équivalents des zajsan dans le
Sud) au XIXe siècle, sont sédentarisés depuis cette période.

2. Peuples chasseurs.

Les peuples cités précédemment tirent leur alimentation principalement de l’élevage.


Ceux qui vont être décrits maintenant se nourrissent traditionnellement en grande
partie et parfois majoritairement de gibier, même s’ils possèdent souvent un petit
cheptel.
On désigne par le terme général « Altaïens du Nord », les TOUBALARS (tuba) (1 565),
établis sur la rive gauche du Bij et la rive Nord-Ouest du lac Telec, les TCHELKANES
(čalkandu ou kuu-kiži « les hommes-cygnes », d’où leur autre désignation russe
lebedincy) (855), sur la rivière Lebed’, et les KOUMANDINES (kumandy) (3 114), sur le
cours moyen du Bij. Comme les Chors, dont ils sont très proches, ces groupes
seraient constitués d’éléments ougriens, samoyèdes et kètes turcisés au cours du
premier millénaire. À partir du XVIIIe siècle, ils ont subi l’influence russe et non celle
des Mongols comme les Altaïens du Sud. Au début du XXe siècle, les activités
économiques principales des Altaïens du Nord étaient la chasse pour la fourrure et la
viande ainsi que la cueillette, principalement de cônes de cèdre de Sibérie, mais aussi
de diverses racines (Potapov 1968, 316).
Les Altaïens du Nord et les Chors pratiquaient la chasse l’hiver à ski, le chasseur
tirant derrière lui un traîneau jusqu’au territoire de chasse. L’usage du cheval n’est pas
traditionnel, c’est pourquoi ces populations sont qualifiées dans l’ethnologie russe de
« chasseurs pédestres ».
Les CHORS (tadar-kiži, čyš-kiži ou šor-kiži) (13 975) vivent sur le versant Nord de
l’Altaï dans les vallées de la Tom et de ses affluents la Kondoma et le Mras. Jusqu’à
l’implantation des Russes, les Chors des cours inférieurs du Mras et de la Kondoma
étaient connus pour leur maîtrise de l’art de la forge qui les faisait surnommer
« Tatars forgerons ». Avant la période soviétique, leur activité principale était la
chasse et la pêche12 mais l’agriculture était également pratiquée.
La colonisation de ces groupes par la Russie a été entamée dès le XVIIIe siècle. Au
début du XIXe siècle un alphabet était créé pour la langue altaïenne permettant son
enseignement dans les écoles.

12 La chasse occupait de 75 à 90% des familles en 1900 (Tiškov dir. 1994, 414)
26

Figure 7. Famille chore devant une yourte de bois. Les skis sont utilisés l’hiver pour la chasse.
Cliché de G. I. Ivanov, 191313.

Figure 8. Chors aisés en costume de ville. Figure 9. Chamane chez lesTchelkanes.


Cliché de G. I. Ivanov ibid. Cliché de Hilden. Funk 2005, s.p.

13Musée régional historique de Barnaoul. En ligne à l’adresse :


http://frontiers.loc.gov/cgi-
bin/query/r?intldl/mtfront:@OR(@field(NUMBER+@band(mtfxph+esh0078)))
27

3. Unité du monde des Turcs de l’Altaï-Saïan.

La chasse et l’élevage impliquent des rapports très différents à l’environnement et aux


espèces animales, qui sont sauvages dans le premier cas, domestiquées dans l’autre.
De l’un et de l’autre de ces modes de vie émergent des représentations du monde aux
configurations fort différentes (Hamayon 1990). Devons-nous classer dans la suite de
notre analyse les peuples qui nous occupent entre chasseurs et éleveurs, et traiter
séparément les données collectées chez les uns et les autres ? Nous ne le ferons pas
systématiquement. Comme l’a noté Roberte Hamayon, « il n’est pas toujours aisé de
ranger une société donnée dans l’un ou l’autre camp » tant « la Sibérie offre l’image
d’un continuum dans lequel toute classification a quelque chose d’arbitraire. » (ibid.
326).
Il est vrai que malgré des différences de modes de vie et d’origines ethniques, les
populations de l’Altaï-Saïan manifestent une étonnante unité. Il n’existe pas dans ces
populations de modèles économiques purs juxtaposés : les éleveurs des steppes de
l’Altaï du Sud et du Saïan pratiquent abondamment la chasse, tandis que les chasseurs
de l’Altaï du Nord ont très souvent quelques bêtes d’élevage. Selon L. Potapov, les
économies des peuples de l’Altaï-Saïan sont caractérisées par une triade à
configuration variable : l’élevage, la chasse et l’agriculture (1969, 82-83). Du reste, du
point de vue des grands éleveurs qu’étaient les Mongols médiévaux, ces populations
turques étaient uniformément des « gens de la forêt14 », qui, lors des invasions,
pouvaient quitter les zones de steppe pour disparaître dans la taïga.
R. Hamayon a montré qu’il n’est pas rare que l’idéologie de chasse se maintienne
chez des populations passées de la chasse à l’élevage sous l’influence des empires des
steppes. Notre hypothèse est que l’évolution inverse est aussi possible, c’est-à-dire
que l’on peut rencontrer des traits culturels habituellement caractéristiques des
éleveurs chez des populations pratiquant massivement la chasse. C’est bien ce que
l’on observe chez les Turcs de l’Altaï-Saïan. Une turcisation très ancienne, des
échanges matrimoniaux constants entre des groupes parfois éloignés en raison de
l’exogamie clanique, les migrations fréquentes des groupes nomades hésitant, comme
les Téléoutes et les Irgit, entre la domination des empires mongols et celle de tsars
ont eu pour conséquence que la steppe et la taïga sont, dans l’Altaï, deux mondes
apparentés en communication permanente. La présence chez les Chors de la taïga
d’un vaste répertoire d’épopées (Dyrenkova 1940, Funk 2005) contant les prouesses
des cavaliers de la steppe en offre un témoignage sans équivoque. Sur le plan de la
morphologie sociale, partout l’organisation ancienne est la même : les populations
sont réparties en söök « os », nom indigène donné à des unités qui sont ou ont été des
clans, c’est-à-dire les groupes exogames les plus grands rassemblant des individus se
considérant comme descendants d’un ancêtre commun en filiation patrilinéaire, selon
la définition d’Evans-Pritchard ([1937] 1994, 22). Dans chacun de ces clans, existait
généralement un lignage aristocratique qui lui donnait ses chefs. Hormis à Touva, où
le système clanique est détruit dès le XIXe siècle, les membres d’un même clan se
14 Histoire secrète des Mongols, § 207 : les ethnonymes turcs telengüd (télenghite) et teles y sont nommés.
28

considèrent jusqu’à aujourd’hui comme des karyndaš, terme qui signifie en contexte
familial « frère cadet » et dans ce cas « agnat ». Par commodité nous appelerons
parfois « clan » les unités imaginaires auxquelles s’identifient toujours les Touvas,
bien qu’elles ne soient pas exogames et qu’elles aient perdu leur réalité sociale depuis
longtemps.
L’héritage des empires turcs anciens de la steppe est présent partout y compris chez
les chasseurs du Nord. Leonid Potapov a ainsi mis en évidence, chez les
Koumandines de la taïga, la présence de « composantes ethniques liées à la culture de
l’élevage, à la culture et au mode de vie nomade des steppes et des vallées
montagneuses de l’Altaï. » (Potapov 1968). Les populations turques ont ainsi en
commun l’orientation de leurs yourtes qui n’est pas la même que celle des Mongols.
La porte de la yourte turque, qu’elle soit de rondins ou de feutre, regarde vers l’Est,
tandis que le coin d’honneur, appelé tör/dör, se trouve à l’Ouest, face à la porte. La
moitié Nord est celle des femmes alors que les hommes se tiennent du côté Sud.
Dans le domaine de la mythologie, on voit mises en scène avec une remarquable
unité les divinités Ülgen/Kudaj, Umaj et Erlik. Partout réapparaît une partition de
l’univers en trois niveaux, en touva, üstüü oran « le monde supérieur », oran taŋdy « le
monde-montagne » et aldyy oran « le monde inférieur ». Et c’est en neuf couches que
le ciel est lui-même régulièrement découpé. Parmi de nombreuses thématiques
magiques communes, nous nous intéresserons à celle de la pierre à pluie jada qui
réapparaît chez les turcophones sur une zone bien plus large que celle de l’Altaï-
Saïan, allant du cercle polaire chez les Iakoutes au Turkestan chinois.
En ce qui concerne le chamanisme, nous tenterons de montrer par cette étude que
les principes profonds en sont semblables chez les différents Turcs de Sibérie
méridionale. Nous ne signalerons ici que quelques faits communs bien connus
comme, par exemple, l’identification du tambour à une monture, y compris chez les
peuples de la taïga très peu adonnés à l’équitation. La pratique d’un rituel funéraire,
généralement situé un peu plus d’un mois après le décès, au cours duquel le chamane
doit renvoyer l’âme du défunt, est une spécificité commune à tous les peuples turcs
de Sibérie méridionale, qu’ils se trouvent sous l’influence chrétienne ou sous celle du
bouddhisme. Enfin, tous ces peuples appellent le chamane d’un même nom,
kam/xam, terme turc ancien qui a été abandonné par les autres turcophones, qu’il
s’agisse des Iakoutes (qui emploient le mot ojun) ou des peuples d’Asie centrale (qui
parlent de baksy)15.
Les thématiques liées à l’équitation tout comme l’accent mis sur l’héritage et la
filiation dans les traditions chamaniques des Turcs de Sibérie méridionale portent
l’empreinte d’une culture d’éleveurs, où un capital est transmis sous forme de bétail
d’une génération à l’autre, plus que celle d’une culture de chasseurs. Nous devons

15 Le nom kam apparaît dans une source chinoise antérieure au Xe siècle concernant les Kyrgyz du
Ienisseï. On le trouverait même plus tôt chez les Huns d’Attila (identifiés aux Xiong-nu des
chroniques chinoises par Potapov 1978, 13), mais Jean-Paul Roux conteste cette interprétation des
sources (Roux 1958, 135, 141).
Le verbe turc commun kamna- « chamaniser » a donné le russe kamla- (kamlat’) et le substantif kamlanie
« séance chamanique ».
29

donc identifier ces traditions au modèle théorique que Roberte Hamayon a décrit
sous le nom de « chamanisme d’élevage » (1990, chapitres XII et XIII). C’est à un
chamanisme de ce type seulement que s’appliqueront les analyses qui vont suivre.
L’unité évidente du monde turc de Sibérie méridionale nous permettra de tirer le plus
grand profit de la comparaison. Les sources souvent lacunaires concernant les
Touvas peuvent mentionner un fait qui ne s’éclaire que par la comparaison avec un
récit relevé en langue originale chez les Altaïens.
La soumission des Touvas à l’empire sino-mandchou et la propagande bouddhiste
intensifiée à partir du XVIIIe siècle, concomitantes de l’intégration accélérée des autres
populations à l’empire russe n’ont pas entraîné de rupture radicale entre leurs formes
de chamanisme. Du côté russe, le code de Speranskij de 1822 laissait en principe la
liberté de culte aux indigènes sibériens, ce qui autorisait les Altaïens du Sud à
répondre aux missionnaires russes à la fin du XIXe siècle : « Le tsar ne nous ordonne
pas d’accepter le baptême. Nous pouvons donc vivre sans l’orthodoxie. »
(Znamenski 1999, 206). Une mission orthodoxe altaïenne (Altajskaja duxovnaja
missija), la plus importante mission de Russie, a pourtant été active dès 1828. La
christianisation des populations de l’Altaï-Saïan a été importante, surtout dans le
Nord, mais généralement très formelle, réduite au rite du baptême, de sorte qu’elle
n’a pas nécessairement impliqué un recul des pratiques et des représentations
chamaniques. Dans certains cas, des syncrétismes sont apparus. Du côté des Touvas,
le bouddhisme, répandu surtout dans l’élite aujourd’hui encore, s’est superposé au
chamanisme mais n’a jamais su le supplanter.
Au XXe siècle, les peuples turcs de Sibérie méridionale ont été réunis dans un destin
commun par la domination soviétique. Cette période a constitué un bouleversement
sans précédent en raison de la politique autoritaire de collectivisation du bétail et de
sédentarisation des populations. Par ailleurs, le pouvoir a mené un double
mouvement de création d’identités nationales en même temps que de russification
accélérée. Aujourd’hui, le pastoralisme nomade n’existe plus que chez les Touvas.
30

C. La population touva

1. En république de Touva.

Figure 10. La république de Touva dans la carte administrative de la Fédération de Russie.

Figure 11. La république de Touva et ses régions (kožuun en touva, rajon en russe).
31

Les Touvas (tyva kiži) sont appelés par les Mongols uranxaj 16, nom qui fut également
employé par les Russes pour les désigner en concurrence avec sojoty (en français
« Soïotes », de sojan nom de clan touva). Ils forment de loin le groupe le plus
nombreux des Turcs de Sibérie méridionale. En 2002, ils étaient 243 400 en
Fédération de Russie, se concentrant principalement en république de Touva
(223 150 personnes, soit 67,3% de la population de la république), une république
autonome située au Nord de la Mongolie. En Fédération de Russie, les Touvas sont
également présents traditionnellement dans le village Verxneusinskoe (région de
Krasnoïarsk). En République populaire de Mongolie, on compte un peu plus de
5 000 Touvas, principalement dans la région de Cengel (Cêcêgdar’ 2003, 5-6). Une
petite population touva est établie en Chine dans la région autonome ouïghoure du
Xinjiang. Les locuteurs touvas y seraient moins de 2000 (Mawkanuli 2001, 497).
Le pastoralisme nomade est resté l’activité dominante des Touvas jusqu’au milieu du
e
XX siècle. Les éleveurs accomplissent plusieurs nomadisations par an entre le čajlag
« campement d’été », küzeg « campement d’automne », kyštag « campement d’hiver »
et čazag « campement de printemps », généralement distants de quelques kilomètres.
L’agriculture, présente seulement dans certaines régions, soutenue parfois par des
systèmes d’irrigation, occupe un rôle secondaire.
Traditionnellement, le pays touva se divise en quatre grandes régions d’élevage. Le
centre, occupé par la vallée du Ienisseï, est constitué de steppes, où domine l’élevage
de chevaux, ovins et bovins. Dans la région d’Êrzin, au Sud du Tannu-Ola,
commence le désert mongol ; c’est là que l’on trouve de l’élevage de chameaux qui
s’ajoutent aux espèces citées. Les populations de ces régions sont en partie
mongolophones (en particulier dans la vallée du Naryn). À l’Ouest, dans la région de
la montagne Möŋgün-Tajga, point culminant de Touva, s’étendent les steppes de
montagne, où l’élevage ovin se mêle à l’élevage de yaks. Dans ces trois régions,
l’habitat traditionnel est la yourte, composée d’une carcasse grillagée de bois et d’une
couverture de feutre.

16 Ce terme apparaît dans l’Histoire secrète des Mongols, cependant on sait qu’il désignait non des
turcophones mais une tribu mongole habitant les forêts. Selon Marie-Dominique Even, uriangqai
dérive d'un terme toungouse signifiant « écorce » ou « hutte d’écorce » (1994, 254). À l’époque des
Ming, cet ethnonyme s’appliquait à des Mongols de la région de Liao-Toung et de régions situées plus
à l'est (Heissig 1973, 353). Sur la foi du nom d’uriangqai appliqué dans l’Histoire secrète (§ 120) à Sübötej,
compagnon de Gengis khan, certains affirment à tort que les Touvas « ont fourni bon nombre
d’hommes et quelques généraux au redoutable Gengis Khan » (Silberstein 2005, 4e de couverture et
p. 40). Cette interprétation a connu un certain succès dans les médias touvas au moment des fêtes du
800e anniversaire de l’empire mongol en 2006.
32

Figure 12. Dans la yourte de Nikolaj Kyrgys. Région d’Êrzin, 2002.

Figure 13. Le campement d’Aleksandr Salčak. Région de Möŋgün-Tajga, 2002.

L’Est de la république de Touva, région de taïga montagneuse sans steppe, est le


domaine traditionnel d’une petite population qui se distingue par son dialecte. Son
mode de vie traditionnel l’identifie plus à des populations sibériennes comme les
Evenks qu’aux éleveurs turcs de la steppe. Ce sont les Touvas orientaux, dont ceux
du Nord-Est (todinskij kožuun) sont appelés en touva tožu (pluriel tožular) et en russe
todžency, du nom d’un des clans de cette région. Les Tožu étaient 4 442 au
33

recensement de 2002. Ils ont obtenu récemment le titre juridique de « petit peuple du
Nord ». On estime qu’ils incluent dans leurs origines des éléments samoyèdes. Leurs
activités traditionnelles étaient la chasse qui fournissait la viande toute l’année et
l’élevage de rennes domestiques utilisés pour le lait. L’habitat ancien était, jusque
dans les années 1960, une hutte à structure de branches recouvertes de peaux de
renne l’hiver et d’écorce de bouleau l’été. Aujourd’hui, la petite proportion de Tožu
qui ne sont pas sédentarisés utilise des tentes de fabrication russe. Depuis la fin de
l’URSS, l’élevage de rennes connaît une crise grave qui pourrait entraîner sa
disparition : le cheptel qui atteignait plus de 10 000 têtes en 1931 (Vajnštejn, 1972,
16), et s’est maintenu à 8 100 têtes de 1946 à 1990, est tombé à 1 700 en 2005
(Xovalyg 2006, 10).

Depuis une époque ancienne, la société touva est très stratifiée. À partir du VIe siècle
et plus anciennement encore peut-être si l’on en juge par la splendeur du contenu des
kourganes scythes, les grands empires dans lesquels les ancêtres des Touvas ont été
intégrés avaient à leur tête une aristocratie militaire. Les historiens soviétiques, très
sensibles à cette question, ont montré l’importance de l’esclavage dont bénéficiaient
les beg (« chef ») et les baj (« riche ») chez les Turcs anciens (VIe-VIIIe siècles)
(Bernštam 1946, chapitre 6). À la fin du XIXe siècle, dans les régions steppiques, les
Touvas les plus riches (le terme baj est resté le même) possédaient parfois un millier
de chevaux, trois cents bovins et plus d’un millier de moutons. Le nojan, gouverneur
de Touva, pouvait posséder des troupeaux plus considérables encore. À l’opposé, les
plus pauvres (jadyy) ne possédaient souvent pas une tête de bétail et vivaient de
chasse, se logeant non sous la yourte mais dans des huttes à la façon des Tožu
(Potanina 1895, 70). Bien entendu, les riches ne pouvaient soigner eux-mêmes leurs
immenses troupeaux : selon un système très répandu (saap ižeri), leur bétail était
réparti entre des bergers pauvres qui en avaient la garde et utilisaient le lait des bêtes
pour se nourrir (Mannaj-ool & Vajnštejn dir. 2001, 269). Plusieurs dizaines de
yourtes de pauvres environnaient ainsi celle du riche. Au début du XXe siècle, avec la
colonisation russe, ont été introduits la monnaie ainsi que le travail salarié.

2. Populations proches

Certaines populations sont très proches linguistiquement et culturellement des Tožu.


Les Tofalars (837 personnes en 2002), éleveurs de rennes comme les Tožu, ont avec
eux une origine commune. Habitant le versant Nord du Saïan oriental, ils ont été
intégrés dès le XVIIIe siècle à l’empire russe et ont été christianisés (fig. 14).
L’administration russe tsariste s’est appuyée sur les cinq clans tofalars qu’elle a
constitués en ulus dirigés par un chef (šulenga) élu. Les Tofalars ont été entièrement
sédentarisés par les autorités soviétiques à partir des années 1930. Ils résident dans
des villages dont le principal est Alygdžer et sont presque totalement russifiés.
34

Figure 14. Baptême orthodoxe chez les Tofalars au début du XXe siècle.
Collections photographiques du musée de Novossibirsk.

Un autre groupe très proche des Tožu est formé par les Soïotes (sojan, sojot), petit
groupe turcophone (2 769) dans l’Okinskij rajon de Bouriatie qui possède le titre de
« petit peuple du Nord ». Mais le groupe apparenté aux Tožu qui est resté le plus
traditionnel, jusqu’à l’apparition d’un tourisme massif en sa direction ces dernières
années, est celui des Tsaatan (duha [tuva] ou sojon), éleveurs de rennes établis en
Mongolie, dont la langue s’efface aujourd’hui au profit du mongol (quelques dizaines
de familles dans les années 1960 selon Badamxatan 1987, 100).

3. Une situation contemporaine critique en république de


Touva.

La vie des Touvas a connu un bouleversement complet au XXe siècle. La capitale,


Kyzyl, a été créée par les Russes en 1914 et n’a cessé d’attirer une population
croissante. Aujourd’hui, avec 106 000 habitants, la ville concentre 34,6% de la
population de la république (2003).

Composition de la population de la république de Touva

Année 1918 1921 1931 1939 1945 1951 1959 1970 1979 1984 2004
Population totale 60,0 63,0 82,2 86,7 95,4 130,1 171,9 230,9 266,3 276,0 306,5
(en milliers)
% de population - 0,01 4,6 5,1 7 20,4 29 38 43 44 48
urbaine
35

Proportion des autochtones dans la population de la république de Touva

Année 1918 1921 1931 1944 1959 1970 1979 1989 2002 2004
Touvas en % 80 79,4 78,9 85,7 57,0 58,6 60,5 64,3 77,0 77,0

Évolution du cheptel en république de Touva. En milliers.

Année bovins chevaux


1921 126,0 -
1931 168,2 105,3
1941 239,8 122,5
1944 166,8 68,6
1990 205 39,6
2001 93,5 22,1
2005 96,3 25,1

La république de Touva, comme la Russie en général, a connu depuis la chute de


l’URSS une crise économique d’une gravité exceptionnelle pour un pays en temps de
paix. L’industrie touva s’est presque totalement effondrée laissant autour de la
capitale une vaste zone de ruines. L’élevage est extrêmement affaibli : le cheptel a été
presque divisé par deux entre 1990 et 2001. Conséquence de ce déclin, la république
n’est plus autosuffisante sur le plan alimentaire. La consommation de lait et produits
laitiers, alimentation traditionnelle dominante des Touvas, a été divisée par deux
entre 1990 et 2004. Au contraire, la consommation de pommes de terre,
majoritairement importées, a presque doublé dans cette période. Le chômage est
massif, presque total dans les villages à l’exception des fonctionnaires, et le niveau de
vie, un des plus faibles de la Fédération de Russie. L’alcoolisme fait des ravages dans
la population. L’espérance de vie, de 55 ans, est la plus faible de la Fédération.
La république est aussi une région dangereuse, ce que montrent clairement les
statistiques sur les morts violentes. En 2000, la Russie était le pays au second taux
d’homicide le plus élevé (28,4 pour 100 000) après la Colombie (60,8 pour 100 000)
(Chesnais 2003). Avec plus de 100 homicides pour 100 000 personnes, la république
de Touva atteint un niveau record17.

17Selon des policiers de Xandagajty l’alcoolisme est la source de querelles qui finissent en homicides.
Les responsables politiques mettent en cause la tradition du port de couteaux chez les Touvas.
36

Mort violentes à Touva en nombres pour 100 000 personnes

année 2004 2005


accidents 48,5 47,7
d’automobiles
empoisonnement 78,8 87
par l’alcool
suicides 60,2 51,6
homicides 132,9 119,5

La Russie est le second pays au monde où l’on se suicide le plus après la Lituanie
avec un taux de 40,1 pour 100 000. Les huit premiers pays pour le taux de suicide
sont d’anciens pays du bloc communiste. Le taux moyen russe est pourtant largement
inférieur au taux touva.
En ce qui concerne les accidents de transport, la Russie détient la deuxième place
mondiale avec le chiffre de 27,4 pour 100 000, largement dépassé à Touva (47,7 en
2005). Au total, la Russie est le pays où le risque de mourir de mort violente, selon les
critères du démographe Jean-Claude Chesnais (2003), est le plus élevé au monde.
Avec des résultats bien supérieurs à la moyenne russe, la république de Touva
apparaît comme un lieu où la mort violente est omniprésente.
Ces dernières années, comme le montrent les statistiques, on observe une légère
reprise de l’élevage et, d’une manière générale, comme dans toute la Fédération, le
niveau de vie de la population touva est en augmentation.

Figure 15. Vue de Kyzyl, capitale de la république de Touva.


37

V. Principaux informateurs

Nous ne présentons brièvement ici que quelques-uns de ceux qui, à Touva, nous ont
donné accès aux informations présentées dans cette étude. On trouvera en fin de
volume une liste plus complète des informateurs cités.

Figure 16. Amir (à gauche) préparant un mouton avec son cousin dans leur campement d’été (Süt-Xöl, 2006).

Amir Xovalyg, éleveur, a son campement d’été dans la vallée du Xüürektig, dans la
région de Süt-Xöl. Né en 1967 à Sug-Aksy, il est père de famille. Nous lui devons de
précieux récits sur la chasse et les rituels de chasse, l’action rituelle chamanique, la
sorcellerie, ainsi que des témoignages sur la répartition des pouvoirs entre chamanes
et profanes.

Figure 17. Êreksen Boranak dans sa maison à Kaa-Xem près de Kyzyl (2006).
38

Êreksen Boranak, né en 1946 à Kuŋgurtug, est un réel gardien du patrimoine culturel


chamanique touva. Il est lui-même chamane, élève d’un chamane bien connu de
l’ethnographie soviétique, Sojan Šoončur, et le descendant d’une prestigieuse lignée
de chamanes. Il habite une petite maison de bois du village Kaa-Xem, dans la
banlieue de Kyzyl, mais il est originaire de la région de Tere-Xöl, dans l’Est de
Touva, ce que ses voisins reconnaissent vite à son accent18. Il appartient donc au
groupe des Touvas orientaux, traditionnellement éleveurs de rennes et chasseurs.
N’ayant jamais adhéré à aucune société chamanique, il est indépendant et répond
abondamment et avec plaisir aux questions. Êreksen Boranak est père de famille.

Kara-ool Dončun-ool, né en 1948 dans l’Ulug-Xem, est le chef de la société


chamanique Adyg-êêren à Kyzyl. La gestion des relations avec lui n’a pas été toujours
facile en raison de son caractère autoritaire et de son sens de la valeur de
l’information qu’il délivre. Néanmoins, ce personnage pittoresque et attachant, plein
d’humour et d’intelligence a occupé une grande place dans notre vie à Touva, et celle
qu’il aura dans cette thèse est en conséquence. Sa franchise, parfois brutale, en fait un
informateur de premier plan. Nous le décrirons plus en détail au moment où il sera
question de la société chamanique qu’il a fondée Adyg-êêren. Kara-ool est marié et a
des enfants.

Figure 18. Xovalygmaa Kuular dans sa province natale de Süt-Xöl (2006).

Xovalygmaa Kuular, née en 1969 à Sug-Asky, est une chamane insolite. Elle se
distingue par ses qualités : sa générosité, son humour, son goût de la conversation et
son excellente connaissance des traditions chamaniques anciennes. Avant de
pratiquer le chamanisme, elle a travaillé dans la police dont elle a été renvoyée pour

18 Il n’existe pas de voyelles pharyngalisées dans le dialecte de Tere-Xöl.


39

avoir eu, dit-elle, pitié d’un délinquant. Au moment de l’enquête, elle appartenait à la
société chamanique Adyg-êêren mais n’en manifestait pas moins une grande
indépendance de vue. Elle accomplit de fréquents voyages en province à l’invitation
de clients fidèles. Elle est divorcée et mère de deux garçons.
40
41

Chapitre I
Historique de la situation
religieuse à Touva

I. Des échanges historiques nombreux.

A. Dominations turques et mongoles.

Les Touvas sont quelquefois présentés dans les médias et par les autorités locales
elles-mêmes comme un peuple purement nomade qui aurait conservé le chamanisme
jusqu’à nos jours grâce à un isolement pur de toute influence extérieure, à peine
ébranlé par l’apparition du bouddhisme, généralement datée au XVIIIe siècle. Un
examen, même bref, des données historiques nous conduira à donner un aperçu plus
complexe de la situation19. Les informations dont on dispose viennent, du côté des
textes, des inscriptions anciennes, des sources chinoises et arabes et, pour
l’archéologie des fouilles soviétiques. Ce parcours prendra comme fil conducteur la
question du rôle des États successifs dans l’évolution de la situation religieuse.

Les populations turques sont vraisemblablement apparues dans le territoire actuel des
Touvas au cours de la première moitié du premier millénaire et s’y sont mêlées à des
groupes indigènes kètes et samoyèdes et peut-être indo-européens.
On considère que les ethnonymes tele et tubo qui apparaissent dans les sources
chinoises au début du premier millénaire désignent les ancêtres des Touvas. En
dehors de périodes très brèves d’indépendance, comme de 605 à 609 (Mannaj-ool &
Vajnštejn dir. 2001, 78) et entre 744 et 750 (ibid. 87), ces groupes turcophones
subirent la domination de différents empires pourvus de structures étatiques qui
entretinrent des échanges commerciaux constants avec la Chine (échanges parfois
massifs de chevaux contre de la soie) et l’Asie centrale. En 555, l’État des Turcs
anciens (Tukue) intègre les territoires de l’actuelle Touva. Pendant la période tukue
on voit déjà en place le pastoralisme nomade des Touvas contemporains, centré sur
l’élevage de chevaux et de moutons, la chasse comme activité secondaire, et une
19 Cette partie s’appuie sur Potapov 1969 et Mannaj-ool & Vajnštejn éd. 2001, qui présentent des
données archéologiques et littéraires concernant spécifiquement la population touva peu connues dans
les sources occidentales, et, pour la période moderne sur Bawden 1968.
42

agriculture modeste. L’habitat dominant est la yourte avec une ouverture à l’Est. Cet
habitat est demeuré le même jusqu’à l’époque contemporaine à ceci près que,
actuellement, dans les régions méridionales de Touva, sous l’influence mongole, la
yourte est tournée vers le Sud. La langue des Tukue nous est connue grâce à des
pétroglyphes utilisant un alphabet runique emprunté à l’araméen20. Le bouddhisme fit
son apparition dans la région à cette époque : un monastère fut construit par Mugan-
kagan (553-581) (Monguš 2001, 13).
La période du kaganat ouïghour (750-840) ouvrit largement la région aux influences
de l’Asie centrale. Les Ouïghours tracèrent des routes et bâtirent sur le territoire
touva de petites villes fortifiées (17 sont localisées). Dans ces centres de commerce et
d’artisanat résidaient des Sogdiens qui amenèrent le manichéisme. L’aristocratie,
abjurant le bouddhisme, l’adopta et en fit la religion d’État en 763. Selon les
historiens, à en juger par l’évolution des pratiques funéraires, il est possible que cette
religion ait eu une pénétration dans la population turcophone indigène (Mannaj-ool
& Vajnštejn dir. 2001, 128).
Au IXe siècle, les Kyrgyz du Ienisseï, dont l’empire s’étendait au Nord dans la vallée
de Minoussinsk, traversèrent les monts Saïan, écrasèrent les Ouïghours et anéantirent
les villes-forteresses. Pendant la période kyrgyz, le nestorianisme se manifesta et le
bouddhisme gagna l’aristocratie aux dépens du manichéisme, sans obtenir cependant
de succès visibles dans la population. La présence de groupes musulmans, sans doute
des marchands d’Asie centrale, signalée par les sources anciennes a été confirmée par
la découverte de tombes musulmanes21. Des pratiques proches du chamanisme
d’époque moderne sont décrites par les sources anciennes : ce sont
vraisemblablement elles qui dominaient.
Le territoire touva fut conquis par les troupes mongoles de Gengis Khan en 1207 et
les populations turques locales furent soumises au tribut. Au cours de l’empire
mongol, l’écriture turque disparut. De nombreux groupes mongols s’unirent aux
indigènes turcs formant les clans contemporains Moŋguš, Olet, Salčak, Dongak et
d’autres (ibid. 162).
En 1264, l’empereur mongol Khoubilaï khan adopta le bouddhisme et favorisa sa
diffusion aux dépens des autres religions de l’empire. Même si sa politique ne fut pas
suivie par ses successeurs, elle eut des conséquences. Les archéologues ont identifié
sur le territoire touva les restes de six villes datées des XIII-XIVe siècles, dans lesquelles
se trouvaient généralement des temples bouddhiques.
Du XVIe au début du XVIIIe siècle, les Touvas se trouvèrent placés sous la domination
des princes mongols appelés Altyn-khan et de l’empire dzoungar. Sous le premier
Altyn-khan, une politique de lutte contre les pratiques chamaniques fut entreprise en
Mongolie occidentale et en pays touva (Monguš 2001, 28). En témoigne une loi
promulguée selon laquelle : « si quelqu’un rend culte aux ongon [figurations d’esprit],
qu’on brûle les ongon et que l’on prenne au coupable son cheval et son mouton ; si

20 Certains linguistes sont d’opinion que le touva, en dépit de ses nombreux mongolismes, est la
langue turque contemporaine la plus proche du turc ancien des inscriptions de l’Orkhon et du Ienisseï.
21 L’islam a, par la suite, totalement disparu de la région touva.
43

quelqu’un fait faire un rituel par un ou une chamane, qu’on lui prenne son cheval, et
que l’on enfume de puanteur le ou la chamane. » (Banzarov [1845] 1891, 45). Des
bûchers furent allumés pour brûler les ongon, afin de lutter contre les pratiques
chamaniques qualifiées de buruu nom « la doctrine fausse » ou le buruu üĵel « mauvais
avis » (Heissig 1953, 524). Peut-être en lien avec cette politique, en 1608, un clan
touva, les Mad, fuirent les Altyn-khan et se soumirent aux Russes.
Le bouddhisme s’imposa donc à partir du XVIIe en pays touva comme religion
officielle, de nombreux monastères furent bâtis, attirant une part importante de la
population masculine.
Selon le savant bouriate Banzarov, de l’islam, du christianisme et du bouddhisme,
c’est ce dernier qui a le plus fait contre le chamanisme, car il a su mieux s’adapter
(Banzarov, ibid.). Il est vrai que les lamas touvas ont beaucoup emprunté aux
pratiques chamaniques, notamment en proposant aux profanes d’accomplir des rites
traditionnellement accomplis par les chamanes, comme le rite en l’honneur du feu (ot
dagyyr) ou l’expulsion des mauvais esprits qu’ils appelaient comme les chamanes aza,
buk et četker (D’jakonova 1979, 178). De leur côté, les chamanes ont enrichi leur
mythologie d’éléments bouddhiques. Au début du XXe siècle, les noms de divinités
bouddhiques Bogdo et Očirvani sont présents dans les invocations chamaniques
(Jakovlev 1900, 120 ; Kon 1934, 77). Aujourd’hui les chamanes touvas ont oublié le
bodhisattva Očirvani22 mais l’influence du bouddhisme n’en est pas moins sensible,
par exemple à travers l’astrologie (Pimenova 2006), divers objets rituels et surtout,
fait nouveau, le modèle même de l’Église lamaïque comme institution religieuse.
L’histoire ancienne des populations dont les Touvas contemporains sont les héritiers
montre que le chamanisme ne peut être considéré comme un système religieux
originel pur : la présence du bouddhisme est attestée au VIe siècle, bien avant les
premières descriptions de pratiques pouvant évoquer celles des chamanes
contemporains. Quoiqu’il en soit de l’ancienneté du chamanisme touva, il est certain
que les populations du pays touva ont été exposées depuis l’époque la plus ancienne à
des influences multiples dont témoigne, notamment, la présence dans la mythologie
contemporaine de noms iraniens comme Kurbustu (Ahura Mazdā), employé par les
Ouighours anciens qui le tenaient des Sogdiens (Tatarincev 2000-…, III, 311), et
Kudaj (iranien khodâ « Dieu ») (voir le glossaire).

B. Sous l’empire sino-mandchou (1755-1911)

Après la destruction de l’empire dzoungar par les Mandchous, les Altaïens du Sud
passèrent sous l’autorité russe dont l’administration resta lointaine, tandis que les
Touvas se retrouvèrent, comme les Mongols, intégrés à un système administratif très
contraignant divisant leur territoire en unités militaires, les xošun (mong. xošuu
« bannière ») eux-mêmes composés de sum (mong. « flèche »), subdivisés en arban,
(mong. « dizaine »).

22 Du sanscrit Vajrapāni (Even 1988-1989, 435).


44

Le commandement des xošun et des sum se transmet par héritage tant que l’empereur
en est d’accord. Les chefs de xošun (nojan) et de sum reçoivent de l’empereur une
rétribution en or, en tissus et en serfs avec leurs familles. Le chef de sum détient des
responsabilités administratives et judiciaires, tandis que le chef d’arban a des fonctions
de police, de collecte de l’impôt et d’exécution des décisions. Les fonctionnaires sont
indigènes sauf dans les xošun touvas commandés par des princes mongols ou elle est
mongole. À la tête de tous les xošun se trouve le amban-nojan, prince touva du xošun
Ojun qui a aussi autorité sur les xošun touvas gouvernés par des princes mongols. Il
apporte chaque année l’impôt au zjan-zjun, chef militaire suprême mandchou pour la
Mongolie du Nord, résidant dans la ville d’Ulijasutai (tv. Ulaastaj)23.
L’organisation administrative récupéra le nom de certains clans mais en réalité le
système clanique traditionnel fondé sur les relations de parenté fut vidé de sa
substance. Il fut interdit de passer d’un territoire à l’autre et les unions avec les
peuples turcs voisins furent désormais impossibles.

II. Chamanisme et religion à Touva pendant la période


soviétique.

A. Dans la mouvance russe.

Le chamanisme touva, dans sa version rénovée, subit de fortes influences qu’on peut
qualifier de « russes », avec cette réserve qu’il faut se garder d’y voir un déversement
d’une culture dans une autre. Il faut entendre par là non seulement de réelles
influences de la culture populaire russe dans les domaines de la magie et de la
religion, mais aussi les résultats d’une éducation et d’un mode de vie modelé par le
régime soviétique et, aujourd’hui, des modèles occidentaux ou internationaux
transmis par les médias russes. Avant de décrire le renouveau du chamanisme touva
dans les années 1990, il est nécessaire de présenter brièvement les étapes des relations
des Touvas avec l’État russe qui est indissociable de l’histoire du processus
révolutionnaire. Nous tenterons de préciser comment le pouvoir et l’élite
communistes ont répondu à la double nécessité d’exécuter une politique athéiste
inspirée ou imposée par le modèle soviétique et la volonté de libérer le peuple touva
des jougs étrangers, donc de mettre en valeur ses caractères culturels spécifiques.
Nous essaierons également, autant que les sources le permettent, de donner un
aperçu des pratiques chamaniques pendant la période soviétique.
Après la chute de l’empire sino-mandchou des Qing en 1911, à la demande des chefs
et lamas touvas qui adressèrent en mongol une missive à Nicolas II, un protectorat
russe fut créé en 1914 sur le pays touva, appelé en russe urjanxajskij kraj. Suite à la

23La charge de Jiangjun (en écriture mongole) d’Ulijastai a été créée par les Qing en 1733 (Legrand
1976, 165-167).
45

révolution russe, les fonctionnaires touva déclarèrent l’indépendance de leur peuple


en 1918. Pendant la guerre civile, la région fut successivement occupée par les armées
russes blanches, chinoises, mongoles et, enfin, par les rouges à partir de 1919. La
République populaire de Tannu-Touva fut proclamée le 14 août 1921. L’élite
bouddhisée participa largement au gouvernement pendant les premières années. La
constitution garantissait la liberté de conscience et les monastères, dont le nombre
augmenta dans les années 1920, furent exemptés d’impôts (Moŋguš 2001, 100). En
mars 1928, se tint un congrès des lamas touvas qui affirma que « l’enseignement de
Bouddha et celui de Marx et Lénine sont identiques ». Les lamas se proposaient
d’utiliser les monastères pour alphabétiser la population, la langue étudiée devant être
le tibétain24.

B. Le temps de la terreur.

Un tournant s’opéra dans les années 1930 avec l’accès au pouvoir des représentants
les plus intransigeants du Parti populaire révolutionnaire touva (TNRP), aidés par des
envoyés de Moscou. Ils appliquèrent la politique stalinienne en œuvre en URSS.
Il n’existe pas encore de synthèse sur les répressions de l’ère communiste à Touva.
On connaît bien les personnalités politiques qui furent victimes des purges : Bujan-
Badyrgy l’un des fondateurs de la première république de Touva, fusillé en 1932, suivi
de deux premiers ministres successifs Xemčik-ool Adyg-Tjuljuš et Čurmit-Dažy Sat
et d’autres membres du gouvernement furent fusillés comme « dirigeants d’une
organisation japonaise contre-révolutionnaire d’espionnage ». L’instigateur de ces
éliminations fut Salčak Toka, qui gouverna en dictateur la république à partir du
début des années 1930, et resta au pouvoir après l’intégration de Touva à l’URSS en
1944 jusqu’à sa mort en 1973. Toka occupait le poste stratégique de Secrétaire
général du parti TNRP qui lui permettait d’utiliser l’arme idéologique pour faire
tomber les chefs du gouvernement qui lui résistaient, un peu à la façon dont Staline,
secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique (KPSS) écarta le chef du
gouvernement Rykov avant de le faire exécuter en 1938. Mais, comme pour la Russie
de la « Grande Terreur », ces victimes célèbres font souvent oublier le caractère
massif de la répression qui concerna toute la population.
De nombreux témoignages ont été publiés dans la presse dans les années 1990. J’ai
pu recueillir sans difficultés plusieurs récits qui permettent de supposer que la
collectivisation s’est accomplie avec les mêmes violences qu’en URSS. Alla, qui habite
Kyzyl, raconte que son père appartenait à une famille d’éleveurs riches. À l’époque de
la République populaire de Touva, leur bétail fut collectivisé et les parents de son
père furent fusillés dans leur campement même.
Un décret de 1930 ordonna la livraison de tous les objets de culte. Des agitbrigady
(« brigades d’agitation et de propagande ») parcoururent les campements des

24 Bagaj-ool «Tradicija i religija » Tuvinskaja Pravda du 2 mars 1988.


46

nomades pour rassembler de force ces objets25. Comme à l’époque des Altyn-khans,
des autodafés furent organisés mais, cette fois, les objets chamaniques, tels les êêren et
les tambours, brûlaient à côté des statues et des livres bouddhiques (Moŋguš 2001,
113-114). L’ensemble du patrimoine architectural bouddhique, soit 26 temples (xürêê),
fut détruits. Chamanes et lamas devinrent la cible des persécutions. Plusieurs furent
exécutés et de nombreux déportés.
En 1931, la république de Touva comptait 725 chamanes. Les chiffres de 1934 et
1935 sont très semblables (archives citées par D’jakonova 1981, 130).

Xošun foyers26 lamas chamanes dont dont nombres de


hommes femmes chamanes pour
100 foyers
Barun-Xemčik 3640 168 145 - - 3,9
Dzun-Xemčik 4369 207 217 - - 5,0
Ulug-Xem 2950 101 157 - - 5,3
Kaa-Xem 2476 163 88 - - 3,5
Tes-Xem 1645 129 46 22 24 2,8
Todža (Tožu) 568 19 72 55 17 12,7
Total 15648 787 725 411 314 4,6
République

Lamas et chamanes à Touva par région d’après les résultats du recensement de 1931 (Perepis’
naselenija, 1933).

Il est intéressant de noter qu’en milieu fortement bouddhisé, comme le xošun Tes-
Xem près de la frontière mongole, où l’on ne compte que 2,8 chamanes pour cent
foyers (yourtes), la proportion de femmes chamanes dépasse celle des hommes, alors
que chez les Tožu de la taïga, où l’on compte 12,7 chamanes pour cent foyers, les
hommes sont majoritaires. Cette différence peut s’expliquer en milieu bouddhique
par la perte de considération du statut de chamane qui est donc abandonné aux
femmes, mais aussi simplement par l’engagement des hommes dans les monastères
(7,6 lamas pour cent foyers dans le Tes-Xem contre 3,3 à Tožu).
On constate, d’après ce recensement, que seuls dix chamanes possédaient plus de
cinquante têtes de gros bétail soit 1,6% de l’ensemble des chamanes, alors que la
proportion est de 2,1% pour l’ensemble des Touvas27. La propagande soviétique
associant les chamanes aux riches n’avait donc pas de fondement sociologique.
Toujours est-il que dans les années 1950, il ne restait, d’après Vajnštejn, pas plus de
dix chamanes sur tout le territoire de Touva. La destruction systématique des traces

25 L’écrivain touva d’expression allemande Galsan Tschinag a fait la description saisissante d’une scène
de confiscation des objets d’un chamane chez les Touvas de Mongolie ([1999] 2001, 161-162).
26 Xozjaistvo.
27 Le calcul est de Vajnštejn (1991, 280).
47

du chamanisme fut si rapide et efficace que l’expédition archéologique et


ethnographique dirigée par Potapov dans les années 1950 eut de grandes peines à
collecter des objets rituels. Potapov avouait : « nulle part nous n’avons pu trouver de
costumes chamaniques ; les seuls que nous ayons pu étudier ont été ceux conservés
dans les collections des musées. » (1969, 356). Les êêren constituaient, comme les
attributs chamaniques, des indices tangibles de pratique religieuse trop dangereux
pour que la population se risque à en fabriquer. En 1960, Potapov écrit à propos de
ses informations : « Ces données, bien sûr, sont incomplètes, car les Touvas
contemporains (hormis quelques cas exceptionnels) ont cessé de faire des êêren et de
leur rendre un culte. » (1960, 220). En 1977, de son côté D’jakonova fait une
remarque semblable : « Actuellement ces objets de culte n’existent plus ; et s’il s’en
trouve dans certaines familles, on ne les montre pas, bien que l’on réponde volontiers
aux questions. » (1977, 208). Vajnštejn découvrit cependant un êêren dans les années
1950 dans la région de Čaa-Xöl et un autre dans celle de Tere-Xöl dans les années
1960 (1974, 182). Le seul chamane en exercice possédant costume et tambour connu
de l’ethnographie soviétique est Šoončur Sojan rencontré par Karalkin en 1958 dans
la région isolée du lac de Tere-Xöl (Karalkin 1966), puis filmé par Vanšjtejn et
contraint par les ethnologues à vendre son costume au Musée régional de Kyzyl28
(fig. 64).

En 1929, le VIIIe congrès du Parti révolutionnaire touva (TNRP) décida la


collectivisation de l’agriculture, le passage de l’élevage nomade à l’agriculture
sédentaire et la confiscation des biens des « féodaux » et des baj (« riches »). En dépit
de sa souveraineté officielle, la république de Touva, suivait à la lettre la politique de
collectivisation et de dékoulakisation décidée en URSS par Staline la même année. En
1932, 60% des campements avaient vu leur bétail collectivisé (Grebnev 1955, 24-25).
Cette politique sanglante et désorganisée mit en place des structures éphémères ;
l’organisation de sovkhozes et kolkhozes viables et la sédentarisation en masse
n’eurent lieu que dans les années 1950 sous la houlette des Soviétiques.
La république était de fait depuis la fin des années 1920 un protectorat dont Moscou
maîtrisait l’économie, la vie politique et la presse. À partir de 1942, la république de
Touva contribua massivement à l’effort de guerre de son allié soviétique par l’envoi
de troupes de cavalerie, de bétail et de chevaux (le nombre de chevaux diminua de
près de moitié à Touva au cours de la guerre, voir tableau p. 35). Selon l’histoire
officielle encore enseignée dans les écoles, le gouvernement soviétique manifesta sa
« reconnaissance » au peuple touva en acceptant sa « demande d’entrée volontaire »
dans l’Union. La république de Touva fut annexée par l’URSS en octobre 1944 au
titre de province autonome de la république de Russie (RSFSR). Elle gagna en 1961
le statut de république autonome (Tuvinskaja ASSR).

28Le musée des Soixante-Héros, du nom de soixante insoumis qui prirent les armes contre les
Mandchous en 1883.
48

Figure 19. « Le discours du camarade Staline » publié en première page du journal Šyn (« La vérité ») en alphabet
touva latin (8 janvier 1938).

C. Politique religieuse : des « survivances » indéracinables


(1946-1980).

L’analyse marxiste-léniniste présente la religion comme nuisible moins par la fausseté


de son contenu cosmologique que par son lien consubstantiel avec la classe
dominante. Dans la propagande soviétique des années 1920-1930, les divers clergés,
mais aussi les chamanes, étaient supposés avoir des intérêts économiques liés aux
exploiteurs et, surtout, se voyaient attribuer une fonction de légitimation de l’ordre
social. Après la collectivisation, les classes dominantes exploiteuses étaient censées
avoir disparu d’Union soviétique privant ainsi les religions de leur assise sociale. On
se garda pourtant de proclamer la victoire de l’athéisme car le maintien de pratiques
religieuses clandestines resta une évidence tout au long de la période soviétique. Mais
on évita aussi de faire de la lutte contre elles la priorité de l’action politique du
régime. Il aurait été contradictoire d’affirmer que ces pratiques, alors qu’elles étaient
vidées de leur sens social, pussent représenter une menace sérieuse pour le régime.
Elles ne pouvaient plus être regardées que comme des aberrations provisoires, des
« survivances » (ru. perežitki, tv. artyyškyn), nécessairement appelées à disparaître dans
un délai rapide qu’accéléreraient encore l’instruction et quelques campagnes de
propagande29.
Une autre raison empêchait la perpétuation de persécutions ouvertes et systématiques
contre les pratiques religieuses. Une des spécificités du régime soviétique était un
décalage permanent entre les principes proclamés et les usages politiques réels. Le
régime bolchévique soucieux de rompre avec le colonialisme de l’État orthodoxe des
tsars, qui avait opprimé les juifs et les vieux-croyants, proclama, dès sa fondation, la
liberté de culte (loi du 23 janvier 1918 sur la « séparation de l’Église d’avec l’État et
l’école »). Aussi les condamnations massives et exécutions sommaires de prêtres,
29
Un livre publié à Kyzyl en 1959 sur le chamanisme et le bouddhisme (Diiga 1959) avait pour titre
Êrginiŋ artyyškynnary bolgaš olarny ažyp tiilêêrniŋ oruktary, « Les survivances du passé et les chemins pour
les dépasser et les vaincre ».
49

lamas et chamanes prenaient généralement d’autres chefs d’accusation que la pratique


religieuse. Les constitutions successives de l’URSS garantirent toutes comme un droit
abstrait le principe de la liberté de religion (et de non-religion), qui était en réalité
entravé par l’idéologie d’État, la peur, la juridiction ordinaire qui interdisait
l’enseignement religieux aux mineurs et une fiscalité répressive pour les « serviteurs
du culte ». La majorité des chamanes cessèrent leur activité non en raison d’une
condamnation mais pour ne pas avoir à payer des impôts exorbitants (chez les
Tofalars : Diószegi 1968). Ceux qui continuaient leur activité sans s’acquitter de
l’impôt étaient poursuivis pour cette dernière raison et non pour leur « confession »
ce qui permettait aux autorités de rester en règle avec le principe de la liberté de
conscience.

Quelle fut la politique religieuse de l’État soviétique à Touva après la fin de la lutte
ouverte caractéristique de la Grande terreur des années 1930 ?
Avec la Deuxième Guerre mondiale, Staline adopta à l’égard de la religion une
politique plus clémente qui se fit ressentir en Sibérie. Les Bouriates en bénéficièrent
en 1946 avec la réouverture de deux monastères (Hamayon 1990, 131). Cette année
fut celle de la refondation de la Direction spirituelle centrale des bouddhistes
d’URSS30 qui autorisa aussi à Touva l’ouverture d’un lieu de prière, quoique bien plus
modeste que celui de Bouriatie. Il s’agissait d’une simple yourte de prière dans les
environs de la ville de Čadaana, desservie par six lamas, devenus une vingtaine en
quelques années. Face au succès de la yourte bouddhique, une intense campagne de
presse et des réunions publiques furent lancée à partir de 1959, accusant les lamas de
ne pas respecter la législation sur les cultes (Xomušku 1998, 100). En 1960, la yourte
fut fermée « à la demande de la masse des travailleurs » et les objets du culte furent
transmis au musée ethnographique touva de Kyzyl (Karalkin 1966). Malgré ces
revirements, le recours à la répression physique ne pouvait plus être envisagé dans le
contexte de dégel engagé par Khrouchtchev. La déstalinisation fut accomplie à
Touva, où les effigies du « guide » disparurent. Cependant, l’auteur des répressions à
Touva, Toka et non Staline, étant resté au pouvoir, aucune campagne de
dénonciation des crimes commis dans les années 1930 ne fut entreprise.

Jusqu’en 1989, la forme principale de lutte contre les religions fut la propagande
d’État, avec pour cibles à Touva le chamanisme, le bouddhisme et le christianisme
surtout dans ses versions vieille-croyante (staroverie) et protestante.
Les dénonciations du chamanisme tiraient leurs principes non de l’observation
empirique ou de l’ethnographie russe prérévolutionnaire mais de schémas
d’interprétation conçus pour les peuples européens. Le « caractère exploiteur » des
chamanes ne pouvant plus être dénoncé sauf à supposer que la dékoulakisation et la
collectivisation avaient été imparfaitement accomplies, on les accusait désormais de
cultiver le « nationalisme » touva et de s’opposer à l’ « amitié entre les peuples ».

30Le Central’noe duxovnoe upravlenie buddistov (CDUB) fut fondé en 1922 lors du XIe Congrès panrusse
des bouddhistes de Russie. Réorganisé, il fut renommé CDUB d’URSS en 1946.
50

L’idée de « nation touva » étant une création soviétique, on voit que cette analyse doit
moins son succès à sa pertinence scientifique qu’à son utilité politique dans un
contexte de prévention contre toute tentative d’opposition à la russification assimilée
au progrès.
En 1954, un article du journal Tuvinskaja Pravda 31 expliquait que, avant la révolution,
« les chamanes propageaient avec persévérance une psychologie d’esclaves, tuant
dans l’œuf toute idée de révolution progressiste. Les chamanes repoussaient tout ce
qui était russe. Toute innovation dans l’économie et la vie quotidienne venue des
Russes était déclarée par les chamanes coupable et inacceptable pour les bons
esprits. » Dix ans après l’entrée de Touva dans l’URSS, on constatait de « sérieux
succès dans le développement (…) de la culture », ainsi l’auteur assurait que
« aujourd’hui à Touva, la majorité des travailleurs s’est libérée pour toujours de toutes
les croyances chamaniques et bouddhiques ». Pourtant, l’auteur mettait en garde
contre la tentation d’abandonner la « propagande athéiste active ». D’après lui, on
observait encore dans les régions de Tožu, Süt-Xöl, Čaa-Xöl et ailleurs des pratiques
de culte aux ovaa, aux arbres chamaniques et aux sources sacrées aržaan auprès
desquels des crins de cheval et des rubans sont déposés en offrande. L’attention des
observateurs est attirée par des habitudes quotidiennes comme les offrandes faites au
feu ou le geste de projeter quelques gouttes du contenu d’un verre d’alcool avant d’en
boire (araga čažar)32. Ces habitudes ne paraissent pas avoir fait l’objet d’une lutte très
active de la part du régime. Le véritable ennemi de la propagande athéiste devint le
christianisme conservateur des vieux-croyants russes qui manifestait un caractère
communautaire résolument rebelle au modèle social soviétique33.
Du côté de la population touva, les offrandes chamaniques étaient attribuées à des
initiatives purement individuelles de personnes âgées ou un peu simples d’esprit. Ces
certitudes rassurantes firent place à une inquiétude réelle lorsque l’on constata, dans
les années 1970, la « réapparition » de véritables rituels collectifs : le rite du « 49e
jour » (49 xonuk) qui a pour but d’écarter l’âme du défunt 49 jours après sa mort. Un
premier article (« 49 xonuk » de A. Bazyr-Taral, Šyn du 11 mars 1970) dénonça ce
phénomène et, signal évident de sa réalité, il reçut confirmation dans plusieurs lettres
indignées de lecteurs qui avaient fait le même constat que l’auteur. Un étudiant de
l’institut pédagogique de Kyzyl s’inquiétait34 : « Dans la Touva socialiste
contemporaine, il n’y a plus de chamanes mais, dans certaines régions, deux ou trois
vieillards se sont mis à reprendre leur fonction. Les survivances du passé tentent-elles
de renaître ? » Ces témoignages offrent des informations ethnographiques

31 F. Kuz’min « Šamanizm i lamaizm ; ix proisxoždenie i reakcionnaja suščnost’ » Tuvinskaja pravda, 24


octobre 1954.
32 V. Bagaj-ool « Sovremennost’ i religioznye tradicii » Tuvinskaja Pravda du 11 avril 1989.
33 Une campagne fut menée auprès des vieux-croyants de la région du Kaa-Xem à la fin des années

1960, avec quelques succès célébrés dans la presse, comme ce témoignage d’un vieux-croyant repenti :
« Comment j’ai renoncé à Dieu » (Kak ja otkazalsja ot boga), Tuvinskaja pravda du 4 avril 1968. Le courant
vieux-croyant est issu du schisme de l’Église orthodoxe russe provoqué par les réformes du concile de
1666-1667. Quelques communautés fuyant la Russie au XIXe siècle se sont installées dans la taïga du
pays touva où elles ont toujours leurs villages, traditionnellement très isolés.
34 M. Aldyn-ool « Mêêŋ bodalym » Šyn du 20 mars 1970.
51

intéressantes. Les familles des défunts invitent une personne qui mène le rite, non
plus un chamane comme autrefois, mais un iji körnür kiži, « personne à double vue »
c’est-à-dire un homme auquel est attribué un talent de vision spéciale. Cette faculté
est censée lui permettre de voir l’âme du défunt, de converser avec elle (« Tes parents
t’attendent, la nourriture refroidit, viens vite ! » ibid.), de la nourrir en jetant de la
nourriture dans le feu et de la renvoyer. Ces pratiques sont jugées très nuisibles par
les auteurs des articles, tout d’abord en raison du désordre idéologique qu’elles
représentent. On reproche aux représentations qu’elles impliquent de « ne pas
correspondre du tout à une éducation athée ». Mais, comme si cet argument peinait à
emporter la conviction, on souligne les nuisances matérielles que provoque le rite :
les gens boivent, ils se conduisent mal et, pour s’y rendre, ils abandonnent leur lieu de
travail. Les solutions proposées pour mettre fin à ces dérives consistaient à proposer
d’autres types de rapports rituels aux morts. Tous les auteurs défendaient un genre
« moderne » de pratiques : entretien et nettoyage des tombes en famille, dépôt de
fleurs, usages dans lequel, on aura reconnu, bien qu’il ne soit pas nommé, le modèle
du cimetière occidental35.
Épisodiquement réapparurent dans les journaux des années 1970 des dénonciations
de l’activité de certaines « personnes à double vue » (par exemple « Karaŋ körnür kiži »
Šyn, 25 septembre 1976). Comme pour le rite du 49e jour, on insistait surtout sur les
« effets secondaires » de ces pratiques en termes d’alcoolisme et d’absentéisme au
travail, puisqu’une analyse marxiste globale du phénomène religieux n’était plus
possible en l’absence de conflit de classes.

D. L’âge du folklore : la culture comme phénomène visible.

La lutte contre les religions n’impliquait pas une réprobation de toutes les traditions
culturelles indigènes, au contraire. La révolution d’Octobre, qui se voulait anti-
impérialiste, avait proclamé la libération des peuples du joug colonial tsariste. La
Déclaration des droits des peuples de Russie du 15 novembre 1917 affirme le droit
au « développement libre des minorités nationales et groupes ethniques peuplant le
territoire de la Russie. » La réalisation du passage au socialisme ne pouvait donc se
faire par une lutte ouverte contre les cultures traditionnelles des minorités sous peine
de constituer une nouvelle forme de colonialisme comme on ne manqua pas de l’en
accuser. Le maintien et même l’exhibition de caractères « nationaux » étaient les
garants du respect des minorités ethniques par les autorités soviétiques. L’équilibre
délicat qui devait être trouvé est résumé dans la célèbre formule de Staline : « national
par la forme, socialiste par le contenu. » Le terme « national » préféré à « culturel »
impliquait une homogénéisation et institutionnalisation des pratiques d’un groupe
identifié à un territoire et une entité politique, ce qui signifiait l’aplanissement des

35 Un modèle débarrassé toutefois de ses aspects chrétiens et de traditions russes comme la


consommation d’alcool. Dans une thèse récente (2007), Grégory Delaplace a étudié l’adaptation du
modèle russe transformé en modèle soviétique dans les cimetières mongols (L’invention des morts en
Mongolie contemporaine. Sépultures, fantômes, photographies, EPHE).
52

dialectes et coutumes locales. Ainsi, tout en prenant pied dans la république et en


organisant son exploitation économique, les Russes contribuèrent à « la consolidation
de la nationalité [ru. narodnost’] touva en une nation [ru. nacija] » (Tanova 2006, 22) en
soutenant matériellement la création de différentes institutions qui font la nation
authentique : un alphabet touva (juin 1930), une presse en langue touva (Šyn est
fondé 1930 après une période en langue mongole, ibid., 23), un théâtre national
(1938), un orchestre national (1943), puis après l’intégration de Touva dans l’URSS,
un ensemble de jongleurs et d’équilibristes (1945), un orchestre philharmonique
(1966), un ensemble de musique et de danse d’inspiration folklorique, Sajany, (1970)
(article « Tuvinskaja avtonomnaja respublika » de la Bol’šaja sovetskaja ênciklopedija). Ces
différentes institutions sont les applications d’un modèle d’inspiration russe reproduit
dans chacune des républiques de l’Union. Les cultures devenues folklores nationaux
se présentent comme des variantes locales d’une série fixe et supposée universelle
d’« arts » conçus comme des spectacles : la musique, le chant, la danse, le théâtre, le
cirque et quelques autres. Les contraintes de la mise en scène dans des salles de
théâtre et l’esprit d’émulation entre les républiques stimulé par les festivals
engendrent une transformation radicale des pratiques anciennes et souvent
l’invention de pratiques inexistantes. Ainsi chaque république doit posséder son
groupe de danse capable d’exécuter les « danses populaires » du peuple qui donne à la
république son nom. Les Touvas ne pratiquant pas la danse, et ne possédant même
aucun mot pour la désigner36, il a été nécessaire de créer de toutes pièces des
chorégraphies, associant des réminiscences chinoises aux techniques des ballets
russes. Ces danses touvas constituent aujourd’hui un genre reconnu qui remporte des
succès notables en Occident. Un phénomène assez semblable peut être constaté avec
le théâtre. La création de danses et de théâtres nationaux revêtait une importance
particulière en Sibérie où la séance chamanique était souvent interprétée par les
analystes soviétiques comme une forme de « spectacle primitif », le seul qui pût
distraire les indigènes. Pour évincer efficacement le chamanisme, il ne suffisait pas
d’en interdire la pratique, il fallait que la fonction de divertissement qu’il remplissait
fût assurée dans d’autres décors37.

Au-delà des salles de spectacles, demeurait le problème de la ritualité de la vie


quotidienne qui ne pouvait être absorbée par le folklore. Dans les années 1960, une
réflexion générale fut engagée sur ce sujet et trouva de nombreux échos dans la la
littérature ethnographique (Kurbatskij 1966) et la presse touva. Deux directions
furent explorées simultanément : on chercha d’abord à distinguer dans les traditions
touvas de « bonnes coutumes » (čaagaj čaŋčyldar 38), et, par ailleurs, on entreprit de
créer de « nouvelles coutumes » (čaa čaŋčyldar).
En matière de « bonnes coutumes », les débats furent lancés par des intellectuels
touvas à propos du nouvel an lunaire traditionnel, le šagaa fêté à date variable en

36 Le terme actuel est tanec emprunté au russe. Les danses rituelles bouddhiques, appelées en touva cam
(du tibétain), ne peuvent être considérées comme une forme de danse populaire.
37 Suslov proposait par exemple le cinéma (1931, 151-152).
38 Au singulier, čaŋčyl du mong. zanšil « habitude ; coutume, tradition ».
53

hiver. Cette cérémonie, qui impliquait autrefois des offrandes rituelles avec la
participation de chamanes ou de lamas, avait été interdite au cours des années 1930.
Dans un article de Šyn intitulé « Šagaaga xamaaryštyr », « À propos du nouvel an
šagaa », (20 janvier 196639), Č. Čüldüm, enseignant, notait la nécessité d’une grande
fête nationale mettant en valeur le sport et les arts touvas et proposait de « libérer [le
šagaa] de ses éléments à contenu religieux pour en faire une véritable fête populaire ».
Le contrôle de l’organisation de cette fête serait placé sous la responsabilité d’une
commission spéciale. L’auteur qualifiait ce projet de « national par la forme et
socialiste par le contenu » (ëzulug-la nacional xevirglig, socialistig ukta-šynarlyg), reprenant
l’expression stalinienne, mais sans en citer l’auteur, par ignorance ou par prudence.
Cette proposition ne fut pas retenue et fut oubliée jusqu’à la fin des années 1980. Le
caractère religieux du šagaa ne parut visiblement pas aux autorités pouvoir être si
facilement effacé.
En revanche, ces articles initièrent une réflexion plus générale sur le statut des
traditions touvas. Dans un article en touva intitulé « Les traditions populaires doivent
demeurer » dans Šyn (5 février 1966), l’archéologue russe Aleksandr Grač proposait
d’élargir la réflexion de Čüldüüm concernant le nouvel an aux autres traditions.
Parlant de sa propre expérience, le célèbre savant vante l’apport que peut donner à
une fête un « coloris touva » (tyva kolorat), il s’enchante des chansons « au beau
contenu contemporain » (bögünnüŋ čaraš utka-šynarlyg yrlary) et de la cuisine touva (Grač
1966). Il regrette en particulier que les cantines de la ville de Kyzyl ne préparent pas
de plats à la façon touva. Bien entendu, seul un auteur russe, affirmant parler au nom
des Moscovites et des Léningradois, pouvait se permettre de critiquer la domination
de la cuisine russe dans la capitale touva. Un tel « regret » aurait passé pour
« nationaliste » sous la plume d’un journaliste touva.

Une série d’articles parut sur le thème de la nouvelle ritualité et du nouveau contenu
à donner aux anciens rites, aussi bien dans le journal de langue touva Šyn : « De
nouveaux rites dans la vie » (Čaa ëzulaldy amydyralče, 20 septembre 1967), « Nouvelles
coutumes et rites » (Čaa čaŋčyldar, ëzulaldar, 10 décembre 1967), que dans le journal de
langue russe Tuvinskaja pravda : « S’enrichissant d’un nouveau contenu » (ru.
Obogašajas’ novym soderžaniem, 3 avril 1975), « Les rituels contemporains » (ru.
Sovremenye ritualy, 25 avril 1980), « Ainsi naissent les traditions » (ru. Tak roždajut
tradicii, 28 juin 1980), et de nombreux autres. Pour V. Bagaj-ool (« Tradicija i religija »
Tuvinskaja Pravda du 2 mars 1988), il convient d’adopter sur les traditions un regard
« critique » afin d’y distinguer les éléments « progressistes ». Ainsi, la noce n’a pas
perdu son actualité et peut être maintenue en vertu de sa « signification esthétique et
éducative » (ru. êstetičeskoe i vospitatel’noe značenie). L’auteur regrette la disparition de
belles pratiques comme les concours de lutte et de tir à l’arc lors des noces. Au lieu
de cela, on voit se répandre l’habitude de couvrir les jeunes mariés de cadeaux ce qui
est un héritage de la noce pratiquée autrefois par les Touvas riches d’après Bagaj-ool.

39 Après un article sur le même sujet signé Bičen-ool dans le Šyn du 10 janvier.
54

Au cours de la période de l’après-guerre, l’intelligentsia soviétique a produit une


interprétation de la tradition nationale largement diffusée par l’éducation qui a exercé
une influence évidente sur la forme qu’a prise le chamanisme contemporain au
moment de sa réapparition dans les années 1990. Selon ce modèle, la bonne tradition
n’est pas nécessairement un héritage des anciens : il est juste de créer des traditions
lorsque les conditions de la vie nouvelle l’exigent. La tradition est le résultat d’un acte
de la volonté conscient. Le caractère construit et volontariste de la norme en ce
domaine est affirmé avec transparence.
Par ailleurs, dans le modèle soviétique, la culture folklorisée est un objet fait pour être
vu. Le spectacle folklorique est un objet ambigu. Matériellement il est une
manifestation organisée selon des canons occidentaux en vue de satisfaire un public
de goût occidental. Il est soumis à de rigoureuses contraintes de temps (il ne peut pas
durer plusieurs nuits comme la récitation d’une épopée traditionnelle), de sécurité
(l’usage du feu est limité), de décence (d’un point de vue occidental). Pourtant, ce
spectacle propose de lui-même une interprétation toute différente qui est
généralement admise : il est censé permettre au spectateur d’avoir accès à des
pratiques festives d’une population dont la culture est très éloignée de la culture
occidentale. Les « acteurs de la culture » (ru. dejateli kul’tury) sont ainsi amenés à
adopter sur leurs propres pratiques un point de vue extérieur.
La coutume est toujours une exaltation du « coloris national » et en définitive de la
« nation ». Offrant une image de la collectivité à un public étranger virtuel, le rite et la
tradition sont supposés entretenir un lien intime avec l’ensemble de la nation. Ce
caractère réflexif du rite se fait sentir chez certains chamanes d’aujourd’hui, pour qui
agir en chamane, c’est mettre en scène et affirmer l’existence de la culture touva. Les
chamanes s’attribuent volontiers un rôle dans la défense de l’identité nationale et ce
lien avec la nation, pensée comme peuple attaché à une terre, apparaît jusque dans
leurs invocations où le territoire évoqué n’est plus la localité entourant le campement
mais le territoire entier de la république de Touva40. C’est bien ainsi que les autorités
locales touvas souhaitent que les chamanes se présentent, les y incitant en remettant
aux plus célèbres d’entre eux des titres les remerciant pour leurs services au pays41.
Pourtant, nous montrerons que cette image d’union nationale demeure très
superficielle et qu’elle n’a pas su renverser les principes profonds du chamanisme qui
lui sont hostiles.

40
L’évolution sémantique du mot čurt est tout à fait caractéristique de ce changement. Dans son
glossaire, Katanov a noté čurt en 1889 avec le sens de « habitat, campement » (1903, I, 293), alors qu’il
désigne aujourd’hui dans la langue lettrée le « pays » au sens d’État-nation. Pour prendre un exemple
soviétique, demokrattyg čurttar signifie les « pays démocratiques ». On note une évolution parallèle du
sens du mongol nutag, originellement « territoire de nomadisation, campement », aujourd’hui « pays
natal, lieu d’origine » (Pop 2002, 64).
41 Par décision du 10 août 2006, le chef du gouvernement touva Š. Ooržak a conféré au chamane

Kara-ool Dončun-ool le titre de Tyva respublikanyŋ aldarlyg ažyldakčyzy « travailleur honorable de la


république de Touva ».
55

III. L’entrée dans une nouvelle ère

La représentation communiste et athée du monde, qui avait été la seule légitime


depuis les années 1930, cessa de l’être au cours des années 1980. Pendant la décennie
suivante, les Russes quittèrent massivement la république42 et les Touvas se
retrouvèrent dans une situation qu’on pourrait qualifier de décolonisation
idéologique, avec pour tâche urgente de reconstruire une identité nationale. Les
phénomènes qui se sont produits depuis la perestroïka sont riches, complexes et
inattendus. Les profonds bouleversements sociaux survenus avec l’apparition de
l’économie de marché n’expliquent pas tout dans les métamorphoses du
chamanisme ; le rôle des personnalités individuelles est considérable, non moins que
celui des interventions étrangères. À vrai dire, la description des institutions
chamaniques contemporaines à Touva semble quelquefois devoir faire le sujet d’un
roman plutôt que celui d’une étude ethnographique, tant les facteurs psychologiques
et les parcours individuels sont complexes.

A. Des survivances qui renaissent

Un intérêt pour les traditions religieuses commença à se manifester de plus en plus


ouvertement à la fin des années 1980 à la faveur de la perestroïka à Touva comme
dans le reste de l’URSS depuis plus longtemps. Avec Gorbatchev, la lutte, même
pacifique, contre les croyances religieuses n’était plus une priorité face à l’ampleur de
la crise économique et morale qui menaçait le régime. Au contraire, Gorbatchev lui-
même avait reconnu officiellement être baptisé et, après une rencontre avec le
patriarche Pimen, avait donné une reconnaissance officielle aux manifestations
célébrant le millénaire de la christianisation de la Russie (Krešenie Rusi) en 1988. Les
médias commençaient à donner un écho aux œuvres des intellectuels dissidents : on
reconsidérait l’histoire de la Russie en insistant sur l’importance de l’orthodoxie dans
la culture russe et en dénonçant les répressions subies par l’Église.
À Touva, ce mouvement tarda à se faire sentir dans les milieux officiels : au contraire
dans un esprit conservateur les intellectuels faisaient survivre l’esprit athéiste des
décennies précédentes. Au début des années 1980, les observateurs dénonçaient la
réapparition de pratiques chamaniques et bouddhiques dans les campagnes touvas.
En 1983, pour la première fois, l’existence de plusieurs chamanes actifs fut reconnue
à Touva et leur présence fut décrite non plus comme une « survivance » (artyyškyn),
mais aussi comme une « apparition » (typtyp turary). Un article de Šyn43, signé de
B. Šülüt, donne une liste de noms de chamanes récemment signalés dans les

42 Entre 1989 et 2002, la minorité russe de la république de Touva a perdu 37400 personnes soit près
de 40% de ses effectifs.
43 B. Šülüt « Ulus mölčüürünüŋ argazy-dyr » (« Un mode d’exploitation du peuple ») Šyn du 11 septembre

1983.
56

provinces de l’Ouest. L’auteur juge « misérable et honteuse » l’apparition de


chamanes « de nos jours ».

« Dans la région Čöön-Xemčik, un čuragajčy xam [chamane astrologue] a fait


son apparition depuis quelques années. On l’appelle Kuular Süürun-ool xam, il
habite dans le village Xajyrakan près Čadan. Le jour comme la nuit, les gens
qui viennent le consulter ne laissent pas sa porte en paix. Parmi les voitures
qui viennent, on voit même des UAZ-469 et des GAZ-69 d’établissements
officiels. »

Ces derniers véhicules, des jeeps, encore rares au début des années 1980, dénoncent
la compromission de personnes haut placées. Pour justifier sa vindicte, l’auteur de
l’article recourt en partie à des arguments traditionnels comme le thème de
l’« exploitation » (mölčüürü) présent dans le titre même de l’article. Les chamanes sont
décrits d’un point de vue économique comme des « parasites qui ne veulent pas
travailler honnêtement. » Mais à côté de cela, on découvre un nouveau type
d’argument, jamais rencontré encore dans la propagande athéiste : celui de
l’inauthenticité. L’auteur qualifie les chamanes nouvellement apparus de megeči xamnar
ces deux termes signifiant respectivement « menteur, imposteur » et « chamanes ».
L’expression est ambiguë : on peut comprendre, d’un point de vue soviétique
ordinaire, que ces gens sont des imposteurs du simple fait qu’ils sont chamanes, car
tout chamane est un imposteur. Mais on peut aussi rapprocher megeči xamnar de
l’expression de tölgeči-megeči, « devin-menteur » que l’on trouve dans un conte touva
traditionnel (Samdan dir. 1994, 400) ou de l’expression, très courante aujourd’hui et
qui paraît l’avoir été depuis longtemps, de mege xam ou megeči xam qu’il faut traduire
par « faux chamane », en opposition à un šyn xam « vrai chamane ». À lire la suite de
l’article, il devient évident que c’est bien en ce sens que l’auteur, qui a en tête un
modèle du chamane authentique, emploie l’expression megeči xam. À Xogdurgan,
raconte-t-il, on fit venir pour soigner un malade un čaaraŋ xam, expression sans
ambiguïté, qui désigne un « mauvais » ou un « faux » chamane. Les paroles que Šülüt
met dans la bouche du chamane sont singulières :

Oo-oj! Oo-oj!… Ooj ! ooj !…


Kažar-la sen, sagyngyr sen, Tu es rusée, tu es coquine,
Kadaj-la sen utpaan boor sen ! Tu es femme, tu n’as pas oublié !

Le lecteur touva reconnaît aussitôt que ce chamane, au lieu de chanter un algyš


(invocation chamanique), a entonné un kožamyk, chanson souvent érotique. La suite
nous apprend que le chamane cherche ainsi à séduire la femme du malade. Le récit
s’achève par cette conclusion : « Les gens qui disent ainsi ‘je suis chamane’ se
couvrent de honte au premier coup d’œil auprès de ceux qui s’y connaissent. »
L’auteur ne se pose donc ici nullement en athée soucieux de dissiper les nuages de
l’ignorance populaire grâce aux lumières de la science. C’est au contraire du point de
vue de la tradition, en connaisseur de cette dernière, qu’il juge l’attitude des chamanes
57

contemporains. Ce faisant, il adopte l’opposition entre « vrai » et « faux » chamane


qui n’a rien d’anodin, mais constitue selon nous, nous le montrerons plus loin, un des
principes moteurs du chamanisme touva.
Du côté du bouddhisme, on constatait des événements semblables. En 1984, le
journal Šyn signalait l’apparition de jeunes gens se proclamant « nouveaux lamas » et
proposant leurs services à la population. La presse tenta visiblement de les discréditer
en insistant sur leur condition de chômeurs, répandant l’expression de mege lama
« faux lamas », sans doute une transposition de la notion de mege xam « faux
chamane ». D’après des données d’archives recueillies par Xomušku (1998, 103), 12
lamas et 24 chamanes pratiquaient en 1981, pour 11 lamas et 38 chamanes en 1984.
Incontestablement, le nombre de chamanes augmentait. Une vaste campagne
d’« éducation athéiste » fut entreprise. En 1984, la XIXe conférence régionale du parti
communiste s’inquiéta de ces faits et émit l’avis suivant : « les organisations du parti
ne doivent pas perdre de vue l’éducation athéiste des travailleurs. Ces derniers temps,
dans les régions du Barun-Xemčik, de Süt-Xöl et de l’Ulug-Xem sont apparus des
lamas et des chamanes autoproclamés. Il est indispensable de donner à ce
phénomène une appréciation catégorique conforme à la ligne du parti et de mener
une propagande athéiste active au sein de la population44. » Des centaines de
conférences et de soirées thématiques furent données dans les années suivantes.
Peut-être sous l’influence de ces campagnes, le nombre de chamanes descendit à 30
en 1987, mais il était remonté à 43 dès 1989 (Moŋguš 2001, 124-125).
La politique de résistance déterminée menée par la section touva du parti, peu en
phase avec la perestroïka, se poursuivit en 1987 et 1988. Les pratiques qui pouvaient
prendre un caractère inquiétant pour les autorités étaient celles qui se faisaient en
réunion : l’apparition visible de lieux couverts de rubans, la restauration des ovaa,
monticules de pierres cultuels, impliquaient une décision collective de mener des
rituels en groupe. Dans ces initiatives spontanées, une autonomie idéologique de la
société civile se manifestait et s’ancrait dans le territoire même. Des communautés
locales paraissaient s’organiser en dehors de toute base prévue par l’administration
soviétique. En avril 1987, le Ve plénum du comité régional touva du parti
communiste ayant constaté l’apparition de « lieux vénérés » (ru. počitaemye mesta)
rappelle, contre les instances locales trop indulgentes, que « c’est justement sur le
terrain du localisme [ru. mestničestvo], des préjugés religieux, des tentatives de certains
d’idéaliser un passé périmé que se forment des points de vue et des humeurs
nationalistes. »
La critique du localisme manifeste l’inadaptation de la réaction. Mestničestvo, dans son
sens moderne de « localisme », est un concept mis en circulation dans les années
1960 par les dirigeants conservateurs, ennemis de Khrouchtchev pour dénoncer les
excès de sa politique de décentralisation. Analyser le culte des lieux comme une
forme de nationalisme local ne permettait nullement de trouver une réponse
politique adaptée.

44 Cité par Bagaj-ool 1989 ibid.


58

Face au maintien du nombre de baptêmes chez les vieux-croyants et de l’activité des


chamanes en province, de nouvelles mesures furent tentées en 1988, avec la création
de « Conseils pour l’athéisme » chargés de répondre à la demande de ritualité en
diffusant de nouveaux rituels de mariage, naissance et de funérailles aussi
« solennels » (ru. toržestvennyj) que possible (Š. Kuular « Vospityvat’ ateistov » Tuvinskaja
pravda du 5 janvier 1988). Surtout ils ont pour mission d’engager une grande
campagne de propagande dans les clubs et les écoles, sur les lieux de travail, dans les
familles. Ces conseils ne rencontrèrent visiblement aucun succès : de nombreuses
administration régionales de Touva n’envoyèrent pas même de représentants à la
capitale pour y recevoir les instructions. Š. Kuular, président du Conseil de la
république pour le travail athéiste, se plaignit de n’être pas pris au sérieux par le
ministère de la Culture ni par les organes locaux de l’administration et même du parti
(ibid.). L’athéisme n’était plus l’une des priorités.
Les tentatives de résistance des conservateurs fidèles à l’idéologie du parti étaient
bien inutiles. V. Bagaj-ool, professeur à la chaire d’« Histoire de la KPSS et de
communisme scientifique » de l’Institut pédagogique de Kyzyl, qui produisit plusieurs
articles sur l’athéisme et les traditions dans les années 1980, est l’auteur de l’un des
derniers articles anti-religieux publiés dans la presse touva. Dans « L’époque
contemporaine et les traditions religieuses » (« Sovremennost’ i religioznye tradicii »
Tuvinskaja Pravda du 11 avril 1989), il constate d’abord une « certaine renaissance de
l’intérêt pour la religion », expression totalement neuve pour un propagandiste de
l’athéisme. Mais il revient très rapidement à des outils d’analyse traditionnels : en
réalité, selon lui, cette « renaissance » parmi les jeunes est une « survivance » de
l’idéologie « féodalo-religieuse. » Une telle analyse est à l’évidence peu adaptée, car
une présence plus forte de survivances dans la jeunesse que dans les générations
antérieures est tout simplement incompréhensible. Ce discours figé ne peut guère
convaincre.
Certaines voix mirent en avant la bonne influence que le culte des lieux pouvait avoir
dans « la formation d’une culture écologique » parmi la population45. Après
l’explosion de l’usine de Tchernobyl en 1986, la question écologique était devenue
d’une brûlante actualité, mais, affirmaient les idéologues athéistes, on devait recourir
à des moyens « plus contemporains » que la crainte des esprits pour apprendre le
respect de l’environnement (Bagaj-ool ibid.).

B. La restauration du nouvel an šagaa

Les milieux culturels cherchèrent à tirer parti de la thématique des « bonnes


coutumes » pour réhabiliter des traditions interdites. Leurs efforts se concentrèrent
sur le nouvel an šagaa, déjà évoqué en 1966, qui fut célébré pour la première fois par
des intellectuels et des artistes dans le théâtre national en 1987. Les dirigeants du
comité régional de la KPSS désapprouvèrent cette initiative suspectée de

45 Propos anonymes rapportés par Bagaj-ool ibid.


59

« nationalisme » et en blâmèrent les organisateurs (Moŋguš 2001, 126). Cet incident


est révélateur de l’étonnante frilosité conservatrice qui caractérisait les communistes
touvas, fort éloignés des nouveautés de la perestroïka. Mais le vent de la rénovation
s’imposa au gouvernement en dépit du parti. Deux ans plus tard, le gouvernement
touva, s’inspirant de l’exemple mongol, prenait en charge lui-même l’organisation des
célébrations du šagaa à Touva pour février 1989. Le professeur de « communisme
scientifique » Bagaj-ool lui-même se félicitait de la « renaissance » de cette fête qui,
assurait-il, ne contenait en fait « absolument rien de religieux » (Bagaj-ool ibid.). Son
interdiction pendant plusieurs décennies était désormais attribuée aux « excès » du
passé. En Mongolie, la tradition a été reprise depuis plus longtemps46 et, constate
l’auteur rassurant, « rien d’effrayant ne s’est produit ». Elle est devenue en 1989 une
fête officielle de la république mongole et « les bases du socialisme ne se sont pas
effondrées ».
C’est seulement en 1991, avec trois ans de retard par rapport aux Mongols, que le
soviet suprême de la république de Touva fit du šagaa une fête officielle fériée. Mais
contrairement à ce que pouvaient espérer les athées comme Bagaj-ool, la fête ne
garda son caractère laïc qu’un an ou deux. Personne ne se souvient aujourd’hui de
cette brève période où le šagaa a été une fête soviétique athée. Désormais chaque
année, pendant trois jours fériés, ont lieu d’importantes célébrations en province et
surtout dans la ville de Kyzyl : prières au temple bouddhique, bûcher avec offrandes
aux esprits-maîtres des lieux (saŋ salyr) menées par les chamanes de la société Tos-Dêêr
devant la foule, concerts, concours sportifs, foire, et discours d’hommes politiques.
On n’eut pas cependant à entendre les plaintes des athées contre un changement si
rapide, car eux-mêmes n’étaient déjà plus athées en 1991 mais militaient pour la
redécouverte des valeurs religieuses touvas.
Comme pour beaucoup d’autres institutions touvas, il faut noter ce que cette
« restauration » comporte de création. Avant son interdiction, la fête était d’ordre
familial. On mangeait de la « nourriture blanche » (ak čem, mong. cagaan idêê), on
« nourrissait » le feu par des offrandes, et s’il s’en trouvait un dans les environs, on
invitait un lama ou un chamane (Adrianov 1917). L’action se passait dans la yourte et
ne revêtait aucun sens politique, trait général pour des fêtes auxquelles participaient
des femmes, comme nous le verrons plus loin (chap. « Le contexte rituel »). On se
souvient qu’en 1966 l’idée de restaurer le šagaa était directement liée au besoin d’une
fête nationale : c’est bien ainsi, en grande partie, qu’elle est perçue aujourd’hui. Sans
doute, la plupart des Touvas organisent un petit banquet chez eux et échangent des
cadeaux suivant le modèle du nouvel an soviétique, mais le šagaa ne serait pas
complet si l’on ne sortait pas pour participer à la réjouissance collective, et assister
aux rituels bouddhiques ou chamaniques.
Participant à la partie publique de la fête, l’individu s’intègre à une communauté
nationale unie dans un respect commun des rites bouddhiques et chamaniques, les
seuls qui distinguent nettement le šagaa d’une quelconque fête soviétique.

46D’après Legrand (1997, 328), la fête du nouvel an lunaire cagaan sar (« le mois blanc ») avait retrouvé
un statut dès 1960 en devenant la fête des éleveurs coopératifs.
60

C. L’exemple des bouddhistes

En 1989, alors que les Mongols pouvaient aller au temple fêter le nouvel an lunaire,
cagan sar, la chose était impossible pour les Touvas puisque tous leurs temples avaient
été détruits dans les années 1930. Une discussion fut ouverte dans la presse sur la
nécessité de reconstruire certains temples. Dans le même article (1989 ibid.) où il
dénonçait vigoureusement l’action des « lamas autoproclamés », Bagaj-ool ne jugeait
par scandaleuse l’ouverture de monastères, sans prendre explicitement position. À
ceux qui, dans le parti, craignent assez logiquement de voir l’ouverture de temple
favoriser un renouveau religieux, il objecte, citant Marx, que le progrès social fera
disparaître la religion. Confiant dans les bienfaits du socialisme, il paraît certain que
nul ne voudra regarder ces éventuels nouveaux temples autrement que comme des
« monuments d’histoire et de culture ». Dans ce domaine, l’intelligentsia touva ne
faisait pas preuve d’une grande audace : l’Église russe avait obtenu la réouverture
d’un monastère à Moscou dès 1983. C’est sur une initiative privée qu’un premier
temple fut construit en bois à Kyzyl-dag de juin à décembre 1990 (Moŋguš 2001,
126-127).
Alors que l’intégrité de l’Union soviétique commençait d’être menacée par les
mouvements nationalistes baltes, l’élite politique touva cherchait à profiter du
contexte troublé pour prendre à la place des Russes le contrôle de la république en
s’appuyant sur un renouveau identitaire. Les hommes politiques s’associèrent à des
intellectuels intéressés par le bouddhisme pour donner des structures légales à leur
mouvement. En janvier 1990 fut enregistrée la société Aldyn bogda « Bouddha d’or »
qui entreprit aussitôt de rassembler des dons en faveur de la reconstruction d’un
temple à Kyzyl (Moŋguš 2001, 126). De nombreux Touvas bouddhistes se rendirent
en Bouriatie en 1991 à la rencontre du Dalaï-lama puis obtinrent sa venue à Touva en
septembre 1992. Cet événement marqua un tournant décisif : pour la première fois le
gouvernement s’engagea publiquement auprès d’une autorité religieuse. La jeune
république touva paraissait associer son destin à la religion bouddhique : le drapeau
récemment mis au point et tout juste cousu fut offert à la bénédiction du Dalaï-lama.
La position d’homme d’État du Dalaï-lama, chef du gouvernement tibétain en exil,
autorisa le président touva à le recevoir avec tous les honneurs sans paraître pour
autant faire une offense trop vive à la laïcité. Les engagements du gouvernement
touva en faveur du bouddhisme prirent la forme d’un accord entre deux États : une
« Convention entre le gouvernement de la république de Touva et le gouvernement
du Dalaï-lama » établissait des « relations bilatérales dans les domaines de la culture et
de la religion ». Les Tibétains s’engageaient à fournir une « aide humanitaire à Touva
dans la sphère de la renaissance de la religion bouddhique et la satisfaction des
besoins spirituels des citoyens croyants de la république de Touva47. » Ils devaient

47 La constitution de Touva prévoit le statut de « citoyen de la république de Touva » qui implique la


citoyenneté russe.
61

envoyer à Touva plusieurs maîtres bouddhiques, tandis que la partie touva s’engageait
à envoyer des jeunes gens pour recevoir une formation de lama (Xomušku 1998, 110
et Moŋguš 2001, 128). La validité juridique de l’engagement était fragile du côté
tibétain, mais aussi du côté touva puisqu’une république fédérée ne peut signer des
accords gouvernementaux internationaux, privilège du pouvoir fédéral. Mais si
l’accord ne constituait pas un traité d’État à État, alors il fallait y voir un engagement
du gouvernement touva auprès d’une autorité religieuse ce qui aurait contredit le
principe de laïcité.
Le gouvernement adopta du reste une conception de plus en plus tolérante de la
laïcité. Il participa au financement de la construction des temples bouddhiques de la
ville de Kyzyl, ce qui contredisait la Constitution de la Fédération russe aussi bien
que celle de la république de Touva (Moŋguš op. cit., 137).
Dernièrement le bouddhisme a obtenu de nouveaux succès. Un grand suburgan
(stupa) a été construit sur la place principale de la capitale entre le palais présidentiel,
le théâtre national et la statue de Lénine. Ainsi en 2006, le chef de l’administration de
la colonie pénitentiaire de Kyzyl, un Touva, a pris l’initiative d’y faire construire un
temple bouddhique48. La même année, la capitale de Touva s’ornait d’un mantra de
120 m., le plus grand au monde : la formule tibétaine om mani padme hum, inscrite en
pierres blanches sur le flanc de la montagne Dögêê visible de toute la ville49.
Aujourd’hui la république de Touva compte 18 temples et chapelles bouddhiques
(xürêê et dugan) desservis par environ cinquante moines. Trente étudiants touvas
suivent une formation dans des centres bouddhiques de Bouriatie, de Mongolie et
d’Inde50.
Le bouddhisme est désormais reconnu par tous comme une composante essentielle
de l’identité touva contemporaine, qui doit être soutenue en raison de l’excellente
influence morale qu’on lui prête.

48 Les travaux doivent être accomplis par les 1 500 détenus. Communiqué de l’agence interfax du 21
mars 2006 : http://www.interfax-religion.ru/buddhism/?act=news&div=10270
49 La montagne Dögêê était autrefois vénérée par la population sans lien avec le culte bouddhiste.

Pendant la période soviétique, les mots Lenin et Slava KPSS ! (« Gloire au PCUS ! ») y furent inscrits en
pierres blanches. Le 22 avril 1991, le mot Lénine fut remplacé par le nom de la montagne Dögêê par
une équipe de jeunes gens qui agirent pendant la nuit. Le slogan Slava KPSS !, difficile d’accès disparu
plus tard (Centr Azii du 24 avril 1991). En pays touva, la pose d’inscriptions sur les montagnes est un
usage tout soviétique.
50 Information de l’agence Tuva-online (Sajana Moŋguš) :

http://www.interfax-religion.ru/buddhism/?act=news&div=10270
62

Figure 20. Une chorégraphie touva contemporaine à Kyzyl lors des Rencontres internationales de la jeunesse d’Asie et du
Pacifique (2006).

Figure 21. Publicité à Kyzyl pour la projection d’un « film éducatif » : « La réincarnation. Faits scientifiques, écritures
saintes, expérience de témoins. » (2006).

D. Un conflit interethnique ?

Selon une certaine image médiatique, des conflits interethniques sanglants auraient
secoué la république de Touva au début des années 1990. Une autre Tchétchénie
aurait été sur le point d’apparaître.
Le 12 mai 1990, une rixe entre des groupes touva et russe à la sortie d’une
discothèque de Xovu-Aksy fit deux blessés russes et fut suivie de l’incendie de
plusieurs maisons russes. Les événements en restèrent là mais reçurent un puissant
écho dans les médias et provoquèrent une réaction de panique. Au cours de l’année
1990, environ 10 000 Russes émigrèrent de la République. La presse russe centrale
attisa les tensions en propageant des fausses nouvelles faisant état à plusieurs reprise
de 88 morts. L’historienne Nelli Moskalenko, élève de Vajnštejn, s’appuyant sur les
archives du ministère de l’Intérieur de Touva, a montré que sur ces 88 meurtres
63

effectivement enregistrés dans la république en six mois, seuls 7 concernaient des


Russes tués par des Touvas sans qu’on puisse du reste leur attribuer un motif
ethnique (Moskalenko 2004, 181).
L’interprétation de ces événements est évidemment disputée. Le point de vue de
beaucoup de Russes est exprimé dans un article de 1993 d’Irgiz Temirxanov51. La
première cause des violences à Touva, qu’il nomme des « pogroms », réside dans la
« très haute agressivité des Touvas » (ru. očen’ vysokaja agressivnost’ tuvincev). D’après
l’auteur, ce caractère, propre à la nature touva, fut accentué par la crise économique
de la région depuis la fin des années 1980. Cette crise est elle-même expliquée par le
fait que « dans les villages, rares sont ceux qui veulent travailler » (v derevne rabotat’
xotjat nemnogie).
Ce qui pouvait constituer pour les Russes un véritable motif d’inquiétude, c’était
l’apparition d’un courant politique nationaliste représenté par le parti Xostug Tyva
« Touva libre » créé en 1989, qui se donnait pour but de faire « renaître le sentiment
national » des Touvas. Dirigé par le philologue Kadyr-ool Bičeldej, ce mouvement
restait nécessairement très tributaire de l’éducation soviétique dans laquelle avaient
grandi ses dirigeants. Par la promotion du « sentiment national », ceux-ci prenaient le
contre-pied d’une propagande soviétique qui en pourchassant toute forme de
nationalisme touva avait donné réalité à des fantômes. Les nationalistes touvas
retournaient contre le régime sa propre rhétorique lorsqu’ils dénonçaient sa
« politique impérialiste ». L’évolution du professeur communiste Bagaj-ool qui
militait contre les renouveaux religieux dans des articles cités plus haut est
particulièrement représentative. La chute de l’URSS et le départ des Russes lui permit
d’accéder à la haute fonction de conseiller du président pour les questions nationales
et de politique intérieure. Il devint alors un défenseur de l’indépendance touva. Dans
un article publié dans Tuvinskaja pravda il argumente que le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes proclamé par l’ONU autorise la république à prétendre à
l’indépendance.
Les partis indépendantistes obtinrent que la Constitution de Touva de 1993
mentionne la possibilité de quitter la Fédération de Russie par référendum, déjà
affirmée dans une déclaration de 1992.
Face aux mouvements indépendantistes touvas, une partie de la population russe
chercha à s’unir pour défendre ses intérêts. Un Comité de la population russophone
fut créé en 1991. Mais ce sont surtout les sections locales des partis fédéraux qui
parvenaient à des résultats. Le « Parti libéral démocrate de Russie », dirigé par le
populiste Jirinovski, parvint à placer l’un des siens, Aleksandr Kašin, qui se posait en
défenseur des Russes, au poste de maire de Kyzyl, ville où se concentre la minorité
russe. À l’opposé des indépendantistes, Kašin réclamait la suppression de la
république et son union, ou du moins celle de la ville de Kyzyl, à la région de
Krasnoïarsk à population majoritairement russe. La chamane Alesja Saarlyn de
l’association Düŋgür nous a assuré avoir reçu la visite d’un membre touva de
gouvernement, évidemment opposé à ce projet, lui demandant d’accomplir un

51 http://www.igpi.ru/bibl/igpi_publ/monit-brosh/regions/brosh-temirch.html
64

maléfice (čatka) pour faire mourir Kašin, ce qu’elle refusa. Toujours est-il que
l’adjoint au maire, Genrix Êpp, fut abattu en 1999, probablement sur ordre du
gouvernement touva, et que Kašin lui-même mourut lors d’une désintoxication
d’alcool à l’hôpital en 2005 à l’âge de 42 ans. Les mouvements politiques à
fondement ethnique sont aujourd’hui éteints, car politiciens russes et touvas se
rassemblent dans les rangs disciplinés du parti gouvernemental Edinaja Rossija du
président V. Poutine.

E. « Êkstrasensy de Touva, unissez-vous ! » L’apparition


d’un ésotérisme savant

Au début des années 1990, le renouveau religieux était aussi important chez les
Russes que chez les Touvas, mais les succès de l’Église orthodoxe eurent moins
d’influence sur les Touvas et la pratique de leurs chamanes que la vogue occultiste.
C’est donc ce dernier phénomène, largement diffusé dans les médias russes centraux
et locaux, qu’il nous faut analyser. Alors que les propos des prêtres orthodoxes dans
les médias sont automatiquement perçu par les Touvas comme un discours qui ne
leur est pas destiné, le courant new age russe prête beaucoup de ses idées et de son
style à certains chamanes touvas. La figure de l’êkstrasens, personnalité médiumnique
supposée douée de pouvoir surnaturels lui permettant d’exercer une activité
thérapeutique, y occupe une place importante. La nébuleuse occultiste inclut diverses
recherches en parapsychologie et des emprunts superficiels à différentes traditions
comme le système des chakras, venu de la médecine indienne traditionnelle. L’un des
grands principes des thérapies pratiquées dans cette mouvance hostile à la médecine
occidentale est que le mal est la manifestation d’un déséquilibre. Le monde est conçu
comme un ordre harmonieux et stable entre les êtres, tout comme l’organisme est un
système harmonieux. La maladie et le mal-être psychologique viennent d’une
déstabilisation de l’un de ces équilibres, aussi la ritualité consiste généralement à
« rétablir l’harmonie ». Le premier objet des rites est l’individu pensé comme un tout
qui doit par des exercices psychologique agir sur lui-même (et non, par exemple,
chasser une entité nuisible comme un virus). Ces représentations trouvent dans la
méfiance populaire russe actuelle à l’égard des médecins et de la prise de
médicaments un terrain idéalement favorable. L’individu doit ensuite intervenir sur
ses relations avec son environnement, plutôt que sur son environnement lui-même.
C’est le feng-shui, géomancie chinoise adaptée en Russie avec un immense succès, qui
constitue l’art d’organiser ces relations avec l’environnement. Les principes de la
magie russe traditionnelle sont différents car ils mettent le plus souvent en cause
l’intervention malfaisante d’agents extérieurs comme des sorciers ou des démons,
appelés d’une manière générale « force impure » (nečistaja sila) (Conte 1997, 296). Pour
repousser une telle « force » maléfique, les paysans russes utilisaient, par exemple, des
objets piquants et tranchants posés aux fenêtres ou au seuil de l’izba (ibid. 297), ce qui
65

implique une attitude d’hostilité à l’égard d’une entité conçue sans ambiguïté comme
externe.
Cependant, la philosophie new age subit elle-même l’influence du modèle russe : ainsi
l’harmonie doit-elle quelquefois être restaurée non en rétablissant à un équilibre entre
des éléments internes mais en repoussant ou en éliminant un agresseur.
En 1991, la libéralisation de la presse permit l’apparition d’un journal d’expression
russe indépendant du pouvoir, Centr Azii. Alors que les autorités et la majorité de la
population touva restaient fidèles à l’idéal soviétique, ce journal était partisan des
réformes de Boris Eltsine. Dans ses colonnes, le bimensuel russe publie dès les
premiers mois de nombreux articles manifestant le spiritualisme ambiant : « La
lumière de la foi » (Svet very), « Les conseils de la sorcière » (Sovety koldun’i), « Un
maître en magie blanche » (magistr beloj magii), « Je ne peux plus ne pas soigner » (Ne
lečit’ uže ne mogu), « Des êkstrasens [médiums] parmi nous » (Êkstrasensy - sredi nas), « À
tous ceux qui s’intéressent sincèrement aux phénomènes anormaux » (Vnimaniju vsex
iskrenne interesujuščixsja anormal’nymi javlenjami), « Ekstrasensy de Touva, unissez-vous ! »
(Ekstrasensy Tuvy, ob’’edinajtes’). À Kyzyl, un centre d’information appelé
Bioênergoinformacija (« Information bioénergétique ») fut créé. Aujourd’hui encore, dans
toute la ville on rencontre des affichettes annonçant des réunions d’information avec
projection de films sur la « bioénergie », « le destin », la « réincarnation » (fig. 21). La
singularité de ces courants par rapport à la magie russe traditionnelle réside dans le
fondement scientifique qu’ils revendiquent souvent. À en croire les intellectuels
enseignant la bioénergie, la « science occidentale traditionnelle », celle dont se
revendiquait la propagande athéiste, a laissé la place à une « science nouvelle » qui
redécouvre des vérités que les sagesses anciennes avaient acquises depuis longtemps.
Ainsi, les « physiciens modernes » reconnaîtraient l’existence d’une « énergie
cosmique subtile ». D’après les informations de l’historienne Marina Moŋguš,
spécialiste du bouddhisme, devenue propagandiste de son objet d’étude, les
chercheurs de l’Institut du cerveau de l’Académie des sciences de Russie étudieraient
« très sérieusement » le phénomène de la réincarnation (Moŋguš 2001, 132). Cette
image des nouvelles orientations de la science est régulièrement confirmée par la
télévision et la presse et est largement partagée à Touva. Il est du reste exact que
certains scientifiques russes se sont lancés audacieusement dans l’exploration de
domaines qu’on ne croit pas généralement être ceux de la science52.
À la différence des mouvements de renouveau orthodoxe, lamaïque ou chamanique,
cette mouvance occultiste ne revendique pas à Touva un enracinement dans une
tradition particulière. Elle introduit dans le champ religieux un modèle de discours
neuf caractérisé par ses consonances savantes. À Touva, ce n’est pas tellement par de

52 Cette atmosphère générale a engendré des cas extrêmes qui ont fait grand bruit en Russie : ainsi,
dans la ville de Beslan, frappée par une prise d’otage meurtrière en 2004, sont apparus des
scientologues et des « mages » comme le célèbre Grigorij Grabovoj, membre d’une « académie
d’informatisation », qui après avoir promis la résurrection de leurs enfants aux mères des victimes
pour 39 000 roubles, fut arrêté pour escroquerie en 2006. Sur ce sujet, voir les articles du journal
Izvestija : http://www.izvestia.ru/osetia/article751857/ et de l’agence Interfax : http://www.interfax-
religion.ru/new/?act=news&div=18931
66

nouvelles méthodes de cure qu’elle a eu de l’influence, car rares sont ceux qui ont
réellement entrepris l’apprentissage des méthodes d’« harmonisation énergétique ».
En revanche, la vogue ésotérique russe a joué un rôle évident, notamment sur le
chamanisme, par la mise en circulation sur le marché des idées de thèmes nouveaux
comme ênergetika (« énergie »), bioênergetika (« bioénergétique »), biotok (« courant vital,
flux nerveux »), biopole (de pole « champ » ; sorte de champ magnétique personnel53),
aura (« aura »), šlaki54 (impuretés organiques, toxines), êkstrasens (personne douée de
capacité spéciales).
Ces idées connurent un succès fulgurant. D’après un sondage mené par Xomušku
(1998, 126) dans la république, 41,6% des personnes interrogées se disant
bouddhistes approuvent l’idée que le biopole puisse avoir une influence sur l’homme.
Ceux qui adhèrent à cette opinion sont 60% chez les « chamanistes » et 44,4% chez
les orthodoxes. Nous suivrons les conséquences de cette influence pour le
chamanisme tout en sachant que les bouddhistes et les orthodoxes n’y sont
nullement imperméables.

Au début des années 1990, les intellectuels kyzyliens qui souhaitaient voir le
chamanisme renaître à Touva se trouvaient face à un défi. Pendant plus de 60 ans, les
pratiques chamaniques avaient été réprimées puis couvertes d’opprobre comme
survivances primitives. Dans l’idéologie dominante, l’image du chamane était des plus
négatives, teintée, plus que celle du lama, du ridicule de l’arriération. Le renouveau
bouddhique qui avait trouvé une expression institutionnelle dès janvier 1990 dans
une association religieuse semblait en passe de faire de la « foi jaune » une religion
d’État. Les projets de temples fleurissaient dans toutes les régions de la république
avec le soutien de l’administration. Du côté de la thérapie individuelle, la médecine
avait évincé les techniques chamaniques, et pour ceux qui ne s’en satisfaisaient pas, la
mouvance new age apportait une foison de solutions alternatives brillant d’un vernis
scientifique. Dans ces conditions, les acteurs le comprirent, seule une action
volontariste pourrait faire renaître le chamanisme. La forme qu’il prendrait serait
nécessairement différente de celle sous laquelle on l’avait connu avant les
bouleversements du XXe siècle.

53 Le dictionnaire de langue russe de l’Académie des sciences (2001) donne comme définition du mot
biopole : « en parapsychologie : champ hypothétique créé par un organisme vivant ; aura. »
54 De l’allemand Schlacke. Le sens premier de šlak est « scorie, mâchefer ». Le dictionnaire de

l’Académie (2001, 938) donne pour le pluriel šlaki « résidus de l’activité d’un organisme vivant
(habituellement nuisibles) ». Ce sens était inconnu des dictionnaires soviétiques.
67

Chapitre II
Kyzyl, capitale du chamanisme

I. Reconstruire le chamanisme par en haut

L’Église lamaïque a connu des changements considérables par rapport à la situation


qui la caractérisait avant la révolution55. Ses effectifs sont très inférieurs (une
cinquantaine de moines au lieu de près de 800 en 1931) et elle ne peut plus prétendre
au rôle social, économique et politique qui était le sien. Pourtant, l’institution
demeure soumise à des principes et une doctrine que l’écrit à conservés, aussi les
changements contemporains constituent-ils sans doute des différences de degré
plutôt que de nature avec la période pré-soviétique.
Il n’en va pas de même du chamanisme. Beaucoup d’observateurs attentifs ont le
sentiment qu’il serait abusif de recouvrir du même terme de « chamanisme » les
pratiques contemporaines et celles qui ont précédé la période soviétique comme s’il
s’agissait d’un phénomène identifiable et unique. Il est certain que, d’un point de vue
purement sociologique, il peut être moins pertinent de comparer les institutions
chamaniques kyzyliennes avec les pratiques observées par Vajnštejn chez les Touvas
dans les années 1960 qu’avec le fonctionnement d’une entreprise de vente de services
ou d’une clinique de n’importe quelle région du monde.
Il existe une différence remarquable entre la situation du chamanisme contemporain
à Touva et celle des autres populations sibériennes. Chez les Evenks, les Iakoutes ou
les Khakasses, quelques chamanes traditionnels ayant exercé leur fonction
secrètement à l’époque soviétique ont pratiqué dans les années 1990 tant que l’âge le
leur a permis. Chez les Évenks, population toungouse de la forêt, Alexandra
Lavrillier a montré qu’en milieu nomade, après la disparition des derniers chamanes,
un « chamanisme sans chamane » s’est mis en place (2005). En milieu villageois et
urbain, des intellectuels se sont regroupés pour organiser des rituels inspirés de
pratiques anciennes et parfois certains d’entre eux deviennent chamanes. Ces derniers
cas paraissent cependant demeurer tout à fait marginaux.
À Touva, au contraire, le nombre de chamanes est aujourd’hui considérable. Kenin-
Lopsan l’estime à 300 : le chiffrage est peut-être excessif, mais à Touva il n’est pas
invraisemblable, alors qu’il le serait totalement dans une autre république sibérienne.

55 Les données de ce chapitre ont été partiellement publiées dans Stépanoff 2004.
68

Ce qu’on appelle généralement « renouveau chamanique » en Sibérie, en se


demandant s’il ne s’agit pas d’un artefact de l’observation tant l’ethnologie locale et
internationale y a de part, est à Touva un phénomène massif, perçu comme massif
par tous les Touvas. L’activité des chamanes fait aujourd’hui partie des éléments
essentiels de l’identité touva, mis en avant par le gouvernement dans les présentations
de la république.
C’est à l’introduction de l’organisation associative, entreprise en 1993, que le
chamanisme touva doit son essor actuel. L’exercice solitaire de l’art chamanique n’est
plus valable dans une société sédentarisée depuis quarante ans. En contexte urbain, il
est nécessaire de se mettre en avant, de faire sa publicité, de recevoir une caution
officielle, et seule l’union rend efficaces les efforts et les stratégies tendant vers ce
but.
Face à la concurrence traditionnelle du bouddhisme, le chamanisme, tel qu’il se
présentait en 1991, avait peu de chances d’emporter des succès. Le gouvernement en
quête de culture nationale trouvait dans le bouddhisme, porteur d’une réputation
prestigieuse à l’échelle mondiale et organisé de façon centralisée, un partenaire idéal.
Le bouddhisme connaissait en effet une longue tradition de coopération avec l’État.
Pendant la période soviétique, la Direction spirituelle centrale des bouddhistes
(CDUB), créée en 1922, avait permis au pouvoir soviétique d’exercer un contrôle sur
les activités des bouddhistes et d’avoir un partenaire à qui faire appliquer ses
décisions. En 1960, par exemple, le CDUB reçut l’instruction de ne plus envoyer de
Bouriatie de lamas en mission à Touva (Xomušku 1998, 100). L’État soviétique, par
cette pratique interventionniste, ne faisait que reprendre les usages de l’État tsariste
qui avait organisé le bouddhisme comme interlocuteur : en 1747 un oukase de
l’impératrice Elisabeth reconnaissant l’existence dans l’empire russe de la « foi
lamaïque » (lamajskaja vera) et en 1763 était créé le poste de Xambo-lama pour le chef
des bouddhistes de Russie56.
Outre cette longue expérience de coopération avec l’État, pour le gouvernement
touva du début des années 1990, le bouddhisme offrait pour les subventions des
débouchés concrets séduisants : ainsi la reconstruction des temples bouddhiques
(xürêê) qui s’inscrivait au premier plan d’une politique de reconquête du paysage
urbain. Rien ne pouvait mieux que ces grands monuments donner un aspect local ou
« national » à la capitale banalement soviétique qu’était (et demeure) Kyzyl.
De son côté, l’institution chamanique n’avait jamais été le partenaire d’aucun État
moderne. Les empereurs russes, s’ils s’étaient beaucoup intéressés, par curiosité, à
l’activité des chamanes57, n’avaient jamais songé à leur donner un statut administratif
propre. Du côté des États mongol et sino-mandchou, les chamanes touvas n’avaient
connu depuis le XVIIe siècle, au mieux, que la tolérance et plus souvent la persécution.
Au début des années 1990, le chamanisme n’avait rien, pour le gouvernement touva,
d’un interlocuteur audible, il n’avait même rien d’un élément de la « culture

56 En 1898 encore, Nicolas II a nommé un « lama du peuple kalmouk » (Leroy-Beaulieu [1898] 1990,
1347).
57 Sur le cas de Pierre le Grand, voir Stépanoff 2006.
69

nationale » touva telle que cette notion s’était définie pendant la période soviétique.
Quelques chamanes, qui avaient commencé leur activité pendant l’époque soviétique,
étaient connus de la population, surtout dans les villages. Leur pratique ressemblait à
celle de la plupart des chamanes sibériens de cette période : ils menaient des rituels
discrets, sans tambour ni costume. Ils connaissaient les invocations traditionnelles
aux images vives et colorées des anciens chamanes touvas. Tout leur appareil se
réduisait généralement à une guimbarde, un miroir, un fouet. La chamane Dojuza,
que m’a décrite Urana Moŋguš, offre un bon exemple de cette génération. Elle
habitait dans un village des environs de Xovu-Aksy. Pour sa pratique chamanique,
elle ne possédait d’autre instrument qu’une branchette d’acacia, souvent utilisée par
les Touvas pour chasser les mauvais esprits. Elle chantait des invocations (algyš) dans
lesquelles elle appelait ses « auxiliaires » (duzalakčy58). « Ils étaient terribles, raconte
Urana, je crois que si je les avais vus, je serais morte de peur. » La chamane les
appelait « monstre à amyrga à six têtes » (Aldy baštyg amyrga-moos) et « mes six corbeaux
noirs » (aldy kara kuskunnarym). « Elle pouvait les envoyer à Krasnojarsk et ils
revenaient, ils lui chuchotaient à l’oreille. » Urana me regarda avec ironie quand elle
apprit que je commençais une enquête sur le chamanisme touva : « Vous arrivez trop
tard. Il n’y a plus de bons chamanes comme Dojuza. »
Mais si Dojuza était « bonne » aux yeux d’Urana, elle ne pouvait l’être à ceux du
gouvernement, car il lui manquait totalement l’aspect spectaculaire qui caractérise une
« culture nationale » selon les habitudes soviétiques.

A. Le choix de la forme

Le caractère national, défini par la formule de Staline comme une « forme » opposée
à un « fond socialiste », était par nature l’aspect visible des choses, leur visibilité
même : le vernis qu’il fallait donner à une fête ou une institution avant de la rendre
publique. Aucune reconnaissance ne pourrait être accordée aux chamanes dans
l’opinion publique s’ils ne s’adaptaient pas au modèle soviétique de la culture visible.
En 1990, d’après un sondage mené en russe par la sociologue O. M. Xomušku59, 22%
des Touvas interrogés considéraient le bouddhisme comme « la religion nationale des
Touvas », alors que seuls 6% d’entre eux citaient le chamanisme. Bien entendu le
chamanisme peut difficilement se présenter comme une « religion nationale »,
puisque les Touvas ne le considèrent généralement pas même comme une religion60.
Mais ces chiffres n’en illustrent pas moins le retard du chamanisme par rapport au
bouddhisme dans l’occupation de la scène publique.
La tête de proue du chamanisme touva, Moŋguš Boraxovič Kenin-Lopsan, grâce à
son habileté et son autorité, a su renverser cette situation. Il a estimé que le

58 Du mong. tuslagč.
59 Xomušku, 1998, 131. Estimations peu fiables en valeur absolue, mais dont les évolutions seront
représentatives.
60 Le terme touva qui traduit « religion » est šažyn (mong. šašin), notion bouddhique qui, à Touva, n’est

jamais appliquée à la pratique des chamanes.


70

renouveau ne pourrait se faire correctement que si une structure juridique garantissait


un espace protégé permettant aux chamanes d’assumer une visibilité qu’ils ne
prendraient pas à leur charge individuellement.
Au tout début des années 1990, plusieurs personnes avaient décidé de mener une
activité de chamane à titre individuel, tandis que beaucoup d’autres jugeaient
présenter les symptômes de la vocation de chamane sans oser cependant s’attribuer à
eux-mêmes ce titre. En 1992, Kenin-Lopsan rassembla autour de lui plusieurs
chamanes pratiquants et confirma la vocation des hésitants. Le 4 mars 1993, la
création de l’association Düŋgür (« Le tambour chamanique »), régie par la récente
législation sur les « sociétés religieuses locales » (mestnye religioznye obščesta), fut
annoncée dans le journal gouvernemental Šyn.
Le rassemblement des chamanes dans une organisation de type apparemment
corporatif constituait par rapport aux pratiques anciennes une rupture flagrante que
l’ethnologue honnête qu’est Kenin-Lopsan reconnaît volontiers aujourd’hui. Dans
une interview donnée à des journalistes russes, il explique que les chamanes touvas
d’autrefois étaient des solitaires. Les circonstances, les conséquences du régime
soviétique ont, selon lui, rendu nécessaire l’union dans une organisation sans laquelle
le chamanisme n’aurait pu renaître à Touva. « C’est la peur, sinon des répressions du
moins des poursuites, qui contraint les chamanes à se tenir ensemble61. » Cette
explication se rapporte au début des années 1990, mais elle reste valable aujourd’hui
dans une certaine mesure. Le sentiment de danger latent n’a pas disparu chez les
chamanes touvas. « Quand Boraxovič mourra, on nous fusillera », me dirent certains
en plaisantant à moitié.
La seconde raison avancée par Kenin-Lopsan est la préservation des traditions
touvas des influences étrangères. Au début des années 1990, selon l’analyse de
Kenin-Lopsan, étaient apparus de nombreux « chamanes autoproclamés » (šamany
samozvancy) « imitant les diseuses de bonne aventure, les mages et autres faiseurs qui
n’ont aucun rapport avec l’ancienne culture chamanique62. » Nous avons vu en effet
la vague déferlante de l’occultisme russe qui s’est abattue sur Touva au début des
années 1990. La figure du « mage » (ru. mag) manipulant des « énergies », une variante
de l’êkstrasens diffusée dans tous les médias russes, paraissait beaucoup plus adaptée
au monde contemporain que celle du chamane luttant contre des démons à l’aide de
« monstres à six têtes ». Il était très tentant pour les chamanes touvas individuels de la
fin de la perestroïka de recourir à ces modèles pour traduire leur activité dans le
nouveau langage dominant, donnant la préférence à la notion d’« énergie négative »
plutôt qu’à celle d’aza (« mauvais esprit »). La création officielle de la société
chamanique rendait inutile en son sein cette procédure de traduction, puisqu’elle créait
au sein du monde polyglotte de la ville soviétique un champ protégé entièrement
dédié au discours chamanique. L’organisation se donnait également aussi des buts de
conquête : acquérir une position de force face aux autres discours et une légitimité

61 « Strax esli ne repressij, to presledovanija i zastavljaet šamanov deržat’sja vmeste. »


Interview donnée au magazine Žizn’ le 12 février 2007 : http://www.profile.ru/items/?item=21949
62 « upodobljajuščiesja gadalkam, magam i pročim xalturščikam, ne imejuščim nikakogo otnošenija k drevnej kul’ture

šamanizma » (ibid.)
71

aux yeux de l’arbitre qu’est le gouvernement, enfin, imposer le langage chamanique


dans le champ public en augmentant le nombre de ses locuteurs.
Après la visite du Dalaï-lama, autorité mondiale qui avait couvert de prestige les
propagandistes du bouddhisme et placé cette religion au centre de l’actualité, il fallait
un coup d’éclat montrant que le chamanisme était doué d’une envergure
internationale, qu’il apportait du prestige à la république, un événement capable de
contraindre le gouvernement à s’engager auprès des chamanes.
Kenin-Lopsan parvint à convaincre les autorités de l’aider à réaliser une idée née de
ses rencontres avec l’ethnologue finlandais Heimo Lappalainen63 : créer une
rencontre internationale autour du chamanisme. Du 20 juin au 9 juillet 1993 eut lieu,
avec le soutien du gouvernement touva ainsi que du Fonds américain pour les études
chamanique, dirigé par Michael Harner, un symposium international sur le
chamanisme touva. Y participèrent, outre les chamanes locaux de la société Düŋgür,
des scientifiques touvas, ainsi que des étrangers : l’ethnologue finlandais
Lappalainen ; la psychologue américaine Melinda Maxfield, qui étudie les effets des
battements de tambour sur « the state of a shaman’s brain » (Šamanizm v Tuve 1994, 5) ; le
Canadien Norman Benzie, spécialiste des Inuit ; Larry Peters, anthropologue et
psychologue de Los Angeles, spécialiste des Tamangs du Népal ; Gabriela Weiss
ethnologue de l’université de Vienne ; Bill Brunton, représentant de la Fondation
pour les études chamaniques.
À la suite de cet événement, le président Ooržak émit un arrêté le 15 octobre 1993, le
premier concernant le chamanisme depuis, semble-t-il, les mesures répressives des
années 1930. L’arrêté déclarait tirer les conséquences du symposium scientifique :

« Il est établi que le mode de vie traditionnel lié au chamanisme (ses principes
philosophiques et sa vision du monde) ne sont pas perdus dans la république
mais continuent de vivre chez les gens simples jusqu’à l’époque présente
comme en témoignent non seulement les représentations et les dogmes de
conduites dans la vie quotidienne, mais aussi la présence de chamanes
pratiquant avec succès. »

Le président annonçait la création d’un « Centre scientifique pour l’étude du


chamanisme » (naučnyj centr dlja izučenija šamanstva) attaché au musée des Soixante
Héros, le musée ethnographique de la république. Un budget de 5,6 millions de
roubles était alloué à ce centre. Le Ministère de la Santé se vit confier la tâche
d’organiser une expérience de travail commun associant médecins et chamanes64. Ces
décisions n’eurent pas de suite remarquable, si ce n’est que Kenin-Lopsan put
bénéficier d’un bureau à vie et d’une secrétaire dans le musée national.

63 Heimo Lappalainen (1944-1994), cinéaste et anthropologue, avait fait plusieurs voyages en Sibérie et
en particulier à Touva. Le chamanisme paraît avoir été pour cet homme autant un objet d’étude
qu’une expérience personnelle. Après sa mort, ses cendres furent dispersées à Touva.
64 Arrêté reproduit dans les actes du symposium : Šamanizm v Tuve 1994, pp. 41-42. On peut comparer

la création de ce Centre à celle de l’Académie de spiritualité voulue par le gouvernement iakoute en


1996. Voir : http://www.religare.ru/article7170.htm
72

Enfin, reconnaissance suprême du travail de refondation du chamanisme mené par


Kenin-Lopsan, l’article 4 de l’arrêté recommandait aux chefs des administrations
régionales « la création de condition nécessaire pour l’exercice des soins des
chamanes pratiquants enregistrés dans la société Düŋgür. » De cette manière, la
société Düŋgür était reconnue comme partenaire officiel et, de fait, exclusif du
gouvernement dans ses relations avec le chamanisme. Le monopole des pratiques
chamaniques que Kenin-Lopsan avait tenté d’imposer paraissait être reconnu par le
gouvernement lui-même.
Cet article eut sans doute moins d’effet pratique encore que les précédents. Düŋgür ne
parvint pas à garder le monopole ni auprès du public ni auprès des autorités, ainsi les
administrations régionales contrairement aux recommandations présidentielles
apportèrent leur soutien à des associations locales.
Kenin-Lopsan, engagé avec passion dans la lutte pour la résurrection du chamanisme
n’hésitait pas à sacrifier la vérité historique et ethnographique qu’il connaît bien au
profit de sa cause, comme on le voit dans cette profession de foi où il tente de faire
du chamanisme une propriété presque naturelle des Touvas :

« Les Touvas sont des païens, héritiers authentiques d’une société archaïque.
La patrie des Touvas est le Centre de l’Asie. Jusqu’en 1991, elle est restée
isolée du reste du monde et pour cette raison l’état sauvage et brut de la
société primitive s’est conservé ici dans son originalité. » (Kenin-Lopsan 2001,
225.)

Le topos de la primitivité touva, longtemps répété avec mépris par les Russes, se
trouve ainsi récupéré et revendiqué par un Touva dans un sens romantique. Toujours
est-il que l’œuvre de réhabilitation morale et politique du chamanisme menée par
Kenin-Lopsan eut son effet : d’après un sondage mené par O. M. Xomušku65 en
1996, 30% des Touvas considéraient le chamanisme comme la religion nationale
touva contre 43 % pour le bouddhisme, (ces chiffres étaient respectivement 6 et
22 % six ans plus tôt). Ainsi, en six ans, la popularité du chamanisme avait été
multipliée par cinq et celle du bouddhisme par moins de deux.
En 1995 fut adoptée à Kyzyl la « Loi sur la liberté de conscience et la liberté des
organisations religieuses. » Trois religions y étaient officiellement reconnues : le
chamanisme, le bouddhisme et l’orthodoxie. En septembre 1997, c’est Moscou qui
adoptait une « Loi sur la liberté de conscience et les associations religieuses. » Cette
fois le chamanisme n’est pas cité parmi les religions reconnues par la Fédération de
Russie. Aujourd’hui (2006), le gouvernement touva ne cache pas son engagement en
faveur des religions locales et contre les prosélytismes étrangers. Sur son site
officiel66, le ministère de la Justice publie, avec la liste des 47 sociétés religieuses
enregistrées, un commentaire affirmant que « traditionnellement les Touvas avaient le
chamanisme pour confession [ru. ispovedovali] ». Le texte ajoute que « les Touvas sont

65 Xomušku, 1998, 131. Estimations peu fiables en valeur absolue, mais dont les évolutions sont sans
doute représentatives.
66 http://gov.tuva.ru/obvo/religiya.htm
73

le seul peuple au monde a avoir conservé le chamanisme dans son état premier ». Il
précise que, à l’époque contemporaine, les chamanes touvas « ont à plusieurs reprises
voyagé à l’étranger où ils ont démontré leurs capacités non ordinaires67. » Le
bouddhisme, réputé avoir « pénétré » à Touva au XVIIIe siècle après la conquête
mandchoue, est qualifié de « deuxième religion officielle68 ». Les orthodoxes russes
sont aussi cités et se voient attribuer seulement vingt coreligionnaires touvas, ce qui
paraît extrêmement sous-estimé. Enfin, on signale l’apparition dans les années 1990
de « sectes protestantes ». Le ministère marque une évidente hostilité à l’égard de ces
mouvements : « Par absence de connaissance de leurs croyances traditionnelles, 900
Touvas de souche s’inscrivent dans ces prétendues nouvelles orientations
religieuses ». L’ordre hiérarchique des préférences des pouvoirs publics est clairement
exprimé. Précisons qu’en réalité les protestants sont présents depuis fort longtemps à
Touva. Une série d’articles de la Tuvinskaja pravda les prenait pour cible en 196069 et,
afin d’exercer un contrôle sur eux, les autorités enregistrèrent une union baptiste et sa
maison de prière à Kyzyl en 1968 (Xomušku 1998, 103).
Les efforts de Kenin-Lopsan ont fait du chamanisme, sur le plan sociologique, une
institution moderne adaptée aux réalités de la société contemporaine, et, sur le plan
idéologique, un pan essentiel de la culture touva que le gouvernement ne peut plus se
dispenser de soutenir.

B. La personne de Kenin-Lopsan

Moŋguš Boraxovič Kenin-Lopsan est né en 1925 à Xondergej dans le xošun Dzun-


Xemčik70. Il a grandi sous la yourte de ses parents avec ses 16 frères et sœurs. Sa
grand-mère, une chamane célèbre, fut arrêtée à plusieurs reprise et internée en camp.
Remarqué pour son talent à l’école de Kyzyl, Kenin-Lopsan fut envoyé faire ses
études à l’université de Leningrad (LGU) dont il sortit en 1952. De retour à Kyzyl, il
travailla au musée touva tout en se consacrant à la littérature : il est l’auteur de neuf
romans et vingt recueils de poésie et de prose qui font de lui l’un des principaux
écrivains d’expression touva. Dans le même temps, il prépare une thèse
d’ethnographie pour laquelle il voyage à travers le pays touva rassemblant une
quantité considérable de récits, légendes, invocations chamaniques et chansons. Ce
matériau d’une immense valeur a commencé d’être publié à la fin des années 1990 et
a déjà rempli trois tomes. Kenin-Lopsan soutient en 1982 une thèse sous l’intitulé
« Sujets et poétique du chamanisme touva » (ru. Sjužety i poêtika tuvinskogo šamanstva)
qui lui vaut le grade de kandidat istoričeskix nauk. Il devient plus tard doktor istoričeskix
nauk avec une seconde thèse sur le chamanisme touva.
En 1994, il est la troisième personne à se voir attribuer le titre de Trésor vivant du
chamanisme par The Foundation for Shamanic Studies de Michael Harner. Cette

67 Ru. (…) oni neodnokratno vyezžali za rubež, gde demonstrirovali svoi neordinarnye sposobnosti.
68 Ru. (…) javljaetsja vtoroj oficial’noj religiej tuvincev.
69 Par exemple N. Onišenko « Baptisty : ix veroučenie, ix dela » Tuvinskaja pravda des 10-11-12 juin 1960.
70 Cette section est constituée principalement à partir d’entretiens avec Kenin-Lopsan.
74

récompense lui est donnée « in recognition of your important role in preserving the knowledge of
Tuvan shamanism and encouraging the revival of this great spiritual tradition of the peoples of the
Republic of Tuva71. » Il reçoit ainsi de la Fondation « a modest lifetime annual stipend ». Le
titre de « Trésor vivant du chamanisme » a aussitôt été adopté par Kenin-Lopsan et
les médias touvas qui ne citent désormais presque jamais son nom sans le
mentionner.
M. Kenin-Lopsan, qui a été décoré par les présidents russes B. Eltsine et V. Poutine
et par le président touva Š. Ooržak, représente aujourd’hui la principale autorité
morale de la république touva. Il s’exprime parfois sur des sujets politiques : le
principal parti politique russe, Edinaja Rossija, qui a eu la chance d’obtenir son soutien
lors de la campagne électorale de 2006 a publié le portrait et les paroles du grand
homme de Touva en bonne place dans ses tracts.

C. Les chamanes, leurs ethnologues et leurs touristes

Les visiteurs étrangers en général, et les ethnologues en particulier, ont acquis un rôle
tout à fait considérable dans le mode de légitimation mais aussi de financement du
chamanisme touva. Le voyageur en vacances peut éventuellement fermer les yeux sur
l’aspect organisé de sa réception dans une société chamanique, afin de maintenir pour
son plaisir l’illusion de l’aventure, de la découverte et du « premier contact ». Mais
l’ethnologue peut difficilement ignorer l’attention pressante et répétée dont il fait
l’objet. Loin d’être un découvreur qui va révéler au monde des faits témoignant dans
leur pureté d’un système de pensée original et cohérent, une « culture », où les
individus ne sont que les représentants innocents et intacts, les produits, d’une
identité collective, l’ethnologue est aujourd’hui dans la société touva un personnage
attendu et connu, dont l’identité varie mais dont la fonction est rigoureusement
instrumentalisée. Faire de l’ethnologie à Touva, c’est toujours arriver après un
ethnologue canadien ou américain, une sociologue italienne, un ethnomusicologue
britannique, – non pas dix ans après, mais tout au plus une semaine ou, situation sans
doute la plus embarrassante mais dont les chamanes savent jouer : en même temps.
Les chamanes sont prêts à rendre certains services utiles pour la carrière académique
de l’ethnologue, laquelle a peu de secrets pour eux, en échange de quoi ils attendent
un soutien financier et symbolique. Qu’il le veuille ou non, l’ethnologue qui accepte
de payer son informateur ne fait pas qu’entrer dans un système économique, il
l’entretient, – l’acceptant aux yeux des clients locaux, il le définit comme acceptable.
Quant à ne pas payer, il ne faut pas y songer à Kyzyl, car les tarifs pour étrangers
sont affichés au mur. Quand il fréquente tel ou tel chamane, notant sa parole en
l’approuvant complaisamment, photographiant le maître, le filmant, il contribue à la
sacralisation de sa parole et à la légitimation de son statut. Bien plus, en tant
qu’Occidental qui vient d’accomplir spécialement un voyage immense pour ce
chamane, il lui confère un prestige dont son interlocuteur saura remarquablement

71Extrait de la lettre de Michael Harner du 3 juin 1994, publiée dans Kenin-Lopsan 1995, 525.
75

bien user auprès de la clientèle toujours suspicieuse sur la question de l’authenticité


des pouvoirs des chamanes et attentive à leur réputation.

Nouvellement arrivé de l’aéroport de Kyzyl ou, s’il a emprunté la voie royale du


chemin de fer Moscou-Abakan, conduit en voiture en une journée depuis la
Khakassie, le voyageur se trouve vite confronté aux sociétés chamaniques. Elles sont
quatre principales à Kyzyl : Düŋgür, Tos-Dêêr (« Les neuf ciels »), Xattyg-Tajga (« Taïga
venteuse »), et Adyg-Êêren (« Esprit-ours ») ; de plus, à Ak-Dovurak est enregistré
Solaŋgy-êêren (« Esprit-arc-en-ciel ») et à Samagaltaj Küzüŋgü-êêren (« Esprit-miroir »). La
société Xattyg-Tajga est la seule de Kyzyl à être totalement indépendante de Kenin-
Lopsan qui la considère comme une association de malfaiteurs et de charlatans.
Preuve de l’ostracisme efficace dont elle est victime, la société Xattyg-Tajga est la seule
à ne pas être citée dans le guide touristique qu’emportent les visiteurs russes à Touva,
Le Petit Futé (en russe, Broše éd. 2003). En raison de son histoire particulière, elle sera
décrite indépendamment des trois premières dans le chapitre VIII (« L’originalité du
chamane »).
Souvent le touriste étranger ne connaît rien de ces sociétés, ne s’attendant nullement
à leur existence ; elles, au contraire, le connaissent bien, lui, ses attentes, ses rêves,
mais aussi ses moyens financiers. Un touriste mystique72, même s’il est un étudiant
tchèque désargenté en fin de tour du monde, est immédiatement rangé dans une
catégorie de clients incomparablement plus riches que les Touvas. Le touriste rend
visite d’ordinaire en premier lieu à la société Tos-Dêêr (les Neuf Ciels), guidé par la
recommandation du Petit Futé russe : « c’est l’endroit où les chamanes reçoivent le
public » (Broše éd. 2003, 66) (les autres sociétés n’ont pas droit à une telle publicité)
ou par quelques mots du guide Lonely Planet qui signale la présence de cette institution
pittoresque sur la rive gauche du Iénisséï.

72 Hoppál (2003, 478) hésite à employer l’expression de « tourisme chamanique » (shaman tourism) qui
lui semble « très critique ». Il s’agit bien pourtant de voyages de loisir et non de déplacements
professionnels motivés par l’espoir de rencontrer des chamanes et de faire des expériences
chamaniques. Xaritonova a, elle aussi, jugé bon d’employer cette expression (2000, 179). L’importance
de ce phénomène, signalé par plusieurs spécialistes internationaux (voir aussi Lindquist 2005), ne doit
cependant pas être exagérée. Les statistiques du ministère de l’Intérieur touva que nous avons pu
consulter montrent que le nombre d’Occidentaux pénétrant dans la république chaque année ne
dépasse pas quelques dizaines. La proportion demeure très faible en comparaison du tourisme
organisé qui est apparu en Mongolie.
76

II.Les sociétés chamaniques touvas

A. Tos-Dêêr (les Neuf Ciels)

La société Tos-Dêêr est présidée par l’une des plus fameuses chamanes de Touva, la
redoutée Aj-Čürek73. Non loin du monument symbolisant le Centre de l’Asie que des
géographes anglais ont localisé au XIXe siècle en un lieu qui allait devenir plus tard le
centre de la ville de Kyzyl, sur une large promenade longeant la rive du Iénisséï, on
remarque de loin les installations de la société Tos-Dêêr. Devant une maison de bois
sans étage, deux yourtes sont dressées sur le gazon, ce qu’on ne voit jamais dans les
jardins de Kyzyl (contrairement aux villages de province). Mais ce qui frappe le plus,
c’est une grande construction composée de neufs poteaux plantés dans des tas de
pierre, et reliés entre eux par des ficelles, où sont suspendues des masses de rubans
rituels (čalama) de toutes les couleurs.
Le touriste tenté de photographier est abordé par l’un des gardiens de la société, qui
lui signale qu’il ne peut le faire sans autorisation des chamanes, et de leur présidente,
Aj-Čürek. On fait pénétrer l’étranger dans la petite maison et, si les chamanes sont en
mission à l’extérieur, ce qui est fréquent, il lui faut patienter dans la salle d’attente où
il obtiendra des renseignements de la caissière et des affiches placées au mur. Les
tarifs pour étrangers se divisent en trois catégories par ordre croissant : citoyens
russes (les Russes « de derrière le Saïan » (Sajan soondan) sont dans ce cas considérés
comme des étrangers), autres citoyens étrangers et professionnels. Le droit de
photographier une séance chamanique s’élève à 800 roubles pour un étranger et pour
un film documentaire la somme à verser est de 3000 roubles. Mais même le paiement
immédiat des droits sans marchandage ne permettrait pas à l’étranger de
photographier ce qu’il désire. Aj-Čürek ne reçoit aucun « hôte » sans l’avoir fait
passer par le cabinet de M. B. Kenin-Lopsan pour qu’il obtienne de celui-ci une lettre
de recommandation.
Le cabinet de Kenin-Lopsan se situe dans la cour intérieure du musée de Kyzyl.
L’accès se fait par la caisse du musée où un panneau annonce le tarif d’une rencontre
avec le grand homme. Tout visiteur s’intéressant au chamanisme touva doit connaître
l’épreuve d’une première rencontre avec Kenin-Lopsan, dont il garde parfois un
pénible souvenir74.
Le voyageur mal informé se rend auprès de lui les mains vides, fréquente erreur à
laquelle Kenin-Lopsan répond par un important discours sur l’avarice des étrangers,
les mœurs « païennes » des Touvas et la nécessité d’offrir des cadeaux à ces derniers.
Si l’étranger est assez habile, Kenin-Lopsan passe ensuite à sa machine à écrire où il

73 Pierre-Christian Brochet, l’auteur français du Petit Futé russe, détaille ainsi ses talents : « Elle fait des
divinations, retire les énergies mauvaises, soigne les gens avec des massages chamaniques » (ibid.).
74 Gala Naoumova, célèbre initiée dont les livres sont publiés en français, donne de sa première

rencontre avec Kenin-Lopsan un récit détaillé où l’admiration de commande cache mal un évident
désarroi (Taïga transes, voyage initiatique au pays des chamans sibériens, 2002).
77

tape une fiche d’identité rassemblant les informations concernant le visiteur. Puis il
entame l’écriture d’une lettre de recommandation destinée à « ses chamanes », qui les
autorise à recevoir l’étranger et à lui faire connaître leurs secrets. Muni de cette lettre,
l’étranger pourra retourner voir Aj-Čürek et s’entendre avec elle.
Quelle est la part de l’aspect économique dans les relations de soumission de Tos-Dêêr
envers Kenin-Lopsan ? L’insistance que Kenin-Lopsan met à ce que l’étranger
conclue un accord avec Tos-Dêêr, et l’expression dont il qualifie l’étranger s’il tarde à
le faire (žadnyj, en russe « avide ») semble indiquer que cette part existe dans une
certaine proportion, ce que plusieurs informateurs nous ont confirmé. Au total, les
sommes versées par les étrangers peuvent être importantes, car les services proposés
par Tos-Dêêr sont nombreux. Connaissant le goût des « hôtes » pour la couleur locale,
les chamanes ont fait installer près de leur centre des yourtes où ils peuvent séjourner
tout au long de leur stage chamanique. La société Tos-Dêêr reçoit des étrangers pour
de longues durées et peut leur offrir un ensemble de propositions incluant :
participation à toutes les cérémonies suivies d’explications personnalisées avec
interprète, enseignement chamanique, séjour dans un campement nomade chez la
famille de l’un des chamanes, visites des curiosités naturelles de la république
(sources sacrées aržaan, lacs salés) et rituels dans leurs environs.
Aujourd’hui la société Tos-Dêêr semble être victime de son succès auprès des
étrangers. La population locale est rebutée par les tarifs élevés des services, et par
l’attitude fière des chamanes. Plusieurs observateurs ont confirmé notre impression
que la clientèle de Tos-Dêêr a fortement chuté entre 2002 et 2003.
En revanche, Tos-Dêêr établit fermement son influence sur Kyzyl, cette ville de
106 000 habitants, grâce à des cérémonies publiques nocturnes qui ont lieu tous les
mois à la pleine lune. Plusieurs dizaines de personnes jusqu’à une centaine, se
rassemblent autour d’un bûcher installé face au local de la société. L’assistance est
essentiellement composée de Touvas qui prient les mains jointes à la manière
bouddhique, mais aussi d’étrangers, hôtes de Tos-Dêêr, simples visiteurs ou
journalistes. Autour du foyer, les chamanes mènent un rituel ensemble. Chaque
chamane, en costume, qui assis, qui debout, qui dansant, chante ses invocations
personnelles en jouant sur son tambour à son propre rythme, de sorte que le résultat
n’est pas toujours harmonieux. La cérémonie est clôturée par un discours d’Aj-Čürek
qui, sur un ton véhément, fait le récit des dernières œuvres de la société Tos-Dêêr, et
recommande aux Touvas de vivre dans le respect des traditions chamaniques. Ces
cérémonies sont l’exclusivité des chamanes de Tos-Dêêr et sont condamnées par tous
les autres chamanes de la ville. La cause de cette désapprobation unanime, outre une
jalousie compréhensible, réside dans le fait de frapper du tambour collectivement.

En août 2003, la cérémonie de la pleine lune fut particulièrement importante en


raison du symposium international sur le chamanisme touva, organisé par Kenin-
Lopsan dix ans après la première réunion de ce type en 1993. Les invités autrichiens
du colloque, membres de la filiale viennoise du Fonds américain pour les études
chamaniques, se considérant eux-mêmes comme chamanes, prirent part à la séance.
78

Cet événement reçut un écho international en raison de la présence d’une équipe de


l’agence de presse Reuters. On comprend le mécontentement des autres sociétés
voyant le monopole que Tos-Dêêr avait réussi à établir sur les visiteurs étrangers.
Auparavant, sur ordre de Kenin-Lopsan, toutes les sociétés avaient envoyé leurs
chamanes en costume pour former un impressionnant comité d’accueil à l’aéroport,
puis à nouveau au musée. Or les visiteurs, au cours de leur séjour, fréquentèrent
exclusivement la société Tos-Dêêr, lui réservant le prestige et les bénéfices matériels
liés à la réception d’étrangers. D’après les autres sociétés, il faut voir dans cette
préférence non pas une initiative des étrangers, mais une instruction de Kenin-
Lopsan en faveur de la société qui lui est la plus fidèle.

Figure 22. Chamanes autrichiens participant à une cérémonie collective à Tos-Dêêr. Août 2003.

B. Düŋgür (le Tambour chamanique)

Le local de cette association se situe rue Ouvrière [Rabočaja], près du centre-ville, à


quelques centaines de mètres du marché couvert. L’entrée du local se signale de la
rue par deux poteaux ornés de quelques rubans. L’effet est nettement plus modeste
qu’à Tos-Dêêr.
Un incident grave est survenu en 2000 qui a failli condamner désormais Düŋgür à une
mise à l’ombre irréversible. Kara-Ool Dončun-ool reçut de Kenin-Lopsan, le
président, la fonction de directeur de l’association. Ce poste administratif ne devait
pas avoir en principe de signification réelle, cependant Kara-ool le prit très au
sérieux, et tenta de gagner son indépendance par rapport au fondateur.
Inévitablement un conflit se produisit entre les deux hommes, et Kenin-Lopsan
démit le président de ses fonctions sous prétexte d’alcoolisme.
79

Kenin-Lopsan donna dès lors sa faveur à la société Tos-Dêêr. Bien que soumise, la
société Düŋgür est toujours considérée comme légèrement rebelle, et, de fait, elle est
aujourd’hui plus indépendante du contrôle de Kenin-Lopsan que ne l’est Tos-Dêêr.

Pendant le symposium d’août 2003, une banderole était tendue entre les deux
poteaux de l’entrée avec cette inscription : « Bienvenue aux membres du symposium
sur le chamanisme ! », successivement en touva, en anglais et en russe. Mais cette
initiative ne suffit pas pour attirer les étrangers, que Kenin-Lopsan avait réservés à
Tos-Dêêr.
Düŋgür, tombée dans la défaveur de son fondateur, et incapable de rompre avec lui
pour s’engager dans une dynamique nouvelle, est aujourd’hui en perte de vitesse. Elle
ne peut que subir les rétorsions de Kenin-Lopsan, sans avoir assez d’autonomie pour
y résister, par exemple en attirant des étrangers directement à elle. Quant à son
ancien président rebelle, Kara-ool, il a décidé de prendre le risque de l’indépendance
en créant la société Adyg-Êêren.

C. Adyg-Êêren (l’Esprit-Ours)

Cette société a su capter la faveur des pouvoirs publics en prenant un caractère


national que les autres, cantonnées à l’environnement kyzylien, n’avaient pas pu
atteindre. Comme souvent, cette société doit beaucoup à la personnalité de son
fondateur. Kara-ool travailla d’abord comme employé d’une firme de production de
fourrures, l’ « or brun » dont Touva est particulièrement riche. De cette première
époque, il conserve quelques bêtes empaillées, qui ont trouvé une nouvelle vie
comme êêren dans sa société chamanique. Kara-Ool Dončun-ool travailla ensuite au
musée des Soixante-Héros, comme chauffeur de Kenin-Lopsan. Il l’a accompagné
dans ses expéditions ethnographiques, au cours desquelles ils rapportèrent des stèles
turques anciennes, mais aussi quelques objets chamaniques, actuellement conservés
dans les collections du musée. Kenin-Lopsan décela un don chamanique en Kara-
ool, petit-fils comme lui d’une chamane persécutée par les autorités soviétiques, et il
lui enseigna ses connaissances. Une fois devenu chamane, Kara-ool sauva plusieurs
fois Kenin-Lopsan de la maladie en reculant le terme de sa vie. Kenin-Lopsan lui
confia en 2000 la direction de Düŋgür et lui remit le titre de « Grand chamane » (ulug
xam). Ce titre existait traditionnellement : il est signalé par Vajnštejn chez les Tožu
(1961, 182). Suivant son goût pour la chose administrative, Kenin-Lopsan fit
imprimer spécialement une carte de « Grand chamane » pour Kara-ool, avec le
numéro 001. Kara-ool affirme qu’aucun autre chamane n’a reçu depuis cette
distinction.
Comme on l’a vu, Kara-ool se montra peu reconnaissant envers son maître et fut
bientôt démis de ses fonctions. Le révolté gagna alors à sa cause plusieurs chamanes
qui avaient subi les brimades de Kenin-Lopsan, parvint à réunir un groupe important
qui rejeta de facto l’autorité du savant et créa en 2001, sans son autorisation, une
80

société indépendante, Adyg-Êêren. Le « schisme » (puisque Kara-ool nomme ainsi cet


événement, dont Kenin-Lopsan cherche au contraire à réduire l’importance) était
consommé.

L’association ayant atteint le nombre de vingt-six chamanes, elle est aujourd’hui la


plus nombreuse de Touva. Kara-ool a reçu du gouvernement en janvier 2003 une
belle automobile Volga, qui lui permet de se déplacer en ville et en province pour
répondre aux commandes de ses clients. Faveur plus importante encore, Kara-ool a
obtenu du gouvernement un très grand terrain avec plusieurs corps de bâtiments à
l’abandon. C’est là qu’il a installé son nouveau centre chamanique à la place de
l’étroite maison de la rue Ouvrière où je l’avais rencontré en 2003.
Il est intéressant de noter que malgré son hostilité à Tos-Dêêr et Düŋgür, Kara-ool leur
fait cependant des emprunts directs en matière de stratégie commerciale : ainsi a-t-il
installé des yourtes pour recevoir les étrangers comme le fait Tos-Dêêr.
Tous ces projets seraient vains si la venue d’une clientèle étrangère n’était pas
garantie, et si les chamanes de la société ne disposaient pas d’un prestige suffisant
dans la population locale. Mais précisément, Kara-ool est resté suffisamment
longtemps dans le giron de Kenin-Lopsan pour tirer de lui le prestige maximal (le
titre de Grand chamane) ainsi que des relations amicales avec de nombreux étrangers.
Les plus dévoués d’entre eux lui servent de relais à l’étranger dans sa quête de
soutiens financiers et contribuent à sa publicité. L’un d’eux, l’Anglais Ken Hyder, a
ainsi créé sur son site internet une page75 consacrée à Kara-ool, où l’on apprend que
celui-ci est « l’un des chamanes les plus puissants et des plus efficaces de son pays »,
qu’« il est respecté comme guérisseur, s’attaquant aux cas les plus variés, y compris le
cancer », et qu’il « veut voyager en Occident, principalement pour soigner, mais aussi
pour donner des conférences et présenter les techniques qu’il utilise ». L’adresse e-
mail et les coordonnées postales de la société sont données à la fin de la page à
l’attention des visiteurs qui souhaiteraient inviter le chamane.
Adyg-Êêren a su prendre son indépendance par rapport à Kenin-Lopsan et a pu ainsi
créer ses propres réseaux de solidarité national et international. La société a pu
notamment nouer des liens directs avec les autorités gouvernementales. Cependant,
des réconciliations périodiques et des actes d’allégeance purement symboliques
envers Kenin-Lopsan lui ont permis d’éviter une condamnation officielle de celui-ci
et l’ostracisme qui en aurait découlé, comme celui dont souffre encore la société
félonne Xottyg-Tajga. C’est cette politique habile menée par Kara-ool qui vaut à sa
société sa prospérité actuelle.

75 http://www.hyder.demon.co.uk/Kara-Ool.htm
81

Figure 23. Le local de la société Adyg-êêren, rue Ouvrière en 2003.

D. Cadre standardisé, contenu original

L’institutionnalisation du chamanisme a entraîné des conditions favorables à une


standardisation du rituel. Les chamanes dirigeants des sociétés Tos-Dêêr et Adyg-Êêren
sont d’anciens membres de Düŋgür et donc d’anciens élèves de Kenin-Lopsan ; c’est
là qu’ils ont appris le fonctionnement d’une société chamanique et les tarifs des
différents services. Auparavant, dans le chamanisme traditionnel, l’ordre de grandeur
de la rétribution d’une séance de purification ou de soin n’était pas déterminé
précisément. On pouvait donner une écharpe de soie, un mouton, ou un cheval.
Déterminer au rouble près la valeur d’une divination, voilà ce qu’a accompli
d’essentiel la société Düŋgür au début des années 1990, sous l’impulsion de Kenin-
Lopsan et l’inspiration de modèles divers : le bouddhisme, mais aussi les néo-
chamanes américains de Michael Harner. Le tarif fixe a donné un ordre de grandeur
qui a permis de transformer le rite chamanique en un service introduit dans un
système de vente. Dès lors, nécessairement, le service chamanique voyant sa
rétribution uniformisée devait tendre à se standardiser lui-même. Pour la même
somme, le même service devait être offert, ni plus afin de ne pas brader le rite, ni
moins afin de ne pas mécontenter le client qui a pu le voir accompli sur d’autres
patients ou sur lui-même en une autre occasion. La durée d’une séance chamanique
est aujourd’hui autour d’une heure alors qu’un rite chamanique se prolongeait
autrefois souvent toute une nuit. Le chamane-maître est censé enseigner aux
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chamanes qu’il a recrutés la manière de l’accomplir correctement, bien que plusieurs


novices préfèrent suivre des traditions familiales. Bien plus, il fait peser
inévitablement son contrôle sur l’exécution du rite tout au long de la carrière du
chamane qui devient son collègue de travail. Le flux des clients à traiter, et donc le
manque de temps, la présence des autres chamanes dans la même pièce, la
standardisation et la marchandisation du service, tout cela pose des limites à
l’initiative personnelle du chamane et à l’originalité dans la recherche de la solution.
Avec toutes ces contraintes, il est d’autant plus étonnant que les chamanes refusent
obstinément l’idée d’une standardisation et tiennent obstinément à se présenter
comme originaux pour des raisons qu’il nous faudra tenter d’éclaircir (chapitre
« L’originalité du chamane »).

E. Chamanes en province

Les sociétés kyzyliennes ont étendu leur influence sur les différentes provinces de
Touva, ce qui était immanquable en raison des liens très étroits unissant la capitale au
monde rural. Bien que les urbains représentent officiellement 48 % de la population,
on peut dire qu’il y a peu de représentants d’une culture « citadine » à Touva.
Beaucoup des Kyzyliens ont des parents nomades, et rares sont les enfants qui n’ont
jamais passé leurs vacances d’été sous la yourte. Les rites chamaniques, mais aussi les
rites de mariage, exigent souvent d’avoir des liens avec le monde de l’élevage. La
noce impose une grande dépense de viande. Un ingénieur au chômage peut sans
difficulté se reconvertir dans l’élevage nomade, prenant simplement possession d’un
troupeau dont il était propriétaire depuis la fête de sa première coupe de cheveux à
trois ans, et dont son père ou son frère avaient jusque-là la charge.
Dans les villages où un ou deux chamanes se partagent la clientèle, l’idée de réunion
en société a naturellement peu d’intérêt. On rencontre différents cas de figure. Un
chamane de village peut être affilié à une société kyzylienne ; par exemple, il a pu se
présenter à un président de société à Kyzyl, exposer les symptômes d’une maladie
nerveuse, et, si celle-ci a été reconnue comme crise chamanique, recevoir une
formation de chamane. Kara-ool, après les avoir formés, renvoie de préférence ces
chamanes dans leur province d’origine, conscient qu’il est de la surabondance dont
Kyzyl est déjà victime, et désireux de donner une ampleur nationale à sa société. Les
chamanes provinciaux « affiliés » sont ainsi titulaires d’une carte officielle de l’une des
sociétés kyzyliennes qui peut donner un certaine légitimité mais ne suffit jamais, à elle
seule, à gagner la confiance des clients. Il existe aussi des sociétés locales organisées
sur le modèle des sociétés kyzyliennes.
Plus remarquable, on trouve en province, assez couramment, des chamanes
indépendants. Ces chamanes ne sont pas indépendants en raison d’un éloignement
extrême qui les mettrait hors de portée de l’influence kyzylienne (cette influence ne
connaît pas de limite à l’intérieur des frontières de la république de Touva, hormis
peut-être à Tožu). Si les chamanes ne rejoignent pas d’eux-mêmes la capitale, on
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apprendra de toute façon leur existence et un membre de l’une des sociétés


kyzyliennes viendra leur proposer d’adhérer, ou du moins d’accepter l’invitation d’un
voyage à Kyzyl. Les chamanes locaux qui s’y refusent le font par modestie ou par
attachement à la conception traditionnelle selon lequel deux chamanes ne peuvent
coexister l’un près de l’autre pacifiquement.
C’est le cas de Kim Ondum, chamane d’Êrzin et ardent défenseur du chamanisme
indépendant. Après un passage à la société Düŋgür où il a reçu l’enseignement de
Kenin-Lopsan, il a décidé d’exercer librement son art à Êrzin. Kenin-Lopsan a
naturellement considéré ce départ comme une trahison. D’autant plus que Kim
Ondum a réussi à attirer l’attention de visiteurs étrangers. Êrzin se trouve à
l’extrémité de la route vers la Mongolie, au bord d’un lac de désert où les voyageurs
viennent aboutir comme à un terminus. Parmi eux une Italienne, reconnaissante
d’avoir été guérie par Ondum d’une maladie pénible, l’a invité à faire un grand voyage
en Europe. À cette occasion il participa en Suède à un colloque consacré au
problème des minorités ethniques dans le monde. À son retour, Kenin-Lopsan
reprocha à Ondum d’être parti à l’étranger sans son autorisation, ce à quoi il aurait
répondu : « Mais je ne suis pas ton fils ! » Mais certains chamanes ne sont jamais
passés par une société, tel Êreksen Boranak qui vit dans le village de Kaa-Xem, en
banlieue de Kyzyl, mais est né dans une région de taïga à Kuŋgurtug près du lac Tere-
Xöl. Êreksen a fait part à plusieurs reprises à Kenin-Lopsan de sa désapprobation des
pratiques contemporaines et le savant lui aurait donné raison en privé sur certains
points. Il reçoit de la capitale quelques visiteurs peu nombreux, souvent des
personnes originaires de sa région.
Leur indépendance peut léser les chamanes locaux non seulement auprès de la
population locale, mais surtout auprès des autorités locales. L’autorité d’un chamane
appartenant à une société reconnue et subventionnée par l’État, montré à la
télévision auprès de Kenin-Lopsan, est naturellement bien supérieure à celle du
chamane du village, chômeur, aperçu de temps en temps en état d’ébriété dans les
rues, semblable aux autres habitants, et dépourvu de tambour. Ainsi, lorsque eut lieu
à Mugur-Aksy, en mai 2002, une fête rituelle auprès l’aržaan (source sacrée) du village
accompagnée de concours de lutte traditionnelle (xüreš), le président du district (sum),
au lieu d’inviter l’un des trois chamanes du lieu qu’il connaissait parfaitement, préféra
faire venir spécialement de Kyzyl, au prix d’un voyage de douze heures de piste, la
célèbre chamane Aj-Čürek. Mais celle-ci ne vint pas, et la cérémonie eut finalement
lieu sans chamane. Pour les chamanes kyzyliens, la présence d’un chamane local
représente une concurrence peu redoutable. En août 2003, une affiche annonçait à la
porte de l’hôtel du même village de Mugur-Aksy l’arrivée d’une chamane de la société
kyzylienne réfractaire Xattyg-Tajga. Sans aucune parenté dans le village, elle s’était
installée à l’hôtel, accomplissait des rites dans la montagne devant une petite
assistance et recevait des clients assez nombreux. Si les chamanes indépendants de
province soutiennent difficilement la concurrence du chamanisme kyzylien, c’est,
comme le disent plusieurs informateurs, parce que « on ne sait pas si ce sont des
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vrais », autrement dit, à force de les côtoyer, on ne voit pas en quoi ils se distinguent
des « gens ordinaires » et l’on doute de l’authenticité de leur qualité chamanique.
Pour faire face à ce doute, les chamanes de province, plus encore peut-être que les
chamanes de Kyzyl, doivent faire preuve d’un charisme important, et par leurs seules
prouesses parvenir à se construire une réputation. C’est le cas de Kim Ondum, à
Êrzin, qui donne les preuves de sa qualité chamanique par le récit des guérisons qu’il
a accomplies, mais aussi par le résultat positif d’un test IRM effectué en Europe sur
son cerveau. Le test aurait prouvé scientifiquement ses particularités et sa qualité
chamanique.

III. Un clergé chamanique ?

Les personnes qui se disent chamane dans le Kyzyl du début du XXIe siècle gardent-
elles quelque chose de commun avec les anciens chamanes solitaires de la steppe et
de la taïga de la période pré-révolutionnaire ? L’observation sociologique des
institutions chamaniques contemporaines à Touva fait apparaître des changements si
radicaux et spectaculaires que le chamanisme ancien semble ne devoir être évoqué
dans la description qu’à titre de référence mythique, dans la mesure seule où il
représente un héritage revendiqué par les chamanes modernes. Dans cette
perspective, il paraît inévitable de reconnaître qu’on est passé d’un type
d’organisation religieuse à un autre : en termes weberiens, le modèle du « magicien »
exerçant une profession libérale aurait cédé la place à celui de la corporation
dispensatrice de services cultuels standardisés, le « clergé ». Les locaux des sociétés
chamaniques où les rituels sont accomplis peuvent être considérés comme des lieux
de culte, or « l’existence de certains lieux de culte fixes » est bien selon Max Weber,
en première approche, l’un des critères possibles de l’existence d’un clergé76. En
dernière analyse, ce que Weber reconnaît comme « caractéristique essentielle », c’est
le regroupement de spécialistes au sein d’une « entreprise cultuelle régulièrement
exercée » (ibid. 174). La notion d’ « entreprise cultuelle » paraît devoir s’appliquer sans
difficulté à ces « organisations religieuses » (c’est leur titre juridique), propriétaires de
biens et dispensatrices de revenus, que sont les associations chamaniques de Touva.
De ce point de vue, il serait ainsi plus correct en décrivant la situation touva de parler
de « néo-chamanisme » afin ne pas perdre de vue le caractère « réinventé » des
traditions revendiquées par les acteurs.
À regarder les choses d’un peu près, il nous semble pourtant que cette interprétation
est insatisfaisante. Tout d’abord l’opposition binaire entre les traditions récentes que,
suivant l’analyse d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger (1983), on qualifie
d’« inventées » et celles qui les ont précédées, qu’on suppose, sans le dire, « non

76[1956] 1995, II, 173 (Chap. « Les types de communalisation religieuse », § 2 « Magiciens, prêtres »).
A. Halemba estime ainsi que le chamanisme touva est désormais « institutionalisé » et « stabilisé »
(2003).
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inventées » et peut-être « naturelles », même si elle a la commodité méthodologique


des concepts « bien huilés », comme le dit Éric Wittersheim (2006), ne manque pas
d’arbitraire. Ensuite, empiriquement, on constate que, dans les organisations
chamaniques touvas, fait totalement défaut cette « rationalisation des représentations
métaphysiques » qui est souvent impliquée par l’existence d’un clergé selon Weber
(ibid. 175). À Touva, il n’existe aucune publication diffusant une norme des
représentations chamaniques, ni même de tentative de discours allant dans ce sens.
Les ouvrages de Kenin-Lopsan sont des travaux ethnographiques de qualité, assez
classiques dans leur forme, purement descriptifs et sans trace de caractère normatif.
Les chamanes touvas ne les lisent pas et ils auraient d’ailleurs honte si on les
surprenait à consulter ces livres : ce serait un aveu de manque d’inspiration
personnelle. L’idéologie et la mythologie n’ont elles-mêmes que très peu d’intérêt
pour les chamanes qui concentrent leur attention sur l’efficacité rituelle. En témoigne
cette réflexion du chamane Kara-ool :

« Le chamanisme n’est pas une foi. C’est une défense naturelle, découverte par
les hommes depuis l’âge de pierre. Il y a des forces puissantes partout, sous la
main. Dieu, lui, est loin. Il faut 140 ans de prière pour l’atteindre. Aucun
homme ne vit si longtemps. »

Dans les faits, chaque chamane est libre de professer les idées qui lui plaisent et, très
généralement, d’exercer les pratiques qui lui semblent bonnes.
Même si Max Weber reconnaît la possibilité de clergés sans métaphysique commune,
il est certain que les sociétés chamaniques touvas sont bien éloignées de l’idéal-type
du « clergé professionnel éduqué ». Les différences qui les en séparent ressortiront
mieux encore par la comparaison avec les évolutions du chamanisme dans une autre
république sibérienne : la Iakoutie (Saxa).

A. Une école prophétique iakoute : le choix du fond.

En république de Iakoutie (Saxa), des courants néo-traditionnels indigènes se sont


manifestés et ont obtenu un grand succès, pourtant ils n’ont pas donné lieu à
l’apparition de dizaines de chamanes comme à Touva. Comment expliquer cette
différence ?
En Iakoutie, c’est le christianisme orthodoxe qui a paru s’imposer comme religion
officielle au début des années 1990. Le président de la république Mixail Nikolaev a
créé en 1996 une Académie spirituelle (Akademija duxovnosti) à laquelle participe
l’évêque de Jakutsk, et que Ščipkov (1998) considère comme un centre idéologique
orthodoxe luttant contre le chamanisme.
86

En 1993, une association « néo-païenne » Kut-sjur fut fondée par des intellectuels
iakoutes déjà actifs dans les années 198077. Parmi eux, on compte le philologue Lazar’
Afanas’ev Ivan Uxxan (Nikolaev), également fondateur du parti politique Saxa
Kêskêlê. Plutôt que de « chamanisme », ces intellectuels préfèrent parler de
« paganisme ». Le « paganisme », disent-ils, est une « foi » (ru. vera) qui s’est conservée
mieux qu’ailleurs en Iakoutie : on voit l’opposition avec le rejet de la notion de « foi »
que professait le chamane Kara-ool. L’association souhaitait défendre une
philosophie religieuse, c’est pourquoi le terme de chamanisme, trop centré sur la
pratique concrète du chamane n’aurait pu convenir. L’objectif principal du centre a
été, non pas de restaurer les pratiques chamaniques, mais de diffuser par des moyens
modernes, une philosophie dont les chamanes sont supposés avoir été, à leur époque,
les porteurs, mais non les porteurs exclusifs. Afanas’ev est ainsi l’auteur de plusieurs
livres, comme Simvol very religii Ajyy « Le symbole de la religion Ajyy » (2004). Sa
métaphysique accorde une importance première aux esprits créateurs ajyy, des entités
plutôt abstraites de la mythologie iakoute ancienne qui n’intervenaient guère dans la
pratique chamanique pré-soviétique. D’après un rapport (2002) de S. B. Filatov, de
l’Institut d’Études orientales de l’Académie des Sciences de Russie, l’association a
cherché à réorienter le mouvement officiel de défense de la culture nationale, « que le
pouvoir tentait de maintenir dans un cadre purement laïc », vers un mouvement
religieux. Cette ambition manifeste un rejet de la définition stalinienne du caractère
national qui le réduisait à une forme. À cette forme, souvent folklorique, prise en
charge par le gouvernement iakoute, la société Kut-sjur se donne pour charge
d’ajouter un fond philosophique. En contrepartie, la fidélité aux traditions rituelles
iakoutes est tenue pour négligeable : ainsi rejetant la répartition stalinienne des tâches
qui ne permet au caractère « national » de s’exprimer que dans la « forme », Ivan
Uxxan reste cependant prisonnier de l’opposition entre les notions de fond et de
forme puisqu’il se sent contraint de choisir l’un aux dépens de l’autre.
Les intellectuels de Kut-sjur obtinrent des résultats significatifs : sous l’influence de
ce mouvement, l’enseignement scolaire de la « culture nationale » prit un caractère
« païen » et dans certaines écoles publiques furent construites des « annexes ajyy »
(pristrojki ajyy) dans lesquelles Filatov voit des « chapelles du paganisme ». Les éditions
officielles de la République de Iakoutie publièrent en 1996 un manuel destiné aux
classes des écoles intitulé Sleduj moral’ Ajyy « Suis la morale Ajyy » (Afanas’ev 1996).
L’idéologie de Kut-sjur, appelée parfois « doctrine des ajyy », paraît aussi régner sur le
Collège de la Culture (Kolledž kul’tury) qui forme les directeurs des Maisons de la
culture locales. Les « maisons des ajyy » se répandent également dans les villages
iakoutes.
Ce mouvement s’apparente assez nettement au type prophétique défini par Weber.
L’un de ses maîtres à penser, Ivan Uxxan, avec son discours opposant « foi » et
« religion », illustre les définitions de Weber du prophète en lutte contre la routine du

77 Sur cette association, voir la thèse d’anthropologie de Lia Zola, Il commercio degli spiriti. Risveglio
culturale ed espressioni spirituali nella Repubblica di Sacha (Jacuzia), Università degli Studi di Bergamo, tesi di
dottorato, a.a.2005-2006, ainsi que l’article Zola (à paraître). Sur la situation religieuse en Iakoutie, voir
les travaux du sociologue Ščipkov (1998).
87

culte institutionnel : « Le christianisme, c’est la civilisation contemporaine : on a créé


pour lui des Églises bureaucratisées dans lesquelles on confesse une ‘religion’
formelle. La foi est primitive et sincère, la religion est formelle et sans âme78. » Le
désintéressement d’Uxxan et sa volonté de diffuser aussi largement que possible sa
doctrine métaphysique font bien de lui un prophète et non un magicien (Weber op.
cit., 190-192). Il se distingue cependant de l’idéal-type weberien en ce qu’il ne
revendique pas, semble-t-il, d’inspiration surnaturelle directe. Il évoque plutôt une
tradition, mais non à la façon des Églises qu’il appelle « bureaucratiques ». La
tradition qu’il revendique est connue par une « redécouverte » individuelle presque
mystique et, à vrai dire, elle a si peu de rapport avec ce que l’on sait de la culture
iakoute ancienne qu’elle n’a de traditionnel que le nom.
Si le mouvement iakoute est parvenu à mettre en place une doctrine rationalisée, c’est
parce qu’il a bénéficié de deux « forces » que Weber donnait avec justesse pour
indispensables : des figures prophétiques d’une part et, de plus, une coopération des
laïcs, « ceux qui participent au culte sans être prêtres » (ibid. 175) : ce sont, en
Iakoutie, tous ces intellectuels et enseignants qui ont relayé la doctrine et le culte des
ajyy, découvert par la lecture d’imprimés.

Rien d’approchant n’a été observé à Touva. Dans sa reconstruction du chamanisme


touva, Kenin-Lopsan a fait le pari inverse de celui des intellectuels iakoutes en
mettant en avant non un fond mais une forme traditionnelle. Dans aucun des textes
journalistiques ou ethnographiques de Kenin-Lopsan, on ne trouverait la tentative de
constituer le contenu d’une doctrine unitaire du chamanisme touva. Il est trop
ethnologue, il a recueilli et publié trop de témoignages et d’affirmations
contradictoires auprès d’informateurs divers pour être tenté d’anéantir cette richesse
dont il fut le premier promoteur. Avec une grande lucidité, il a vu que le chamanisme
se perpétue plus dans des pratiques et des gestes, des rubans et des costumes que
dans des cosmologies explicites. C’est pourquoi, il s’est préoccupé de créer un espace
autonome de pratiques rassemblant tous les chamanes plutôt que de diffuser une
idéologie nationale accessible à tous.
Par la création d’une association réservée à des professionnels qui doivent faire la
preuve de leur qualité essentielle pour y être admis (chapitre « Équiper le naturel »),
Kenin-Lopsan contribuait efficacement à la reproduction de la différence entre
chamanes et « gens simples », non sur le plan des réalités sociales car Düŋgür n’a
jamais eu le monopole de la production des chamanes, mais sur le plan cognitif, en
donnant une validité nouvelle à l’idée de cette différence, qui n’est pas une simple
différence empirique mais une opposition logique. C’est ce schéma oppositionnel
pratique qui a permis la réapparition de chamanes à Touva alors que le modèle
philosophique égalitaire de Ku-Sjur n’a pu diffuser que des idées.

78 http://www.religare.ru/article7170.htm
88

B. L’impossible unité

Revenons à la définition du clergé donnée par Weber : une « entreprise cultuelle


régulièrement exercée ». Que signifie précisément « cultuel » pour le sociologue ? Par
la notion de « culte », il désigne « les relations des hommes avec les puissances
surnaturelles qui s’expriment sous la forme de la prière, du sacrifice, de la
vénération », par opposition à la magie que Weber définit comme une action
contraignante sur ces entités surnaturelles (ibid. 172). Or il est très clair que la
pratique des chamanes des différentes associations touvas ne peut être réduite à une
vénération à l’exclusion de toute action magique. On voit souvent des gestes brutaux
exercés à l’encontre des mauvais esprits. Du clergé défini par Weber, les sociétés
chamaniques touvas n’ont en définitive que le caractère d’entreprise réunissant un
« cercle » de personnes : encore cet aspect est-il lui-même très fragile.
En fait, s’il est incontestable qu’il y a eu en 1993 une tentative de créer un clergé
chamanique à Touva, il est non moins certain que l’échec en est total. La tendance
corporatiste existe mais la corporation n’a pas encore été observée. Le cadre
institutionnel qui devait en 1993 servir de forteresse au jeune chamanisme renaissant
a éclaté et volé en pièces sous la pression bouillonnante du fruit fragile qu’il était
censé protéger. Tout d’abord sur le plan sociologique, si le chamanisme est devenu
un clergé, il faut reconnaître qu’il a déjà connu depuis sa réapparition sous sa forme
corporative une demi-douzaine de schismes, sans compter des dizaines
d’excommunications individuelles. Kenin-Lopsan n’a pas réussi à imposer la société
Düŋgür comme la seule organisation légitime rassemblant les chamanes authentiques.
Cette société officielle créée en 1993 qui se voulait dépositaire d’une tradition
nationale commune, s’est trouvée immédiatement en situation de concurrence avec
des organisations rivales et a subi en son sein de rapides divisions. Les sociétés de
chamanes sont entre elles en conflits réguliers, dans certains cas en conflits judiciaires
et politiques, dans la plupart des cas en conflits sorciers.
Rien ne permet de supposer que cette situation chaotique soit transitoire et doive
laisser place à une stabilisation progressive. Plutôt que d’une série d’accidents
historiques, il doit s’agir, selon nous, d’une propriété caractéristique du chamanisme
tel qu’il existe actuellement à Touva. Les conflits qui surprennent ou attristent les
touristes mystiques étrangers, loin d’étonner les Touvas, leur paraissent naturels et
font l’objet d’un grand intérêt et de longs commentaires. Quelles sont les
représentations des Touvas concernant leurs chamanes qui trouvent dans cette
situation instable leur confirmation, réalisées qu’elles sont par les chamanes qui
cherchent eux-mêmes, dans leur attitude, à être conformes à l’image du chamane
authentique ? Comment ces représentations se transmettent-elles et se maintiennent-
elles en l’absence d’organisation garantissant la définition conforme du statut de
chamane ?
Il n’y a pas dans la culture traditionnelle touva de règle explicite interdisant l’amitié
entre chamanes : les histoires de collaborations et de rituels communs existent. Bien
plus, tout chamane doit avoir reçu l’enseignement d’un chamane plus âgé avec qui il
89

fait ses premiers rituels. C’est moins dans une sociologie indigène de relations entre
les chamanes que dans les attentes sur le comportement ordinaire du chamane que
l’on peut espérer trouver la cause de l’échec de l’institutionnalisation contemporaine.
Il nous faut donc nous tourner maintenant vers les principes cognitifs de la
représentation de cette espèce d’homme que les Touvas nomment chamanes.

Chapitre III
Devenir prédestiné

I. Une qualité qui ne s’apprend pas.

« Tu crois que chamane, ça peut s’apprendre ? me demanda Ooržak, ancien président


de l’association des chamanes Düŋgür, lors de la première visite que je lui rendis.
-Peut-être, pourquoi pas ? répondis-je avec prudence.
-Eh bien, pas du tout ! » affirma-t-il énergiquement.
C’est sans doute parmi les Touvas l’une des certitudes les plus partagées concernant
les chamanes, et peut-être même la seule partagée. Les opinions les plus diverses sont
affirmées concernant l’âge de l’accès à la fonction, les signes de l’élection, les qualités
que doit manifester un chamane ou les instruments qu’il est tenu de posséder. En
revanche, un point est évident pour tout le monde, c’est qu’aucun apprentissage ne
peut permettre de devenir chamane. Öörenmes, « Ça ne s’apprend pas » dit-on. Par
contraste, ajoute-t-on souvent, ceux qui apprennent ce sont les lamas. Ils apprennent
à lire les livres dans lesquelles ils trouvent les prières qu’ils récitent et les lois de
l’astrologie. Au contraire, les chamanes, du moins les chamanes d’autrefois, ne
savaient pas lire et n’en avaient nul besoin. Comme l’explique le chamane Êreksen, à
propos d’un « grand chamane » de Tere-Xöl, Šončuur Sojan :

Čuruk-körük nomčuur čüve ažyglavas Il n’utilisait pas les livres, les images. Quand
turgan. Kirip kelirge-le doraan sudaldaj bêêr quelqu’un venait [le voir], il lui prenait le pouls
oon čugaalaar čüve : sen ynča xarlyg, yndyg tout de suite et il disait : ‘tu as tel âge, tu es de
čyldyg, yndyg kiži-dir sen. telle année, tu es telle personne’.

Les informateurs de D’jakonova, (1981, 154) lui tenait un discours assez semblable :
« les chamanes connaissent les calendriers par cœur, à la différence des lamas qui les
lisent dans des nom [‘livre’]. »
90

Il est vrai que les lamas se voient assez souvent attribuer, comme les chamanes, des
pouvoirs spéciaux : la littérature orale touva recèle de nombreuses histoires racontant
des « tours de magie » (ilbi) accomplis par des lamas exceptionnels, semblables à ceux
des chamanes. Mais les lamas ne sont pas censés être nés avec ces pouvoirs, ils les
ont acquis.
Le lama est lama à partir du moment où l’institution de l’Église bouddhique lui
confère ce titre. On ne dit jamais en regardant un enfant : « Oh ! il est un peu lama
celui-là ! » ou « Vous ne croyez pas qu’il est lama, votre fils ? » La question ferait rire
car elle manifesterait simplement une incompréhension de la notion même de lama.
Il suffit d’observer que l’enfant ne porte pas le costume et la tonsure pour en
conclure qu’il n’est pas lama. Tout au plus peut on dire d’un garçon studieux et pieux
que, peut-être, il deviendra lama, entendant par là qu’on l’enverra sans doute étudier
dans les monastères tibétains de Dharamsala et qu’il en reviendra avec un titre
reconnu. En revanche, il n’y a rien d’incongru à se demander si un petit enfant n’est
pas, par hasard, un chamane. Et cette question préoccupe en effet de nombreuses
familles à Touva.
« Les lamas lisent des livres, c’est d’ailleurs tout ce qu’ils savent faire » disent certains
Touvas qui préfèrent « aller chez les chamanes ». Azjana Kuular, née en 1989,
écolière russophone de Kyzyl, après m’avoir raconté que sa famille invite quelques
fois par an un chamane, reconnaît qu’elle fréquente beaucoup plus les lamas :
« Je vais tous les dimanches à 19 heures au temple bouddhique [xürêê]. Parfois nous
invitons les lamas à la maison.
- Et tu crois plus aux chamanes ou aux lamas ?
- Aux chamanes.
- À ton avis d’où vient leur force ?
- C’est de naissance [ru. ot roždenija]. Ça ne s’apprend pas. On le reconnaît tout de
suite. »
L’expression russe ot roždenija souligne clairement que la qualité chamanique ne
s’acquiert pas, qu’elle est innée. Interrogée sur ce sujet, Klara Doržu, enseignante à
l’université de Kyzyl explique : « Nos chamanes sont nés ainsi. C’est un don, ça ne
s’apprend pas. C’est un don de Dieu [Bogda]. »
Quand ils parlent russe, les Touvas emploient généralement les expressions ot
roždenija (« de naissance ») et ot prirody (« par nature »), mais quels termes touvas
correspondent à cette idée ?
Un article publié en 1997 dans le journal gouvernemental Šyn79 évoque avec
inquiétude le problème de l’authenticité des chamanes et devins. Il définit les
chamanes par la formule bojdustan čajaan-döstug kižiler qu’on peut traduire
provisoirement par « des gens qui ont un talent [litt. « destin-racine »] de la nature ».
En touva contemporain, bojdus traduit le russe priroda, la « nature ». On rencontre
rarement l’expression à l’ablatif bojdustan (« de la nature, par nature ») dans le discours
des Touvas, et visiblement l’auteur cherche ici à reproduire en la calquant en touva

79Êrensen Težit « Xuurmak xamnar » (« Des chamanes imposteurs »), Šyn du 28 octobre 1997. Šyn « La
vérité », est l’ancien journal du Parti révolutionnaire touva (TNRP), créé en 1930.
91

l’expression russe ot prirody. Nous verrons plus loin les difficultés que soulève
l’identification de la notion de nature dans la pensée touva, disons simplement, pour
le moment, que le terme même bojdus est un emprunt récent au mongol dont l’usage
est surtout écrit80.
À l’oral, quand ils expriment ce genre d’idées dans leur langue, les Touvas emploient
non pas bojdustan mais čajaattyngan que le dictionnaire de Tenišev (1986, 523-524),
ainsi que les Touvas eux-mêmes, traduisent en russe par priroždënnyj, « inné ». Tenišev
cite comme exemples les expressions suivantes : čajaattyngan refleks « réflexe
inconditionnel » et užar boop čajaattyngan « né pour voler ». Čajaattyngan, qui constitue
dans l’usage contemporain une unité lexicale autonome, est en fait la forme passée du
verbe rare čajaattyn- que les dictionnaires traduisent : « être créé, se créer ». Ce verbe
est lui-même une dérivation de čaja- « créer » augmenté du suffixe factitif -t- et du
suffixe -tyn- indiquant la voix réfléchie. On trouve un autre exemple de cette
combinaison de suffixes dans le verbe adattyn- « s’appeler, avoir pour nom » formé
sur ada- « appeler » avec les suffixes -t- et -tyn-. Čajaattyngan peut donc être traduit
littéralement par « qui s’est ainsi créé, ainsi fait ».
Dans un entretien en touva, Amir Xovalyg, éleveur dans la zone montagneuse boisée
de la vallée du Xüürektig, me parlait ainsi de sa grand-mère :

Avamnyŋ bar šeej avazy ulug xam čoraan, La mère de ma mère était une grande chamane,
Šom-Šum dep čerge. Šaanda ol kadaj ulug elle vivait au lieu-dit Šom-Šum. Dans le temps,
xam čoraan, šyyrak. Čajaattyngan čüvezi cette femme était une grande chamane, puissante.
yndyg boor aan. Elle était faite comme ça [čajaattyngan].

La notion d’innéité n’exprime qu’imparfaitement les nuances de čajaattyngan. En effet,


cette dérivation du verbe čaja- « créer » paraît impliquer non un état mais une action
ainsi que l’existence d’un agent de cette action, ce que ne fait pas l’expression
française « inné », pas plus que l’expression russe priroždënnyj. Alors que l’idée
d’ « innéité » renvoie les caractères de la personne à sa nature intrinsèque,
indépendante de l’environnement (par opposition à « acquis »), čajaattyngan paraît faire
de l’individu un patient soumis à l’action d’un agent créateur. La notion touva
présenterait donc un caractère relationnel étranger à l’idée essentialiste d’innéité. Le
verbe čaja- est issu du mongol zaja- « accorder, créer81 » qui, d’après Even, a
généralement pour sujet le Ciel ou les esprits. Le nom d’agent zajaač
« prédestinateur » qualifie certains esprits. En mongol donc, « la notion de destin que
véhicule ce terme est donc fondée sur la représentation d’esprits (…) » (Even 1988-
1989, 442).
Nous sommes déjà au cœur d’un problème qui nous occupera tout au long de cette
étude. Quel est cet agent qui « crée » le chamane tel qu’il est ? Mais exiger que cette
question ait nécessairement une réponse pour les Touvas, ou simplement estimer

80Voir p. 152.
81Kowalewski traduit zajaga- par « accorder, envoyer (de Dieu), donner, prédestiner ; créer » (1844-
1849, 2296).
92

qu’elle se pose nécessairement à eux, c’est sans doute aller déjà trop loin dans
l’interprétation. Dire en français de quelqu’un qu’« il est ainsi fait » n’implique pas
nécessairement une théologie du démiurge et de la création. Si l’idée d’agent peut
paraître nécessaire sémantiquement, grammaticalement rien ne l’exige car čajaattyn-
n’est pas la voie passive de čaja-, qui serait čajal-, mais sa voix « factitivo-réfléchie »
comme disent les grammairiens russes. Dans la langue touva contemporaine,
čajaattyngan n’est jamais accompagné d’un « agent », et, malgré son étymologie, ce
terme fait référence à un état et non à une action. L’essentiel est de retenir que
čajaattyngan s’oppose à ce qui est appris, et en ce sens il est légitime de la part des
linguistes de l’époque soviétique d’avoir choisi ce terme pour traduire la notion
d’innéité, dans l’opposition pavlovienne entre « réflexe inné ou inconditionnel » et
« réflexe acquis. » Nous ne déciderons pas ici si čajaattyngan renvoie à une nature
intrinsèque ou à une relation, notre but est, pour le moment, seulement de souligner
l’ambiguïté même de la notion en touva, entre un usage qui paraît fort peu différent
de l’usage occidental et une étymologie qui suggère tout un univers mythologique.
Pour les Touvas, les chamanes ne forment pas une catégorie sociale ordinaire
comparable à celles des bergers (kadarčy), des chefs (darga), des riches (baj) ni même
des lamas, ou, dans le contexte contemporain, des coiffeurs. La classification des
individus dans ces catégories dépend directement de la manifestation de
compétences, titres, propriétés qui sont acquis par apprentissage, cession,
reconnaissance sociale. Dans la Touva pré-soviétique, le chef territorial, même s’il est
un héritier ne devient chef qu’après la mort de son père, et sous réserve
d’intronisation par l’empereur de Chine. Des chamanes, on attend qu’ils possèdent
quelque chose qui ne s’acquiert pas, que l’on ne peut obtenir des relations sociales ni
de l’étude, quelque chose qui doit être toujours déjà là, en eux. Comment expliquer
une telle différence de traitement ? Quels sont les principes qui structurent la
perception et les hypothèses dont font l’objet les chamanes, et qui, visiblement, ne se
manifestent pas, ou beaucoup moins, pour les autres catégories sociales ?

II.Qu’est-ce qu’une représentation essentialiste d’une


catégorie sociale ?

Dans son ouvrage La religion comme phénomène naturel, Pascal Boyer ([1994] 1997)
consacre un chapitre intitulé « Essentialisme et catégories sociales » à la question de la
perception que les gens ont de leurs spécialistes religieux. Il propose l’hypothèse
selon laquelle la plupart des fonctions religieuses font l’objet d’une interprétation en
termes d’essence plutôt que de critères observables.
Boyer constate que les traits caractéristiques observables attribués généralement aux
spécialistes rituels chez les Fang au Gabon ne sont en fait ni nécessaires ni suffisants
pour que l’appartenance d’une personne à cette catégorie soit reconnue. Ainsi les
mbommvet sont ordinairement définis comme des conteurs, pourtant tous les conteurs
93

ne sont pas qualifiés de mbommvet et certains mbommvet ne disent jamais de contes. Un


mbommvet est, en effet, supposé être caractérisé par une qualité inobservable propre à
tous les spécialistes authentiques, l’evur, parfois décrit comme un organe invisible.
Ainsi un conteur peut toujours être soupçonné de ne pas posséder l’evur, par
définition invérifiable, et si les soupçons sont assez forts, le titre de mbommvet lui sera
refusé ou retiré (Boyer 1997, 180-182).
Boyer cite ensuite un exemple faisant intervenir des chamanes. Chez les habitants de
Zinacantan (province du Mexique), les futurs chamanes sont généralement
« reconnus » plutôt qu’institués. Certains signes, tels des rêves étranges, des crises
d’épilepsie, les signalent à leur entourage comme probablement élus par des êtres
surnaturels. Peu à peu leur réputation qui grandit les contraint à accepter de soigner
leurs visiteurs. D’autres chamanes subissent un rite d’investiture officiel et public,
pourtant ils sont suspectés d’être moins authentiques que les premiers.
Indépendamment de la question de leur investiture, certains chamanes, qui
consomment de l’alcool, sont considérés comme « illégitimes et incapables » alors
que d’autres sont appelés « vrais chamanes ». Ce n’est donc pas que les gens du
Zinacantan aient, par scepticisme, des doutes sur la réalité des puissances attribuées
par la tradition aux chamanes, c’est plutôt qu’ils suspectent certaines personnes d’en
usurper les dehors sans être, en réalité, des chamanes (Fabrega & Silver 1973, cités
par Boyer ibid. 182-185). À partir des exemples cités, Boyer fait la conclusion que « de
telles catégories sont mentalement représentées comme des désignations d’êtres ou
d’objets naturels » (ibid. 186). Autrement dit, le caractère social des catégories est
gommé de sorte qu’elles sont interprétées comme l’expression de différences
« naturelles » entre les individus. À suivre Boyer, on voit apparaître une différence
entre deux types de conception de l’origine des capacité du chamane que nous
résumerons dans le tableau suivant :

Modèle essentialiste Modèle critériologique


il est reconnu comme chamane il est élu par le groupe
formé par les esprits il suit un apprentissage
pas d’intronisation rituel d’intronisation
les critères observables sont insuffisants les critères observables sont suffisants
une essence est supposée pas d’essence supposée

Ces modèles ne se réduisent pas à l’opposition entre les idéaux-types weberiens du


prophète charismatique et du prêtre bureaucratique. Il s’agit de modèles cognitifs
décrivant la façon dont les gens conçoivent leurs catégories sociales et non les
principes sociologiques réels qui régissent ces dernières. Ainsi les membres d’une
Église de type bureaucratique peuvent malgré tout créditer leur prêtre de qualités
charismatiques. Pour Boyer, les différents traits du modèle essentialiste ne relèvent
pas d’une simple « métaphore biologique » où le social emprunterait certaines images
suggestives à la « biologie intuitive ». Les psychologues cognitifs appellent biologie
intuitive ou naïve l’ensemble des principes organisant la représentation et la
94

compréhension du comportement des êtres vivants82. D’après Boyer, l’essentialisme


social et la représentation des espèces ne sont pas unis par de simples ressemblances
formelles fortuites, ils obéissent à des principes communs qui structurent de la même
manière directement les intuitions des agents. Ces principes sont au moins quatre : ils
caractérisent toute représentation essentialiste d’une catégorie, quel qu’en soit l’objet
(ibid. 196-197).
1) Les membres d’une catégorie conçue de façon essentialiste partagent des
traits communs observables qui indiquent la présence d’un trait invisible
(essence).
2) Le rapport entre le trait invisible et les traits observables est un rapport de
cause à effet.
3) La possession du trait sous-jacent ne peut être partielle : soit on possède
l’essence, soit on ne la possède pas, il n’y a pas de degrés.
4) Enfin, en raison du caractère inobservable de l’essence, un objet n’est jamais
intégré à une catégorie de façon définitive.

L’application de ce dernier principe à l’essentialisme biologique peut paraître étrange


et l’exposé de Boyer demanderait ici quelques précisions. Peut-on douter
indéfiniment qu’une girafe soit une girafe ? On peut trouver un domaine
d’application de ce principe pour les espèces dont les individus sont difficiles à
identifier. Devant une larve dont on ne sait pas à quelle espèce elle appartient, on ne
suppose pas qu’elle est membre de plusieurs espèces à la fois, ou qu’elle n’est pas
encore membre d’une espèce : on suppose au contraire qu’elle appartient bien à une
espèce déterminée que, malheureusement, on ne peut définir. Concernant les sujets
adultes, ce principe de révocabilité de l’attribution de catégorie paraît plus difficile à
imaginer. Les exemples sont pourtant nombreux d’animaux classés ensemble dans
une espèce et qu’une observation plus attentive conduit à regrouper dans une autre.
Ces révisions ne sont pas le seul fait de la science occidentale. Les chasseurs touvas
m’ont parlé de certains loups qu’on prenait d’abord, lorsqu’on les rencontrait, pour
des loups ordinaires, mais dont l’aspect et le comportement ont conduit les chasseurs
à les identifier comme membres d’un type nouveau de loup, les « loups rouges » kyzyl
börü conçus comme une espèce d’apparition nouvelle83. Mais, pour Boyer, il s’agit
d’un véritable principe logique : on peut toujours imaginer que l’on découvre des
girafes carnivores. Dans ce cas, les principes essentialistes de la biologie intuitive

82 On constate chez les très jeunes enfants l’existence d’une biologie intuitive qui les conduit à classer
les animaux dans des espèces auxquelles ils prêtent des caractères identiques en raison de la possession
supposée d’une essence commune. Le comportement carnivore observé sur un individu d’une espèce
sera ainsi étendu à tous ses membres. Ou encore, avant toute enquête empirique, les enfants tiennent
pour certain que les membres d’une même espèce possèdent une anatomie interne identique (Simons
& Keil 1995).
83 La zoologie distingue elle aussi le « loup rouge » appelés en français dhole ou chien sauvage d’Asie

(cuon alpinus), mais ne leur attribue pas une apparition récente à Touva. Si les chasseurs le supposent
nouveau, c’est parce qu’il a à peu près disparu du territoire touva et qu’il ne fait que des incursions
temporaires en venant de Mongolie (Krasnaja kniga… 2006, 136).
95

conduiront l’observateur à imaginer qu’il est face à une espèce qui ressemble aux
girafes mais qui, essentiellement, en diffère.

La « biologie intuitive » postule, outre les quatre points mentionnés plus haut, des
principes qu’on ne retrouve pas nécessairement dans l’essentialisme social : ainsi
l’attribution d’une essence biologique à un être est strictement liée à son origine
(« seules des créatures engendrées par des chats peuvent être des chats »). La
possession de l’essence « chat » est vue comme une conséquence directe du fait d’être
engendré par des chats. Ce principe supplémentaire de la biologie intuitive, note
Boyer, « ne s’applique pas nécessairement aux catégories sociales. » (ibid., 197). Boyer
ne développe pas cette question, mais, si l’on suit sa remarque, il faut supposer que la
possession par un individu d’un trait sous-jacent conditionnant son appartenance à
une catégorie sociale sera, dans certains cas, liée à son origine, c’est-à-dire à son
ascendance, tandis que dans d’autres cas elle se verra attribuer des causes externes, ou
pas de cause du tout. Nous appellerons la première interprétation essentialisme
génétique, et la seconde essentialisme environnementaliste. Remarquons tout de suite
que la différence entre ces deux types d’essentialisme n’a pas nécessairement une
grande influence sur les intuitions formées par les gens dans des situations concrètes
face à leurs spécialistes rituels. En revanche, on doit s’attendre à observer de grandes
différences dans le mode d’accès aux catégories sociales en question.

III. La catégorie touva des chamanes est-elle un cas


d’essentialisme social ?

A. Des traits visibles ordinaires ni nécessaires ni suffisants.

La conception que les Touvas ont de leurs chamanes répond-elle aux principes de
l’essentialisme social tels qu’ils sont décrits par Boyer ? Chez les Touvas, dans les
discours d’ordre général, des traits particuliers observables sont attribués au chamane.
Pour m’expliquer ce qu’est le xam (« chamane »), un informateur le définit comme
düŋgürlüg kiži « homme à tambour. » Une définition un peu plus complète donnée à
un étranger serait : « c’est un homme ou une femme qui a un tambour et un costume,
danse et chante en les utilisant ». La conduite du chamane est souvent à l’origine des
termes désignant le chamane comme saman dans les langues toungouses, de la racine
sam- « danser, bondir », ou ojun en iakoute du turc commun oj- « bondir ; jouer » (Lot-
Falck 1977a).
Pourtant, tout comme chez les Fang et les habitants de Zinacanteco, ces critères
visibles ne sont ni nécessaires ni suffisants. En Sibérie, les conduites de jeu ou de
saut n’entraînent évidemment pas pour ceux qui s’y livrent l’attribution du titre de
chamane. On connaît même bien des situations où des profanes imitent
expressément les gestes du chamane sans pour autant qu’ils soient considérés comme
96

des chamanes. Quant au costume chamanique, il ne confère pas la qualité


chamanique car il n’est remis qu’à des personnes qui ont manifesté aux yeux de leur
groupe qu’elles possèdent la qualité de chamane. De plus, les cas existent de
chamanes, débutants ou non, qui exercent leur fonction sans posséder de costume ni
de tambour, utilisant un autre instrument comme une guimbarde, un miroir de
bronze, ou même une simple tige d’acacia (kyzyl xaragan) (information Urana
Moŋguš, voir aussi Vajnštejn 1991, 255). L’époque soviétique a connu de nombreux
chamanes de ce genre, mais on en rencontrait déjà avant la Révolution. En fait, à
rassembler l’ensemble des informations recueillies dans nos enquêtes et dans les
sources écrites, on doit reconnaître qu’il n’existe aucun instrument sans la possession
duquel les Touvas affirmeraient nécessairement d’une personne : « celui-ci n’est pas
un chamane. »
La réciproque peut paraître plus étrange : est-il possible que les critères donnés par la
définition courante ne soient pas suffisants ? Supposerait-on qu’une personne
possédant un costume et un tambour ne soit pas, en réalité, un chamane ? Quel sens
une telle présomption pourrait-elle avoir ? Pour les Touvas, il n’y a là rien que de très
ordinaire. Aucun de mes informateurs à Touva ne considère que toutes les personnes
possédant les attributs matériels du chamane sont des chamanes. Ce serait faire
preuve d’une naïveté absurde, que les Touvas en contact avec des visiteurs
occidentaux regrettent de voir si répandue chez eux. Pour mes informateurs, une
partie plus ou moins étendue, parfois la totalité des personnes qui usent d’un
costume et d’un tambour chamaniques ne sont pas des chamanes mais des
« imposteurs » (mege xam « faux chamane » en touva, šarlatan « charlatan » en russe).
Ces gens « ordinaires » se font passer pour des chamanes en empruntant leur
apparence. La distinction entre vrais et faux chamanes est l’un des traits les plus
frappants et les plus récurrents des discours des Touvas sur leurs chamanes.
Nous constatons donc que les traits extérieurs mis en avant par la définition courante
du chamane ne constituent ni des critères nécessaires ni des critères suffisants pour
identifier les membres de la catégorie « chamane. » À l’évidence, les membres
authentiques de cette catégorie sont supposés être porteurs d’un trait supplémentaire,
invisible, et dont la présence est difficile à établir. Il paraît bien, en première
approximation, que nous ayons affaire à un cas d’essentialisme social. Nous
disposons d’une série de faits convergents que nous allons examiner maintenant.

B. Une notion explicite proche.

En touva, le nom uk, lorsqu’il est employé en contexte chamanique, paraît bien
évoquer la notion d’essence. Pour les Touvas, un chamane authentique est
nécessairement uktug (uktug xam). -tug est un suffixe d’adjectif qu’on peut traduire par
« porteur de, doué de ». Quant à uk, ce nom turco-mongol, est riche de sens. En
touva, il désigne l’« origine » et le « genre » d’une chose ou d’une personne. On
97

l’emploie aussi pour parler d’un groupe de filiation (lignage ou clan) ou d’un groupe
ethnique. On dira d’un Mongol qu’il est mool uktug « d’origine mongole ».
Uk a donné la dérivation verbale ukta-. L’expression ugun ukta-, où ugun est l’accusatif
de uk, est traduite dans le dictionnaire de Tenišev (ibid. 437) par « hériter (d’une
apparence, d’un caractère) ». Il existe un autre verbe pour l’héritage, c’est salga-, mais
ce terme s’emploie plutôt pour l’héritage matériel et social. La distinction entre les
verbes ukta- et salga- correspond assez bien à celle qui oppose en français « hérédité »
et « héritage ». L’expression xam uktug peut donc être traduite par « chamane porteur
d’une hérédité » ou « chamane à essence ».
Toutefois, en contexte chamanique, la notion d’uk fait l’objet d’un emploi restreint et
de peu de commentaires. On ne dit rien de sa nature, ses propriétés, son mode de
transmission, même si l’on reconnaît qu’il en existe divers types (nous les détaillerons
plus loin, pp. 327 et seq.). C’est surtout dans son dérivé adjectival uktug qu’on la
rencontre.
La notion équivalente d’udxa, que Roberte Hamayon traduit par « essence », paraît
être d’un usage bien plus courant et plus précis chez les Bouriates, du moins chez
ceux dont l’économie est dominée par le pastoralisme et dont le chamanisme
présente de nombreux traits significatifs d’une logique de filiation. Les descendants
d’un chamane sont supposés être porteurs d’un böögej udxa, une « essence
chamanique », qui existe chez eux à l’état latent pour ne s’actualiser que dans un
nouveau chamane. Les Bouriates parlent de l’udxa comme d’une entité définie et
particulière qui diffère d’un groupe de descendance chamanique à l’autre. Les Touvas
n’hypostasient pas explicitement à ce point l’uk. Comme le souligne Hamayon, la
notion d’essence exige de distinguer le point de vue indigène et le point de vue
sociologique savant selon lequel un chamane transmet à ses descendants un « droit
héréditaire » d’accès à la fonction : car « si celui-ci [ce droit] a bien une portée
sociologique, il est perçu surtout dans sa dimension qualitative, et par là
qualificatrice. » D’après Hamayon, cette qualité supposée est de deux ordres : l’accès
à la fonction de chamane exige la possession d’une compétence innée reçue des
ancêtres mais aussi celle d’une « compétence acquise, personnelle » (1990, 646).
Il nous faudra tâcher de déterminer s’il existe aussi chez les chamanes touvas une
compétence acquise et quels en sont les modes d’acquisition. Dans tous les cas, le
modèle dominant84, chez ces groupes bouriates comme chez les Touvas, exige
comme première condition de l’accès à la fonction cette essence innée, sur les
propriétés et le mode de transmission de laquelle les seuls termes explicites uk et udxa
nous disent encore peu de choses.

C. Absence de rite d’initiation

84 Il existe bien entendu des exceptions. Chez les Bouriates notamment, on admet la possibilité de
« fonder une nouvelle essence » (Hamayon 1990, 646). Nous montrerons que cette marge de
manœuvre est indispensable, même dans un système dominé par une représentation essentialiste
biologique.
98

Comment devient-on chamane ? D’une certaine manière, cette question que se pose
l’ethnologue est vide de sens pour les peuples de l’Altaï-Saïan. Elle implique en elle-
même une contradiction. Chamane est quelque chose qu’on est et qu’on ne saurait
devenir85. Ainsi dans le discours rétrospectif des chamanes, leur statut n’est pas
présenté comme le résultat d’un processus mais comme un état permanent.
En touva, on ne dit pas ol xam apargan (« il est devenu chamane ») mais ol xamnap
apargan (« il a commencé à chamaniser »). C’est un changement d’action qui est
désigné, représenté par le verbe xamna-/kamna-, et non un changement d’identité, car
le chamane est chamane de naissance.
Dans les récits d’accès à la fonction, les esprits ne disent pas à leur élu : « Deviens
chamane », mais « Chamanise ». Un chamane chor, du clan Kobyj, ulus Siry, voit des
hommes et des femmes qui lui découpent le ventre et lui disent : Kamna, paza čatna !
« Chamanise, ne reste plus couché ! » (Dyrenkova 1930, 272).

Lorsque l’appartenance à une catégorie sociale a pour critère la pratique d’une


activité, l’accès à cette dernière constitue un changement de statut, généralement
marqué par un rite d’entrée. Le rite est censé transformer la personne en un
spécialiste, prêtre, médecin ou roi, et l’autoriser ainsi à exercer la pratique dont sa
nouvelle catégorie détient le monopole : faire des sacrifices, soigner, gouverner. Or
dans le cas des chamanes Touva, qu’il s’agisse du chamanisme ancien ou du nouveau,
le fait qu’une personne, à un moment donné, commence à pratiquer des actions
chamaniques n’est pas précédé par un rituel qui aurait pour but de la transformer en
chamane. Il existe bien un rituel dont les ethnographes ont observé qu’il précède
l’entrée en fonction du chamane, pourtant ce rituel n’a pas pour objet l’impétrant
mais son tambour, qui doit être animé. En fait, pour les Touvas, aucun rituel ni
aucune action humaine en général ne peut faire d’un homme ordinaire un chamane.
Ce trait n’est pas une particularité du chamanisme touva qu’on pourrait attribuer à
son évolution, par exemple sous l’influence du bouddhisme, il est au contraire très
général en Sibérie (Hamayon 1990, 456). Shirokogoroff (1935, 351) considère que le
rituel à partir duquel le chamane entre en activité ne doit pas être appelé rite de
« consécration » ou d’ « initiation » parce que le chamane est déjà considéré comme
« initié » au moment du rite. Chez les Toungouses du renne de Transbaïkalie, le
chamane pratique déjà et doit avoir fait ses preuves pour que ce rite ait lieu (ibid.). Il
vaut mieux parler, selon Shirokogoroff, de « formal recognition ». Nous emploierons
l’expression de « rite d’investiture » tout en ayant conscience que nous retenons cette
expression, non pour sa fidélité aux représentations indigènes, mais pour sa
pertinence sociologique.

85 Sauf, bien entendu, pour les « faux chamanes », qui le « deviennent » pas choix (sur cette question,
cf. infra p. 163). Des exceptions peuvent se rencontrer même pour les « vrais chamanes », car la
pratique linguistique n’est pas la traduction mécanique codée de schèmes mentaux. On peut cependant
supposer qu’une telle formulation paraîtrait étrange à des locuteurs de langues turques élevés dans la
tradition chamanique. C’est surtout dans les commentaires des ethnographes ou dans les traductions
en langues occidentales que l’on voit des gens « devenir chamanes ».
99

D. Aspects naturels de l’ « essence » chamanique.

L’hypothèse de Boyer selon laquelle l’essentialisme social concernant les spécialistes


rituels a beaucoup en commun avec le modèle biologique est soutenue par de
nombreux faits dans le cas du chamanisme touva, mais aussi dans bien d’autres cas
sibériens. Les métaphores décrivant la catégorie sociale des chamanes empruntent
souvent explicitement à la notion d’espèce animale, ou celle de consanguinité.
Plusieurs légendes attribuent aux chamanes un ancêtre commun dont il est dit qu’il
fut le premier de l’ « espèce » ou la « race » des chamanes. Potanin (1883, 140)
rapporte une légende touva de ce type selon laquelle le grand chamane Čes-Maadyr
serait l’ancêtre de tous les chamanes. Chez les Altaïens, c’est Tostogoš qui est
souvent invoqué comme ancêtre chamane commun (cf. infra pp. 168-170). Une
légende darkhate affirme du premier chamane, Zögön böö, que « de lui sont sortis
des millions de böö [mong. « chamanes »] » (ibid. 408). Le principe unifiant les
membres de la catégorie « chamane » serait donc non pas une pratique identique mais
une ancestralité biologique commune.
Quand bien même aucun lien de parenté réelle ne lie un chamane à un autre, il arrive
qu’un lien soit malgré tout affirmé, lien qui ne se résume pas à l’exercice d’une
activité commune. Dans une invocation, un chamane darkhate s’adresse ainsi à un
chamane défunt, Načigaj, qui n’est pas son ancêtre (Even 1992, 232-23386) :

Uulyn mod ündesen neg xolbootoj, Les arbres des montagnes sont liés par de mêmes racines,
Orčlongijn am’tan utasan neg xolbootoj ! Les êtres du monde matériel sont liés par un même fil !
Eceg exijn törölgüj č, Nous ne sommes pas parents par nos pères et mères,
Ereen xujagijn töröltej, Nous sommes parents par la cuirasse bigarrée ;
Ax düügüj č gelee, Nous ne sommes pas même frères,
Alag manžigijn töröltej Nous sommes parents par les lanières bariolées ;
Xusval, jas negtej, Si l’on gratte, l’os est le même,
Xatgaval, cus netej bilee Si l’on pique, le sang est le même !

Marie-Dominique Even interprète ainsi ce passage : « nous sommes liés par le fait
d’être tous deux chamanes » (ibid.). Le chamane reconnaît qu’il n’est pas le « parent »
(mong. töröl) de Načigaj au sens ordinaire, par les pères et mères, mais il affirme
l’existence d’une parenté d’un autre ordre, par la « cuirasse » (xujag), image mongole
pour désigner le costume chamanique, donc le statut de chamane. Cette unité qui,
sociologiquement n’est que professionnelle, est naturalisée comme le montre la
comparaison avec le lien (xolboo) sous-jacent qui unit les animaux (am’tan) entre eux
ou les arbres (mod) entre eux. En profondeur, les chamanes sont réunis par le même
sang et le même os, ce qui signifie qu’ils ont le même type de corps.

86 Texte mongol recueilli par Rinčen au sud du lac Xövsgöl, traduction en français de M.-D. Even.
100

Il est une période de la vie du chamane où le caractère biologique de sa qualité est


censé se manifester avec le plus d’évidence, c’est pendant sa jeunesse, avant de
recevoir la reconnaissance de son groupe. Le novice, qui manifeste quelquefois des
signes physiques dès l’enfance, passe par une longue et douloureuse période de crise
qui présente des caractères récurrents chez les Turcs de l’Altaï-Saïan. Cette crise est
parfois l’objet d’interprétations diverses faisant intervenir des esprits ou bien elle
n’inspire d’aucune interprétation. La seule constante, c’est la crise elle-même et ses
éléments très stéréotypés qui se manifestent dans le corps du chamane en
développement. En général, il souffre, s’agite ou au contraire devient apathique. Ces
comportements physiques anormaux déterminent l’entourage du souffrant à inviter
un chamane qui établit si ces signes révèlent ou non la présence d’une essence
chamanique.
L’idée d’une unité biologique des chamanes n’est pas spécifique aux Turco-mongols,
puisque nous la trouvons exprimée sous une forme particulièrement explicite chez les
Nganassanes, peuple samoyède de Sibérie arctique. Chez eux, on peut dire du
chamane qu’« il appartient à une ‘espèce chamanique’ » (Lambert 2001, 262). Le
terme employé est tansə « un classificateur qu’il est possible de rendre par ‘espèce,
genre’. » (ibid.)

Nous avons vu plus haut que l’on peut a priori supposer l’existence de deux types
d’essentialisme social que nous avons appelés « essentialisme génétique » et
« essentialisme environnementaliste », le premier présentant, par rapport au modèle
de l’essentialisme général, un trait supplémentaire habituellement biologique :
l’hypothèse que l’essence de l’individu est liée à son ascendance. Il s’agit maintenant
d’établir à quelle variante l’essentialisme concernant le chamane des régions qui nous
occupent appartient.

E. Un statut héréditaire.

L’accès à la fonction de chamane est généralement héréditaire : ce fait, que l’on


observe chez les Touvas, est caractéristique du chamanisme d’élevage à propos
duquel Roberte Hamayon dit : « Le droit à la fonction, ‘essence’, est héréditaire. »
(1990, 605). Le principe héréditaire, comme le dit plaisamment Potapov, l’un des
dogmes les plus incontestés du chamanisme des Turcs de Sibérie87. Le statut de
chamane donnant des droits et même des monopoles sur certaines actions rituelles et
certains revenus, on doit s’interroger sur les principes de « succession » qui le
régissent, la succession définissant, au sens de Radcliffe-Brown, « la transmission des
droits en général » (Radcliffe-Brown (1952, 32), cité par Dumont (1997, 62)).
Dumont résume ainsi la fonction des règles de succession selon Radcliffe-Brown :

87 Par exemple : « Les chamanes touvas recevaient leur don par héritage » (D’jakonova 1981, 131). On
retrouve ce principe bien au-delà des limites de l’Altaï-Saïan : « Les Nganassanes ne cessent de
l’affirmer : tout chamane a des ancêtres qui l’ont été avant lui. » (Lambert 2003, 262).
101

« les droits, et en particulier les droits sur des personnes, demandent à être définis
d’une façon ‘fonctionnellement cohérente’ ([ibid.] p. 39), et leur transmission doit être
définie de manière à assurer la permanence de la société par-delà l’incessant
renouvellement des individus. » Existe-t-il des règles qui permettent d’assurer la
stabilité de la fonction chamanique dans les sociétés sibériennes et d’éviter
l’équivoque au moment de sa transmission ? En fait, nous allons le voir, les principes
du renouvellement des chamanes ne correspondent nullement à la définition
anthropologique classique de la succession.

F. Une transmission cognatique de la qualité.

Ce n’est pas pourtant que les peuples turco-mongols ignorent les règles de succession
dans leurs sociétés. Ordinairement chez eux les statuts sociaux se transmettent en
ligne masculine. Il en va ainsi du titre ancien de khan, mais aussi, chez les Touvas de
l’époque mandchoue, des charges administratives et militaires (Mannaj-ool &
Vajnštejn dir. 2001, 217). D’après les analyses de Lawrence Krader, les sociétés turco-
mongoles sont fondées sur l’agnation, de sorte que « very few relationships and still fewer
significant ones, are with the maternal kin » (1963, 321).
Le principe de filiation est patrilinéaire : les enfants d’un couple appartiennent au
lignage et au clan de leur père. Les filles ne changent pas d’appartenance clanique à
leur mariage, c’est pourquoi, comme la résidence est patrilocale, les femmes mariées
vivent dans des clans qui leur demeurent étrangers et ne sont pas autorisées à
participer aux cultes claniques de leur mari. Les femmes ne peuvent transmettre à
leurs enfants leur identité lignagère et clanique. Krader donne un tableau frappant de
l’hégémonie du principe patrilinéaire :

« La relation père-fils est la relation fondamentale dans la famille ; la famille est


une institution qui doit assurer la continuité de la lignée, dans son existence
physique, sa perpétuité. La structure familiale et son fonctionnement peuvent
être interprétés comme des moyens pour assurer cette continuité; le but
principal étant la réussite des fils par tous ou certains moyens. Un mariage ne
donnant que des filles est considéré comme un désastre. Ceci découle
logiquement du principe d’agnation : avec une femme, la lignée meurt. » (ibid.,
342).

Il existe pourtant un domaine où les règles de transmission contredisent avec une


insolence surprenante ces principes si rigoureux, c’est celui du chamanisme.
Il est difficile de fournir des données certaines sur la réalité sociologique de la
transmission de la fonction chamanique, car il faudrait pour cela disposer
d’observations statistiques étalées sur plusieurs générations. En revanche, nous
possédons un matériau considérable constitué par les généalogies fournies par les
chamanes eux-mêmes. Comme source pour l’analyse sociologique et historique, ces
documents sont, bien entendu, à prendre avec prudence. On peut estimer qu’à partir
102

de la quatrième génération, des éléments mythiques s’introduisent largement dans les


généalogies des chamanes altaïens. Néanmoins, pour les générations plus proches, on
n’a pas de raison de supposer que les chamanes aient « menti » à leurs interlocuteurs
ethnographes sur le compte de grands-parents qu’ils ont connus. Les généalogies
sont connues de l’entourage du chamane qui ne peut se permettre d’y ajouter à sa
guise des fantaisies de son cru. On peut donc considérer ces généalogies comme une
source d’information fiable seulement jusqu’à un certain point sur les principes
objectifs de transmission. Mais ce qui nous intéresse, c’est moins la réalité empirique
et toujours contingente des successions que les principes cognitifs qui sous-tendent la
représentation de ce que doit être, pour les indigènes, cette transmission. Sur ce
point, les généalogies fournies par les chamanes sont, cette fois, un document parfait,
car les éventuelles reconstructions doivent précisément porter, plus encore que les
informations authentiques, la marque des principes cognitifs sous-jacents.

Parmi les dizaines de généalogies qu’Andrej Anoxin releva au début du XXe siècle
chez les Altaïens, on rencontre des chamanes qui citent des ancêtres chamanes en
ligne paternelle, en ligne maternelle, ou dans les deux lignes. On n’observe pas de
tendance dominante en faveur de la ligne maternelle ou paternelle.
Nous prendrons comme exemple la généalogie du chamane Taštan, membre du clan
Tonžaan. Il cite comme ancêtres protecteurs Küle, Biike et Köstönkö dont il se
revendique l’héritier.

Figure 24. Généalogie du chamane altaïen Taštan (d’après Anoxin 1924, 124-125). (En rouge les chamanes).
103

On observe tout d’abord que Taštan a hérité de son arrière-grand-père Küle. Le


statut ne se transmet donc pas d’une génération à la suivante comme les statuts
sociaux ordinaires. En fait, il n’existe aucune règle explicite sur le nombre de
générations après lequel un nouveau chamane doit prendre la succession du défunt88.
Dans la généalogie de Taštan, trois patrilignages appartenant à trois patriclans
différents (Tonžaan, Mundus et Jaryk) sont impliqués. La qualité de chamane,
comme on le voit sur la figure 24, est passée du clan Jaryk au clan Tonžaan. Elle a été
« déportée » sur un mode non réalisé du clan Jaryk dans le clan Mundus par une
femme, Praška, qui l’a transmise à sa fille. Cette dernière, Kepkej, membre du clan
Mundus, devenait ainsi porteuse de la qualité, mais encore une fois, en puissance,
sans être chamane elle-même. Par son mariage avec Karak, elle a introduit sa qualité
dans le clan Tonžaan, et l’a transmise à son fils, chez qui elle s’est réalisée puisqu’il est
devenu chamane.
Ce cas de transmission par les femmes n’est nullement exceptionnel chez les
Altaïens : les généalogies d’Anoxin en donnent de nombreux autres exemples. Chez
les autres peuples turcs, il est rare que des généalogies aient été relevées avec la même
ampleur et la même précision. On ne dispose pas de documents de ce genre pour les
Touvas89.

En revanche, les ethnographes ont recueilli les observations que les indigènes eux-
mêmes ont pu faire sur les régularités de la transmission de la qualité chamanique :
chez tous les peuples turcs de Sibérie méridionale, on affirme que la qualité de
chamane peut être héritée en ligne paternelle comme en ligne maternelle.
Pour les Altaïens, tout chamane est le descendant d’un chamane défunt (ozo kam) en
ligne paternelle ou maternelle (Anoxin 1924, 49). D’après les informations de
Dyrenkova, chez les Téléoutes, « le don chamanique se transmet dans le clan (söök)
du chamane » même si « on note des cas où le don chamanique se transmettait du taaj
(‘oncle maternel’) au jeen (‘neveu’). » Aurait-on chez les Téléoutes un mode de
transmission plus patrilinéaire ? Ce fait est infirmé par Potapov (1949, 198) qui
rapporte que d’après ses informateurs, dans cette population aux dimensions
pourtant réduites, la qualité chamanique se transmet plutôt du côté de la mère. Allons
plus loin au Nord, chez les Iakoutes : « Quand il a une descendance, l’esprit chamane
préfère la ligne maternelle. De tous les grands chamanes de jadis, on croit savoir que
seul Küstekh-chamane n’a pas encore donné de descendance par sa lignée féminine »
(Ksenofontov [1928] 1998, 56). Ces faits ne sont pas propres aux Turcs. Chez les
Évenks, Vasilevič note que la transmission est possible par les femmes, même si elle
est plus généralement patrilinéaire (1969, 344-345). Au contraire, pour Suslov, qui a
travaillé chez d’autres groupes Évenks, plus au Nord, c’est le principe matrilinéaire
qui semble le plus fréquent (cité par Vasilevič, ibid.).

88 Bien entendu l’observateur peut noter des régularités. Chez les Évenks, les statistiques de Vasilevič
font ressortir la transmission de parent à enfant comme la plus fréquente (1968).
89 D’jakonova (1981, 131) a publié une généalogie de chamanes touvas, mais dans un schéma très

lacunaire qui ne peut être interprété.


104

Ce principe d’héritage sans ligne préférentielle est étendu dans l’espace, mais aussi
dans le temps puisqu’il est authentifié dès 1731 par Gmelin chez les Khakasses
(Katchines). Dans un campement de Katchines, l’équipe des académiciens allemands
obtient de pouvoir rencontrer deux chamanes.

Le père du magicien était de ce même métier, tout comme la grand-mère de la


magicienne. Ils se considéraient pour cette raison comme distingués et
voulurent nous tracer leur arbre généalogique, par où ils pourraient peut-être
nous prouver leur ligne magique jusqu’à la septième génération. C’est un
office très remarquable aux yeux des Païens, dont seuls les grands esprits sont
dignes; et celui en qui coule le sang de beaucoup d’ancêtres, est toujours tenu
pour le plus habile. Mais nous n’étions pas très friands de ces preuves.
(Gmelin 1751-1752, III, 331)

Il est frappant d’observer la fierté tout à fait caractéristique avec laquelle les
chamanes souhaitent faire connaître aux savants allemands leur généalogie qui
remonte à sept générations, chiffre d’une grande régularité dans ce domaine. La
chamane femme revendique une grand-mère chamane ce qui implique une
transmission par les femmes de la qualité chamanique.
D’après ces différents exemples, on voit que la question de savoir si, selon les
sociétés, la succession est plutôt patrilinéaire ou matrilinéaire est difficile à trancher.
Nous avons vu avec les Téléoutes que, dans une même population pourtant très peu
nombreuse, les opinions des informateurs peuvent diverger. En revanche, il est un
principe qui n’est jamais contredit par les informateurs, c’est celui de la possibilité a
priori de la transmission de la qualité chamanique par une femme comme par un
homme. Au contraire, au moins chez les Touvas, il est évident pour tous que
l’appartenance clanique et le statut social (khan, nojan ou chef de xošun90,
fonctionnaire darga et autres titres) ne peuvent être transmis par une femme à ses
descendants.
On objectera peut-être que cette différence tient au fait que les femmes peuvent être
chamanes alors qu’on n’en connaît pas qui ait été khan ou chef de xošun. Mais le
statut de membre d’un clan s’étend bien aux femmes, or le principe patrilinéaire qui
régit toute la société leur interdit de transmettre leur appartenance à leurs enfants. La
transmission de la qualité de chamane est donc indifférenciée ou cognatique91 car
n’importe quel cognat descendant d’un chamane pourra devenir chamane. Nous
appellerons par la suite « pseudo-lignage chamanique » le groupe des descendants
cognatiques d’un chamane.
Nous sommes en contradiction totale avec notre premier tableau de l’organisation
sociale des Turco-mongols qui soulignait le caractère négligeable des relations de
l’individu avec sa parenté maternelle. La seule manière d’expliquer cette contradiction
est de comprendre que, pour les Turcs de l’Altaï-Saïan, la qualité de chamane,

90 Circonscription régionale dans l’administration de l’époque sino-mandchoue, voir ci-dessus p. 43.


91 Nous préférons ces termes à celui de « bilinéaire », le principe de descendance bilinéaire impliquant
l’existence de deux lignes distinctes, l’une féminine, l’autre masculine.
105

précisément, n’est pas une fonction sociale. C’est pour cette raison que sa transmission
ne doit ni ne peut être soumise à l’ordre commun de la transmission des biens
sociaux et économiques.

G. Le modèle de la maladie héréditaire

L’explorateur et savant russe Grigorij Potanin, cherchant à définir la conception


indigène de l’accès à la fonction de chamane d’après les renseignements qu’il a
rassemblés au cours de ses voyages de 1876 à 1880 chez les différents peuples de
l’Altaï, résume ses observations avec une grande perspicacité : « Le titre de chamane
se reçoit par un héritage non pas ordinaire, mais physique (…) » (1883, 56). Plus loin,
il ajoute : « La fonction chamanique ne se transmet pas toujours du père au fils, mais,
comme une maladie congénitale, l’inclination chamanique est souvent héréditaire92.
(…) Si un garçon ou une fille ayant des crises est né dans une famille où il n’y a pas
de chamane, il faut supposer malgré tout que quelqu’un parmi les ascendants défunts
a été chamane. Et s’il y a eu un chamane dans le lignage [v rodu], alors son sang
renaîtra obligatoirement dans ses descendants. » (ibid. 57).
Tous les ethnologues n’ont pas noté aussi bien que Potanin la singularité de cette
transmission qui est conçue par les peuples de l’Altaï plus comme une hérédité
physique que comme un héritage social ordinaire. D’après ce que dit Potanin, 1) un
chamane est nécessairement un descendant de chamane et 2) un chamane aura
nécessairement des descendants.
Les chamanes ne sont pas les seuls chez qui on observe les principes cités par
Potanin. Un khan est fils de khan, et il doit avoir lui-même un descendant qui sera
khan. Pourtant, on sent bien si le khan doit avoir des descendants et si le chamane doit
avoir les siens, c’est par des nécessités d’ordres distincts.
Le modèle de la maladie congénitale proposé par Potanin paraît tout à fait pertinent
car il rend compte des symptômes de la crise chamanique, du caractère cognatique de
la transmission et de la discontinuité générationnelle. La probabilité de transmission
d’un trait physique non sexuel est égale en ligne féminine et en ligne masculine, elle
ne respecte pas les frontières des lignages ni des ethnies. Une transmission
uniquement patrilinéaire serait en contradiction évidente avec la représentation
biologique de la fonction chamanique.
De tout ce qui précède, il ressort nettement que la conception que les Touvas et leurs
voisins se font du statut de chamane est marquée par un essentialisme génétique.
Mais sans doute la maladie génétique offrirait-elle un modèle plus pertinent que celui
de l’espèce animale puisque les descendants d’un chamane ne sont pas tous
chamanes.

92 Notons toutefois que, malgré le « comme », Potanin ne marque pas toujours avec suffisamment de
clarté si cette maladie est réelle ou s’il s’agit d’un fait culturel. Le manque de précision à ce sujet a
conduit de nombreux analystes au XIXe et au XXe siècle à affirmer l’existence d’une véritable maladie
dont seraient atteint les chamanes. Mais Potanin ne tombe pas dans ce piège.
106

Dans la société touva traditionnelle, la fonction de chamane est, au niveau local, l’une
des plus importantes, sans doute la plus saillante. Comment comprendre qu’elle se
présente comme une institution subversive au sein même de l’ordre patrilinéaire ?
Quelle est réellement la part de la patrilinéarité dans les représentations sur l’héritage
et l’hérédité ? Est-elle si exclusive que Krader l’affirme ? En dehors de la qualité
chamanique, y a-t-il d’autres qualités, des traits biologiques ou des biens dont on
admet qu’ils sont transmis par les femmes ? Ces questions se posent nécessairement
si nous souhaitons comprendre le statut de l’héritage chamanique parmi les différents
modes de transmission, et donc mieux comprendre la place qu’occupe le chamane
dans sa société. Pour tenter d’y répondre, nous allons dans le chapitre suivant nous
pencher sur les relations de parenté chez les Touvas sous les différents aspects de la
descendance, la filiation, l’alliance.
Nous devrons nous interroger sur le statut de la femme dans la société touva
ancienne, sur la part qu’elle a à l’héritage, sur les biens qu’elle peut elle-même
transmettre et la conception des hérédités biologiques dont elle peut être la source ou
le vecteur.
107

Chapitre IV
La concurrence des héritages

Le système de parenté touva a très rarement attiré l’attention des chercheurs


occidentaux. Exception remarquable, Rodney Needham a évoqué la terminologie
touva, mais faute d’un accès direct aux sources, il n’a pu faire d’autre conclusion que
la suivante : « The terminological equivalences are in certain respects puzzling to someone ignorant
of the language, but it is quite clear that there are no equivalences diagnostic of or even concordant
with any type of prescribed marriage. » (1958, 216). Cette remarque, peu satisfaisante,
devrait nous inciter à elle seule, puisque nous avons la documentation en mains, à
tenter de débrouiller la situation. Nous traiterons dans ce chapitre du système de
parenté ancien des Touvas à partir de sources remontant à la fin du XIXe siècle et en
nous référant plus généralement aux systèmes voisins des Turcs de l’Altaï-Saïan. Les
différentes descriptions qui seront faites se rapportent à la période
prérévolutionnaire. Notre intention n’est pas d’offrir une analyse complète et
approfondie du système mais seulement d’explorer certains de ses aspects qui
pourraient nous apporter d’utiles éclaircissements dans les questions que nous nous
posons sur le chamanisme touva. Ce chapitre sera l’occasion de rassembler des
informations dispersées sur la parenté des Turcs de l’Altaï-Saïan, un matériau d’une
grande richesse collecté par ethnographes, explorateurs, exilés politiques et linguistes,
que nous espérons contribuer à faire mieux connaître.

I. La terminologie touva ancienne

La terminologie que nous présentons est établie à partir des informations recueillies
par N. F. Katanov en 1889 (1907 I et II, passim), F. Kon en 1903-1904 (1934, 128-
147), E. K. Jakovlev qui a rassemblé un remarquable « matériau pour l’établissement
du système de parenté des Soïotes93 » (1900, 94-97), L. P. Potapov (1960, 200-201 ;
1966, 37 ; 1969, 231-232), S. I. Vajnštejn (1961, 135) et Badamxatan (1987, 126-127).

93 « material dlja ustanovlenija sitemy rodstva u sojot ».


108

A. Termes de consanguinité

Figure 25. Système de consanguinité touva ancien. Le genre d’ego est indifférent.
+ : plus âgé qu’ego. - : moins âgé qu’ego. Les germains sont classés de gauche à droite en rang d’aînesse.
109

ava : mère
ača : père
kyrgan-ava [« vieille mère »] : mère de père ; sœur aînée de père.
kyrgan-ača [« vieux père »] : père de père ; frère aîné de père.
aky : frère aîné ; frère cadet de père ; fils de frère de père, plus âgé qu’ego.
ugba : sœur aînée ; sœur cadette de père ; fille de frère de père, plus âgée qu’ego.
duŋma : germain cadet ; enfant de frère de père, plus jeune qu’ego ; enfant de frère,
plus jeune qu’ego
oglu : fils ; petit-fils ; fils de frère cadet ; petit-fils de frère.
urug [« enfant »], kys : fille ; petite-fille.
čêên : enfant de sœur ; enfant de sœur de père94.
daaj : frère de mère ; fils de frère de mère.
daaj ava : sœur de mère ; mère de mère.
daaj ugba : fille de frère de mère.
daaj ire ou ire : père de mère95.
šany : enfant de sœur de mère (terme réciproque employé par les enfants de sœurs)
xaja (rare) : terme réciproque employé par les enfants d’enfants de sœurs (enfants de
šany).

Ces termes sont ceux employés dans les vallées du Ienisseï et du Xemčik ; ils
connaissent de nombreuses variantes dialectales96 qui n’affectent pas sensiblement le
système.

94 Chez les Altaïens, ce terme (jeen) désigne aussi les enfants de fille.
95 Ire se rencontre avec ce sens spécifique dans les invocations chamaniques (Katanov 1907 I, 191 et II
163, n° 1349 ; Kenin-Lopsan éd. 1995, 312-313 : daaj et irem y figurent comme synonymes par un
chamane de Möŋgün Tajga (informateur né en 1908)). Ire est peut-être l’un des rares termes d’origine
samoyède conservés dans la langue touva (cette opinion, exprimée par Katanov, est contestée par
Tatarincev (2000-…, II, 379)). Je remercie M. Jean-Luc Lambert d’avoir attiré mon attention sur le
samoyède ire « grand-père ».
96Nous indiquons à titre indicatif les variantes dialectales relevées dans la littérature :

êne : « grand-mère, mère de père », dialecte de Tere-Xöl (Sat 1987, 65) ; « mère de grand-mère »,
dialecte tožu (Sat 1987, 78).
xaka : « frère aîné », dialecte de Tere-Xöl (Sat 1987, 65).
uva : « sœur aînée », Kaa-Xem (Sat 1987, 70)
ire : « frère de mère » dialecte de Tere-Xöl (Sat 1987, 65).
šany : « enfants de sœurs » dans le Xemčik (Potapov 1966, 37) et en dialecte tožu (Čadamba 1974, 69),
forme šanyšky (šanyškylar) à Möŋgün-Tajga et Baj-Tajga (Doržu 1993, 96). Le dictionnaire de Pal’mbax
donne « cousin » (1955, 541).
böle : törel ugbaškylar uruglary [« enfants de cousines »] en dialecte tožu (Sat 1987, 78) ; « enfants de
cousines » [deti dvojurodnyx sester], donné comme tožu et tofalar par Tatarincev (2000-… I). Terme
turco-mongol d’après Sevortjan. Tatarincev : « il est possible que ce terme soit homogène avec mong.
büle « famille ». » Tatarincev cite le proverbe kalmouk : « Böl kün böösên xünvagd » : « les böl sont les
derniers à se séparer. »
böleliški : « enfants de cousins-cousines » relevé à Möngün-Tajga/Baj-Tajga (Doržu 1993, 96).
xaja : « enfants d’enfants de cousines [törel ugbaškylarnyŋ uruglarynyŋ uruglary[=enfants de šany]] »,
dialecte tožu (Sat, 1987, 78). Dialecte tožu : « Xajalyškylar xaja körüšpes xary ulustar bolur. » (« les enfants
d’enfants de cousines sont des gens qui ne s’entraident pas ») (Čadamba 1974, 69). Pour les
particularités terminologiques du dialecte des Touvas de la province de Xovd en Mongolie
(essentiellement des emprunts au mongol), voir Ulamsurengijn (2003, 139-168).
110

Le système présente plusieurs aspects bifurcate colateral ou soudanais. En touva,


comme dans les autres langues turco-mongoles97, les consanguins de même sexe sur
une génération sont distingués entre parallèles et croisés (principe de bifurcation).
Ainsi, l’oncle maternel (tv. daaj, alt. taaj, mong. naga) est distingué de l’oncle paternel
(tv. kyrgan ača/aky, alt. abagaj, mong. avga). D’autre part, à G+1 (génération des
parents d’ego), les consanguins collatéraux sont distingués des consanguins directs
(principe de collatéralité) : le père (tv. ača, alt. ada, mong. êcêg) est toujours distingué
de l’oncle paternel, et la mère (tv. ava, alt. êne, mong. êx) de la tante maternelle (tv. daaj
ugbaj/avaj, alt. taaj êdže, mong. naga êgč). Mais ce principe de collatéralité ne se retrouve
pas nécessairement aux autres générations.
Nous ignorons quels étaient les termes désignant les collatéraux à G+2. Chez les
Touvas contemporains, les germains de grands-parents sont appelés comme des
grands-parents, kyrgan ava ou ača selon leur sexe, mais il est possible que cet usage
soit le résultat d’une évolution.
Au niveau de la génération G, les termes désignant les cousins appellent plusieurs
commentaires. Dans les terminologies mongole et kazakh, les cousins sont distingués
entre quatre catégories selon qu’ils sont croisés ou parallèles et maternels ou
paternels. Les parallèles y sont distincts entre des germains. Ces distinctions sont un
trait propre aux systèmes de type soudanais.
On ne les retrouve que partiellement dans les terminologies turques de l’Altaï-Saïan.
Les parallèles patrilatéraux y sont identifiés à des germains : en touva, ils sont, selon
leur âge par rapport à ego, des aky/ugba/duŋma (« frère aîné », « sœur aînée », « germain
cadet »).
Les cousins parallèles matrilatéraux s’appellent réciproquement šany, terme spécifique
qu’on ne rencontre qu’en touva. Un terme voisin šanaamje est employé par les
Tsaatan, éleveurs de rennes d’origine touva vivant en Mongolie (Badamxatan ibid.).
Le terme rencontré ordinairement chez les peuples altaïques est issu d’une autre
racine : bölö (en altaïen, chor, khakasse, kazakh et mongol). Le touva šany est peut-être
à rapprocher du turc médiéval čyqan, unique autre racine connue pour les cousins
parallèles matrilatéraux.
Les cousins croisés matrilatéraux sont appelés, comme les oncles maternels, des daaj
quel que soit leur âge (Jakovlev 1900, 95). Il existe en touva à propos du daaj un
aphorisme qui est resté énigmatique pour les spécialistes soviétiques. Je l’ai entendu
dire par Zina à Têêli qui demanda en ma présence à une jeune institutrice touva :

97La comparaison avec les autres langues turco-mongoles est menée à partir de matériaux publiés par :
sur les différents groupes altaïens du Nord et du Sud, Potapov (1953), Dyrenkova (1926a et b), Tadina
(1999, 2001, 2005) ; sur les Tofalars (Karagasses) et les Khakasses (Tatars de Minoussinsk) Katanov
(1907) et Šibaeva (1954) ; sur les Iakoutes, Seroševskij ([1896] 1993, 542-551) ; sur les Turcs de
Turquie, Cuisenier (1964) ; sur les différents groupes mongols, Vreeland (1954) Krader (1963). Pour
une comparaison des terminologies turques : Pokrovskaja (1961), Burykin & Letjagina (1999) et
Burykin (2001).
Je remercie M. Jean-Luc Lambert et les participants du séminaire « Systèmes de parenté en Asie
septentrionale » de l’EPHE, en particulier MM. Yves Dorémieux et Grégory Delaplace, pour leur
collaboration et leurs conseils dans cette étude des systèmes de parenté turcs de Sibérie méridionale
qui n’en est qu’à l’état de première approche.
111

-Kym ulug, daaj azy dag ? « Qui est le plus grand, le daaj ou la montagne ?
-Daaj ! -Le daaj ! »

Pour Zina comme pour les ethnographes soviétiques, la signification de cette


expression est que le frère de mère est digne d’un grand respect. En touva
contemporain, daaj ne s’applique plus aux cousins croisés matrilatéraux mais
seulement aux frères de mère. Mais à l’évidence, ce dicton se rapporte à une époque
où l’usage ancien était en vigueur ce qui devient évident lorsqu’on le compare avec
des équivalents des langues voisines dont la signification a été relevée.
La terminologie ancienne a pour conséquence de créer une situation paradoxale où le
daaj peut fréquemment être plus jeune que son čêên (« neveu ») et recevoir de lui le
respect dû. Chez les Altaïens, il est interdit de toucher de la main un cousin croisé
matrilatéral, sinon les mains du fautif se mettront à trembler (Dyrenkova 1926a, 258).
Les Altaïens disent Taajdyŋ tarkaj jaan, « Le copeau du taaj est grand », c’est-à-dire que
le rejeton de l’oncle maternel, même s’il est petit doit être considéré comme grand,
ou encore Jaan jer čede küčü, taaj tarkaj čazy ulu que Dyrenkova traduit « le neveu,
même s’il est grand comme la terre, est petit ; l’oncle même s’il est petit comme un
copeau est grand. » Ces proverbes rappellent que la relation de hiérarchie qui fait du
daaj un aîné ne dépend pas de l’âge à la différence de l’usage regardant les paternels.
On peut encore citer un proverbe chor très proche de la variante touva dont la
signification devient claire : Taajy tag ženi ulug, čeen kiži čer ženi kičig, « L’oncle est grand
comme une montagne, le neveu utérin petit [bas] comme la terre » (Dyrenkova
1926b, 265).
Les croisés patrilatéraux sont des čêên (« neveux utérins »), réciproque de daaj. Le
terme čêên/jeen est avec bölö le plus stable des terminologies de parenté des langues
turco-mongoles. Il désigne les enfants de sœur, de sœur de père et de fille : le fruit de
la fécondité des femmes données98.

Outre des caractères partiellement soudanais, on remarque ainsi dans la terminologie


touva un trait habituellement considéré comme propre aux systèmes omaha, la règle
de « projection oblique » (Héritier 1981, 27) : on a vu que, en touva, le fils de daaj est
un daaj tandis que l’enfant de tante paternelle est un neveu (čêên). Cette particularité,
qui se retrouve très généralement dans les nomenclatures turques et mongoles, a
conduit plusieurs chercheurs à ranger ces dernières dans la classe omaha (pour les
systèmes kalmouk, ouzbek, kazakh et kirghiz : Krader 1963 ; pour les Turcs : Baştuĝ,
1993 ; pour les Kalmouks : Romney 1965 ; pour les Mongols : Szynkiewicz, 1979).
Pourtant, dans aucun de ces systèmes on ne reconnaît l’identification entre père et
frère de père exigée par la règle de fusion qui attribue une « équivalence formelle entre
des germains de même sexe », règle définie par Lounsbury comme au fondement des
systèmes omaha (Lounsbury 1964, d’après la synthèse qu’en donne Héritier 1981,

98 On le retrouve sous différentes variantes phonétiques dans les inscriptions turques anciennes et
dans les langues contemporains en altaïen (jeen), en chor (jeen), khakasse (čeen), iakoute (sien), kirghiz
(žêên), kazakh (džjen). En turc de Turquie, yegen s’est étendu à l’ensemble des enfants de germains. En
bouriate et en khalkh : zêê.
112

25). De même, les cousins parallèles matrilatéraux ne sont jamais assimilés à des
germains comme ils devraient l’être dans un système omaha. Romney reconnaît que
Kalmuk Mongol appears not to fit any of Lounsbury’s types mais il maintient pourtant que
leur terminologie is clearly of Omaha structure (1965, 127). Il propose en conséquence
une réorganisation du modèle de Lounsbury.
Notons enfin que la distinction aîné-cadet fondée sur l’âge, prépondérante côté
paternel, n’opère pas côté maternel. La relation aux paternels est soumise au principe
de hiérarchie alors que la relation aux maternels détermine le sens de la relation de
hiérarchie.

B. Termes d’affinité 99

Figure 26. Termes d’affinité. Les germains aînés du conjoint sont à gauche, les cadets à droite.

99 Variantes dialectales :
xüregen : (familier) « époux de fille » (matériaux de terrain).
ire : « père d’époux », région de Kaa-Xem, (Sat 1987, 70) ; régions de Naryn et de Tere-Xöl (Kara-ool
2001, 251).
kada : « mère d’époux », Kaa-Xem, (Sat 1987, 70)
čeŋge : « čaavaj, sœur de frère aîné » (Sat 1987, 70)
Chez les Touvas de Mongolie du Nord-Ouest (Monguš 1983, 137), un terme unique désigne WM et
HM : kat ie. De même pour WF et HF : kat ada. Cette assimilation se retrouve en chor, khakasse,
kazakh.
113

katy : père d’épouse; frère aîné d’épouse ; aînés d’épouse.


kat-ie : mère d’épouse ; sœur aînée d’épouse ; aînées d’épouse.
čuržu : germain cadet d’épouse ; consanguins cadets d’épouse.

peg : père de mari ; frère aîné de mari ; consanguins et affins aînés de mari.
kunčug : mère de mari ; sœur aînée de mari ; consanguines et affines aînées de mari.
čuržu : germain cadet de mari ; consanguins et affins cadets de mari.

kuda : terme réciproque employé par les père et mère de deux époux.
kudagaj : même sens que kuda mais appliqué aux femmes uniquement : « mère
d’époux d’enfant ».
baža : terme réciproque employé par les maris de deux sœurs100.

Affins de consanguins :

Figure 27. Termes désignant les affins de consanguins.

čenge ou čaa avaj : épouse de frère aîné ; épouse de consanguin patrilatéral aîné.
kelin : épouse de fils (bru) ; épouse de frère cadet ; épouse de consanguin patrilatéral
cadet.
česte : époux de sœur aînée ; époux de consanguine patrilatérale aînée.
küdêê : époux de fille (gendre) ; époux de sœur cadette ; époux de consanguine
patrilatérale cadette.
küj : épouse de frère de mère.

On notera que les termes d’affinité ne sont pas identiques selon qu’ego est féminin
ou masculin, contrairement aux autres systèmes turcs contemporains (chor, khakasse,

100Traditionnellement des relations de coopération unissent les baža. Un conte touva dit ainsi du
héros : bažazy-bile kady diiŋnep čoraan « il était parti à la chasse à la zibeline avec son baža » (Arapčor
1995, 109).
114

altaïen, kazakh où WF=HF), mais comme en turc médiéval (qadyn « consanguins du


mari » ; tüŋür « consanguins de la femme »).
Le père de mari est appelé ire (« père de mère ») dans certaines régions de Touva (voir
p. 112, note 98 ), ce dont on ne peut pas tirer de conclusion sur un éventuel mariage
préférentiel. Ire est ici, selon nous, à interpréter comme un terme de respect : il
s’applique généralement en dehors des relations de parenté à n’importe quel vieillard,
et, en contexte de chasse, il sert d’euphémisme pour désigner l’ours.

II.Règles de filiation et d’alliance

A. La conception, les substances paternelle et maternelle.

On dispose de très peu de données concernant les anciennes représentations des


Touvas sur la conception et la formation de l’individu. Seul Kon est explicite à ce
sujet. D’après le récit de ses interlocuteurs, à la conception, le père introduit dans
l’embryon le tyn, « force vitale » dont le départ cause la mort, et le sagyš « pensées,
conscience », c’est pourquoi l’enfant ressemble toujours à son père. Jusqu’au
cinquième mois, le tyn et le sagyš, bien qu’ils existent dans le fœtus, ne se manifestent
pas. La femme ne transmet rien à l’embryon, elle est seulement le réceptacle où il se
développe (Kon 1934, 60). On peut rapprocher cette dernière idée de l’expression üre
savazy, « bassine de la semence » qui désigne l’utérus. De telles représentations
apportent assurément à l’ordre patrilinéaire un fondement biologique cohérent. Si
l’enfant ne reçoit « rien » de sa mère, il est régulier qu’il appartienne au clan de son
père.
Au moment du mariage, les parents du fiancé offrent une compensation
matrimoniale qui inclut le söök tölêêr101, « payer l’os », un cadeau au père de la jeune
fille qui consiste en un cheval ou un fusil (Jakovlev 1900, 91). Dans l’individu, l’os est
supposé venir du père, ce qui explique que le patriclan soit justement appelé os (söök)
en touva (Kon 1934, 144) comme dans toutes des langues turques de l’Altaï-Saïan102.
En Asie, lorsque l’os est supposé venir du père, la chair est généralement reconnue
comme produite par la mère (Lévi-Strauss 1949, chap. 24). Pourtant, dans les
échanges préparant un mariage, la mère ne reçoit rien pour la chair et le sang : on lui
offre certes une vache ou un autre animal à traire mais seulement pour le lait qu’elle a
produit pour nourrir sa fille. Tout se passe comme si la mère n’avait eu aucune part à
la production du corps de son enfant avant sa naissance.
Ce discours explicite sur la conception est en quelque sorte une théorie indigène
officielle dont rien ne nous dit qu’elle rend compte à elle seule de l’ensemble des

101Noté sëok tjuler par Jakovlev.


102La langue touva a cependant connu une évolution au terme de laquelle söök désigne aujourd’hui
plutôt la nationalité.
115

inférences, et notamment des inférences implicites, que les Touvas peuvent former à
propos des caractères transmis par l’engendrement. Un détail du récit de Kon doit
attirer l’attention : le père introduit un sagyš et un tyn dans un embryon ; c’est donc
que ce dernier existe déjà dans le corps de la mère. Ceci ouvre une brèche pour la
transmission de toutes sortes de caractères de la mère à ses enfants. Lorsque les
informateurs de Kon lui disent que la mère ne transmet « rien », ce « rien » n’en est
un que d’un point de vue particulier, le point de vue patrilinéaire auquel ne se résume
pas l’ensemble des rapports biologiques imaginés entre les parents et leurs enfants.
Il existe en effet une opposition en mongol comme en touva entre la parenté par l’os
(agnatique) (tv. söök törel) et la parenté par le sang (maternelle ou cognatique) (tv. xan
törel 103). Cette opposition entre les types de parenté est cohérente avec la vision touva
des composantes de l’individu décrite par Kurbatskij, plus équilibrée que celle
donnée par Kon : pour les Touvas, la nature de l’individu est double : de son père, il
tient ses os et de sa mère son sang (2001, 143). Kurbatskij, qui a travaillé d’après des
matériaux recueillis dans les années 1950, ne cite pas la source exacte d’où il tient
cette idée ; on peut cependant la recevoir avec confiance car elle est en harmonie
avec ce que l’on sait, avec bien plus de détails, sur les représentations des Altaïens.
Pour les Altaïens, l’embryon se développe à partir d’un mélange de sperme (töl) du
père et de sang (kan) de la mère. Un proverbe altaïen dit : Söök-tajagy adanaŋ, kan-
baltyry êneneŋ « Du père, les os-bâton ; de la mère, le sang-muscle » (Tadina 2005).
D’après Tadina, les Altaïens accordent une grande importance au clan de la mère
dans la définition de la personne. Quand des Altaïens font connaissance, ils
demandent : Kemneŋ čykkan ? « De qui es-tu sorti ? » On répond généralement en
nommant d’abord le nom du clan de son père puis celui de sa mère de la manière
suivante : Söögim kypčak, irkitteŋ čykkam « Mon os est Kypčak, je suis sorti de Irkit »,
c’est-à-dire : « Par mon père, mon clan est Kypčak ; le clan de ma mère est Irkit. »
Des Touvas de Kyzyl, interrogés sur la question, m’ont expliqué que la force
physique se transmet en ligne maternelle. Par exemple, d’un champion de lutte
(xürêêš) on dira que ses parents maternels devaient être forts. Des Khakasses
rencontrés à Kyzyl en 2003 estimaient que l’épilepsie s’hérite en ligne maternelle.
Y a-t-il une contradiction entre l’opinion, très patrifocale, recueillie par Kon et celles
plus équilibrées citées ensuite ? Faut-il supposer une évolution ? Bien entendu, sous
l’effet de l’éducation soviétique, les représentations sur l’embryon ont été
bouleversées, cependant l’idée citée par Kurbatskij et Tadina que la mère apporte le
sang et la chair ne peut être un héritage soviétique. On a plutôt, entre ces discours
contradictoires, des différences de point de vue, au sens où Caroline Humphrey parle
d’un « point de vue des femmes » qui a son autonomie même au sein d’une société
patrilinéaire (Humphrey & Onon [1996] 2003, 176). Du point de vue patrilinéaire,
favorisé par les hommes, il est incontestable que la mère ne transmet rien de
significatif à ses enfants. Mais d’autres points de vue existent par lesquelles les
individus se regardent eux-mêmes et pensent leur reproduction.

103Jakovlev 1900, 88. Cette expression a pour équivalent mongol maxan töröl « parenté par la chair »
(Pop 2002, 59).
116

B. Le principe patrilinéaire

Il est certain que le point de vue patrilinéaire est, parmi tous ceux qui sont en
concurrence, celui qui domine, puisqu’il a la capacité de réaliser socialement les
mythes qu’il produit. L’appartenance juridique des garçons et des filles au groupe de
filiation de leur père est la réalisation objective d’une représentation patrifocale de la
conception. En pays touva, la communauté territoriale remplace le clan comme unité
politique à l’époque sino-mandchoue, mais l’appartenance à un territoire et donc à un
prince demeure déterminée par le principe patrilinéaire.
Comme le note Jakovlev (1900, 89), « la parenté n’est reconnue qu’en ligne
masculine. » D’après l’enquête de Kon dans la région du Xemčik, les enfants sont
toujours ceux du père. En cas de divorce, c’est lui qui les emmène, sauf s’il est
reconnu incapable de subvenir à leurs besoins. Ils sont alors élevés provisoirement
par la famille de la femme, mais restent de droit membres de ce que Kon appelle
« clan » [klan], plus exactement du groupe territorial, de leur père. Une exception est
prévue cependant si la femme et le mari sont originaires du même « clan », auquel cas
la femme divorcée peut être autorisée sans difficulté à emporter ses enfants dans la
famille de son père. En effet, le « clan » (de droit, le sum) paie un impôt fixe ; plus il
compte de membres masculins, moins il reste à payer à chacun (Kon 1936, 135-136).
L’argument fiscal, tout à fait vraisemblable, trouve une confirmation dans le fait que,
d’après Grumm-Gržimajlo (1926, 125), les autorités empêchaient pour cette raison
l’adoption de garçon d’un « clan » ou d’un district à un autre.
Le mythe patrifocal de la conception rapporté par Kon vient donc légitimer un ordre
fiscal. Nous verrons plus loin que cet usage et cette idéologie ne faisaient pas
l’unanimité chez les Touvas.

C. Du clan au territoire

Cette explication de Kon demande à être précisée. De droit, ce sont les unités
administratives (xošun, sum, arban) qui doivent payer l’impôt (alban) et non les clans
(söök) qui n’ont pas d’existence juridique pour le pouvoir sino-mandchou. Comme
chez les Mongols, ce sont ces « communautés territoriales pluriclaniques » (Pop 2002,
68) qui se réunissent désormais dans le culte au obo sur les anciennes montagnes
claniques.
L’assimilation de söök et arban par Kon peut cependant se justifier car dans certaines
régions, comme le Xemčik, les arban, les plus petites circonscriptions, rassemblent de
fait essentiellement des membres d’un même clan (söök). Dans ce cas la communauté
fiscale est bien un groupe de filiation. Mais il n’en va pas ainsi dans le xošun Ojun au
sein duquel les arban réunissent les membres de plusieurs clans (Kon 1934, 144). Le
système administratif chinois chercha à récupérer à son profit certaines
117

représentations liées au clan, c’est pourquoi il a donné des noms de clans à certains
xošun, sum, et arban. Mais ces unités territoriales contribuaient en réalité à faire perdre
leur existence réelle aux clans. On le voit bien par l’exemple des Irgit, vieux clan turc,
qui payait indépendamment le jasak (« tribut ») aux Russes aux XVIIe et XVIIIe siècles :
les documents russes les nommaient Irkickogo roda soëty « Soïotes du clan Irgit »
(Mannaj-ool & Vajnštejn dir. 2001, 187). À la suite d’une migration, les Irgit se
retrouvèrent en partie dans l’empire mandchou, et, à la fin du XIXe siècle, ils étaient
éclatés en groupes isolés : trois sum distincts portaient le nom Irgit dans les xošun
Ojun, Xemčik et Xasut (Potapov 1969, 69-70). Plus inaccessibles encore, certains
Irgit (Irkit) restés dans l’Altaï appartenaient à l’empire russe. Pour citer un autre
exemple, le clan Salčak avait donné son nom à un xošun (Salčak xošun) mais aussi à un
sum appartenant à un autre xošun (Sajn-nojon xošun) (Potapov 1969, 49). Toutes ces
unités territoriales portant le même nom étaient dirigées par des fonctionnaires
différents et payaient l’impôt indépendamment. Il était interdit aux éleveurs habitant
par héritage patrilinéaire ces territoires de passer de l’un à l’autre. Les Irgit et les
Salčak, d’entités intégrées qu’ils furent étaient devenus de simples noms vides de
réalité sociale.

D. Le sens politique de l’exogamie

Nous venons de voir le cas, évoqué par Kon, de deux divorcés originaires d’un
même clan : c’est donc que le clan touva ne constitue pas une unité exogamique (on
peut supposer d’après le contexte que Kon parle bien de clans ici). Kon est explicite à
ce sujet : « il faut remarquer que le mariage dans les limites d’un clan était admis à la
condition que le lien de parenté du côté paternel ne soit pas plus proche que la
huitième génération. Des exceptions existaient, mais les Soïotes [Touvas] regardaient
ces unions avec la plus grande réprobation » (1934, 133). Potapov releva dans les
années 1950 chez les membres du clan Xertek la règle selon laquelle deux Xertek
peuvent s’épouser s’ils n’ont pas de lien de parenté plus proche qu’à la troisième
génération (1960, 200).
Dans ce domaine, les pratiques ont subi une longue évolution. On sait que chez les
Mongols médiévaux le clan constituait bien une unité exogamique (Vladimirtsov
1948, 56). Ce système s’est maintenu chez les Daours et les Bouriates au moins
jusque dans la deuxième moitié du XXe siècle (Pop 2006, 245, 248). L’exogamie
clanique est attestée sans aucun doute possible chez les peuples altaïens du Nord et
du Sud et les Chors qui la désignent tous par le terme alyšpas (« on ne prend pas »)
(Dyrenkova 1926a, 253 ; 1926b, 263 ; Potapov 1953, 252-255) et paraît être respectée
de nos jours encore chez les Altaj-kiži (Tadina 2005, 257). Chez tous ces peuples,
deux membres d’un même clan ne peuvent s’épouser même si aucun lien de parenté
évident ne peut être établi entre eux. Les clans sont, de toute façon, censés
rassembler des descendants agnatiques d’un ancêtre commun dont la vie est
rapportée par des mythes. Ainsi chez les différents peuples altaïens, deux membres
118

d’un même clan, même s’ils sont originaires de différentes régions s’appellent
karyndaš 104 qui en contexte familial désigne le « petit frère » et doit ici être traduit par
« agnat ». L’empire russe a utilisé à son profit le système clanique confiant jusqu’en
1912 à des chefs de clan ou de confédarations claniques en principe élus en fait
héréditaires (appelés zajsan dans le Sud, paštyk dans le Nord) le soin de rassembler le
jasak et d’exercer la justice (Potapov 1953 ; Znamenski 1999, 194-197). La résidence
du zajsan dont dépendait un Altaïen du Sud pouvait être très lointaine car le principe
d’appartenance n’était pas territorial mais bien clanique (Potapov 1953, 250).
En revanche, la règle a évolué chez les Touvas mais aussi chez les Mongols khalkhas
qui étaient leurs voisins dans l’empire sino-mandchou. Au début du XXe siècle,
l’exogamie clanique avait déjà cédé la place à un principe de prohibition de l’inceste
centré sur ego et valable pour les alter qui sont ses consanguins jusqu’à un certain
degré variable selon les groupes. Pour déterminer si alter est épousable ou non, on
établit donc son lien de parenté réel avec ego. L’énoncé de l’interdit est ainsi passé
d’un point de vue global à un point de vue local ou individuel pour reprendre une
distinction de Louis Dumont (1997, 125-126). L’idée d’une substance clanique
commune n’est plus suffisamment forte pour imposer le sentiment de commettre un
inceste en épousant un membre de son propre clan. Connaissant la différence des
pratiques touva et altaïenne de l’exogamie au tournant du XXe siècle et sans doute
depuis assez longtemps, on n’est pas surpris d’apprendre que Potanin n’a recueilli, à
grand-peine, que quelques rares mythes sur l’origine des clans touvas alors qu’il avait
fait une riche provision de matériaux chez les Altaïens de Russie (Potanin 1883, 11).
Ces récits mettant en scène un ancêtre commun n’avaient pas de sens dans le
contexte touva où les descendants de ce personnage étaient autorisés à se marier.
Bien entendu, ce n’est pas l’« oubli » des mythes claniques qui a provoqué la
disparition de l’exogamie : des causes externes doivent être attribuées à cette
évolution.
La disparition de l’exogamie et de l’identité claniques est à mettre en relation avec la
désagrégation de l’autonomie politique des clans chez les Touvas et les Mongols
pendant la domination sino-mandchoue. Potanin rapporte avoir eu des difficultés à
obtenir de ses informateurs les noms des clans présents dans les unités
administratives sum (ibid.). Au début du XXe siècle, il semble que l’exogamie clanique
n’était plus respectée que chez les Touvas orientaux éleveurs de rennes (Mannaj-ool
& Vajnštejn dir. 2001, 274). Chez ces derniers, comme chez les Turcs chasseurs de
l’empire russe, chaque clan disposait d’un territoire de chasse particulier. Il semble
que la pratique de la chasse ait exercé un rôle de conservation sur l’organisation
clanique.
Nous avons constaté des différences considérables dans la pratique de l’exogamie des
Touvas d’une part et de leurs voisins altaïens de l’autre. Ces pratiques sont liées à des
discours différents sur les substances communes aux membres des groupes.
Pourtant, nous savons que le mode de transmission de la qualité chamanique est

104 De karyn « ventre, matrice ». Cette étymologie a fait supposer aux ethnologues soviétiques une
origine matrilinéaire ancienne aux clans.
119

semblable chez ces populations. Nous sommes donc portés à interpréter les discours
sur l’« os » ou la substance clanique comme des théories explicites sans fondement
cognitif profond, dont le but est de consolider les unités politiques variables dont
elles sont le produit.
Ceci apparaît nettement au fait que les règles d’application de l’exogamie font l’objet
de décisions collectives. Lorsqu’un clan est trop grand ou s’il n’a pas de voisins
accessibles assez nombreux, il se scinde et ceux qui étaient inépousables car
considérés comme consanguins deviennent épousables. Un Chor raconta à
Dyrenkova que son père fut l’un des premiers à épouser une femme de son clan
(Kobyj) après une décision des anciens d’autoriser l’endogamie dans le clan et de
faire des lignages (tölö) les groupes exogames (Dyrenkova 1926b, 263). Dans tout
l’Altaï, on connaît de nombreux clans issus de divisions d’un clan originel dont ils
portent en partie le nom en composition avec un qualificatif (chez les Altaïens : Tau-
Üz (« Üz de la montagne »), Sary-Üz (« Üz jaunes ») ; chez les Touvas : Adyg-Tülüš
(« Tüluš-Ours »), Ulug-tülüš (« Grands-Tülüš »)). Il est fréquent que des histoires
racontent l’origine de cette séparation, souvent liée à un changement politique ou
démographique (Potapov op. cit., 251-252).
L’exogamie apparaît comme étroitement liée à l’existence politique du groupe. À
l’époque soviétique, les clans altaïens perdirent toute signification politique et sociale
et ce sont les unités territoriales des kolkhozes qui les remplacèrent comme support
d’identification. Potapov rapporte ce fait très intéressant d’une exogamie de kolkhoze
qu’il a observée en 1931 quelques mois après la création des premières coopératives.
Les anciens, qui cherchaient à imposer cette règle, la justifiaient en disant : « Nous
vivons dans le kolkhoze, cela signifie que nous sommes l’un pour l’autre frères et
nous ne pouvons pas nous marier entre nous » (1953, 252).
Le caractère conventionnel de telles décisions de redéfinition des limites du groupe
exogame est donc connu de tous. L’« os » (söök) est manipulable et il est conçu
comme tel. Ainsi, en dépit de l’image conventionnelle à connotation biologique
employée pour les désigner (« os »), les clans et la substance clanique font l’objet
d’une représentation qui n’est pas naturaliste mais plutôt sociologique ou politique.
Boyer fait, du reste, la même constatation chez les Fang du Gabon à propos desquels
il remarque que le terme désignant les lignages (littéralement « espèces ») ne recouvre
pas une représentation naturaliste, qui serait peu compatible avec leur pratique de
l’exogamie ([1994] 1997, 195).
On peut citer encore, comme argument en faveur de l’idée que la pratique
d’exogamie n’est pas nécessairement l’expression de représentations étroitement
naturalistes, le fait que, chez les Altaïens, les orphelins adoptés dans un même
lignage ne peuvaient se marier entre eux, même s'ils venaient de clans différents
(Dyrenkova 1926).

En revanche, on chercherait en vain dans les sources concernant les Turcs de Sibérie
méridionale la trace d’une réunion des anciens qui se donnerait pour but de décider
du mode de transmission de la fonction de chamane ou de l’identité de la personne
qui doit succéder à un chamane défunt. La possibilité d’agir sur ces phénomènes est
120

tout simplement impensable pour ces populations. La conception de la descendance


chamanique fait donc appel à des principes plus profonds et plus naturalisés que ceux
qui concernent à la substance clanique transmise par unifiliation105. Il nous faudra
tenter d’éclaircir ces principes.
Auparavant, il est nécessaire de préciser le cadre social de ces transferts mystiques en
examinant les principes ordinaires de l’alliance chez les Turcs de l’Altaï-Saïan. Nous
avons constaté que les femmes sont un vecteur de transmission de la qualité
chamanique d’un groupe de filiation à l’autre. Existe-t-il des flux réguliers d’échanges
des femmes entre les clans pouvant servir de support à des transferts moins
ordinaires, ceux qui engagent les affaires chamaniques ?

E. Règles d’alliance

À propos des Touvas, Jakovlev (1900, 89) rapporte que « les mariages entre cousins
sont considérés comme les plus avantageux. » Kon est plus précis : il fait contraster
l’interdit d’épouser les femmes du côté paternel avec la liberté qui concerne les
consanguines de la mère : « les mariages avec les plus proches parents maternels ne
sont en rien limités : on peut épouser sa cousine maternelle et même la sœur de sa mère106. » (op.
cit., 133). On ne dispose pas de beaucoup plus d’information sur les règles d’alliance
des Touvas, mais le mariage matrilatéral dont parle Kon est bien connu chez les
Altaïens qui le pratiquent jusqu’à nos jours alors qu’il a disparu chez les Touvas
depuis assez longtemps. Pour les Altaïens, il est préférable de prendre femme dans le
clan de la mère (taaj söök). Tadina a fixé ce précepte altaïen : Ada ugunaŋ alyšpas, êne
ugunaŋ alyžar, « On ne prend pas dans le groupe de filiation [uk] du père, on prend
dans le groupe de filiation de la mère » (2005, 259). Le mariage avec la sœur de mère,
cité pour les Touvas par Kon, est aussi signalé chez les Altaïens (Dyrenkova 1926a,
254).

La cousine croisée matrilatérale (tv. daaj ugba)


La forme préférentielle et la plus courante de mariage est celle qui unit un garçon à sa
cousine croisée matrilatérale chez les Altaïens du Sud et du Nord (Koumandines et
Tchelkanes) (Dyrenkova 1926a, 253-254 ; Potapov 1953, 254), comme chez les
Khakasses (Orfeev 1885, 366). Ce type de mariage s’appelle chez les Altaïens du Sud
taaidan barky alar « prendre un cadeau chez son oncle maternel ». (Dyrenkova 1926a,
254). Cette expression est à mettre en rapport avec le fait que dans toutes les sociétés

105 Selon la solution adoptée par D. Sperber et S. Thion dans leur traduction de E. Leach ([1966]
1968), « descendance » et « filiation » traduisent respectivement les termes de l’anthropologie anglaise
filiation et descent. La « descendance » désigne l’ensemble des liens généalogiques, parmi lesquels certains
seulement, établis selon un mode patrilinéaire, matrilinéaire ou autre, constituent des liens de
« filiation » qui transmettent droits, titres, propriété. On notera que, prise en ce sens, la descendance
inclut la notion ordinaire d’ascendance.
106 Nous soulignons.
121

altaïennes, on attribue à l’oncle maternel l’obligation d’offrir des cadeaux à son


neveu, et à ce dernier le droit de se servir dans ses biens.
On sait par un exemple célèbre que le mariage avec cette cousine était pratiqué par
les Mongols médiévaux puisque Yesügei-ba’atur, au moment de chercher une femme
pour son fils, le futur empereur Gengis Khan déclara : « Je vais demander une fille
chez les Olqunu’ud, les oncles maternels de mon fils que voici. » (Histoire secrète des
Mongols, § 62 ; trad. Even & Pop 1994, 51). Le mariage matrilatéral était resté
préférentiel chez les Bouriates au début du XXe siècle (Pop 2006, 246) mais aussi chez
les Daours et les Dörbets (ibid., 248). Le mariage entre cousins croisés était encore
connu des Mongols khalkhas au début du XIXe siècle (Timkowskii 1827, II, 304) mais
il paraît avoir disparu au cours de ce siècle.

La cousine parallèle matrilatérale (tv. šany)


Le mariage entre enfants de sœurs (qui s’appellent réciproquement šany), si les sœurs
se sont mariées dans des lignages différents, est possible chez les Touvas, (Potapov
1960, 230 ; archives de Katanov cité par Potapov ibid.), comme chez les Altaïens
(Dyrenkova, ibid. 253), les Toubalars, les Tchelkanes et les Koumandines (Potapov
1953, 255).

La cousine parallèle patrilatérale (tv. duŋma/ugba)


Le mariage avec la cousine parallèle patrilatérale est bien entendu interdit en vertu de
la prohibition de l’inceste qui s’applique aux agnats.

La cousine croisée patrilatérale (tv. čêên)


La question du statut de la fille de sœur de père (FZD) dans le système touva a eu le
privilège d’attirer l’attention de Rodney Needham (1958, 216-217). Needham a eu
connaissance des faits touvas par l’ouvrage de l’autrichien Mänchen-Helfen (1931).
Ce dernier rapporte un entretien qu’il a eu avec le Touva Sandyk Sürün dont la sœur
venait de se marier à l’âge de 16 ans.
« Qui ta sœur a-t-elle épousé alors ?
-Le fils du frère de sa mère.
-A-t-elle le droit ? [Darf sie das ?]
-Elle le doit. [Sie soll es.] » (Mänchen-Helfen [1931] 1992, 106)
Needham, qui cherche dans son article à démontrer l’inexistence du mariage
patrilatéral comme fait structural, émet l’hypothèse que cousins croisés paternels et
maternels sont identifiés par un terme touva unique que la réponse de l’interlocuteur
de Mänchen-Helfen devait utiliser. En fait, nous le savons, ces types de cousins sont
distingués et cette supposition ne tient pas.
La terminologie publiée par Jakovlev, dont dispose Needham, ne mentionne pas de
terme pour FZD, au regret de Needham, qui a cependant assez d’éléments pour en
122

conclure que le système touva n’a rien de prescriptif et ne peut donc constituer un
cas de mariage patrilatéral107.
Le cas rapporté par Mänchen-Helfen est réellement troublant, mais nous disposons
de suffisamment de matériaux concernant l’alliance dans l’Altaï pour savoir à quoi
nous en tenir sur la fiabilité de cette information. La fille de la sœur du père d’ego
appartient à un autre patrilignage que celui d’ego. Cependant, la règle donnée par Kon
distingue les parents en seulement deux catégories, les paternels et les maternels, et
seuls ces derniers sont épousables pour ego masculin ; FZD ne devrait donc pas
pouvoir être épousée. Dans la terminologie, FZD est une čêên (alt. jeen) et ego est pour
elle un daaj (alt. taaj) (« oncle maternel »). On dispose d’informations explicites chez
les Altaïens au sujet des relations avec la jeen : « il est interdit d’épouser sa jeen, c’est-à-
dire une fille de sœur, ou une fille de sœur de père. Pour une femme, il est interdit
d’épouser son taaj (fils de frère de mère) jusqu’à la quatrième génération (tört üjä), et
même plus dans de nombreux endroits » (Dyrenkova 1926a, 254).
Il est donc assez clair que l’information fournie par Mänchen-Helfen est inexacte.
Une erreur de traduction a pu se produire pendant l’entretien même, car le savant
allemand ne parlait pas le touva et employait un interprète dont il dit d’ailleurs que, ce
soir-là, « il était fatigué et voulait aller se coucher » (ibid. 103). De plus, comme le note
Needham, l’ouvrage de Mänchen-Helfen est un récit de voyage et non une enquête
ethnographique. Son auteur, historien sinologue et non anthropologue sibérianiste,
n’était pas nécessairement très sensible aux différences entre les types de cousins.
Enfin, Mänchen-Helfen a vu une grande partie de ses notes confisquées par le GPU
à la frontière biélorusse. Il est donc possible que l’anecdote ait été reconstituée de
mémoire. Tout porte à croire que cette FZD était en réalité une MBD108.

F. Un système de préférences et non de prescription

Avec une préférence pour la fille de l’oncle maternel et un interdit explicite à l’égard
de la fille de la tante paternelle qui n’est pourtant pas membre du groupe de filiation
d’ego, les pratiques d’alliance des peuples turcs de l’Altaï-Saïan rappellent beaucoup
celles des Nivkhs (Gilyaks), peuple de l’Extrême-Orient sibérien sans rapport avec les
Turcs et dont le système de parenté a été décrit par Šternberg (1999) et analysé par
Lévi-Strauss comme un cas d’échange généralisé ([1949] 2002, 336-356). Cependant,
la terminologie touva diffère fondamentalement de celle des Nivkhs en ce qu’elle
distingue les consanguins des affins. Chez les Nivkhs, un même terme désigne le père
d’épouse et l’oncle maternel. Les pratiques d’alliance matrilatérale ne sont nullement
une exigence du système terminologique touva, on ne peut donc parler de « structure
élémentaire » au sens de Lévi-Strauss. Le mariage avec la cousine croisée matrilatérale
est l’expression d’une préférence et non d’une prescription. Ce témoignage de

107 Grač et Potapov, interrogés pour Needham, lui firent savoir qu’ils ne connaissaient rien sur un
mariage patrilatéral chez les Touvas. Visiblement, ils ne l’informèrent pas des sources disponibles en
russe sur le mariage matrilatéral.
108 Mänchen-Helfen fait plus loin d’autres inversions systématiques aisément identifiables.
123

Sandyk, l’interlocuteur de Mänchen-Helfen illustre bien du reste qu’on ne saurait


parler de prescription : « Le cercle des partenaires de mariage préférable est étroit,
m’expliqua Sandyk, souvent deux frères épousent deux sœurs, mais nous n’avons pas
de loi disant qui l’on doit épouser. Nous savons seulement qui nous ne devons pas
épouser » ([1931] 1992, 106).
Dans les pratiques, de nombreux faits paraissent témoigner d’une tendance à
l’échange généralisé sans que pour autant rien de systématique et de durable ne se
mette en place109. Chez les Touvas, les alliances n’ont pas le caractère définitif de
celles qui unissent les clans nivkhs pratiquant l’échange généralisé. Elles sont le fruit
d’une négociation et leur reproduction loin d’être automatique est le résultat d’efforts
collectifs pour renouveler une situation de confiance.

G. Un accord de lignages

« Les Touvas considèrent le mariage comme une transaction, un accord entre les
groupes de filiation [ru. rod] » rapporte Jakovlev (1900, 89). Quand deux amis
souhaitent s’apparenter et n’ont pas encore d’enfants, ils font un échange
symbolique, avec une yourte miniature (ojnaar ög : « yourte pour jouer ») qui les
engage dans une réciprocité afin que, par la suite, leurs enfants ne soient pas engagés
dans une demande en mariage avec un lignage tiers. Le mariage ne nécessite pas un
assentiment entre les mariés, ainsi il est assez souvent conclu par les parents avant
même leurs naissance (Kon 1934, 182). C’est chez les riches que les négociations de
la compensation matrimoniale sont les plus délicates et donc les plus précoces
(Putilov 1887 ; Jakovlev 1900, 88).
L’union simple des individus sans l’accord de leurs lignages ne peut donc par
définition constituer un mariage. Ainsi, la plupart des veuves se voient empêcher de
se remarier, notamment par leurs fils aînés. Mais personne ne voit d’inconvénient à
ce qu’elles aillent vivre avec l’homme de leur choix du moment qu’elles ne l’épousent
pas (Kon ibid., 137).
On n’a pas noté d’hypogamie ou d’hypergamie. D’après Kon (ibid., 134), les Touvas
s’efforcent de conclure des mariages égaux socialement et économiquement.

H. Le maintien de l’alliance : sororat, lévirat, polygynie


sororale

C’est l’un des traits qui, dans les systèmes de l’Altaï-Saïan, rappellent l’échange
généralisé : avec des circulations asymétriques de femmes d’un clan vers l’autre, la
stabilité des relations entre donneurs et preneurs de femmes est renforcée par le

109Je remercie M. Michael Houseman d’avoir attiré mon attention sur le caractère non systématique
des échanges matrimoniaux chez les Touvas.
124

lévirat, le sororat et les redoublements d’alliance110. Ainsi, chez les Touvas, les frères
s’efforcent d’épouser deux sœurs, ce type de mariage est même très populaire
(Jakovlev 1900, 89 ; Mänchen-Helfen [1931] 1992, 106 ; Grumm-Gržimajlo 1926,
119). Le lévirat et le sororat sont pratiqués chez les Touvas comme chez les peuples
turcs voisins. Historiquement, le lévirat est connu pour avoir été courants chez les
Turcs anciens111 (VII-VIIIe s.) et les Mongols médiévaux (Marco Polo 1998, 165 ; Plan
Carpin 1961, 41).
Chez les Touvas au début du XXe siècle, si l’épouse meurt, si elle demande le divorce,
si elle s’avère stérile ou si elle ne donne pas de garçon, on donne au mari l’une de ses
sœurs cadettes en remplacement. Le sororat n’est pas possible dans l’autre sens : la
sœur aînée de la femme, qui est une kat-iem (« mère d’épouse, belle-mère »), mise à
distance par divers tabous, ne peut être épousée (Jakovlev 1900, 89 ; Mänchen-
Helfen ibid. 107 ; Kurbatskij 2001, 208). La même asymétrie se retrouve dans le
lévirat : le jeune frère doit épouser la femme de son frère aîné défunt, alors que
l’inverse est prohibé (Jakovlev ibid.) De plus, chez les Touvas des liaisons hors
mariage sont possibles avec la femme de frère aîné (appelée čenge) (Vajnštejn, 1961
136). Chez les Altaïens, de telles relations peuvent avoir lieu avec la fille du frère de la
mère, la fille du fils du frère de la mère, la femme du fils de la fille du frère de la mère
et la sœur cadette de la mère (Potapov 1953, 257-258). La polygynie sororale est
possible chez les Altaïens, mais à condition d’épouser les sœurs dans l’ordre de la
plus âgée à la plus jeune (Dyrenkova 1926a, 254).
Sororat et lévirat permettent de préserver les termes de l’alliance conclue entre les
deux groupes de filiation ; dans le contexte altaïen on doit sans doute interpréter ces
pratiques moins comme une manière de reproduire indéfiniment un état d’alliance à
long terme que comme une stratégie pour ne pas rompre la transaction établie lors
d’un mariage particulier.

I. Les alliances de clans

Il n’existe pas entre les clans de grand cycle d’échange asymétrique des femmes
semblable à ceux décrits chez les Nivkhs ou les Kachin de Birmanie sous forme de
« cercles d’intermariage », et dont Leach, du reste, a montré pour ces derniers qu’ils
n’existaient que dans les mythes indigènes ([1966] 1968).
Pourtant, certains clans ont l’habitude de prendre leurs femmes dans un clan
particulier et des « flux » stables, mais jamais unidirectionnels, peuvent être repérés.
Chez les Altaïens du Nord, parmi les Koumandines, le clan Orokumand prend ses
femmes dans le clan Altyna-Kumandy mais aussi dans des clans chors et dans le clan

110 Lévi-Strauss interprète les pratiques kachin de lévirat, sororat, polygynie sororale et mariage avec
une épouse classificatoire du père comme autant de traits caractéristiques d’un système d’échange
généralisé (op. cit., 281).
111 Une source chinoise dit : « A la mort du père, des grands frères et des oncles paternels, ils épousent

leurs belles-mères, femmes de frères, et femmes d'oncle. » (Bičurin 1851, 270, cité par Bernštam 1946,
88).
125

toubalar Kuzen (Potapov 1953, 254). Par ailleurs on sait que les Téléoutes prennent
souvent leurs femmes chez les Koumandines (Dyrenkova 1926a, 252, n.3). On
ignore à qui les Téléoutes donnent leurs femmes.
Chez les Altaïens du Sud, les Mekrit préfèrent prendre leurs femmes dans le clan
Tumat. Dans le village (ulus) de Čarga à population majoritairement Mekrit, sur trente
mariages, onze unissent des Mekrit à des Tumat, six à des Jutty, six à des Čaros et les
derniers mariages concernent d’autres clans (Dyrenkova 1926a, 253, n. 3). « Il n’y a
pas de clan obligatoire pour le mariage, mais on garde souvent des clans particuliers »
résume Dyrenkova à propos des Altaïens (ibid.). Les clans liés par des relations
matrimoniales régulières et stables sont dits kuda söök, kuda étant le terme
d’appellation réciproque des parents d’époux.
De nos jours, Tadina a relevé comme kuda söök dans les vallées de la Pečanaja et du
Čaryš (Šebalinskij et Ust’-Kanskij rajon) les Todoš et les Irkit, les Irkit et le Kypčak
(Tadina ne précise pas malheureusement l’orientation des échanges qui unissent ces
clans) ; dans la vallée de l’Ursul, les Kypčak et les Tölös sont en alliance ; dans la
vallée du Karakol, les Najman et les Todoš (Ongudajskij rajon) ; dans la vallée de
l’Ojmon ce sont les Sojoŋ et les Majman (Ust’-Koksinskij rajon) (2005, 258).
S’appuyant sur les récits de Rachid ad-din et de l’Histoire secrète des Mongols,
Vladimirtsov fait à propos des Mongols médiévaux des observations qui rappellent
fortement la situation altaïenne contemporaine : « On relève fréquemment l’usage
pour un clan de choisir ses promises dans un autre clan, mais toujours le même. Les
membres de ces clans s’accordent mutuellement le titre d’‘allié’, de parent par
alliance, quda. » (1949, 58).

J. Des cas isolés d’échange symétrique

Outre ces cas de préférence d’un clan A pour les femmes d’un clan B, on signale
parfois explicitement des situations où, symétriquement, le clan B préfère aussi
prendre ses femmes dans le clan A. Chez les Altaïens, ces clans sont non seulement
kuda mais kudalyška terme qui désigne des pères pratiquant un échange de filles
permanent. Ainsi en est-il, dans le district (rajon) Ongudaj (Altaï Sud), des clans
Todoš et Kypčak (Potapov 1953, 255). Selon des informateurs du même district, « le
fils du frère peut prendre la fille de la sœur et la fille du frère peut prendre le fils de la
sœur » (agazyng uly bolzo, edžening kyzy bolzo alar; agazyng kyzy bolzo, edžening uly bolzo alar)
(ibid. 254). Cette règle, qui contredit l’usage général dans l’Altaï, ajoutée au fait de la
pratique d’échange des filles entre Todoš et Kypčak, permet de supposer, bien que
Potapov ne fasse pas le rapprochement entre ces deux informations, l’existence d’une
tendance locale à l’échange symétrique avec mariage des cousins croisés bilatéraux.
Cependant, là non plus, rien de structural puisque la terminologie est la même que
dans toute la région altaïenne. Dyrenkova rapporte que, dans une autre région de
l’Altaï du Sud, les Majman prennent leurs épouses chez les Todoš et leur donnent les
femmes de leur clan (leurs filles et sœurs). Les Majman disent des femmes todoš
126

qu’elles ont un « beau sang » (jaraš kan) et donnent beaucoup d’enfants (Dyrenkova
1926a, 253, n.3).
Chez les Altaïens du Nord, la population tchelkane se divise en deux clans (söök),
appelés Čalkanyg et Šakšylyg. Les mariages sont prohibés à l’intérieur de chaque clan
mais ils sont préférentiels entre les deux clans (Potapov 1953, 254).
Loin au Nord-Est, dans la taïga du Saïan, les Tofalars fournissent un autre cas
d’échange symétrique : chez eux, les hommes du clan ak čogdu prennent leurs femmes
dans le clan xaš et réciproquement (Diószegi 1968, 243).
Ces alliances pouvaient avoir des fondements économiques comme dans le cas des
échanges qui unissaient, chez les Touvas, les Tožu aux Salčak. Les Tožu, éleveurs de
rennes de la taïga, payaient la compensation matrimoniale en rennes tandis que les
Salčak, habitant la steppe, donnaient des chevaux (Kon 1934, 287). Dans les années
1950, les informateurs de Potapov expliquèrent ces pratiques du début du XXe siècle
par les besoins des Tožu en chevaux et des Salčak en rennes (1969, 230).
Ces différents cas d’échanges symétriques entre clans ne doivent pas faire supposer
que toutes ces populations ignoraient, comme les Altaïens de l’Ongudajskij rajon,
l’interdit pesant sur la cousine croisée patrilatérale jeen. Aucune particularité dans les
terminologies de parenté n’a été signalée chez ces groupes qui suivent le modèle
général turc de l’Altaï-Saïan, ainsi rien n’autorise à faire l’hypothèse de systèmes
locaux d’échange restreint au sens de Lévi-Strauss. Il faut ici distinguer le point de
vue local des individus se mariant et utilisant la terminologie et le point de vue global
que les informateurs adoptent lorsqu’ils disent que « les clans A et B échangent leurs
femmes. » Il est vraisemblable que chaque clan échangiste répartissait les fonctions de
don de femmes et de prise de femmes entre des lignages différents. Ainsi au niveau
local, chaque lignage pouvait pratiquer un échange asymétrique classique pour la
région, tandis qu’au niveau global, le clan était en situation d’échange symétrique avec
son clan partenaire. Dans tous les cas, ces échanges symétriques ou asymétriques
associant clans ou lignages n’étaient pas exclusifs car chaque groupe entretenait
habituellement des liens avec plusieurs groupes partenaires.
De tous ces faits, nous devons conclure que, dans les populations turques de l’Altaï-
Saïan, il existe réellement des relations relativement stables associant les groupes de
filiation dans des échanges de femmes qui sont, au niveau global, soit asymétriques
soit symétriques. Au niveau local, les femmes sont toujours obtenues en échange
d’une compensation matrimoniale. On ne connaît pas de description de rite de
mariage mettant en scène un échange direct de filles dispensant de remise de cadeaux
aux parents de la fiancée. Les relations d’échange sont multiples, pluridirectionnelles
et non contraignantes : elles ne s’appuient pas sur un système structural et font donc
l’objet d’une perpétuelle renégociation pour être entretenues.
Au sein d’un ordre patrilinéaire attribuant à chaque clan ses droits, ses territoires et
ses membres, les femmes circulent donc, établissant des transferts réguliers de
fécondité et de biens dont le statut et la nature doivent être maintenant examinés.
127

III. La femme

Figure 28. Femmes du Xemčik en 1903-1904. Cliché de F. Kohn (1934, 130).

A. La question du statut de la femme


1. Tabous

Les chercheurs soviétiques ont donné une image très noire du statut de la femme
touva dans la période prérévolutionnaire. Leur principal argument est tiré de l’usage
de l’expression xerêêžok (« inutile ») en touva pour désigner la femme (par exemple
Vajnštejn 1961, 139 ; Zabelina 1973, 88). Le mot fut prohibé et disparut de la langue
(voir ci-dessous, p. 575). Pourtant, d’après Marina Monguš (1983, 137), ce terme
dépréciatif est plutôt à mettre en relation avec l’habitude de donner aux membres de
la famille des surnoms repoussants (« apotropaïques ») afin d’écarter les mauvais
esprits. Ainsi, dans les années 1960, les Touvas de Mongolie appellent les filles
xerêêdžok ou dža’’štyg ool (« garçon à natte ») (Taube 1974, 598). Du reste, à en juger
par le corpus recueilli par Katanov en 1889, xerêêžok est d’usage bien moins fréquent
que kadaj (« bonne femme ; épouse ») et le turc commun kys (« fille »).
Il est certain en revanche que dans la Touva ancienne, la femme est frappée de
multiples tabous en raison des impuretés sexuelles qu’on lui prête. Si elle enjambe un
plat, il doit être purifié au-dessus du feu. Elle ne doit pas se trouver au-dessus de la
tête de quelqu’un (en l’enjambant ou en montant sur le toit de la yourte pour
déplacer un morceau de feutre). Elle ne doit pas non plus s’approcher des cours
d’eau pour ne pas les polluer (Jakovlev 1900, 94), c’est pourquoi elle ne peut pêcher
128

ni participer aux travaux sur les canaux d’irrigation (Mänchen-Helfen, op. cit. 110). De
nos jours, certaines femmes considèrent encore comme une faute de se baigner dans
un lac ou une rivière. La chamane Xovalygmaa affirme que si une femme se baigne
dans le lac de Süt-Xöl, il y aura de la pluie sept ou quatorze jours plus tard. Des
touristes russes se baignent sans respecter l’interdit sur les femmes ce qui provoque
des intempéries et mécontente les éleveurs touvas. Pour une chamane ce serait un
grand péché (bužar) que de se baigner dans le lac : une malédiction frapperait ses
enfants et ses petits-enfants.
Pour autant, d’après Mänchen-Helfen (ibid., 111), ces tabous n’ont, au début du XXe
siècle, pas une grande influence sur les rapports entre les sexes dans la vie
quotidienne où elle est « la compagne respectée de l’homme ».

2. Le respect dû à la femme

La force du principe patrilinéaire ne doit pas faire imaginer que les femmes touvas
vivaient dans l’oppression. Le missionnaire Putilov rapporte (1887, 102) que le Touva
« vit en accord avec sa femme, la consulte en toute affaire comme une égale en droit ;
il est très rare qu’il batte sa femme, et seulement en état d’ébriété ». Tous les voisins
méprisent l’homme qui frappe sa femme, une telle conduite entraîne généralement le
divorce (Kon, 1934, 138). Une expression touva dirait en substance : « Il n’y a rien de
saint pour lui, il bat même sa femme. » (Jakovlev 1900, 94). Les tribunaux qui ont
largement recours aux châtiments corporels ne peuvent donc la punir, ce sont donc
les témoins qui sont battus à sa place selon Jakovlev (1900, 94)112.
Le Français Chalon (1904, 23) est dithyrambique : « Le Saïote [sic] professe un
véritable culte pour sa femme. Quand il parle d’elle, il ne la désigne jamais qu’en
disant ‘la mère de mes enfants’. (…) C’est l’époux qui est responsable des méfaits de la
femme; si elle a volé, il reçoit le fouet ou la bastonnade en sa présence jusqu’à ce
qu’elle avoue : chose qu’elle ne se hâte pas toujours de faire, paraît-il. »
Entre les travaux domestiques et des accouchements dangereux, les conditions
générales de vie des femmes étaient évidemment d’une pénibilité parfois extrême,
mais la présentation de ces faits en termes d’« exploitation » à l’époque soviétique
doit aussi être mise en rapport avec une vaste campagne de lutte contre le
« patriarcat », et les « crimes de tradition » au début des années 1930. Slezkine a
montré qu’après l’échec relatif d’une première mobilisation des populations
sibériennes contre les koulaks, c’est la femme qui a été choisie symbole de
l’« exploitation » (1994, 230-233). Puisque « c’est seulement du fait du Grand
Octobre que la femme touva a réellement reçu la liberté (…) » (Torug-ool 1957), il
était nécessaire d’affirmer que la femme touva « menait la plus misérable existence,
éprouvait tout le poids du joug social et national » (Zabelina 1973, 91). Cette
interprétation historique sans nuance est restée en vigueur jusqu’à la perestroïka.

112 Voir aussi Mänchen-Helfen 1992, 110.


129

B. Liberté sexuelle et mariages arrangés

Kon dit n’avoir jamais observé une telle « liberté de mœurs » que celle des femmes
touvas (1934, 138). Les filles d’éleveurs riches peuvent avoir une yourte personnelle
où elles reçoivent leurs amants (Jakovlev 1900, 88). Elles sont considérées comme
mûres sexuellement très tôt : Kon affirme que certaines ont des relations sexuelles
avant l’âge de 8-9 ans. Leur virginité n’est pas protégée avant le mariage au plus grand
étonnement des voyageurs occidentaux. Cette liberté se maintient après le mariage :
l’adultère n’est pas une cause de divorce. Les enfants nés avant le mariage sont élevés
par le père de la jeune fille et sont ensuite adoptés par le mari.
La liberté de choisir ses amants contraste avec l’obligation pour la jeune fille de se
soumettre au choix de ses parents pour le mariage. De nombreux récits et chansons
témoignent de la douleur des filles qui doivent abandonner leur famille pour partir,
en vertu du principe de patrilocalité, dans une région parfois lointaine (Vajnštejn
1961, 139) :

« Il est terrible de mourir,


On te jette sur la terre humide.
Il est terrible de grandir,
On te donne à des étrangers. »

C. La compensation matrimoniale

D’après les expressions employées, la femme est « achetée » par le lignage du mari.
En réalité, c’est plutôt sa capacité reproductrice qui fait l’objet d’une transaction, car
si elle s’avère stérile une de ses sœurs cadettes doit la remplacer. Bien entendu, les
femmes ne se soumettent pas toujours à l’alliance préparée par leurs parents. Kon
raconte qu’une jeune fille, Ul’bezek, que ses parents voulaient marier de force refusait
d’accomplir le rite du mariage qui consiste pour la jeune fille à tenir entre ses dents
un morceau de viande de mouton que son fiancé doit arracher avec ses dents. « Je t’ai
achetée, tu es maintenant ma femme et tu dois accomplir ce rite ! » cria le mari. La
jeune femme le gifla en réponse et refusa de vivre avec lui. Pour la punir son mari la
fit violer par un homme atteint de la syphilis (Kon 1934, 131).
La compensation matrimoniale consiste traditionnellement en bétail, même si au
début du XXe siècle des transactions en argent apparaissent (Grumm-Gržimajlo 1926,
120 ; Jakovlev 1900, 91.) Des cadeaux rituels sont aussi donnés : la mère reçoit une
bête laitière en paiement du lait dont elle a nourri sa fille, tandis que le père se voit
remettre un fusil ou un cheval « pour les os et le corps » (Jakovlev ibid.) Chez les
éleveurs de rennes, avant la noce, les parents de la fiancée reçoivent : un fusil
(oorganyŋ söögü dêêš bir boo bêêr « on donne un fusil pour l’os du dos ») ; une marmite
130

(bažynyŋ söögü dêêš bir paš bêêr « on donne une marmite pour l’os de la tête113 ») ; un
renne de monte (urugnuŋ munup öörengen čaryzy dêêš bir čary bêêr « on donne un renne
pour le renne sur lequel la fille a appris à monter ») ; un renne femelle ou une jument
(urugnuŋ êêp ösken avazynyŋ üdü dêêš myndy (azy be) bêêr « on donne un renne femelle ou
une jument pour le lait de la mère qui a fait grandir la fille) (Vajnštejn 1961, 137-138).
Il est fréquent que le gendre travaille quelque temps, parfois plusieurs années, chez
son beau-père avant d’emmener son épouse avec lui (ibid.). Le thème du service chez
le beau-père qui ne tient pas à laisser partir rapidement les jeunes époux est d’ailleurs
souvent évoqué dans l’épopée (par exemple Xaryndyryŋmaj Bagaj-ool, Samdan éd. 1994,
50-225).

D. La dot

La dot apportée par la jeune épouse est d’une importance sociale de premier ordre
puisqu’elle inclut la yourte où vivra la nouvelle famille. Cet usage paraît être tout à
fait exceptionnel chez les peuples turco-mongols qui laissent généralement à la
famille du fiancé le soin de fournir l’habitat. Il est authentifié pour la première fois
par le père Putilov (1887, 103) : « Pour le moment venu, la fiancée doit préparer sa
yourte avec l’équipement complet. Le fiancé arrive, démonte la yourte, la charge,
prend la fiancée et elle devient sa femme. » La dot, rassemblée par un cercle assez
large de consanguins de la jeune fille, comprend également du bétail en quantité
suffisante pour former une nouvelle exploitation. Les observateurs considèrent qu’il
représente à peu près la valeur de la compensation matrimoniale (Turčaninov [1915-
1916] 2003, 180).
La dot (önčü, « propriété ») est tenue pour un bien inaliénable appartenant à la femme
toute sa vie (Jakovlev 1900, 91). Quand la femme meurt, « si le mariage est resté sans
enfants, la dot retourne au clan de la femme ; le mari n’hérite rien du bien de sa
femme » (Mänchen-Helfen op. cit. 109)114. D’après l’interprétation de Jakovlev (ibid.,
91), la propriété que la femme garde sur son bien garantirait son égalité de droit avec
l’homme.
L’usage d’attribuer la propriété de la tente à la femme rappelle celui d’une autre
population nomade, les Touaregs (Casajus 1987), mais ne présente pas d’équivalent

113 Les deux choses se ressemblent par leurs formes, mais aussi par les noms qui les désignent : baš
(« tête ») et paš (« marmite »).
114 Les autres sources sont concordantes. Selon Chalon (1904, 23), la femme « apporte en ménage une

yourta [sic] complète. » Grumm-Gržimajlo (op. cit., 120-121) va jusqu’à affirmer que « les possessions
des jeunes époux sont essentiellement constituées par le bien de la fiancée : le mari s'installe dans la
maison de sa femme, apportant seulement sa personne, ses vêtements, et ses outils, bien que dans la
suite la responsabilité de nourrir la famille lui incombe, lui consacrant tous ses revenus, et augmentant
son niveau de vie par tous les moyens, cependant que le maître de la maison demeure sa femme, et en
cas de conflit enter les époux, ce n'est pas la femme, mais le mari qui doit la quitter, retournant vivre
dans la yourte de sa mère. Cette indépendance matérielle de la femme lui garantit une égalité de droit
presque totale dans la vie familiale. » L’expression « la maison de sa femme » signifie que la yourte
appartient à l’épouse, mais c’est dans le campement des parents de l’époux qu’elle est installée. La
résidence est donc sans ambiguïté patrilocale.
131

chez les populations turques et mongoles de la région. Par exemple, chez les
Darkhates, voisins mongols des Touvas, la yourte vient de la famille du fiancé ; quant
au bien apporté par la femme en dot, il devient propriété du mari (Badamxatan
1986).

1. En cas de divorce

Les mariages étant généralement arrangés, les époux ne se conviennent pas toujours
et ils peuvent alors recourir au divorce qui n’a rien d’exceptionnel (Mänchen-Helfen
ibid., 109). À l’époque sino-manchoue, les jugements sont décidés par les
fonctionnaires locaux. Qu’advient-il alors des biens apportés par la femme en dot ?
La règle générale veut que la femme reprenne tous ses biens y compris sa yourte, le
mari devant ainsi rejoindre la yourte de ses parents, c’est-à-dire de sa mère
(Turčaninov, op. cit. 180 ; Jakovlev 1900, 92). En outre, si c’est le mari qui a pris
l’initiative de la rupture ou s’il est reconnu coupable, son lignage ne peut récupérer la
compensation matrimoniale (Mänchen-Helfen, ibid. 109).
Le sort des enfants n’est pas clair, il a vraisemblablement varié selon les usages
locaux. D’après Jakovlev, la femme repart avec ses enfants si le mari est coupable
(1900, 92). Kon (1934, 135-136) estime cependant que les fonctionnaires
reconnaissent rarement le mari coupable. D’après lui en dehors du cas où les parents
sont membres du même « clan » ou district arban, les enfants sont laissés au père pour
des raisons fiscales évoquées plus haut (ci-dessus, p. 116).
Dans cette discussion entre Jakovlev et Kon, il ne faut pas perdre de vue qu’il
n’existe pas de législation uniforme concernant le divorce valable pour l’ensemble de
la population touva. Nous sommes en présence d’informations provenant peut-être
de régions différentes, mais surtout nous ne devons pas oublier qu’il n’existe pas de
représentation touva unique sur les rapports de parenté. Les points de vue masculin
et féminin que nous évoquions coexistent et peuvent se confronter sur ces sujets
sensibles. En 1929, Mänchen-Helfen (ibid.), qui supposait qu’en cas de culpabilité de
la femme la dot et les enfants revenaient au mari, posa la question par acquit de
conscience et eut la surprise de voir éclater à ce sujet une âpre discussion entre ses
hôtes touvas :
« - Il [le mari] peut tout garder, répondit Sandyk
- C’est faux ! s’exclama un femme, outragée. C’est vous qui avez introduit cette loi
récemment. Autrefois, il en était autrement.
- Non, chez nous il en a toujours été ainsi, répliqua un troisième » (ibid.). La loi
récente dont il est question, adoptée récemment par la République Populaire de
Touva, attribuait les enfants à la partie innocente.
Dans tous les cas, la femme garde traditionnellement sa dot qui est sa propriété
inaliénable. En dehors des cas de divorce, les enfants grandissent donc dans une
yourte qui appartient à leur mère, une femme membre d’un clan qui n’est pas le leur.
132

Ils sont entourés par un espace étranger de même que leurs os paternels sont enrobés
dans la chair et le sang qu’ils tiennent de leur mère.
Nous nous sommes attardé sur la question de la dot car on trouve dans le trousseau
de la jeune mariée des objets bien spéciaux qui ont maille à partir avec les affaires
chamaniques.

2. Des esprits en dot

Selon un usage commun à tous les peuples turcs de l’Altaï-Saïan, la femme apporte
avec elle en dot chez son mari des « esprits » protecteurs du clan de son père ainsi
que certains « esprits » qui lui sont transmis par sa mère. Ces esprits sont matérialisés
dans de petits objets de formes et tailles diverses.
Chez les Touvas, au moment du mariage la fiancée vient au campement de son fiancé
avec, parmi l’ameublement de la yourte, une boite personnelle, kombu kaža, contenant
son cordon ombilical, ses bijoux, et certains êêren (talismans et représentations
d’esprits) de sa famille. Elle y conservera plus tard les cordons ombilicaux de ses
enfants (Potapov, 1960, 202, 210). De nos jours, certaines mères touvas gardent
encore les cordons ombilicaux de leurs enfants, mais l’usage de préparer des êêren
pour les fiancées a disparu.
Chez les Altaïens, le mari et la femme en se mariant apportent chacun de la maison
de leurs parents des représentations des esprits protecteurs körmös de leurs clans
respectifs. Ceux du mari sont suspendus à des perches côté masculin, ceux de la
femme côté féminin. Les hommes appellent ces derniers esprits « dot de ma femme »
(Anoxin 1924, 23-24). Les enfants peuvent recevoir des représentations d’esprit de
leur mère et les transmettre à leurs propres enfants. Cependant, ces esprits, d’après
les observations d’Anoxin, ne se transmettent pas sur un grand nombre de
générations : ils sont vite négligés et oubliés. Les plus importants ont pour support
matériel une maquette de tambour chamanique d’une vingtaine de centimètre de
diamètre. Ces « tambours silencieux », selon l’expression de Laurence Delaby ([1975]
1997), ne sont pas utilisés pour produire des sons, ils demeurent suspendus en
permanence dans la yourte.
133

Figure 29. Tüŋgürček, représentation d’ancêtre chamane. Altaïens de la région du Bij. 18 x 16 cm. Musée
ethnographique russe de Saint-Pétersbourg, n° 8761-8166 (Gursman dir. 2006, 142).

Figure 30. Tüŋgürček altaïen. 22 x 24 cm. Musée du Quai Branly, n° 71.1966.46.129


(cliché catalogue des objets). Ce tambourin a fait l’objet d’un article de L. Delaby (1997).

La répétition d’alliances symétriques ou asymétriques dont nous avons montré plus


haut l’existence fréquente a pour conséquence que des esprits étrangers se retrouvent
souvent dans les yourtes de certains clans ou populations. Par exemple, chez les
Touvas du clan Čoodu on rencontre l’esprit Tožu ongot (Tožu, nom de clan touva) et
l’esprit Kyrgys (nom de clan touva) (D’jakonova 1977, 209 ; 1981, 147). Dans l’Altaï
mongol, Potanin a observé que les yourtes touvas sont ornées de représentations
d’esprits appelées Burjat-ongon et Darxad-ongon, du nom des populations mongoles
« Bouriates » et « Darkhates » (1883, 102).
134

Figure 31. Burjat-ongon. Représentation d’un esprit « bouriate » dans une yourte touva de l’Altaï mongol.
Potanin 1883, pl. 15, fig. 72.

On connaît de nombreux exemples de transferts réguliers d’esprits chez les Altaïens


du Nord. Chez les Khakasses Katchines, on honore un ongon (figuration d’esprit) fait
d’une poitrine de lièvre blanc dans les familles où quelqu’un a épousé une fille des
clans Pürüt et Kaska, car cet esprit est le protecteur de ces clans (Katanov 1907, 2,
493). Les Téléoutes rendent culte à chaque printemps à leur divinité clanique, Ülgen,
mais aussi à un esprit étranger, celui des Koumandines, chez qui ils prennent leurs
femmes. Le support matériel de cet esprit, un jeune bouleau, est planté en retrait par
rapport aux bouleaux des esprits téléoutes patrilinéaires appelés som et ce culte est
considéré comme une concession faite aux femmes (Dyrenkova 1926a, 252, n.3).
Dans certaines familles téléoutes liées par alliance aux Chors, c’est l’esprit chor
T’aŋys Som qui reçoit ce culte « en retrait » (Funk 2005, 135).
Lorsque les esprits venus par les femmes sont des représentations d’ancêtres
chamanes célèbres, ils peuvent avoir une subsistance plus longue que d’ordinaire
dans un clan ou une ethnie qui leur est étrangère. Les Koumandines comptent parmi
eux des chamanes qui ont hérité d’esprits électeurs115 par leurs mères venues des
Chors et possèdent un tambour de type chor, différent des tambours koumandines
usuels (Potapov 1946, 151). Une représentation d’ancêtre chamane apportée par la
femme dans sa dot constitue pour ses enfants la possibilité d’accéder à la fonction
chamanique. On en trouve un exemple dans les généalogies d’Anoxin : le chamane
altaïen Mama, du clan (söök) Tonžaan revendique parmi ses ancêtres Bakyš, un
chamane touva dont il a dans sa yourte l’ongon. Cet esprit se transmet dans ce lignage
depuis trois générations, car c’est le grand-père paternel de Tonžaan qui l’y a fait

115Dans la littérature, on appelle esprit électeur un esprit censé avoir appelé ou contraint le chamane à
exercer sa fonction. Dans les récits rétrospectifs d’accès à la fonction, on le reconnaît à ce qu’il est
généralement cité comme le premier avec lequel le chamane a été en relation. En touva, cet esprit
reçoit souvent le qualificatif de čajaan ou čajaačy « créateur ».
135

entrer en épousant une Touva qui l’apporta dans sa dot. Ses descendants continuent
à l’entretenir en lui consacrant un poulain et en lui offrant du vin (Anoxin 1924, 137-
138).
Nous voyons donc le flux de circulation des femmes se doubler, par la dot, d’un flux
de transfert des esprits, et en particulier d’ancêtres qui déportent la qualité
chamanique d’un groupe de filiation ou d’une population à l’autre. Dans une
situation d’alliance répétée, que nous poussons ici jusqu’à la formaliser selon le
modèle de l’échange asymétrique, on obtient avec l’exemple des Altaïens du Nord le
schéma suivant :

Figure 32. Transfert asymétrique régulier des femmes et des esprits


entre Chors, Koumadines et Téléoutes.

3. Un héritage matrilinéaire féminin

Les femmes transmettent des biens symboliques masculins comme les protecteurs de
clans d’une entité patrilinéaire à l’autre. Hormis les cas d’ancêtres chamanes, ces
esprits hérités de la mère sont rapidement oubliés au profit de ceux du père. Du
moins en est-il ainsi pour les garçons qui se sentent plus héritiers de leur père et
soignent avec plus d’attention les esprits protecteurs de leur propre clan ou lignage.
Mais parmi les esprits que transmettent les mères, certains sont destinés
spécifiquement aux filles et celles-ci, loin de les oublier comme font les garçons, les
entretiennent toute leur vie et les transmettent à leurs propres filles.
Chez les Touvas, la plupart des supports d’esprit ou talismans appelés êêren ont été
détruits ou confisqués à l’époque soviétique et ces héritages féminins ont été
interrompus. J’en ai pourtant trouvé un exemple dans une yourte de la région de
Kyzyl près du village Sukpak dans la vallée du Ienisseï. Il s’agissait d’une patte d’ours
(adyg-êêren) qui avait pour fonction de « protéger les petits enfants et d’éloigner les
136

démons [aza] » selon l’explication d’Olimpiana Salčak. « On en frotte les enfants


lorsqu’ils pleurent. » Cette patte appartenait en propre à Kargan, la grand-mère
d’Olimpiana. Cette vieille femme, âgée de 90 d’après ses proches, était restée veuve
depuis le suicide de son mari pendant la collectivisation. Elle avait reçu la patte d’ours
de sa propre mère au moment de son mariage. Elle la transmettrait à sa fille.

Figure 33. Patte d’ours attachée au lit de la yourte de Kargan. Sukpak, région de Kyzyl.

Selon les explications de la chamane Xovalygmaa, il existe des êêren « qui se


transmettent de mère en fille. » « Par exemple, l’êêren de la richesse, si j’ai une fille, je
dois le transmettre à ma fille, et si je n’ai pas de fille je ne dois pas le donner à ma
bru, ça n’ira pas. » Ainsi voit-on se profiler la possibilité de lignes féminines par
lesquelles se transmettent certains types d’esprits.

a) Emeget, la « vieille femme », un esprit


universel

Autrefois, l’êêren le plus répandu dans les yourtes touvas représentait précisément un
esprit féminin appelé êmegelčin, qui se transmettait en ligne féminine. Ce nom est à
rapprocher des termes mongols êmgen « vieille femme, aïeule » et em « femme ». On
dit par exemple qu’Alan-goa est « l’aïeule (ämägän) de nombreux clans mongols »
(Vladimirtsov 1948, 57).
L’esprit prend généralement pour support une poupée anthropomorphe de feutre.
Quelquefois il s’agit de deux poupées, l’une masculine l’autre féminine, ce qu’on
observe aussi chez les Khakasses, ou encore de poupées plus nombreuses (fig. 34).
Au mariage d’une fille, on fabrique une poupée censée figurer le même esprit êmegelčin
que celui de sa mère : elle doit donc ressembler autant que possible au modèle de la
mère (D’jakonova 1977, 209). Dans les familles où il n’y a pas d’êmegelčin transmis par
héritage, on le fabrique, sur l’ordre du chamane, pour résoudre un problème
particulier, notamment la stérilité (Potanin 1883, 99-100), quand les époux se
137

disputent souvent, ou pour prévenir et guérir les maladies féminines


(Potapov 1969)116. D’une manière générale, êmegelčin protège les enfants et les
femmes, et lorsqu’une mère meurt en couches on se débarrasse de l’êmegelčin
impuissant en l’abandonnant dans la forêt. Hormis ce cas, l’êmegelčin est transmis ; il
n’appartient pas à cette catégorie de supports d’esprits provisoires qui sont détruits
rapidement (D’jakonova ibid. 208).

Figure 34. Êmeglečin touva et son étui. Potanin 1883, planche 14, fig. 70 et 71.

Figure 35.Vue d’une yourte kalmouke avec à gauche deux emegelčin. Pallas 1776-1801, I, pl. 7.

116 Kenin-Lopsan (1987, 74) le signale aussi comme guérissant les maladies des bras et des jambes.
138

Parmi les divers esprits qui apparaissent dans les cultes et les légendes des peuples
turco-mongols de la région, il n’en est aucun que l’on retrouve avec la même
constance que l’esprit « vieille femme ». Son aire d’extension est immense puisqu’on
le décrit au plus loin à l’Ouest dans les steppes de Russie méridionale, entre Volga et
Don chez les Kalmouks117. Ceux-ci le connaissent, comme les Touvas, sous le nom
d’emegelčin, tout comme les Darkhates (Even 1992, 107), les Bouriates118, et les
Mongols khalkhas119. Chez les Altaïens du Sud (Altaj-kiži), il est appelé emegen, « vieille
femme, femme respectable » (Karunovskaja 1935, 171-172), comme chez les
Téléoutes (Dyrenkova 1937, 127 ; Batjanova 1980). Les Chors et les Koumandines
les nomment öreken « vieille femme, femme respectable ». On voit que le terme
êmegelčin des Touvas est employé par les peuples mongols plutôt que par les turcs120.
La transmission des « vieilles femmes » se fait, chez les Altaïens du Nord par héritage
matrilinéaire au moment du mariage, comme chez les Touvas. Les poupées sont
préparées par la mère de la fiancée, par une autre consanguine aînée ou par un
groupe de vieilles femmes et sont apportées avec sa dot, ou au moment de sa
première grossesse afin de protéger l’accouchement. Chez les Téléoutes, c’est l’oncle
maternel de la jeune femme qui fournit aux vieilles le matériau nécessaire à la
fabrication des poupées. Elles doivent être semblables à celles de sa mère
(Dyrenkova 1937, 132).
Au XIIIe siècle, le franciscain Jean de Plan Carpin observa chez les Mongols
médiévaux une « idole » confectionnée par les femmes qui a tout l’air d’être
l’équivalent de l’emegelčin contemporain.

« Les idoles sont fabriquées par les femmes des yourtes respectives que l’ont
réunit à cet effet, puis un mouton est tué et mangé, et ses os sont brûlés.
Lorsqu’un enfant tombe malade, le fétiche ainsi fabriqué est lié sur son lit. La
divinité protectrice du foyer est toujours installée au centre de la hutte. Les

117 Pallas 1776-1801, II, 347 : « Ein ganz ähnlicher Göze ist der sogenannte Immegildschin (...) ».
118 Georgi 1775, 1, 314-315 ; Georgi (1776-1777, tome 3, 149) : « L’Imelguiltschin ou l'Idole annulaire des
Bouraittes est une poupée attachée dans l'intérieur d'un cerceau de bois de saule, de la largeur de deux
doigts, lequel doit représenter un tambour magique » ; Banzarov ([1846] 1891) : « Êmegel’dži se trouvait
dans chaque yourte (…) et était considéré comme une déesse des enfants, de leur santé et bonheur. »
119 Kowalewski définit ainsi l’emegelčin mongol : « Image du génie Gardien de la maison, de la famille

et tous les biens. Chez les Shamans on le fait des peaux de moutons et de différents torchons de
toile. » (1844-1849 I, 215).
120 Les Iakoutes connaissent eux aussi un esprit emeget (pluriel mongol d’emegen) mais son rôle est

différent puisqu’il s’agit d’un esprit électeur des chamanes qui n’est pas nécessairement féminin
(Pekarskij & Vasil’ev 1910, 101). Pour une comparaison du terme avec les langues toungouso-
mandchoues, voir Potanin 1883, 703, n.65.
La diffusion des esprits féminins n’est pas limitée aux Turco-mongols. Bogoraz décrit chez les
Tchouktches des poupées alórelgyt qui jouent un rôle semblable à celui des emeget. Les petites filles
reçoivent ces poupées de leurs mères, avec lesquelles elles jouent et qui garantissent la fécondité
future. Elles se transmettent ainsi par les femmes sur plusieurs générations (Bogoraz, cité par
Dyrenkova 1937, 138-139). Rudenko a recueilli en 1909-1910 chez les Nénètses une représentation
d’esprit appelée Mjad puxucja « vieille, maîtresse de la hutte ». Cette « vieille » envoie l’âme de l’enfant à
la future mère, aide la femme pendant l’accouchement et est considérée comme la protectrice des
femmes, des enfants et de la famille. Elle est conservée dans un sac dans le côté féminin de la tente
(Gursman dir. 2006, 79).
139

Mongols offrent aux idoles le premier lait de leurs brebis et de leurs juments,
et, au début des repas, une portion des mets et de la boisson. » (1961, 45l).

Chez les Turcs modernes de l’Altaï-Saïan, le régime d’alimentation ordinaire que les
femmes réservent aux « vieilles » est d’une remarquable stabilité. Aussi bien chez les
Katchines, chez les Chors et Koumandines, que chez les Téléoutes (Dyrenkova 1937,
125 ; Katanov 1907 II, 409-411), les « veilles femmes » sont nourries de beurre et de
salamat, une bouillie de farine d’orge. Les femmes katchines adressent ces offrandes
une représentation d’esprit féminin suspendue dans le côté nord, c’est-à-dire féminin,
de la yourte. Le rite est dirigé par une vieille femme qui répand du beurre et du
salamat sur le visage de la figurine à la cuiller. La bouillie est laissée un certain temps
dans un bol devant la « vieille », puis les femmes mangent ensemble le contenu du
bol. Les hommes n’ont pas le droit de nourrir ou de toucher ces objets.
Chez les Chors, les hommes affectent d’ailleurs un certain mépris à l’égard de ces
esprits et leur mode de transmission matrilinéaire : « Est-ce que des esprits comme
saras, tajgam, kanattyg [esprits masculins de chasse] iraient courir derrière une fille ? Les
örekenner, eux, y vont ! » (Dyrenkova 1937, 133).
Malgré ces dérisions, les esprits « vieilles femmes » sont généralement reconnues
comme indispensables à la famille. La fabrication des emegen de la fiancée est censée
assurer la continuité de la fécondité féminine. La jeune femme doit s’intégrer à cette
lignée féminine pour devenir une mère. Si elle se marie sans l’accord de sa mère, elle
ne reçoit pas ces poupées et son fiancé a lieu de craindre qu’ils ne pourront fonder de
famille heureuse (Efimova 1926, 225, 228).
Dans les mythes altaïens sur l’origine de cet objet, c’est un oncle maternel doté du
titre de khan (Taaj-xan) qui les prépare (Dyrenkova, 1937, 139 passim). Un mythe
téléoute rapporte que le khan Kongudaj épousa la fille de son oncle maternel Taaj-
xan. Cette fille était petite et jouait encore avec ses poupées qu’elle laissa pourtant
chez son père. Tombée enceinte, elle fut malade et parut condamnée. Elle vit en rêve
ses poupées qui lui dirent : « Mets-nous dans le coin d’honneur (tör) de la maison de
ton mari Kongudaj. » Elle alla les chercher, les nourrit de salamat et elles devinrent de
vraies personnes, mais de très petite taille. Quelque temps après, elle mit au monde
deux fils sans difficulté.
Le point de vue de ce mythe paraît assez nettement masculin : on y reconnaît
précisément celui du preneur de femme. Le donneur n’a pas d’autre nom que taaj
« oncle maternel », alors que, du point de vue de la fiancée, il serait appelé « père ». Le
conte explique par l’alliance pourquoi on dit, dans les prières qui leur sont adressées,
que les poupées sont venues de l’oncle maternel. En réalité, le point de vue de ces
prières exécutées par les femmes est féminin et l’oncle maternel dont il s’agit est celui
de la femme et non du mari, car c’est lui qui participe dans l’usage réel à la fabrication
des poupées.
Une légende chore, assez semblable à la légende téléoute, s’achève en disant que la
première femme à avoir utilisé ses poupées comme protectrices les transmit à ses
filles en les cachant dans les vêtements de leur dot, grâce à quoi leurs accouchements
140

se passèrent heureusement (ibid., 137). Un héritage purement féminin et matrilinéaire


était ainsi créé.
Pour synthétiser ces transferts, on peut tracer le modèle suivant de circulation des
femmes et des esprits entre les patrilignages A, B, C et D :

Figure 36. En rouge le transfert des esprits féminins, en bleu la filiation patrilinéaire.

b) Des ébauches de lignées féminines

Il peut arriver que la qualité de chamane soit prise dans un tel courant féminin et
suive sur plusieurs générations une voie réellement matrilinéaire. Nous avons vu que
d’après certains informateurs iakoutes de Ksenofontov, c’est la voie préférée des
esprits.
On discerne aussi quelquefois à Touva des ébauches de lignées féminines. Je
demandai un jour à la chamane Xovalygmaa si elle avait déjà remarqué quelqu’un
dans son clan qui pourrait être son héritier :

« Non, pour le moment. Ça se passera quand je mourrai.


- Il n’est pas possible de transmettre son don tant qu’on est en vie ?
- Non. Même mes fils, ils ne recevront pas mon don. Ce sera peut-être une de
mes petites-filles. Chez moi ça passe par les femmes. »

Plus tard je recueillis la généalogie de Xovalygmaa et il apparut que la transmission de


la qualité chamanique, dans son cas, avait eu en effet un caractère fortement
matrilinéaire.
141

Figure 37. La transmission de la qualité chamanique chez la chamane Xovalygmaa.


En rouge les chamanes, en jaune les vecteurs de la qualité chamanique.

Xovalygmaa dit tenir sa qualité chamanique de la chamane Samdan¸la mère de la


mère de sa mère. Elle lui attribue le déclenchement de sa maladie qualifiante (cf. infra
pp. 241-242) et parle toujours d’elle avec admiration et chaleur. Par les femmes s’est
donc transmis quelque chose qui a traversé les clans Ondar, Küžüget et Xovalyg pour
s’arrêter et se réaliser dans le clan Kuular dans la personne de Xovalygmaa avant de
se transmettre, selon le pronostic de celle-ci, à une petite-fille membre elle-même
d’un autre clan.
Le cas de Xovalygmaa n’est pas exceptionnel et paraît au contraire appartenir à un
modèle assez fréquent dans le chamanisme ancien. On trouve dans les invocations
chamaniques anciennes plusieurs exemples de transmission féminine matrilinéaire de
la qualité de chamane. Une chamane femme invoque comme ancêtre chamane Askak
Dolčuŋ qu’elle appelle daaj avam « tante maternelle » ou « grand-mère maternelle »
(Kenin-Lopsan éd. 1995, 309). Un informateur de Kenin-Lopsan, Dažy Bilbii, né en
1903, a donné deux couplets anonymes comme des modèles de ce qu’est un
invocation chamanique (algyš). Le premier est une invocation de chamane homme :
l’ancêtre chamane appelé est le père du chamane (xam-na adam xamy düšken). Dans
l’invocation donnée comme exemple pour une chamane femme, c’est de la mère que
la qualité chamanique est supposée être reçue : Xam-na avaj xamy düšken (ibid.) Selon
ce modèle, qui est plus normatif que descriptif, la femme chamane appartiendrait à
une lignée féminine matrilinéaire. Les chamanes formeraient donc un système
bilinéaire : le garçon hérite de son père et la fille de sa mère. Le système de parenté
touva ordinaire est bien entendu unilinéaire, mais nous avons vu qu’il existe dans la
société traditionnelle des transferts de mère en fille qui peuvent donner l’idée de
lignes féminines et c’est cette idée qui, incontestablement, inspirait Dažy Bilbii
lorsqu’il donna ses modèles d’invocations, l’une féminine, l’autre masculine. Il ne
142

s’agit pas d’une fantaisie personnelle : la société fournit elle-même les conditions de
possibilité d’une telle représentation.
La situation sociale contemporaine a donné une brusque réalité à ces lignées
matrilinéaires qui n’existaient, pour ainsi dire, qu’en pointillé. La relation qui la lie à
son arrière-grand-mère Samdan est si forte que Xovalygmaa s’estime « en réalité »
appartenir au clan Ondar, celui de Samdan, et non à celui de son père qui est Kuular.
Une telle affirmation aurait été impossible dans la société ancienne, pourtant les
possibilités d’un tel bouleversement existaient déjà en germe autrefois : avec
l’institution chamanique, l’ordre clanique patrilinéaire réchauffait dans son sein le
serpent qui, après les révolutions du XXe siècle, devait lui porter les derniers coups.

E. Aspects matrilinéaires au sein du système ancien

Nous avons vu se dégager, à côté d’une transmission patrilinéaire de l’identité


clanique, des esquisses de lignes matrilinéaires dans le domaine des choses
chamaniques. Ne retrouve-t-on pas ici une opposition semblable à celle que Leach a
décrite à partir de l’exemple kachin de Birmanie (Leach [1966] 1968, chapitre I) ?
Leach propose de distinguer « incorporation », modalité propre à la filiation, et
« influence », empruntée par l’alliance, comme deux variables universelles qui
s’articulent dans les conceptions de la formation de l’individu en des combinaisons
variables selon les sociétés. Dans le contexte patrilinéaire kachin, les enfants
reçoivent en l’incorporant génétiquement la substance de leur père, alors que leur
apparence est présumée leur venir de leur mère, par les voies spéciales de l’alliance.
En effet, leur mère n’est autre pour eux qu’une alliée de leur père. La voie empruntée
par les caractères maternels est celle de l’« influence mystique » qui agit par le contact,
la nourriture, et d’une manière générale la vie commune, tandis que l’incorporation
masculine opère génétiquement.
Les Touvas interrogés par Kon estimaient que les enfants ressemblent à leur père,
mais il nous semble que cette opinion n’exprime qu’un point de vue partiel au sein
des représentations des Touvas sur la génération. Chez les Altaïens, on a une
situation qui rappelle beaucoup plus celle des Kachin. Tadina (2005, 262-263) a
relevé sur cette question un matériau du plus haut intérêt. À propos de l’oncle
maternel (taaj), une locution altaïenne dit : Bažym kyl bergen, baltyryma êt büdürgen uktu-
töstü taajym, « Mon oncle maternel originel et essentiel qui a donné ses cheveux à ma
tête, qui a produit leur chair [les muscles] pour mes mollets ». On remarquera les
épithètes à forte connotation chamanique, uktu et töstü, qui précèdent le mot taaj. En
contexte chamanique, uk désigne souvent l’essence chamanique et tös l’esprit électeur.
Le neveu est supposé recevoir ses muscles et ses cheveux de son oncle maternel
tandis que le sang et la chair lui viennent de sa mère ; ces quatre éléments du corps
participent de l’apparence de l’individu qui s’oppose à son squelette, reçu du père.
Tadina souligne que les Altaïens sont convaincus que certaines qualités du caractère
et même l’apparence physique sont héritées des consanguins maternels. On dit de
143

certains caractères physiques : Taaj ugunaŋ uktap jeen balaga tüžer « Cela revient au
neveu utérin qui hérite du type [uk] de son oncle maternel. » Or ici, la ressemblance
entre l’oncle et le neveu est très clairement conçue comme le résultat, non d’une
influence, mais d’une hérédité exprimée par le verbe ukta- dont nous avons vu qu’il
désigne une transmission naturelle. Les Altaïens divergent donc du modèle des
Kachin puisque les qualités maternelles paraissent bien être, pour eux, incorporées
biologiquement et non acquises par le contact prolongé d’une « influence mystique ».
Il est d’ailleurs difficile d’imaginer comment les choses pourraient être interprétées
autrement. Leach ne s’étend pas beaucoup sur la notion de chair dont les Kachin
attribuent l’origine à la mère. Polémiquant avec Fortes contre la notion de
« descendance complémentaire », il cherche à mettre en lumière le rôle de l’alliance
comme pensée comme alliance dans les représentations sur la constitution de la
personne. Il en veut notamment pour preuve le fait que chez les Tikopia les droits du
neveu sur les terres de son oncle maternel, expliqués par les contradicteurs de Leach
par les notions de « parenté extraclanique » ou de « descendance complémentaire »,
disparaissent à la mort de la mère du neveu. C’est donc que le lien entre oncle
maternel et neveu utérin est conçu comme un rapport mystique provisoire et non
comme une consanguinité secondaire. Mais si le propre du lien mystique est d’être
temporaire, que doit penser de son propre corps un individu qui imagine sa chair et
son sang soumis à un tel lien ? S’attendra-t-il à voir sa chair quitter ses os en cas de
conflit avec ses maternels ?
En nous éloignant maintenant de Leach, nous dirons que l’on distingue chez les
Turcs de l’Altaï-Saïan une opposition entre la filiation patrilinéaire, dont les domaines
saillants sont le social et l’économique, et la filiation matrilinéaire qui s’exprime le
plus nettement dans les domaines corporels et mystiques et, par excellence, dans la
transmission de la qualité chamanique. À la différence du modèle kachin, les qualités
transmises en ligne maternelle, si elles comprennent de nombreux aspects mystiques,
n’en sont pas moins conçues comme faisant l’objet d’une transmission génétique. Du
côté paternel aussi, on s’attend à la transmission de certains traits physiques puisque
l’ossature de la personne est donnée par le père. Mais les qualités les plus saillantes
héritées en ligne paternelle ne sont pas transmises de façon biologique puisqu’il s’agit
plutôt de charges sociales, de titres et de biens matériels. Avec cette description, nous
nuançons déjà sérieusement l’idée habituellement reçue de sociétés massivement
patrilinéaires et patrifocales.
Cette répartition des tâches théoriques entre parenté maternelle et parenté paternelle
n’exclut pas la réalité de circulations significatives de biens économiques et, plus
rarement, sociaux en ligne maternelle. Les conceptions concernant l’hérédité
matrilinéaire seraient sans intérêt pour nous si elles demeuraient des théories
abstraites sans influence sur la vie sociale. Or les transferts de biens de l’oncle
maternel vers son neveu, qui tirent précisément leur origine de ces conceptions,
contribuent activement à les renforcer en attirant régulièrement l’attention sur les
liens matrilinéaires, les éventuelles hérédités qu’ils véhiculent obscurément et les
multiples conséquences qui peuvent en être attendues.
144

IV. L’oncle maternel

La transmission de la qualité de chamane d’un oncle maternel à son neveu est très
fréquente chez les Turcs de Sibérie. Les Iakoutes de Kangalas interrogés par
Ksenofontov en donnent de nombreux exemples. On raconte les détails suivant sur
le chamane Taappyna Uola : « Côté paternel, il n’y a aucun chamane parmi ses
ascendants. Il ne se connaît qu’un oncle maternel : l’esprit de ce chamane de Nemüga
qui, vouant à son neveu un attachement familial, s’est ‘emparé’ de lui » ([1928] 1998,
61).
Quelle est la nature de cet « attachement familial » entre l’oncle maternel (appelé taaj
en iakoute comme chez les autres Turcs de Sibérie) et son neveu utérin, un lien si
intense et particulier qu’il semble indestructible après la mort et particulièrement
propice à la conduction de la qualité de chamane ?
On dit à Touva que les relations sont plus chaleureuses avec l’oncle maternel qu’avec
l’oncle paternel (Potapov 1969, 233). Dans le haut Alaš, les informateurs touvas de
Potapov lui ont expliqué que « si tu vas chez ton oncle maternel, on te recevra
chaleureusement et on te donnera une bonne couche obligatoirement, mais si tu vas
chez ton oncle paternel on peut te recevoir froidement, te faire dormir sur un tapis
de selle et te donner une selle comme oreiller » (ibid.)
Cette opinion n’a pas perdu de sa force121, comme en témoigne un proverbe qui m’a
été rapporté dans la région de Süt-Xöl : iê törel ištik [izig], ada törel daštyk, « la parenté
maternelle est intérieure [chaude], la parenté paternelle est extérieure ». Cette formule
signifie que les relations sont souvent plus intenses et chaleureuses avec les maternels
qu’avec les paternels. Mes informateurs me confirmaient par leur propre expérience
la justesse du proverbe.

A. La première coupe de cheveux

Le daaj a plusieurs attributions spécifiques. Autrefois, les peuples nomades de l’Altaï-


Saïan préservaient jalousement le feu de la yourte. On le maintenait allumé et, chez
les Altaïens, on ne permettait pas à un étranger d’en emporter en y allumant sa pipe
par exemple (Dyrenkova 1927, 67). Quand, par malheur, on avait laissé les braises
s’éteindre, on pouvait, chez les Touvas, s’adresser à son oncle maternel pour raviver
son foyer (Kenin-Lopsan éd. 2002, 61). Cet usage distingue les Touvas de leurs
voisins qui préféreraient un paternel. Une telle particularité est certainement à mettre
en rapport avec le fait que la yourte touva demeure la propriété inaliénable de la
mère.
On repère aussi d’incontestables aspects matrilinéaires de nature économique. Des
biens, essentiellement du bétail, sont transférés en ligne maternelle de l’oncle à son
neveu utérin en diverses occasions : la première coupe de cheveux du neveu, son

121Nous verrons plus loin que, bien au contraire, les évolutions de la société touva ont donné une
vigueur sans précédent aux liens de parenté matrilatéraux.
145

mariage et les visites du neveu à son oncle, qui prennent l’allure de razzias chez les
Kazakhs (baranta) et les Kalmouks (Krader 1963, 355-356).

Figure 38. Fête de la première coupe de cheveux d’une petite fille à Kyzyl en 2006. C’est un maternel qui donne le
premier coup de ciseaux.

Le daaj a une responsabilité importante dans la vie de l’enfant, car c’est à lui qu’est
ordinairement confié le geste de la première coupe de cheveux sur son neveu ou sa
nièce à l’âge de trois ans. Ce rite est l’occasion d’un grand banquet, urug doju « la fête
de l’enfant », qui marque la sortie du stade incertain de « nourrisson » (čaš urug),
pendant la durée duquel il n’est pas tout à fait conçu comme une personne et son
âme est censée pouvoir s’échapper facilement. La fête urug doju est toujours très
populaire chez les Touvas, elle rassemble souvent une centaine de personnes autour
de l’enfant. Lors de la fête à laquelle j’ai assisté à Kyzyl, la première personne à passer
un coup de ciseau dans les cheveux de la fillette fut un oncle maternel, suivi de toute
la parenté et des invités. Traditionnellement, les consanguins maternels sont tenus de
faire des cadeaux à l’enfant. À la campagne, on offre à l’enfant des têtes de bétail qui
forment ainsi son premier troupeau personnel122. Les Altaïens désignent d’un terme
spécial, barky, les cadeaux de l’oncle maternel, qui avaient autrefois une importance
particulière. À la fin du XIXe siècle, Potanin rapporte que des parents altaïens
portèrent plainte auprès du zajsan car l’oncle maternel de leur enfant avait refusé de
faire le barky dû (1883, 38).

122D’après Kurbatskij, ce sont les grands-parents maternels qui étaient autrefois sollicités pour faire la
première coupe de cheveux (tous deux portaient le qualificatif de daaj dans le système terminologique
ancien, comme l’oncle maternel). Le grand-père offrait un cheval et la grand-mère une vache (2001,
213-214). Sur la version bouddhisée du rite de la première coupe chez les Touvas du Sud, voir
Potapov 1969, 270-270.
146

B. Un rite dans le mariage : askak kadaj

Un rôle particulier est réservé au daaj/taaj dans le mariage. Pour son neveu masculin,
chez les Chors et les Altaïens, il aide au paiement du prix de la fiancée et c’est
souvent lui qui va faire la demande en mariage aux parents de la jeune fille
(Dyrenkova 1926b, 265).
Chez les Touvas, le daaj intervient dans le mariage de sa nièce par un rite énigmatique
appelé askak kadaj123. Le jour de la noce, la fiancée est conduite par ses parents au
campement de son mari. Dans la yourte déjà livrée et montée, les consanguins de la
jeune fille installent les meubles qu’ils ont apportés. Un homme, souvent le daaj,
allume le feu et fait une fumigation saŋ.
La jeune fille doit ensuite être conduite à la yourte de ses beaux-parents. L’un de ses
consanguins, généralement l’oncle maternel, revêtu d’un voile de fiancée (tumalaj) tout
comme sa nièce dont la tête est totalement cachée, se met à jouer askak kadaj, la
« vieille boiteuse » : il avance en boitant et en s’appuyant sur une hache vers la yourte
des parents du fiancé. La fiancée le suit en se tenant au pan de son manteau,
vraisemblablement parce qu’elle est aveuglée par le tumalaj. L’homme qui la conduit
doit être cocasse et toute la compagnie des consanguins de la fiancée qui les suit, sans
doute un peu en arrière, s’efforce de plaisanter.
Avec sa hache, il casse des pierres déposées sur son chemin par les consanguins du
fiancé. Dans certaines régions (haut Alaš, Potapov 1969, 255), il porte encore au bras
une peau de mouton ou de chèvre, ou un seau (région de Čaa Xöl) ou encore un sac
(région de Taŋdy) (Xertek 2003, 107).
Arrivés devant la yourte, askak kadaj fait s’asseoir la jeune fille sur un tapis de feutre
(širtek) étendu devant la porte. Askak kadaj lui donne alors une tasse de thé dont elle
boit un peu avant d’en faire boire à chacune des personnes assises dans la yourte, les
consanguins âgés de son mari, sans franchir toutefois le seuil. Chacun d’eux
prononce une bénédiction (algyš) en faveur de la fiancée en recevant la tasse.
Le père du fiancé retire alors le tumalaj du visage de la fiancée. À partir de ce
moment, elle n’est plus tenue de cacher son visage devant les aînés de son mari et
peut leur parler. Elle entre dans la yourte et échange la pipe avec eux.
On n’a pas noté de commentaire indigène sur la signification que pouvait revêtir ce
rite pour ceux qui l’accomplissaient. Il y a une part de comédie certaine dans un
moment d’une grande gravité, presque tragique pour la jeune fille qui coupe pour
longtemps, parfois pour toujours, ses liens avec sa famille. L’oncle joue le rôle d’une
femme derrière laquelle la jeune fille se cache, avant de la déposer sur un tapis. Ce
tapis rappelle la peau de mouton au-dessus de laquelle la femme touva accouche
debout dans la yourte (Potapov 1969, 267). L’enfant était posé sur cette peau comme
la nièce est abandonnée par son oncle sur le tapis. Ainsi doit-on sans doute voir dans
ce rite un mime de l’accouchement, une manière de réaliser une seconde naissance de
la jeune fille qui doit commencer une nouvelle vie chez ses affins.

Sur ce rite, Kon 1934, 88 ; Potapov 1969, 253-255 ; Xertek 2003. Il est aujourd’hui oublié des
123

Touvas contemporains.
147

Chez les nomades contemporains, la relation avec le daaj est détendue. Le daaj
taquine souvent ses nièces et neveux en leur prêtant des femmes et des maris fictifs.
Plusieurs fois au cours de mes enquêtes de terrain, des daaj se sont amusés à bâtir
pour moi des projets de mariage avec leur nièce (čêên) pour la plus grande confusion
de cette dernière. Un père ne jouerait pas à ce genre de jeu, et sans doute, surtout
autrefois, un oncle paternel non plus. Le daaj est joueur, lui seul est assez proche et
lointain à la fois pour faire la démarche douloureuse et peut-être humiliante de livrer
la jeune fille à sa nouvelle famille.

Au total, nous voyons le daaj occuper par rapport à ego une position tout à fait
singulière qui n’est pas anecdotique puisqu’elle se manifeste à certains des grands
moments de la vie d’ego. Il lui revient un rôle symbolique et économique de premier
ordre qui contraste avec l’idéologie dominante de la société selon laquelle les
maternels sont en quelque sorte des étrangers puisqu’ils n’appartiennent pas au
même clan qu’ego à tel point qu’il est possible d’épouser la fille du daaj et même, nous
l’avons vu, la sœur cadette de la mère. Comment expliquer ce paradoxe autrement
que par l’hypothèse ad hoc d’une norme conventionnelle en faveur de l’oncle
maternel ?
Dans un article récent (2002), M. Bloch et D. Sperber se sont intéressés à la question
de l’étonnante fréquence, au sein des sociétés patrilinéaires, de relations privilégiées
entre l’oncle maternel et son neveu qui impliquent une protection et des transferts de
biens du premier vers le second. Ces auteurs soutiennent une explication de type
évolutionniste. Pour un homme, les enfants de ses sœurs ne sont pas moins porteurs
de son patrimoine génétique que les enfants de ses frères, ainsi y aurait-il une
tendance universelle à défendre la survie des uns comme des autres. Les usages en
faveur du neveu utérin seraient des concessions de l’ordre patrilinéaire, construction
purement sociale, à cette tendance naturelle.
Nous trouvons dans les terminologies des populations turques de l’Altaï-Saïan une
confirmation du statut non social de la relation aux maternels. La distinction
aîné/cadet fondée sur la différence interindividuelle d’âge est caractéristique des
relations avec les paternels. La relation paternelle inclut la hiérarchie, les règles de
préséance et les conventions d’héritage. La différence entre un père, son frère aîné,
appelé « grand-père » et son frère cadet, appelé « frère aîné » est exagérée à l’extrême
puisqu’elle distribue trois frères sur trois générations successives. Au contraire, la
relation maternelle ignore la hiérarchie aîné/cadet fondée sur l’âge. Les frères de
mère mais aussi leurs fils et parfois leurs pères sont tous appelés indifféremment des
daaj. Sans doute, la relation au daaj n’est pas exempte de hiérarchie puisque le daaj est
un supérieur à qui le respect est dû. Mais ce respect a pour seul fondement la relation
de parenté passant par la mère d’ego.
Ce n’est pas que la relation aux daaj soit une relation d’alliance par opposition à la
filiation, dans l’hypothèse où l’alliance serait vue comme naturelle et la filiation
comme construite socialement comme dans le modèle « amazonien » décrit par
Viveiros de Castro (2004). Dans nos régions, les affins d’ego sont rigoureusement
148

distingués en aînés et cadets comme les patrilatéraux. Ce que met en lumière la


terminologie matrilatérale, c’est l’unité d’un lien homogène. La relation avec les
maternels est conçue comme fondée naturellement sur les rapports biologiques entre
les individus. Un individu est rattaché aux consanguins de sa mère par sa chair, par
son corps, en dépit de l’ordre patrilinéaire qui devrait les faire considérer comme des
étrangers. La relation aux maternels se donne à penser d’emblée comme paradoxale,
comme anti-patrilinéaire et anti-sociale. Si les maternels sont épousables tout en étant
conçus comme biologiquement proches, c’est bien, comme nous le suggérions plus
haut, que l’exogamie a un fondement qui est moins dans la représentation des
rapports biologiques que dans celle des rapports politiques.

L’institution chamanique se fonde idéologiquement sur le principe de la descendance


biologique par opposition à l’unifiliation patrilinéaire. On le voit au mode de
transmission cognatique de la qualité chamanique ainsi qu’aux caractères physiques
associés à cette qualité (troubles spéciaux, corps spécial permettant des perceptions
spéciales). La transmission de la qualité n’est aucunement soumise au système aîné-
cadet, proprement patrilinéaire et donc représentatif du versant « social » de la
parenté : personne ne s’attend à ce qu’elle respecte le principe de primo- ou
d’ultimogéniture. Lorsque la qualité chamanique se transmet en ligne paternelle, c’est
indépendamment des règles d’héritage et de succession patrilinéaire. La transmission
se fait d’une manière qui est propre aux héritages maternels, comme si la qualité
chamanique était le révélateur d’un aspect étrangement maternel de la patrifiliation ;
plus précisément, c’est l’existence d’une descendance biologique cognatique,
d’ordinaire cachée sous l’unifiliation, qui est révélée. Dans les affaires chamaniques,
les agnats sont des cognats comme les autres.

C. Le cliché de l’héritage matrilatéral

La relation chamanique est semblable à la relation matrilinéaire : elle donne au


mystique un mode de transmission biologique. On comprend dans ces conditions
pourquoi le passage de la qualité de chamane de l’oncle maternel au neveu en est
l’une des formes exemplaires, de celles que les histoires retiennent le mieux, même si
statistiquement elle n’a sans doute pas été dominante. Dans les invocations
chamaniques touvas, on rencontre un cliché d’appel collectif d’ancêtres : Čedi xamnyŋ
/ Čêêni men « De sept chamanes, je suis le neveu utérin » (Katanov 1907 I, 51 et II,
165, n°368 ; I, 191 et II 163, n°1349 ; Kenin-Lopsan 1987, 105). L’anaphore en če- a
certainement contribué à stabiliser cette formule comme beaucoup d’autres dans les
invocations chamaniques. Mais c’est aussi par la pertinence de son contenu et non
seulement par ses sonorités qu’elle a retenu suffisamment l’attention pour être
mémorisée. Il n’existe pas, à ma connaissance, de cliché équivalent concernant la
transmission patrilinéaire.
149

On ne peut ne pas être sensible à une forme de prééminence discrète de la


matrilinéarité sur la patrilinéarité dans ce domaine. Potanin chercha à comprendre le
sens du mot udxa chez les Bouriates, traduit par essence par Hamayon (cf. supra
p. 97). Potanin s’aperçut que son interlocuteur bouriate revendiquait un udxa dont le
nom différait de celui de son « os » (jagan), c’est-à-dire de son patrilignage. On lui
expliqua que le nom de l’udxa était celui d’un ancêtre d’une mère ou d’une grand-
mère. L’udxa, glosé en russe comme « parenté par le chamanisme » (rodstvo po
šamanstvu), correspond donc, au moins dans ce cas, à une parenté maternelle. Et c’est
bien cette parenté qui importe en matière de chamanisme car, comme le remarque
justement Potanin, « pendant la séance, seule l’udxa compte, l’os, jagan, n’est pas cité »
(1883, 123). Alekseev donne un exemple frappant de cette identité secondaire que
révèle le chamanisme : on dit dans l’Altaï qu’un chamane d’os (söök) altaï-kiži, s’il est
héritier d’un ancêtre chamane toubalar par sa mère, s’exprime dans les rites
chamaniques en toubalar, langue qu’il ignore ordinairement124.
Le privilège de la matrilinéarité n’apparaît nulle part mieux que chez les chamanes
revendiquant des ancêtres chamaniques des deux côtés. Xovalygmaa dont nous
avons tracé la généalogie qui s’orne de plusieurs chamanes en ligne maternelle est
aussi descendante de chamanes du côté de son père. Pourtant, elle n’en parle pas
volontiers et avoue qu’elle n’entretient pas avec eux de relation. Selon elle, ils ne sont
nullement intervenus dans sa vocation. Dans les matériaux d’Anoxin, on rencontre
plusieurs exemples de chamanes nantis d’ancêtres des deux côtés mais qui s’étendent
bien plus sur les maternels ou qui, comme le chamane Sapyr, ne reconnaissent
comme protecteurs que les ancêtres maternels (Anoxin 1924, 135).
Assurément la relation matrilatérale paraît être plus propre à la transmission naturelle
des qualités mystiques, et ce précisément parce qu’elle est moins sociale, moins
suspecte de favoriser un héritage de type ordinaire, plus paradoxale que la
patrifilation. Elle paraît à elle seule donner un gage d’authenticité à la transmission
chamanique. La relation aux maternels est vue comme porteuse d’un caractère
naturel, incontrôlé et donc subversif qui convient bien au style de l’institution
chamanique et qui explique que celle-ci l’emprunte de préférence.

124Alekseev 1984 38 ; information de Nikolaj Djadeev né en 1902, région autonome du Haut-Altaï


(Gorno-altajskaja Avt. Obl.).
150
151

Chapitre V
Natures, relations,
nature relationnelle

Notre hypothèse est que les Touvas partagent une représentation naturaliste et non
sociologique du statut de chamane. Autrement dit, cette catégorie d’humains n’est
pas perçue comme une catégorie sociale. La fonction de chamane n’est pas transmise
comme un trait social qui devrait s’hériter selon les règles de l’héritage des biens et
des titres dans les sociétés turco-mongoles. Elle est conçue selon un schème
essentialiste qui a pour particularité d’être génétique, c’est-à-dire que la possession de
l’essence par un sujet est causalement soumise à son ascendance125.
Pascal Boyer a proposé l’hypothèse selon laquelle les inférences formées au sujet des
spécialistes religieux comme les chamanes obéissent en partie à un modèle qui gère la
représentation des espèces animales. Nous avons rencontré de nombreux arguments
en faveur de cette interprétation, pourtant la transmission irrégulière et apparemment
aléatoire de la qualité chez les Touvas évoque plutôt le modèle d’une maladie.
Il sera nécessaire de déterminer quelles sont les conséquences d’une telle
représentation dans les relations pratiques des Touvas à leurs chamanes. Mais avant
de poursuivre notre enquête dans cette voie, il nous faut examiner une série
d’objections massives qui s’opposent à notre hypothèse. Tout d’abord est-on bien sûr
que la notion de « nature » à laquelle nous nous référons lorsque nous présumons
une représentation naturaliste de l’essence chamanique ait un sens quelconque dans la
pensée touva ? L’idée de nature n’est-elle pas un produit de l’histoire des idées
occidentales modernes ? Ensuite, pourquoi les pouvoirs spéciaux attribués au
chamane devraient-ils impliquer une essence intrinsèque ? N’est-ce pas plutôt en
vertu de sa relation supposée avec des entités spéciales, des « esprits », que le
chamane attire l’attention de son groupe ? L’ethnographie abonde en arguments
évidents dans cette direction.
Enfin, objection de poids : le modèle biologique de l’espèce animale est-il réellement
pertinent quand l’on sait que, parmi les traits qui font le vrai chamane, l’un des plus
attendus est l’originalité ? Or est-ce l’originalité que l’on attend des propriétés qu’un
animal tient de son appartenance à une espèce ?

125 Un schème n’est pas une théorie explicite ou une idéologie. Au sens kantien, il s’agit d’une
représentation intermédiaire entre le concept et la perception. Nous entendrons schème au sens d’un
complexe de représentations et d’hypothèses homogènes, implicites ou explicites, qui orientent
jugements et actions dans un domaine précis de la pratique.
152

I. La notion de nature chez les Touvas

Il est certain qu’il n’existe pas dans le discours touva traditionnel d’équivalent à notre
notion de « nature ». Comment, en l’absence d’idée de nature et donc d’opposition
entre nature et culture, les Touvas pourraient-ils concevoir certaines catégories
d’individus comme naturelles par opposition à d’autres qui seraient le résultat de
conventions sociales ? Le modèle que nous proposons serait-il seulement le résultat
d’une occidentalisation de la culture touva par l’intermédiaire de la colonisation
soviétique et de l’usage de la langue russe ? À cette remarque, on peut répondre
qu’une description juste des représentations contemporaines et de leurs métissages ne
serait pas en elle-même une tâche indigne, mais il nous semble que le domaine de
validité de notre hypothèse inclut des périodes plus anciennes.
Plusieurs travaux anthropologiques récents ont mis en garde contre un usage
illégitime de l’opposition entre nature et culture dans la description des
représentations non occidentales du monde (Ingold 1991, Viveiros de Castro 1998,
Descola 2005). Ce contraste propre à la pensée philosophique occidentale peut
constituer un écran quand on aborde des populations qui, par exemple, ne mettent
pas de frontière entre milieu humanisé et milieu « sauvage » ou reconnaissent aux
êtres vivants non humains une vie en société semblable à celles des hommes.
Le cas touva fournit une illustration frappante de la justesse d’une telle mise en garde.
Si les notions de « nature » et de « culture » sont présentes dans le touva
contemporain, c’est sous forme d’emprunts ou de néologismes tout à fait récents.
Kul’tura « culture » est bien entendu un empreint au russe, qui tenait lui-même ce mot
du latin. Nous avons déjà signalé l’existence dans la langue lettrée de bojdus qu’on
traduira correctement par « nature », mais ce terme est absent du corpus relevé par
Katanov en 1889 (1903, I), comme des épopées et des invocations chamaniques. Il
s’agit d’un emprunt récent au mongol, à partir de l’expression tümên bodis « mille
choses »126.
On sait bien cependant que l’absence d’un terme dans une langue ne permet pas de
déduire que la notion n’est pas utilisée par ses locuteurs dans leur système de
représentations. Ainsi, Hamayon a-t-elle montré l’importance centrale dans les
sociétés de chasse sibériennes du concept de « rendeur » qui n’a pas d’expression
linguistique indigène (1990, 371-372). La position de rendeur apparaît, occupée par
des instances diverses, dans les divers systèmes d’échange que constituent la parenté
(ibid.), la chasse (415-417) et le chamanisme (592 et passim).
Pour prendre un autre exemple, l’usage correct de la langue touva implique de
maîtriser la différence entre la catégorie de nom et celle de verbe (les verbes peuvent
être traités comme des noms mais l’inverse n’est pas vrai) ou plus subtilement les
notions de mode et de voix dans la conjugaison des verbes. Pourtant, il n’existe dans

126Tatarincev 2000-…, I, 240. L’époque de diffusion des « mongolismes récents » comme bojdus peut
être estimée à la fin de l’empire mandchou quand le mongol était la langue de l’élite et à la période de
la République populaire de Touva dont les premiers journaux ont été publiés en langue mongole
(Tanova 2006, 12-13).
153

la langue touva traditionnelle aucun vocabulaire grammatical permettant de nommer


ces catégories qui sont donc implicites. Rien ne permet de supposer que les schèmes
pratiques par lesquels les Touvas représentent le monde et la société et agissent sur
eux soient plus simples et plus explicites que celles qui leur permettent de manipuler
efficacement les mots127.
Nous avons observé une opposition explicite mise en avant par les Touvas eux-
mêmes entre öörengen (« appris ») et čajaattyngan (« ainsi fait »). Cette opposition nous
rappelle fortement le contraste, à nous familier, du « culturel » et du « naturel » ; un
rapprochement qui est également fait par les Touvas quand ils traduisent ces notions
en russe. Il est vrai que l’idée de « naturel » n’est pas encore celle de « nature », mais
pourquoi aurions-nous besoin de cette dernière ? On peut fort bien agir en traitant
un phénomène comme naturel sans pour autant disposer d’une métaphysique de la
nature comme tout. À vrai dire, le mot nature a plusieurs sens et il faut être certain de
celui qu’on a en vue si l’on veut s’interroger sur sa diffusion au sein de populations
non occidentales.
Le dictionnaire philosophique de Lalande distingue deux grands ensembles
notionnels recouverts par le mot « nature » ([1926] 2002, 667-669). Il y a d’abord la
« nature d’un être », sens qui « paraît être le plus fondamental » et dont Lalande
donne la définition suivante : « principe considéré comme produisant le
développement d’un être, et réalisant en lui un certain type. » Et il y a ensuite « la
nature en général », la natura rerum par différence avec la simple natura : ce concept
rassemble toutes les choses non soumises à l’influence de l’homme. Du premier sens,
Littré donne une formulation des plus claires : « Ensemble des propriétés qu’un être
vivant tient de sa naissance, de son organisation, de sa conformation primitive, par
opposition à celles qu’il peut devoir à l’art. » Il est évident que c’est la première
signification du mot « nature », dont la notion d’essence n’est qu’une
substantialisation, qui intéresse notre enquête et non la seconde. Nous observons au
passage une variation entre les définitions citées : pour Lalande la nature d’un être
réalise en lui un type, ce qui n’est pas exigé par Littré.
La seconde notion est métaphysique, elle implique une contemplation de l’univers vu
comme un tout sub specie aeternitatis, activité qui n’a pas nécessairement de
conséquences pratiques. Ce sens est propre à la pensée occidentale et Descola en a
retracé l’histoire : alors que la phusis de la Grèce archaïque désignait la « nature » au
sens d’ensemble des propriétés d’une chose, Aristote, en inventant la phusis comme
« totalité organisée », « fait surgir un domaine d’objet original qui va désormais prêter
à l’Occident bien des traits de son étrange singularité » (2005, 102).
Dans l’usage contemporain courant, la notion de « nature », dans son second sens,
trahit une représentation typiquement urbaine du monde opposant les territoires
habités et construits à ces espaces non bâtis auxquels pense le citadin lorsqu’il

127Les schèmes pratiques sont « opaques à eux-mêmes » (Bourdieu 1980, 26), et « pour être efficaces,
doivent demeurer tapis dans l’obscurité des habitudes et des accoutumances » (Descola 2005, 136). Ils
ne sauraient être confondus avec les catégories de l’idéologie explicite sans perpétuer « une vieille
confusion » dénoncée par Descola (ibid.). Pour être implicites, ces schèmes ne sont, bien entendu, pas
nécessairement universels.
154

souhaite aller « se balader dans la nature ». Cette nature-là est totalement étrangère,
on s’en doute, aux éleveurs touvas, qui n’ont pas le sentiment d’habiter « dans la
nature ». J’ai souvent remarqué dans les campements que mes exclamations sur les
beautés de la nature touva (Mynda dyka čaraš bojdus ! « Que la nature est belle ici ! »)
sonnaient singulièrement faux et ne pouvaient venir que d’un étranger. D’un étranger
ou encore d’un urbain car les Touvas de Kyzyl ne manquent pas de vanter la nature
(bojdus) de la République. Faute de contraste avec un autre type d’espace, il n’existe
pas pour les nomades quelque chose comme la « nature ». S’ils compartimentent
l’espace, c’est en fonction des milieux écologiques comme la steppe (xovu), la taïga
(tajga), les sables (êlezin).
La « nature » au sens premier, au contraire, est bien un schème pratique puisqu’elle
rassemble les attentes intuitives que l’on peut inférer à propos d’un objet en vertu de
la catégorie dans laquelle on le classe. Si les Touvas étaient foncièrement étrangers à
l’idée que les choses pussent avoir une « nature » en ce sens, alors notre hypothèse
serait en effet à rejeter. Mais on a peu de raison de supposer qu’il en soit ainsi. Pour
les Touvas, de nombreux aspects de la vie sont déterminés dès la naissance par
l’appartenance du sujet à une espèce définie. Si les hommes ont chacun un destin
individuel, ils subissent surtout les contraintes propres à l’humanité, comme le
rappelle ce passage de l’épopée Xunan-Kara (Orus-ool éd. 1997, 110) :

Kiži törelgetenden törüttünerde, Celui qui est né de l’humanité,


Möŋgerêêp dêêš Pour vivre éternellement
Törüttüner êves, N’est pas né.
Ölür-daa, törüür-daa užurlug bolgaj Il doit mourir, il doit naître.

Il est en fait assez difficile d’imaginer ce que serait la vie de gens rétifs à l’idée que les
choses ont une nature, c’est-à-dire un ensemble de propriétés permanentes. Les
éleveurs d’une telle société essaieraient par exemple d’apprendre à leur mouton à
produire de la laine sur leur dos ou à manger de l’herbe. Les éleveurs touvas ne
ressemblent pas aux éleveurs de cette société imaginaire. Ils ne manifestent aucun
surprise à voir leurs moutons produire de la laine sans enseignement, pas plus qu’ils
ne s’étonnent que leurs poulains ne leur obéissent pas avant qu’ils ne le leur aient
appris (dresser un cheval se dit ööredir « enseigner »). Les Touvas distinguent donc
parfaitement ce qui est naturel de ce qui est produit de « l’art » selon l’expression de
Littré.
155

II.L’objection relationnaliste

A. La relation réduite à une propriété

Boyer faisait référence à des matériaux ethnographiques de Fabrega et Silver pour


illustrer sa thèse d’une représentation naturaliste des spécialistes rituels. Il cite cette
phrase des deux auteurs : « Certains h’iloletik sont légitimes et compétents car ils ont
reçu leurs pouvoirs des esprits ancestraux ; d’autres sont illégitimes et incapables
(…) » (Fabrega & Silver 1973, 41, cité par Boyer 1997, 184). La compétence des
h’iloletik est donc conditionnée par leur relation à des agents spéciaux, des « esprits ».
Voici quelques lignes plus loin le résumé que fait Pascal Boyer de cette information :

« Les maladies qui frappent le ou la futur(e) chaman sont conçues, par exemple,
comme la conséquence des propriétés inobservables qui font qu’il ou elle deviendra
h’ilol ; et les contestations éventuelles des capacités d’un guérisseur sont toujours
exprimées comme la remise en cause de l’identité chamanique de cet individu. » (ibid.)

Or ces notions d’« identité » et de « propriété », introduites par Boyer, ne sont pas
présentes dans les descriptions de Fabrega et Silver, qui parlent quant à eux de divine
election (op. cit., 33). Le vocabulaire qu’ils emploient est généralement de l’ordre de la
relation sociale et non de la qualité intrinsèque : selon leurs termes, le chamane est
« choisi », il « reçoit des instructions » de ses « dieux ancestraux » qui lui « donnent »
des cadeaux rituels (ibid., 31-32).
Le changement de perspective des ethnographes au théoricien est considérable. Ce
mouvement de réduction d’une relation avec une entité externe à une qualité interne
se retrouve dans un ouvrage ultérieur de Boyer (2001, 393) : « Les personnes censées
avoir une capacité particulière pour les relations avec les agents surnaturels sont
représentées comme ayant une qualité spéciale, quoique invisible, qui les singularise. »
De cette qualité dont l’origine supposée varie, Boyer affirme encore que « dans tous
les cas, elle est interne » (ibid.). Mais qu’est-ce qui autorise à affirmer que des
spécialistes à qui l’on prête des rapports avec des esprits se voient en outre
nécessairement gratifiés d’une qualité intrinsèque spéciale ?
Cette internalisation demanderait d’autant plus à être justifiée que, dans le monde
sibérien, le discours sur les rapports des chamanes avec leurs esprits est beaucoup
plus courant et prolifique que celui sur leur essence, même si cette notion trouve,
avec uk et udxa, des formulations explicites dans quelques langues. L’admirable
spécialiste des peuples sibériens qu’était Diószegi tirait de son enquête chez les Sagaïs
une conclusion toute contraire à celle que nous proposons : To inherit the office of a
shaman does not, according to Sagai notions, mean an inheritance of shamanistic faculties but that of
shaman spirits (1998, 27). Il est incontestable que la littérature orale de n’importe lequel
des peuples turcs de Sibérie forme un tissu d’histoires d’esprits et de chamanes unis
par des relations d’ordre divers : combat, séduction, tromperie, violence ou amour.
156

B. L’identité précède la relation

Le problème qui se pose est le suivant : est-il non seulement vraisemblable, mais
surtout viable socialement, d’attribuer une relation permanente et directe avec un être
exceptionnel, donc une relation exceptionnelle, à des sujets humains pensés comme
banals ?
C’est dans un texte antérieur, Tradition as truth and communication (1990), que Boyer
justifie la réduction d’une relation à une qualité interne. Dans cet ouvrage, il étudie le
statut de la vérité dans les sociétés traditionnelles. Il propose l’hypothèse selon
laquelle, si certains énoncés se voient attribuer une vérité inconditionnelle, c’est en
raison de particularités de leur énonciateur (magicien, initié). Les énoncés proférés
par le spécialiste sont perçus comme le résultat, non d’un choix intellectuel de sa part,
mais d’une action momentanée ou durable sur lui exercée par des entités
surnaturelles. Cette action est en général mise en œuvre à partir d’un rite d’initiation
qui place les initiés en position d’être « exposés » au pouvoir de leurs ancêtres (ibid.,
98). Pourquoi seules certaines personnes sont-elles censées pouvoir être impliquées
dans de tels processus causaux (où elles occupent les positions d’effet et de cause,
comme une courroie de transmission), et par conséquent sont seules autorisées à
subir les rites d’initiation ? C’est parce qu’une différence naturelle est antérieurement
supposée les distinguer des gens ordinaires. Selon Boyer, this in fact is a very common
strategy in both science and common sense : differences in causal power are related to underlying
differences in kind (ibid., 105). Par exemple, si l’audience considère que le chamane dit la
vérité128, ce n’est pas parce qu’elle suppose qu’il a une connaissance encyclopédique
assez grande pour être compétent sur tous les sujets, mais parce que les esprits sont
censés parler à travers lui. À cet aspect relationnel, il faut aussitôt ajouter, comme le
fait Boyer, que, pour l’audience, les chamanes sont les seuls à travers qui les esprits
parlent. Ce sont précisément les représentations essentialistes qui rendent possible
l’hypothèse de relations causales exclusives (ibid. 100-101). Ainsi, la différence
ontologique entre spécialistes et profanes doit nécessairement se présenter comme
antérieure logiquement et chronologiquement à la relation avec les esprits.
L’argument peut être prolongé de la manière suivante. Il est incontestable que les
rites d’initiation ne sont généralement accomplis que sur certaines personnes à qui ils
sont destinés et réservés. Dans les explications indigènes, un tel rite est souvent censé
faire d’un individu indifférencié sexuellement un homme véritable. Mais s’il en est
ainsi, qu’est-ce qui empêche de l’accomplir sur des femmes, afin de les transformer
en hommes ? L’accès au rite exige en fait l’appartenance à un type qui doit se révéler
par l’effet de l’action rituelle. Les parents ne font subir à leur petit garçon le rite
d’initiation qui va faire de lui un homme que parce qu’ils considèrent qu’il est bien un
homme et non une femme. On rejoint ici une critique formulée par Bourdieu (1982,
121) à l’encontre d’une description purement interprétative du rite de passage : « La

128 Les Touvas disent d’un chamane en qui ils ont confiance : šyn čugaalaar, « il dit vrai ».
157

théorie de Van Gennep [1909] en insistant sur le passage temporel masque un des
effets essentiels du rite, à savoir de séparer ceux qui l’ont subi non de ceux qui ne l’ont
pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon et d’instituer ainsi
une différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne
pas129. » Le rite présuppose, mobilise et consacre une différence essentielle entre des
types d’êtres supposée le précéder. Ainsi peut-on convenir avec Boyer que le principe
d’essences différentes entre les humains précède logiquement l’idée d’action causale
des esprits.
L’analyse de Boyer, on l’aura noté, tire ses exemples de sociétés à rite d’initiation.
Sera-t-elle encore valable pour les chamanismes sibériens qui ne connaissent pas de
telles procédures ? Dans le modèle initiatique, la relation est établie au cours d’un
rituel organisé par les hommes, alors qu’en Sibérie, c’est à l’esprit que l’on prête
l’initiative d’« élire » son chamane pour reprendre un terme répandu dans
l’anthropologie de la région130. Cette différence n’invalide pas pour autant les
arguments précédents. Elle ne le ferait que si l’esprit était censé établir une relation
avec un humain de façon purement aléatoire ou opérer son choix selon des critères
totalement inaccessibles aux humains. Dans ce cas, le statut de chamane serait soumis
à un principe purement relationnel et contingent, sans trace d’essentialisme. Mais il
n’en est pas ainsi : une telle conception serait totalement impraticable car les humains
ne pourraient déceler de critères du choix des esprits et le statut social de chamane ne
pourrait se stabiliser. En réalité, l’esprit est supposé porter son dévolu sur une
personne qui présente les qualités nécessaires pour lui plaire. Ces qualités sont liées
en général à l’appartenance de l’ « élu » à un pseudo-lignage chamanique au sein
duquel elles se transmettent.
Si le chamane est conçu comme un être particulier, ce ne peut être seulement en
raison de l’action que les esprits exercent sur lui. Nombreux, chez les Turcs de
l’Altaï-Saïan, sont ceux qui sont supposés subir cette action : le malade attaqué par un
mauvais esprit, le dément possédé toute sa vie par un albys, le chasseur avantagé par
le maître de lieu donneur de gibier. Or ces personnes ne sont jamais confondues avec
des chamanes. Pour les profanes, le chamane se distingue en ce qu’il est capable de
maîtriser et d’orienter les relations qu’il a avec les esprits. Cette relation a ceci de
singulier qu’elle réunit deux agents et ne peut se réduire à une action causale d’un
agent sur un patient : elle conçue comme une authentique interaction sociale.
Comme le souligne Roberte Hamayon, l’idée de relations stables du chamane avec
ses esprits « réclame de sa part la mise en œuvre de qualités personnelles » (1990,
441-442). La manifestation de ces qualités est indispensable, et « c’est sur cet art à
rendre sensible son pouvoir de mobiliser à son service exclusif ces êtres imaginaires
que repose son charisme aux yeux de sa communauté » (ibid., 442). Il nous semble
que ce « pouvoir » d’agir sur les esprits doit nécessairement être conçu comme
indépendant des esprits eux-mêmes, sans quoi on ne saurait parler de « pouvoir »,
nulle idée d’initiative ne serait possible, et l’on voit mal comment des tâches rituelles

129 C’est l’auteur qui souligne.


130 Par exemple l’ouvrage de Basilov, Izbranniki duxov, « Les élus des esprits » (1984).
158

actives pourraient être confiée au chamane. Si un minimum d’autonomie de pouvoir


ne lui est pas reconnu, alors le chamane ne peut se distinguer fondamentalement du
dément possédé par un esprit. Cette idée de « pouvoir » a une existence dans le
discours indigène au sujet des chamanes. Chez les Touvas, la question de la force
(küš-šydal, « force-pouvoir ») du chamane est une préoccupation constante et ces
notions sont également présentes chez les peuples voisins.
D’un point de vue sociologique, ces qualités propres censées attirer l’esprit doivent
évidemment être repérables par les hommes pour que l’élection d’une personne
particulière par les esprits leur paraisse vraisemblable et qu’ils reconnaissent en elle
un chamane. En effet, les hommes ne voient jamais en elle-même la relation du
chamane à ses esprits, ils ne peuvent qu’en reconnaître les conditions de possibilité et
les conséquences.
Si l’on prend garde d’oublier que les esprits n’existent pas, on doit admettre que, dans
leurs fonctionnements objectifs, le modèle initiatique et le modèle de l’élection ne
sont pas séparés par un abîme. Car dans tous les cas, ce sont les hommes qui
attribuent à certains d’entre eux des relations et des qualités spéciales. Si une
différence subsiste, c’est dans le rôle que les hommes s’attribuent à eux-mêmes dans
l’établissement des relations : actif dans le modèle initiatique, passif dans le modèle
chamanique qui nous occupe. Il est vrai que l’observateur peut déceler des stratégies
de reproduction sociale conscientes ou inconscientes par lesquelles les acteurs
poussent implicitement un membre de la famille à prendre la succession d’un défunt
ou gardent précieusement certains objets métalliques de l’équipement d’un chamane
défunt censés accélérer la naissance d’un nouveau chamane (chez les Téléoutes,
Dyrenkova 1949a, 187 et Potapov 1949, 198 ; chez les Tchlekanes, Xlopina 1978,
78). Néanmoins, on n’entendrait jamais les parents d’un chamane expliquer : « Nous
avions envie que le petit devienne chamane pour continuer la tradition familiale ». Au
contraire, c’est souvent la consternation qui est manifestée dans la famille de l’enfant
qui présente les signes caractéristiques du chamane. Lorsqu’un enfant altaïen est tenu
pour atteint par la douloureuse crise qualifiante, « sa famille s’efforce de l’écarter de
cette route dangereuse » avant de se résigner à préparer son accès à la fonction
(Dyrenkova 1930, 268). Des techniques sont connues pour chasser les esprits qui
tourmentent le novice mais elles sont conçues comme provisoires et peu efficaces (cf.
infra p. 217-218). D’une manière générale chez les Turcs de Sibérie du Sud, si l’on
admet (très rarement) que l’on peut tenter d’agir sur la relation de l’élu avec ses
esprits, on ne se prétend dans aucun cas capable d’agir sur les qualités internes qui
conditionnent la relation. Ces qualités sont bel et bien toujours conçues comme
naturelles au sens de Littré, c’est-à-dire qu’elles échappent à « l’art ».

La question de savoir si la relation prime l’essence ou si c’est l’inverse ne se pose pas


seulement pour le chamanisme sibérien. L’apport décisif revendiqué par le
structuralisme a été de placer les relations et plus précisément les relations de
relations au centre de l’étude, et de rejeter dans le contingent la question de la nature
159

des termes reliés qui paraissait auparavant être l’objet même de la discipline131.
Aujourd’hui la notion d’ontologie vient replacer au cœur de l’analyse la question de
savoir comment les objets eux-mêmes sont conçus, quelle nature leur est accordée et
selon quelles catégories. Descola, s’écartant de la « position structurale », accorde « la
préséance logique aux modes d’identification sur les modes de relation », un mode
d’identification spécifiant les « propriétés ontologiques des termes » (2005, 164-165).
Il n’y a sans doute pas, heureusement, à choisir entre termes et relations. Même le
structuralisme le plus formaliste décrit nécessairement les termes qu’il met en
relation, sans quoi la relation n’est qu’une abstraction inconsistante.
Peut-être conviendra-t-on que la mise en place d’une relation implique sans doute des
qualités indispensables, sans admettre pour autant que la relation elle-même puisse
être réduite à ces dernières. On pourra en effet toujours objecter que la possibilité de
la relation n’est pas la relation elle-même. Il est métaphysiquement possible pour
chaque citoyen de connaître personnellement le président de la République, mais seul
celui qui en est réellement assez proche pour le faire intervenir dans une situation
difficile se distingue de façon intéressante aux yeux de ses concitoyens. Ainsi la
capacité d’avoir une relation avec le président est-elle de peu de valeur en
comparaison de la relation réalisée qui, elle seule, est fascinante.
Il demeure pourtant une grosse différence entre le président et les esprits : c’est que
les esprits sont supposés être très nombreux, alors que les présidents de la
République sont réputés très rares. Ce n’est donc pas l’occasion d’être à proximité
d’un esprit qui constitue un fait intéressant dans des sociétés où montagnes, col,
arbres et rivières ont des esprits-maîtres et où les maladies sont considérées comme
une dévoration du souffrant par un esprit. C’est la capacité intrinsèque de voir ces
agents spéciaux quels qu’ils soient, de leur parler et d’agir sur eux qui est précieuse et
qui peut servir d’assise à un statut social.
Dans les interactions concrètes, lorsqu’un client consulte un chamane, la question de
l’origine relationnelle de ses capacités n’entre pas tellement en ligne de compte. De la
relation, invisible de toute façon pour le profane et objet seulement de spéculations,
ce qui est attendu, ce sont bien des pouvoirs spéciaux susceptibles d’intervenir
efficacement dans sa vie.

III. Troisième objection : la diversité des chamanes

Nous avons vu que l’accès à l’essence chamanique rappelle plutôt la maladie


génétique que l’espèce animale. Pourtant le modèle de l’espèce peut demeurer valable
en ce qui concerne la représentation générale de la catégorie des chamanes en dehors
de la question de leur recrutement. Mais ici une nouvelle difficulté, plus délicate, se
présente. Si le groupe des spécialistes religieux est conçu comme une espèce

131Pour Bourdieu, telle est bien la « nouveauté essentielle » du structuralisme : l’introduction d’un
« mode de pensée relationnel » rompant avec le « mode de pensée substantialiste » (1980, 11).
160

naturelle, les gens devraient s’attendre à ce que leurs comportements présentent un


nombre élevé de caractères identiques, justement ceux attribués au pouvoir causal de
leur essence commune. Or c’est souvent le contraire que l’on découvre dans les
inférences des Touvas concernant leurs chamanes. Les Touvas veulent que les
chamanes soient des gens hors du commun et qu’ils se distinguent non seulement de
la masse des profanes, mais aussi de l’ensemble de leurs confrères.
Caroline Humphrey observe qu’on ne rencontre pas chez les Daours de discours sur
la catégorie des « chamanes » comme ensemble homogène (Humphrey & Onon
[1996] 2003, 183). Remarquons que cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de catégorie
implicite, autrement les Daours seraient incapables d’employer correctement le terme
« chamane ». Mais cette catégorie « chamane » n’a visiblement pas pour principe une
définition décrivant les caractéristiques observables des individus qui s’y classent.
Ceci ne constitue pas une objection à l’interprétation de l’essentialisme social, au
contraire. Ce qui est plus troublant, c’est que l’appartenance à la catégorie n’implique
pas de traits communs saillants sur le plan du comportement. Entendons-nous :
peut-être pour un Européen les chamanes paraîtront-ils tous semblables, mais, dans
les descriptions que les indigènes produisent, la ressemblance entre les chamanes
n’est nullement un caractère sur lequel ils cherchent à attirer l’attention. Bien au
contraire, ils souligneront les différences de pratique et de style.
Le trait n’est pas propre aux peuples turco-mongols. Boyer lui-même, sur son propre
terrain au Gabon, a recueilli des opinions similaires à propos des spécialistes rituels
appelés ngegang :

« Les Fang savent qu’il y a beaucoup de ngengang et aussi que chacun a sa


technique particulière et coopère avec certains esprits. Il est parfaitement
logique de faire appel à un autre ngengang lorsque le premier n’a pas réussi à
résoudre le problème. La façon dont ces spécialistes décrivent ce qu’ils font et
les raisons de leur efficacité peuvent varier considérablement. Dans la mesure
où leur rôle dépend essentiellement de leurs qualités individuelles, de leur
réputation dans un groupe particulier, ils ne sont pas clairement perçus
comme les représentants d’une façon de faire généralisée. » (2001, 393).

Pourtant, un peu plus haut, Boyer rappelait sa théorie en disant que « la différence
entre un ngengang et les autres [Fang] est représentée de la même façon que la
différence entre deux espèces naturelles » (ibid. 391)132. La contradiction est
troublante. On ne voit plus du tout, en suivant l’ethnographe, ce qu’il y a de
commun, comme l’affirme pourtant le théoricien, entre la manière dont l’essence
« girafe » est supposée faire de la girafe une girafe et le mode d’action de l’essence qui
fait d’un chamane un chamane. Des membres d’une espèce, on s’attend à ce qu’ils

132 Ce passage est ambigu, mais il est clair dans le contexte qu’il s’agit bien, pour Boyer, d’une essence
commune aux membres de la catégorie comme on le voit par un texte antérieur (1990, 104-105) :
« there is a presumption that persons occupying a certain position share an essence (…). (…) The assumptions of shared
essence and typical features seem to be a direct translation, in the domain of traditional interaction, of the way everyone
from early childhood identifies and classifies natural kinds. »
161

soient produits selon un type congénital qui unifie leur aspect et leur comportement.
Or, chez les ngengang, il n’y a plus de comportement partagé, mais des pratiques à tel
point diversifiées que leurs caractères communs peuvent même échapper aux Fang.
L’espèce peut-elle être le modèle d’une catégorie dont les membres ont pour attribut
de ne pas se ressembler ? En fait, si nous ne voulons pas renoncer au modèle
essentialiste qui est performant par ailleurs, il nous faut admettre que le trait sous-
jacent du ngengang est une essence individuelle et non une essence collective. À
preuve, les essences de chaque ngengang sont si singularisées qu’elles peuvent devenir
entre elles incompatibles et hostiles. Une maladie d’un jeune garçon fang fut ainsi
expliquée par le caractère puissant et ombrageux de son evur (l’essence du spécialiste
imaginée comme un organe invisible) qui n’avait pu supporter la présence de l’evur
d’un conteur lors d’une séance de conte à laquelle il assistait (Boyer 1990, 32). Nous
rencontrerons de nombreux faits semblables chez les Touvas.
La notion d’essentialisme est couramment utilisée en psychologie sociale. C’est l’une
des variables avec lesquelles on mesure la perception qu’un individu a d’un groupe.
Mais cette variable n’est pas la seule. On parle également d’« entitativité » pour
mesurer à quel degré un individu prête à un collectif le caractère d’entité intégrée.
Autrement dit, l’entitativité est l’intégration, non telle qu’elle est, mais telle qu’elle est
perçue. Cette notion, introduite par Campbell (1958), peut nous être utile.
L’entitativité varie indépendamment de l’essentialisme : on a ainsi montré qu’un
groupe rassemblé autour d’une tâche est conçu avec une entitativité plus haute qu’un
groupe d’intimes, en revanche les jugements sur ce dernier révèlent un essentialisme
plus élevé (Denson et alii, 2006). On peut faire quelques estimations à propos des
Touvas. Il est clair que les jugements des Touvas à l’égard des Mongols sont
caractérisés par une haute entitativité, c’est-à-dire qu’il les perçoivent comme un
groupe très solidaire (dans leur hostilité supposée contre les Touvas notamment).
L’entitativité est bien moindre, nulle peut-être, dans la conception que les Touvas ont
de leurs chamanes qui sont supposés, malgré l’apparition récente d’associations, peu
enclins à la coopération sincère.
En revanche, la notion d’essentialisme telle qu’elle est élaborée par la psychologie
sociale nous convient assez peu pour la tâche qui nous occupe. L’essence à laquelle
ces recherches font référence est l’essence-type qui produit des individus uniformes.
La psychologie sociale étudie de préférence les méfaits de l’essentialisme en ce qu’il
contribue à la reproduction des inégalités. Les formes d’essentialisme qu’elle
privilégie sont donc le sexisme, le racisme, et d’une manière générale la
représentation des dominés et des exclus (par exemple, Schadron 2006). Rothbart et
Taylor (1992) ont défendu l’idée que les groupes sociaux sont souvent interprétés
comme des « catégories naturelles ». Ce modèle rejoint celui de Boyer : s’il paraît très
performant pour l’analyse de l’idée d’aristocratie ou la déconstruction de stéréotypes
négatifs comme le racisme et des discriminations qu’ils produisent, l’outil manque de
prise devant l’idée d’une essence qui produit de l’originalité comme c’est le cas pour
les spécialistes rituels.
162

L’interprétation en terme d’essentialisme doit être conservée mais sous une forme
corrigée. Mieux vaut sans doute ne pas identifier, comme le fait Boyer (1990, 105),
l’essentialisme se rapportant aux spécialistes religieux et celui qui concerne des
catégories sociales comme les castes indiennes, qui, ne serait-ce que par leur nom jati,
« espèce », se prêtent bien mieux au modèle des espèces.
La notion d’ « espèces sociales » nous sera de peu de secours pour la poursuite de
cette étude. Il faut admettre que l’essentialisme social concernant les spécialistes
religieux n’est pas le résultat d’une extension de la biologie intuitive à un domaine qui
n’est pas le sien. À l’évidence, les spécialistes religieux subissent un traitement
cognitif adapté, très particulier, et dont il est temps de décrire les conséquences dans
l’ordre de l’action.

IV. L’essentialisme en pratique : vrais et faux chamanes

Dans les jugements pratiques des Touvas sur leurs chamanes, l’un des motifs qui
incitent le plus à supposer un essentialisme social structurant, c’est l’obsédante
question de la distinction des « vrais » (šyn) et des « faux » (mege) chamanes133. Qu’ils se
revendiquent athées, bouddhistes ou chrétiens, mes informateurs affirmaient tous
comme une évidence l’existence d’une différence radicale entre d’une part des « vrais
chamanes » et d’autre part des « imposteurs ». Tout le monde est d’accord avec l’idée
que si un chamane est un « vrai », alors il a des pouvoirs surnaturels. Cette définition
semble impliquée par la compréhension même du mot xam (« chamane »), donc par
la connaissance de la langue touva. Les ethnologues touvas m’ont souvent surpris par
la réaffirmation de cette opposition qu’on n’attendrait pas dans la bouche de
scientifiques. Le sceptique radical à Touva n’est pas quelqu’un qui croit que les
chamanes n’ont pas de pouvoir surnaturels, mais quelqu’un pour qui il n’existe (plus)
aucun chamane authentique.
Cependant, si le principe de l’opposition est universellement partagé, la nature des
termes qu’elle est censée faire contraster reste étonnamment floue. La question,
régulièrement posée, de ce qui distingue les vrais chamanes des faux laissait souvent
mes informateurs hésitants. Les critères d’identification du vrai chamane, qu’on me
fournissait après quelques instants de réflexion, étaient des plus divers, ce qui
confirme une fois de plus la représentation essentialiste. Si un critère unique faisait
l’objet d’un consensus dans la société touva, il faudrait reconnaître que la catégorie
des chamanes est soumise à une définition vérifiable, qui ne rend nullement
nécessaire l’idée d’une propriété sous-jacente inobservable.
La représentation essentialiste du statut chamanique ne fait pas, nous semble-t-il,
l’objet d’une transmission explicite chez les Touvas. Le terme uk qui peut désigner
l’« essence chamanique », n’est pas souvent employé dans ce sens. Il reste toujours

133On trouve des occurrences de la notion de « vrai chamane » chez des peuples voisins, comme les
Sagaïs au Nord (Diószegi 1998, 31) ou les Darkhates au Sud (Pedersen 2007).
163

ambigu ; dans le contexte chamanique il connaît des usages contradictoires, et, en


définitive, il ne peut à lui seul expliquer l’extrême diffusion d’un essentialisme
robuste. Notre hypothèse est que la question répétée de l’authenticité de tel ou tel
chamane exprime, stimule et diffuse le schème selon lequel les chamanes se
distinguent par nature des hommes ordinaires. Le problème de l’authenticité des
chamanes, qui préoccupe perpétuellement les populations de la région d’après des
témoignages répétés depuis le XVIIIe siècle, nous paraît jouer un rôle moteur dans le
chamanisme. L’insécurité cognitive dans laquelle les profanes se trouvent face à leurs
chamanes n’a rien d’un doute sur une vérité d’ordre général, du type « Ülgen a créé la
terre ». Comme le dit Hamayon, « l’absence de certitude se distingue radicalement du
scepticisme compris comme une attitude excluant toute possibilité de certitude. » Elle
est constitutive de l’ « attitude de croyance » au cœur de laquelle Hamayon a montré
qu’elle joue un rôle dynamique, notamment en ce qu’elle suscite des innovations
(2005, 34-35).
L’incertitude est un modèle pratique concernant des personnes avec lesquelles le
profane est en interaction. Le doute, en ce sens, relève plus de l’action que de la
spéculation.

A. Une insécurité cognitive originelle

J’ai longtemps supposé, entendant les Touvas me parler de « faux chamanes » dès
mon premier séjour dans la république, que ces doutes devaient être interprétés
comme un manque de conviction de leur part, une érosion de la « vision du monde »
chamanique, esquintée par l’intrusion de l’esprit critique que l’éducation athée a
promu pendant la période soviétique. J’y voyais aussi la conséquence des
bouleversements qu’avait connus le chamanisme après 1991, de la rupture des
chamanes urbains avec un modèle traditionnel, qui faisait nécessairement d’eux des
imposteurs aux yeux des connaisseurs. Ces explications ne sont pas fausses, mais il
devient évident qu’elles sont tout à fait insuffisantes lorsqu’on rencontre dans des
sources anciennes des jugements semblables à ceux que l’on peut entendre
aujourd’hui.
Grigorij Potanin qui a parcouru pendant plusieurs années la région et a rassemblé un
matériau considérable sur le chamanisme, fait la remarque suivante, d’une grande
importance pour nous :

« Les Altaïens, les Urjanxaj [Touvas] comme les Bouriates sont convaincus
que les chamanes actuels ne disposent plus des connaissances et du pouvoir
sur les forces mystérieuses de la nature que possédaient les anciens ; les
chamanes actuels ne sont pas des vrais mais seulement des imposteurs.
Nombreux sont les récits sur la puissance des anciens chamanes. » (Potanin
1884, 68).
164

Un jugement très semblable a été recueilli par Jakovlev chez les Touvas et les
Khakasses : « Les chamanes actuels sont des trompeurs. » (1900, 101). Ils sont
supposés avoir perdu les forces de leurs ancêtres. D’après un chamane touva, le plus
grand chamane se trouve aujourd’hui dans une « maison de pierre » : c’est le
mannequin de chamane du musée ethnographique de Minoussinsk (ibid.). Les
chamanes « reconnus » sont appelés uktug xam134 « chamane à essence/origine uk » ;
mais tous ne sont pas de ce genre :

« Hormis ceux-là, il n’y a pas peu de chamanes imposteurs qui choisissent


cette activité non sur l’ordre des esprits, mais pour trouver un revenu facile.
Les Soïotes [Touvas] ont composé à leur sujet des proverbes : ‘Il voulait
manger de la bouillie et de la queue grasse de mouton, il s’est fait chamane’. »
(Jakovlev 1900, 113-114).

Jakovlev cite encore le proverbe Jadaraanda xam bolar, čaaraanda sajak bolar, « Celui qui
est appauvri devient chamane ; le cheval au dos blessé marche l’amble135. » Cette
image stigmatise un accès à la fonction de chamane qui résulte d’une cause accidentelle
(l’appauvrissement est un événement contingent comme la blessure d’un cheval) et
non essentielle.
Les chamanes qui ne sont pas « à essence » (uktug) sont soupçonnés d’avoir eux-
mêmes choisi leur profession. Le choix, l’intention, sont toujours les signes du faux
chamane. Jakovlev estime que le scepticisme des Touvas est dû au déclin des
croyances anciennes chez les indigènes sibériens qui ont ainsi le tort de faire porter
sur leur chamane une faute qui est la leur. Pourtant, la manifestation de cette
suspicion est aussi ancienne que les premières descriptions scientifiques dont nous
disposons sur le chamanisme des peuples turcs de l’Altaï-Saïan.
L’académicien Gmelin, qui a exploré la Sibérie méridionale en 1734, a obtenu d’un
groupe de Téléoutes (Teleutische Tataren 1751-1752, I, 272) campant à trois verstes136
de Kouznetsk, d’intéressantes informations sur leur chamane (kam) :

« Il a un tambour magique par lequel il peut retrouver ce qui a été perdu,


guérir les malades et prédire beaucoup de choses. Pourtant, les gens avouent
que ses prophéties et ses cures ne sont pas toujours des plus sûres. » (Gmelin
op. cit., 276)137.

Le doute est encore là. Peut-être supposera-t-on que, malgré leur ancienneté, ces
exemples illustrent une perte de crédit des représentants d’un monde traditionnel en
déclin, en raison de la déstabilisation causée par la christianisation et la colonisation
russe sensible depuis un peu plus d’un siècle chez les Téléoutes au moment où

134 Noté uxtux xam par Jakovlev.


135 Noté čodarande xam bolar, čarajde sojak bolar et traduit improprement. Le dictionnaire de Tenišev en
donne (504) la variante suivante : čaaraanda sajaktaar, jadaraanda xamnaar. Voir aussi Jakovlev 1902, 52.
136 Une verste valait 1067 m.
137 « Er hat ein Zaubertrommel, durch welche er das verlohrne wiederschaffen, kranke gesund machen und viele Dinge

vorher sagen kann. Doch gestehen die Leute, dass seine Prophezeiungen und Curen nicht allezeit die richtigsten sein. »
165

Gmelin les interroge. Le fort de Kouznetsk, à proximité duquel se trouvaient ces


Téléoutes, avait été fondé par les Cosaques en 1618.
Cette explication historique ne nous semble pas pertinente. Il faut d’abord rappeler
que la fin de l’indépendance politique du khanat de Sibir’ avec la défaite des troupes
de Kučum par les Cosaques d’Ermak en 1584 n’a pas marqué le début d’une
installation massive de colons russes sur le territoire sibérien. Les Cosaques,
retranchés dans des forts (ru. ostrog), n’entretenaient aucune vie sociale commune
avec les indigènes. Si certaines populations sibériennes ont connu des velléités de
christianisation de la part des Russes, les Téléoutes décrits par Gmelin n’ont pas été
concernés comme en témoigne le tableau dédaigneux qu’il fait de leurs croyances :
« Ces Tatares ne sont pas mahométans. Leur religion n’a aucune forme précise et,
semble-t-il, ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils croient. » (ibid. 274).
La colonisation n’est devenue un phénomène massif qu’avec l’apparition du chemin
de fer au XIXe siècle (Znamenski 1999, 199). Si des échanges existaient (commerce de
fourrures et de pommes de pin), les Russes n’avaient aucune influence sur la vie
sociale et religieuse des « Tatars » vivant dans la taïga. Pour Znamenski, le commerce
n’a pas créé de changement radical dans les sociétés du Nord de l’Altaï dans cette
période (ibid.) Les Téléoutes interrogés par Gmelin habitent dans des huttes d’écorce
ce qui montre qu’ils n’ont pas subi de politique de sédentarisation de la part des
Russes138.
L’argument décisif en faveur du caractère fondamental et non contingent de
l’insécurité cognitive concernant le chamane est la présence de ce thème dans les
contes et dans les mythes.

B. Mythes du premier chamane : la puissance chamanique à


l’épreuve du pouvoir politique

Les imposteurs ne sont pas rares dans la littérature orale touva, comme par exemple
le tölgeči-megeči, « devin-menteur » (Samdan éd. 1994, 400). Une légende des Altaïens
raconte que le chamane Čaabaš avant de mourir recommanda à ses descendants : « Si
apparaissent dans ma descendance des charlatans, ne les honorez pas et ne leur faites
pas de représentation čaluu. Quand vous aurez besoin d’une prédiction, adressez-vous

138 Les Bouriates, eux aussi, se méfient des chamanes « qui ne le deviennent que sur le tard et par des
moyens douteux ». Ils sont jugés moins puissants car « il leur manque le ‘don’ qu’implique la
possession d’une essence » (Hamayon 1990, 647). Vasilevič signale que les Évenks se plaignent de
l’existence de « faux chamanes » (1968, 348). Vasilevič interprète classiquement ces suspicions comme
le résultat d’une dégradation des relations sociales sous l’effet du colonialisme. Le doute serait causé
par l’apparition à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle d’un paiement en nature pour les
services chamaniques qui aurait entraîné une inflation de vocations d’imposteurs. Cette analyse
historique concorde mal avec les faits rapportés par Isbrand Ides qui voyagea parmi les Évenks au
XVIIe siècle ([1704] 1706, 30) : « Si les Toungouses se sont fait voler quelque chose ou souhaitent être
informés de quelque chose, d’abord il [le chamane] doit être payé, ensuite il joue le tour (…). Le
magicien avait beaucoup de troupeaux qui venaient de ce qu’ils lui donnent toujours tout ce qu'il
demande. »
166

à un bon chamane139. » Mais les références les plus notables aux faux chamanes se
trouvent dans des mythes concernant précisément l’origine de l’institution
chamanique.
Ce type de mythe, répandu sur une très large zone, raconte les épreuves subies par un
chamane, qui est parfois le premier chamane, parfois le fondateur d’une lignée de
chamanes. G. N. Potanin (1883, 288-290) fournit une série de récits qui peuvent être
considérés comme des variantes d’un même mythe tant les épisodes décrits sont
proches et tant ils sont différents d’autres mythes sur le premier chamane140.
Le mythe suivant a été recueilli auprès d’un Touva nommé Bjurgut, du clan Salčak :

« Le premier chamane était une femme. Bogda-xaan [l’empereur de Chine141]


dit : ‘Si c’est une vraie chamane, on ne pourra la tuer en lui tirant dessus.’ Et il
ordonna de tirer sur elle. La femme chamane non seulement ne fut pas tuée,
mais se mit même à chamaniser plus fort qu’auparavant. Alors Bogdy-xaan la
reconnut comme véritable chamane et lui donna le surnom Ilbiči-xam. Elle
eut un enfant qui, suite à ce coup, naquit avec un signe. En souvenir de cette
chamane on appelle encore les habiles ilbiči-xam, c’est-à-dire chamane capable
de faire des ilbi [‘tour de magie’]. Ilbi-šidi est le nom donné au chamane faiseur
de miracle qui se découpe lui-même avec un couteau, se montre à l’assistance
sous forme d’ours (se transforme en ours), et autres. »

Potanin a noté une seconde variante de ce mythe auprès du même informateur


mentionnant qu’il s’agit de sa réponse à la question : « Qui était le premier
chamane ? ». Potanin n’indique pas pourquoi ces deux versions diffèrent.

« Un khan appela une femme chamane (xam-kadyn142) pour chamaniser ; elle


était à ce moment enceinte et chamanisa mal ; le khan ordonna de lui tirer
dessus. On la tua mais elle mit au monde un fils avec sur le front une trace de
flèche. C’est lui qui fut le fondateur du clan des chamanes. »

Dans cette variante, la chamane ne résiste pas à l’épreuve, son pouvoir s’avère
inférieur au pouvoir politique du khan. Mais, comme dans la version précédente,
cette confrontation avec le pouvoir laisse une marque physique qui sera comme le
signe indiquant l’appartenance à la descendance des chamanes. Cette évocation de la
première chamane est, à notre connaissance, la seule que l’on rencontre dans la
littérature orale touva. Les invocations chamaniques, en particulier, ne font pas
allusion à cette figure anonyme.

139 Anoxin 1924, 128 ; informateur chamane Šagaj, clan Irkit


140 Nous analysons plus loin d’autres mythes, téléoutes et touvas, dans lesquels le premier chamane a
une relation érotique avec un esprit féminin.
141 Littéralement « souverain suprême ». Bogda-xaan était un titre mongol de l’empereur de Chine

(Monguš 2003, 267).


142 xam « chamane », kadyn « dame ».
167

Dans les variantes altaïennes et téléoutes (ibid., 289), la situation de départ est
caractérisée par l’existence d’un grand nombre de chamanes et le mythe raconte une
refondation plus qu’une fondation :

« À l’époque des deux khans Dörbön-Ojrod-Xan et Balagan143, il y avait


beaucoup de chamanes, mais la plupart étaient faux. Les deux khans
ordonnèrent de les rassembler tous et de les brûler : celui qui ne serait pas faux
saurait se sauver. Tous les chamanes furent rassemblés dans une yourte et
commencèrent à chamaniser ; devant la yourte un feu de bûches et d’herbes
sèches fut allumé. Tous les chamanes brûlèrent, un seul s’envola sain et sauf :
Balagan lui donna le nom d’Albys-kam et Dörbön-Ojrod lui donna le nom de
Tarxan-bo [Dargan-böö]144. »

Potanin (ibid., 408-410) rapporte également plusieurs versions darkhates de ce mythe


que nous synthétisons ci-après. Le chamane Zönög böö145, descendu du ciel ou sorti
d’un rocher selon les versions, est le premier chamane. Une armée étrangère, en
général les Xorolmoj, d’origine bouriate, envahit les territoires darkhates, saisit le
chamane et tente, en vain, de le brûler. Zönög parvient à les vaincre et reçoit la
reconnaissance du khan local. « De lui sont sortis des millions de böö [chamanes] »
(ibid. 408). Des variantes du mythe ont encore été recueillies auprès des Bouriates
d’Alar (ibid., 289), des Bouriates de la rivière Irkut (ibid., 290) des Dörbets et de
Télenghites de la rivière Čuj (ibid. 291),
Nous citerons enfin une version sagaï, plus récente, de cette histoire qui montre, par
sa vitalité et sa capacité à être réinvestie dans des circonstances politiques nouvelles,
la place fondamentale qu’occupe le thème dans le chamanisme de la région.

« En 1937, on rassembla tous les chamanes sagaïs en un même lieu et on


décida de les brûler. La nuit quand ils dormaient, les tojman (commissaires)
mirent le feu à la maison. Cependant une étincelle s’envola du bâtiment en feu
et alla se cacher au loin. C’était les esprits tös du chamane Artuk Sunčugačev
qui le tiraient des flammes. Il put rentrer vivant à la maison. Quand on vint à
nouveau le chercher, on vit qu’à la place d’Arkut dans sa yourte se trouvaient
trois personnes identiques. Les policiers, convaincus qu’il avait une force
miraculeuse, ne le touchèrent plus146. »

143 Potanin interprète balagan comme composé de bala et xaan « femme non mariée » et « souverain »
en qui l’on doit reconnaître l’impératrice de Russie Catherine II.
144 Information de Pötök, Altaïen du clan Irkit. Le terme dargan désigne en altaïen le forgeron, mais ici

l’expression Dargan-böö est mongole (mong. böö : « chamane »). Il faut donc certainement comprendre
dargan non comme « forgeron » mais, dans son premier sens mongol, comme « libre, affranchi », cf.
Rachid ad-din : « il est libre et dargan » cité par Even 1994, 293, n. 13.
145 Noté Dzjunik bö par Potanin. Je remercie Mme Marie-Dominique Even pour les précisions qu’elle

m’a données au sujet de Zönög böö.


146 Butanaev 2006, 33 et 245 n. 59. Récit recueilli auprès de Sunčugačev Silke, né en 1923, Sagaï, aal

Verx-Askiz.
168

La dimension politique de ces histoires est frappante. Qu’il s’agisse de l’empereur de


Chine, d’un tsar [khan] russe (ibid., 291), de Catherine II, d’un khan oïrod ou de la
police soviétique, c’est presque toujours une puissance étrangère, parfois ennemie,
qui organise la mise à l’épreuve avec parfois un caractère répressif explicite. Pourtant,
l’opposition entre « nous » et « l’étranger », entre la foi locale et la foi des colons, ne
nous paraît pas ici pertinente pour l’interprétation. Le propos du mythe porte sur un
pouvoir qui légifère, capable de légitimer une institution. Or, c’est un fait empirique,
tous les peuples de la région sont dominés depuis plusieurs siècles par des empires
étrangers qui ont retiré la souveraineté aux princes locaux. Les khans et les tsars sont
convoqués ici non en tant que puissances étrangères mais comme figures du pouvoir
souverain.
Le succès du héros sorti vainqueur de l’épreuve lui fait gagner la considération de
l’autorité politique qui l’autorise dès lors à chamaniser. Dans la variante télenghite,
après la mise au bûcher, le khan donne au chamane vainqueur un nom, l’autorise à
chamaniser et le fait venir pour faire soigner sa fille (Potanin, op. cit. 291). Une
version altaïenne rapporte que le héros, soumis à deux épreuves successives reçoit à
chaque fois un nom en récompense : d’abord Tarxan-böö, puis Tostogoš (Anoxin
1924, 146). Un autre informateur altaïen raconte que Tostogoš, après l’épreuve, « fait
renaître le chamanisme dans l’Altaï » (ibid., 129).
Si l’on réunit les épisodes principaux de ces différentes histoires, nous obtenons la
trame suivante :

1. Situation de départ : il existe de nombreux chamanes mais beaucoup sont faux.


2. Un souverain souhaite les passer au crible.
3. Pour cela il décide, ou on lui conseille, d’agir sur leur corps : il les soumet au
feu. Les corps qui manifesteront une réaction ordinaire, la combustion, sont ceux
des faux chamanes. Ceux qui auront une réaction contre-intuitive (non-
combustion) seront ceux des vrais chamanes.
4. Un chamane subsiste.
5. Le pouvoir reconnaît en lui le vrai chamane ; il lui donne un nom qui est un
titre et implique un statut (variable selon les traditions). Il autorise le chamane à
chamaniser pour les autres.

Le mythe pose donc, antérieurement à son propre commencement, d’un part


l’existence des chamanes et d’autre part la différence parmi eux entre des vrais et des
faux. À la fin du mythe, on a réussi à distinguer un vrai chamane des faux. L’histoire
se termine quelquefois en affirmant que de ce chamane sont issus tous les chamanes
suivants. Implicitement cela signifie que tous les chamanes contemporains
bénéficient de la légitimité du héros qui a prouvé son authenticité. Mais cette
légitimité s’applique-t-elle à toutes les personnes empiriques se disant chamane ?
Certainement pas, seuls sont authentiques les chamanes qui sont affiliés au héros de
169

l’histoire. Revendiquer le chamane ininflammable parmi ses ancêtres reviendra donc


à affirmer son authenticité, mais aussi à repousser dans le soupçon les chamanes
actuels qui n’en descendent pas et dont on peut supposer que leurs ancêtres sont de
ceux qui n’ont pas résisté aux flammes.
Rien n’empêche après cette épreuve du feu que de nouveaux faux chamanes
apparaissent puisqu’ils sont en quelque sorte présupposés par le discours fondateur
sur le chamanisme. Le seul véritable changement qui est apparu entre le début et la
fin du mythe, c’est que la différence entre les catégories des vrais et des faux
chamanes, qui était seulement conceptuelle, est devenue vérifiable empiriquement.
Ce que le mythe indique avec éclat, c’est que la distinction des vrais chamanes est
dans leur corps. L’exemple bouriate est particulièrement explicite à ce sujet : « Le
chef d’Irkoutsk ordonna d’appeler les chamanes et leur demanda comment ils
prouveront que leur foi [ru. vera] n’est pas mensongère. Maxunaj dit qu’il était pas
inflammable. » Il est mis au bûcher et en sort indemne (Potanin op. cit. 289).
Autrement dit, le chef politique ne sait pas comment distinguer les vrais des faux et il
pose la question du critère. Le vrai chamane lui répond alors que son corps lui-même
est singulier et le distingue des hommes ordinaires. Ce n’est pas l’efficacité du rituel
chamanique qui est testée, mais les propriétés du corps du chamane. Il est frappant
que dans presque aucun de ces récits sur le premier chamane on ne voie intervenir
d’agent surnaturel147 : la représentation qui sous-tend ce mythe est massivement
essentialiste et aussi peu interactionniste que possible.
Aucune des variantes du mythe ne dit ce que faisaient les chamanes avant l’épreuve
du feu. On sait seulement qu’ils n’avaient sans doute pas de nom, puisque le chamane
survivant en reçoit un. On apprend ensuite que le chamane survivant accomplit un
rôle social. Deux étapes se succèdent donc : la reconnaissance du vrai chamane
d’entre les faux par la détermination de l’authenticité de sa qualité ; puis son
investiture qui marque le début de son activité. C’est exactement le processus d’accès
à la fonction qui est ici décrit. Le mythe montre que le pouvoir humain ne peut créer
le pouvoir chamanique, mais seulement le reconnaître en prenant comme champ
d’investigation privilégié le corps chamanique.
Et en effet, dans la réalité ordinaire de l’accès à la fonction chamanique, ce sont les
anciens, détenteurs du pouvoir dans le groupe, qui remarquent les particularités du
corps de l’enfant et reconnaissent en lui un possible futur chamane, hypothèse
ensuite confirmée ou non par le chamane invité au moment de l’adolescence (cf. infra
pp. 185 et seq.).

Au-delà du propos mythologique de ces histoires, il ne faut pas négliger leur portée
sociale, l’usage pragmatique qui peut leur être donné. Pour cela, il est nécessaire de
s’interroger sur les conditions concrètes de leur énonciation. À traiter les récits
comme de simples « sources », on perdrait de vue le fait que « le récit d’un événement
est toujours lui-même un événement » (Bazin 1979, 449), c’est-à-dire que le narrateur
ne quitte pas pour narrer la place qu’il occupe dans le champ des interactions, mais

147 Le seul exemple est celui des tös qui emportent dans les airs le chamane sagaï (cf supra).
170

au contraire peut faire de son récit un coup sur l’échiquier social. C’est pour cette
raison que Jean Bazin appelait de ses vœux une « sociologie de la production
narrative » (ibid., 436).
La première information utile (et du reste souvent la seule dont on dispose
malheureusement) est de connaître l’identité de l’énonciateur. À examiner le corpus
de ce point de vue, on s’aperçoit que le mythe n’est présenté comme celui du premier
chamane, ancêtre de tous les chamanes, que par des informateurs qui ne sont pas
eux-mêmes des chamanes. Lorsque les chamanes altaïens citent Tostogoš, ou les
darkhates Zönög, ils l’intègrent à leur propre généalogie sans le placer nécessairement
au début. C’est qu’un chamane ne se conçoit pas comme l’exécutant d’une tâche
commune qui le rendrait semblable et solidaire des autres chamanes. Ce sont les
profanes qui peuvent avoir le recul nécessaire pour observer une homogénéité dans
leur pratique et leur attribuer un ancêtre commun. Le point de vue que le chamane
porte sur sa pratique ne peut que le conduire à singulariser son statut.
Les chamanes téléoutes sont nombreux à revendiquer Kadylbaš, nom du chamane
ininflammable dans la tradition téléoute, comme leur ancêtre, en disant : Kam
Kadylbašnyŋ ugu men, « Je suis de la descendance [uk] du chamane Kadylbaš », ou Kam
Kadylbašnyŋ kaldyg men, « Je suis le reste du chamane Kadylbaš ». (Potanin op. cit., 288).
À plusieurs reprises, on voit apparaître le chamane ininflammable dans les
généalogies de chamanes altaïens qui furent les informateurs presque exclusifs
d’Anoxin à la différence de Potanin qui interrogeait en majorité des profanes. Ainsi,
le chamane Pupyljlaŋ revendique comme ancêtre le chamane Kalpas, son oncle
maternel à la sixième génération, brûlé sans succès sur l’ordre d’un chef oïrod qui lui
dit pour conclure : « Tu es vraiment chamane » (Anoxin 1924, 112). Dans la
généalogie du chamane Šagaj, Tostogoš est un ancêtre maternel à la sixième
génération, précédé de deux chamanes (ibid. 129). Le chamane Čodur, d’un autre clan
que le précédent, fait de Tostogoš son ancêtre à la sixième génération, précédé,
encore une fois, de deux autres chamanes, mais portant des noms différents de ceux
que leur donnait le chamane Šagaj (ibid. 137).
Les Darkhates du clan Xuular, clan d’origine touva (Kuular) se sont approprié la
variante mongole locale du chamane ininflammable, Zönög böö, dont ils ont fait un
Touva dans une version du mythe recueillie en 1960 par Diószegi (1998, 103-104). Il
apparaît comme un ancêtre intégré à la généalogie des chamanes Šagdar et
Džorxodoj (ibid., 99) qui le citent dans leurs invocations recueillies par Rinčen et
traduites par Even (1992, 117-119, passim). Zönög böö n’est alors plus le premier
chamane, car il est fils lui-même du chamane Džatagava [Zatagava] et ancêtre de
l’informateur Šagdar à la sixième génération (Diószegi 1998, 99). Alors que les récits
recueillis à la fin du XIXe siècle auprès de profanes par Potanin se situaient dans un
temps mythique, attribuant à Zönög une origine miraculeuse dans le ciel ou dans un
rocher, les chamanes historicisent le récit en l’enrichissant d’un luxe d’effets de réel,
qui visent à le raccorder précisément à leur histoire personnelle. Dans les
informations données par les chamanes Xuular, la sépulture de leur ancêtre Zönög se
trouve sur la rivière Tengis-gol à mi-chemin entre Touva et la terre darkhate, en
171

cohérence parfaite avec l’itinéraire très précis du trajet ayant conduit en plusieurs
générations leur clan de la rivière Tora-Xem en pays touva, aux rives du lac Xövsgöl
chez les Darkhates de Mongolie auxquels ils se sont mêlés. Les héritiers de Zönög,
dans ce récit, ne sont pas « les millions de böö [chamanes] » comme le disaient les
informateurs de Potanin, mais seulement ceux qui peuvent prouver qu’ils en sont les
directs et authentiques descendants.
Il ressort bien de cet examen pragmatique que, lorsqu’il apparaît dans la bouche d’un
chamane, le mythique chamane ininflammable n’est plus conçu comme le premier de
tous les chamanes, comme le fondateur d’une institution, mais comme un ancêtre
particulier au pseudo-lignage chamanique du narrateur auquel est donc réservé le
bénéfice de légitimation gagné dans l’épreuve du feu. Le point de vue individuel du
chamane fait toujours primer la solidarité de la consanguinité sur celle de la
profession. Le thème de l’unité des chamanes formant une sorte d’ « espèce » reliée
par une parenté mystique reste donc largement mythique. Le discours des chamanes,
lorsqu’il est inspiré par des stratégies pratiques, renonce à cette métaphysique
généreuse, pour montrer non l’unité de l’essence chamanique mais la diversité voire
l’opposition des types d’essences.
Nous avons vu avec ces mythes que le doute est fondateur dans les représentations
sur les chamanes. Quelles en sont les conséquences dans la pratique contemporaine
de leurs clients ?

C. Faux chamanes : le doute

« Parfois j’ai des doutes sur les chamanes » me disait à Kyzyl Aziana Kuular (née en
1989). Elle affirmait pourtant « y croire » plus qu’aux lamas, alors qu’elle n’exprimait
aucun doute semblable à l’égard de ces derniers qu’elle visitait toutes les semaines. Le
doute attristé est l’un des sentiments les plus courants chez les Touvas
contemporains à l’égard de leurs chamanes. Au contraire, les catégories sociales
perçues avec un essentialisme moins développé ou nul ne font pas l’objet de telles
suspicions : on ne soupçonne jamais les lamas d’être de faux lamas et moins encore
les riches d’être de faux riches ou alors ce questionnement a un sens tout à fait
différent et les manières de le résoudre sont d’un autre ordre.
J’ai demandé à plusieurs personnes qui étaient les « faux chamanes » (megeči xam).
Anatolij Kombu, le directeur du musée de Kyzyl, n’a pas une haute idée de la valeur
des chamanes de sa ville :

« Vous consultez les chamanes ici ?


-Non, je ne vais pas voir les chamanes, mais les lamas, oui. Parmi les
chamanes d’ici (Kyzyl), je ne pourrai pas vous en nommer un seul qui soit fort
-Comment reconnaissez-vous un chamane fort ?
-Un seul regard doit suffire pour me convaincre. C’est dans le caractère. J’en ai
vu des comme cela. J’avais des maux de tête, un chamane m’a soigné : il m’a
172

pris le pouls, il m’a mis les mains sur la tête comme ça. Et c’est passé. Ces
chamanes-là doivent avoir des forces particulières. »

Par contraste, la faiblesse des imposteurs fait ressortir la puissance du grand


chamane. L’occidentalisation des chamanes kyzyliens est assez souvent perçue
comme un signe de charlatanisme surtout chez les intellectuels et a fortiori chez un
spécialiste des traditions touvas comme l’est le directeur du musée.
Svetlana Moŋguš a un jour assisté à un rite exécuté par Aj-Čürek, chamane
d’envergure internationale considérée par beaucoup comme la plus « forte » de
Touva.

« Vous savez, je n’ai pas très confiance en ses pouvoirs. Peut-être au début je
croyais en elle. Mais elle est venue à Čadaana une fois et dans le club elle avait
une représentation. Et là elle a commencé à lancer des injures de la scène sur
le public. Elle a eu une vraie hystérie. Peut-être les illettrés ont pensé qu’elle
avait une extase [ru. ekstaz].
-Et vous non ?
-Non… Elle se comportait comme une bonne femme de bazar. »

Pour Svetlana, c’est le goût du spectacle qui est suspect chez Aj-Čürek. Klara Doržu,
une enseignante de l’université de Kyzyl, cite quant à elle en premier lieu le goût
immodéré pour la boisson : « Les charlatans, ce sont par exemple ceux qui boivent.
Certains disent : ‘Il faut boire pour entendre les esprits’, mais c’est une ruse. Je n’y
crois pas. » La boisson est aussi un mauvais signe pour les deux cousines Amalija
Safarova et Čajaana Serom qui parlent ici d’un chamane devin (tölgeči-xam) : « Il a dit
tout faux. On avait vu tout de suite que c’était un mauvais, car il buvait. » À propos
d’un autre qui leur parut aussi faux, elles donnent cette explication : « Il nous
tripotait. » Pour beaucoup, l’avidité est un mauvais signe (« Est-ce qu’il le fait pour
l’argent ? ») Lorsqu’un chamane, par un indice quelconque, fait douter ses clients du
caractère « naturel » de sa qualité et laisse supposer qu’il agit sous l’impulsion d’un
autre genre de causalité que celle de l’essence chamanique, comme des désirs
ordinaires, alors il n’est pas pris au sérieux, et son auditoire ne retiendra de ses
divinations que celles qui divergent de la réalité. Avec un chamane qui leur aurait
inspiré confiance, ces mêmes clients auraient été attentifs au contraire aux propos
concordant avec leur expérience. La vérité ou la fausseté des dires du chamane
(comme du devin tölgeči) est ainsi souvent établie avant même qu’il ait commencé à
parler.
Il n’est pas exclu que d’autres clients ne soient pas arrêtés par le vice suspect du
premier chamane et affirment en le quittant : « Il a dit tout vrai. » Car aucun de ces
défauts, avidité, alcoolisme, goût de la mise en scène, occidentalisation n’est
universellement admis comme disqualifiant nécessairement du statut de « vrai
chamane ». Parmi les chamanes réputés les plus puissants de Touva, plusieurs
boivent, et tous font preuve d’une âpreté au gain sans fard. Quant à leur habitude de
173

fréquenter des étrangers, elle peut aussi bien être perçue comme une capacité à les
attirer, signe de la vaste réputation dont jouit traditionnellement le grand chamane.

D. Stratégies des clients

Il en va logiquement du « vrai chamane » (šyn xam) comme du « charlatan » (megeči


xam), il n’existe aucun critère extérieur qui en impliquerait l’authenticité.
L’arrière-grand-père d’Ajlana Ooržak était un grand chamane : « Il avait un sein au
niveau de l’abdomen sur le côté gauche. Les gens y suçaient mais il ne donnait pas de
lait. » Pour Ajlana, ce troisième sein est le signe de l’authenticité de sa puissance.
Pourtant, elle-même ne s’attend évidemment pas à ce que tous les vrais chamanes
aient trois seins. Chez un autre, cette singularité physique pourra être interprétée
comme une anomalie simple.
On dit encore que les chamanes se reconnaissent à leur regard fascinant ou à une
singularité de leurs yeux. Klara Doržu connaît une chamane de 70 ans en qui elle a
confiance : « Je vais chez elle une ou deux fois par an. Elle a vraiment quelque chose.
Quand je lui pose une question, elle lève les yeux vers le ciel et ses pupilles
disparaissent. » Pourtant, on n’admettrait pas qu’un homme soit capable d’accomplir
avec succès des rituels chamaniques du seul fait des mouvements de ses yeux.
Dans les deux cas précédents, c’est le corps du chamane qui est un lieu
d’investigation, comme le recommandait le mythe du chamane ininflammable.
Pour une autre informatrice, Zina du village Têêli, c’est la qualité de ses invocations
qui est le signe du vrai chamane (alganyryndan « à partir de ses invocations »).
Il n’existe pas de critère définitionnel de l’appartenance à la catégorie des « vrais
chamanes » pas plus qu’il n’existe, nous l’avons vu, de définition formelle du
chamane, la quête des signes du « vrai chamane » n’étant qu’une version plus
essentialiste et aiguë de la tentative de définition du chamane en général.
Face à la multiplication des chamanes supposés faux les clients recourent à des
stratégies pour vérifier les capacités des chamanes et en choisir un bon. La réputation
est ici d’un grand secours. Les Touvas font preuve d’une prudence rigoureuse
lorsqu’il s’agit de consulter un chamane. La présence des bâtiments des sociétés
chamaniques au cœur de la ville et le passage régulier des clients peut donner
l’impression que l’on visite ces lieux comme on va à l’hôpital public, confiant dans
une institution reconnue. Cette vision est totalement trompeuse. Il n’y a guère que les
adolescents, et plus précisément les adolescentes, qui se présentent dans une société
chamanique sans y connaître personne. Les jeunes filles y vont après les cours pour
obtenir une divination au sujet de leurs études ou de leur vie sentimentale. Les
femmes plus âgées regardent avec mépris ce comportement qu’elles jugent écervelé.
Plusieurs clients de chamanes et de devins m’ont dit ne jamais s’adresser qu’à des
personnes qui leur ont été recommandés par leur entourage. C’est souvent en groupe,
sur la foi d’un proche, que l’on va consulter un devin ou un chamane. Le mieux est
de se faire emmener par un enthousiaste qui a mené son enquête et a vérifié sur lui-
174

même l’authenticité de son talent. Pourtant, la réputation n’est pas une garantie
absolue et nul ne se présente chez un chamane inconnu avec une confiance aveugle.

Le test de la divination

Le moyen le plus ordinaire pour savoir si un chamane est authentique, c’est de


vérifier la vérité de ses paroles. Comme l’explique simplement Marat Surunmaa, vieil
homme de Tere-Xöl : « Si c’est un vrai chamane, quand on l’invite pour chamaniser,
il dit vrai, si c’est un faux, il dit faux » (Šyn xam bolza, xamnadyp algaš šyn čugaalaar, mege
xam bolza, megelep turar).
Les clients cherchent à savoir tout de suite, dans la mesure de leur propre
connaissance, si le chamane « dit vrai », aussi n’est-ce pas sur les prédictions qu’ils
portent d’abord leur attention critique, mais sur les informations qu’ils connaissent
eux-mêmes et dont ils veulent vérifier si le chamane est capable d’en découvrir, par
ses propres moyens, certains aspects. Ce sont de véritables tests que les clients font
ainsi passer aux chamanes avec pour règle d’or d’en dire le moins possible. Ils se
montrent donc d’une grande circonspection lors des premiers entretiens, très avares
de toute information qui pourrait permettre au chamane, par raisonnement, de faire
croire qu’il a « vu » alors qu’il a seulement déduit.
Le « vrai chamane » dit « le vrai » spontanément, avec une rapidité stupéfiante,
justement parce qu’il ne réfléchit pas, mais parce qu’il « voit tout de suite » (doraan-na
köör). Ce qu’il dit n’est pas l’expression d’une pensée, mais une description. Pour
Klara Doržu les vais chamanes, « ce sont des chamanes qui voient à travers [öttür
köör]. Ils peuvent prédire quelque chose ou dire ce qui t’est arrivé dans le passé. »
Si le chamane a inspiré confiance, les clients sortent en général satisfaits en disant :
« Il a dit vrai ! » Autrement dit, ce chamane s’est montré capable de deviner ce que les
clients savaient eux-mêmes, prouvant ainsi sa puissance et garantissant la validité de
ses prédictions.
C’est pourquoi les locaux regardent avec ironie le bavardage étourdi des Occidentaux
qui viennent consulter les chamanes touvas. Cette différence d’attitude a été
remarquablement observée par Svetlana Moŋguš à propos d’une Ukrainienne venue
spécialement à Touva pour un mauvais sort dont elle pensait, mais sans certitude,
être victime :

« Pendant la divination, il faut se taire, c’est notre tactique. Hier, l’Ukrainienne


qui est venue, elle a dit : ‘Voilà, j’ai un mauvais sort [ru. porča]’. Elle est assise
et elle déballe tout. Et qu’est-ce qu’il lui reste [à faire au chamane ?]
- Vous, vous ne faites pas comme ça ?
- Non ! Vous voyez bien : elle a déjà dit la moitié. Qu’elle a un sort, qu’elle ne
peut s’en défaire depuis trente ans… qu’elle a été partout, chez les guérisseurs
[ru. znaxar’] et qu’ils n’ont rien pu faire. Nous, quand on va voir un chamane,
on vérifie. »
175

L’histoire de cette Ukrainienne malheureuse en dit long sur les rapports entre
tradition russe et tradition touva et mérite qu’on s’y attarde. Eleonora, 52 ans,
Ukrainienne résidant en Biélorussie, est venue à Touva en avril 2006, attirée par la
petite réputation dont bénéficient les chamanes touvas dans le monde de l’ésotérisme
russophone148. Son but était de faire établir si, comme elle le supposait, elle souffrait
d’un mauvais sort, et, en cas de réponse positive, de s’en débarrasser. D’après le récit
de Svetlana Moŋguš, à qui elle s’est confiée plusieurs fois, Eleonora a un problème
depuis l’âge de six ans. « Rien ne marche dans sa vie, maintenant elle ne trouve pas de
logement, elle vit chez son frère. » Pour payer son expédition jusqu’à Kyzyl, elle a
obtenu de l’argent de son frère sous le prétexte de se faire opérer dans un hôpital de
Moscou. Elle a mis à profit les quelques jours qu’elle a passés dans la capitale touva
pour interroger sur son cas tous les devins, guérisseurs et chamanes possibles :

« Elle a d’abord consulté le chamane Valerij de Düŋgür. Il lui a fait une


divination et a dit : ‘Vous n’avez pas de mauvais sort’. Elle s’est sentie mieux
après la purification. J’ai cru qu’elle était partie à ce moment-là, mais je l’ai
rencontrée le jour de mon départ pour Baj-Tajga. Elle m’a raconté alors tous
ceux qu’elle a consultés.
Après Valerij, elle est ensuite allée à l’église [orthodoxe], où elle a été prise de
bâillements. Elle dit que c’est un signe caractéristique des gens touchés par un
sort. Elle est ensuite allée chez Kenin-Lopsan qui a regardé dans son miroir
[küzüŋgü] et a conclu : ‘Non, vous n’avez pas de sort’. Ensuite, elle a consulté
une grand-mère [ru. babuška] russe qui lui a dit : ‘Oui, tu as un sort ; tu dois
boire telle potion.’ Puis elle a visité Nadežda Sat [chamane] à Düŋgür. Celle-ci a
fait une divination et lui a dit : ‘Non, tu n’as pas de sort.’ Elle a alors consulté
une devineresse touva qui lui a dit : ‘Tu n’as pas de sort.’ Elle a vu ensuite une
autre grand-mère russe qui lui affirmé qu’elle avait bien un sort. Enfin elle a
consulté Aj-Čürek. Elle a payé 2500 roubles pour la purification. Ça a été
long : deux heures. Elle [Aj-Čürek] lui a dit : ‘Tu as un frère jumeau et c’est de
lui que vient ton sort.’ Et elle a effectivement un frère jumeau, ce qu’elle
n’avait pas dit à Aj-Čürek ! Elle est sortie contente. Elle reviendra avec son
frère en juin. Mais elle m’a dit qu’elle n’était pas entièrement rassurée et qu’elle
irait voir une vieille encore près de Novossibirsk. »

Il n’est pas indifférent de constater que c’est en milieu russe (l’église et les deux
babuška) que le mal d’Eleonora se manifeste ou est reconnu, alors que les spécialistes
touvas, à l’exception d’Aj-Čürek, lui affirment avec obstination qu’elle n’a pas de sort.
Assurément son attitude ne ressemble pas à celle d’un Touva qui consulte un
chamane et a fortiori d’un Touva qui soupçonne qu’il a été victime d’une attaque
sorcière. Un Touva ne proposerait pas de lui-même au chamane un diagnostic de son
mal, surtout s’il pense à un sort : le mauvais sort (čatka), pour les Touvas, n’est pas
reçu sans raison, tandis que dans la tradition russe, il est plutôt le fait de l’attaque
148Cette réputation reste extrêmement marginale par rapport à l’influence d’ouvrages comme ceux de
Carlos Castaneda sur le chamanisme mexicain. L’ésotérisme russe va peu chercher dans les traditions
contenues à l’intérieur des limites de la Fédération russe.
176

gratuite d’un être perfide (ru. porča) ou d’une influence maléfique involontaire (ru.
sglaz) (cf infra p. 518). Du point de vue touva, une personne réellement prise dans une
affaire de sorcellerie est l’une des parties d’un conflit violent, aussi proclamer
ouvertement son soupçon d’être ensorcelé revient à affirmer qu’on a été capable de
susciter une haine à mort. C’est s’accuser soi-même. Devant le manque de pudeur
avec lequel l’Ukrainienne se posait comme victime d’un mauvais sort, les spécialistes
touvas ne pouvaient que conclure qu’aucun conflit, aucune affaire trouble réelle, ne
se cachaient derrière son mal-être. Ne suivant ni la tactique des Touvas pour tester
leurs chamanes, ni leur pudeur en matière de mauvais sort, l’Ukrainienne se trouvait
inévitablement déboutée par les spécialistes touvas.
Si les profanes touvas se font une obligation de tester les compétences divinatoires
de leurs chamanes, la capacité à « dire vrai » n’est pourtant pas la définition du
chamane, car on attend de lui bien d’autres choses. Les devins (tölgeči) sont très
nombreux à Touva, mais ils n’ont pas le statut de chamane (xam). L’exactitude de ses
propos n’est pas un critère de l’authenticité du chamane, elle n’en est qu’un indice.
En définitive, le seul moyen fiable de savoir si un chamane a une essence
chamanique, c’est de tester les pouvoirs causaux qu’elle est censée lui donner : des
capacités de divination, de guérison, et d’appel de la chance. La vérification la plus
sûre (mais toujours révisable) n’a donc lieu qu’a posteriori ce qui implique une part de
risque élevée.
Avec un vrai chamane, il se passe quelque chose pendant le rituel. Urana Moŋguš a
une grande admiration pour la chamane Dojuza qui est morte aujourd’hui. On lui
présenta un jour un jeune homme possédé par un albys, mauvais esprit séducteur. Le
cas était grave et un médecin aurait probablement diagnostiqué une schizophrénie.

« La vieille Dojuza qui était aveugle a eu peur. Elle a dit : ‘Et s’il me frappe ?’
Avec les autres chamanes, ceux de [la société] Düŋgür, il était calme quand ils
chamanisaient. C’est parce qu’ils n’avaient pas d’[esprits] auxiliaires. Elle a
commencé à le fumiger, sur les épaules, sous les aisselles. Et lui a donné un
coup de pied, les braises ont volé partout dans la pièce. On l’a attrapé tous
ensemble, mais il était enragé, à cinq on avait du mal à le tenir. »

En fait l’attribution de la qualité de « vrai chamane » est toujours réversible. Après un


échec ou une série d’échecs, un chamane qu’on jugeait grand et puissant peut être
ramené à la catégorie d’ « homme ordinaire » (bödüün kiži). Si un malheur se produit
précisément après un rituel destiné à appeler le bonheur, les clients sont fortement
tentés de considérer le chamane qu’ils avaient invité comme un « faible » ou un
« imposteur ». D’où la nécessité de tenter autant que possible d’établir l’authenticité
du chamane avant le test décisif qu’est l’accomplissement du rituel. Telle était bien la
morale du mythe du chamane ininflammable : le chamane ne commençait son
activité rituelle (notamment sur la fille du khan dans la variante télenghite) qu’après le
passage du feu.
177

E. Stratégies des chamanes : impliquer le client

On pourrait imaginer que les chamanes, par solidarité et pour défendre leur intérêt de
groupe, tentent de lutter contre l’opposition catégorielle corrosive entre vrai et faux
chamane. Garantissant ainsi collectivement la légitimité de leur pratique, ils
assureraient la sécurité de leur position sociale. C’est ce qu’a tenté de faire Moŋguš
Kenin-Lopsan en remettant un certificat aux chamanes qu’il reconnaissait comme
« vrais » afin qu’ils soient admis comme tels par la population.
Mais ce projet a échoué, car il n’a jamais existé d’entité sociale intégrée qui puisse être
appelée « le groupe des chamanes » et parce que les chamanes ne se sont pas prêtés
aux principes de discipline et d’uniformisation qu’implique le modèle bureaucratique
et sécurisé inventé par Kenin-Lopsan.
Les chamanes, s’ils renonçaient à la représentation essentialiste de leur qualité,
auraient renoncé du même coup à l’efficacité rituelle qui lui est associée, car ce serait
changer le paradigme. Or un schème pratique n’est pas quelque chose qu’une
personne, ni même un groupe, puisse décider de changer. Les chamanes qui auraient
adopté le modèle bureaucratique et se seraient satisfaits pour s’imposer de
l’exhibition de leurs certificats n’auraient gagné que très peu en légitimité et se
seraient exposés au risque d’être massivement classés par la population comme
« faux ».

Figure 39. Kara-ool montre son certificat de « Grand chamane » (Ulug Xam) remis par Kenin-Lopsan. Kyzyl, 2003.

Mais si les chamanes exhibent souvent leurs cartes et certificats, ils n’admettent pour
autant aucune définition commune de la qualité ou de la pratique de chamane que ces
documents sont censés authentifier. Bien plus, ils n’accordent aucune valeur et
n’hésitent pas à se gausser des certificats de leurs concurrents pourtant signés par le
même Kenin-Lopsan, ruinant ainsi la légitimité bureaucratique dont ils se
revendiquent. Le problème est donc régressif à l’infini : face à un tel certificat de
chamane fait toujours défaut un second certificat attestant l’authenticité du premier.
178

C’est par d’autres moyens, les siens propres, que le chamane doit en définitive
convaincre de son authenticité.
Bien loin de manifester une hostilité à l’égard de l’idée que des « imposteurs »
agissent parmi eux, les chamanes touvas en sont en fait parmi les plus virulents
promoteurs. Ils contribuent efficacement à activer le schème essentialiste en
dénonçant les effets catastrophiques de l’action de faux ou de médiocres chamanes.
Le président de la société Adyg-êêren, Kara-ool Dončun-ool me confiait ainsi sa
pensée sur certains de ses collègues :

« Il y a beaucoup d’erreurs faites par les chamanes, par les charlatans. Ensuite,
moi je dois les corriger. Ceux qui se trompent, qu’ils partent faire un travail
ordinaire, comme Tumat qui est parti sur les chantiers ! J’en ai assez de cette
situation, j’en ai eu assez de devoir réparer les erreurs des Sergej Tumat. J’en ai
assez des Moŋguš Lazo. Il est bon pour l’estrade celui-là, c’est du spectacle ce
qu’il fait ! »

Sergej Tumat était au début de l’année 2006 membres depuis quelques années de la
société Adyg-êêren. Au cours de l’été 2006, sa présence se fit plus rare et en septembre,
au moment de cet entretien, il était parti travailler dans le bâtiment. Kara-ool lui
reprochait de s’être montré à plusieurs reprises incapable d’accomplir correctement le
rituel du 49e jour. Visiblement il avait été chassé par Kara-ool, ce qu’il ne m’avoua
pourtant pas lui-même. Quant à Moŋguš Lazo, c’est un chamane célèbre de Touva,
ancien président de l’association Düŋgür.
Kara-ool lie sa propre authenticité au caractère antique et autochtone de ses
pratiques.

« - Comment peut-on distinguer un charlatan d’un vrai chamane ?


- Les gens le savent, il suffit de leur demander. Dans cinq ans, ils distingueront
parfaitement qui est charlatan. Ils ont perdu l’habitude à cause de la période
soviétique, cela ne fait pas si longtemps que les chamanes sont réapparus. J’ai
regardé les livres des Occidentaux sur le chamanisme : ce n’est pas correct. Ce
qu’écrit Michael Harner, c’est totalement faux. Ce qu’écrit Ukusič en Autriche
aussi c’est faux. C’est du charlatanisme. Toi peut-être tu feras quelque chose
de différent. Tu arriveras sûrement à faire une bonne thèse, parce que tu m’as
trouvé. Les autres ne m’ont pas trouvé.
Les vrais chamanes honorent l’ours. Les hommes dès l’époque des cavernes
honoraient l’ours. Les autres à Tos-Dêêr, Düŋgür, ils n’honorent pas l’ours : ils
font des mélanges, ce sont des néo-chamanes. Ils ne viennent pas ici, honorer
l’ours. S’ils étaient de vrais chamanes, ils viendraient. »

Les « néo-chamanes », pour Kara-ool, sont ceux qui se sont laissés séduire par les
idées occidentales du new age et ignorent le chamanisme traditionnel. Les vrais
chamanes savent que c’est l’ours qui doit recevoir un culte car ils sont les héritiers
d’une tradition qui est la plus ancienne, celle de l’homme des cavernes. Chez les néo-
179

chamanes, l’inspiration vient des livres, elle est biaisée, apprise, comme le sont les
connaissances des lamas.
Dans un entretien précédent, Kara-ool me racontait les débuts du renouveau
chamanique à Kyzyl dans les années 1990 :

Les autres là-bas [les chamanes des autres sociétés], au début ils ne savaient
rien faire. Ils me regardaient jouer du tambour, étonnés. Ils m’imitaient en me
regardant comme ça [Kara-ool prend un air stupide]. Ce sont des comédiens,
des néo, des néo-chamanes !

N’ayant pas en eux-mêmes les connaissances de la pratique chamanique, les « faux


chamanes » sont condamnés à l’imitation servile des « vrais ». C’est ce qu’ils ont fait
quand le chamanisme est devenu à la mode après la perestroïka. Ils jouent, font du
spectacle, éternel reproche adressé à celui qu’on soupçonne de n’être pas chamane
par nature.
Les dégâts faits par ces imposteurs sont grands, et Kara-ool s’efforce d’aider ses
clients à en prendre conscience.

« Quand j’entre dans une maison où l’on m’a invité, je fais une analyse du
mal : d’où vient-il ? Je demande : ‘Vous avez fait venir un chamane
auparavant ? – Oui, oui. – Qui ? – Aj-Čürek, Lazo.’ Moi, je calcule. Je dois
commencer par enlever la mauvaise influence de ces chamanes. Ensuite
seulement, je fais venir le bien. »

Les rites exécutés par les faux chamanes ne sont pas seulement inefficaces, ils ont des
effets négatifs. C’est particulièrement évident pour le rite du 49e jour : nombreux sont
les exemples de rites funéraires mal exécutés supposés avoir causé des malheurs.
Mais ici, il est clair que la distinction entre « faux chamane » et « chamane noir » (kara
xam), ou sorcier, n’est pas étanche. En particulier, dans les propos de Kara-ool, Aj-
Čürek n’apparaît généralement pas seulement comme une « comédienne », elle est
une personne capable de provoquer des catastrophes dans des proportions
inaccessibles à un être ordinaire : ainsi Kara-ool établit un lien causal entre les
grandes inondations qui ont frappé l’Europe de l’Est en 2002 et un voyage d’Aj-
Čürek en Autriche.
Lorsqu’il est invité, Kara-ool commence donc par semer le doute. Du point de vue
des clients, les chamanes qu’ils ont reçus précédemment tout comme Kara-ool sont,
du moins l’espèrent-ils, assez semblables dans leur authenticité ; c’est bien à partir de
cet espoir, établi après une petite enquête, qu’ils les ont choisis et les ont invités. Or
Kara-ool met à bas ce sentiment d’homogénéité en accusant d’incompétence et
parfois des pires crimes les chamanes qui l’ont précédé. Il jette la suspicion sur les
choix des clients, sur leurs suppositions et, quelle que soit leur réaction, il rend
particulièrement vif le sentiment d’insécurité cognitive. En effet, soit les clients
croient les accusations formulées par Kara-ool et s’avouent donc qu’ils ont reçu chez
eux des imposteurs, soit ils ne le croient pas, mais alors, c’est la parole du chamane
180

qu’ils ont devant eux qu’ils mettent en doute, et, partant, son authenticité. Aucune
liberté cognitive n’est laissée aux clients dans ce véritable dispositif de production de
doute.
Le chamane, ayant éveillé l’attention du client à la question de l’authenticité, va tenter
d’être identifié lui-même comme authentique. Il peut tout d’abord, d’une manière
générale, tâcher de ne pas présenter dans sa personne les signes que le public perçoit
comme révélateurs du mauvais chamane. Le chamane Sergej Lazo a inscrit au bas de
l’affichette où il se présente : Araga išpes, taapky dyrtpas « Ne boit pas d’alcool, ne fume
pas. » Mais ne pas présenter les signes du faux chamane n’est évidemment pas la
garantie de la possession de l’essence chamanique.
D’après Svetlana Moŋguš, le chamane authentique est supposé remarquer l’attitude
de défiance du client et sa « tactique », comme elle disait, pour identifier sa nature. À
propos d’une très jeune chamane de Mugur-Aksy, elle raconte : « Tu viens la voir, tu
regardes, tu penses : ‘on va la vérifier’ ; et elle, elle le sent, le vrai chamane, il sent ce
que pense la personne. » Et ayant « senti » la stratégie du client, il la surprend et la
domine. Tel est, dans l’imaginaire du client, le « vrai » chamane : c’est lui qui mène
l’interaction et balaie toutes les combinaisons et les pronostics d’une rationalité
ordinaire comme l’est celle du profane.
Le client, s’il agit comme un être froid et légèrement sournois en cachant son
information, ne demande en réalité qu’à être subjugué. Le chamane connaît cette
attente et va tâcher de maîtriser l’entretien avec aisance et énergie. Ses avis sont
donnés avec aplomb, car « le vrai chamane, il dit tout tout de suite. » Se conformant à
cette vision, le chamane parle vite, sans hésitation. L’assurance est de nature à
emporter la conviction comme le montre ce témoignage d’Olimpiana Salčak :

« À Tos-Dêêr, il y a certains chamanes auxquels je ne crois pas. Mais celui chez


qui j’étais, je lui fais confiance. J’avais avec moi deux pierres que nous a
données un chamane après la mort de ma mère. L’une est à mon petit frère,
l’autre à moi, et je ne sais plus laquelle est à qui. J’ai demandé au chamane de
Tos-Dêêr. Et il m’a dit ‘Celle-ci est à toi, celle-là à ton frère’. »

Ici à l’évidence, ce qui a convaincu Olimpiana, c’est l’instantanéité et l’assurance de la


réponse du chamane et non son exactitude, invérifiable. Tout chez le chamane se
formule sur le ton de l’évidence en contraste avec le discours cassé, troublé,
prononcé à voix basse du client. Le chamane emplit la maison du malade et du
défunt, où tout le monde chuchote, de sa voix assurée, de ses ordres et ses
plaisanteries.
Pourtant, il ne suffit pas au chamane d’occuper massivement l’espace de la
communication au risque de transformer l’interaction en spectacle. Il doit aussi
engager son client à changer de stratégie.
Le client aimerait que tout lui soit dit sans qu’il ait à rien faire. Il voudrait n’avoir
aucune responsabilité dans la qualification du diagnostic. Le jeu habile du chamane
consiste à contraindre le client à s’engager sans pour autant mettre en péril sa
supériorité de spécialiste.
181

Comme dans les descriptions que Favret-Saada donne de l’entretien entre une
désorceleuse du bocage normand et ses clients, le chamane pose de nombreuses
questions avec une grande rapidité, de sorte que le client livre l’information presque
sans s’en apercevoir. Il l’oublie ensuite, à la façon des clients de la désorceleuse qui
concluent : « On ne dit rien, elle devine tout ! » (Contreras et Favret-Saada 1990, 28-
29).
Quand le chamane passe à l’acte de divination, il doit résoudre un problème qu’on
pourrait appeler magico-logique. Le client aimerait recevoir l’information sur lui-
même de l’extérieur, sans être engagé dans sa production. Or le chamane est censé
être renseigné par le rite de divination qui est un acte nécessairement relationnel. Là
où le client préférerait ne voir qu’un flux anonyme d’information, une interaction
doit nécessairement être mise en place. La croyance au résultat de la divination est en
effet elle-même un acte et non un jugement intellectuel. S’il ne s’engage pas dans
l’interaction, il est exclu d’avance que le client puisse être convaincu de quoi que soit.
La raison principale est logique : il est nécessaire qu’une relation d’intentionnalité soit
établie entre l’acte divinatoire exécuté par le chamane et son client. Autrement,
comment être certain que le résultat de la divination portera justement sur ce client
qui interroge le chamane et non son voisin, ou le précédent ? On jugera peut-être
qu’une telle question ne peut être posée que par quelqu’un qui est étranger au
système de pensée de la divination et à ses présupposés peu rationalistes.
L’observation de la pratique touva invite à considérer au contraire que ce problème
logique est central dans la réussite du rite de divination. Parmi les techniques de
divination touva l’une d’entre elles, traditionnelle, est répandue sur l’ensemble du
territoire. On l’appelle xuvaanak, nom qui est à rapprocher de la racine verbale xuvaa-
(mong. xuvaa-) « séparer, classer ». Le xuvaanak est composé de 41 cailloux, qui
doivent en principe être trouvés dans le jabot d’un coq de bruyère (kara kuš) mais
sont aussi parfois ramassés au bord des rivières. Le propriétaire du xuvaanak le
conserve dans un petit sac qui, chez les nomades, est rangé dans l’un des coffres
(aptara) du coin d’honneur (dör) de la yourte. L’acte de divination consiste à répartir
les cailloux par prises régulières en seize paquets disposés géométriquement de façon
à former quatre lignes et quatre colonnes. Des valeurs particulières sont attribuées à
chacune d’entre elles. Il existe des interprétations conventionnelles de la disposition
des cailloux, mais une grande liberté est laissée à l’interprète.
182

Figure 40. Zina, les pierres de son xuvaanak en main, fait le geste de symyranyr (Têêli, 2006).

Figure 41. Le xuvaanak de Zina.

Ces étapes sont toujours précédées d’une introduction que l’observateur ne remarque
pas immédiatement. Après une éventuelle fumigation au genévrier incandescent, le
devin prend les cailloux dans les paumes de ses mains, les porte à sa bouche, souffle
et crachote dessus parfois en prononçant quelque chose. Cet acte est appelé symyranyr
« chuchoter », d’une racine turque qu’on retrouve en altaïen dans le nom d’un rituel,
čymyr, où la parole est chuchotée par un spécialiste čymyrčy (voir ci-dessous p. 484). À
ce moment, le devin est censé activer les pierres et les mettre en relation avec le
client. En effet, juste avant ce geste, il a demandé à ce dernier de lui rappeler son
nom, son lieu et son année de naissance dont il déduit son signe astrologique. Ce
sont ces informations qu’il paraît ensuite transmettre aux pierres.
Donner son nom complet n’est pas anodin pour les Touvas, c’est livrer une partie de
soi-même et partant se rendre vulnérable. Dans les relations quotidiennes, on utilise
183

très souvent des surnoms ou des termes de parenté. Il est fréquent que des Touvas
ignorent le nom de leurs grands-parents, même si les interdits sont moins respectés
qu’autrefois surtout en ville.
La prononciation du nom génère ainsi une relation d’intentionnalité entre la
disposition que les pierres vont prendre et la personne dont le destin est interrogé, de
la même manière que dans une galerie de peintures une étiquette établit une relation
intentionnelle entre le portrait et la personne représentée.

Ces techniques sont les plus courantes, celles que l’on observe chez les simples
devins de famille ou de village. Les chamanes ont recours à des procédés laissant plus
de place à l’expression d’une originalité personnelle. La chamane Lorisa Küžüget fut
consultée à plusieurs reprises par une jeune fille enceinte, Mila, abandonnée par son
petit ami qui s’apprêtait à épouser une autre personne. Mila avait elle-même
rencontré un autre garçon qui ignorait son état et elle souhaitait apprendre de la
chamane si elle pouvait espérer mieux de son nouvel ami que du précédent.

-Xarylzaavys kandyg-dyr bot-bottaryvystyŋ ? -Pour notre relation, c’est comment ?


-Xarylzaavys dêên bolza daan, kara kuštuŋ -Pour les relations, on va regarder dans le
ortuzunda turar xuvaanaktan köör bis. Kara xuvaanak qui vient du coq de bruyère. Le
kuštuŋ xuvaanaa šyn salyr xuvaanak du coq de bruyère donne la vérité.

La chamane étale les cailloux sur la table et demande le nom complet du garçon et
celui de sa cliente. Geste atypique, elle saisit alors la main de Mila et la pose sur les
petites pierres quelques instants. À côté des pierres est déposée la photographie du
garçon que Mila a apportée. Par ce simple geste, le lien est accompli et la divination
peut être exécutée.
Les cartes à jouer (közer) sont un outil de divination qui connaît un grand succès chez
les chamanes. On les utilise en raison de la variété des combinaisons qu’elles
permettent d’obtenir et donc de la précision des réponses que l’on peut formuler,
même si pour les questions graves, on préfère toujours avoir recours au xuvaanak.
Mais à nouveau pourquoi ces cartes étalées sur la table auraient-elles un rapport avec
la vie du client installé près d’elles ? La visée intentionnelle des cartes est établie très
communément par les chamanes grâce à un geste simple : ils demandent à leur client
de couper le paquet de cartes. Faire porter la divination sur ce client, telle est la
signification première du geste et c’est ainsi que le client doit le comprendre.
Pourtant, son effet interactionniste dépasse cette interprétation symbolique. On est
piqué par une légère émotion de devoir couper le paquet : sans le vouloir, voici le
client sommé d’exécuter un geste dans le processus du rite de divination dont il
croyait que seul le chamane avait la responsabilité.
Qu’il s’agisse des cailloux ou des cartes, la relation d’intentionnalité censée s’établir
entre l’instrument divinatoire et le client, contraint dans les faits ce dernier à
s’engager lui-même dans l’acte rituel de la divination. Décrivant les pratiques de
divination avec cartes chez la désorceleuse, Contreras et Favret-Saada (ibid.) mettent
184

en évidence un dispositif qu’elles appellent « embrayeur de violence » qui contraint


imperceptiblement le client à se compromettre avec le mal, c’est-à-dire à souhaiter le
retour de l’infortune à son sorcier. On ne retrouve pas ce modèle chez les Touvas,
car la différence radicale de nature présumée entre le chamane et son client interdit à
ce dernier de se voir attribuer une action efficace autonome. Pourtant, on observe
bien un dispositif menant le client à adopter un changement d’attitude profond.
Michael Houseman, dans le « modèle anthropologique de la pratique
psychothérapeutique » qu’il a proposé, et dont nous ne pouvons ici rendre la subtilité,
montre que le patient qui décide d’entreprendre une thérapie est insatisfait de soi ; il
voudrait changer mais n’y parvenant pas, il attend du thérapeute qu’il intervienne
pour enclencher un changement. Mais en réalité, le thérapeute ne se donne nullement
comme mission d’agir sur son client. Ce sont les modalités d’interaction de la
thérapie qui conduisent le client à opérer lui-même le changement, en admettant la
possibilité de points de vue nouveaux sur soi dont il fait l’expérience dans l’entretien.
Ainsi la séance psychothérapeutique offre « l’expérience d’affects et d’intentions
inattendus qui en elle-même fournit au client la preuve du changement et donc de sa
capacité à choisir. » (Houseman 2003).
D’une manière comparable, dans la divination touva, le jeu des relations incite le
client à changer d’attitude dans la relation qu’il mène avec le chamane. Quelques
gestes rituels et quelques questions abruptes amènent le client à se livrer et
abandonner la réserve de l’observateur passif dans laquelle il comptait se cantonner.
Impliqué dans l’acte rituel lui-même, il est en position de s’engager dans l’ « attitude
de croyance » (Hamayon 2005) qui est un processus actif.

La suite de la divination est une forme de communication tout à fait inhabituelle.


L’information donnée par le devin est parcellaire et confuse et, dans les faits, une
séance de divination n’est un succès que si des efforts interprétatifs sont produits des
deux côtés, chez le devin comme chez le client. Le client doit compléter en
l’interprétant l’information toujours elliptique que livre le devin. Amalija Safarova,
fonctionnaire, raconte que le chamane Čečen Xertekovič lui dit lors d’une divination :
« Je vois un appartement », formule qu’elle m’expliqua ainsi : « C’est-à-dire : ‘tu vas
bientôt avoir un appartement’. » Ce travail de traduction est accompli même par
l’incroyant sous peine de ne rien comprendre aux paroles du devin. Or l’attitude de
croyance consiste simplement à poursuivre la logique de la traduction. Sajana
Moŋguš, qui s’affirme athée, s’entendit dire par une devineresse qui lui inspirait
confiance qu’elle n’avait pas désiré la naissance d’un sur deux de ses cinq enfants.
Cette affirmation était plutôt surprenante pour cette mère aimante, pourtant en me
racontant la divination, elle s’efforçait de rassembler dans sa mémoire des faits
pouvant la confirmer. Le client est ainsi amené à un important travail d’analyse dont
il ne prend pas conscience attribuant tout le mérite au devin.
Amalija qui avait perdu son argent sur son lieu de travail (l’administration fiscale)
consulta une devineresse et « apprit » d’elle qu’une collègue de travail l’avait volée.
« Elle m’a dit tout de suite qui c’était. » En fait la devineresse n’avait pas nommé la
185

coupable, qu’elle ne pouvait connaître, mais avait décrit ses vêtements, son âge, son
allure (« elle boîte »). Amalija « reconnut » aussitôt une femme mal aimée de son
bureau qui acquit dès lors la réputation de voleuse auprès de ses collègues jusqu’à ce
qu’elle change par la suite de lieu de travail. La tâche d’identification et d’accusation a
été entièrement accomplie par Amalija, pourtant celle-ci affirme qu’elle ne
soupçonnait nullement sa collègue avant la consultation et garde le souvenir que c’est
la vieille qui a dénoncé la coupable.
Par le jeu de l’interaction le client abandonne sa « tactique » visant à vérifier
l’authenticité du spécialiste pour devenir acteur du rite, tout en gardant ensuite le
sentiment de n’avoir fait qu’écouter des informations à la production desquelles il
n’eut pas de part.

V. Les marques d’un destin

Régulièrement, depuis de nombreuses générations, des chamanes « apparaissent »


chez les Turcs de Sibérie, sans que personne, d’après des représentations partagées
par tous, n’intervienne dans ce processus, pas plus les chamanes que leur entourage,
le pouvoir politique ou une quelconque institution organisée. Comment comprendre
l’étonnante stabilité du phénomène, si parfaitement réglé que l’interprétation indigène
en terme de caractère naturel a paru être la seule possible à certains savants des plus
positivistes qui ont pensé à une pathologie chamanique réelle ? Le phénomène ne
peut pourtant qu’être culturel puisqu’il est localisé et soumis à des évolutions
historiques : ainsi chez les voisins des Touvas, les Dörbets de Mongolie, les
chamanes ont aujourd’hui disparu149. L’apparition des chamanes est donc bien une
institution sociale qui, pourtant, plus qu’aucune autre, refuse obstinément d’être
sociale, se livre elle-même au hasard, déstabilise les mécanismes ordinaires de la
reproduction sociale et ne s’en maintient pas moins avec une vigueur et une
extension qu’aucun pouvoir politique n’aurait pu lui donner si longtemps. Quels sont
les mécanismes qui font qu’une personne est reconnue par son entourage comme un
chamane « inné » (čajaattyngan) et, par l’effet même de ces représentations, acquiert
objectivement le statut social que cette reconnaissance implique ?
Il n’existe aucun « code du chamanisme » dont le respect serait contrôlé par un
pouvoir, aucun savoir initiatique dont une ou des sociétés secrètes seraient
dépositaires. C’est donc au-delà des discours, des idéologies explicites, que notre
enquête doit se tourner.
Dans les matériaux rapportés de nos enquêtes à Touva, comme dans la
documentation, fort riche, dont on dispose sur l’accès à la fonction de chamane,
certains types d’informations varient considérablement d’une région à l’autre tandis
que d’autres faits surprennent véritablement par leur stabilité.

149 Grégory Delaplace, communication personnelle.


186

La crise particulière qui précède l’accès à la fonction de chamane est une constante
que l’on retrouve avec une régularité parfaite depuis le XVIIIe siècle150 dans toutes les
sources sur les peuples turcs de l’Altaï-Saïan, quelle que soit leur économie, leur
environnement, taïga ou steppe, le régime politique et religieux auquel ils sont
soumis, russe et orthodoxe au Nord, mandchou et bouddhique au Sud. Au contraire,
le contenu de l’interprétation de la crise, ou même l’existence d’une interprétation,
sont loin d’être universels : sur ces points, les données varient, avec une régularité qui
demande elle-même à être analysée, au sein d’un même peuple d’un informateur à
l’autre. La diversité des interprétations et leur absence dans certains cas nous incitent
à chercher en dehors d’elles les raisons pour lesquels les habitants de l’Altaï et du
Saïan considèrent que seul un individu passé par une crise d’un type particulier peut
devenir chamane.

A. Un singulier corps d’enfant

1. Des indices physiques

Selon un modèle dominant chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, on est chamane de


naissance, on ne le devient pas. Aussi est-il logique de s’attendre à ce que des signes
ou des indices particuliers révèlent la nature chamanique de l’individu dès son
enfance. Certes, l’accès à la fonction chamanique n’a jamais lieu avant l’adolescence,
pourtant, de nombreux faits nous incitent à penser que la crise chamanique qui
précède cet accès n’est pas perçue comme le moment décisif où l’enfant devient
chamane, mais une étape du développement déjà prévu à la naissance dans la nature
chamanique de l’enfant. La crise et l’accès à la fonction ne sont pas vus comme un
changement de nature mais comme les étapes d’un programme prédéterminé, un peu
comme les métamorphoses de la larve qui se fait papillon sans changer d’espèce ou la
croissance de l’anaj (« chevreau ») qui fait de lui un öškü (« chèvre »).
Les Touvas contemporains pensent généralement que le futur chamane est un enfant
particulier, un peu étrange et même souvent doué de facultés spéciales. Les
admirateurs de la chamane Aj-Čürek racontent qu’elle avait des problèmes dès
l’enfance : elle était très agitée. On la fit changer plusieurs fois d’école en raison de
son comportement. Ces événements, qui chez un autre signaleraient un « mauvais
élève », sont avancés a posteriori comme des preuves de l’authenticité de la qualité
chamanique d’Aj-Čürek.
Le fait que des signes soient apparus très tôt permet de repousser l’idée que le statut
de chamane ait été choisi, nécessairement ultérieurement, comme une carrière. La
chamane Xovalygmaa raconte qu’elle a été longtemps désirée par ses parents. Avant
sa naissance, sa mère avait fait trois fausses couches. Elle et son mari avaient décidé
de se séparer si cette quatrième grossesse se terminait de la même manière. La mère

150 Gmelin [1751-1752] 1767, I, 135.


187

de Xovalygmaa s’adressa à la chamane Bičeldej qui vivait dans la ville de Čadaana.


« La chamane a fait ce qu’il fallait et je suis née », raconte Xovalygmaa. À la naissance,
Bičeldej déclara : « Ce sera un grand personnage », autrement dit, selon l’intéressée,
elle savait que la petite fille deviendrait chamane.
Autrefois chez les Touvas, certains signes étaient connus comme pouvant indiquer
une nature chamanique chez l’enfant : l’habitude de dormir sur le ventre (le visage en
bas), un pleur bruyant, des larmes mêlées de sang, des crises avec perte de
connaissance ou même simplement un poids lourd du bébé (Potapov 1969, 348). On
prêtait même au chamane un comportement particulier avant sa naissance dans le
ventre de sa mère (Kenin-Lopsan 2000, 62-63). On pouvait faire venir un chamane
qui déterminait si ces signes étaient les indices réels d’une essence particulière. Mais
de toute façon l’enfant n’accèderait à la fonction qu’après l’adolescence.
On retrouve dans la tradition khakasse une attention semblable au comportement du
bébé dans son berceau mais avec, si l’on peut dire, un changement d’axe pour le
retournement : on pense à un futur chamane lorsque l’enfant met sa tête au niveau
des pieds (Butanaev 2006, 23 et Alekseev 1984, 111). Les Sagaïs considèrent que le
futur chamane souffre depuis la naissance, mais les attaques commencent plus tard
quand l’accès à la fonction s’approche (Alekseev 1984, 112). Bien sûr, dans le récit de
sa vie ou dans ses invocations, un chamane peut s’attribuer ces signes ultérieurement
afin de reconstituer l’image d’un développement typique. Par exemple la chamane
katchine Soko s’adresse ainsi à ses esprits : xara pizikke tisker pöleennerim, « vous qui
m’avez retournée dans le berceau noir » (Butanaev 2006, 189). Parfois c’est la
complexion générale de l’enfant qui attire l’attention, comme chez les Iakoutes :
« parmi les fils d’un chamane, lui succèdera le plus maladif, sauvage, maigre, petit »
(Xudjakov 1969, 307).
Chez les peuples chasseurs de la taïga, la situation n’est pas sensiblement différente.
Une chamane chore raconte avoir eu depuis l’âge de six ans des crises qu’elle attribue
à l’intervention d’un esprit ajna. Alors qu’elle jouait avec d’autres enfants, elle tombait
à terre comme morte (Aravijskij 1927, cité par Dyrenkova 1930). Dans le village (ulus)
Atla, un enfant a présenté des signes dès l’âge de trois ans : il faisait le geste de battre
du tambour et par ailleurs son pied gauche présentait un renflement au niveau de la
cheville. Bien qu’il ait abandonné ses pratiques sous l’influence russe, sa grand-mère
est convaincue qu’il a le destin de chamane. Xlopina, qui rapporte ces faits recueillis
chez les Chors en 1927, cite encore deux chamanes connus pour avoir un trou dans
le lobe de l’oreille et un autre marqué par un tubercule au bras ou la jambe (Xlopina
1978, 77). Dans la tradition de l’Altaï nord, celui que la divinité créatrice Ülgen a élu
porte les traces de ce choix : le plus souvent un os supplémentaire (nous reviendrons
sur ce point important) qui se laisse voir aux gens ordinaires par une protubérance,
ou encore, d’après un chamane koumandine, par une dent supplémentaire
(Potapov 1947, 166). Les parents n’y prêtent pas attention, mais les anciens le
remarquent. Ils font plus tard appel à un chamane qui demande à l’esprit principal du
lieu (le maître de la montagne Pustag par exemple) si l’enfant sera chamane (Xlopina
1978, 70 passim). D’après des informateurs koumandines (Alekseev 1984, 109), la
188

divinité céleste Ülgen désigne le chamane avant même sa naissance quand sa mère est
encore enceinte151.
Ce n’est pas la manifestation d’un seul de ces caractères qui peut convaincre
l’entourage de l’enfant, mais plutôt leur multiplication qui fait penser à une nature
particulière. Aucun de ces traits n’est en réalité un critère nécessaire ou suffisant pour
qu’un individu soit reconnu comme chamane. Nombreuses sont les histoires de
chamanes où aucune allusion n’est faite à des signes particuliers dans l’enfance. Par
ailleurs, on se doute bien que tous les enfants pleurards, agités ou prostrés,
présentant des tubercules et autres malformations ne deviennent pas des chamanes.
Les caractères typiques indiqués aux ethnographes ne sont pas les mêmes d’une
population à l’autre et même à l’intérieur d’une même population.
Lorsqu’ils se multiplient et s’ils sont confirmés par un chamane, les signes
apparaissant à l’enfance peuvent être si convaincants que l’entourage décide de
reconnaître dans l’enfant un chamane sans plus attendre. On peut citer le chamane
altaïen Tjubeš [Tübeš] qui aurait commencé à chamaniser à l’âge de six ans (Potanin,
1883, 56, n. 1). Anoxin a rencontré parmi les Altaïens un enfant de sept ans nommé
Sapsyr, considéré par les siens comme chamane, qui possédait déjà un tambour de
taille moyenne (1924, 121). Bien entendu, ces enfants ne mènent pas de rituels, ils
chamanisent tout seuls. Les chamanes expérimentés disaient que Sapsyr
chamaniserait ainsi en privé jusqu’à l’âge de quinze ans. Avant de pouvoir exercer la
fonction de chamane, on s’attend à ce que l’enfant traverse une crise au début de son
adolescence. L’enfant qui présente des signes caractéristiques est donc censé
connaître un développement lui aussi caractéristique. Cette idée est présente chez les
Touvas contemporains : « Le don chamanique se développe avec les années »
m’expliquait ainsi Urana Moŋguš.

Pourquoi cette habitude généralisée de donner un sens occulte à des traits physiques
comme des tubercules ? Serait-ce parce que les peuples sibériens ont une tendance au
pansémiotisme, c’est-à-dire, comme le disait le savant russe Krašeninikov au XVIIIe
siècle à propos des Kamtchadales, qu’« ils s’efforcent à tout prix de donner un sens à
tout ce qui existe, allant jusqu’à essayer de comprendre les pensées des poissons et
des oiseaux152 » ?
En réalité, il n’y a pas en jeu ici de processus de signification. Jamais, on n’attend que
l’enfant, ni l’adolescent plus tard, ne dise qu’il se sent chamane, ou qu’il estime que
c’est sa vocation personnelle de le devenir comme l’on conçoit en Occident la
« vocation sacerdotale153. » Tous les signes relevés ont pour point commun de ne
pouvoir être rapportés à quelque intention signifiante que ce soit. Le fait qu’un enfant

151 Novik donne chez d’autres peuples sibériens des exemples de signes chamaniques repérés chez les
enfants (1984, 197)
152 Cité dans Narby & Huxley, 2002, 42.
153 Dans la tradition catholique, la vocation doit être exprimée par l’individu dans le langage de la

découverte personnelle même si, sur le plan cosmologique, elle est conçue comme l’effet d’un décret
divin, tandis sur le plan sociologique, elle peut être le résultat d’une imposition du groupe (Suaud
1975).
189

se retourne dans son lit n’est pas reçu comme un « message » de l’enfant ni d’un
esprit qui chercherait à communiquer avec les hommes. On n’imagine pas que les
esprits agissant sur les enfants cherchent à en informer leurs parents. À proprement
parler, ce ne sont donc pas des signes appartenant à un système sémantique mais des
indices matériels intégrés dans une chaîne de causalité renvoyant à une cause non
ordinaire : un trait sous-jacent spécial ou un esprit, ou encore un trait créé par un
esprit (en général le créateur Ülgen chez les Altaïens).
Cette quête de causes spéciales n’est pas un caractère général de la culture des
peuples de l’Altaï-Saïan. La famille d’Aleksandr Ondar, vivant sous la yourte dans la
région de l’Övür, avait une petite fille de deux ans. Une nuit, elle empêcha toute la
famille de dormir à cause de ses hurlements. Ayant lu dans l’ethnographie que les
hurlements des petits enfants sont interprétés comme l’action des esprits, je me
réjouissais de cette aubaine et guettais dans les commentaires des parents excédés une
allusion à un aza (démon) ou même l’idée d’une vocation chamanique. Il n’en vint
pas, car il était évident pour tout le monde que la petite était la proie d’êtres moins
extraordinaires mais non moins voraces que les aza : les moustiques. J’étais sans
doute le seul à avoir pensé à une autre hypothèse. Son visage couvert de boutons le
lendemain ne laissait pas de doutes sur ce point. Il n’y a aucune raison de penser que
les grands-parents de ces nomades, avant la période soviétique, en auraient jugé
autrement.
Pour qu’une cause spéciale soit soupçonnée, il est d’abord nécessaire qu’aucune cause
ordinaire évidente ne se présente à l’esprit. Mais il faut aussi qu’on ait des raisons de
chercher. L’interprétation en termes de destin chamanique n’a de chance de se mettre
en place que s’il est vraisemblable que le jeune enfant en soit porteur, c’est-à-dire s’il
est l’héritier potentiel d’un chamane défunt. La qualité chamanique étant transmise de
façon héréditaire, une famille qui ne se connaît pas d’ancêtre chamane ne fera pas
volontiers d’interprétation de ce type.
Aleksandr Moŋguš, un Touva de l’Övür, avait un grand-père chamane. Les habits et
instruments de ce dernier ont été déposés selon l’usage ancien dans une grotte. La
grotte se trouve dans les environs de l’ancien campement d’hiver (kyštag) du chamane
où pousse un arbre qui est le xam dyt (« mélèze chamanique ») de la famille. Chaque
année, un rituel a lieu autour de cet arbre réunissant les descendants (cognatiques) de
ce chamane (voir ci-dessous p. 574). Aleksandr s’étonne comme d’un fait anormal
que, « pour le moment, aucun descendant ne prend sa place », c’est-à-dire que
personne n’est devenu chamane dans ce groupe depuis la mort du grand-père
d’Aleksandr. Il ajoute aussitôt avec certitude : « Il doit naître un descendant. » Ce
« doit » n’exprime pas une obligation d’ordre moral incombant au groupe, mais une
nécessité naturelle inévitable. Aleksandr cherche parmi les descendants celui qui sera
peut-être le successeur de son grand-père. C’est chez les plus jeunes qu’il mène son
investigation, car un homme mûr qui n’a manifesté aucun indice depuis sa naissance
doit évidemment être considéré comme un « homme ordinaire ». Il raconte : « Le
mari de ma sœur, lama, a été assassiné par un ivrogne. Leurs enfants, mes neveux
utérins (čêênnerim) grandissent chez nous. L’un a quelque chose, peut-être quelque
190

chose de chamanique. Ses yeux sont différents, ils regardent fixement. » Encore une
fois, le regard fixe n’est ni un signe établi dans un système de communication, ni un
indice connu et irréfutable. Si Aleksandr n’était pas sensibilisé par la question de la
succession de son grand-père, il ne prêterait peut-être pas attention au regard fixe de
son neveu et, à supposer qu’il l’eût tout de même remarqué, rien ne l’obligerait à y
voir l’indice d’une possible qualité chamanique plutôt que d’un caractère
mélancolique.
Repérer et commenter ces indices, voilà qui forme déjà « des pressions, même si elle
sont inconscientes, voire niées comme telles » (Hamayon 1990). Convaincu qu’il est
d’une nature particulière, l’enfant aura tendance à reproduire les autres indices
ultérieurs du développement d’un chamane authentique. Il n’est pour cela nullement
besoin de concevoir une stratégie consciente.

2. Des facultés perceptives spéciales

Les traits physiques et comportementaux visibles ne sont pas suffisants. Ils ne sont
eux-mêmes que les témoins annonciateurs de capacités que l’on s’attend à voir se
développer rapidement. Aleksandr Moŋguš, qui a remarqué que le regard de son
neveu est particulier, ne se satisfera pas de sa fixité. Il s’attend sans doute à ce que le
jeune enfant se montre capable, avec ce regard, de voir des choses que les autres ne
voient pas. En effet, un futur chamane doit d’abord montrer qu’il appartient à la
catégorie plus vaste des iji körnür kižiler « personnes à double vue ». Avant même
qu’on lui attribue une relation régulière avec des esprits, on veut avoir la certitude
qu’il a en lui les capacités intrinsèques sans lesquelles de telles relations ne sauraient
être conçues. D’une manière générale, lorsque les Touvas disent d’un chamane qu’il
voit des esprits, c’est moins pour donner une information sur les esprits que sur le
chamane et sa capacité à voir. De même chez les Iakoutes, le futur chamane voit se
développer en lui un « don de la prémonition » (Ksenofontov [1928] 1998, 50).
À la question de savoir ce que voit le chamane, Marat de Tere-Xöl répondait : « Il
voit les aza [démons], le maître de lieu : il parle au maître de lieu, il le voit, il discute
avec lui. » D’après cette affirmation, la nature de l’esprit importe peu, ce qui importe
c’est la possibilité de la relation. Je demandai à Marat comment on reconnaît le futur
chamane :

« -Il naît comme ça [bodu törêên]


-Comment distinguer entre plusieurs petits-enfants par exemple ?
-Ça se voit [Köstü bêêr]. Il y a des signes que connaît celui qui est intelligent.
L’enfant dit qu’il ne faut pas y aller et il ne faut pas y aller. Si tu y vas, tu
meurs. Ils sont comme ça. »

Ces principes trouvent confirmation dans les récits des chamanes eux-mêmes. Je
posai, maladroitement, à la chamane Nadežda Sat la question de savoir comment elle
191

avait « appris à chamaniser ». Elle me fit le récit suivant où sont soulignées sa


mémoire et ses facultés de perception remarquables :

Je n’ai pas appris. Je me souviens de tout de l’époque où j’étais petite. Je me


souviens comment ma mère me langeait, dans quelle partie du lit elle me
posait. Je regardais par la fenêtre, je m’en souviens. Je me levais, je me
souviens de la première fois que j’ai marché. Je regardais les nuages, c’était
quand j’avais deux ans. Ensuite à l’école, je n’arrivais pas à apprendre les
lettres. Je me souviens de tout de l’enfance. Ma mère ne s’intéressait pas au fait
que je me souvenais de tout. Et l’école, ça ne m’intéressait pas. Mes pensées
étaient très loin. Ainsi déjà à ce moment j’avais un lien avec le cosmos. C’était
au village. Je regardais sans arrêt le ciel. Je n’avais pas besoin du programme
scolaire. Je ne voulais pas. Et en 4-5e classe, je vois une chose rose, avec des
oreilles jolies ! Je me souviens de ça jusqu’à maintenant. Elle me souriait. Et
puis elle a disparu dans le mur. Moi je pensais que ces bêtes-là existent
effectivement. Et puis j’ai remarqué que personne n’en parlait. Elle avait une
petite corne, de jolis yeux de Tsigane. Et puis en 5-6e, j’ai commencé à prédire
ce qui va arriver à mes amies. Elles m’ont dit : ‘Maintenant tais-toi, sinon ça va
encore se produire.’ Je disais : ‘Cette bouteille va tomber’, et elle tombait. Tout
ce qui est chamanique m’est apparu à ce moment. J’ai eu envie de montrer à
mon amie Lisa la bestiole que je voyais. Elle n’a rien vu.
Ou bien on partait en voiture et je disais : ‘N’y allons pas, sinon on va se
renverser. – Tais-toi, on me dit, elle ne va pas se renverser.’ Et puis elle se
renversait154. C’était tout comme ça.

Dans ce récit, la narratrice laisse dans l’indifférence la nature des entités spéciales
qu’elle perçoit (cette bête rose peut-être inspirée de la vue de dessins animés ou
d’albums pour enfants). Cette insistance sur l’activité de perception plutôt que sur
son objet est-elle propre à cette chamane ?
Plus que tel esprit particulier, c’est plus un lien général avec l’environnement, le
« cosmos » comme elle dit, qui importe pour elle. Par cette idée, mais aussi par
d’autres aspects en général, la chamane Nadežda Sat se montre influencée par
l’ésotérisme new age. Pourtant, on retrouve cette importance des qualités propres chez
d’autres chamanes plus « traditionnels », car peu en contact avec le discours
ésotérique occidental en raison d’une faible maîtrise du russe. Le chamane Gennadij
se dit azadan uktug xam, « chamane d’essence d’aza » ou « issu d’aza ». Il explique ainsi
ce titre : « J’ai vu des aza et les aza m’aident. Je les appelle pour m’aider au-delà de
tous les cols, de toutes les rivières, au-delà de six cols, de six rivières. » Son titre est
donc immédiatement rapporté au fait d’avoir « vu des démons ».

« -Quand est-ce que vous avez vu un aza ?


-J’avais dix ans. Et un maître de la terre, j’en ai vu aussi un quand j’avais dix
ans. C’était un homme grand, il avait un manteau [tonu] comme ça dans le

154 De tels accidents spectaculaires ne sont pas rares dans la steppe.


192

vent. Grand comme un poteau dans la rue. Son manteau courait [Tonu xadyp
turar].
-Et l’aza, à quoi ressemble-t-il ?
-Il a deux jambes seulement, c’est deux jambes qui courent. En haut, on ne
voit que le crâne. Le reste on ne le voit pas. Et il poursuit les papillons. Les
bras on ne les voit pas. On voit deux jambes.
-Et où l’avez-vous vu ?
-À Ak-Dovurak, en ville le soir. Ensuite j’ai commencé à faire des divinations
avec les cartes, les cailloux. Et puis j’ai commencé petit à petit à chamaniser.
Dans ma famille, il y avait aussi un chamane. Il faisait le xonuk. J’ai vu
comment il le faisait. J’ai commencé comme ça, je purifiais les appartements
avec de l’acacia rouge [kyzyl xaragan]. Et je le suspendais aux portes. Les aza
ont peur de l’acacia rouge. Et j’utilisais du genévrier. »

L’expérience de la vision de ces êtres spéciaux apparaît comme précédant


directement le début de l’activité de divination qui est suivie par l’exercice entier de la
fonction de chamane. Gennadij ne manque pas de citer la présence d’un chamane
aîné dans sa famille. Puisque chacun sait que la qualité de chamane se transmet de
manière héréditaire, cet autre chamane prouve que Gennadij appartient à un groupe
de cognats détenteurs de l’essence. Ses expériences perceptives ne sont donc pas de
simples accidents, elles sont le produit classique d’une essence chamanique active.
Les chamanes cités précédemment résident à Kyzyl. Dirigeons-nous maintenant vers
les steppes désertiques du Sud de Touva près de la frontière mongole. Le chamane
Kim Ondum d’Êrzin affirme d’emblée : « À huit ans, j’entendais déjà. » Un jour, son
père qui élevait des vaches, l’envoya à cheval les chercher car elles avaient disparu (les
Touvas montent à cheval dès la plus tendre enfance). Kim descendit de cheval et
s’endormit. Il entendit alors des gens qui parlaient en russe et disaient : « C’est bon, il
dort » (Ladno, on spit). Kim se réveilla et ne vit que le cheval. Très effrayé, il se leva, fit
quelques pas et s’aperçut qu’il s’était endormi à vingt mètres d’un cimetière russe. Il
fut épouvanté et ne put manger ni boire pendant trois jours. Kim n’avait aucune
relation de parenté avec ces défunts russes ; le chamane dont il est l’héritier est un
oncle, touva bien entendu. Ils n’intervinrent plus ensuite dans sa vie.
En fait, il est régulier que les perceptions faites dans l’enfance soient ainsi en quelque
sorte « anonymes ». L’enfant voit « des choses » mais est incapable de les nommer ou
de les identifier. Dans certains cas, leur nature se stabilisera à l’adolescence et il
pourra les décrire, pour citer des souvenirs de chamanes chors, comme « des
hommes et des femmes », un « homme qui ne se nomme pas et ne montre pas son
visage », « des troupeaux de chevaux » ou « une femme » (Dyrenkova 1930, 272).
Mais ces êtres restent généralement anonymes jusqu’à ce qu’un chamane expérimenté
invité pour examiner l’adolescent et ne les identifie. À ce moment seulement leur
nom est établi et peut être prononcé par le jeune chamane, ce qui modifie la nature
de la relation car la connaissance du nom équivaut toujours à une possibilité de
domination. Mais il peut aussi arriver que ces entités restent dans l’anonymat qui les
caractérisait dans l’enfance. C’est le cas, par exemple, des défunts russes entendus par
193

Kim, de la petite bête rose vue par Nadežda ou de ces cavaliers que voyait une jeune
fille touva et qui disparurent de ses visions quand elle reçut son équipement de
chamane (D’jakonova 1981, 132).
Les indices physiques repérés dans la plus petite enfance doivent donc être confirmés
par des propriétés intrinsèques d’un genre particulier. Il ne s’agit pas seulement de
savoir si le novice a en lui une essence qui présente tel ou tel aspect jugé correct. Loin
d’être un simple trait interne, comme, mettons, d’avoir un foie bleu ou carré, les
propriétés attendues sont des facultés perceptives, entièrement tournées vers
l’extérieur. En termes logiques, l’enfant, par ses dispositions, est porteur d’une radix
relationis : « cette disponibilité est ‘relationnelle’ sans être encore un fait de relation »
(Descombes 1996, 218).
Ce corps enfantin singulier est désormais prêt à être investi par des hôtes plus
durables.

B. L’entrée en relation
1. La crise qualifiante chez les Touvas

Les phénomènes de perceptions spéciales éprouvés par Kim Ondum se


reproduisirent lorsqu’il eut 12 ans, puis 24, 36 et 48 ans. À chaque fois, une crise de
terreur le frappait et troublait son organisme, toujours plus violemment. Des voix lui
demandaient de chamaniser, mais à chaque fois il refusait. À 61 ans, il eut la crise la
plus dure et se mit à cracher du sang. Il entendit : « Si tu refuses encore, tu mourras. »
Et Kim se vit en effet mourir en rêve. Cette fois il accepta et, depuis dix ans qu’il
chamanise, il ne ressent plus aucun trouble (entretien en 2002).
Cette histoire présente des traits, pour ainsi dire, universels dans le chamanisme des
Turcs de l’Altaï-Saïan, comme la menace de mort en cas de refus, la mort vue en rêve
et la disparition des troubles après le début de la pratique chamanique. Pourtant, le
cas de Kim frappe aussi par une irrégularité considérable : l’âge excessivement tardif
de l’accès à la fonction. Ici il faut évidemment rappeler le contexte historique et
social. Kim a grandi pendant la période soviétique et il fait partie de ces nombreux
Sibériens qui ont ressenti une vocation de chamane mais n’ont pu la réaliser ce qui les
a condamnés à souffrir toute leur vie155. Il n’est pas indifférent de noter que Kim
connut sa crise décisive en 1993, l’année de la création de la société Düŋgür par
Kenin-Lopsan. Kim raconte que, décidé à se lancer dans la pratique chamanique, il
s’adressa à Kenin-Lopsan qui l’intégra à l’association. Pourtant, Kim la quitta au bout
de quelques années car le travail communautaire lui paraissait incompatible avec la

155 Des cas touvas sont signalés par Vajnštejn et Moskalenko (1995). Revunenkova, dans un bref
article consacré à ce problème (2000), décrit le cas d’un homme télenghite souffrant de troubles
mentaux depuis une dizaine d’années et celui d’une petite fille morte à 12 ans, ces malheurs étant
attribués dans les deux cas par l’entourage à l’impossibilité d’exercer l’activité chamanique en l’absence
de chamane expérimenté pour les former.
194

nature solitaire du chamane. Selon lui, les vrais chamanes, lorsqu’ils se rencontrent,
doivent se dévorer l’un l’autre c’est-à-dire se tuer.
Nombreux ont été les chamanes a être frappés par la crise qualifiante à la même
période. Chez Nadežda Sat, elle s’est déclarée la même année que pour Kim, alors
qu’elle était déjà une femme mûre :

« En 93, j’ai été très malade. J’ai eu du rhume et des douleurs au cœur. J’ai été
à l’hôpital, on m’a dit : ‘Tu es en bonne santé’. Moi : ‘Comment ça, je suis en
bonne santé, je ne peux pas respirer, j’ai mal au cœur comme si j’avais une
pierre’. Ensuite je suis allée voir Boraxovič [Kenin-Lopsan]. Il me dit : ‘C’est
chamanique, ce que tu as, c’est à cause de tes ancêtres qui étaient chamanes.
Travaille comme chamane.’ Moi : ‘Je ne sais pas le faire.’ Lui : ‘Quelqu’un te
dirigera.’ Il y avait une femme Valentina Gorkevna, elle m’a dirigé et depuis je
travaille. Depuis 93, je travaille à Düŋgür. J’ai aimé le chamanisme. Il y a des
miracles comme dans les contes, c’est pourquoi j’aime le chamanisme. »

La bonne foi de ces personnes tombées malades au même moment paraîtra peut-être
douteuse. Pourtant, le début des années 1990 a été objectivement pour tous les
Touvas une période très difficile d’appauvrissement, de perte d’emploi, d’insécurité et
d’affaiblissement du système de santé, autant de causes possibles d’angoisse et de
maladie en dehors même de l’effet incitatif provoqué par l’apparition de la société
Düŋgür.
Plus traditionnellement, c’est à l’adolescence que la crise décisive doit se déclarer.
Lorisa Küžüget, originaire de Kara-Xöl et travaillant à Kyzyl, raconte ainsi comment
elle est devenue chamane :

« J’ai eu une maladie. C’était en 1983, j’étais malade, je ne pouvais pas rester
toute seule à la maison. C’était parce que quelqu’un, une grand-mère, venait
me gronder. Je sortais en courant et alors ça s’arrêtait. C’était sûrement mon
arrière-grand-mère. »

Quand elle voyait la vieille femme, la jeune Lorisa était incapable de l’identifier. C’est
plus tard seulement qu’elle a reconnu son aïeule, la mère de la mère de son père.
Lorisa ne l’a pas vue de son vivant mais en a entendu de nombreux récits par sa
grand-mère. On raconte que, lorsqu’elle chamanisait « elle devenait quelqu’un
d’autre » et se mettait à courir et à grimper aux arbres avec son tambour.
Lorisa, dès son enfance, avant cette crise, avait manifesté des capacités particulières.

« Quand j’étais petite mon père est mort dans un accident. À cette époque, je
l’avais vu alors qu’il n’était pas là. Ensuite, trois jours, après il est mort. Si
c’était maintenant, je l’aurais sauvé. Il m’a dit : ‘Viens on va emmener le bétail
par là.’ Il part, je me retourne et il n’est plus là. Je l’ai dit à ma mère. Ensuite
mon père est venu : ‘Tu étais où ? Ici ? - Non j’étais là-bas’.
195

Trois jours après mon père a perdu son cheval. Il est parti vite en voiture avec
des gens. Et ils ont eu un accident. Le cheval de mon père était un cheval
rapide. C’est pourquoi les gens voulaient le voler.
Plusieurs fois auparavant, il m’était arrivé de voir mon père alors qu’il n’était
pas là. »

En touva comme en russe, les chamanes parlent de « maladie » lorsqu’ils évoquent


cette crise (tv. aaryj berdim, « je suis tombé malade »). Les plus proches du
chamanisme traditionnel citent de préférence l’évanouissement (dal- « s’évanouir »)
comme symptôme. On retrouve ce terme dans le récit d’un chamane originaire de la
région de Kuŋgurtug (lac Tere-Xöl). Êreksen Boranak est fermé aux influences
directes de l’ésotérisme new age : il ne parle pas le russe.

-Siler kažan xamnap êgelêên ? - Quand avez-vous commencé à chamaniser ?


-Men bičiimde čiktig turgan men. Ürgülčü - Quand j’étais petit, j’étais étrange. J’étais sans
aaryyr, Šoončur dep xam bistiŋ čanyyvyska arrêt malade. Le chamane Šoončur habitait
turgan. Baza yndyg kižiler partija üezi-daa près de chez nous. Il y avait des gens comme
bolza, turgan-dyr ijin. ça, même à l’époque du parti.

Šoončur Sojan était un chamane de la région du lac Tere-Xöl. Il fut l’un des derniers
à pratiquer avec un costume et un tambour pendant la période soviétique.

‘Bo kižige čüve kylbas bolza, xoržok’. Bičii ‘Si on ne fait pas quelque chose pour lui, cela
ynčap-la derig-düŋgürün-daa kedirip turar. Ol ira mal’ [a dit Šoončur]. Il me faisait porter un
am on üš xarlyg turgan men, dyka korgunčug petit peu son costume et son tambour. À
aaraan men, iji karak aldyngan, sogur-bile treize ans, j’ai été très malade, mes deux yeux
dömej. Soguraryp turdum, šuut čüve közülbes. étaient pris, j’étais comme aveugle. Je ne voyais
Am ol ulus kelgeš ‘Bo irejniŋ čüvezi čüvelep absolument plus rien. Les gens qui venaient
turar’ dalar-dyrtar baza turgan men. disaient : ‘C’est le truc de son grand-père qui le
lui fait’ ; je m’évanouissais aussi.

Le grand-père d’Êreksen est une figure célèbre de la région : grand chamane, il


remporta la victoire, d’après la légende, lors d’un concours de chamanes (cf. infra
pp. 226 et seq.). Ce « truc, chose » (čüve) du grand-père, c’est sa qualité de chamane ou
les esprits du grand-père. La nature du « truc » est volontairement laissée dans le flou
et nous ne chercherons pas pour le moment à l’en faire sortir, afin de représenter la
perception que les profanes peuvent avoir de ce phénomène. C’est, en effet, en
grande partie de leur conviction que dépend l’accès du novice au statut de chamane.

Čüve-le bolza, dala bêêr men. Am ol À la moindre occasion, je m’évanouissais. J’ai


čüvezin katap berip, onu otturup bičii repris le truc, l’ai réveillé et assimilé un peu, et
siŋirip kaan soonda, bičii čügêêrtep. après, ça a commencé à aller mieux. C’était un
Ulustuŋ ol am bičiimde araj êpčok bolur peu gênant quand j’étais petit : je comprenais tout
bolza doraan bildine bêêr aan, avam- de suite tout sur les gens, et je racontais des
196

ačamga ulustarny čugaalaar, ol kiži myndyg choses sur les gens à mes parents : celui-ci est
čüve-dir, i kiži yndyg čüve-dir. ‘Xej, Xej ! comme ci, celui-là est comme ça. ‘Sottises ! ne dis
čüve čugaalava !’ dêêr turgan. Men ynčap pas ces choses !’ disaient mes parents. J’étais
turgan. comme ça.

À nouveau, à la question de savoir « quand » le chamane a commencé son activité,


nous retrouvons citées des facultés perceptives exceptionnelles développées dès
l’enfance. À l’adolescence, un « truc » hérité du grand-père vient troubler Êreksen,
puis il « assimile » (siŋir- ; factitif de siŋ- « s’imprégner » cf. mong. šingê-) le « truc » et
les troubles disparaissent. Ce schéma se retrouve dans la plupart des sources du
début du XXe siècle sur l’accès à la fonction de chamane chez les Turcs de l’Altaï-
Saïan.

Il n’existe pas dans le chamanisme traditionnel des Touvas de terme commun pour
désigner la crise. Les auteurs ont relevé les expressions dalyp turar « il s’évanouit »
(D’jakonova 1981156), dyrtar aaryg « maladie qui tire » si la crise se manifeste par des
convulsions (Vajnštejn 1991, 247) et albysta- (Jakovlev 1900, 113 ; Vajnštejn 1961,
176). Ce dernier terme est une dérivation verbale de albys catégorie d’esprit séducteur
qui rend fou. Dans la langue touva, albysta- signifie ordinairement « être dément » en
référence à une folie furieuse. Le simple crétinisme est désigné par le terme tenek
« idiot ; farceur, galopin157 ». Il faut noter que, malgré l’étymologie de ce terme, la
vocation chamanique est rarement interprétée comme l’effet de l’action d’un esprit
albys. Les récits recueillis par Vajnštejn chez les Tožu n’en font pas mention : ce sont
toujours des ancêtres chamanes qui interviennent. Si ce terme est employé par les
Tožu, c’est donc bien pour exprimer le symptôme de la crise de démence qu’il
désigne ordinairement et non un albys. On a encore relevé comme symptômes
traditionnels de la crise chamanique chez les Touvas : les bâillements, l’étirement des
membres, les évanouissements, les attaques, les crises de démence (Jakovlev ibid. ;
Potapov 1969, 348). Aujourd’hui les formes de la crise ont tendance à devenir moins
brutales. On constate que les chamanes (des femmes en général) les plus russifiées et
les plus influencées par l’ésotérisme new age passent par une crise qui a beaucoup en
commun avec la dépression.

2. La crise : le corps du chamane comme champ d’action

Il faut d’abord rappeler que cette crise, usuellement appelée « maladie chamanique »
dans l’anthropologie d’expression russe, n’a rien d’une pathologie réelle. Il n’existe
aucune maladie congénitale ayant des symptômes aussi divers que l’évanouissement,
l’attaque nerveuse, la démence, le bâillement répété, ou encore pour prendre des

156 Une biographie de chamane relevée par Kenin-Lopsan fait aussi apparaître l’expression : dalyp kaar
apargan men, « j’ai commencé à avoir des évanouissements » (2002, 104).
157 Les nuances de ces termes, qui sont toujours valables en touva contemporain, ont été remarquées

par Jakovlev (1900, 113).


197

exemples relevés chez les Altaïens : crampes, saignement du nez, épilepsie, avalement
involontaire d’objets métalliques (Verbickij 1893, 45 ; Funk 2005, 73), ou, chez les
Évenks, saignement de nez, météorisme et flatulences, asthme (Delaby 1976, 40).
Ce qui est commun à tous ces symptômes, c’est leur capacité à évoquer et manifester
une action invisible sur le corps du néophyte et la réceptivité de ce corps. Ce schéma
est remarquable, car à la différence des interprétations sur la nature de l’agent à
l’origine du phénomène, on le retrouve chez tous les Turcs de l’Altaï-Saïan (mais
aussi chez d’autres Sibériens comme les Évenks) y compris dans des sources
anciennes. Nous avons cité les Téléoutes chez qui séjournèrent Dyrenkova et
Potapov dans les années 1920 et 1930, voici ce que disait le savant allemand Johann
Georg Gmelin au sujet du futur chamane dans ce même groupe (« Tatares
Théléititisches ou Kichtimiches », près de Kouznetsk) (1751-1752, I, 275-276) :

« les indices qui font connaître qu’il est digne de cette fonction sont des
convulsions du corps comme nos possédés ont coutume de le faire. Il dit
durant ces convulsions, que Dieu (peut-être craignaient-ils de nous dire que le
diable lui donnait cette force) l’a ordonné prêtre, et il est cru. Dès qu’il est
reconnu pour prêtre, il commence à minauder. (…)158 »

Quelques décennies plus tard, un disciple allemand de Gmelin, Peter Simon Pallas,
traversa ces régions et, plus à l’Est, chez les Katchines rencontra un chamane ([1771-
1776] 1793, V, 323) :

« C’étoit un jeune homme qui avoit été fou pendant plusieurs années avant
que d’entrer dans le métier, ou qui peut-être avoit fait semblant de l’être. On
m’a assuré qu’il lui prenoit encore, de tems à autre, des accès de folie, et
qu’alors il passoit des nuits entières à faire ses tours de magie, qu’il ne cessoit
que lorsqu’il étoit épuisé de fatigue et d’enchantement. »

Cette description est caractéristique d’un point de vue externe sur la crise dont on
peut déduire que l’information n’a pas été donnée par le chamane lui-même. D’une
manière générale, lorsque les termes employés évoquent la folie (en touva albysta-), on
sait que l’on a affaire au point de vue des profanes sur le chamane. Un chamane
iakoute évoque ainsi le point de vue externe sur sa crise : « Au printemps, pour ceux
qui m’entouraient je devins complètement fou (…) » (Popov 1947, 286). Le récit que
le chamane fait lui-même de sa propre expérience est très différent, marquant ainsi
dès ce moment la distance qui le sépare des hommes ordinaires.

158(...) die Merkmahle, wodurch er zu diesem Amte tüchtig erkannt wird, bestehen in Verstellungen
des Leibes wie unsere Besessene zu machen pflegen. Er sagt während seinen Verstellungen, dass ihn
Gott (vielleicht scheueten sie sich vor uns zu sagen, dass der Teufel diese Kraft gebe) zum Priester
geordnet habe, und sie glauben es. Ist er einmahl als Priester erkannt, so kann er schon heren.
198

VI. Le théâtre des esprits

L’attaque est l’une des formes symptomatiques que peut prendre la crise. Le terme
français d’« attaque » attire à lui seul l’attention sur la question qui va nous occuper
maintenant : dans cette « attaque », on voit bien qui est l’attaqué mais quelle est la
nature de l’attaquant ? Les Turcs de l’Altaï-Saïan, plus logiques que les Français,
fournissent quelques réponses à cette question. Mais avant de les exposer, il est utile
de rappeler que la réponse n’est pas nécessaire. Les Touvas contemporains explorent
très peu la question. Leurs ancêtres du début du XXe siècle n’étaient pas toujours
beaucoup plus curieux, du moins les sources sont-elles laconiques à ce sujet.
L’envers de la crise chamanique, que les profanes ne voient pas, est l’histoire d’une
attaque brutale des esprits sur leur élu.

A. « L’esprit écrase »

La crise chamanique est parfois désignée en touva par l’expression dyrtar aaryg
« maladie qui tire. » Là où les Touvas voient une traction, les Altaïens parlent plutôt
de poussée, de pression. Tös bazyp jat/čat est l’expression très généralement employée
pour décrire la crise chamanique chez les Altaïens (Verbickij 1893, 44), les Chors
(Dyrenkova 1930, 269 ; tös pasyp čalar selon Funk 2005, 265), les Téléoutes
(Dyrenkova 1949a, 110) et les Khakasses (xamny tözi pasča, Butanaev 2006, 25). Une
personne qui présente les symptômes authentifiés de la crise est appelée baskyn kam
« chamane écrasé ».
Bas- est une racine turque commune désignant l’acte d’écraser. L’idée se retrouve
dans d’autres contextes : ainsi chez les Daours qui appellent sumus darsen « âme
oppressée » une personne subissant l’action d’un esprit (Humphrey & Onon [1993]
2003, 216). Bien qu’il n’apparaisse pas à propos de la crise, ce thème est présent dans
une intéressante expression touva, xaram bastyg-, qui désigne des cauchemars d’un
type particulier. Voici la définition que m’en donna le jeune Touva Meŋgi Ondar :
« Xaram bastykkan, c’est quand une personne en dormant voit et sent tout en réalité et
ne peut rien faire. Les premiers signes sont l’étouffement [ru. uduš’e] comme si
quelqu’un t’étouffait, c’est sans doute une force impure. » Bien que le verbe bastyg- ne
se rencontre pas en dehors de cette expression, on y reconnaît la racine bas-
« écraser » que confirme l’idée d’étouffement attachée à l’expression. Le terme xaram
qui, en touva, a ordinairement pour sens « avare », doit sans doute être identifié ici
comme un emprunt au mongol xar « noir ». En effet, une expression toute semblable
existe en mongol, xar darsen « oppression noire » (Humphrey & Onon op. cit., 219),
199

qui donne à penser que la variante touva en est un calque. La pression est donc une
représentation largement diffusée chez les Turco-mongols de l’action exercée par un
esprit sur un humain.
Peut-on préciser la nature de cette action ? Est-il possible de reconnaître dans la crise
chamanique une forme de possession ? Sans doute pas, car à aucun moment il n’y a
d’identification entre l’homme en crise et l’agent surnaturel supposé causer cette
crise. Ce que l’on attend devant un futur chamane, ce n’est pas d’entendre un esprit
parler dans sa bouche, de voir son identité tout simplement gommée et remplacée
par une autre, mais de pouvoir constater des effets induits par une cause qui lui
demeure logiquement extérieure. Pour qu’un écrasement ait lieu et soit visible, il faut
au moins deux objets indépendants, un objet doué d’une force suffisante pour
exercer une contrainte et un autre assez consistant pour offrir au premier une
résistance et être contraint, mais aussi suffisamment sensible pour manifester cette
contrainte.

B. Soumis à la contrainte des esprits

La crise chamanique doit garantir deux certitudes : d’abord que le novice subit
passivement une violence indépendante de sa volonté ; ensuite qu’il a en lui les
qualités nécessaires pour percevoir et subir cette contrainte spéciale. Le premier
point, montrant que le novice est pris dans des processus causaux auxquels les
volontés humaines n’ont point de part, assure qu’il ne cherche pas par calcul, par
artifice, à accéder à la fonction. Mais une action agressive d’un esprit contre un
homme n’est pas une chose exceptionnelle puisque les maladies sont souvent
interprétées de cette manière. C’est pourquoi le deuxième point est nécessaire : le
chamane est aussi un corps capable de subir avec une sensibilité particulière ces effets
et d’y réagir. Plus tard dans sa pratique rituelle, c’est précisément cette qualité
conductrice de son être qui sera mise en œuvre. La crise chamanique doit se
distinguer de la maladie en ce qu’elle traduit une nécessité de la nature de celui qui la
subit alors que la maladie est un phénomène accidentel.
Dans les récits d’accès à la fonction de chamane, la crise chamanique est parfois prise
au départ pour une maladie ordinaire. Dans les années 1950, un chamane tožu, Kol
Čenzer, raconta à Vajnštejn qu’il tomba malade à 24 ans et s’adressa à plusieurs
chamanes pour chasser l’esprit qui le tourmentait. Un chamane invité interpréta cette
crise comme le résultat de l’installation dans son corps de l’esprit de son oncle
paternel, ancien chamane. Il identifia cet esprit comme un kara buk (« démon noir » )
ayant pris l’apparence d’un ours. Mais le repousser était impossible, et après quatre
années de souffrance, la seule issue fut pour le jeune homme d’endosser la fonction
de chamane. Ses tourments cessèrent lorsqu’il reçut son équipement de chamane
(Vajnštejn 1961, 176-177, n. 34). Le lien qu’il entretenait avec cet esprit n’était pas
accidentel : aucun chamane ne pourrait donc le rompre comme dans le cas d’une
maladie ordinaire.
200

Une chamane contemporaine, Nadežda Sat nous racontait l’étonnement qui fut le
sien lorsque les médecins lui dirent qu’elle n’était pas malade. C’était dire d’une part
que la science n’était pas compétente, mais aussi que ce qui lui arrivait était en
quelque sorte inévitable car programmé dans son corps : aucune intervention n’était
possible.
Outre son caractère nécessaire, la crise chamanique se distingue de la maladie
ordinaire en ce que, assez souvent, son patient « voit » les agents spéciaux qui
s’attaquent à lui. Précisément parce qu’il dispose de facultés sensorielles spéciales dès
son enfance, il est censé pouvoir faire le récit imagé de ce que le malade ordinaire ne
fait que sentir. C’est pourquoi les récits de ces visions forment un genre qui tient une
grande place dans les autobiographies de chamanes. Ils sont l’un des signes distinctifs
de la crise qualifiante authentique.
Ces récits, du moins ceux qui sont anciens, mettent régulièrement en scène le
chamane dans des tourments terribles imposés par les esprits tant que leur victime
refusera de chamaniser. L’histoire du chamane khakasse T. Juktešev est exemplaire :
comme il refusait d’abord de devenir chamane, ses esprits tös s’emparèrent de lui,
l’enlevèrent jusqu’à une falaise céleste et le précipitèrent plusieurs fois dans le vide, le
ramassant à terre, jusqu’à ce qu’il accepte de se soumettre à leur exigence (Butanaev
2006, 30 ; voir aussi les récits de Sagaïs violemment contraints par des esprits à
devenir chamane, Diószegi 1998, 30).
Au moment de la crise, le corps du chamane, réceptif par nature dès l’enfance,
devient un lieu où s’exercent de puissantes contraintes externes. Plus tard, il devra
exécuter des transferts d’ordres divers, des esprits vers les hommes et des hommes
vers les esprits. Pour les clients, nourrir le chamane sera une manière de nourrir les
esprits. Son corps restera un point de passagе, il sera comme une pompe qui fait
circuler le bonheur et les forces entre les mondes. Pour poursuivre cette métaphore,
qui n’a, ne l’oublions pas, rien d’indigène, la contrainte subie pendant la crise
qualifiante est le moment où la pompe est amorcée.

C. Le dépècement en rêve

Dans les récits que les chamanes turcs de Sibérie produisent au sujet de leur
expérience de la crise, une thématique revient avec insistance, c’est celle du
dépècement du chamane. Le thème est connu des Touvas, même s’il est peu
répandu. La vision que Kim Ondum nous a dit avoir eue de sa propre mort avant de
devenir chamane doit sans doute en être rapprochée. Trois épisodes récurrents
ressortent des histoires anciennes : le dépècement, la dévoration de la chair du
chamane, et la vérification de ses os.

1. Le corps du chamane dépecé et mangé


201

Le chamane touva Aldyn-Xerel Ondar159 raconta à V. P. D’jakonova qu’il vit,


pendant la crise, des serpents ramper sur son corps et des vers (kurt) le dévorer
jusqu’à ce qu’apparaissent ses « os blancs. » C’était, disait-il, une persécution de ses
ancêtres. Plus tard, lorsqu’il accepta le statut de chamane, ces serpents devinrent des
êêren čylan (« esprits serpents ») matérialisés sur son costume sous forme de serpents
de tissu. (D’jakonova 1981, 132 et 136). Cette vision n’a guère d’autre exemple dans
les sources concernant les Touvas. Elle ne prend tout son sens qui si on la met en
relation avec la thématique du dépècement qui est très bien décrite chez les autres
Turcs de Sibérie.
De nombreux matériaux montrent que le dépècement était considéré chez les
Iakoutes comme une étape obligatoire avant l’accès à la fonction de chamane.
Extérieurement, ce moment se laissait reconnaître à une crise de plusieurs jours au
cours de laquelle le novice gisait sans connaissance (Ksenofontov [1928] 1998, 51,
54-57). On disait alors que le malheureux subissait l’êttênii (op. cit, 51, 57), nom formé
sur le turc commun êt « chair, viande », dont est dérivé le verbe êttên- « débiter la
viande en morceau », c’est-à-dire que sa chair était dépecée par les esprits de ses
ancêtres chamanes (ibid. 51). La procédure se retrouve sous les mêmes termes dans
les sources recueillies par Xudjakov dans la région de Verkhoïansk dans les années
1860 (1969, 308-309). Dans un récit de vision, les esprits reçoivent l’ordre
d’appliquer au corps du chamane les actions suivantes (309) :

(…) êmn’ik êtin êttêên, kyhyl êtin kyrbastaan, (…) débitez en morceaux sa chair engraissée,
xara xaanyn tağaaran, suon uŋuoğun mülküjên découpez sa chair rouge, faites couler son
biêriŋ ! sang noir, émoussez ses gros os !

Un autre chamane iakoute raconte que son corps fut percé par des vers (Popov 1947,
286), vision très semblable à celle du chamane touva. Cette chair était mangée par les
esprits et recrachée dans toutes les directions (ibid., 285)160. Cette thématique se
retrouve chez les peuples de l’Altaï-Saïan. Chez les Chors, d’après certains récits, les
esprits découpent les chairs du novice (Dyrenkova 1930, 272) ou lui « rongent » le
corps (269, 276). Le thème est connu des Altaïens du Sud comme en témoigne ce
passage d’une invocation adressée à un ancêtre tös : « ayant cuit ma viande rouge,
vous épaississez mon sang comme du kumys [lait de jument fermenté] » (Anoxin
1924, 131). D’après certains récits, les chamanes toungouses sont censés subir le
même sort : le novice est dépecé, sa chair est hachée, parfois mise en brochettes, et
les esprits mangent cette chair et boivent son sang (Ksenofontov op. cit., 114-117161).

159 « Ancien chamane » de la région du Dzun-Xemčik,âgé de 79 ans en 1975.


160 L’expression utilisée est ysyax ysallar « faire une projection, libation, de lait fermenté » (Ksenofontov
op. cit., 54), texte russe et iakoute publié sur la page : http://jahroma.ru/content/view/83/223/
161 D’après des récits de chamanes de l’Angara. On notera que la chair est mangée crue par les esprits

toungouses alors que leurs équivalents altaïens la font cuire. Comme le remarque Hamayon, la cuisson
de la viande « reflète l’humanisation des esprits » (1990, 666). On trouve dans le fait que les Altaïens
sont éleveurs et les Toungouses en grande partie chasseurs une confirmation de l’interprétation
d’Hamayon sur la différence entre idéologie de chasse et idéologie d’élevage.
202

Le thème du novice dévoré a donc une très large diffusion même s’il demeure moins
universel que le phénomène de crise elle-même. Il ne peut manquer d’évoquer un
caractère très fréquemment attribué au chamane une fois qu’il est investi : la
dévoration active. Tous les peuples turcs de l’Altaï-Saïan connaissent de nombreuses
histoires de chamanes mangeant des mauvais esprits, des chamanes rivaux ou des
humains. Le chamane doit donc passer d’un stade de dévoré à celui de dévorateur,
comme s’il répercutait sur son entourage la fringale de ses esprits. Mais le bon
chamane sait orienter cette gloutonnerie et en protéger ses proches comme nous le
verrons (voir chap. VII « Les corps conducteurs »).
Mais il nous faut aller plus loin dans les histoires de chamanes, car le dépècement n’a
pas pour seul but la dévoration de la chair : il permet de mettre à nu les os du novice.

2. Le décompte des os

Dans les récits de visions des novices subissant le dépècement, les os ne sont pas
abîmés ni rongés par les esprits qui, bien au contraire, les examinent avec soin. Ils
vérifient dans le squelette la présence d’un os supplémentaire (artyg söök ou artyx söök)
indispensable pour que l’individu soit autorisé à chamaniser : cette idée est commune
aux Chors (Xlopina 1978, 77), Khakasses (Butanaev 2006, 27 ; Diószegi, 1998, 30),
Téléoutes (Dyrenkova 1949a, 109), Altaïens du Nord (Potapov 1947, 166), mais aussi
aux Iakoutes162 et même à des peuples aussi éloignés linguistiquement et
géographiquement que les Toungouses163 et les Nganassanes164. Chez les Khakasses
cette opération, qui porte le nom de söök sajgarar « vérifier les os », est menée parfois
par un esprit ancêtre spécialisé nommé sajgot « l’inspecteur » (Butanaev 2006, 27).
Après cette épreuve, le novice chor déclare à son entourage que les esprits ont trouvé
un os spécial dans son squelette. Ses proches l’interprètent ce fait comme la preuve
qu’il est un authentique chamane (Jadrincev 1881, 248, cité par Dyrenkova 1930,
274).
Parfois, les esprits ne cherchent pas la présence d’un os supplémentaire, mais se
contentent de vérifier que le squelette est complet. D’après une source iakoute, les
esprits vérifient que tous les os sont bien là et s’il en manque un seul le novice ne sera
pas chamane ou alors un de ses parents mourra. Ceux qui se sont préparés à la
fonction et ne sont pas devenus chamanes disent souvent: « Il me manquait des os,
c’est pourquoi les esprits m’ont renvoyé » (Ksenofontov op. cit., 64, 86).

162 « Voilà que tu as un os et trois ligaments musculaires de trop » déclarèrent les esprits à Arsan
Duolaj au moment de sa crise chamanique (Popov 1947, 287).
163 « Ils [mes aïeux] ont mangé ma chair crue. Ils m’ont trouvé un os de trop en faisant le compte. S’il

en avait manqué, je n’aurais pu devenir chamane » (Ksenofontov op. cit., 115)


164 Un chamane nganassane appelé Djuhadie raconte : « Nous, les chamanes, avons quelques os et

quelques muscles de plus [que les non-chamanes]. Personnellement, j’ai deux muscles et un os
supplémentaires. » (Popov 1936, 84-96, cité et traduit par Lambert 2003, 225).
203

3. Des os purs.

Les Touvas ne connaissent pas l’idée d’os supplémentaire : pour eux, ce n’est pas par
la présence d’un élément inhabituel que le squelette du chamane se distingue mais par
sa nature générale. Je demandais un jour au chamane Gennadij à Kyzyl : « De quel os
êtes-vous ? » (Kandyg sööktüg siler ?) Par cette question, j’avais en vue le clan auquel il
appartenait. Mais il comprit ma demande en un sens chamanique et me répondit
aussitôt : « Je suis d’os blanc » (Ak sööktüg men). Les chamanes touvas affirment en
effet traditionnellement avoir des os différents de ceux de la masse des profanes : ils
sont « blancs » (ak) ou « purs » (aryg).
Cette idée revient très fréquemment dans les récits recueillis par Kenin-Lopsan :
Xamnar bottaryn ak sööktüg kižiler bis dižir, « Les chamanes se disent gens aux os
blancs » (Kenin-Lopsan éd. 2002, 101, 178/195, 184/201). Cette particularité des os
chamaniques est mise en avant pour justifier le traitement particulier qu’ils reçoivent
après la mort. Alors que les corps des défunts « ordinaires » (anaa) sont abandonnés
dans la steppe, les « os purs » des chamanes sont déposés sur une construction
spéciale, le seri, une caisse de planches portée par quatre poteaux (D’jakonova 1975,
68-84). Avec la création des cimetières, ces pratiques ont été interdites, mais les
chamanes contemporains s’efforcent de donner aux tombes des chamanes un aspect
rappelant les seri anciens. Ce traitement distinct des défunts, qui n’est pas fondé sur
une hiérarchie sociale (comme dans le cas des riches kourganes des chefs militaires)
montre bien la différence de nature attribuée à leurs corps.
L’idée d’os blanc est certainement le résultat de l’influence mongole que les Touvas
ont subie plus que tous les autres peuples turcs de la région. Mais dans la société
mongole, l’os blanc a un tout autre sens : il désigne l’aristocratie et non les chamanes
(Krader 1963). Les Touvas, sous l’influence mongole, ont donc probablement
abandonné l’idée d’os supplémentaire, commune à tous les autres Turcs de Sibérie,
pour la remplacer par celle d’os blanc qu’ils ont pourvue d’une connotation
chamanique.
Le thème d’une nature particulière du squelette n’est pas exclusif de l’idée d’os
supplémentaire : les deux existent parallèlement chez les Khakasses. Pour les
Khakasses, les gens simples ont des os lourds tandis que les chamanes ont les « os
légers » (niik söök) ou, comme pour les Touvas, les « os purs » (aryg söökig) (Butanaev
2006, 22).
204

Figure 42. Tombe du chamane Sergej le jour de ses funérailles (avril 2006).

4. L’os comme figure de l’essence cachée

L’association constante dans la région entre os et clan, désignés du même terme söök,
pourrait inciter à interpréter la vérification des os comme un contrôle de
l’appartenance du chamane à son groupe patrilinéaire. Mais si la signification de cet
épisode était une règle si simple, elle serait certainement formulée explicitement par
les informateurs. Or la règle explicite concernant la transmission de la qualité
chamanique, nous la connaissons : elle se fait par descendance cognatique sans
référence au clan.
L’hypothèse clanique s’accorde mal avec la présence du thème de la vérification des
os chez les Nganassanes pour qui il représente un épisode essentiel de l’accès à la
fonction chamanique, alors que dans cette société l’os n’est pas utilisé comme
métaphore pour désigner le patriclan165.
C’est bien dans la singularité de son corps, et non son appartenance à un groupe, que
le novice est examiné. Une singularité physique nécessairement antérieure à la venue
des esprits, puisque ceux-ci la vérifient et ne la créent pas. Les Chors disent que,
parfois, à l’approche de la mort, un chamane transmettait ses esprits à un enfant
porteur d’os en trop (Xlopina 1978, 70). C’est donc qu’il était doté de cette singularité
avant d’entrer en contact avec des esprits. Pour les Iakoutes « si le corps du novice se
prête mal à ce rituel », « s’il a le corps inapte », alors des souffrances nouvelles
l’attendent ou bien il devra payer en offrant la vie de membres de sa famille
(Ksenofontov op. cit., 52).
Dans l’épisode du dépècement, ce que les esprits vérifient avec un tel acharnement,
c’est ce que les hommes voudraient pouvoir observer : ce trait invisible et pourtant

165Je remercie Jean-Luc Lambert pour les renseignements qu’il a bien voulu me donner sur la notion
d’os chez les Nganassanes.
205

matériel car induisant des effets dans le corps, ce trait auquel peuvent être rapportées
les capacités spéciales du chamane, la réalité de l’essence du chamane. Ils mettent à
nu ce que nul ne peut voir directement, y compris le khan du mythe qui, pour
discerner si les chamanes sont vrais ou faux, n’a d’autre ressource que de les
soumettre à un test indirect en les faisant brûler.
Mais pourquoi un os supplémentaire ? Nous trouvons une piste dans les explications
d’un chamane sagaï : son os supplémentaire possède en son milieu un trou à travers
lequel il peut voir et savoir toutes choses (Diószegi, 1998, 30). Ce trou dans lequel
l’univers est visible est une image fascinante qu’on croirait sortie de l’imagination
d’un Borgès. Pourtant, à la différence de l’ « Aleph166 », simple objet de
contemplation et de méditation philosophique, l’os troué du chamane sagaï
appartient à un corps : lui-même organique, il donne par-là une légitimation
biologique à un statut social. Que les os soient une figure de l’essence chamanique,
c’est aussi ce qui apparaît dans l’usage de l’expression kam sööktüg kiži « personne d’os
chamanique », désignant une personne ayant un chamane parmi ses ancêtres (Satlaev
1971, 136).
Le lien causal entre les capacités sensorielles spéciales du chamane et la possession
d’un os supplémentaire n’est pas toujours aussi clairement explicité, bien que ces
thèmes soient souvent évoqués concomitamment. On trouve une confirmation de la
nécessité logique de ce lien dans le fait qu’un peuple sans rapport linguistique avec les
Turcs de l’Altaï-Saïan, les Nganassanes, l’ont également établi. Le chamane Djuhadie
après avoir affirmé les singularités de son corps en expose les conséquences :
« Comme mon corps a trois morceaux supplémentaires, j’existe, en rêve, sous trois
aspects simultanément. Je me trouve, en même temps, en trois endroits et quand je
chamanise, c’est comme si j’avais trois paires d’yeux, d’oreilles, etc. » (Lambert ibid.)
Semblable à la glande pinéale de Descartes qui, dans sa philosophie, faisait office de
support à la coordination de l’âme et du corps, l’os supplémentaire est ce point
d’attache où s’articulent les diverses perceptions spéciales prêtées au chamane et la
matérialité de son corps. Loin d’imputer les pouvoirs du chamane à ses seules
relations avec les esprits les Turcs de l’Altaï-Saïan exigent qu’ils aient dans son corps
un siège matériel antérieur à toute interaction spéciale.

VII. Le chamane « ainsi fait »

A. La notion de čajaan

Nous pouvons maintenant revenir à la notion de čajaattyngan rencontrée au début de


cette partie. Le lien entre ce mot touva et l’os supplémentaire des Altaïens, c’est la

166Dans la nouvelle de Borgès, « l’Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l'espace
cosmique était là, sans diminution de volume (…) ».
206

divinité créatrice céleste Ülgen ou Kudaj. Appelée Ülgen par les Chors, les Altaïens
du Nord et du Sud et Kudaj par les Touvas, les Khakasses ainsi que des groupes
chors mêlés aux khakasses167, cette entité a pour attribut la création, exprimée
quelquefois par l’épithète jajaačy ou jajaan « créateur168 ». Le nom d’agent jajaačy est
dérivé de la racine altaïenne commune jaja- « schaffen », « vollführen » (Radlov 1893-
1911, III, 73), présentant vraisemblablement une origine commune avec le mongol
zaja- « prédestiner ; créer » (cf. supra p. 91). Cette racine verbale est connue en touva
sous la variante phonétique čaja- dont est tiré čajaattyngan. Chez les Touvas, on dit du
forgeron : Čüvelerin čajaap šuuktup kaan, littéralement « Il crée en coulant les choses »
(Samdan 2004, 191).
Pour les Chors et les Koumandines, c’est précisément Ülgen qui donne, avant la
naissance, la qualité chamanique et c’est à son intervention qu’est attribuée la
présence de l’os supplémentaire dans le corps du jeune enfant (Xlopina 1978 ;
Alekseev 1984, 37). Les invocations chamaniques altaïennes recueillies par Anoxin
disent de lui qu’il a « créé » (jaja-) les astres (aj künüm jajagan, « il a créé la lune et mon
soleil »), les corps et la force vitale (kut) (maldyŋ kudun jajait, « tu crées la force vitale
du bétail » 1924, 69). Dans une invocation de demande de fécondité, un chamane
interroge les intentions d’Ülgen (ibid. 139) :

Kindiktü, kirbiktü bala byčary kandyj ? Va-t-il découper des enfants à nombril et à cils ?
Askarbaska mal jajap pereri kandyj ? Va-t-il créer du bétail quand il diminue ?
Kažylarga baš jajap pereri kandyj ? Pour certains, va-t-il créer des têtes ?

Dans un être vivant, ce qui relève de sa nature, c’est ce qu’Ülgen/Kudaj y a « créé ».


Dans le corps du chamane, l’os supplémentaire est la marque de fabrication
d’Ülgen/Kudaj, l’indice et la matérialisation de sa qualité de chamane. De cet acte de
création, substantialisé, est tirée la notion, à l’origine mongole, de zajaa qui donne
dans les langues turques alt. jajaan et tv. čajaan, terme traduits habituellement par
« destin ». Pour rester fidèle à son étymologie, on pourrait rendre ce terme en disant
que c’est, dans un être, ce qu’il a de « ainsi fait », sa « facture ». Le bouddhisme a

167 Les deux noms sont parfois employés par une même population, comme les Altaïens du Sud.
168 Les Khakasses distinguent neuf kudaj dont le principal est le Créateur čajaan kudaj (Katanov 1907, I
245, II, 215, n°406). Radloff donne comme exemple altaïen d’usage du verbe jaja- : Pu jarykty jajap
turgan Kudaj, « Gott der diese Welt geschaffen hat » (ibid.). On a quelquefois attribué une origine chrétienne à
la divinité créatrice Kudaj. Katanov suppose que le Kudaj des Khakasses serait une adaptation du
Dieu chrétien sous l’influence des missions orthodoxes (Katanov 1897, 26). Pourtant, on ne peut
expliquer de cette manière la présence de l’idée de Kudaj chez les Touvas non christianisés et les
Kirghiz musulmans (Judaxin 1985, 1, 436). Les linguistes donnent à kudaj une origine iranienne
(Tatarincev 2000-…, 3, 259-260) : khodâ signifie en effet « dieu » en persan pré-islamique. On
retrouve ce nom chez d’autres peuples sibériens, ainsi sous la variante xodaj chez les Nanaïs (Beffa &
Delaby 1999, 27). Xlopina (1978, 89) et Alekseev (1984, 44) ont émis l’hypothèse que le culte d’Ülgen
a été emprunté par les Chors aux Altaïens. Certes, les sacrifices de chevaux à Ülgen ne peuvent avoir
de caractère indigène chez ce peuple chasseur, mais l’absence de culte ancien à Ülgen n’implique pas
son absence dans la mythologie. Nombreux sont les clans dans l’Altaï du Sud qui ne rendent pas de
culte à Ülgen mais ne le connaissent pas moins. Hamayon a montré que la figure d’Ülgen joue un rôle
central comme donneur de gibier dans l’idéologie de chasse de peuples de la taïga comme les Chors
(1990, 378-380). Nous voyons quant à nous que les principes cognitifs du chamanisme des Chors sont
les mêmes que chez les autres peuples et s’accordent parfaitement avec la figure créatrice Ülgen.
207

nettement évincé les représentations mythologiques sur Kudaj chez les Touvas,
pourtant l’idée de qualités créées par une puissance et formant un destin est
demeurée. Pour les locuteurs contemporains du touva, čajaan correspond aux idées
françaises de « don » ou « talent naturels ». L’adjectif čajaannyg (-nyg suffixe d’adjectif)
peut être traduit dans certains contextes par « talentueux ». Les valeurs attachées à la
notion sont positives comme le montre la popularité des prénoms Čajaan et Čajaana.
D’autres termes existent en touva qui expriment l’idée de destin : salym, salym-čon, xuu-
salym mais ces notions représentent le destin comme succession d’événements alors
que čajaan est un ensemble de dispositions innées169.
Xam čajaan est spécifiquement la « facture » chamanique. Quand un enfant présente
les symptômes chamaniques, les Touvas cherchent à déterminer s’ils sont bien des
indices d’un xam čajaan de la même manière que les Chors cherchent à savoir si le
tubercule qu’ils voient est bien un os supplémentaire « créé » par Ülgen.
Le chamane touva Toktugu Kuular, né en 1932, raconta à Kenin-Lopsan (2002, 104)
que, à 14 ans, il vécut une crise chamanique et ses parents invitèrent une chamane
célèbre.

(…) xamnap-xamnap, xam čajaan-döstüg töl- (…) elle chamanisa puis dit : « Cet enfant est
dür dêêš, meŋêê xola küzüŋgüzün bergen. Ol de facture-racine chamanique[xam čajaan-
olčaan büdüü xamnap čoruur apargan men. dös] » et elle me donna son miroir [küzüŋgü]
de bronze. Je commençai alors à chamaniser.

Ce xam čajaan, dont la présence est vérifiée par un chamane invité, apparaît bien
comme l’une des désignations, avec uk, de l’essence chamanique. La chamane
contemporaine Xovalygmaa est l’une des rares, parmi ses collègues, à connaître assez
intimement le chamanisme ancien pour parler de son xam čajaan-dös. Selon son
interprétation, le čajaan-dös est indispensable pour être chamane, c’est lui notamment
qui permet de « voir ce que les autres ne voient pas ».

Nous avons donné jusqu’à présent une description simple du phénomène de


création-destin impliquant un créateur commun (Kudaj/Ülgen) et une classe
homogène de créatures, les chamanes. Ce tableau, tiré des représentations culturelles
communes, est singulièrement complexifié lorsque l’on examine le contenu des
invocations prononcées individuellement par les chamanes. Funk qui a étudié ces
textes chez les Téléoutes a recensé plus d’une quinzaine d’Ülgen habitant chacun un
ciel (teŋere) différent (2005, 101). Ce n’est pas nécessairement à l’Ülgen principal, Baj
Ülgen que les chamanes attribuent leur création. Chaque chamane téléoute a un
esprit qu’il appelle men jajalganym170 « toi qui m’a créé », « mon créateur » (Dyrenkova

169 Au sujet des différentes catégories de destin chez les Touvas contemporains, voir Myšljavcev
(2003).
170 L’expression jajalgan « être créé » est quelquefois traduite par « être recréé », notamment par

Dyrenkova elle-même. Cette interprétation savante fait du dépècement une recréation, impliquant une
mise à mort et une résurrection (ces thèmes ont été développés par Eliade). Ces notions sont
cependant absentes des commentaires indigènes qui parlent de « vérification ». C’est bien l’acte du
208

1949a, 109). Même le tambour du chamane est plus tard considéré comme fait « par
la création d’Ülgen » (Ak ülgenniŋ jajančа) (Dyrenkova 1949a, 180). De même, les
chamanes iakoutes sont censés être « créés » par des esprits différents (Ksenofontov
[1928] 1998, 92).
Une chamane touva contemporaine, Aj-suu Kuular indique sur son affichette qu’elle
est Tes-unu tajga-synnar êêleriniŋ čajaap čorutkan « créée et envoyée par les maîtres des
montagnes Tes-unu. » Chez les Touvas, dans le discours des chamanes, čajaan prend
un sens différent de celui qu’il a dans le langage ordinaire. Substantialisé et
personnifié, il n’est plus seulement le contenu de la « facture », les qualités qui font le
destin, mais un agent intentionnel. Čajaan est alors très proche de sens de čajaačy
« créateur »171. La chamane Soduna ne nomme d’ailleurs pas autrement son xam čajaan
que xam čajaačy (Kenin-Lopsan éd. 2002, 119). Cette multiplicité de sens apparaît
dans la traduction que donne Katanov du mot čajaan « créateur ; création, nature ;
destin ». Il nous semble que ces significations diverses correspondent à des points de
vue sociaux différents. En effet, s’il est admissible qu’un créateur unique ait fait les
hommes et les animaux, l’idée qu’une seule entité soit à l’origine d’êtres si différents
que les chamanes s’accorde mal avec la logique différenciatrice de la pratique
chamanique. En fait, l’idée d’un tel créateur commun des chamanes se rencontre
dans les discours explicatifs des profanes (ou des chamanes adoptant leur point de
vue) alors qu’elle est introuvable dans les invocations chamaniques.
Les chamanes touvas d’autrefois qualifiaient régulièrement l’un de leurs esprits (êêren)
de čajaan : l’un d’eux invoque ainsi un buga-čajaan (buga : « taureau ») (Kenin-Lopsan
éd. 1995, 425), tel autre un xek-cajaan (xek : « coucou ») (ibid.). Mais les esprits čajaan
peuvent aussi être multiples : un chamane appelle par exemple ses tümen čajaan, « dix
mille čajaan » (ibid. 426). Avec cette multiplicité, on s’est considérablement éloigné du
čajaan au sens de « destin individuel » de l’homme ordinaire, qui est nécessairement
un principe unique. Le chamane s’adresse à ses čajaan comme à des esprits auxiliaires
(ibid., 431) :

Xalyp oruŋar, čajaannarym. Courez, mes čajaan,


Xaraj kaaptaal, čorup oraal. Considérons d’en haut, allons-y.

À partir du moment où le xam čajaan, « facture » ou « destin chamanique », peut ainsi


être isolé, personnalisée, extériorisée du chamane, il devient possible d’envisager une
action sur lui. C’est bien ce qui ressort des récits que nous a faits à ce sujet la
chamane contemporaine Xovalygmaa. Lorsqu’elle accomplit un rite chamanique pour

dépècement qui est récurrent alors que la recomposition du corps, très rare, paraît n’être évoquée que
pour la cohérence de la narration.
171 Eki kiži ölze, eki Čajaan čeringe bara-tur, « Quand un homme bon meurt, il part dans la terre du bon

Créateur. » (Katanov 1907 I, 6; II, 6; n°107). Les čajaan touvas doivent certainement être rapprochés
de la catégorie des esprits créateurs ajyy chez les Iakoutes. Ajyy est dérivé de la racine verbale aj-
« créer » qui présente très vraisemblablement avec l’alt. jaja- une origine commune (Popov 2003, 61,
64). Dans un texte iakoute relevé dans les années 1860, les humains sont ainsi définis comme ajyy ajbyt
kihitigêr, « les hommes créés par l’ajyy » et le bétail comme ajyy ajbyt süöhütüger, « bestiaux créés par
l’ajyy » (Xudjakov 1969, 309).
209

un malade, elle commence par une projection de lait en prononçant des mots à voix
basse. Parmi d’autres esprits, elle invoque son xam čajaan-dös (« destin-racine
chamanique ») qui réside, dit-elle, dans le ciel inférieur (aldyy dêêr). Avec le début de la
pratique, cet esprit qui la tourmentait physiquement dans son corps s’est distancié.
Cela ne signifie pas que, en dehors des rites, le čajaan soit absent et n’agisse plus sur
elle, puisque, comme elle le disait elle-même, sans lui, un chamane n’est pas chamane.
En fait nous observons ici une objectivation et une mise à distance exemplaires du
chamane investi, qui se distingue ainsi du chamane novice encore en crise.
Le ciel inférieur n’est pas le seul lieu de résidence que Xovalygmaa attribue à son
čajaan-dös. Les Touvas honorent certains arbres qu’ils nomment xam yjaš « arbre
chamanique ». On sait par l’ethnographie russe et soviétique que les chamanes touvas
devaient autrefois posséder un xam yjaš personnel auquel leur vie était attachée
(Grumm-Gržimajlo 1926, 137 ; D’jakonova 1977, 199 ; Potapov 1969, 128 ; Kenin-
Lopsan 1987, 31). Selon Xovalygmaa, « l’arbre chamanique [xam yjaš] sert à conserver
le xam čajaan. C’est comme quand on met de l’argent à la caisse d’épargne. On peut
‘retirer’ de loin quand on en a besoin. » Le nom de la caisse d’épargne russe
sberegatel’naja kassa implique l’idée de protection (ru. sberegat’) : le xam čajaan est ainsi
mis à l’écart pour ne pas être exposé aux nombreuses attaques qu’un chamane subit
dans sa vie.

Üš čyldyŋ ištinde xam kižiniŋ xam yjašty Durant trois ans après son installation, l’arbre
olurtup kaany kamgalakčy čajaany kamgalap, chamanique est un gardien, il protège le čajaan
kelgen, düšken küžün šyn ülep berip olurar du chamane et donne, redistribue la force qui
bolur. est descendue.
Xam yjaš dêêrge, xamnyŋ čajaanny byžyg tudup, L’arbre chamanique est l’êêren qui maintient
küčü-küžün šyn ülep, xamnyŋ bodun kamgalap fort le čajaan du chamane, distribue sa force et
orar êêreni bolur. protège le chamane lui-même.

L’arbre d’un chamane doit par conséquent rester secret. Les arbres de Xovalygmaa et
ses frères et sœurs qui sont aussi chamanes se trouvent dans les environs du
campement de leur oncle maternel (daaj) dans la région de Süt-Xöl, leur région natale.
Comme nous étions à ce campement, Xovalygmaa m’emmena dans leur direction
mais ne me montra que d’anciens arbres chamaniques qui, par un rituel particulier,
avaient été privés de leurs fonctions : le čajaan en avait été retiré (voir fig. 43).
Beaucoup des chamanes touvas contemporains ont un arbre personnel choisi en
général dans une forêt de leur région natale.
La localisation précise du čajaan n’est pas claire, elle reste de toute façon associée
intimement au corps du chamane. Xovalygmaa donne un exemple d’action de l’arbre
chamanique qui semble contradictoire avec la définition précédente :

« Si un chamane veut te tuer, le xam yjaš contient l’attaque. Une fois, Ölčejmaa
s’est fâchée avec un chamane dans un taxi collectif [maršrutka]. C’était un
chamane noir, il a dit ‘Je te tuerai !’ Mais c’est lui qui est tombé malade, et sa
210

femme est morte. L’été suivant, quand nous sommes arrivés ici, le xam-yjaš
d’Ölčejmaa était tombé. Il faut en refaire un. »

Loin de préserver le čajaan à l’abri des conflits, l’arbre est ici au premier rang et il
subit mortellement l’attaque à la place de la chamane. Ce qui doit être retenu, c’est
que le čajaan, substantialisé et objectivé, est censé pouvoir être réparti et fixé, comme
en réseau, dans différents supports, qui dès lors sont soumis à volonté à la
manipulation du chamane.

Figure 43. Un ancien arbre chamanique « désaffecté ». Région de Süt-Xöl.

Figure 44. Arbre chamanique (xam yjaš) photographié en 1903-1904 (Kon 1934, 80).
211

L’arbre chamanique peut aussi avoir pour fonction de conserver le xam čajaan-dös
après la mort du chamane. Dans ce cas, il entre, selon les termes de Xovalygmaa,
dans la catégorie des ajmak-čon êêren « êêren de groupe » (ajmak : « genre ; clan ;
parentèle » et čon « peuple, gens »). Il est exact que de nombreuses familles ont un
xam yjaš sans avoir de chamane parmi leurs membres. La consécration d’arbre
chamanique (xam yjaš dagyyr) est l’un des services que l’on retrouve communément sur
les panneaux publicitaires des chamanes travaillant en société. Mais Xovalygmaa
estime que ses collègues ne comprennent pas le sens traditionnel, le « vrai sens » pour
elle, de ce type d’arbre. « Ils disent à tout le monde d’en faire. Par exemple, un
homme politique qui veut monter, il va demander à un chamane de lui faire un arbre
chamanique. [Contrairement à ses attentes], ça ne va pas le faire monter
significativement, par contre, s’il a un ancêtre chamane, son petit-fils par exemple
sera chamane. »
Xovalygmaa énonce ainsi l’usage correct de l’arbre chamanique de groupe :

Ajmak-čonnuŋ xanynda xam küžü čitpesin, On fait faire une consécration [d’arbre
üzülbezin, čoruur bolzun dêêš dagydar. Kelir chamanique collectif] pour que la force
salgalynda küstüg, šyyrak xamnar törüttünüp chamanique ne disparaisse pas du sang du
čoruur bolzun, turzun dêêš dagydar. groupe de parenté. On le fait pour que, dans la
génération suivante, naissent de forts et
puissants chamanes.

L’image du sang pour représenter la transmission biologique de qualités n’est pas


traditionnelle chez les Turcs de l’Altaï-Saïan. On reconnaît ici une influence des
représentations européennes sur le sang, transmises par la langue russe (êto u nix v
krovi « ils ont ça dans leur sang »).

B. Un ancêtre électeur

Dans les récits d’accès à la fonction, parmi les agents spéciaux qui entrent en contact
avec le novice, on remarque presque toujours une figure principale, plus active que
les autres, parfois la seule active. Cet esprit est souvent le premier avec lequel le
chamane dit avoir eu une relation au début de sa crise qualifiante et généralement il
demeure dans la suite de sa pratique une entité à la fois protectrice et auxiliaire
importante même si elle est moins sollicitée que d’autres esprits. On l’appelle dans la
littérature « esprit électeur ». Chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, l’esprit électeur, qui
prend souvent une forme animale pendant la crise, est généralement identifiée par la
suite comme un ancêtre du chamane. Il est par excellence l’esprit auquel les
chamanes touvas donnent le titre de čajaan. Il n’est pas reconnu immédiatement par
le novice et ne pourra l’être que par la distanciation opérée au moment de l’entrée en
fonction grâce à l’intervention d’un chamane tiers. Son aspect zoomorphe le rend
212

souvent méconnaissable. Êreksen Boranak affirme que, depuis l’adolescence, il reçoit


la visite d’un ours :

Artyryp kaan čüvezi bar, irej – adyg – suzu, Il y a un truc qu’on m’a laissé, c’est un
adygnyŋ čüvezi ürgülčü kelir, adyg xevirlig, adyg- « grand-père172 », un ours, il vient tout le
dir ijin. temps me voir. Ça a la forme d’un ours, c’est
Men am udup čytkaš irejga tavaržyr, ol irej un ours quoi. Quand je dors, je rencontre ce
čedip kelgeš meni čyglap čölep turar bolza dyka « grand-père » [cet ours], et s’il vient vers moi
êki bolur, tüŋneli am araj dezer bolza čiktig. et qu’il me lèche, c’est très bien, mais si
Čamdykta čedip kelgen turar, čamdykta čok finalement il s’enfuit, c’est louche. Parfois il
bolur. vient, parfois non.

Au début de ces visites, qui remontent à sa crise qualifiante, Êreksen ne savait pas ce
qu’était cet ours. Puis les gens ont dit : « C’est le truc de son grand-père. » Au cours
de notre entretien, la relation précise entre l’ours et le grand-père ne fut pas explicitée
par Êreksen, mais le terme irej employé pour l’un comme pour l’autre facilitait
l’identification.
Le récit d’Êreksen est typique des Touvas orientaux. Chez eux, l’ancêtre électeur se
présente sous la forme d’un ours qu’on appelle ištig irgek « ours mâle gravide [ ?] »
(irgek en dialecte tožu désigne l’ours mâle ou l’élan) (Vajnštejn 1968). C’est ainsi que
son oncle paternel apparaissait au chamane tožu Kol Čenzer pendant sa période de
crise (Vajnštejn 1961, 177, n.3 ; cf. supra p. 199). Chez tel autre chamane, les sept
loups qu’il invoque sont des ancêtres se manifestant sous cette forme (Kenin-Lopsan
éd. 2002, 69).
Autrefois, il n’était pas rare que la crise chamanique d’un novice se déclenche peu
après la mort d’un vieux chamane de sa parentèle. On considérait alors que l’âme du
défunt s’était installée dans le corps du novice qui allait lui succéder. Le ou les
ancêtres qui provoquent la crise sont appelés collectivement en touva čajaan mais
aussi čajaan-dös ou êêren-dös où dös désigne la « racine », l’« origine » (par exemple
aarygnyŋ üngen dözu : « l’origine d’une maladie », Kenin-Lopsan éd. 2002, 431). En
altaïen, le mot tös s’emploie plus couramment qu’en touva pour désigner tout ancêtre
chamane et parfois, par extension, d’autres catégories d’esprit.
La chamane touva Sendenmaa Moŋguš s’adresse ainsi à ses ancêtres par cette
invocation typique du style contre-intuitif et imagé propre au discours rituel
chamanique (Kenin-Lopsan 1987, 60-61) :

Êdim bolgan, malym bolgan Il est devenu ma chose, mon bétail


Êrêên šokar êêren dözüm. Mon esprit-racine [êêren-dös] bigarré-chamarré
Êktim, mojnum čajgandyrgan Il a secoué mon épaule et mon cou
Êrêên šokar êêren dözüm. Mon esprit-racine [êêren-dös] bigarré-chamarré
Čarnym, mojnum čajgandyrgan Il a secoué mes omoplates et mon cou,

172 Ici, irej est un euphémisme pour « ours ». L’emploi d’irej comme euphémisme de chasse est
particulier aux Touvas orientaux. Ceux de la steppe disent xajyrakan « bienveillant ».
213

Čajaan bolgan êêren dözüm. Il est devenu mon destin [čajaan], mon esprit-
racine[êêren-dös].
Katkannarym, syngannarym, Mes desséchés, mes brisés,
Katap dirlip kelgennerim. Vous êtes revenus à la vie.
Ölgennerim, čitkennerim Mes défunts, mes disparus,
Öšken ody kypkannarym. Qui brûlez d’un feu éteint,
Kešpes xemnen kežêêliŋer, Franchissons le fleuve infranchissable,
Közenektep ažaalyyŋar. Ouvrons une ouverture et pénétrons.

L’expression êktim, mojnum čajgandyrgan appelle commentaire. Le verbe est composé


de čajgan- « s’agiter » et -dyr- suffixe factitif. L’ancêtre ou les ancêtres revenus à la vie
ont contraint la novice à « secouer les omoplates et le cou », c’est-à-dire qu’ils l’ont
fait passer par la crise qualifiante, mais aussi, car le dos agité est une image classique
du rite chamanique, qu’il l’ont obligée à chamaniser. La relation première des dös au
novice est donc une relation causale essentielle. Ce type de relation aux esprits
s’oppose à d’autres relations, que nous verrons bientôt, qui, d’une part, ne sont pas
nécessaires mais contingentes, et d’autre part ne sont pas causales mais sociales,
comme la relation amoureuse.
Chez les Touvas de la steppe, l’ancêtre apparaît souvent à cheval, et c’est aussi de
cette manière qu’il est représenté sur les tambours de l’Altaï du Nord (D’jakonova
1949). Bien souvent, tout au long de la carrière du chamane, ses esprits ancêtres
garderont des formes trompeuses derrière lesquelles il est le seul à connaître l’identité
d’un ancien chamane. Cette ambiguïté rend souvent difficile la compréhension des
invocations chamaniques, même si la nature de l’ancêtre qui se cache derrière une
apparence animale est quelquefois nommée comme dans ce texte de la chamane
Moŋguš Targyn-Kara de Süt-Xöl qui s’adresse à un esprit (Kenin-Lopsan éd. 1995,
434) :

Kara morluum, Mon terrible noir


Kaldar synnyym, Mon bien bâti bai taché
Xam čajaan Destin chamanique,
Kulugurum. Mon gredin.
Êldepejliim, Tu es stupéfiant,
Ezir xaajlyym. Tu as un bec d’aigle.
Êrgim čajaan Cher destin,
Kulugurum. Mon gredin.
Agar sandan dajangyyštyym, Tu as une canne d’arbre san ( ?),
Askak čandaš daaj-avam. Ma tante maternelle boiteuse, tordue,
Arga bolzun, sösten sögle. Dis un mot, qu’il soit un moyen,
Aržaan bolzun, aktan-na čaš. Projette du blanc [lait], il sera de l’eau sainte.
Süme bolzun, sösten sögle. Dis un mot, qu’il soit un moyen.
Süzük bolzun, sütten-ne čaš. Projette du lait, qu’il soit la foi.
Êêren-dözüm êêleri! Maîtres de mon esprit-racine [êêren-dös] !
214

Êrgimnerim, bêêrleŋer. Mes bien chers, venez ici !

Le čajaan de cette chamane, après avoir été décrit comme un animal avec un pelage et
un bec, est ensuite identifié comme sa tante maternelle, elle-même une grande
chamane célèbre dont l’auteur de l’invocation se voulait l’héritière (ibid.). Mais, dans
un mouvement caractéristique de la rhétorique chamanique, cette identité se
démultiplie dans l’avant-dernière ligne : l’ « esprit-racine » (êêren-dös) a lui-même des
« esprits-maîtres » (êêleri) qui figurent comme d’énigmatiques « esprits d’esprits ».
Du parcours de ces différents récits d’accès à la fonction de chamane, il ressort que là
où le discours profane décrit un comportement physique dénotant un corps singulier
(anomalies, évanouissement), le discours de l’expérience chamanique évoque un
univers où des agents intentionnels démultipliés exercent leur action.

C. Le créationnisme est-il un perspectivisme ?

L’interprétation recourant au modèle essentialiste n’est-elle pas remise en cause par la


personnification du « destin » chamanique et l’identification de son créateur comme
un agent doué d’intention ? Dans une telle conception, ce qui est essence et nature
pour les hommes est décision et œuvre de l’art pour des agents spéciaux. Les
Téléoutes racontent que les destins des gens sont écrits par Ülgen sur un livre, qui est
d’ailleurs représenté sur les tambours des chamanes de cette région (Potapov 1949,
195). C’est dans ce livre qu’Ülgen consigne sa décision de faire de tel enfant à naître
un chamane, aussi les Téléoutes disent-ils : Ülgenniŋ sabyr bičik jok polzo, kam kajdan
bolup kamdajtan ? « Si Ülgen n’a pas donné son écriture, comment le chamane
chamanisera-t-il? » (Dyrenkova 1949a, 109). Peut-on parler de « fait naturel » là où
l’écriture est impliquée ? D’une manière générale, ne sommes-nous pas en présence
d’une forme de perspectivisme au sens particulier que Viveiros de Castro a donné à
cette notion (1998) ? Le « perspectivisme amérindien », formulé à partir de matériaux
ethnographiques recueillis auprès des populations indigènes d’Amérique, est une
conception selon laquelle le monde est habité de différentes sortes de sujets, humains
ou non humains, qui appréhendent la réalité selon divers points de vue. Ces points de
vue dépendent directement de leurs corps donc de l’espèce à laquelle ils
appartiennent. L’illustration classique d’une représentation perspectiviste est celle qui
attribue au jaguar l’impression de boire de la bière lorsqu’il boit du sang humain. Ce
jeu des points de vue pourrait être appelé une « optique des esprits173 » dans la
mesure où chaque conception du monde est imputée à un point de vue, donc à une
vision.
Mais il y a plus : l’optique des esprits se prolonge d’une doctrine philosophique, car,
d’après Viveiros de Castro, une validité égale est attribuée à ces différents points de
vue. Il n’existe pas de point de vue plus correct que les autres, et conséquemment pas
d’opposition entre la réalité et le point de vue sur cette réalité. Chaque point de vue

173 Nous empruntons cette formule à Vincent Descombes (1987, 51) qui l’applique à Leibniz.
215

particulier est en somme créateur de sa propre réalité. On reconnaît ici une


métaphysique proche de la monadologie de Leibniz : « le résultat de chaque vue sur
l’univers, comme regardé d’un certain endroit, est une substance qui exprime
l’univers conformément à cette vue (…) il s’ensuit de ce que nous venons de dire,
que chaque substance est comme un monde à part, indépendant de toute autre
chose » (chapitre XIV du Discours de métaphysique). Le perspectivisme amérindien se
distingue cependant de la métaphysique leibnizienne en ce qu’il attribue un point de
vue unique, collectif, à tous les membres d’une même espèce. Il n’y a donc pas autant
de mondes que de monades comme chez Leibniz mais autant qu’il y a d’espèces.
Sous son aspect métaphysique, le perspectivisme amérindien pourrait donc être
appelé le « solipsisme des espèces » pour être distingué de la simple « optique des
esprits ».
Dans le perspectivisme, l’opposition entre nature et société est inopérante puisque les
animaux se voient eux-mêmes vivant en société et considèrent les hommes soit
comme du gibier soit comme des esprits. Quant aux esprits, les hommes ne leur
apparaissent pas autrement que comme du gibier. En Sibérie, plusieurs faits donnent
à penser que le perspectivisme pourrait être partagé par les populations indigènes. Ce
qui est pour les hommes teŋere « ciel » est pour les esprits qui l’habitent čer « terre ». À
suivre le discours des mythes, les frontières entre l’homme et l’animal peuvent
paraître parfois peu étanches, surtout en ce qui concerne l’ours, généralement
considéré comme un ancien homme174. Selon une conception largement répandue en
Sibérie, « les animaux sont des êtres sociaux organisés à l’instar des humains »
(Hamayon 1990, 375). On trouve ainsi parfois la description de statuts sociaux
semblables à ceux des hommes au sein d’une espèce animale. Un chamane parlant à
un bouquetin tué par un chasseur lui explique les circonstances de sa mort (Kenin-
Lopsan éd. 1995, 402) :

Kadarčyŋar karala te Le bouquetin noir votre berger


Xaja ažyt turgan irgin. Était derrière un rocher [et n’a rien vu].

Les bouquetins auraient donc parmi eux un berger ou un guide. De plus chez les
peuples éleveurs, le gibier est généralement tenu pour avoir un propriétaire, l’esprit-
maître du lieu où il habite. Selon Saša, éleveur de la région de l’Övür, le gibier est le
« bétail du maître de la taïga » (tajga êêziniŋ maly) 175. Sergej Sat éleveur de la région de
Süt-Xöl exprime la même idée dans les mêmes termes. Il ajoute que pour que le
maître de la taïga accepte de donner de son « bétail » (maly), c’est-à-dire du gibier, au
chasseur, il faut que celui-ci fasse des offrandes avant de partir. D’après la chamane
Xovalygmaa, certaines bêtes sont supposées former le bétail réservé du maître des
lieux, qu’il ne cède jamais aux hommes. Elles sont marquées par l’esprit d’un signe

174 Les Touvas disaient à Katanov (1907, 16) : « L’ours était auparavant un homme. Il but de la vodka,
se fâcha et se fit ours. » Voir aussi Jakovlev (1902, 52-53) et Potanin (1883, 167).
175 Selon Jakovlev (1900, 66), chez les Touvas le gibier est considéré comme le « bétail » de l’esprit-

maître du lieu (Oran-delegej [êêzi]).


216

spécial im-demdek à la façon dont les éleveurs marquent leur bétail (voir ci-dessous
pp. 370-371).
On retrouve cette idée chez les Khakasses176. Selon la logique de cette conception, ce
qui vu comme bête sauvage (aŋ) par l’homme est, du point de vue des esprits-maîtres,
animal domestique « bétail » (mal).
Anoxin donne un cas frappant de perspectivisme (1924, 126 n. 1) : quand le loup
hurle, les Altaïens disent qu’« il demande du bétail à Kudaj » (Kudajdaŋ mal surap jat) .
C’est tout juste ce que fait le chasseur avant de partir à la chasse lorsqu’il prie les
esprits de lui accorder du gibier. À cette différence près que le chasseur demande des
bêtes sauvages (aŋ) alors que le loup demande du bétail (mal). Mais sans doute ce que
les hommes nomment mal est aŋ pour le loup. Loin d’être par essence une bête
intrinsèquement sauvage comme chez nous, pour les Altaïens, le loup accomplit
donc les mêmes procédures rituelles que les hommes. Seul son point de vue sur ses
actions diffère de celui des hommes.
Pour généraliser, ce qui est naturel du point de vue de l’homme ne le sera pas
nécessairement pour les agents non humains. À partir de faits surtout sibériens,
Šternberg résume ainsi la vision du monde de l’ « animiste » (1927, 48-49) : « Les
animaux et les esprits ne se distinguent de l’homme que parce qu’ils se présentent à
lui sous des aspects particuliers. » Le monde est vu comme « une symbiose d’êtres
différents par leur apparence extérieure mais semblables par leur nature. Pour lui
[l’animiste], le monde est une société unique d’hommes, d’animaux et d’esprits. Il
explique tous les phénomènes de la nature par la volonté et les passions des esprits
(…) ». Le monde est une grande société, les faits de nature sont le résultat de
décisions d’êtres sociaux : s’ils partagent une telle philosophie, les Touvas peuvent-ils
croire sérieusement à l’idée d’une naturalité en soi, au sens où nous l’entendons dans
l’Occident moderne ?
Considérons d’abord le pendant métaphysique de la thèse perspectiviste. Le
philosophe Vincent Descombes a critiqué le solipsisme de point de vue inspiré de
Leibniz (1987, 49). La théorie de la Renaissance dit de toute perspective qu’elle doit
être observée d’un point de vue correct qui est celui de sa « construction légitime ».
Or, remarque Descombes, « le point de vue singulier de la construction légitime n’a
(…) rien de subjectif. Il est défini pour un observateur quelconque. Tous les
spectateurs qui auront occupé (tour à tour) ce point de vue auront eu la même
vision. » Le point de vue du loup peut être partagé, et même il doit nécessairement
être accessible intellectuellement aux hommes pour qu’ils puissent exprimer des
opinions sur son contenu. S’il en était autrement, on ne pourrait comprendre
l’existence du perspectivisme comme représentation car les hommes seraient
condamnés au seul point de vue de leur corps. Le « solipsisme des espèces », la
version métaphysique du perspectivisme, est donc contredit par sa propre existence.
À supposer qu’une telle philosophie existe, elle a très peu de chances d’avoir des
conséquences pratiques.

« Selon les représentations des Khakasses, les bêtes de la taïga étaient le bétail des ‘maîtres des
176

montagnes’ tag êêzi. » (Tiškov éd. 1994, 375).


217

Prenons le perspectivisme non comme une métaphysique, mais simplement comme


une expérience de pensée, une mise en œuvre de l’« optique des esprits ». Cette
expérience consiste à imaginer comment le monde que je vois est vu par d’autres,
esprits ou animaux. Or la possibilité de changer de point de vue, comme le font les
Altaïens à propos du loup, implique l’existence d’une réalité indépendante de ces
points de vue. Sans cela, les Altaïens s’attendraient à devenir des loups lorsqu’ils
adoptent, par jeu, leur point de vue, et à se retrouver soudain habitants d’un monde
lupin. Au contraire, la réflexion perspectiviste est simultanément une expérience de la
pluralité des points de vue sur la réalité et par-là même une expérience de l’unicité de
cette réalité diversement observée.
Si nous voulons que notre analyse appartienne à l’anthropologie et non à l’histoire
des idées, nous devons lui réserver comme objet privilégié les schèmes pratiques et
l’action ; les théories indigènes ne peuvent nous intéresser que dans leurs mises en
œuvre au contact des contraintes de la pratique. Une analyse pragmatique doit traiter
différemment les schèmes pratiques, éventuellement implicites voire inconscients, qui
guident l’action et les théories spéculatives ou les jeux de l’esprit tels qu’ils
s’expriment dans la littérature orale.
Rita Astuti a souligné cette nécessité au terme d’une enquête d’anthropologie
cognitive menée chez les Vezo de Madagascar (2000). Son intéressante étude met en
évidence un contraste entre, d’une part, les déclarations explicites des gens, qui
paraissent ne pas faire de différence dans la constitution de la personne entre les
traits innés et les traits acquis, donc entre le naturel et le culturel, et, d’autre part, leur
« savoir théorique implicite » qui se manifeste dans leurs interprétations de situations
concrètes. Selon Astuti, les discours mythiques attribuant tous les caractères de la
personne à son environnement et son activité n’ont de sens pour les indigènes eux-
mêmes que comme des développements spéculatifs qui tiennent pour présupposés
les schémas évidents laissés implicites qui opposent inné et acquis, corps et esprit.
Astuti tire de cette analyse l’hypothèse d’une universalité du dualisme, à l’opposé de
l’interprétation courante qui en fait un héritage historique du cartésianisme. Sans
nous avancer dans ces questions, nous devons assurément nous interroger sur le
statut pragmatique des discours perspectivistes.

Nous avons vu que le perspectivisme est une optique des esprits plutôt qu’un
solipsisme des espèces : il met en scène une multiplicité de points de vue et non une
pluralité des mondes. Pour le perspectiviste de l’Altaï, le point de vue des esprits n’a
pas d’influence par sa simple existence sur la réalité commune : seules les actions des
esprits pourraient avoir des conséquences réelles. Dans ces conditions, il n’y a pas de
raison pour que le point de vue des esprits modifie le contenu du point de vue des
hommes. Or précisément quel est le point de vue que les hommes adoptent lorsqu’ils
sont dans l’action, y compris l’action magique, et non dans la spéculation ? Ils se
tiennent strictement au point de vue des hommes bien entendu. Il est certain, par
exemple, que les Altaïens ne traitent jamais leurs moutons comme du gibier : ils ne
les tirent pas au fusil.
218

Pour ce qui est de la naturalité de la qualité de chamane, la question est délicate car
plusieurs processus y sont impliqués. Il y a d’abord la nature particulière du novice
qui le caractérise dès sa naissance. Sans doute des interprétations explicites en font le
résultat d’une décision d’un agent doué d’intentions comme Ülgen. Pourtant, du
point de vue des hommes, les décisions d’Ülgen sont bien des faits naturels, c’est-à-
dire des faits sur lesquels l’homme ne peut en principe intervenir177. Mais à
l’adolescence se déclenche une phase nouvelle au cours de laquelle le novice est censé
établir des relations avec les esprits. On n’imagine pas qu’il soit possible d’agir sur la
tendance du novice à établir ce type de relations (radix relationis), en revanche les faits
de relations eux-mêmes peuvent logiquement faire l’objet de manipulation. De la
même manière, on ne cherche pas à inverser la tendance du loup qui le fait tuer les
brebis, mais on peut bien mettre en œuvre les moyens nécessaires pour éviter que
cette tendance ne se réalise. Lutter contre les effets d’un principe n’est pas remettre
en cause son caractère naturel. Il demeure donc exact de dire que la qualité
chamanique est perçue comme un fait de nature.

D. Écarter la vocation ?

Les traditions des peuples turcs de l’Altaï-Saïan font quelquefois état de techniques
pour chasser les esprits qui tourmentent l’individu et l’appellent à devenir chamane.
Quand une famille khakasse ne souhaitait pas voir l’un de ses enfants s’orienter vers
la carrière pénible et instable de chamane ou lorsque le néophyte manifestait un
risque de devenir « chamane dévorateur », čeek xam sous l’influence d’ « esprits
dévorateurs » čeek tös, on tentait pas des moyens rituels de détourner les esprits de
leur choix (Butanaev 2006, 30). La procédure, appelée tös piktirge, « fermer les esprits
tös », est accomplie par un chamane invité qui, dit-on, rassemble les tös du novice
dans son tambour et les emporte vers la Mongolie ou les pays du Nord et les
enferme sous des rochers fermés par des cadenas (Butanaev 2006, 29).
Ces techniques sont cependant regardées avec scepticisme. On considère qu’elles
permettent seulement de repousser provisoirement un fait inéluctable. Butanaev
rapporte que, pour les Khakasses, « après un certain temps les cadenas rouillaient,
s’affaiblissaient et les esprits bondissant en liberté s’emparaient à nouveau de celui
qu’ils avaient choisi comme chamane. L’élu redevenait malade jusqu’à ce que les tös
soient à nouveau enfermés dans les montagnes par l’effet d’une séance chamanique.
Cela se reproduisait ainsi périodiquement pendant toute la vie de l’élu. » (Butanaev
2006, 30).
Le novice qui n’accède pas à la fonction ne devient pas un homme ordinaire pour
autant. S’il avait été choisi par les esprits, c’est bien parce qu’il possédait des qualités
singulières intrinsèquement attachées à sa personne : il garde notamment ses
capacités perceptives exceptionnelles.

177A titre de comparaison, on peut remarquer que le créationnisme chrétien n’a pas gêné mais, au
contraire, favorisé l’épanouissement du naturalisme moderne en Occident (Descola 2005, 102-105).
219

Chez les Khakasses un tel chamane non accompli a le statut čalančik, personnage
insignifiant qui soigne les gens en agitant des vêtements. Ce destin fut celui de
nombreuses personnes dans l’Altaï et le Saïan pendant la période soviétique. On peut
citer le cas du télenghite Prokopij Temdekov, homme âgé de cinquante ans en 1983
(Revunenkova 2000, 187-188). Dans sa jeunesse, il présenta les signes du chamane
mais ne put trouver de maître pour le guider et ne reçut pas le statut de chamane.
Dans la population, il est donc simplement appelé ugačy « qui entend » ou kösmöči 178
« qui regarde, voyant ». On considère qu’il n’a pu suivre l’appel des esprits et on
explique ainsi sa tendance à boire et son état psychique maladif, qualifié de
schizophrénique. Aujourd’hui, à la différence du cas touva, dans la plupart des
peuples altaïens, les chamanes ont disparu et la population ne connaît plus que des
neme biler kiži « personnes qui savent quelque chose ».

VIII.Hasard et relation.

Nous avons vu jusqu’à présent que les représentations concernant les chamanes sont
commandées par l’hypothèse d’une essence invisible incorporée héritée
biologiquement des ascendants. C’est principalement dans la description que les
profanes font de l’accès à la fonction et dans la logique des pratiques que cette
hypothèse apparaît avec vigueur. Pourtant, les discours des chamanes sur leur propre
condition font apparaître de nombreux éléments interactionnistes et fortuits dont le
modèle essentialiste ne peut rendre compte à lui seul. De plus, dans toutes ces
cultures où l’on répète qu’il est impossible d’être chamane sans ancêtres, on
rencontre toujours des exemples du contraire.
À Möŋgün-Tajga [« Montagne d’Argent »] dans l’Est de Touva, dans le village de
Mugur-Aksy, habite une chamane appartenant à cette rare catégorie. Kara-Kys
Doŋgak, née en 1949179, ne revendique pas d’ancêtres chamanes. Elle dit tenir ses
forces de l’esprit-maître de la montagne Möŋgün-Tajga (Möŋgün-Tajganyŋ êêzi). Cet
esprit est, d’après elle, une jeune femme pourvue de quatre bras. La chamane
s’adresse à elle dans ses invocations pour obtenir le bonheur de ceux qui la
consultent. Lors de rituels collectifs, elle chante :

O Oran-Taŋdym, Ô mon Pays-Montagne,


Möŋguün-Tajgam êêzi, Daŋgyna Maître de la Montagne-d’Argent, Princesse,
Silerden dilêêrivis bolza Nous vous demandons
Bo čylyn 2002 En cette année 2002
Čonuvuska [?] Pour notre peuple (…)
Mal-magalyvys kövej bolzun180 ! Que notre bétail soit nombreux !

178 Alt. uk- « entendre », kös « œil », köstö- « regarder ».


179 Rencontrée en mai 2002.
180 Olon bolgoxo « faire devenir beaucoup » disent à propos du bétail les textes rituels bouriates de

demande de prospérité (Hamayon 1990, 325). L’expression est typique d’un chamanisme d’élevage.
220

O’’t-sigenivis uner bolzun ! Que nos herbes-plantes poussent !


Oran-Taŋdym êêzi silerden, Maître de mon Pays-Montagne,
Dilep čalbaryp tur bis! Nous vous implorons,
Bistiŋ a’’š-čemivisti Pays-Montagne, veuillez nous donner
Čooglap körüŋer Oran-Taŋdy ! Notre nourriture !

Kara-Kys fixe l’origine de son activité de chamane à un événement tout à fait fortuit :
la découverte d’une pierre singulière alors qu’elle cherchait des plantes médicinales
dans le massif de la Möŋgün-Tajga. Un tel récit d’une chamane touva est-il
compatible avec les principes massivement essentialistes et innéistes que nous avons
soulignés jusqu’à présent ?

A. Chamanes non héréditaires (uk čok xamnar)

Lorsqu’un enfant présente les signes manifestes de la crise chamanique, et qu’aucun


ancêtre chamane n’est connu dans la famille, on fait assez souvent l’hypothèse qu’un
tel ancêtre a dû exister mais que son souvenir s’est perdu. Il faut signaler d’abord que
les familles ne se connaissant aucun ancêtre chamane sont rares à Touva. Pourtant,
en dehors de ces mises en conformité a posteriori avec le modèle génétique, il est
incontestable que l’idée de chamanes non héréditaires existe également : on les
appelle en touva uk čok xamnar « chamane sans uk » (Kenin-Lopsan 1987, 17), où uk
doit ici être entendu comme « origine ; lignage » plutôt que comme « essence ». La
possibilité d’être choisi par des esprits non ancestraux laisse une porte ouverte à
l’apparition de nouveaux groupes de descendance chamanique.
Il peut ainsi arriver que l’électeur soit un chamane défunt sans lien de parenté avec
l’élu. Vajnštejn rapporte les témoignages d’un chamane tožu qui fut frappé par la
crise chamanique à l’âge de quarante ans alors qu’il n’avait pas d’ancêtre chamane. Il
raconte : « [le chamane invité] dit que quand j’étais dans la taïga l’esprit d’un chamane
mort autrefois sans enfants s’était installé en moi. » (1961, 176-177).
Les Iakoutes connaissent aussi cette possibilité car, selon eux, existe toujours
« l’esprit errant d’un ancien chamane sans aucune descendance » (Ksenofontov 1998,
56). On cite par exemple le cas d’un chamane qui, « n’ayant pu trouver dans sa lignée
[descendante] quelqu’un d’assez capable pour reconnaître ses dons de chamane »,
s’abattit sur un inconnu « sans aucun lien de parenté » (ibid., 62).

Mais il arrive aussi que l’électeur ne soit pas un ancien chamane. Chez les Khakasses,
certaines personnes pouvaient être appelées à la fonction chamanique par des esprits
qui n’étaient pas leur tös mais des maîtres des lieux, souvent maîtres de montagnes ou
de rivière. Leur qualité chamanique n’était pas dans ce cas considérée comme un
héritage181 (Butanaev 2006, 22).

181 Kizi tiskinčetse – tag nimeleri kirče. Chez les Evenks, Vasilevič 1968, 348.
221

Ces différents cas ne sont pas réellement contradictoires avec le principe essentialiste
car si les esprits ont choisi ces personnes avec lesquelles elles n’avaient pas de lien de
parenté plutôt que d’autres, il faut toujours que ce soit en raison de leurs qualités
propres. Or, nous l’avons vu, l’origine de ces qualités naturelles n’est pas
nécessairement attribuée à un ancêtre mais plutôt à une divinité créatrice. En effet, il
n’est pas rare qu’un petit-fils adolescent hérite du statut de son grand-père à sa mort.
Les qualités innées qu’il possèdait avant cette mort ne peuvent donc avoir été l’effet
de l’action de l’âme de son grand-père.
Pourtant, le principe de l’hérédité biologique, qui faisait la singularité de
l’essentialisme concernant les chamanes, est ici nié ; la relation qui fonde l’accès à la
fonction de chamane n’est plus de type nécessaire comme celle qui unit un
descendant à son ancêtre, mais fortuite car son établissement est réalisé par hasard.

B. Rencontres fortuites

Le hasard paraît être plus volontiers mis en avant par les Touvas tožu que par ceux
de la steppe. On dit chez eux qu’un adolescent ou un jeune homme peut connaître la
crise caractéristique après avoir trouvé dans la taïga un couteau sur un arbre ou un
grelot de renne et commencer ensuite une carrière de chamane182. La découverte
fortuite d’un artefact dans la forêt est conceptualisée par les Bouriates comme
donnant accès à une catégorie d’essence chamanique particulière buumal udxa
(essence d’objet descendu) (Hamayon 1990, 647). Les Iakoutes fournissent des
exemples semblables comme le témoignage de ce chamane : « Quand je voyageais
dans le Nord, je suis tombé sur un tas de bûches, et je devais justement me cuire
mon repas. J’ai pris ces bûches et j’en ai fait un feu ; or sous les bûches était enterré
un célèbre chamane toungouse ; voilà pourquoi son âme m’a poursuivi » (Seroševskij
1896, cité par Alekseev 1984, 80).
Certains phénomènes atmosphériques comme la foudre ou l’arc-en-ciel se voient
attribuer la puissance de déclencher une crise qualifiante. Čikej, une chamane touva,
sur la rivière Torxolik expliqua à Potanin que le dragon Uly Kajrakan [Ulu
Xajyrakan], qui hiverne sur la terre et monte au ciel l’été, à qui les Touvas attribuent
l’origine de la foudre, jette des éclairs de différentes couleurs et désigne les chamanes
en les faisant tomber sur leur tête. « Celui sur qui tombe un éclair blanc, celui-là
devient ak sööktüg xam 183 [‘chamane à os blanc’] » (Potanin 1883, 289). Un chamane
mythique, Doŋgak Kajgal, accéda à la fonction après avoir été frappé par la foudre.
On le retrouva après cinq jours de recherches, le sang coulant du nez et de la bouche
(Kenin-Lopsan 1987, 16). L’arc-en-ciel fait l’objet de représentations semblables :
après les nuages noirs (kara teŋerler), le bout de l’arc-en-ciel peut frapper l’homme à la
tête et par ce coup une âme de chamane mort s’installe en lui. Les informateurs

182
Alekseev (1984, 116). Informations recueillies auprès de deux Tožu nés en 1903 et 1906.
183Noté ak seöktu xam. « Devient » est la traduction russe de Potanin, malheureusement l’original n’est
pas noté.
222

touvas de Kon lui firent le récit suivant (1934, 69). À une époque située à 80 ou 100
auparavant, un garçon de seize ans fut frappé par un arc-en-ciel. Ses parents le
retrouvèrent en état d’inconscience. On le ranima par une fumigation. Il saisit alors
un morceau de bois et un de métal et les frappa l’un contre l’autre : comme un
tambour. Tous comprirent que l’arc-en-ciel l’avait frappé et qu’il était devenu
chamane. Il devint un grand chamane qui pouvait se planter un couteau dans la
poitrine.
La foudre et l’arc-en-ciel sont à l’évidence les images parfaites d’une force descendue
du ciel et capable de se propager. Dans le novice, elle trouve un corps conducteur qui
lui convient. Le corps du chamane n’est pas seulement pensé comme un récepteur de
cette force : pourvu de la fonction de chamane, il sera supposé capable de la
manœuvrer puisque certains chamanes sont réputés eux-mêmes pouvoir faire tomber
la foudre, par exemple sur le bétail d’un ennemi (Potanin 1883, 140).
Ces récits ont en commun d’insister sur un phénomène atmosphérique spectaculaire
et imprévisible qui est interprété comme le signe d’une élection. Le hasard (ou la
chance) et la relation sont donnés ici comme les principes déterminants alors que
l’hérédité biologique ne retient pas l’attention. Comment expliquer cette différence
avec les récits analysés précédemment ? C’est le statut de ces histoires qui doit attirer
notre attention : elles appartiennent à un genre d’histoire particulier, le récit mythique
de la vie d’un chamane (« il y a cent ans »), alors que nous avons jusqu’à présent en
majorité des récits fournis par les chamanes eux-mêmes et leur entourage.
Cela ne signifie pas que les thèmes du hasard et de l’élection sont absents des
autobiographies, mais ils y reçoivent une place plus secondaire. On le voit bien dans
les récits que la chamane Xovalygmaa fait de son accès à la fonction. Elle évoque un
événement semblable à ceux de ces mythes : lorsqu’elle était petite, elle a couru après
un arc-en-ciel et « s’est évanouie » (dalyp kaan). Xovalygmaa présente cet événement
comme l’une des étapes du mûrissement de sa qualité de chamane, mais les épisodes
déterminants sont ceux qui font intervenir son arrière-grand-mère chamane (ci-
dessous pp. 241-242).
Une différence se dégage donc entre l’idéologie du mythe ou du conte qui privilégie
la chance et la logique pratique des autobiographies qui préfère le principe de
l’hérédité biologique.

C. La relation amoureuse

1. Amours de chamanes mythiques

Le modèle narratif qui met le plus parfaitement en scène les principes de la relation
élective et de la chance est celui de l’histoire d’amour. Dans de nombreuses légendes
sibériennes, un être surnaturel tombe amoureux d’un humain avec lequel il
n’entretenait pas autrement de relations, pas plus qu’avec ses ancêtres. L’humain
223

devient ensuite chamane. Dans ces récits, c’est l’événement de l’entrée en relation, et
non la possession de qualités innées qu’elle impliquerait, qui est souligné et placé à
l’origine du statut de l’accès à la fonction de chamane. Nous citerons ici un cas haut
en couleur rapporté à Kenin-Lopsan par un Touva qui le tenait de son père (Kenin-
Lopsan 1987, 19). Ces paroles sont prêtées au chamane Togdugaš Kuular de Sug-
Bažy (région du Baryyn-Xemčik).

« Je suis chamane d’albys184. Je marchais sur les galets dans l’ancien lit d’une
rivière. Soudain, deux belles filles apparurent devant moi et je me trouvai entre
elles. Je me sentis allongé dans les bras des belles, profondément endormies.
Nous dormîmes ainsi à trois dans le sable. À leur réveil les belles me
conduisirent au ravin de Sug-Bažy. Là se trouvait un grand campement où
vivait un groupe entier d’albys. Elle firent du thé très jaune. Les albys ont trait
dans le thé le lait de leurs propres seins qu’elles pouvaient jeter par-dessus
l’épaule. Nous bûmes de ce thé. Ensuite deux belles me conduisirent en un
lieu sablonneux, êlezin-čaryk. Je vis que chaque albys se mit à nouveau à se traire
elle-même et à verser son lait dans le thé. Nous en bûmes amicalement.
Ensuite les deux belles m’emmenèrent sur la rive escarpée de l’Ulug-üzük.
S’étant arrêtées, elles se mirent à traire leurs seins qu’elles pouvaient jeter par-
dessus l’épaule. Nous fîmes encore du thé et en bûmes à trois. Je pris congé
des deux belles et rentrai chez moi. Plus tard, elle vinrent parfois à notre
campement mais seuls mes yeux pouvaient les voir. Les gens simples ne
pouvaient les apercevoir. Je m’équipai des attributs chamaniques et
commençai à chamaniser. Personne ne m’a appris à composer les invocations
chamanique car je suis chamane d’albys. »

Ce récit, autobiographie non réelle, puisqu’il s’agit d’un récit de récit, est étranger à
toute idée d’héritage : fait rare, le chamane narrateur ne s’attribue aucun ancêtre
chamane, et s’il rejette l’idée d’apprentissage, ce n’est pas pour souligner une nature
biologique particulière mais une relation à des êtres spéciaux, les albys.
Le thème de la relation amoureuse avec certains esprits est bien connu des peuples
turcs de l’Altaï-Saïan et plus largement des peuples sibériens. Dans les années 1920,
Lev Šternberg a rassemblé des matériaux sur ce sujet et a systématisé l’idée d’une
relation amoureuse entre le chamane et un esprit féminin185. Fortement marqué par
l’évolutionnisme de son époque, Šternberg analyse les mythes sibériens sur le premier
chamane comme des souvenirs historiques. Le fait qu’une relation érotique soit

184La forme touva doit être albys uktug xam. Le texte est publié en russe. Même lorsqu’il ne présente
pas les albys comme des esprits électeurs mais des auxiliaires, le chamane en fait souvent une
description marquée par l’érotisme (Katanov 1907, I, 193, n°1349) :
Êmekčijek salaalyg, Leurs doigts sont [fins],
Êŋgikse bolgan čaaktyg, Leurs joues sont vermeilles,
Čer čaryy köttüglerim, Leur sexe, une tranchée de terre,
Araj čookčula albystarym! Approchez-vous mes albys !

185Mais il a fondé cette représentation dans des émotions privées du chamane sans s’intéresser au rôle
à la place qu’elle occupe dans un système plus vaste qui intéresse toute la société (Hamayon 1990,
428).
224

souvent attribuée au premier chamane est d’après lui le témoignage d’un stade ancien
du chamanisme dans lequel l’élection était fondée sur des « émotions sexuelles »
(1927, 7) éprouvées par l’élu. Probablement influencé par le freudisme, Šternberg met
en effet le « désir sexuel » (ibid. 49) au centre des représentations du monde de
l’« animiste primitif ». Ces émotions auraient été remplacées par le sentiment d’être
possédé douloureusement par l’esprit d’un ancêtre.
Hamayon a synthétisé ces orientations différentes dans deux principes
anthropologiques, l’alliance et la filiation, dont elle a montré que leurs rôles varient
selon différents styles de chamanismes qui ne peuvent être identifiés strictement à
des stades dans une chaîne évolutive. C’est plutôt aux modes de vie que Hamayon
rattache ces deux « logiques » : les sociétés dominées par la chasse sont plus sensibles
au thème de la relation amoureuse alors que les sociétés où l’élevage et donc
l’héritage de bestiaux organisent les rapports sociaux privilégient la filiation186. Nous
nous proposons ici d’examiner la complémentarité de ces deux principes avec, en
arrière-plan, cette hypothèse que, si leur articulation varie, ils répondent tous deux à
une nécessité générale qui est, peut-être, moins historique et économique que
logique.

Le cas de la chamane Xovalygmaa a attiré notre attention sur la place relative des
différents thèmes comme le hasard et le déterminisme biologique dans la mythologie
personnelle du chamane. Au niveau individuel, il est indispensable de regarder un
thème non comme un fait isolé mais comme un élément en relation avec d’autres
éléments dans un discours. Au niveau global, nous devons distinguer entre les genres
et les registres de discours dans lesquels une thématique apparaît ou n’apparaît pas.
Présentons d’abord les données dont nous disposons. Parmi ses exemples, Šternberg
cite un mythe touva (urjanxaj) sur l’origine du premier chamane qui lui a été
communiqué par l’orientaliste Vladimircov (Šternberg 1927, 24-25). Le vocabulaire
mongol et la source permettent de conclure que cette histoire a été collectée auprès
de Touvas mongolisés.

Autrefois vivait Böö-xaan [chamane khan], un grand chamane. Bien qu’il fût
marié, il se lia à une fille céleste, la fille du dieu Xormusta-Tengri ; pour la
retrouver il montait au sommet d’une montagne escarpée. Le khan assura la
fille céleste qu’il n’avait pas d’autre femme qu’elle. Son épouse terrestre
commença alors à le soupçonner. Une fois, elle monta à sa suite au sommet de
la montagne escarpée où se trouvaient Böö-xaan et la fille céleste. Celle-ci
devina de quoi il s’agissait, se mit en colère, maudit le khan et sa femme qui
aussitôt roulèrent à terre. La fille céleste se trouva enceinte. Au moment
d’accoucher, honteuse [probablement devant les autres esprits célestes], elle
descendit sur terre, se cacha et mit au monde un garçon pour qui elle arrangea

186 « Ce n’est pas à cerner des profils de sociétés historiques que l’on s’attache ici, mais à saisir des liens
entre mode de vie et mode de pensée » (Hamayon 1990, 326-327). Le thème de la relation amoureuse
a été repris par Bertrand Hell dans un chapitre « L’alliance avec les esprits » de son étude générale sur
le chamanisme dans diverses parties du monde (Hell 1999).
225

un berceau sous un bouleau de sorte qu’il pût en recevoir la sève dans sa


bouche. Les descendants de ce garçon s’appelèrent Böö-xaankn.

L’enfant est donc présenté comme le fondateur du « clan » Böö-xaankn187. Mais ce


qui nous intéresse dans ce récit est ailleurs : nous y voyons en concurrence deux
amours, l’un humain, l’autre surnaturel. On connaît plusieurs mythes très semblables
chez les populations voisines.
Nous avons déjà rencontré le chamane Kadylbaš qui apparaissait comme la version
téléoute du chamane ininflammable. Un autre mythe téléoute recueilli au début du
e
XX siècle rapporte que Kadylbaš a volé du ciel l’une des filles de la divinité céleste
Ülgen et l’a prise en fiancée. Il l’a emmenée dans sa maison et l’a fait s’habiller
comme s’habillent les femmes. Kadylbaš a interdit aux voisins de regarder par la
fenêtre pendant que la fille d’Ülgen se changeait. Alors qu’il ne lui restait plus qu’à
mettre le dernier bas, quelqu’un jeta un coup d’œil par la fenêtre. La fille d’Ülgen « se
changea en coucou » (kuuk bolyp paady) et s’envola par la cheminée (archives Anoxin
citées par Funk 2005, 68).
Alors que, dans les mythes précédents, Kadylbaš démontrait par les propriétés
extraordinaires de son corps sa qualité de chamane, ici, c’est une relation amoureuse
surnaturelle qui fait sa singularité. Les deux thèmes de la relation fortuite et de
l’essence biologique coexistent donc dans une population aussi réduite que celle des
Téléoutes.
Nous citerons un dernier mythe, recueilli chez les Chors. Le chamane Apys avait une
femme qui fut jalouse de l’épouse mythique de son mari, l’esprit-maître de son
tambour. Apys montra l’esprit à son épouse méfiante qui en mourut, puis Apys
s’envola vers le monde supérieur (archives Dyrenkova, citées par Alekseev 1984, 211-
212). Dans les traditions chors, il est fréquent qu’une relation avec l’esprit-maître de
son tambour soit attribuée au chamane masculin.
Dans les trois mythes, le touva, le téléoute et le chor, on voit un tiers venir gêner et
interrompre une relation à deux. Les trouble-fête sont des voisins dans la variante
téléoute et la femme du chamane dans les variantes touva et chor. Dans les trois cas,
il s’agit de personnes qui entretiennent avec le chamane des relations voulues par
l’ordre social. Aucun homme touva ne peut vivre dans sa yourte sans femme, quant
aux Téléoutes dont l’habitat est villageois (Funk 2005, 11), ils ont nécessairement des
voisins. Ces récits tracent une opposition entre des relations ordinaires imposées par
la vie en société et une relation d’élection avec un être surnaturel. L’issue des trois
mythes est malheureuse : dans les variantes touva et téléoutes, la relation amoureuse
avec l’esprit est brisée car la relation sociale l’emporte. Au contraire, dans le cas chor,
c’est le lien matrimonial ordinaire qui est rompu par la mort de l’épouse jalouse, alors
que l’amour du chamane avec l’esprit se prolonge vraisemblablement dans le
« monde supérieur ». La morale sous-jacente ne peut être que les chamanes ne
doivent pas se marier ou avoir de relations sociales, car ils sont tenus au contraire

187Nous n’avons pas identifié ce groupe supposé habiter dans le « Baruun-ambn » d’après les maigres
informations de Vladimircov (Šternberg op. cit. 24).
226

d’avoir une descendance et de servir leur groupe. Ce que le mythe met en scène est
différent. Le chamane est partagé entre des relations d’ordres différents qui tendent à
s’exclure. Les trois récits montrent qu’il est impossible au chamane de garder secrète
une relation privilégiée avec un esprit. Le secret est inévitablement découvert et
l’issue sera tragique. Il y a donc difficulté et pourtant nécessité pour le chamane de
concilier la relation surnaturelle avec les relations sociales et de faire profiter ces
dernières de la première. Il est nécessaire de transformer la relation dyadique avec
l’esprit en relation triadique impliquant la société (voir ci-dessous, chap. « Équiper le
naturel »).

Plusieurs mythes font de l’union d’un humain et d’un être surnaturel l’origine des
chamanes sans pour autant faire contraster la relation surnaturelle avec les relations
sociales. Les Koumandines rapportent l’histoire suivante sur l’origine des chamanes :

Le grand chamane Kamenek a enlevé du ciel l’une des filles d’Ülgen et s’est
enfui avec elle sur terre. Quand elle est tombée enceinte, Ülgen en colère de ce
qu’elle ait épousé un homme lui cracha dessus trois fois. Elle eut trois fils, l’un
bègue, le second gigantesque et le troisième, Kurultaj, boiteux. Par
prédestination d’Ülgen, Kutultaj a donné aux Koumandines de grands
forgerons et de grands chamanes. Les « grands » chamanes « naissaient » de
lui, c’est-à-dire lui attribuaient leur origine (Aekseev 1984, 37 et 84).

Chez les Khakasses, le chamane Lačyn né en 1908 est présenté comme le fils d’un
certain Akeldej qui était « marié avec la fille des esprits de la montagne » (Butanaev
2006, 23).
Ces mythes, proches en cela des épopées de l’Altaï-Saïan, mettent en valeur l’alliance
aux dépens de l’héritage. La relation amoureuse est établie de manière fortuite. Mais il
faut noter que c’est un ancêtre fondateur plus ou moins lointain qui en est l’acteur.
Le mythe koumandine affirme que les chamanes contemporains sont descendants de
Kamenek, mais il ne leur prête pas les relations qu’avait leur ancêtre avec un esprit
céleste. C’est dire que du point de vue du mythe, la relation érotique est logiquement
(plutôt qu’historiquement comme le proposait Šternberg) originaire et fondatrice.
Conséquemment, on doit s’attendre à ce que, chez les descendants du fondateur
« amoureux », les liens nécessaires de la génération soient présentés comme
déterminants.

Lors de mon enquête à Touva, j’ai pu recueillir auprès du chamane Êreksen Boranak
l’histoire de ses ancêtres qui articule admirablement les principes de l’essence et du
hasard et paraît bien confirmer cette hypothèse. Deux chamanes figurent dans ces
récits : le premier est Sümestej-Čaryn, arrière-grand-père d’Êreksen, et réputé être le
fondateur de cette réelle lignée de chamane. Le second est Tajlyp-Čaryn, fils du
précédent. L’histoire de Sümestej, le fondateur, se passe près du lac de Tere-Xöl, la
patrie d’Êreksen et ses ancêtres.
227

Ynda Xaarlalyg dep čer bar diin. Bistiŋ ol Il y a un endroit nommé Xaalgalyg. C’est un
čeriviste aan. Êŋ-ne dagylgalyg čer ol. Xöldüŋ haut lieu de rituels. Dans le bas du lac, il y a
adaa talazy tajgalar bar. Ynda eŋ ulug ydyktyg de la taïga. C’est un endroit très sacré. C’est
čer bar. Ulustuŋ čüdüp turar čeri ol. Am mêêŋ un lieu où les gens croient/font des rites188.
ačamnyŋ ačazy ol kižiniŋ ačazy Sümestej-Čaryn Le père du père de mon père, Sümestej-
dep kiži, muŋgarančyg jadyy ulus-dur, jadarap Čaryn était terriblement pauvre, si appauvri
kelgen, am kančaar-daa argažok apargan. qu’il n’y avait plus d’issue. Personne ne doit
Ynčaarga ol, Kyzyl Xaalgalyg dep čerže kiži aller à Kyzyl Xaalgalyg, c’est un lieu où l’on
ünmes dep čerle ynaar kiži baryp bolbas. ne pénètre pas. Un jour, il marchait et pour
Ynčaarga ol, bir xün čorupkan šêêj am jadarap ne pas mourir de faim, il y grimpa ici, là, il
ölür eves dêêš, ynaar ünüp-le ünüp-le tajganyŋ grimpa sur un rocher et atteignit un lieu où il
yndyg xajaže üne bergeš, čede bêêrge murnunda y avait de l’eau.
sug turgan.
Bičii bičii kaš xireden xajadan sug damdylap Il y avait de l’eau qui gouttait. Il se lava dans
turgan. Ol sugdan čunup algaš, ižip algaš, oon l’eau, en but, ensuite il remonta un peu le
bičii öskej bêêrde, bičii artyš astynyp kaan long du cours, et vit un peu de genévrier qui
turgan-dyr. Ol artyštan bičii artyžanyp algaš, pendait. Il en brûla un peu et continua à
oon ünüp-le turgan. Am kiži ünmes, kiži grimper. C’était un endroit où nul ne va, où
barbas dep turgan, am-daa yndyg. nul ne grimpe, et c’est ainsi encore
maintenant.
Am šuut kire bergeštiŋ olurup turda karaŋgy Il avait pénétré pour de bon, et il vit une
čer, ynčangaš kančaldyr, čyryš-čaryš depkende femme très belle dans un lieu obscur.
kadaj turup turan-dyr. « Am čüge bêêr ünüp « Pourquoi as-tu grimpé jusqu’ici ? » dit-elle.
keldiŋ ? » den. Bo užurun söglêên, « Men « Je n’ai plus de moyen de survivre, je suis
kančaar-daa argažok, aštap-türep tur men. misérable et affamé. Je vis pauvrement.
Jadaraaš mynčap čor men. - Je ne peux pas t’aider. Mais tu seras un
- Seni men duzalaptar čüvem čok. Am kančaar chamane célèbre. Descends maintenant ! »
aldarlyg xam kiži boor sen yjnaan. Bada be! » dit-elle.
dêên. Il descendit par magie, courant sur les
Ol kiži ilbizinge badyp olurgaštyŋ, yjaš čügürüp. arbres, à la surface de l’eau sans s’enfoncer.
Ynčaar xalyp kelgen diin ooŋ. Il redescendit en courant comme ça.
Ooŋ soonda muŋgarančyg ol-la čooktuŋ ulustary Ensuite, il est devenu un très grand chamane
ulug xam bolu bergen dep, ol xamyk ulus čük pour les gens des environs, tous les gens
čükten kêêp, čö kyldyryp, ynčaldyr-la bajy venaient de tous côtés pour qu’il fasse
bergen. Ol bistiŋ uguvustan kančaar uktalganyl quelque chose, et de cette façon il s’est
dep töögü čugaa-dyr ol. enrichi. C’est l’histoire de l’origine de notre
- Ol kadaj kym boor ? lignée [uk].
- Kyzyl Xaalgaŋyŋ êêzi, ol černiŋ êêzi. Ak - Qui était cette femme ?
baštyg kadaj dêêr čordu. - C’était la maîtresse de la montagne Kyzyl
Xaalga, la maîtresse de ce lieu. C’était une
femme à tête blanche, dit-on.

188 čüdü- du mongol šüt-. Sur cette notion mongole, voir Hamayon 2005.
228

Ce récit est celui de l’accès d’un homme à la fonction de chamane, thème dont nous
avons vu de nombreuses illustrations. Par son contenu, il s’apparente aux mythes sur
les amours du premier chamane et non aux autobiographies recueillies auprès de
chamanes vivants. L’objet du récit est la transformation d’un homme qui a tout l’air
d’être « simple », sans pouvoir particulier, misérable de plus, en grand chamane. On
ne voit pas de qualités innées attribuées à Sümestej, son corps n’est pas décrit comme
extraordinaire. On ne lui attribue pas le comportement caractéristique du novice
traversant la crise qualifiante. Son talent comme son statut ultérieurs apparaissent
comme des conséquences exclusives de la rencontre avec la maîtresse du lieu. Cette
rencontre se distingue de la relation du novice aux esprits de ses ancêtres par son
caractère parfaitement fortuit : Sümestej ne paraît pas chercher à rencontrer la
femme-esprit, et cette dernière se montre surprise de l’incursion de l’homme sur son
territoire.
Sümestej, fondateur d’une « lignée » (uk) de chamanes, n’est l’héritier de personne, il
n’est pas censé disposer d’une essence dont le développement le ferait subir les
attaques de ses ancêtres chamanes, il a seulement une rencontre avec un esprit. Ici, il
est vrai, c’est la pitié et non l’amour qui est attribuée à l’esprit, mais ce dernier est
bien féminin, et le narrateur signale sa grande beauté. Après cette rencontre, l’homme
est changé : ulug xam bolu bergen « il est devenu grand chamane ». L’idée est presque
étrange quand l’on connaît le discours habituel sur les grands chamanes dont les
premiers signes doivent se manifester dès avant la naissance. Chez Sümestej, le seul
événement de la rencontre produit un changement radical dans ses capacités : alors
qu’il a d’abord dû grimper longuement dans les rochers, il redescend par « magie »
ilbi189, en bondissant par-dessus les arbres de la forêt.
Rien n’empêche de supposer que, en réalité, ce Sümestej lui-même invoquait des
ancêtres plus anciens auxquels il attribuait peut-être la même aventure que son
descendant lui prête. Cette histoire met en scène la qualité de chamane comme
devenir. La suivante en fait un mode d’être.

Le récit suivant a pour héros Tajlyp, le fils de Sümestej et le grand-père du narrateur.


Il nous a été raconté par Êreksen avec un grand enthousiasme dès le début de notre
entretien. C’est seulement ensuite qu’il s’est souvenu de l’aventure du père de Tajlyp.

Mêêŋ ačamnyŋ ačazy ulug čok dêên xam kiži Mon grand-père était chamane et on dit qu’il
čoraan. Tajlyp-čaryn dep kiži. Ol dêêrge, üžen n’y en avait pas de plus grand que lui. Il
čedi čylda čok apargan. Tere-Xöl xamaan čok s’appelait Tajlyp-Čaryn. Il est mort en 37. Il
tyvanyŋ ulug xamy čoraan, korgunčug-la. Ol était le plus grand chamane de Tere-Xöl et de
töögüde artyp kalgan kiži-dir. Touva, terrible. Il est resté dans l’histoire.
1903 čylda, am ol tyvanyŋ tubu xamnaryn, En 1903, les chamanes de Touva et les
mool xamnarny mool čerge gegen xürêêzinge chamanes mongols s’étaient rassemblés pour
šylgalda čorup turgan. Ol čerge üš kiži une compétition au temple du Gegen191 en

189 Ilbi, voir p. 294.


229

artkan : ijizi Tere-Xölden, birêêzi ta kajyyn Mongolie. Il restait seulement trois personnes :
čüve. Bežen aldan xire xamnarnyŋ küžün deux de Tere-Xöl, et l’autre je ne sais pas d’où.
šenep turgan. Tere-Xölden Xuuraj Udagan190 Cinquante ou soixante-dix chamanes avaient
dep xam xerêêžen bile Tajlyp-Čaryn dep kiži mesuré leurs forces. C’était la chamane Xuuraj
artyp kalgan. Udagan de Tere-Xöl, et le chamane Tajlyp-
Čaryn.
Ol Tajlyp-Čarynny ulug paš izitkeš, ištinge On fit chauffer une marmite et l’on mit Tajlyp-
supkaaš192 bodu yndyg ulug širem paš dep čüve Čaryn dedans. C’était un très grand chaudron.
turar. Korgunčug ulug. Šary čüdürüp yjaš On l’avait apporté avec le bois sur des bœufs.
čüdürgeš. Ol pašty odap kyzyp kelir. Ooŋ Quand on le mit sur le feu, il devint rouge.
ištinde xamnap turgan. Xuuraj Udagan dep Tajlyp-Čaryn chamanisa à l’intérieur du
kiži üš öttür booladyp algaš, oktaryn bodunuŋ chaudron. Xuuraj Udagan lui tira trois fois
xörêêniŋ ištinden boolaan üš ok uštup êkelgen. dessus, mais il retira lui-même les trois balles
de sa poitrine.
-Öske xamnar ölürgen be ? - Les autres chamanes sont morts ?
-Dêêrzi yndyg. Kortkaš ölüp turgan - Certains oui ! Ils étaient morts de peur, et ils
ynčangaštyŋ olar artyp kalgan. Ol diilep y sont restés. Lui, il a gagné. C’était dans la
üngen. Ol Kuŋgurtugga tajgaga čorup turgan. taïga de Kuŋgurtug. Les gens étaient ainsi.
Yndyg ulustar turgan-dyr.

La mise à l’épreuve des chamanes et la victoire de l’ancêtre du narrateur ne peuvent


manquer de nous rappeler la structure des mythes concernant le chamane
ininflammable. C’est, comme dans les précédents, une autorité institutionnelle qui
organise la compétition : ici un chef de l’organisation religieuse officielle, intimement
liée au pouvoir politique193, l’Église bouddhique. Le test prend pour objet décisif les
corps des chamanes, ainsi Tajlyp est mis au défi d’entrer dans un chaudron
incandescent. Loin d’en être affecté, il continue de chamaniser, c’est-à-dire de jouer
du tambour. Son corps extraordinaire est donc insensible à la chaleur. Mieux encore,
les balles ne peuvent le tuer : avec ses mains, le chamane les retire de son propre
corps qui peut ainsi être traversé, ouvert, exploré sans en souffrir. Comme dans les
mythes anciens recueillis par Potanin à la fin du XIXe siècle, l’épreuve atteste avec
éclat l’authenticité et la puissance du chamane vainqueur en prenant comme support
son corps. Sa qualité de chamane est référée à la nature singulière de son corps et
non plus, comme pour son père, à une relation avec un esprit. Ici à aucun moment il
n’est question d’agents surnaturels et a fortiori d’amours surnaturelles. Alors que la
qualité de chamane de son père, le fondateur, était conçue en termes de relations,
celle de Tajlyp, l’héritier, est vue comme une essence naturelle.

190 Udagan : voir glossaire.


191 Haut dignitaire de l’église lamaïque.
192 Sans doute sukpaaš avec métathèse.
193 Ainsi le titre de Dalaï-lama a-t-il été créé au XVIe siècle par l’Altyn-khan, souverain mongol régnant

sur les Touvas.


230

2. La prose des amours actuelles

En dehors des mythes sur de lointains ancêtres chamanes, plusieurs faits suggèrent
l’idée d’une relation amoureuse des chamanes réels avec un esprit. Une règle
fréquemment rencontrée en Sibérie interdit la présence de deux chamanes dans un
groupe de parenté. Chez les Chors, la montagne Mustag fait mourir le chamane
lorsqu’un nouveau chamane de son lignage, présentant les signes de l’élection,
apparaît. Mais l’ancien chamane peut demander à prolonger sa vie, auquel cas son
parent meurt (Xlopina 1978). Il est vrai que cette règle, énoncée ainsi dans l’abstrait,
n’est pas rigoureusement vérifiée : on connaît chez ces mêmes Chors des cas de
chamanes parents comme Aleksej et Mitrij du clan Kobyj (voir infra).
Pour appuyer sa thèse de la primauté du principe érotique dans les représentations
sur l’accès à la fonction de chamane, Šternberg fait référence, parmi d’autres
exemples, à deux chamanes originaires de peuples turcs de l’Altaï, les Chors et les
Téléoutes. Ses sources sur ce sujet étaient des notes de terrain des ethnologues
Anoxin et Dyrenkova. Aujourd’hui, ces documents d’une immense richesse ne sont
malheureusement toujours pas publiés intégralement. Les matériaux de Dyrenkova
concernant le chamanisme téléoute sont connus par un grand article rassemblant
plusieurs dizaines de textes en langue originale et en traduction. De plus, depuis peu,
on a une meilleure représentation de l’ensemble des archives de Dyrenkova et
Anoxin, notamment celles qui concernent le chamanisme chor, grâce au descriptif
établi par Dmitrij Funk et aux nouveaux extraits qu’il a publiés (2004, 2005). Nous
allons voir que la situation est plus complexe que la présentation qu’en donne
Šternberg.

a) Le chamane chor Aleksej

Le chamane Aleksej Šulbaev a été fréquemment cité par divers auteurs et est devenu
une vedette paradoxale de l’ethnographie de la Sibérie. Paradoxale, car si ses propos
ont été publiés et interprétés, c’est seulement de manière fragmentaire et éparse,
distribués dans différents chapitres ou publications, parfois anonymement, de sorte
que sa personne n’a jamais fait l’objet d’une description complète. Ceci résulte du
parti pris méthodologique de l’ethnographie soviétique consistant à prendre les récits
des informateurs non comme des actes discursifs personnels mais comme des
fragments ou des illustrations d’une vision du monde propre à une ethnie. Ainsi les
propos du chamane Aleksej devenaient une « information » fournie par un chamane
des Chors dont on pouvait tirer des conclusions générales sur le chamanisme chor.
C’est l’ethnographe Nadežda Dyrenkova qui, dans les années 1920, a rencontré le
chamane Aleksej et a obtenu de lui plusieurs récits biographiques et descriptions de
rituels194. Membre du clan Kobyj, il habitait dans la taïga de Kouznetsk (actuelle

194Archives RAN, f 282, op. 1, N°77, 6-7, citées par Funk (2005, 73) et f 3, op. 2, d. 61, l.3 d’après
Alekseev (1984, 114). Il est regrettable que ces archives d’un intérêt considérable soient restées
231

région de Kemerovo), dans le campement Saryg-süt sur la rivière Kobur-su, dans le


district (rajon) d’Ust’-Kobyrza. Âgé de 35 ans au moment de l’enquête, il chamanisait
depuis huit ans.
Šternberg (1927, 22) cite le chamane Aleksej comme une illustration de son
interprétation en termes érotiques de l’élection chamanique. Il rapporte en effet que
le jeune Aleksej, avant de devenir chamane, recevait chaque jour la visite en rêve d’un
« esprit-fille », tös kat. Šternberg reconnaît que son modèle n’est pas parfaitement
respecté puisque les ancêtres ont aussi un rôle dans l’élection mais il attribue leur
présence à un syncrétisme.
La version publiée par Dyrenkova un peu plus tard (1930) est fort différente. On
apprend que, avant de commencer à chamaniser, Aleksej a subi l’attaque des esprits
tös de son ancêtre Omskij (1930, 269, n. 5), attaque manifestée dans une douloureuse
maladie au cours de laquelle un cheval blanc lui apparaissait (ibid., 272). Les esprits
auraient menacé de mort Aleksej s’il refusait de chamaniser (ibid., 269, n. 5).
Il n’est nulle part question d’« esprit-fille ». Dans cet article, Dyrenkova défend l’idée
que l’élection chamanique est conçue par les peuples turcs de Sibérie comme le
résultat d’une action des ancêtres du chamane qui le mettent à l’épreuve, le torturent
et le font renaître. Par cette thèse, Dyrenkova s’oppose à l’interprétation de son
maître, publiée en russe seulement trois ans auparavant, l’année de sa mort. Si elle
cite Šternberg en exergue de son article195, Dyrenkova, à l’évidence, tient à marquer
ses distances à l’égard d’un savant qui n’a pas cru bon de marxiser son discours dans
les années 1920 et qui va subir, après sa mort, une série de critiques. Présenter les
chamanes comme des « héritiers » permet à Dyrenkova de s’éloigner de la lecture
psychologique universalisante et d’adopter un point de vue plus sociologique sur le
phénomène de l’accès à la fonction de chamane en harmonie avec les nouvelles
tendances théoriques qui s’imposent dans la discipline à partir de la Conférence des
ethnographes de 1929. Désormais les chamanes seront identifiés à la classe des
exploiteurs dans la littérature ethnographique, mais aussi sur le terrain puisque
beaucoup d’entre eux auront à subir la dékoulakisation196.

inédites jusqu’à ce jour. Dans son recueil de littérature orale chor (1940), Dyrenkova ne cite pas le
chamane Aleksej. Les documents recueillis par Anoxin auprès des Téléoutes et cités par Šternberg
dans sa démonstration sont également restés à l’état d’archives. Pire, la direction de la Kunstkamera
maintient un secret rigoureux sur les dossiers qu’elle conserve. Aujourd’hui à défaut d’être publié, le
contenu de ces fonds a été minutieusement décrit par Funk. De plus, de nombreux extraits ont été
publiés par Dyrenkova (1930) elle-même, Šternberg (1927), Alekseev (1984) et Funk (2005). Ces
données, qui concordent parfaitement, nous permettent de reconstituer l’histoire du chamane Aleksej
sous une forme plus complète que celle donnée par Šternberg.
195 Cette citation, « Le talent du chamane n’est pas un don mais un fardeau », tirée de Giljaki (1904) est

adroite car elle retourne Šternberg contre Šternberg lui-même qui, dans sa dernière théorie, mettait en
avant le plaisir de la relation amoureuse par rapport au thème de la souffrance, d’apparition « tardive »
selon lui. « En réalité, la participation de l’ancêtre est un phénomène du stade le plus tardif du
développement du chamanisme » (1927, 6).
196 Sur la conférence des ethnographes de Moscou et de Leningrad (5-11 avril 1929), voir Bertrand

2002, 67. Sur l’évolution de la théorie soviétique du chamanisme au moment du « Grand tournant »,
voir Stépanoff (à paraître).
232

Devant la contradiction des présentations de Šternberg et de Dyrenkova, il est


indispensable de reproduire ici dans son intégralité le récit d’Aleksej tel qu’il apparaît
dans les notes de terrain de Dyrenkova197 :

« Avant de commencer à chamaniser, il a été malade environ un an. Cela lui


faisait mal dans tout le corps, il avait des douleurs dans les bras, les épaules, il
avait des attaques, il n’était pas lui-même ; en rêve, il voyait sans arrêt des
troupeaux de chevaux, il allait avec eux dans la taïga et les chevaux lui
couraient après. Le cheval principal qu’il montait toujours, absolument blanc,
était son tös principal – ulug tös. Quand ensuite il a commencé à chamaniser, ce
tös lui apparaît toujours sous la forme d’un cheval blanc. Igi töj ak por-at ‘deux
chevaux gris semblables’198. Quand il était fou, il voyait une femme (tös kat).
En permanence, toutes les nuits, il la voyait en rêve. Maintenant il a cessé de la
voir en rêve, elle vient à lui pendant la séance chamanique. Il l’appelle četti
kečegelig kenči kys, (« petite fille à sept nattes»), četti êmčiktig kenči kys (« petite fille
à 7 seins »), üš köstüg kenči kys (« petite fille à trois sourcils »). Les tös lui ont dit
en rêve que s’il n’acceptait pas de chamaniser, il mourrait de toute façon.
Personne ne lui a appris à chamaniser. Il a commencé à parler de lui-même, les
tös lui ont ordonné de faire un tambour et ont indiqué quels dessins y peindre.
C’est d’eux qu’il a entendu toutes ses prières. Et quand il s’est mis à
chamaniser sans tambour, il s’est tout de suite senti mieux [ru. legče]. »

Nous voyons que l’aspect érotique et l’aspect ancestral sont également présents dans
le récit d’Aleksej, et que Šternberg et Dyrenkova, dans leurs publications, n’avaient
retenu que celui qui leur paraissait pertinent. Le terme tös, « racine, origine » désigne
généralement un esprit ancestral. Assurément dans l’expression tös kat, le terme ne
renvoie pas à une ancestralité puisque, rapporte Aleksej ailleurs, la jeune fille doit être
épousée dans le rite d’animation du tambour chamanique. En revanche, le cheval
blanc a tous les caractères d’un ancêtre métamorphosé et dans son cas, tös doit être
entendu au sens ordinaire. Il est appelé ulug tös, le « principal esprit », celui cité en
premier, et d’après l’ordre du récit, celui à qui est attribué l’origine de la maladie
chamanique.
Outre ce récit, nous disposons de diverses informations199 concernant la généalogie
d’Aleksej qui nous permettent de produire le schéma suivant.

197 Ce texte a été publié par Dmitrij Funk (2005, 73).


198 Funk signale que cette phrase est annotée d’un point d’interrogation.
199 Archives de Dyrenkova publiée dans Alekseev 1984, 114 et Funk 2006, 71-72.
233

Figure 45. Généalogie du chamane Aleksej Šulbaev et du chamane Mitri. Les chamanes sont marqués en rouge.

Ador est le frère cadet de Čojban. Mitri a hérité de la qualité chamanique d’Apecek.
La germanité de Tajmak et Apecek est une hypothèse formulée par Alekseev (1984,
114, note 4) à partir du fait que le chamane Mitri était le « neveu au troisième degré »
(trojurodnyj plemjannik) d’Omsk (confirmé dans Funk 2005, 72). Les chamanes Mitri et
Aleksej ont été tous deux interrogés par Dyrenkova. À l’évidence, pour eux le
principe de l’héritage n’est pas d’une importance moindre que pour les autres
chamanes rencontrés jusqu’à présent. Les chamanes informateurs de Dyrenkova
connaissent bien leur généalogie dont le principe, qui plus est, est strictement
patrilinéaire.
Nous pouvons maintenant aborder un autre récit de l’accession d’Aleksej à la
fonction chamanique, donné sur un ton beaucoup plus extérieur que le premier. Il
s’agit cette fois non de notes de terrain, mais d’un extrait de l’article de Dyrenkova
(1930, 22) :

« Dans le clan Kobyj les tös du chamane défunt Omsk ont choisi Aleksej fils
de Karak pour être chamane. Il a été malade et le chamane Mitri, du même
clan l’a soigné. Il a refusé de chasser d’Aleksej les tös bien que la famille
d’Aleksej ne voulût pas qu’un chamane apparaisse en son sein, et eût
instamment demandé à Mitri de le débarrasser des tös. Les tös du défunt
chamane Omsk menacèrent Mitri de l’étouffer, lui et le malade, s’il empêchait
ses propres tös (c’est-à-dire ceux de son lignage [ru. rod]) d’obtenir le chamane
qu’ils avaient choisi. »
234

Le point de vue du récit est cette fois celui de Mitri, et tout porte à croire que c’est ce
dernier qui a fourni ces informations à Dyrenkova puisque l’on sait qu’elle
l’interrogea. Il est indispensable, pour comprendre la logique de ces récits d’accès à la
fonction qui paraissent parfois contradictoires ou attachés à des traditions
différentes, de faire contraster les points de vue à partir desquels ils s’élaborent. La
relation amoureuse a un caractère purement privé car on ne peut la constater qu’en
l’expérimentant. En revanche chacun connaît la généalogie du novice et les relations
objectives de parenté qui le mettent sous la dépendance de ses ancêtres. En tenant
compte des points de vue propres aux différents récits, on peut donc conclure que
l’interprétation essentialiste est associée à un regard externe sur le processus, alors
que le discours du chamane sur sa propre expérience s’exprime en termes
relationnels.
Le cas d’Aleksej n’est pas unique chez les Chors, pas plus qu’il n’est général. Dans la
tradition chore, certains chamanes, mais non pas tous, voient apparaître pendant leur
crise qualifiante une jeune fille qui vient de chez Ülgen. Cet esprit est le futur maître
de leur tambour. Le classique rite d’animation du tambour de ces chamanes prend la
forme d’un rite de mariage.
Il existe plusieurs autres récits d’accès à la fonction chamanique chez les Chors. À
titre de comparaison nous citerons une autre histoire, celle fournie par un autre
chamane chor, dont on peut difficilement supposer qu’il illustre un contexte culturel
différent de celui d’Aleksej puisqu’il s’agit de son parent et formateur, le chamane
Mitri. Comme précédemment, ce récit a été recueilli par Dyrenkova et publié par
Funk (2005, 74) : on y apprend que Mitri a reçu ses tös de son défunt oncle au
deuxième degré Ačyke. Après avoir été malade environ trois ans, il a appris à
chamaniser auprès de son oncle maternel (taaj) Ojmačy.
Dans la mythologie personnelle d’Aleksej, le thème de la fille-esprit est donc un
élément secondaire greffé sur un schème essentialiste classique, dont nous avons
montré qu’il est commun aux différents peuples de la région. La relation érotique,
isolée par Šternberg, est plutôt à considérer comme une partie combinée dans un
tout. Ce tout, la mythologie personnelle du chamane, articule des principes qui
peuvent paraître contradictoires mais en réalité tiennent ensemble.
Šternberg illustre sa thèse par un autre exemple issu des Turcs de l’Altaï, que nous
allons examiner à son tour.

b) Le chamane téléoute Kanakaj

« Chez les Téléoutes », dit Šternberg, l’épouse céleste du chamane, réputée vivre au
septième ciel, est appelée « Ak-čečer-T’aš ». Ces informations données d’après des
matériaux d’Anoxin sont suivies d’une invocation chamanique qui en fournit
l’illustration. Mircea Eliade (1978 [1968], 77) résume ce passage de Šternberg en
disant que « chaque chaman téléoute a une épouse céleste qui habite le 7e ciel. »
Qu’en est-il exactement ?
235

Grâce au travail d’archives de Funk (2005, 109-110), nous savons que l’invocation
citée par Šternberg a été notée par Anoxin auprès du chamane téléoute Kanakaj.
Kanakaj est l’un des chamanes sibériens pour lesquels nous disposons de la plus
vaste documentation. Dyrenkova a intégralement décrit son rituel d’animation de
tambour (1949a, 115) et Anoxin son rituel pour l’esprit de la porte (Funk 1997).
L’esprit Ak-čečer-T’as (Blanche-fière-jeune) ne paraît être cité par aucun autre
chamane téléoute que Kanakaj, et il ne figure pas dans le tableau des esprits célestes
téléoutes constitué par Funk (2005, 118-119) d’après les matériaux de cinq auteurs
différents. Ainsi les dizaines d’invocations chamaniques publiées par Dyrenkova dans
son grand article sur le chamanisme téléoute (1949a) ne contiennent pas de référence
à cet esprit. Loin de constituer un trait commun du chamanisme téléoute, l’esprit Ak-
čečer-T’aš doit être resitué dans la mythologie personnelle du chamane Kanakaj.
Nous reproduisons ici partiellement l’invocation mentionnant Ak-čečer-T’aš à partir
de la publication faite par Funk (2005, 109-110)200 du texte original accompagné de la
traduction d’Anoxin précédemment publiée par Šternberg. Ak-čečer-T’aš s’adresse
ainsi au chamane (qui prononce ses paroles) pour le retenir à ses côtés dans sa route
vers Ülgen :

Ajlyk pa keler kabaryn ugup, Ayant entendu dire ton arrivée sur la lune
Altyn tabakka aš kujdym, J’ai posé la nourriture dans un plat d’or
Alganym t’ažym, kam udulum, Mon pris [mon mari], mon jeune, mon chamane
Kündük keler t’olyndy bilip Ayant appris ton arrivée un jour avant,
Kümüš tabakka aš kujdym. J’ai déposé dans un plat la nourriture.
Körgönim t’ažym, kam udulum ! Mon jeune que j’admire, mon chamane !
Kök ostolgo birge oturup, Assis ensemble à la table bleue,
Kümüš tabataŋ aš tartaly. Mangeons de la nourriture du plat d’argent.
Ak ostolgo birge oturup, Assis ensemble à la table blanche,
Altyn tabaktaŋ aš tartaly. Mangeons de la nourriture du plat d’or.
Ülgenniŋ t’oly üzülebêêdi, La route d’Ülgen s’est déchirée,
Ak Ülgen t’oly kurbajbêêdi. La route du blanc Ülgen a séché201.
Alganym t’ažym, kam udulum! Mon pris [mari], mon jeune, mon chamane,
Köžögö kölönöli, Nous nous cacherons à l’ombre du rideau
Čyjkyn-ba čajkyn tüželi. Nous lutinerons, nous nous amuserons,
Alganym t’ažym, kam udulum. Mon pris [mari], mon jeune, mon chamane

200 Funk a modernisé la transcription du texte téléoute. Nous suivons ici la traduction d’Anoxin que
Funk n’a pas modifiée, mais nous lui apportons plusieurs corrections. En particulier, Anoxin, et
Šternberg à sa suite, emploient à de nombreuses reprises les termes « mari » (ru. muž) et « femme » (ru.
žena) pour traduire le téléoute t’aš (alt. jaš ; tv. čaš) qui signifie littéralement « jeune ». En téléoute, le
terme ordinaire pour désigner le mari est êr (« homme ») qui n’apparaît pas dans ce texte.
201 La fille-esprit cherche ainsi à dissuader le chamane de poursuivre sa route afin qu’il reste à ses

côtés.
236

Le seul terme faisant du chamane un époux dans ce texte est alganym « que j’ai pris ».
Certes, le verbe al- « prendre » peut désigner le mariage, mais il n’en reste pas moins
que la nature de la relation du chamane et de l’esprit, érotique ou matrimoniale,
demeure assez ambiguë.
La mythologie personnelle de Kanakaj n’est en rien imperméable au modèle de
l’héritage : il se cite neuf kam tös (« esprits ancêtres chamanes ») Apurnak, Otkonok,
T’asy-balyk, Mittu (ou Mitem), Sargadan (ou Sarga), Kabo, Pöönök, Šölpök, Êren
(op.cit. 71). Anoxin a noté auprès de Kanakaj les invocations d’un rituel pour l’« esprit
de la porte » (ežik teŋerezi) . Pendant toute l’action, il répète comme un refrain Kam
Kaboryng kaldygy / Kam Pöönök üreni/ Men sabylyp praadym, « Je suis le reste du chamane
Kabor,/ Je suis la semence du chamane Pöönök,/ Je titube mais j’avance » (Funk
1997, 188). Ce refrain se retrouve dans les invocations de Kanakaj notées par
Dyrenkova autour du rite d’animation du tambour, dans lesquelles il évoque en outre
l’esprit soom adazy « esprit père » qui est son esprit créateur d’après Dyrenkova
(Dyrenkova 1949a, 151). Comme Aleksej, Kanakaj apparaît donc comme un
chamane héréditaire tout à fait classique.
Il nous faut en conclure que le principe de la relation et celui de l’essence coexistent
dans ces différents cas. Mais quelles places respectives attribuer aux ancêtres et à
l’esprit-fille ?

c) L’esprit-fille, électeur ou auxiliaire ?

Les notions d’esprit électeur et esprit auxiliaire auxquelles a fréquemment recours


l’ethnographie de la Sibérie demandent à être précisées. À un moment donné de sa
carrière, un chamane affirme posséder ou recevoir l’aide régulière d’un certain
nombre d’esprits. Ces esprits possèdent des statuts différents : certains ont été
gagnés, acquis, « tirés » par le chamane au cours de sa carrière, d’autres au contraire
étaient en quelque sorte toujours déjà là. Sans ces derniers, il ne saurait s’affirmer
chamane. Précisément certains esprits, parfois un seul, sont supposés avoir été à
l’origine de la crise qu’il a vécue avant d’avoir accès à la fonction de chamane. Ce
sont eux qui l’ont fait tel qu’il est, un chamane. C’est pourquoi, chez les Touvas, ces
esprits sont souvent accompagnés du titre de čajaan « qui fait, créateur ». Cette action
créatrice première, action causale par sa modalité, ne peut être assimilée à une
interaction de type social comme l’est une relation amoureuse. Une relation de ce
dernier type est insuffisante pour donner au chamane la nature particulière qui est
supposée le caractériser. C’est pour cette raison que la relation amoureuse est
nécessairement seconde, comme on le voit chez les chamanes Aleksej et Kanakaj. La
relation amoureuse héritée n’est qu’un supplément qui ne peut être développé que
lorsque la situation d’hérédité a été déjà établie. Dans les mythes personnels d’Aleksej
et de Kanakaj, elle leur donne une originalité distinctive.
La fille-esprit est donc un auxiliaire et non un électeur. Avant elle, Aleksej a vu
d’autres esprits, en particulier cet ulug tös « esprit principal » directement lié à son
ancêtre chamane. Plus tard dans la pratique rituelle d’Aleksej, elle demeure un esprit
237

second (Šternberg op. cit. 22). De même, Kanakaj revendique un soom adazy (« esprit
père ») qui l’a créé (jaja-) comme chamane et qui n’est pas la fille-esprit.
L’accès à la fonction est précisément interprété comme un processus à la fois typique
et aléatoire de transformation d’une relation causale en une relation mixte combinant
causalité et l’interaction sociale. Le développement du thème de la relation érotique
marque le succès du candidat à entamer cette transition indispensable.

IX. L’articulation des schèmes essentialiste et relationnel

A. Esquisse d’une comparaison : nature et muse chez les


Grecs

Dans son étude sur les Maîtres de vérité (1967), Marcel Detienne a montré que, chez les
Grecs anciens, le discours émanant de certaines figures sociales est tenu pour
nécessairement porteur de « vérité » en raison du statut même de son énonciateur. Il
en va ainsi des poètes, des devins et des rois de justice. Les représentations
concernant les capacités attachées à ces statuts sont nettement naturalistes : « Il y a
dans la Grèce archaïque des fonctions privilégiées qui ont la ‘Vérité’ pour attribut,
comme certaines espèces naturelles ont pour elles la nageoire ou l’aile. » (Detienne
[1967] 1981, 145). Cette image nous fait reconnaître un schème essentialiste qui
emprunte beaucoup au modèle biologique. Précisant ces fonctions, Detienne cite en
particulier le « poète inspiré ». Le mot seul d’« inspiré » suggère toute une mythologie
de la relation aux muses. Qu’est-ce à dire ? La poésie du poète abandonné par
l’inspiration ne bénéficie-t-elle plus du sceau de la Vérité ? On voit les limites du
modèle biologique : connaît-on une espèce qui est pourvue ou dépourvue de
nageoire selon les variations de son inspiration ? On reconnaît dans la présentation
que Detienne fait de la conception grecque une ambiguïté qui nous est familière. Et
cette hésitation paraît bien être celle de la pensée grecque archaïque elle-même.
Nous en prendrons comme exemple quelques extraits des Olympiques de Pindare.
Pindare (518-438) oppose avec un net parti pris essentialiste le poète authentique à
l’imitateur qui ne produit que par effort et technique :

« L’homme habile [sophos] est celui qui tient de la nature [phua] son grand
savoir ; ceux qui ne savent que pour avoir appris [mathontes], pareils à des
corbeaux, dans leur bavardage intarissable, qu’ils croassent vainement, contre
l’oiseau divin de Zeus ! » (II, 93-98) 202.

202Cet extrait est cité partiellement par Detienne (op. cit. 57). Nous donnons les passages de Pindare
dans la traduction d’Aimé Puech (Pindare 1949).
238

Le contraste entre ce qui vient de l’apprentissage (exprimé par mathontes et didaktais)


et ce qui a la nature (phusis) pour principe est récurrent dans le discours de Pindare :

« Rien ne vaut les dons naturels [phua] : pourtant, souvent, les hommes
prétendent remporter la gloire par les qualités qu’ils ont apprises [didaktais].
Mais les efforts que la divinité ne récompense pas, mieux vaut sans doute les
taire ». (IX, 100-104).

Quelle est cette « nature » (phue ou phusis) qui fait le poète tel qu’il est et qui le
distingue de l’imposteur ? C’est le principe qui donne aux êtres leurs caractères (èthos)
communs de membres d’une espèce, caractères non accidentels, qui ne peuvent se
perdre : « Jamais le renard fauve et les lions rugissants n’échangeront entre eux leur
nature [emphuès (…) èthos] ? » (XI, 19-21). On aura noté que, dans la citation
précédente, Pindare associe la « nature » avec une autre notion, celle de « divinité ».
Et en effet malgré cette théorie naturaliste, il est évident que Pindare n’attribue pas à
sa seule « nature » sa propre faculté de composer des vers. À plusieurs reprises, il
évoque une autre source, extérieure à sa personne, celle des muses. Ainsi, il qualifie
ses vers à la fois de « don des Muses » en même temps que « doux fruit du génie »
(VII, 8).
Ce discours ambigu quant à l’origine du talent est révélateur d’une pensée pratique,
celle d’un homme pour qui la question de l’authenticité de la qualité essentielle de
poète se pose réellement. Par contraste, la réflexion d’un auteur plus tardif, déjà
éloigné de cette pensée, manifeste une cohérence théorique débarrassée de tout
paradoxe. Le tableau que Platon donne de la mythologie de l’inspiration dans l’Ion est
d’une rigueur qui n’a rien de pratique. Dans le discours de Socrate, le poète
authentique est défini comme celui qui parle par l’effet d’une relation avec une muse
et non par une technique (tekne) apprise. On reconnaît dans ce rejet de l’apprentissage
une exigence de Pindare. Mais Socrate va plus loin : si le talent authentique tient à la
relation, alors il doit ne tenir qu’à elle seule, aussi l’interruption de la relation doit
avoir pour conséquence que le poète non inspiré redevient un homme ordinaire
incapable d’écrire de bons vers. Socrate en donne pour preuve Tynnichos de Chalcis,
mauvais poète qui composa, grâce à l’inspiration fugace d’une muse, un péan
inoubliable. « Les poètes ne sont rien que les interprètes des dieux, et chacun d’eux
est possédé par le dieu qui s’empare de lui. C’est pour montrer cela que le dieu a fait
chanter à dessein le plus beau poème lyrique par le poète le plus médiocre »
(traduction de Monique Canto, Platon 2001, 103). Pur porte-parole, simple
instrument contingent de la divinité, le poète se voit retirer toute qualité personnelle.
Cette exigence de la logique théorique est évidemment incompatible avec la logique
pratique des relations sociales qui demande une stabilité des statuts. C’est pourquoi la
belle théorie, purement relationnelle, de Socrate, qui ignore l’idée d’une « nature » du
poète prônée par Pindare, relève de l’utopie. Platon formule ici un mythe didactique
équivalent aux mythes des amours du chamane fondateur chez les Turcs de l’Altaï-
Saïan.
239

B. Les deux niveaux d’action du hasard

Malgré l’incontestable primauté du schème naturaliste, le hasard s’introduit dans les


conceptions de la qualité chamanique aussi bien au niveau global qu’au niveau local.
Le niveau global est celui de la société : parmi l’ensemble des chamanes, certains ont
un mode d’accès à la fonction chamanique qui n’est pas soumis au modèle dominant
de l’héritage. Il est toujours possible qu’apparaissent des chamanes qui ne sont
héritiers de personne. Mais le hasard a aussi sa place au niveau local, dans le mythe
personnel du chamane héréditaire.
Au niveau global, le discours mythique fait du hasard un principe puissant puisqu’il
détermine la carrière des chamanes fondateurs. En revanche dans la réalité pratique
des relations sociales, le chamane sans ancêtres suscite le maximum de défiance,
comme le montre l’ambiguïté de l’expression touva uk čok xam que l’on peut traduire
selon le contexte par « chamane sans origine » ou par « chamane sans essence ».
Dans les explications, c’est toujours le modèle dominant, naturaliste, qui est cité en
premier, alors que le hasard n’est évoqué que comme une possibilité douteuse. La
réponse que me fit Anatolij Kombu est typique :

« D’où les chamanes tiennent-ils leurs forces ?


- Par héritage des ancêtres. Parfois ce sont des esprits qui leur tombent dessus.
Mais les plus forts sont ceux de naissance. »

C’est aussi ce que disait un Altaïen à Potanin à la fin du XIXe siècle : la plupart des
chamanes le sont par héritage, ils sont uktu kam, « chamanes à uk », et sont réputés
plus puissants que les autres (Potanin 1883, 57). D’après un informateur iakoute de
Ksenofontov, il existe de « petits chamanes médiocres » qui n’ont pas d’ancêtres
chamanes et reçoivent leur maladie d’esprits non ancestraux üör. Ils ne sont pas
« dépecés » car seuls les grands chamanes descendants d’une série d’ancêtres
chamanes subissent cette épreuve ([1928] 1998, 60). Le dépècement étant une mise
en scène caractéristique du schème naturaliste, on comprend qu’il ne soit pas opérant
dans les cas où domine le schème relationnel.
D’après Kon, les Touvas considèrent que les chamanes non héréditaires
entretiennent des relations de type social avec les esprits. En effet si c’est le modèle
de la relation amoureuse qui leur a permis d’accéder à la fonction, leur pouvoir
personnel est faible et ils sont contraints à la négociation. Kon les appelle des
« chamanes demandeurs ».

« Sont plus respectés les chamanes héréditaires qui comptent parmi leurs
ancêtres huit ou dix chamanes. Ils ont hérité d’une certaine quantité d’esprits qui
les respectent et n’oseraient pas leur désobéir. Ils ne supplient pas mais
protestent et ordonnent : ‘Comment osez-vous vous installer dans ce malade ?!’
Ils ne font pas de cérémonies. Sautant dans la yourte autour du foyer, ils font
comme s’ils attrapaient les mauvais esprits, les enferment dans leur tambour qui
240

semble devenir de plus en plus lourd et difficile à porter, ensuite ils les jettent
sans cérémonie hors de la yourte. Ils font aussi des offrandes sous forme d’êêren,
mais cela prend le caractère d’un cadeau donné par le maître à un inférieur qui a
exécuté son ordre. » (Kon 1934, 73-74).

Le modèle essentialiste naturaliste auquel s’identifient les chamanes héréditaires


implique la capacité à manœuvrer des mécanismes causaux. Il est plus sûr et plus
vérifiable car l’entourage du chamane sait si sa généalogie compte ou non des
chamanes. Le modèle relationnel s’appuie en premier lieu sur l’expérience privée et
invérifiable du novice ; il implique la négociation et une efficacité moins certaine.
La pure idéologie du hasard laisse le groupe au dépourvu : elle n’est pas viable
pratiquement. Supposons par exemple une société où serait chamane l’homme le plus
chanceux, la chance étant interprétée comme la marque d’un dévolu aléatoirement
jeté par un agent spécial. La personne occupant le rôle de chamane changerait par
exemple avec les résultats de chaque campagne de chasse. Lorsqu’un chasseur aurait
la chance de rencontrer un cerf, il serait reconnu comme l’élu du maître de la taïga et
on s’adresserait désormais à lui pour accomplir les rites. Dans une telle société, les
femmes (qui ne chassent pas) ne pourraient pas être chamanes, ce qui serait du reste
conforme à la représentation non biologique de la transmission du statut de
chamane. Il n’y aurait que très peu d’essentialisme dans cette conception purement
relationnelle. Pour que ce système puisse fonctionner, il serait nécessaire que chaque
chasseur connaisse les rites chamaniques. La fonction de chamane ne serait donc pas
attachée à un statut social réel, le chamane serait chamane un peu comme est roi le
roi de la fête de l’épiphanie : par chance et pour peu de temps. On voit ce qu’a de
séduisant intellectuellement et de totalement irréaliste socialement une telle
conception. L’idéologie pure de l’élection surnaturelle ne peut être qu’une utopie
professée par les conteurs et les philosophes203.

Mais d’un autre côté, l’idéologie de l’héritage se suffit rarement à elle-même pour
légitimer un statut charismatique important. Même dans la société française
médiévale où le pouvoir royal fait l’objet d’une juridiction rigoureuse qui ne laisse
aucune place au hasard dans la succession, le roi n’est pas supposé être simplement le
fils de son père. Censé être choisi par Dieu, il est l’« oint du Seigneur », d’où la
nécessité symbolique d’un rituel vide de sens juridique204, le sacre, qui met en scène
par l’onction d’une huile envoyée du ciel l’élection divine. La liturgie de ce rite le
proclame héritier, non pas de son père, mais de David, roi d’Israël qui lui-même
n’hérita de personne, roi d’élection divine par excellence (Le Goff 1997, 675).

203 Il pouvait arriver dans les sociétés sibériennes anciennes que l’on change de chef de guerre ou de
chamane s’il s’étaient montrés incapables d’attirer la chance et le succès à leur groupe. Mais dans ce cas
on remplaçait un guerrier par un autre guerrier et un chamane par un autre chamane et non par un
profane quelconque.
204 Comme le remarque l’auteur de l’article « sacre » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, « au

reste le sacre du roi ne lui confere aucun nouveau droit, il est monarque par sa naissance & par droit de
succession (…). »
241

Vainqueur de son prédécesseur Saül, dont il n’est pas le descendant, David accède au
pouvoir par une légitimité purement mystique. Type parfait de l’élection, il n’est
certainement pas un modèle du fonctionnement réel de la transmission du pouvoir
royal en France. Dans la suite du rituel de sacre, le roi reçoit ensuite avec les divers
regalia un anneau, symbole de l’alliance divine qui recouvre le principe de l’héritage
(ibid.).
Les Chors, chez qui on a relevé le rituel de mariage avec le tambour, où s’exprime
avec limpidité l’importance du processus d’établissement de la relation, sont aussi de
ceux qui insistent avec le plus de fermeté sur le caractère biologique de la qualité
chamanique. Pour eux, le futur chamane doit présenter dès le plus jeune âge une
singularité physique comme un trou dans l’oreille ou un tubercule au doigt,
interprétés comme recouvrant un os supplémentaire (Xlopina 1978, 77). Xlopina a
relevé chez eux une explication de l’accès à la fonction qui rationalise avec une clarté
remarquable l’articulation entre le principe de nécessité biologique et le principe de
hasard.
Après la mort d’un chamane, ses esprits auxiliaires rejoignent le royaume d’Erlik,
divinité des morts, où ils demeurent jusqu’au moment où ils s’attacheront à un
nouveau chamane. De temps en temps, Erlik les envoie chercher « une personne
marquée par Ülgen ». Ülgen, la divinité céleste qui « crée » (jaja-) les êtres, est censée
avoir marqué à la naissance l’un des consanguins du chamane défunt. Quand ils l’ont
trouvé, les esprits préviennent Erlik qui envoient au novice un esprit pour le faire
souffrir jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il doit chamaniser. Les tös viennent alors à lui.
On sait par Dyrenkova que parmi ses tös peut se trouver la fille d’Ülgen. L’amour de
cette fille s’ajoute à l’action causale de son père, elle introduit l’élection et l’érotisme
dans le déterminisme d’une nature.

Au niveau local, dans le discours sur soi du chamane, le hasard de la relation


fortuitement établie a souvent sa part. Reprenons l’autobiographie de la chamane
Xovalygmaa. Comme la plupart des autres chamanes touvas, dans sa petite enfance,
Xovalygmaa avait des perceptions étranges dont l’objet n’est pas défini et auquel on
n’attribue pas d’importance. Ces visions signalent en fait des facultés perceptives et
une nature innée particulières. Un peu plus tard, mais toujours pendant l’enfance, elle
a poursuivi un arc-en-ciel et est tombée évanouie. Nous voici déjà dans une
interaction avec un phénomène externe clairement identifié, l’arc-en-ciel. À l’âge de
16 ans, Xovalygmaa fut frappée d’une maladie qui dura six mois et la ralentit dans ses
études. Parfois elle s’enfuyait dans la taïga. Lorsqu’elle raconte « de l’intérieur » cette
période, Xovalygmaa évoque un ou plusieurs esprits albys qui la visitaient. Elle voyait
notamment une femme inconnue à cheval. Xovalygmaa explique :

« Ceux qui ont une maladie chamanique d’albys deviennent comme des
enfants. Mon arrière-grand-mère Samdan, elle, a été malade trois ans parce
qu’elle n’était plus pure : cela lui est arrivé tard, quand elle avait déjà eu des
relations sexuelles, elle avait eu le temps de se disputer, être grossière. J’ai une
nièce à qui c’est arrivé à quatorze ans. Elle avait beaucoup de talent. Mais elle
242

a eu des relations sexuelles très tôt et elle a tout perdu. C’est très dommage,
elle connaissait la langue des animaux. »

Xovalygmaa, à la différence de son arrière-grand-mère, était vierge et l’est restée à


cette époque, c’est pourquoi sa maladie ne dura que six mois et la conduisit à la
pratique chamanique. La nécessité de l’abstinence de relations sexuelles évoque
incontestablement une relation sexuelle surnaturelle. Xovalygmaa appelle
précisément cet esprit un albys, catégorie d’esprit qui vient séduire les hommes mais
aussi les femmes et entretient avec eux des relations amoureuses. Au moment de la
crise, Xovalygmaa ne comprenait pas qui était cette femme albys ni pourquoi elle se
présentait à elle. Cette relation privilégiée paraissait avoir été prise à la seule initiative
de l’esprit sans qu’il soit possible pour les humains de comprendre pourquoi.
Comme la crise était forte, on envoya Xovalygmaa chez une chamane pour la
débarrasser de la présence de l’albys. Elle subit un rituel au cours duquel elle fut
fouettée à coups de branches d’acacia rouge épineux205. Pourtant, on ne parvint pas à
chasser l’esprit qui entretenait avec elle des liens nécessaires.
Plus tard seulement, Xovalygmaa comprit que ces visites n’avaient rien de fortuit
mais répondaient à une nécessité qui dépassait la volonté des deux êtres en relation.
En effet, la jeune fille raconta ses visions à sa mère qui reconnut dans l’albys sa grand-
mère Samdan. Loin d’être une visiteuse « tombée » fortuitement sur une jeune fille,
l’esprit-femme obéissait à la loi de la transmission du don chamanique. Xovalygmaa
comprit alors que cet albys était, dans les termes consacrés son esprit électeur, ou,
comme elle dit elle-même, son čajaan-dös, littéralement son « destin-racine », c’est-à-
dire une entité constituante de sa propre personne. Seule l’entrée dans l’activité
chamanique put lui permettre de mettre un terme définitif à la crise.
Dans ce récit, très classiquement, le nécessaire prend les apparences du fortuit avant
d’être reconnu, avec d’autant plus de vigueur, pour ce qu’il est : nécessité naturelle.

La mise en scène d’une interaction fortuite avec un esprit non ancestral, ou d’abord
non reconnu comme un ancêtre, contraste avec les récits insistant sur le
déterminisme du développement de la qualité chamanique sous l’action brutale des
ancêtres. On obtient ainsi très souvent des informations de styles contradictoires
venant d’un même peuple. Le paradoxe se lève si l’on observe, d’un point de vue
pragmatique, que les narrateurs des récits de type causal et essentialiste sont des
profanes, alors que les récits qui mettent en scène une interaction sociale, comme la
relation érotique, appartiennent au genre du récit autobiographique de chamane.
Lorsque je me trouvais à Kyzyl en 2006, Svetlana Moŋguš me parla d’une jeune fille
de Möŋgün-Tajga, encore à l’école, qui avait acquis le costume de chamane
récemment. Elle était une élève d’Aj-Čürek, la directrice de l’association Tos-Dêêr.
Svetlana ne mettait à l’origine de la reconnaissance de la jeune fille comme chamane
et de son accès à la fonction que deux faits : des facultés perceptives hors du
commun et des crises d’épilepsie d’une rare violence. Le contraste est grand avec le

205 L’ensemble de cette histoire a été publié avec plus de détails par Ksenia Pimenova (2005, 16-17).
243

récit rétrospectif, plein d’aventures fantastiques, qu’une chamane comme


Xovalygmaa fait de sa crise. C’est le même contraste que l’on retrouve entre les
informations collectées dans les années 1920 par Xlopina (1978) et Dyrenkova (cf
supra) chez les Chors. Chez la première, il n’est question que de tubercules
héréditaires, alors que la seconde a relevé des histoires d’amour avec des femmes
surnaturelles. Cette différence tient au fait que Xlopina a travaillé avec des profanes
et Dyrenkova plutôt avec des chamanes. Ces deux modèles, le premier, essentialiste,
et le second, relationnel, appartiennent à des registres de discours différents : celui
des simples et celui des chamanes (voir chapitre X « Économie des compétences
magiques »). Le récit de chamane est caractérisé par l’articulation qu’il fait du schème
essentialiste avec un principe d’élection individuelle.

Roberte Hamayon a mis en lumière les rapports des principes de filiation et


d’élection (donc de chance) dans le chamanisme des sociétés sibériennes où domine
l’idéologie de l’élevage. Cette idéologie, nous semble-t-il est caractéristique de
l’ensemble des populations que nous étudions pour ce qui est de la question de
l’accès à la fonction de chamane. Chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, nous observons des
populations de chasseurs aux origines samoyèdes lointaines, comme les Chors et les
Tožu, qui, ayant été turcisées, ont adopté massivement, par exemple par les épopées,
une idéologie caractéristique de la steppe. Selon Hamayon, dans le chamanisme
typique de l’idéologie d’élevage, l’idée d’une relation à connotation matrimoniale du
novice avec un esprit est présente, mais elle n’a pas la place centrale qui est la sienne
dans le chamanisme des peuples marqués par une idéologie de chasse. En effet, ce
sont les ancêtres qui détiennent le premier rôle ce qui a pour résultat d’ « incorporer
la relation matrimoniale dans l’ordre de la filiation afin de l’y subordonner ». Ainsi,
Hamayon parle à propos des représentations concernant l’accès à la fonction de
chamane dans cette idéologie, d’une « affiliation de l’alliance » (1990, 648).
Ce que l’on peut alors se demander, c’est pourquoi, en contexte d’élevage, l’idéologie
de filiation ne se développe pas jusqu’au bout de sa logique. Pourquoi cette idée
d’alliance, ou plus souvent, dans les récits autobiographiques de chamanes, de
relation amoureuse, de rencontre fortuite, se maintient-elle dans des sociétés comme
celle des Touvas d’avant la Révolution, caractérisée par un ordre lignager rigoureux ?
Les fonctionnaires, mais aussi les forgerons touvas, héritent de leurs pères et ne
prétendent pas avoir été élus par des esprits séduits par leurs personnes (voir chap.
« Économie des compétences magiques »).
Le schème essentialiste génétique permet de rendre compte de la transmission de
certains caractères et capacités. Cependant, lorsqu’il est soumis au modèle de l’espèce
animale, impliquant une hérédité continue de génération en génération des traits, il ne
fait pratiquement que reproduire le mécanisme social de la transmission d’une
compétence par apprentissage au sein d’une lignée ou l’héritage ordinaire d’un bien et
d’un titre. Autrement dit, alors que le modèle de l’espèce a pour objet de cacher en le
naturalisant le caractère social d’un trait, il en exhibe les mécanismes de reproduction
sociale. Il peut convenir pour des statuts qui ne sont que partiellement naturalisés
244

comme ceux d’aristocrate, prince ou forgeron, mais pas pour celui de chamane qui,
en raison de la gravité de la question de l’authenticité, doit être préservé de tout
soupçon de caractère social.
La réinjection des thèmes de l’imprévisible et du hasard dans la descendance
chamanique permet d’écarter le modèle d’un héritage automatique. Il n’est pas rare
que les deux principes de la chance ou du talent individuel d’une part et de l’héritage
d’autre part, se trouvent en conflit dans une société et qu’une institution ait la charge
de les concilier. Les analyses de Pierre Bourdieu font ainsi ressortir l’école occidentale
comme un système de camouflage et de transformation de l’héritage social en « don »
personnel206. Chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, ce sont les mythes de fondation de
pseudo-lignée chamanique et les récits autobiographiques des chamanes qui jouent le
rôle de l’institution camouflante. L’idéologie mythique de l’élection permet de
réintroduire du hasard, au niveau global comme au niveau individuel, dans un
système qui serait autrement mécanique et ne manquerait pas d’apparaître, malgré ses
prétentions naturalistes, comme conventionnel.

206 « Les classes privilégiées trouvent dans l’idéologie que l’on pourrait appeler charismatique
(puisqu’elle valorise la ‘grâce’ ou le ‘don’) une légitimation de leurs privilèges culturels qui sont ainsi
transmués d’héritage social en grâce individuelle ou en mérite personnel » (Bourdieu 1985, 106-107).
245

Chapitre VI
Équiper le naturel

« L’accessoire fait le chamane »


Laurence Delaby ([1986] 1998, 118)

I. Les attributs du chamane : transformer un talent inné


en un statut

Lorsque l’authenticité de sa qualité chamanique est tenue pour établie, le novice


acquiert les attributs liés à la fonction de chamane. Cette règle est valable pour les
chamanes touvas d’autrefois comme pour ceux d’aujourd’hui à Kyzyl, bien que sa
procédure ait fortement évolué. Tous les chamanes que j’ai rencontrés à Touva
possédaient ou s’apprêtaient à acquérir un costume et un tambour. Réciproquement,
je n’ai jamais vu de profane possédant l’un de ces objets.
Bien des aspects de la pratique chamanique peuvent pourtant se retrouver chez des
profanes : la cure de maladies bénignes, les offrandes aux esprits, les rites de 7e et 49e
jours peuvent être parfois accomplis par des non-chamanes. Il n’est pas rare que des
« gens simples » répètent les invocations des chamanes ou imitent leurs mouvements
par plaisanterie. Mais il est une chose exclusivement réservée aux chamanes et qui les
distingue sans ambiguïté du reste de la population, ce sont les accessoires rituels
chamaniques. « N’importe qui pouvait imiter le chamane et même contrefaire la
séance chamanique, mais seul un chamane pouvait posséder un küzüŋgü [miroir] »
(Kenin-Lopsan 1987, 56). Et tant qu’il n’a pas son équipement le novice ne peut
pratiquer les rites importants réservés au chamane. Ksenofontov rapporte le cas d’un
homme qui s’apprêtait à devenir chamane, s’était fait préparer un costume, mais le
chamane maître invité refusa de faire le rite d’investiture. L’homme ne put donc
chamaniser : en l’absence de costume « animé », il ne pouvait faire que de petits
rituels sur des mauvais esprits mineurs (1998, 66). Pendant la période soviétique, de
nombreux novices ne purent trouver de maître ni recevoir d’équipement et durent
souffrir une crise qualifiante qui se prolongea jusqu’à la mort.
La possession d’un équipement complet marque donc aux yeux de tous le chamane
accompli. L’équipement est un lieu de différenciation des chamanes car en lui
246

s’accumulent les signes de pouvoir. Dans la pratique, les chamanes investis ne sont
nullement considérés par leurs clients comme les membres identiques d’une
« espèce », mais sont en permanence estimés et classés sur une échelle de puissance.
Un Touva dit ainsi : « Les grands chamanes ont l’équipement complet. Les petits ont
seulement la guimbarde et le miroir » (Ulug xamnar derig-xerekseldig bolur. Biče xamnarda
čügle xomus, küzüngü bar bolur) (Kenin-Lopsan éd. 2002, 177). Chez les Téléoutes, les
grands chamanes sont ceux qui possèdent un tambour (Funk 2005, 66).

Autrefois, chez les différents Turcs de l’Altaï-Saïan, le groupe exerçait son contrôle
sur l’acquisition de l’équipement puisque c’est lui qui le fabriquait et le remettait au
chamane. On pourrait en conclure que cette procédure revenait à une sorte d’élection
du chamane par son entourage. Dans ce cas, il faudrait admettre que les pratiques
contemporaines sont radicalement étrangères au système ancien car le chamane de
Kyzyl s’achète généralement lui-même son tambour auprès d’un artisan sans que sa
famille ou ses voisins soient nécessairement consultés. Pourtant, affirmer que le
costume était toujours fourni gratuitement par l’entourage du chamane (qu’il faudrait
définir) serait en partie une idéalisation. Avant la période soviétique, les femmes
touvas de la région de Naryn qui cousaient les costumes chamaniques étaient des
spécialistes et étaient payées pour leur peine (D’jakonova 1981, 138-139). Anoxin
précise que, chez les Altaïens du Sud, le costume coûtait de 80 à 100 roubles (1924,
33).
Surtout, ces deux descriptions simplifiées de l’usage ancien et des pratiques
contemporaines ont le défaut d’omettre un élément-clef. Autrefois, le groupe ne
décidait pas de lui-même de l’attribution du tambour chamanique à l’un de ses
membres : il ne le remettait qu’à une personne dont la nature chamanique avait été
reconnue, et seul un chamane en exercice était présumé capable de s’en assurer. Dans
toutes les histoires anciennes, le moment décisif qui enclenche le passage de la crise à
la préparation de l’accès à la fonction est l’authentification par un chamane invité. Le
groupe ne fait ensuite qu’exécuter les indications de ce dernier et du novice sur la
manière de fabriquer les instruments chamaniques.
Sur ce plan, les récits des chamanes touvas contemporains ne se distinguent pas
structurellement des anciens. La nature chamanique de la maladie d’Êreksen Boranak
a été authentifiée par Šoončur Sojan. Chez les chamanes kyzyliens qui ont commencé
leur travail dans les sociétés chamaniques, c’est généralement Kenin-Lopsan qui joue
ce rôle. Il en fut ainsi de Nadežda Sat, Kim Ondum, Kara-ool Dončun-ool, Aj-
Čürek, Mixail Ymyj-ool et de bien d’autres chamanes kyzyliens de la « première
génération » qui ont commencé leur activité publique au début des années 1990. Ces
chamanes ont eux-mêmes ensuite joué le rôle d’« authentificateur » pour de
nombreux autres. Ainsi Lorisa, Xovalygmaa, Sergej Tumat ont été identifiés par
Kara-ool. La chamane Ljudmila a été reconnue par le directeur de Düŋgür, Sajlyg-ool.
Beaucoup de ces chamanes de la « seconde génération », investis dans les années
2000, sont tout de même passés par le contrôle de Kenin-Lopsan qui a apposé sa
signature sur leur carte.
247

Il est vrai que Kenin-Lopsan est un scientifique et non un chamane, ce qui n’est pas
très conforme au modèle ancien. Mais, d’abord, si Kenin-Lopsan n’a pas endossé le
statut de chamane, c’est sans doute seulement parce qu’il était trop âgé dans les
années 1990. On ne lui en attribue pas moins des capacités qui sortent de l’ordinaire
puisque les Touvas sont nombreux qui viennent le consulter pour des séances de
divination et des conseils divers. En outre, d’un point de vue sociologique, le principe
de l’expertise qu’il mène sur les novices n’est pas significativement différent de celle
accomplie par un chamane d’autrefois. Kenin-Lopsan s’intéresse à la nature des
symptômes éprouvés par le novice, vérifiant si le modèle de la maladie chamanique
est respecté, et surtout il vérifie que le novice compte des chamanes parmi ses
ancêtres. Tels étaient également les critères objectifs qui devaient guider le chamane
invité dans l’appréciation du caractère chamanique de la crise subie par le novice. Au-
delà des changements formels évidents dans les pratiques et l’organisation du
chamanisme touva, ce qui distingue radicalement les chamanes kyzyliens des
Occidentaux pratiquant un « chamanisme » new age, c’est l’exigence, pour accéder à la
pratique chamanique, d’une ancestralité censée se manifester dans une crise physique
qui n’est interrompue que par l’acquisitions d’artefacts. Ce schéma, qui se manifeste
dans la plupart des récits rétrospectifs, fait soupçonner, d’un point de vue
anthropologique, un maintien vigoureux des principes anciens de la conception des
chamanes et de la nature de leur qualité.
Dans les récits d’autrefois comme dans ceux d’aujourd’hui, après la reconnaissance
du novice par un spécialiste, l’acquisition des objets rituels qui servent d’instruments
à la pratique chamanique a régulièrement pour conséquence la disparition des
symptômes de la crise. Même s’il obéissent à des schémas narratifs contraignants, ces
récits ne peuvent être de pures fictions dénuées de tout ancrage dans la réalité.
L’entourage serait là pour en contester la vérité, ce qui ne manquerait pas de ruiner
très rapidement la réputation du chamane. La crise évoquée par mes informateurs
chamanes paraît avoir été réelle même si le rôle ou l’importance qu’ils lui accordent
sont des constructions rétrospectives. Il est également peu vraisemblable que tous les
chamanes aient mimé sciemment une maladie dont ils auraient feint ensuite d’être
guéris. Notre opinion est que le schéma de l’accès à la fonction incluant l’acquisition
des attributs chamaniques peut avoir un effet thérapeutique réel. Nous ne
chercherons pas ici à donner une explication à ce phénomène singulier car il n’est pas
de notre compétence de démonter les mécanismes psychologiques, nécessairement
variables, qui fondent ces régularités. Néanmoins, nous pouvons tenter de
caractériser la logique anthropologique du cadre rituel qui les rend possibles.

Chez les Téléoutes, si la crise chamanique ne passe pas et est avérée authentique, la
famille du novice organise un rite appelé pu tudar « attraper, saisir la vapeur »
(Dyrenkova 1949a, 111). Le jeune chamane, guidé par un chamane ancien doit
soulever des mets préparés et les offrir aux esprits en prononçant des paroles dictées
par son formateur. Il doit en particulier nommer tous ses ancêtres tös par leur nom,
précisément ces esprits censés le tourmenter. Il s’adresse ensuite aux esprits de la
248

terre (jär-jol) et aux esprits du ciel. Le nom du rite « attraper la vapeur », avec cette
image aux limites de l’oxymore, exprime remarquablement bien le paradoxe de
l’investiture du chamane : fixer le fluant, l’insaisissable, socialiser l’asocialité, rendre
culturel un trait attribué à ce qui échappe aux constructions culturelles des hommes :
nature ou surnature, peu importe, anti-culture de toute façon.

A. L’apprentissage : de la passion à l’action

Généralement chez les Touvas d’autrefois, le chamane qui a authentifié le novice


devient son formateur (bašky). Le passage par une période d’apprentissage est
indispensable : sans lui on ne peut chamaniser d’après les explications que me donna
Marat de Tere-Xöl.
Le novice s’entraînait la nuit dans sa yourte à jouer du tambour sous les indications
de son maître. Il utilisait le tambour et le costume de ce dernier, il était censé
apprendre le chemin menant au pays des aza et d’Erlik vers lequel il aurait à se rendre
pour chercher les âmes des malades (D’jakonova, 1981, 136). Cette période était
appelée xam baštaar207, « enseigner le chamane » (Vajnštejn 1991, 251).
Sa durée était souvent extraordinairement courte : en une semaine, le néophyte était
censé apprendre toute la pratique, les gestes et les invocations. Comme le remarque
justement Butanaev, cette brièveté s’explique du fait que beaucoup des non-
chamanes avaient une bonne connaissance des rites et des chants chamaniques par
leur participation aux séances qui leur donnaient l’occasion d’un apprentissage passif
(2006, 28). La formation du novice auprès d’un chamane expérimenté s’accomplissait
dans des conditions semblables chez les Khakasses (Butanaev ibid.), les Altaïens du
Nord et du Sud (Dyrenkova 1930 passim ; Alekseev 1984, 107, 111) et chez un peuple
mongol comme les Darkhates (Badamxatan 1980).
Lors de mon séjour à Kyzyl en 2006, un apprenti chamane, Bora-ool, apparut dans la
société Adyg-êêren. Il y avait été introduit sous la protection du directeur Kara-ool. Il
ne faisait pour les clients que des séances de divination avec des cartes à jouer. En
même temps, il apprenait à jouer avec un tambour que lui avait prêté Kara-ool. Plus
tard seulement, il serait autorisé à avoir son propre tambour, à l’animer et à s’en
servir dans des rituels chamaniques.
Pendant la période de l’apprentissage, pour la première fois depuis le début de sa
crise qualifiante, le schéma relationnel dans lequel est impliqué le novice ne laisse
plus aux esprits l’initiative. Le novice apprend à adopter à leur égard une attitude
active. Pour cela, il s’approprie des gestes traditionnels intégrés à un système culturel,
comme le battement du tambour. L’ordre d’un schéma rituel vient remplacer le chaos
de la crise. Une fois les gestes acquis, le novice peut recevoir son propre équipement :
il est indispensable car les objets chamaniques sont rarement considérés comme
prêtables en dehors de l’apprentissage. Ils ne sont pas simplement considérés comme

Ou encore toj bakšy xam « fête du chamane maître » (Jakovlev 1900, 113), mais cette expression est
207

douteuse.
249

des instruments nécessaires à un certain type d’action, ils sont vus comme un
véritable prolongement du corps du chamane. Chez les Chors, le chamane est censé
apprendre au moment de son investiture le nombre de tambours qu’il pourra
posséder dans sa vie. Lorsqu’il parvient à l’épuisement de ce nombre, il sait qu’il va
mourir. Potapov a ainsi travaillé avec le chamane chor Sandra qui le pressait de noter
ses informations car, disait-il, il ne lui restait plus longtemps à vivre, son dernier
tambour étant parvenu à terme. Potapov eut la surprise d’apprendre qu’il mourut en
effet le lendemain de son départ (1946, 152).
Les instruments rituels se voient attribuer un rôle décisif dans le passage du chamane
de l’état de novice secoué par la crise à celui de praticien sain doué d’un statut social.
Pour éclaircir ce phénomène, il nous faut d’abord caractériser la place accordée aux
objets dans les représentations sur le monde.

II.Équiper le naturel

A. Le monde sauvage

Les Touvas distinguent l’espace sauvage čer čeri ou černiŋ čeri (litt. « lieu de lieu ») de
l’espace habité ulustug čer (litt. « lieu avec des gens »). Une légende touva208 rapporte
l’histoire d’un « homme noir » qui habitait seul dans la taïga, dans un lieu sauvage (čer
čeringe) où il vivait seulement de chasse, jouant de l’igil aux animaux enchantés. Un
jour, un bras velu pénétra dans sa hutte et l’homme horrifié s’enfuit. Il s’installa en un
« lieu habité », ulustug čerge. Ce bras effrayant appartenant à un « homme très velu », nu
selon toute apparence, est manifestement une image de l’« homme sauvage » (čerlik
kiži). Les traditions des peuples turcs de Sibérie du Sud contiennent plusieurs
références à un état primitif et sauvage de l’homme. Ainsi, plusieurs mythes chors
évoquent le temps où les hommes, ne connaissant pas le feu, mangeaient la
nourriture crue et mouraient de froid l’hiver jusqu’à ce que Ülgen accepte de leur
apprendre à produire des flammes (Xlopina 1978, 72-73). Dans leur riche analyse de
la culture traditionnelle des peuples turcs de Sibérie méridionale, L’vova et alii
qualifient cet état primitif et nu de « monde sans objets » (ru. mir bez veščej). Les
descriptions mythiques font ressortir par contraste le lien intime qui unit les artefacts
à l’univers social : « L’objet est une marque capitale de la nature sociale de l’homme.
Avant son apparition, l’homme appartenait indifféremment à une nature sauvage, à
cet espace mythique où n’agissent pas les lois du milieu culturel » (L’vova et alii 1988,
188).

208Tajga čurttug igilči (Arapčor 1995, 120). Noté en 1987 dans la vallée de l’Üstüü-Iškin auprès de
Baldyk Kulakovič Monguš (né en 1905).
250

B. L’épopée touva : mériter son héritage

L’épopée constitue l’un des principaux genres de la littérature orale touva. Parmi ces
grandes œuvres de plusieurs milliers de vers, on retrouve des héros communs aux
Turcs de Sibérie méridionale comme Aldaj Buuču (Orus-ool éd. 1993) ou venus de la
tradition mongole comme Geser (Ačyty kezer-mergen, Kuular éd., 1995). Les épopées
touvas contiennent de nombreux éléments communs. L’une des trames dominantes
est l’histoire d’un jeune homme qui affronte de nombreuses épreuves pour mériter
l’épouse qui lui est due de droit en vertu d’un accord passé de longue date entre leurs
parents. Suivant l’usage touva, les fiançailles ont été réglées à la naissance des héros
par un cadeau (soj-belek) donné par le père du fiancé. Mais le père de la fiancée,
oublieux de son engagement, lorsque arrive le moment de marier sa fille, organise
plusieurs concours mettant en compétition tous les prétendants. C’est finalement le
prétendant légitime, le héros, qui, grâce à l’aide de différents amis rencontrés en
chemin, et surtout grâce à la force et aux conseils avisés de son cheval, sort vainqueur
et épouse la promise (Grebnev 1960, 18 et passim).

C. Le héros domestiqué

Le héros, à sa naissance, manifeste une nature spéciale. Il a un corps surprenant, par


exemple en partie métallique ou à moitié sauvage dans le cas de Adyg Oglu, fils d’une
femme et d’un ours. Assez souvent, il manifeste une croissance d’une rapidité
fabuleuse. Il ne maîtrise pas sa force qui doit être domestiquée. Un changement
décisif a lieu lorsqu’il reçoit ou gagne son équipement (xereksel209) de guerrier et son
cheval. Il peut alors partir pour lutter contre ses ennemis et accomplir son destin.
Le héros Xunan-Kara surprend ses parents à sa naissance par ses reins de fonte, sa
poitrine d’acier et son cordon ombilical de fer (Orus-ool éd. 1997, 67). À chaque jour
qui passe après sa naissance, l’enfant s’exclame : « J’ai un an ! », le deuxième jour :
« Deux ans ! » et ainsi de suite. Xunan-Kara décide de partir à la guerre, mais pour
cela il doit recevoir un équipement, un cheval et un nom. Sa mère lui offre alors un
magnifique costume qui accomplit sur lui une métamorphose en multipliant ses
forces (ibid., 100 v. 1038-1042) :

Idik-xevin kedip-kedip, Il mit le vêtement et les chaussures,


Tolanyp kêêrge, Et quand il eut tout endossé,
Xaan adazyndan-daa Plus même que le khan son père
Ulug šyyrak Grand et fort
Êr bolgan turup-tur. Preux il était devenu.

209 Xereksel « équipement ; instrument », du mongol xêrêgsêl « moyen ; matériau ; équipement ;


instrument » dérivé de mong. xêrêg (tv. xerek) « affaire ; nécessaire ».
251

En touva, êr désigne l’homme adulte par opposition à la femme, avec dans l’épopée
une connotation guerrière et héroïque. L’acquisition d’un nom, du cheval, son
dressage et la découverte des armes apparaissent comme une étape nécessaire à la
croissance du héros épique qui grâce à eux, quitte l’enfance.
Dans l’épopée Boktug-Kiriš, Bora-Šêêlej210, les deux héros, un frère et une sœur, ne
reçoivent pas directement les objets de leurs parents, mais doivent les mériter, car
leurs parents, qui les ont cachés, sont tués par des ennemis. La sœur Bora-Šêêlej a
surpris une conversation entre ses parents racontant l’endroit où ils ont caché les
objets qu’ils destinent à leurs enfants. Les enfants les retrouvent dans des grottes
après une recherche difficile dans la montagne (Orus-ool éd. 1997, 298-313). Ayant
surmonté différentes épreuves, les deux enfants ont ainsi gagné ce qui leur était dû,
ont transformé leur héritage en mérite, fidèles à la morale typique de l’épopée.
Habillé et armé, le héros est modifié dans sa personne : ses forces sont multipliées, il
peut les utiliser pour le combat. Il a changé dans ses rapports à son environnement :
autrefois l’environnement familial de la yourte et du corps de sa mère lui étaient
nécessaires pour le protéger dans sa croissance. Désormais, le corps protégé par une
armure, il peut quitter cet espace : il devient un homme public capable de lutter
contre hommes et monstres mais aussi de nouer des relations étrangères à la filiation,
amitié et alliance. Son premier ami sera sa monture.

1. Le cheval

Le guerrier, dans les sociétés turco-mongoles, est un homme à cheval, aussi


l’équipement du héros épique ne saurait-il être complet sans une monture.
Dans le monde épique et dans la culture touva en général, le cheval occupe une place
considérable. Du point de vue qui nous intéresse, il se distingue de tous les autres
animaux en ce que, muni d’un harnachement, scellé et sanglé, il est le seul « habillé ».
Il est donc aux autres bêtes ce que le héros équipé est à l’« homme sauvage » ou à
l’enfant. Dans la pratique des nomades, faire passer un cheval de l’état de « non
dressé » (êmdik), c’est-à-dire quasi-sauvage211, à celui d’animal dressé (öörengen « qui a
appris »), consiste précisément à lui faire revêtir pour la première fois les attributs du
cheval de monte : la selle, le mors, la longe afin qu’il s’y habitue.
Dans l’épopée, le cheval du héros est toujours non dressé au départ, et il le montre
avec une virulence redoutable. Le poulain du héros Xunan-Kara est dompté au terme
d’une lutte extraordinaire qui remue le ciel et la terre jusqu’au moment où l’animal
reconnaît la puissance du garçon et l’adopte volontairement comme son maître
autant que celui-ci l’adopte comme sa monture (ibid. 104) :

« Xajyraldyg êki êê « Un bon maître

210Il s’agit d’une épopée à sœur selon la classification de Roberte Hamayon.


211Le touva êmdik est emprunté au mongol êmnêg, que Kowalewski traduit : « non dressé », « sauvage,
effrené » (1844-1849, I, 217).
252

Boop šydaar-dyr » - dep (…). Il pourra être » dit-il (…).

Le poulain est alors prêt à recevoir l’équipement qui va le faire subitement grandir
(ibid.) :

Xümüš êzerin êzertep, Quand on lui mit sa selle d’argent,


Xümüš čularyn, čûgenin Son licol, ses rênes d’argent
Čularap, čügennep suptarda Quand on lui mit,
Čüü boor ? Que se passa-t-il ?
Bo tajga yškaš, Semblable à une montagne boisée,
Kara a’’t Un cheval noir
Tura düžüp turgan irgin ijin. Tout d’un coup il devint.

De « poulain » (kulun) qu’il était, le voici « cheval » (a’’t), non par un processus naturel
mais par le port des artefacts, tout comme son maître était devenu « homme » (êr) en
acquérant son équipement.

2. Le nom

Le héros doit partir non seulement a’’ttyg « avec un cheval », mais aussi attyg « avec un
nom » enseigne la mère de Xunan-Kara à son fils en un jeu de mot expressif.
Un être public, engagé pleinement dans les relations sociales, doit porter un nom. Ne
pas avoir de nom ou ne pas le déclarer, c’est rester à l’abri du contact avec les autres,
être préservé de leurs manipulations et attaques. Donner un nom à chacun est
évidemment une nécessité pratique, mais les Touvas répugnent à le faire pour ces
êtres qui ne sont pas encore aptes aux relations sociales et dont le principe vital
menace en permanence de quitter le corps : les petits enfants. Traditionnellement, le
nom de l’enfant était conféré lors d’une « fête de remise du nom », le troisième jour
après la naissance (Potapov 1969, 269-270). Il pouvait aussi arriver que le nom de
l’enfant ne fût décidé qu’au bout de plusieurs années, comme c’est souvent le cas
dans l’épopée. Dans tous les cas, on évitait ensuite de l’employer, préférant recourir à
des surnoms disgracieux. Cet usage est encore très répandu surtout chez les Touvas
vivant en zone rurale. Pratiquement, tout se passe donc comme si l’enfant n’avait pas
de nom véritable tant qu’il vit avec ses parents. Ce sont ses amis puis ses affins qui
l’appelleront par son nom à partir de l’adolescence. Dans l’épopée, la remise du nom
va permettre justement au héros d’acquérir des amis puis des affins.
Avant de s’enfuir de la tanière où il vivait avec son père, le fils d’ours Adyg-oglu doit
recevoir un nom de sa mère humaine, car « pour rejoindre les hommes, il faut avoir
un nom dont on se nomme » (čonga čoruurga adazy attyg bolgaj) (Samdan éd. 1994, 230).
La mère de Xunan-Kara explique à son fils qu’il doit avoir un nom pour partir
combattre, car les êtres qu’il rencontrera l’interrogeront ainsi (Orus-ool 1997, 98,
1017-1022) :
253

« Adaŋ adaan « Dont ton père t’as nommé


Adyŋ kymyl ? » Quel est le nom ? »
Dêêr bolgaj Dira-t-on.
« Ieŋ adaan « Dont ta mère t’as nommé
Šolaŋ kymyl? » Quel est le surnom ? »

Après avoir reçu son équipement et son cheval, Xunan Kara se voit donc attribuer
son nom au cours d’une fête rituelle (ëzulal) organisée en cet honneur (ibid. 110-112).
Pourvu de son équipement, de son cheval et de son nom, le héros est prêt à quitter
l’espace familial pour devenir un personnage public212. Comme le note Hamayon,
cette « phase ‘initiatique’ » de l’épopée, en laquelle nous voyons une domestication du
héros, constitue « une allusion flagrante au chamanisme » (1990, 269, 73 n. 21).
Taube (1984, cité par Hamayon ibid.) a noté le parallèle entre le rite d’investiture du
chamane au cours duquel son manteau et son tambour lui sont conférés et l’épisode
où le héros reçoit son équipement et son cheval. Chez les Touvas, l’équipement du
chamane est souvent nommé xereksel (ou derig-xereksel) comme celui du héros épique.
On trouve dans une variante notée de l’épopée Xaryndyryŋmaj-bagaj-ool une allusion
explicite identifiant les expéditions auxquelles le héros doit se préparer au voyage du
chamane chez la divinité Erlik. Le père du jeune héros lui explique que dans une
grotte est caché l’équipement (xereksel) qui lui sera nécessaire pour la suite (Samdan
éd. 1994, 82, v. 643-649) :

Ooŋ ištinde À l’intérieur,


Êr kižiniŋ D’homme
Êt-xerekseli dögere bar. Il y a tout l’équipement.
Erlikke-daa baarda Pour aller chez Erlik,
Êl-čaaga-daa baarda Pour aller à la guerre,
Êženge-daa baarda Pour aller chez le souverain,
Onu keder užurlug čüve (…). Il faut le revêtir (…).

Du côté de l’équipement chamanique, le tambour, nous allons le voir, est


régulièrement conçu comme la monture du chamane. Le novice ne reçoit pas de
nouveau nom au moment de son investiture, mais il apprend du chamane qui est son
mentor les noms des esprits qui le tourmentent et il les prononce lui-même pour la
première fois (cf supra). On attend de lui qu’il entretienne avec eux désormais des
relations de type social et non plus seulement causal.

212Cette trame se retrouve dans l’épopée des autres peuples turcs comme les Chors dont le héros
Kartyga Pergen, né de vieux parents, reçoit à six ans nom et cheval avant de commencer sa vie
publique (Dyrenkova 1940, 13).
254

III. Le tambour : apprivoiser en hybridant.

Syyn myjgaan xölgelêên


« Le cerf et la biche sont devenus mes montures213 ».

À la différence du costume, le tambour est un attribut chamanique communément


répandu chez l’ensemble des peuples turcs de l’Altaï-Saïan. C’est sa remise au novice
lors d’un rituel spécial qui lui donne le statut social de chamane.
Le tambour est un support d’interprétation des plus fertiles. De nombreux thèmes,
formant des registres d’interprétation, se retrouvent entre les différentes populations,
mais chaque chamane a aussi son interprétation personnelle de certains éléments.
Certains registres sont particulièrement stables : ils correspondent à des points de vue
différents plus ou moins pertinents selon les situations.
Un premier registre, qui analyse le tambour en parties distinctes, emprunte son
vocabulaire à la métaphore de l’arc. La chamane touva Xovalygmaa nous a donné
une description de son propre tambour qui est cohérente avec un modèle commun à
tous les peuples turcs de la région (Potapov 1934).

traverse

« corde d’arc »

manche

Figure 46. Tambour de la chamane Xovalygmaa Kuular. 2006.

213 Kenin-Lospan éd. 1995, 413.


255

Xovalygmaa appelle le manche vertical de bois sogun « flèche », la traverse de bois ča


« arc » et le cordon de cuir tendu sous la traverse kiriš « corde d’arc ». Le tambour de
Xovalygmaa constitue donc pour elle une arme qu’elle désigne quelquefois comme
une arbalète. Elle assure qu’avec lui elle tire des « serpents-flèches ».
La thématique de l’arc est féconde. Le terme kiriš est très courant mais désigne
généralement la traverse qui est souvent métallique chez les Altaïens (Potapov 1969,
356 ; Delaby [1975] 1997, 156). D’autres éléments s’agrègent à cette image : ainsi la
chamane touva Mapta Ondar qui vécut dans la première moitié du XXe siècle avait
des fléchettes suspendues à son tambour qu’elle était censée tirer avec la traverse du
tambour servant d’arc (D’jakonova 1981, 142).
La structure de bois du tambour de Xovalygmaa est ornée de nombreux rubans
tressés qu’elle qualifie d’offrandes au tambour. Sur les indications de Xovalygmaa,
certains clients lui apportent des morceaux de tissu qu’elle attache à son tambour
avant de commencer pour eux un rituel214. On distingue sur la photographie (fig. 46)
un renfort sur la partie gauche de la traverse : au moment où la photographie a été
prise dans les montagnes de Süt-Xöl, cette pièce venait d’être cassée dans les
bouleversements d’un long voyage en camion. Pour fixer l’attelle, Xovalygmaa a
utilisé sept fils de sept couleurs différentes. Elle les a « animés », dit-elle, en les
oignant d’un peu de lait.
Sous ce renfort est suspendu un arc miniature : il a été confectionné, à la demande de
la chamane, par les hommes qui ont taillé le renfort. Pour la chamane, il s’agissait
d’une offrande au tambour en excuse du fait de ne pas avoir pu remplacer la traverse
et de l’utiliser dans cet état.
La présence de clochettes suspendues tout le long des bords de la caisse est une
originalité de Xovalygmaa. Elles rappellent les tubes coniques (koŋgura) qui sont
suspendus sur les tambours anciens.
La membrane du tambour est faite en peau de bouc castré (serge). Les chamanes
touvas utilisent plusieurs tambours au cours de leur vie car ils finissent par s’user.
Xovalygmaa dit qu’elle sait déjà que, par l’ordre de ses esprits, son tambour suivant
devra être tendu d’une peau de chevreuil (êlik).
Si les tambours se succèdent, le battoir quant à lui reste généralement unique pour
toute la vie du chamane. Celui de Xovalygmaa est un morceau de bois orné de pièces
de cinq kopecks soviétiques qui ont été frappées pour effacer leurs inscriptions. Il est
recouvert d’un morceau de peau de mouton, le poil à l’extérieur. « C’est un morceau
pris au manteau [ton] de mon père. Il était vieux et ne servait plus à personne. »
D’après les explications de Xovalygmaa, chaque tambour a ses détails et sa
signification particulière. Celui de la sœur de Xovalygmaa, Ölčejmaa n’est pas
structuré comme un arc. Sur le manche, des ondes gravées sont, d’après Xovalygmaa,
« le signe d’éternelle sagesse », notion empruntée au bouddhisme.
Un autre registre d’interprétation applique au tambour le modèle du corps humain.
Sur certains tambours touvas et surtout altaïens, une tête, parfois des jambes sont

214La tradition est ancienne : chaque fois que le chamane altaïen prend le tambour pour une séance, il
y accroche un nouveau ruban jalama. en offrande aux esprits (Potanin 1883, 89).
256

représentés sur le manche. Dans ce cas, chez les Altaïens, la traverse est interprétée
non comme un arc mais comme « les bras du tambour » (čaluudyŋ koly) (Anoxin 1924,
53) et la lanière servant à suspendre le tambour, située au-dessus de la « tête », est
appelée kežige « natte » (Potanin 1883, 41).
Le tambour du chamane touva Šoončur Sojan avait sur sa poignée des lignes obliques
gravées représentant les vertèbres d’un squelette. La traverse, généralement appelée
kiriš chez les Touvas, recevait, dans sa terminologie personnelle, le nom de közür
« côte supérieure ». Dans la partie supérieure, deux crochets métalliques supportaient
deux petits tubes appelés düŋgürnüŋ syrgazi « les boucles d’oreilles du tambour »
(Karalkin 1966, 4 ; le même nom de syrga est donné à certaines breloques par des
chamanes altaïens qui parlent aussi des « oreilles » kulak du tambour, Potanin 1883,
43 ; Anoxin 1924, 53-54). Chez les Khakasses, les saillies des résonateurs sont
qualifiées par certains de « mamelles » du tambour (Père Katanov 1889, 114).
Le personnage composé par ces divers éléments est identifié comme une
représentation de l’ancêtre dont le chamane est l’héritier (Anoxin 1924, 53), ou
comme une représentation de l’esprit-maître du tambour (Anoxin ibid., 55 ; Père
Katanov ibid.), ou encore n’est pas interprété. Kara-ool possède une telle figure
anthropomorphe sur certains de ses tambours. Il l’appelle düŋgür êêzi, « maître du
tambour ». Comme les chamanes altaïens interrogés par Anoxin, il estime que la
traverse représente les bras de l’esprit-maître, alors que sa collège Xovalygmaa y voit
un arc.

Figure 47. Kara-ool et son tambour-loup à manche anthropomorphe. 2003.

D’autres registres interprétatifs, moins féconds, sont évoqués par les noms donnés au
tambour en langue chore : mars/bars « tigre » ; en khakasse : ax čagal « éléphant blanc »
ou ax adan « chameau blanc » (Butanaev 2006, 85). Lorsque les résonateurs étaient
intégrés dans cette image, le tambour devenait alty imčektig irig adan, « chameau à six
mamelles » (ibid. 88)
257

Le registre équestre est assurément le plus répandu de tous. Il fournit quelques


éléments terminologiques. D’après des informateurs tožu, deux rubans sont attachés
au manche : on les appelle dyn « rêne » (Vajnštejn) ; un objet de fer porte le nom de
kudurga « sous-ventrière arrière ». Chez les Tsaatan, le tambour a des « rênes » et un
« avaloire » (Hamayon 1990, 484). Chez les Touvas du Xemčik, le battoir est désigné
comme un fouet (kymčy) avec lequel le chamane frappe son tambour vu comme une
monture, mais aussi les mauvais esprits qui lui résistent (Potapov 1969, 352), une
image connue également plus au Nord chez les Chors qui appelaient le battoir alyn
kymčy (Potapov 1947, 162). Mais l’image du cheval s’applique moins aux différentes
parties de l’instrument qu’au tambour dans son ensemble représenté comme monture
et compagnon du chamane, ce qui apparaît dans les invocations et surtout dans le
rituel d’animation comme nous allons le voir.
Ces divers registres ne correspondent que rarement à des traditions culturelles
localisées. Ils sont généralement connus de toutes les populations turques de Sibérie
du sud. Ils constituent en quelque sorte un répertoire commun dans lequel chaque
chamane peut venir puiser pour constituer sa propre herméneutique originale. Le
tambour et le battoir forment une paire à laquelle plusieurs sens peuvent être attachés
par un même chamane selon les circonstances : les chamanes khakasses peuvent en
faire dans leurs rituels un cheval avec son fouet, un arc avec sa flèche quand il faut
lutter contre les ennemis ou une barque avec sa rame quand il faut traverser une mer
(Katanov 1897, 30-31). Le chamane Šoončur Sojan, qui fait généralement appel au
registre anthropomorphique, a sur son tambour deux franges en peau chamoisée qu’il
nomme comme les tožu düŋgürnüŋ dyny « les rênes du tambour ».

A. Une peau d’animal sauvage (ou presque)

Chez les Altaïens du Nord et du Sud, la préparation du tambour était la tâche des
hommes, généralement des parents du chamane. Une équipe de chasseurs était
envoyée pour tuer un cervidé dont l’apparence avait été décrite par le chamane censé
l’avoir vu auparavant en rêve. Le chamane ne devait pas lui-même prendre part à
cette chasse réelle : il aurait plus tard l’entière charge d’une chasse d’un autre ordre,
celle de l’âme de l’animal (Potapov 1947).
Aujourd’hui, les chamanes touvas de Kyzyl emploient le plus souvent des peaux
d’animaux domestiques, mais cette pratique n’est pas toujours bien vue. C’est sans
doute pour cette raison que la chamane Xovalygmaa considère que, devenue plus
puissante avec l’âge, elle devra posséder un tambour fait d’une peau d’animal
sauvage.
D’après les informations de Potapov, au début du XXe siècle, les Touvas du Xemčik
employaient indifféremment la peau de bouc domestique et celle de bouquetin (1969,
350). En revanche, pour les Touvas orientaux, il est de loin préférable d’emprunter la
peau d’un animal sauvage. Ainsi, les Tožu utilisaient le plus souvent une peau d’élan
mâle (Vajnštejn 1968, 333). Êreksen Boranak, chamane originaire de Tere-Xöl est en
258

désaccord avec l’usage des chamanes de Kyzyl issus majoritairement de régions


steppiques. Voici son opinion sur la fabrication du tambour :

Ëzulug šyn kylyr ; čamdyk bo čerlerniŋ On doit faire ça de façon correcte selon la
ulustary čyn êves kylyr. Ulus dêêrge öškü
tradition ; or les gens là-bas [dans les sociétés
kežin šyp alyr ! A’’dy boor düŋgür dep chamaniques] ne font pas ce qu’il faut. Il y a des
čüve munup čoruur a’’dyonu bis gens qui prennent une peau de chèvre ! Le
kolduunda aŋ keži syyn keži ivi tambour, c’est comme un cheval qu’on monte, et
kežinden kylyp alyr bis. nous faisons le cheval avec une peau de bête
sauvage, cerf maral ou renne.
Öškü munup algan kiži ödekten ünüp Celui qui monte une chèvre, est-ce qu’il pourra
šydaar be ?! Čok. sortir du crottin ? Non.
Anyjak syyn kežinden ivi kežinden On le fait avec la peau d’un jeune maral ou d’un
kylyr. Bogba čagaa keži ulam êki boor. renne. On peut aussi prendre la peau d’un poulain
Öske čö-bile čerle šykpas. d’un an, c’est bien. Avec autre chose, ça ne va pas.

Cette dérision des chamanes montant des chèvres rappelle un proverbe du Xemčik
Anaj mungaš ajnyvas, Öškü mungaš öjnüves bagym « Si tu montes un chevreau, si tu
montes une chèvre, tu n’iras pas loin » (Potapov 1966, 52). L’ironie d’Êreksen peut
paraître injuste car on ne monte pas plus les cerfs que les chèvres. Ce qui est
reproché à la chèvre, c’est de sentir le crottin : elle demeure attachée à l’univers
domestique de la cour du campement (kodan). Mais pourquoi le poulain est-il admis ?
Cette tolérance n’est pas particulière à Êreksen. À côté de la peau de cervidé, une
peau de cheval pouvait être utilisée chez les Sagaïs (Diószegi 1998, 33) et les Kyzyls
(Pallas [1771-1776] 1793, V, 323)215, chez les Altaïens (Anoxin 1924, 54), chez les
Turcs barabines avant leur islamisation (Gmelin 1751-1752, I), et c’était même la
règle chez les Téléoutes comme nous le verrons plus loin. Cette tolérance pour le
cheval a intrigué. Ivanov fait l’hypothèse que les chevaux représentés sur les
tambours khakasses étaient peut-être autrefois des chevaux sauvages. D’après cet
auteur, les chevaux sauvages ont été jadis nombreux dans les steppes entre l’Abakan
et le Ienisseï et il est possible que les populations locales les aient chassés (1955, 219).
On peut aussi remarquer que le cheval utilisé est souvent obligatoirement un poulain
(Butanaev 2006, 89-90 ; Anoxin ibid.) Le poulain appartient à une espèce domestique,
il ne peut donc être appelé aŋ « bête sauvage. » Pourtant, à titre individuel, tant qu’il
est non dressé (êmdik), il manifeste une insoumission qui le distingue des autres
animaux d’élevage comme les moutons et les chèvres dont les éventuelles résistances
ne prennent jamais un tel caractère fougueux. La position ambiguë du poulain, entre
sauvage et domestique, apparaît bien dans le nom qu’il porte dans les langues
turques. Kulun « le poulain » est homogène à kulan, terme turco-mongol (mong.
xulan) (Tatarincev 2000-…, III, 291) qui désigne un équidé sauvage, le koulan, sous-
espèce de l’hémione (equus hemionus décrit par Pallas). Sur le plan sémantique, ce qui,

215L’usage de la peau de cheval n’est pas chez les Khakassees une apparition récente du début du XXe
siècle comme l’affirme Butanaev (2006, 89).
259

nous semble-t-il, rapproche ces deux termes est la désignation d’un équidé
bouillonnant et insoumis. Un texte ouighour du XIe siècle dit : « Regarde, il faut être
un lion pour attraper le koulan » (kör, arslan keräk kez qulan tutγuqa 216). En iakoute,
kulan a cessé de désigner le cheval sauvage koulan car, en migrant vers le Nord, les
Iakoutes ont quitté la zone de vie de ces animaux, il est devenu un adjectif signifiant
« vif ; pétulant » (Slepcov 1972, 186). Tel est bien aussi le comportement du poulain
kulun.
Ce qui importe traditionnellement dans le choix de l’animal dont la peau sera utilisée,
c’est qu’il soit suffisamment sauvage pour nécessiter l’étape d’un dressage rituel.

B. L’animation

1. Un débourrage collectif

Le rituel d’animation du tambour est appelé dirigizider « rendre vivant, animer » (de
dirig « vivant ») chez les Touvas de la steppe et les Touvas de Kyzyl contemporains.
Tel qu’il se pratiquait avant la période soviétique chez tous les peuples qui nous
occupent, ce rituel présente de nombreux aspects rappelant le dressage ordinaire du
cheval. Selon Êreksen, cette procédure est indispensable :

Ynčanmas bolza xoržok. Čüge dêêrge On ne peut pas ne pas le faire. Parce que le
düŋgürnüŋ êdiktirer ol êmdik bolur onu tambour doit être habitué, il est non dressé, il
čaažyktyrar. faut le dresser.
Düŋgür yndyg am a’’tty-daa munarda doraan Le tambour est comme n’importe quel cheval,
munup albas logoj, čaažyp turar alban. on ne peut pas le monter tout de suite, il doit
obligatoirement être dressé.

Êmdik « non dressé » n’a généralement pas d’autre objet que les poulains. Comment
s’y prend-on pour « dresser » un tambour ?
Chez les Tofalars, l’expression désignant le rituel du tambour n’évoque pas
l’animation comme chez les Touvas de l’Ouest, mais explicitement le dressage : düŋür
ööredir « dresser le cheval » (Diószegi 1968, 322). Chez leurs voisins immédiats, les
Touvas tožu, le but du düŋür toj, « la fête du tambour » est « d’apprivoiser et
d’entraîner le cheval » (Vajnštejn, 1968, 335). Le chamane s’adresse à l’assistance en
disant : A’’dymny ööredip baryŋar, « Allez, dressez mon cheval ».
Pour accomplir le dressage, chaque membre de l’assistance prend à tour de rôle le
tambour et en bat quelques coups en bondissant, imitant la danse du chamane tout
en prononçant des paroles incohérentes (ibid. p. 336). Il ne s’agit pas de faire une
séance chamanique, car les membres de l’assistance n’invoquent pas les esprits, leurs

216Extrait de Qutadγu bilig (1069-1070) de Yusuf Khass Hajib cité à l’article qulan du dictionnaire de
langue turque ancienne de Borovkova et alii (1969, 465).
260

gestes se donnent bien à voir comme une imitation de l’acte chamanique et non
comme l’acte lui-même.
Ni les femmes, ni le chamane lui-même ne sont autorisés à assister à la cérémonie.
Chez les Téléoutes, ils peuvent être présents mais, de la même manière, seuls les
hommes battent du tambour : ils le font avec violence et qui plus est en état d’ivresse
(Dyrenkova 1949a, 117). Chez les Sagaïs et les Khakasses en général, le tambour doit
servir de jouet pour les enfants pendant trois jours. Cette procédure appelée le « jeu
du tambour » (tüür ojny) a pour but d’« alléger l’équipement » (tirig niiktirgei), c’est-à-
dire le rendre « léger » ou « facile » à manœuvrer (Butanaev 2006, 110 ; Diószegi
1998, 33-34).
Dans les étapes suivantes du rite tožu, explique Vajnštejn (ibid. 338), le tambour est
utilisé par le seul chamane. Quiconque à partir de ce moment toucherait le tambour
serait « frappé de mort » par l’esprit-maître de l’instrument. Cette règle très stricte est
connue de tous les autres Turcs de la région (Potapov 1947 ; Kenin-Lopsan 1987,
54). Pour Vajnštejn, la partie collective du rituel est « a survival of an early stage, when this
function could be assumed by any member of the clan. » La partie suivante, d’apparition plus
tardive serait une innovation de l’époque où les chamanes ont obtenu le monopole
de l’action rituelle. Cette interprétation évolutionniste, proposée à l’origine par
Potapov (1947, 182), fait de l’usage collectif du tambour une marque d’appropriation.
Il nous semble que la logique formelle du rituel engage à une interprétation
différente. En confiant, comme le font les Khakasses, le tambour à des petits enfants,
on en attend un résultat pratique, on ne cherche pas à montrer que le tambour leur
appartient d’une certaine manière. On comprend mieux le dispositif du rituel si on le
compare au mode de dressage des chevaux dont il s’inspire.
À Touva, les poulains les plus difficiles à dresser sont ceux qui appartiennent à de
grands troupeaux (čylgy) paissant librement dans la steppe et peu soumis à un contact
direct avec l’homme. Avant la collectivisation, les riches éleveurs possédaient des
troupeaux de chevaux pouvant compter plusieurs milliers de têtes. Aujourd’hui
comme autrefois la possession d’un troupeau de chevaux exige l’emploi de gardiens
de chevaux (čylgyčy). Lorsque l’on souhaite dresser pour le monter un tel poulain de
troupeau, on le capture au lasso, on lui pose des entraves, parfois des sacs de sables,
des mors, une bride, une selle et on les laisse s’épuiser une journée (Darža 2003, 33-
40 ; Arapčor 1995, 110). Ce sont ensuite des garçons souples habitués au dressage et
non le propriétaire lui-même du cheval qui le montent pour le fatiguer. On voit par
exemple dans un conte un personnage défini comme « gardien de chevaux et hardi
dresseur de riches Ojun » (Ojunnarynyŋ bajlarynyŋ čylgyčyzy êres, kajgal êmdik a’’ttar ööredir
Myškyrgy dep attyg êr turgan, Arapčor op. cit., 116). L’action du dressage, surtout cette
phase grossière de débourrage, n’implique évidemment aucun droit de propriété sur
la bête dressée puisque le dresseur n’est qu’un employé du propriétaire. Rien ne
permet de supposer qu’il en aille autrement dans le cas du dressage du tambour.
261

2. Distinguer l’âme du corps

À l’étape suivante, le chamane devait décrire l’animal dont la peau avait été tendue
sur le tambour, faire sa généalogie, raconter les circonstances de sa mort. Le public
vérifiait une dernière fois la compétence du novice à l’exactitude des détails qu’il
fournissait d’une chasse à laquelle il n’avait pas pris part.
Dans l’invocation touva suivante, dont nous ne présentons ici que quelques extraits,
le chamane engage une conversation avec l’animal tué, un bouquetin, auquel il prête
sa voix (Kenin-Lopsan éd. 1995, 399-404217) :

Êmdik düŋgür, kalčaa düŋgür ! Tambour non dressé, tambour enragé !


Êškedeve, devideve Ne te presse pas, ne t’inquiète pas,
Êvin, čövün ajtyraaly, Demandons quel est le confort, quel est le juste,
Êŋgiveniŋ aŋy kel čor. Une bête des à-pics arrive.
Čüge menden destiŋ aan čer ? Pourquoi me fuis-tu ?
Čünü bodaaš, ojlap tur sen ? Quelles pensées te font t’enfuir ?
Azy menden ojak sen be ? Ou bien cherches-tu à m’éviter ?
Azy čünü söglêêr dêên sen ? Ou bien veux-tu dire quelque chose ?

Le bouquetin répond en colère par la bouche du chamane en évoquant la vie


heureuse qu’il a quittée :

Kadyr kašpal, xajalarga Dans les défilés escarpés, les rochers,


Xatyga deg šölêên men ijin. J’étais libre comme le vent.
Kakpak xaja tigleringe Dans les crevasses rocheuses
Xalyp, šurap čoruksaam kêêr. Je courais, je gambadais

L’animal se plaint ensuite de sa mort précoce et maudit le chasseur qui l’a frappé. Le
chamane s’adresse alors au bouquetin en tentant de le consoler. Il lui vante l’adresse
du chasseur qui l’a tué du premier coup sans le faire souffrir et lui recommande de se
soumettre à son destin. L’animal se calme, puis refuse à nouveau d’être monté. Le
chamane passe aux menaces :

Orba-bile ora šaaptajn ! Je te briserai avec mon battoir !

L’animal se soumet enfin et le chamane lui propose de partir ensemble voyager vers
des terres lointaines :

Čajaanymga čalgyn bolup, Sois l’aile de mon Destin,


Čaŋgys botka êžim bolam. Sois à mes côtés un ami.
Êrlik oran êrgip čoruul, Allons vers le pays d’Erlik
Êžen čurtun êrgip čoruul. Allons vers le pays de l’Ežen218.

217 Informateur : Xertek Serêê, né à Baj-Tajga (Kara-Tal) en 1926.


262

Le chamane devait ensuite attraper l’âme (xut/kut) de l’animal, ce qu’il mimait parfois
en utilisant un lasso. Chez les Khakasses, il annonçait sa réussite en s’écriant : xudyn
xaptym « J’ai attrapé son âme » (Butanaev 2006, 112, 114). L’âme était alors censée
rentrer dans la peau du tambour qui, de « tambour vide » (xurug tüür) qu’il était,
devenait « tambour vivant » (tirig tüür). Cette procédure met en évidence le contraste
frappant entre la manière d’agir du chamane et celle de l’homme ordinaire. La chasse
qu’il pratique sur une entité invisible est contre-intuitive. Si le chamane ne prend pas
part à la chasse, c’est que ce n’est pas son domaine : il s’agit de créer une opposition
entre deux types de chasses signalant (et créant) des compétences différentes.
Le chamane procède alors à l’achèvement du dressage. Chez les Khakasses, il fait le
geste de lui mettre des sangles et des étriers, enfourche son tambour comme un
cheval et mime un dressage (Butanaev 2006, 113). Chez les Touvas du Xemčik, on
fixe au tambour une bride que l’un des hommes présents tient dans sa main. Le
chamane s’assoit sur le tambour et fait semblant de le dompter (Potapov 1969, 352).
Le geste est le même dans les descriptions des Chors interrogés par Dyrenkova : le
chamane enjambe le tambour et vérifie sa qualité de monture (information de
Dyrenkova citée par Potapov 1947, 163, n.1).
Le tambour est désormais conçu comme le support de l’âme d’un animal. Il n’est que
l’envers matériel d’une réalité que les hommes ordinaires ne voient pas. Par son autre
face, que seul le chamane aperçoit, il est une bête puissante qui, grâce à son état de
mort, peut évoluer parmi les esprits et rejoindre les royaumes des divinités Erlik et
Kudaj, si le chamane sait la manipuler, la diriger, utiliser sa force pour servir ses
intentions.
À cette étape, chez les peuples de l’Altaï et les Khakasses mais non chez les Touvas,
on applique des dessins sur la membrane du tambour. Ces dessins signalent
généralement que le tambour est animé et ne peut plus être touché par un profane.
La rupture entre le moment où le tambour peut et doit être manipulé par le groupe et
le suivant constitue un contraste que l’on retrouve, à la différence du contenu des
épisodes qu’il sépare, chez tous les peuples de la région219. Les pires malheurs, dont le
plus commun est la mort, sont supposés s’abattre sur celui qui oserait prendre le
tambour en main. L’opposition entre les deux moments est, selon nous, la mise en
relief expressive d’un contraste logique entre l’état du tambour non animé (« tambour
vide » comme disent les Khakasses) et son état d’objet doué d’une âme (« tambour
vivant »), objet spécial désormais, qui ne peut plus être manipulé que par un homme
spécial. De cette manière, le résultat du processus d’animation est donné à éprouver
concrètement à l’assistance qui fait l’expérience d’une double discontinuité. Une
discontinuité est donnée à voir entre deux états ontologiques d’un objet qui
s’appuient pour s’exprimer sur une distinction entre des droits d’accès liés à des

218 L’empereur de Chine.


219 D’après les informateurs chors de Potapov, le récit de la vie de l’animal a lieu avant l’étape que
nous nommons « débourrage collectif » et c’est l’application des dessins sur la membrane qui marque
la césure après laquelle le contact avec le tambour est interdit aux profanes (1946, 163-164).
263

statuts différents ; corrélativement, cette discontinuité sociale entre les statuts de


chamane et de profane, qui est supposée fondée en nature et que le rituel ne se
prétend pas capable d’instituer, ainsi sollicitée et mise en scène, est elle-même créée
de fait, devenant une réalité observable.
Cette procédure rituelle est accomplie à chaque fois que le chamane doit recevoir un
nouveau tambour. Lorsqu’il s’agit du premier tambour, donc du rite d’investiture, le
novice en joue à côté de son maître. On retrouve à nouveau une situation très
semblable au dressage des poulains : à côté du dresseur, se tient généralement un
autre cavalier sur un cheval dressé. On compte sur l’instinct de groupe du poulain
pour qu’il suive le cheval dressé qui avance devant (Darža 2003, 33-34).

C. Une ambiguïté maintenue

Domestiquer, selon Jean-Pierre Digard, c’est améliorer en hybridant (1988, 44). Cette
remarque, que son auteur applique à la domestication des espèces, peut avoir sa
valeur pour l’« apprivoisement » individuel de cet être singulier qu’est le tambour220.
L’aspect chevalin du tambour est souvent explicitement nommé. Ainsi les Tožu
appellent-ils l’acte chamanique a’’tka xamnaar « chamaniser à cheval » (Vajnštejn
1991, 248). Vajnštejn a décrit le rite d’animation du premier tambour de Šoončur
Sojan d’après les récits de celui-ci. Après les étapes du débourrage collectif puis de la
monte par Šoončur lui-même accompagné de son maître chamane à ses côtés, le
tambour était alors « animé et devenu un cheval » selon les termes du chamane (1991,
256). L’image équestre est bien celle qu’en a gardée un vieux Touva de la taïga de
Ter-Xöl, Marat Surunmaa, qui a connu Šoončur, et qui nous décrivait ainsi en 2006 la
manière dont il chamanisait : « Toute la nuit, il sautait. Il battait du tambour, il
cavalcadait dessus [düŋgür soktaar, möp turar]. Il s’arrêtait seulement pour boire du
thé. »
Mais cela ne signifie pas que le tambour soit désormais « considéré » de façon
univoque comme un cheval sans souvenir de l’origine sauvage de la peau utilisée, ce
qu’on voit bien dans cet extrait d’invocation chamanique touva qui a paru troublant
aux spécialistes soviétiques (Katanov 1907 I, 51 ; II, 47 ; n°368) :

Alas, alas ! Myjgak a’’dym! Allez ! mon cheval-biche !


Alas, alas ! Kajxan [xajyrakan] a’’dym! Allez ! mon cheval bienveillant ! (…)
(…) Syyn myjgak xölgelig men. La biche et le cerf maral sont ma monture.

Citant ce passage, Potapov estime que « le tambour n’est nommé ici cheval que pour
sa fonction d’animal de monte », mais était perçu en réalité par les Touvas
uniquement comme un cerf maral (1947, 178-179). Il est vrai que le tambour est
appelé dans la région du Xemčik te-xölge, « bouquetin-monture », ce qui n’implique

220 Il n’existe d’ailleurs pas de distinction terminologique en touva entre domestication et


apprivoisement.
264

pas nécessairement l’idée d’un équidé puisque les Touvas montent aussi des bœufs.
Mais Vajnštejn repousse l’interprétation de Potapov et affirme que c’est l’aspect
cervidé qui est accessoire car the Tuvas take the drum for a horse comme les Mongols, les
Bouriates, les Iakoutes (Vajnštejn 1968, 335). On identifie en effet bien le terme a’’t,
« cheval », dans l’invocation notée par Katanov.
Il nous semble que cette question n’a pas nécessairement à être tranchée. Les Touvas
ne confondent pas les tambours avec des chevaux ou des rennes (ils ne leur donnent
pas d’herbe à manger et ne les mènent pas boire à la rivière), mais ils associent à celui
du chamane de nombreux registres interprétatifs qui n’ont entre eux rien d’exclusif.
L’ambiguïté maintenue autour de l’espèce à laquelle s’apparente l’animal-tambour ne
tient pas à une négligence intellectuelle accidentelle. Sa domestication passe par une
hybridation entre le cheval et le cerf qui a pour conséquence de créer un être
mythique totalement neuf au service des voyages extraordinaires du chamane.
Les exemples d’association de l’image du cervidé et de celle du cheval ne sont pas
rares, on trouve un exemple dans les matériaux de Vajnštejn avec Dežit Tožu. Cette
chamane active pendant la période soviétique, parle ainsi de sa guimbarde qui faisait
pour elle office de tambour : « Ma guimbarde, c’est mon cerf maral sur lequel je vole
dans le monde du milieu. Je vole comme un oiseau avec le maral. Il vole (…) sans
selle. J’appelle mon maral čagaa dajym « petit cheval ». Avec mon maral-petit cheval je
ne peux pas voler dans le monde supérieur comme les chamanes qui ont un
tambour-cheval (…) (Vajnštejn 1991, 254). On voit que la guimbarde est qualifiée à
la fois de cervidé et de cheval sans exclusion.
La transformation du cerf ou du bouquetin en cheval au cours du rituel n’abolit pas
ses qualités originelles, elle ajoute plutôt une identité à une autre, elle crée en somme
une « identité complexe221 », où le sauvage et le domestique ne s’excluent plus
mutuellement. Le résultat n’est pas une synthèse des deux concepts supprimant leur
opposition dans la figure d’un animal hybride. Si tel était le but recherché, les Touvas
pourraient utiliser plus simplement la peau d’un animal dont certains membres sont
domestiqués et d’autres sauvages, comme le renne (ivi). Chez les Iakoutes, le caractère
en partie sauvage du tambour est exprimé dans le nom qu’on lui donne parfois
métaphoriquement : kulan-at (Maj 2007, 302) que l’on traduira par « cheval pétulant »
en se souvenant que kulan désigne, à l’origine, une espèce sauvage.
Pendant les séances chamaniques, dans les dialogues entre le chamane et son
tambour, l’animal-instrument obéit généralement à son maître et le transporte dans
des lieux lointains à la recherche des âmes des malades, mais il est régulier qu’on
l’entende ruer et se révolter contre lui. Il manifeste ainsi qu’il n’a pas perdu son
caractère sauvage. Les mondes des esprits que le chamane est supposé parcourir sont
étrangers à la société des hommes ; aussi, bien que soumis à une organisation sociale
puisqu’ils ont des khans comme Erlik et Ülgen/Kudaj, ils sont du point de vue des
hommes, sauvages. C’est pourquoi seul un animal mort et qui, de plus, garde du fait
de son origine une part de sauvagerie pourra s’y orienter et y mener le chamane. Par

221 Selon Carlo Severi, la production de complex identities est caractéristique de l’énonciation rituelle dans
le chamanisme amérindien (2004, 830).
265

sa double appartenance à un niveau de réalité spéciale et au domaine des réalités


perceptibles par les profanes, le tambour présente une construction complexe
semblable à celle du chamane.
Notons enfin que l’identité ambiguë prêtée au tambour qui cumule les traits du
cheval et du cervidé ne peut manquer d’évoquer l’hybridation inverse réalisée par les
habitants de l’Altaï du Ve au IIIe siècle avant J.-C. qui laissèrent dans les tombes de
leurs princes à Pazyryk des chevaux aux têtes surmontées de bois de cerf, dotant ainsi
l’équidé des traits d’un cervidé (Rudenko 1953).

Figure 48. Reconstitution d'un cheval de Pazyryk. Rudenko 1953.

IV. L’apprivoisement du chamane

A. Socialiser un corps sauvage

Le rite d’animation du tambour est conçu comme un apprivoisement d’un animal


sauvage, mais il est aussi bien, pratiquement, un apprivoisement du chamane lui-
même qui en dominant son tambour doit faire la preuve qu’il sait commander les
forces qui l’ont possédé pendant la crise qualifiante.
La crise se manifeste, nous l’avons vu, par divers symptômes qui conduisent souvent
le novice à s’écarter de la société des hommes. Xovalygmaa s’était enfuie en forêt,
comportement très général dans le chamanisme sibérien (Hamayon 1990, 438). Chez
les Toungouses, d’après Shirokogoroff, the person may run comparatively far and remain in
a ‘wild state’, sitting among rocks (1935, 254 cité par Humphrey & Onon [1996] 2003,
219). Aujourd’hui les novices touvas passant par la crise ont tendance à s’isoler et à
sombrer dans une phase de dépression.
266

Après le rite d’animation, le chamane devient au contraire un personnage doté d’un


statut qui le met au centre des relations sociales locales. Les chamanes que j’ai
rencontrés à Touva, s’ils reconnaissent être passés par une phase critique d’isolement
voire d’asocialité, manifestent le plus souvent un grand goût pour la discussion, les
nouvelles rencontres et généralement les échanges sociaux. Quel est le lien entre
l’acquisition d’objets rituels et un tel changement dans la conduite sociale, la
perception de soi et même la santé puisque la crise s’interrompt ?
Plusieurs procédures rituelles nous paraissent évoquer une domestication du corps
du chamane ramené de l’espace sauvage à l’espace domestique. Lors du rite
d’investiture, il est équipé, il reçoit sa « monture », le tambour, parfois d’autres
instruments rituels comme le fouet et, notamment chez les Touvas, il revêt pour la
première fois son costume rituel. Toute cette procédure constitue un parallèle
évident avec la phase formatrice du héros épique dont nous avons montré qu’elle est
conçue comme une socialisation. La logique du rituel, comme celle de l’épopée, met
en scène le passage du novice d’un état naturel de nudité à un état social
d’habillement.
Nous avons décrit précédemment le rituel ancien d’animation du tambour qui, dans
ses grandes lignes, se reproduit pour tous les nouveaux tambours du chamane. Il
existe cependant une différence entre la procédure d’animation du premier tambour
par rapport aux suivants. Dans le Xemčik (Potapov 1966, 52), le novice et son maître
s’asseyaient sous un arbre planté en terre et auquel on avait suspendu des rubans. À
gauche et à droite des deux chamanes, deux bûchers saŋ étaient installés. Les
significations mythologiques attribuées à l’arbre sont diverses, et rien ne permet de
supposer que ces gloses constituent le plus important de ce qui est attendu du rite.
Qu’est-ce qui se donne immédiatement à voir à ceux qui observent le rite comme à
ceux qui y participent ? Prié d’imiter les gestes du chamane expérimenté et socialisé à
côté duquel il est assis, dominé par l’arbre et ses rubans, entouré par les deux foyers
fumant, le jeune chamane voit son corps enfermé dans un cadre spatial, et ses gestes
insérés dans un cadre comportemental qui doit l’aider désormais à utiliser et dominer
son talent au service des autres. Potapov ne dit pas d’où l’arbre était pris, mais en
raison de l’organisation du paysage touva, il est nécessairement abattu dans une zone
plus ou moins éloignée du campement, toujours installé sur un terrain dégagé, steppe
ou clairière. L’arbre est ainsi déplacé de la zone sauvage, la taïga, où il avait grandi et
puisé sa force, pour être artificiellement replanté dans la zone habitée (ulustug čer) où
les arbres n’ont pas leur place dans l’ordre habituel des choses. Cette intervention sur
le paysage accompagne une intervention sur la personne du futur chamane. De
même que l’arbre, le chamane est arraché aux zones sauvages, déserts et taïga où il
aimait à fuir loin des hommes pendant sa crise qualifiante, pour être fixé dans
l’espace de la vie sociale, tenu désormais de mettre son pouvoir au service des
hommes.
Un rite très semblable est exécuté au moment de l’animation du tambour chez les
Sagaïs. Un bouleau pai xazyŋ (« riche bouleau ») est planté : « It is fetched from the forest
after being pulled up by roots. Ribbons and ear-rings are attached to this birch tree so as to make it
267

beautiful » (Diószegi 1998, 33). La socialisation de l’arbre est ici tout à fait évidente :
comme le poulain sauvage de l’épopée, le bouleau est habillé pour rejoindre l’espace
des hommes.
On observe à nouveau que l’apprivoisement n’implique pas dans le rituel une
élimination de l’aspect sauvage. Le bois est ordinairement utilisé dans la yourte : il en
forme la structure. Mais dans l’habitat, il perd l’aspect qu’il a dans la tajga, dépourvu
qu’il est de ses branches et de son écorce, généralement peint et recouvert
d’ornements. L’arbre rituel, lui, est conçu non comme un matériau mais comme un
organisme complet, avec ses racines, qui garde ses attributs sauvages. Ainsi, c’est le
déplacement d’un milieu à un autre qui est pertinent dans cette scène rituelle, l’arbre
qui l’a accompli devenant la manifestation même de l’idée de communication entre
les mondes.

B. Le dédoublement des esprits

Pendant la procédure de l’investiture, parmi les objets créés et remis au novice,


certains sont en rapport direct avec les agents spéciaux qui ont tourmenté le chamane
pendant la crise en agissant sur son corps. Faut-il désigner ces objets comme des
« représentations », des « supports » ou des « actualisations » des esprits ? Nous
préférons ne pas trancher entre ces différents termes auxquels recourt la littérature
anthropologique, car, selon les circonstances rituelles ou selon l’usager, ces objets
passent aisément d’une catégorie à l’autre. Nous emploierons pour les désigner le
terme ongon qui est d’usage dans la littérature spécialisée. Ongon est un mot mongol
qui désigne « simultanément le support spécifique d’un esprit, qui correspond
souvent à sa représentation, figurine ou animal consacré à un esprit ; et cet esprit lui-
même envisagé sous l’angle de sa représentation matérielle » (Even 1988-1989, 387).
Nous l’emploierons dans son sens matériel pour désigner les divers artefacts destinés
à incarner ou représenter des esprits222.
Le chamane maître aide d’abord le novice à « acquérir » ces esprits (D’jakonova 1981,
145), c’est-à-dire à changer la nature de ses relations avec eux. Alors que pendant la
crise, il se présentait aux observateurs comme victime de la « pression » des esprits,
c’est lui désormais qui doit agir sur eux et les mettre à sa disposition. Le novice
appartenant à un groupe de descendants de chamane est souvent l’héritier d’un
certain nombre d’ongon représentant des ancêtres lointains ; quant à l’ancêtre qui
provoque directement sa crise, il est généralement mort pendant son adolescence et
n’a pas encore d’ongon. Dans les traditions altaïennes, cet ancêtre électeur est parfois
identifié dans la figure anthropomorphe sculptée qui orne le manche du tambour
(Anoxin 1924, 53). Chez les Touvas, l’ancêtre est fixé dans une représentation
anthropomorphe indépendante, comme une petite poupée de tissu et feutre munie
de tambour et battoir et appelée xam êêren (Kenin-Lopsan 1987, 68) ou êêren dös « êêren
racine » (Vajnštejn 1991, 243). Lors de l’investiture du nouveau chamane a lieu un rite

222 L’équivalent touva du mot ongon est êêren.


268

particulier, êêren dagyyr, au cours duquel les poupées représentant les ancêtres du
novice sont « nourries », c’est-à-dire qu’elles reçoivent des morceaux de viande d’un
mouton abattu pour l’occasion (ibid. 251).

Figure 49. Représentations touvas d’ancêtres chamanes (xam êêren).


Musée national de Kyzyl. Van Alphen 1997, 122 fig. 12.

Désormais, l’ancêtre, au lieu d’écarter le chamane de la société des hommes, est tenu
de l’aider à servir ses clients. On raconte à propos de la chamane Soduna qu’elle avait
un êêren en forme de petit homme de la taille d’un poing avec des yeux de perles, un
nez de bronze, des ongles de cuivre et une barbe noire. Elle l’appelait xam čajaačy
« créateur chamanique » et son entourage reconnaissait en lui l’image d’un « grand
chamane qui était dans l’ascendance [uk] de Soduna » (Soduna xamnyŋ ugunda ulug
xam). On disait de cet êêren qu’il savait tout secrètement (êêreni čünü-daa büdüü bilir
dižir). C’est grâce à la possession de cet objet et à ses dialogues avec lui, que la
chamane était censée pouvoir faire certaines prédictions (Kenin-Lopsan éd. 2002,
118-119).
Certains chamanes touvas contemporains ont eux aussi des représentations de leurs
ancêtres. À Kyzyl, dans le cabinet où il reçoit ses clients le chamane Kara-ool est
entouré de poupées qu’il appelle kiži êêren « homme êêren ». Lors de ma première visite
en 2003 dans le local fraîchement reçu de la mairie, Kara-ool n’avait installé qu’une
seule de ces poupées, êmegelčin êêren223, la plus importante car elle représente sa grand-
mère paternelle, grande chamane (ulug xam) dont il se revendique l’héritier. L’esprit de
cette grand-mère l’a « visité » en 1988, le contraignant à commencer la pratique
chamanique et, depuis, elle l’« aide » dans son travail de chamane. En nous le
désignant, il expliqua : « C’est ma grand-mère. Son âme [sünezini] est restée dans cet
êêren » (fig. 50).

223Dans la terminologie personnelle de Kara-ool, êmegelčin ne désigne pas, comme d’ordinaire chez les
profanes (voir p.136-138), un esprit générique féminin protecteur de la mère et du foyer. Chez les
Darkhates, emgelž pouvait aussi être le nom d’esprits auxiliaires du chamane (Delaby [1973] 1997, 138).
269

Les autres êêren de Kara-ool étaient encore suspendus aux murs du local, abandonné
depuis, rue Ouvrière (ul. rabočaja). Comme on le voit sur la photographie (fig. 51), en
2006, Kara-ool avait installé son cabinet dans une autre pièce et de nombreuses
autres représentations d’esprits avaient rejoint êmegelčin.

Figure 50. « C’est ma grand-mère. » Kara-ool en 2003.

1
2 3

Figure 51. Kara-ool entouré de ses êêren en 2006.


270

L’êêren qui apparaît sous le n°1 sur la photographie est pour Kara-ool un ancêtre en
ligne paternelle. La poupée, qui semble ancienne, a été fabriquée « il y a 358 ans ».
Kara-ool raconte les faits suivants à son propos :

« Elle a été créée par une ancêtre de mon grand-père. C’est cette dernière qui
en a fondé la racine [dös]. Et cette grand-mère l’a transmis au grand-père. Et
ainsi de suite de grand-père en grand-père, de génération en génération. Ainsi
la racine était une femme ici. »

On reconnaît en n°2, l’êmegelčin présent dès 2002 dans le local. Cet objet est plus
récent puisqu’il représente la grand-mère paternelle de Kara-ool, qui lui donne 90
ans, sans doute en lui attribuant l’âge qu’aurait eu son aïeule. Le n°3 est appelé užar
êêren « êêren volant » car « il vole la nuit. » Il s’agit d’un ancêtre en ligne paternelle. Le
n°4 est identifié par Kara-ool comme « le frère de la mère de [s]on père » donc le
frère d’êmegelčin. Lors de l’action rituelle, Kara-ool utilise ces poupées-ancêtres pour
former un circuit dans lequel il inclut ses clients.
On voit à l’œuvre le principe de fixation matérielle des esprits dans les conseils que
Kara-ool donna à des visiteurs khakasses venus le voir en 2003. Ces Khakasses,
fortement russifiés, souhaitaient ouvrir un centre chamanique dans leur ville
d’Abakan et venaient s’enquérir du fonctionnement du chamanisme à Touva, mais
aussi poser quelques questions personnelles. L’un des visiteurs, en costume et
cravate, raconta qu’il voyait fréquemment « en lui » de nombreux animaux, « des
troupeaux entiers ». Il dit notamment voir des loups. Kara-ool lui demanda aussitôt :
« Tu en vois sept ou neuf ? », nombres sous lesquels les loups apparaissent
habituellement dans les invocations des chamanes touvas. Kara-ool expliqua : « Le
loup, c’est ta force. Cela veut dire que tu dois hurler comme un loup quand tu
chamanises. » Le chamane touva imita alors le hurlement du loup devant ses visiteurs
déconcertés. Le Khakasse affirma ensuite voir souvent des éléphants et des tigres et
demanda quel était leur rôle à Kara-ool qui resta perplexe et affirma qu’il s’agissait
sans doute d’animaux bouddhiques dont il n’avait rien à dire.
Le Khakasse estimait que chaque animal « est un symbole qui correspond à quelque
chose », c’est pourquoi il en demandait la signification à Kara-ool. Mais de
signification, Kara-ool n’en voyait pas. Il reprit :

Si tu vois quelque chose, fais-le en tissu. Tu dois te faire des êêren comme les
miens. Ils t’aideront. Ils [les esprits] y mettront leur force. Ils protègent de
loin. C’est ta force et ta protection.

L’idée paraissait visiblement décevante pour le Khakasse. Les animaux qu’il voyait
étaient « en lui » comme il le répétait, et cette situation ne lui paraissait pas devoir ni
pouvoir être changée puisque ces figures devaient être des traits de sa personnalité,
des symboles psychologiques, dont il attendait en vain le déchiffrement par le
chamane touva. Au contraire pour Kara-ool, l’objectivation était le seul traitement
271

qu’il convenait d’apporter à ces visions qu’il intégrait immédiatement à des figures
traditionnelles du répertoire chamanique touva.

Les ongon ne sont pas censés avoir enfermé en eux les esprits, en constituer
l’actualisation définitive et complète. Autrement on ne voit pas pourquoi le chamane
commencerait la séance par une invocation face à ces objets au cours de laquelle il
demande aux esprits qu’ils représentent de venir. Le chamane Šokar Ondar s’adresse
ainsi à la poupée représentant son grand-père maternel (Kenin-Lopsan 1987, 69) :

Xam Oolak daaj irem Mon grand-père maternel


Karaktažyp-duzalažyp keliŋerem! Venez me protéger, m’aider !

Plutôt que comme des matérialisations de ces esprits, les ongon apparaissent comme la
face matérielle d’une pièce possédant aussi une face spéciale accessible au seul
chamane. On voit bien ce caractère double aux descriptions fantastiques que les
chamanes donnent des petits objets de tissus que sont leurs êêren dans les invocations
qu’ils leur adressent.
Ces objets sont comme des points de connexion permettant de maintenir à
disposition, non pas la relation elle-même, mais la possibilité de la relation. Le
chamane ne prend son tambour pour rétablir une relation directe que quand il le
souhaite, quand cela est nécessaire pour l’un de ses clients. Dans le dispositif
interactif qui se donne à deviner aux profanes, c’est donc lui, désormais, qui a
l’initiative.

C. Un rite d’animation contemporain : au service de son


peuple

En 2003, le chamane Kara-ool Dončun-ool reçut, d’après ses dires, l’ordre de sa


grand-mère de se créer un nouveau tambour, son quatrième. L’instrument était de
grande taille avec une membrane en peau de mouton et non d’animal sauvage. La
procédure de l’ « animation » fut menée par Kara-ool dans la cour de la société Adyg-
êêren avec pour seule assistance Benoît Bouet et moi qui le filmions. Le rite devait
avoir lieu obligatoirement et nous fûmes autorisés à le filmer. Signalons que le rite
d’animation du quatrième tambour d’un chamane exerçant depuis une longue
période est nécessairement bien plus simple que celui du premier tambour qui
correspond à l’investiture du chamane. Cette dernière, de nos jours comme autrefois,
ne peut s’accomplir sans public.
272

Figure 52. Kara-ool anime son nouveau tambour.

Figure 53. Kara-ool attache des rubans à son nouveau tambour.

Kara-ool, habillé de son costume rituel, commença par allumer un bûcher (saŋ).

Tos-la dêêrim öršêê Xajyrakan, Mes neuf ciels, pitié Bienveillant224,

224 Xajyrakan (mong. xajrxan) « bienveillant » est dérivé de xajyra (mong. xajr) « bonté, pitié ». La
formule öršêê xajyrakan est omniprésente, non seulement dans les invocations chamaniques, mais dans
le discours quotidien des Touvas où elle équivaut à « Mon Dieu ! » La question de l’identité de l’être
qualifié par cette épithète honorifique n’est pas toujours claire. Parfois elle peut être établie par le
contexte. Le plus souvent, les femmes prononcent cette formule le matin en accomplissant la libation
du premier lait vers le ciel : dans ce cas, c’est le ciel (dêêr ou kudaj) qui est visé. Potanin avait noté chez
les Touvas de l’Ulug-Xem (Ienisseï) à la fin du XIXe siècle l’expression xajyrakan kudaj « Ciel
bienveillant » qui est sans ambiguïté (1883, 77). L’association de xajyrakan au nom de la divinité céleste
Kudaj apparaît dans une invocation téléoute recueillie à la fin du XVIIIe siècle (Georgi 1776-1777, III,
« Le schamanisme », 159) sous la forme Koudaï Kaïra Kam ! que Georgi traduit « Dieu, Tzar du Ciel !
cher Seigneur ! » Le dragon Ulu et la divinité de la mort Erlik pouvaient eux aussi être gratifiés du titre
de xajyrakan (Potanin 1883, 63, 77).
D’autre part, lorsque le chasseur exécute une libation et prononce une prière čalbaryg, c’est sans
ambiguïté à la montagne donneuse de gibier qu’il adresse ses öršêê xajyrakan. Dans certains invocations,
la formule öršêê xajyrakan est adressée à chacun des esprits auxiliaires êêren convoqué par le chamane
(Katanov 1907, I, 190-193 ; II 162-164, n°1349). Il en va de même dans l’invocation de Kara-ool où la
273

Aldyn xünüm öršêê Xajyrakan, Mon soleil d’or, pitié Bienveillant,


Ajdyŋ ajym, öršêê Xajyrakan, Ma lune de lune, pitié Bienveillant,
Čedi syldys Dolaan Burgan, Dieu Dolaan aux sept étoiles,
Öršêê Xajyrakan, Pitié Bienveillant,
Düŋgürümnü öršêê Xajyrakan, Mon tambour, pitié Bienveillant,
Saŋny saldym, öršêê Xajyrakan, J’ai fait un bûcher, pitié Bienveillant,
Tajga synnar, öršêê Xajyrakan, Sommets de la taïga, pitié Bienveillant,
Aržaan suglar êêleri, Maîtres des eaux des sources sacrées,
Öršêê Xajyrakan, Pitié Bienveillant,
Kara suglar êêleri, öršêê Xajyrakan, Maîtres des sources, pitié Bienveillant,
Čer-čurttum êêleri, öršêê Xajyrakan, Maîtres de mon pays, ma terre, pitié Bienveillant,
Arttar synnar êêleri, öršêê Xajyrakan, Maîtres des cols et des sommets, pitié Bienveillant,
Düŋgürümnü čemgerer dêêš Je viens nourrir mon tambour,
Čüglüg kuš deg küštüg bolzun ! Qu’il soit fort comme l’oiseau couvert de plumes !
Öršêê Xajyrakan, Pitié Bienveillant,
Üstüü dêêrge užar bolzun, Qu’il vole dans le ciel supérieur,
Orannarny keziir bolzun, Qu’il parcoure les mondes,
Aldyy oran četkeš kelir küštüg bolzun. Qu’il soit fort, qu’il atteigne le monde inférieur,
Ooj aaryglarny êmnêêr bolzun, Ooj, qu’il soigne les maladies,
Kargyštarny uštuur bolzun, öršêê dadaj, Qu’il retire les malédictions, pitié
Bagaj čüveni syvyrtaap čorzun, öršêê dadaj, Qu’il repousse les choses mauvaises, pitié
Aza-četker čagdatpazyn, Qu’il ne laisse pas s’approcher les démons,
Düŋgürümnü küštüg bolzun, Que mon tambour soit fort,
Oooj ! üstüü oran üner bolzun, Ooj, qu’il monte au monde supérieur,
Aldyy üstüü orannarga užar bolzun! Qu’il vole dans les mondes inférieurs et supérieurs !
Oran-čurttum, aldyn čurttum êêleri Maîtres de mon pays, maîtres de mon pays supérieur
Düŋgürüm-daa küštüg bolzun, Que mon tambour soit fort !
Šyyrak bolzun, Qu’il soit puissant,
Oooj Ak-la süttü čažyp tur men. Oooj ! Je projette du lait blanc.
Orannarga užar bolzun, öršêê dadaj! Qu’il vole vers les pays, pitié !
Oran-Taŋdym aldyn taŋdym êêleri, Maîtres de mon Pays-Montagne, de ma montagne
[d’or
Amy-tyny küštüg bolzun, öršêê dadaj Que force vitale soit puissante, pitié !
Ooj düŋgürümnü, düŋgürümnü Oooj ! mon tambour, mon tambour,
Ak-la süttü söŋnep tur men, Je régale de lait blanc,
Düŋgürümnü ak-la pöstü baglap tur men. J’attache un tissu blanc.
Oj agyn kögün čalamalap baglap tur men. Oooj ! J’attache des rubans bleus et blancs.

formule est appliquée aux divers maîtres de lieux. À Touva, plusieurs montagnes n’ont pas d’autre
nom que Xajyrakan.
Enfin, en contexte de chasse, xajyrakan est un euphémisme qui désigne l’ours. J’ai pu constater que les
Touvas habitant dans les zones où la taïga est importante n’emploient jamais le mot adyg « ours » mais
seulement xajyrakan. Le verbe dérivé xajyrakanna- signifie « chasser l’ours ». En raison de ce dernier
sens, certains Touvas urbains supposent que la formule öršêê xajyrakan est une forme d’adoration de
l’ours, mais cette interprétation est erronée.
274

Aldyy üstüü orannary užar bolzun! Qu’il vole vers les pays inférieurs et supérieurs !
Küštüg bolzun, Qu’il soit fort,
Aaryg-aržyk ulustarny êmnêêr bolzun! Qu’il soigne les maladies des gens !
Oj amy-tynnyg bolur bolzun! Qu’il soit doué de force vitale !
Čoruu bütpes ulustarnyŋ čoruu büder bolur Qu’il fasse s’accomplir la route de ceux dont la route
bolzun ne s’accomplit pas.
Ulug čurttum êêleri, Maîtres de mon grand pays,
Aldyn čurttum êêleri, Maîtres de mon pays d’or,
Tajga synnar êêleri, öršêê dadaj! Maîtres des sommets de la taïga,
Xölder tejler šokar tajga êêleri, Maîtres des lacs, des collines, des taïgas bigarrées
Ooj Xindiktigniŋ, Kara Xöldüŋ êêleri, Ooj, maîtres de Xindiktigniŋ et du Lac Noir,
Odum daglar êêleri öršêê! Maîtres des Montagnes Odum, pitié,
Kök-le Tejniŋ öršêê dadaj Colline Bleue, pitié,
Xerbis dagnyŋ êêleri Maîtres de la montagne Xerbis,
Ulug biče êêleri Petits et grands maîtres,
Oran-Taŋdym êêleri Maîtres de mon Pays-Montagne,
Duzalažyŋar Donnez votre aide,
Oran-Taŋdym êêleri Maîtres de mon Pays-Montagne,
Düŋgürümnü, düŋgürümnü ! Mon tambour, mon tambour !
Aškardym-na čemgerdim-ne öršêê Je t’ai nourri, je t’ai rassasié, pitié
Ulug düŋgür küštüg čorzun, Grand tambour, qu’il soit fort,
Šyyrak bolzun ! Qu’il soit puissant,
Ulustarga ačy-bujan kylyp čorzun, Qu’il fasse le bien pour les gens,
Düŋgürümnüŋ ažy-čaŋy tajbyn čorzun ! Que le caractère de mon tambour soit paisible !

Par bien des aspects, cette invocation se distingue radicalement du modèle ancien de
l’animation du tambour ; pourtant on note quelques éléments caractéristiques qui
permettent d’affirmer que le rite n’a pas perdu sa signification sociale.
D’abord on ne voit guère d’allusion à un apprivoisement. Le chamane demande que
son tambour lui obéisse mais il ne fait pas contraster un état sauvage auquel
succéderait un état domestique. Sans doute serait-il un peu incongru de mimer le
domptage d’un mouton. Mais il est vraisemblable que Kara-ool ne connaisse pas cet
aspect traditionnel du rite, dont le souvenir dans les années 1950-60 était plus vif
dans les régions de taïga que dans celles de steppes, et n’a été évoqué devant moi que
par un chamane originaire de la taïga, Êreksen.
Le registre interprétatif sollicité est celui de l’oiseau, un thème peu traditionnel qui est
plutôt associé au manteau qu’au tambour. Mais on sait que les chamanes avaient dans
ce domaine une grande liberté et pouvaient ajouter des éléments personnels aux
registres dominants. Mais ce qui distingue assurément la démarche de Kara-ool de
celle de ses prédécesseurs, c’est l’univocité de son interprétation. Un seul animal,
l’oiseau, sert ici de modèle. On ne retrouve nullement cette identité ambiguë que
nous repérions dans la description du tambour ancien.
275

En revanche, on trouve bien la procédure d’animation exprimée par les mots Oj amy-
tynnyg bolur bolzun! « Qu’il soit doué de force vitale ! » avec le terme amy qu’on
retrouve dans une formule d’animation de tambour tožu recueillie par Vajnštejn
(1961, 182) : amy kirip « que la vie y entre ». Les gestes qui accompagnent ces paroles
sont ceux, traditionnels, du « nourrissement » sous la forme de lait épandu
manuellement sur le tambour. Cette vie amy, c’est de la faveur des esprits-maîtres du
pays natal (čurtum « mon pays ») qu’elle est censée être obtenue. L’invocation
comprend une énumération des différentes montagnes et lacs de la province dont est
originaire Kara-ool, selon lui, la région du clan Adyg-Tülüš (« les Tülüš ours »), où
une grotte recèlerait les objets chamaniques cachés par ses ancêtres pendant les
persécutions et qu’il rêve de retrouver. Les invocations anciennes lors des animations
de tambour faisaient elles aussi appel aux esprits-maîtres des montagnes (Vajnštejn
1969, 352). Ce qui est moins traditionnel dans la situation de Kara-ool, c’est qu’il les
invoque à grande distance puisqu’il se trouve dans la ville de Kyzyl au moment du
rite.
L’absence de public invité à participer au « débourrage » de l’animal-tambour et à
l’animation peut inciter à se demander si nous sommes avec ce rite face à un
phénomène social du même ordre que le grand rituel traditionnel. Remarquons
d’abord qu’il s’agit ici du quatrième tambour de Kara-ool qui, comme grand
chamane, est supposé en posséder de nombreux. Généralement, l’animation du
premier tambour est bien collective comme elle l’était autrefois, elle implique
nécessairement la présence du maître-chamane qui a formé le novice. Je n’ai pu
assister à l’un de ces événements rares, mais, d’après les récits qu’on m’en fait, il
semble que l’assistance soit surtout composée des chamanes membres de la société
où le novice a été formé.
On doit ensuite reconnaître que, malgré l’absence physique d’une assistance, le
« peuple » (ulus) est bien nommé dans la partie finale de l’invocation. Loin de
s’enfermer dans une relation égoïste avec ses esprits, le chamane met de droit cette
relation en présence du peuple. Il proclame que son but ne sera autre que de le servir.
Les formules qu’il emploie ne sont pas sans rappeler ici des passages d’invocations
traditionnelles comme celles des Téléoutes recueillies par Dyrenkova dans les années
1920. Au cours du rite d’animation, le chamane dit à propos de son tambour : « Pour
les gens vivant sous le soleil, qu’il soit une aide ! » Kündü elge tuza polzun (Dyrenkova
1949a, 180).

D. D’une relation dyadique à une relation triadique

Nous avons dit que, par le rituel, la relation que le chamane est supposé entretenir
avec ses esprits change d’ordre : voyons maintenant plus précisément quelle est la
nature du changement qui est représenté.
Pendant la crise, le modèle dominant des relations est la causalité : le chamane subit
l’action des esprits ; son comportement, ses symptômes, en sont les effets
276

mécaniques. Ainsi, la crise peut généralement être décrite en termes naturels : le


chamane s’évanouit, fuit en forêt, et même lorsque les esprits sont nommés dans la
description, on peut réduire leur action à un processus physique : tös bazyp čat « les
esprits écrasent ». Le novice donne entièrement l’image d’un corps passif.
Quand la thématique amoureuse est développée, elle prend les allures d’un viol plus
que d’une relation mutuellement consentie. De toute façon, la simple relation
érotique n’a pas de statut social dans ces sociétés. Elle n’est pas reconnue, elle
n’engage en rien les consanguins des partenaires. Du point de vue de la société, la
relation érotique se réduit donc à la rencontre empirique des corps.
D’une manière générale, la relation aux esprits, telle qu’elle est mise en scène dans les
récits de crise, est conçue comme une relation externe dyadique qui n’intéresse que
ces deux termes : l’agent ou les agents spéciaux agissant collectivement d’une part et
le novice d’autre part. C’est une relation égoïste, dans laquelle la société n’est pas
engagée logiquement, dont elle ne tire pas de bénéfice et que, tout simplement, elle
ne peut observer.
Une relation externe est une relation matérielle, comme l’est par exemple la
contiguïté de deux choses dans l’espace. Une relation interne unit deux concepts qui
s’impliquent par définition. Comme l’explique Descombes, les relations sociales sont
des relations internes, c’est-à-dire que les termes qui sont en relation sociale le sont
par leur définition et non par accident. Ainsi le maître est en relation interne avec
l’esclave parce que le statut de maître implique celui d’esclave (2000). Pour que des
relations sociales existent entre les personnes occupant ces statuts, il faut donc que
les concepts de ces statuts soient partagés, c’est-à-dire que le maître et l’esclave aient
en commun une même représentation du rapport différentiel entre leurs statuts.
Descombes montre qu’il en va de même de la notion de propriété. Il est courant de
se représenter la notion de propriété comme une relation dyadique unissant un
propriétaire et la chose qu’il possède. Mais pour que la propriété ait un sens juridique,
il est nécessaire que les voisins du propriétaire partagent l’idée de propriété et qu’ils le
reconnaissent comme le propriétaire légitime. Comme le dit Descombes, « la relation
entre le propriétaire et la chose qui lui appartient n’est pas dyadique, elle est
triadique : elle associe une chose et deux statuts, celui du ou des propriétaires, et celui
du ou des non-propriétaires225. » Nul ne peut être reconnu propriétaire d’un bien, si
d’autres ne consentent à renoncer à la possibilité d’en être eux-mêmes propriétaires.
Que se passe-t-il lors de l’investiture d’un chamane ? La fixation des esprits dans un
objet matériel, en les rendant visibles pour des non-chamanes, place la relation
devant des tiers. Elle fait des membres du groupe du chamane les témoins d’une
relation qui n’existe plus que sous le regard de la société. Le rituel donne une
signification sociale, un statut au fait matériel (supposé) de la relation. Le chamane
n’est plus en relation externe avec l’esprit en tant que corps empirique, mais en
relation interne comme membre de sa société, comme élément d’un système social
qui est tout entier engagé. Le lien entre le chamane et ses esprits devient un lien

225 Descombes 1996, 117.


277

logique nécessaire : un « chamane » a par définition ses esprits assistants (duzalakčy) et


ceux-ci sont nécessairement les assistants d’un chamane.
Pour que le rituel d’investiture soit entrepris, il faut que l’existence d’une relation
singulière d’un individu à des agents spéciaux soit reconnue par un groupe de
personnes. Mais du même coup, en participant à la préparation et à la réalisation de la
procédure rituelle, les membres de l’assistance reconnaissent que, quant à eux, ils
n’entretiennent pas de telle relation puisqu’ils ne subissent pas le rite. Pour que
quelqu’un reçoive le titre de chamane, il faut que d’autres y renoncent pour eux-
mêmes, se définissant ainsi comme non-chamanes226.

E. Le mariage avec le tambour

Dyrenkova a recueilli auprès du chamane chor Aleksej et vraisemblablement


quelques autres informateurs de la même région la description d’une procédure
rituelle d’animation du tambour qui diverge du modèle général des Turcs de Sibérie
méridionale que nous avons décrit plus haut. Lors de ce rituel, le tambour n’est pas
« apprivoisé » mais « épousé » par le chamane. Le chamane épouse l’esprit féminin,
une fille d’Ülgen, avec laquelle il était en relation amoureuse pendant la crise et qui
devient l’esprit-maître de son tambour. Qu’y a-t-il de commun entre la procédure
standard des autres peuples turcs de la région et cette variante chore d’une frappante
originalité ?
Il est important de noter que la différence est radicale entre une simple liaison
érotique avec un agent surnaturel et un mariage qui donne un caractère public à la
relation en impliquant la participation des consanguins. Chez les Turcs de l’Altaï-
Saïan, la sexualité n’est nullement enfermée dans les liens du mariage. La virginité des
jeunes filles n’est pas protégée : au contraire, chez les Touvas on considère comme
préférable d’épouser une femme ayant déjà donné naissance à un enfant. Des
relations sexuelles sont admises avec certains affins ; de plus l’usage veut qu’une
femme dont le mari est parti à la chasse traite comme son mari un chasseur inconnu
qui lui apporte du gibier (Kon 1934, 138-139). Ainsi la liaison érotique et le mariage
sont deux types indépendants de relations pourvus de statuts symboliques différents
dans ces sociétés : la relation sexuelle ne promet, n’annonce, ni n’enfreint la relation
matrimoniale (sur le mariage chor : Starynkevič 1930, 223). La liaison entre deux
jeunes gens, telle qu’elle est peinte dans l’immense tradition des chansons d’amour
touvas ojtulaaš 227, n’implique que leurs propres personnes, alors que, à l’opposé,
l’ensemble des rituels menant au mariage laisse les fiancés presque totalement à
l’écart de l’action. Ce fait apparaît bien dans le terme qui désigne en touva la noce :
kuda toj, « la fête des parents d’époux ». C’est pourquoi un fils de veuve préfère voir
sa mère prendre un amant plutôt que de la laisser se remarier. Lorsque le mariage

226 C’est ce qui rend très étranges les tentatives des Occidentaux qui se disent chamanes alors que dans
leurs sociétés leur entourage ne se définit ni comme chamane ni comme non-chamane. En effet,
« chamane » y existe comme mot mais non comme statut social.
227 Plusieurs centaines de ces chansons ont été publiées par Katanov (1907) et Kenin-Lopsan (2004).
278

consacre une union établie par les fiancés eux-mêmes, son effet est d’introduire les
liens de la filiation dans une relation qui ne les concernait qu’eux deux.
C’est bien ce qui se produit lors du mariage du chamane chor. Alors que pendant la
crise du novice, la relation amoureuse est dyadique et secrète car orientée vers un être
que nul profane ne voit et n’a jamais vu, le rite d’animation ramène cet être dans le
monde des hommes ordinaires sous la forme d’un objet matériel visible, le tambour.
La relation dyadique est ainsi changée en relation triadique qui implique désormais un
tiers : les consanguins du chamane, et au-delà la société.
En deçà des riches implications symboliques dont ce rite est porteur et qu’a analysées
Roberte Hamayon (1990, 459-461), quel est le dispositif relationnel pratique qu’il met
en place ? Quand le rituel est décidé, un consanguin masculin du chamane, frère aîné
de père, grand-père ou frère de grand-père, prépare le tambour et joue le rôle de père
du tambour qui est appelé kys « la fille ». Le « père » a auprès de lui une « mère »,
obligatoirement jouée par un homme. D’autres consanguins jouent les propres
parents du chamane et miment un mariage avec présentation d’une compensation
matrimoniale (Šternberg 1927, 22-23). Toute cette mise en scène est donc exécutée
sous le contrôle exclusif des consanguins masculins du novice. Il est clair que le rite
du mariage du chamane a pour but, comme dans tout mariage non arrangé, de mettre
sous le contrôle du patrilignage une relation secrète qui s’est établie en dehors de sa
connaissance.
Avant le rituel, l’« esprit-fille » (tös kat) apparaissait à Aleksej toutes les nuits en rêve
et pendant des crises de folie. Mais après l’acquisition du tambour, la situation
change : « actuellement, il a cessé de la voir la nuit, elle vient le voir pendant le rituel
chamanique » (archives Dyrenkova citées par Funk 2005, 73). Autrement dit, la
« fille » fait désormais partie des esprits auxiliaires du chamane qu’il convoque à
volonté pour répondre aux besoins de ceux qui le sollicitent. Aleksej revendique
treize esprits différents qu’il nomme et dont l’un est la « fille » esprit-maître du
tambour : Četti čalalyp sačyp kys, üš köstüb kenci kys « fille rousse à sept crêtes, petite fille
à trois yeux ». Elle « l’aide à chamaniser, elle est pour lui comme est sa femme
terrestre » (archives Dyrenkova citées par Alekseev 1984, 90-91).

V. Le costume

Le tambour est le premier élément de l’équipement acquis par le chamane. Un peu


plus tard, il reçoit son costume cérémoniel. Alors que la fabrication du tambour est
traditionnellement de la responsabilité des hommes puisqu’il est associé à la chasse et
à la forêt, le costume qui implique un travail de couture est réalisé par les femmes,
chez les Tofalars, par des jeunes filles vierges (Hartwig 1957, 40).
279

Êreksen est l’un des rares Touvas vivants qui ont observé le mode de confection
traditionnel de l’équipement chamanique. Il a fabriqué lui-même un ou deux
costumes pour répondre à des commandes de chamanes kyzyliens.

Masterler baza turgan biske. Derig Nous avions des maîtres [artisans] chez nous.
ajbylaarga muŋgarančyg daaraar turgan. Quand il y avait des commandes, ils cousaient
Dyka ulug ažyl-dyr ol. Algy typ alyr dep terriblement. La manière de faire des gens qui
čüve duu tajga daskylga syyn ölürgež kym cousaient est restée dans ma mémoire [sagyš], je
am meŋêê kežin êkkep berip turar dep… couds et je fais coudre ma femme. C’est un très
Dyka naryn xamyk čüvezin čyyp alyry. grand travail. Trouver la peau, que quelqu’un tue
Kuŋgurtugga törelderimge čagyyrymda- un cerf maral dans la taïga, qu’il me l’apporte…
êkkêêrinde êkkêêr, êkkelbêêninde êkkelves. C’est très compliqué de rassembler toutes ces
choses.
À Kuŋgurtug, mes parents, ce que je commande,
ils l’apportent ou ils ne l’apportent pas !

Comme le tambour, le costume est un support d’interprétation d’une étonnante


fécondité. Le modèle de l’oiseau se reconnaît souvent dans le costume touva
traditionnel. Sous les manches, des franges de cuir évoquent les plumes des ailes. La
coiffe touva est généralement ornée de plumes réelles généralement de coq de
bruyère, d’aigle ou de hibou.
Le registre militaire est également très important. Le costume est désigné chez les
Tožu par l’expression ala xujak « xujak chamarré » (Vajnštejn 1968, 332). Le terme
mongol xujag, « cuirasse », est aussi parfois employé chez les Iakoutes (Pekarskij &
Vasil’ev 1910, 113), chez les Bouriates (Hamayon 1990, 144) et fournit même la
désignation ordinaire du costume chez les Darkhates (Pedersen 2007, 149). Les
manteaux chamaniques sibériens présentent de nombreux éléments rappelant une
armure avec ses plaques métalliques (Ivanov 1978).
Les armes offensives y ont aussi leur place. On rencontre sur les costumes touvas des
arcs miniatures et des flèches. Êreksen donne quelques explications sur ces objets
devenus très rares sur les costumes contemporains en raison de la disparition des
forgerons artisanaux.

Derigniŋ artynga oktar turar, êvêêš dize-le tos À l’arrière du costume, il y a neuf flèches. On
ok turar. Tos êêrgeštiŋ bažynga dörbelčin yndyg les tord en spirale, au bout on fait un carré. Il
čüve kylyp kaan turar. Oorgazynda ol am alban doit y avoir ça sur le dos, obligatoirement.
turar. Ol demirden. C’est en fer.

Je n’ai pu observer ces objets, communs dans les exemplaires des musées, que sur le
costume du chamane Jurij Ooržak de la société Düŋgür qui ne paraît pourtant pas
avoir été fabriqué par Êreksen.
280

Figure 54.Neuf fléchettes de fer attachées à un morceau de peau sur le dos du costume du chamane Jurij Ooržak.

Les costumes anciens étaient cousus dans une peau d’animal, de préférence sauvage,
le poil rentré à l’intérieur. Le musée de Kyzyl possède cependant plusieurs costumes
anciens de la région centrale faits d’un manteau de tissu ordinaire. De nos jours, les
chamanes de Kyzyl utilisent dans leur grande majorité un manteau de soie. Ces robes
sont cousues dans de la soie chinoise importée de Mongolie. Commander un
costume est plus onéreux que de l’acheter à un vendeur qui vient se présenter à la
société. C’est la solution qu’a choisie la chamane Marina Monguš, achetant à un
Mongol une tunique de soie mauve, décorée de fleurs blanches sur laquelle elle a
cousu des serpents de tissu. Mais selon elle, la couleur du costume est incorrecte : il
aurait dû comporter comme couleurs principales, le brun et le bleu, couleur de la
terre et de l’eau. En effet, c’est avec les esprits de la terre et de l’eau que cette
chamane entretient le plus de relations, c’est à eux qu’elle s’adresse d’ordinaire.
L’usage des chamanes kyzyliens est fortement désapprouvé par Êreksen Boranak,
notre informateur de la taïga qui estime qu’il doit être créé spécialement pour le
chamane :

Derig dep čüve, ulustarnuŋ kedip aar čüvezi, Le costume, c’est pareil, celui que les gens
ol baza šyn êves. Anaa xalat-daa, ton daa portent [actuellement], c’est incorrect. Ils
bolur, unda kaš borbak pös ol šyn êves, ol prennent une tunique ordinaire, ils y mettent
šuptu dürümnüg bolur. quelques tissus, c’est totalement faux. Il y a des
règles dans tout cela.
Am bir dugaarynda ištiki ton xevirlig kylyp En premier, on fait l’intérieur qui est comme
alyr, ooŋ soonda skelet xevirlig čüve daarap un manteau, ensuite on coud une forme de
alyr. Bo êêgeleri. squelette avec des côtes comme ça.
Oorgazyn baza kylgaš, töžün čüsterin, bir On fait aussi le dos, les articulations du
dugaar onu kylyr. sternum.

Comme le tambour, le costume doit être réalisé selon des indications précises
données par le chamanes à la suite d’une « vision ».
281

Xam bodu körüp kižige daaraadyp alyr. Le chamane voit ce qu’il faut, et ensuite il fait
Končug šever kižige. coudre à quelqu’un, à un très habile artisan.

Quand il est prêt le costume est encore non dressé (êmdik) de la même manière que le
tambour. Il faut l’ « habituer » en le portant et corriger les éléments qui ne
conviennent pas, car il n’est pas certain que, malgré leur talent, les couturiers
parviennent à réaliser les exigences du chamane :

Tonnu baza êlêên êdiktirip êlêên kedip Le costume aussi, il faut l’habituer, le porter un
čvelejn soonda oon am keder boldujn. peu. Quand on l’a endossé, on ne se met pas
Doraan-na ketkeš xamnaj berbes. Bičii tout de suite à chamaniser. On le fumige un peu
artyžap, čüvelep. Četpes čüvezin bodu ajty au genévrier. Le costume indique lui-même ce
bêêr boldujn. Onu baza xaa yndyg-dyr. qui manque. Lui aussi, il fait « Eh ! ça, c’est trop
« Doo uzu, kyska oozu araj » yndyg dêêr, long, ça c’est trop court », il parle comme ça.
onu ynčap turgaš četčelep alyr. Ol Ensuite et de cette manière, on complète
četčêêlerinde čedi xonuk baza xerek. l’ensemble. Pour compléter, il faut encore sept
jours.

A. Un corps dédoublé

Êreksen lui-même avait autrefois un costume, mais il l’a prêté à un chamane kyzylien.
En conséquence, il ne peut plus accomplir de « grands rituels », par exemple pour
chasser un mauvais esprit d’un malade : il se contente de fumiger ses visiteurs au
genévrier et de leur faire de la divination.

Bičii-bičii kylyp turar men. Ulug čüve Je ne fais que des petits trucs. Je ne peux
šydavas men. Am tonum xerek. Am rien faire d’important. Il me faut un
kylyr men. manteau : je vais m’en faire un bientôt.

À la question de savoir en quoi le costume est nécessaire, Êreksen Boranak met en


avant la « compréhension » :

Derig čokta ulug čüve kyldynmas. Düŋgür Sans costume on ne peut pas faire grand-chose.
dyka kamgalaar, derig dep čüve baza küš Le tambour protège beaucoup, le costume aussi
kiirer. Ol čüve čokta šoolug čüve bildinmes- fait venir de la force. Sans lui, on ne comprend
daa. pas grand-chose.

Cet argument est un peu inattendu si l’on tient compte des interprétations
généralement attribuées au costume. En quoi une cuirasse peut-elle aider à
« comprendre » quelque chose ?
Bildinmes « on n’y comprend rien, on n’y voit rien » est une forme négative du verbe
bildin- qu’on peut traduire par « être compréhensible, connu, visible. » La racine
282

verbale bil- « savoir » implique souvent l’idée de perception. Bilin-, qui traduit notre
« sentir », n’est autre que la forme réfléchie de bil-.
De nombreux indices dans le costume font apparaître qu’il a, parmi d’autres
fonctions, celle de fournir au chamane des supports de perception supplémentaires,
bref de nouveaux sens. Une grande partie des coiffes (xam bört) des chamanes touvas
contemporains sont, comme les anciennes, ornées de figures représentant les
différentes parties d’un visage humain228.

Figure 55. Coiffe que le chamane Sergej Tumat porte avec Figure 56. Coiffe simple que Sergej porte sans costume.
son costume.

Figure 57. Le chamane Jurij Ooržak avec sa coiffe ornée Figure 58.Oeil sur le manteau du chamane Jurij Ooržak
d’un visage (2006).

228N°43 coll. Vasil’ev : une coiffe de chamane femme porte des plaques métalliques représentant les
os du crâne.
283

Figure 59. Chamane tožu, photographié en 1903 par Figure 60. Femme chamane télenghite, photographiée en
Felix Kohn (détail). RÊM, Gursman 2006, 113. 1924 par Rudenko. RÊM, Gursman 2006, 32.

Figure 61. Le chamane Šoončur Sojan. Photographie publiée dans Vajnštejn 1969, 41.

Le chamane Jurij Ooržak de la société Düŋgür assure que ces yeux cousus sur sa
coiffe et son manteau l’aident à « voir ce que les autres ne voient pas. » Comme la
plupart des chamanes touvas, lorsqu’il est en séance, Jurij ferme les yeux. Il fait ainsi
saisir au public que les scènes qu’il décrit dans ses invocations ne sont pas le résultat
de la vision ordinaire par des yeux ordinaires. C’est avec les yeux spéciaux de sa
coiffe qu’il est censé voir les êtres spéciaux qu’il décrit et que les membres de
l’assistance avec leurs corps simples ne peuvent percevoir.
Le rôle perceptif attribué au visage représenté sur la coiffe apparaît clairement dans
cette invocation (Kenin-Lopsan éd. 2002, 194) :
284

Karaktarym közülbejn-dir, Mes yeux n’y voient pas,


Xamnaar börgüm êkkeliŋer. Apportez-moi ma coiffe chamanique
Kulaktarym dyŋnalbajn-dyr, Mes oreilles n’y entendent pas,
Kuštug börgüm êkkeliŋer Apportez-moi ma coiffe-oiseau.

La coiffe n’est pas à interpréter comme un masque, car le visage artificiel ne recouvre
jamais le visage réel du chamane. Il est superposé, il se surajoute, non en supprimant,
mais en composant. Certes, dans les coiffes anciennes le visage réel du chamane est
souvent caché derrière une longue frange qu’on reconnaît sous une forme réduite,
ornée de perles, dans la coiffe du chamane Jurij Ooržak. La frange est sans doute un
élément important car on la retrouve chez des peuples qui ne représentent pas de
visage sur la coiffe (fig. 60). Elle présente l’avantage pratique de permettre au
chamane de voir sans être vu. Il peut ainsi, au cours de sa danse, ouvrir les yeux et se
réorienter dans l’espace sans que l’assemblée ne remarque ce changement d’attention.
Cependant, la fonction de la frange ne peut être résumée à un moyen de
dissimulation accordée à son porteur, sauf à prêter une étonnante mauvaise foi aux
peuples sibériens qui les fabriquaient pour leurs chamanes. La frange est plutôt une
manière de « mettre entre parenthèses » la perception et le visage ordinaires du
chamane le temps du rituel tout en affirmant qu’ils ne sont pas supprimés comme ils
le seraient par un masque.
Il arrive, notamment chez les Touvas, que le costume ne comporte pas de
représentations d’organes sensoriels ni même rien qui rappelle un corps humain.
Pourtant, la fonction de support perceptif du costume n’est pas oubliée pour autant.
Un informateur touva raconte ainsi que le « serpent sait toujours tout, quel malheur
va arriver, et quand. » Grâce aux serpents représentés sur son costume, le chamane
sait tout avant les « gens noirs » (karačal kižiler) (Kenin-Lopsan éd. 2002, 200).
Le costume rituel, d’une manière générale, est pour le chamane qui le porte un
second corps. Cette signification apparaît clairement dans les costumes de nombreux
peuples sibériens, qui y représentent différents organes (Prokof’eva 1971). Chez les
Touvas orientaux, le costume est fabriqué de façon à représenter matériellement et
aussi explicitement que possible la structure d’un deuxième corps : son squelette. Le
chamane touva Šoončur Sojan rencontré par l’ethnologue khakasse Karalkin (1966)
dans les années 1950 portait sur sa coiffe la représentation d’un visage humain, avec
bouche, sourcils, yeux et joues. Son visage était partiellement caché par une frange de
peau chamoisée. Sur son manteau fait en peau de cerf maral, des lignes brodées en
poils blancs de renne représentent « les côtes, les os des bras et les mains du
chamanes ». Êreksen Boranak, qui fut formé par Šoončur m’expliqua ainsi cette
technique : « avec les poils blancs de fanon de renne on contre-pointe le support » (ivi
čogduru dep čüve turar, ak dükter turar, ooŋ-bile syryp turgaš turar). Au dos sont suspendues
des plaques métalliques représentant les omoplates du chamane ; entre elles pend une
longue bande verticale brodée de poils blancs de renne. Les bottes sont ornées de
broderies représentant des pieds.
285

Êreksen Boranak explique ainsi la nécessité de représenter des os sur le costume


chamanique :

Čerle kyldyrynyŋ čurumu yndyg čüve yjnaan. C’est la règle qui est ainsi. Il faut les montrer.
Körgüzüp kaan turar. Dans le corps humain s’il n’y a pas d’os, on ne
Kižiniŋ ê’’t-bodunda söök čok bolza čüve tutpas peut rien attraper. Nous aussi, c’est bien sur le
logoj. Bis-daa bolza söök užunda kylaštap turar bout de nos os que nous marchons. S’il n’y a
bolgaj bis. Söök čok bolza bylbyrgaj ê’’t. pas d’os, il n’y a que de la chair flasque.

Cette explication n’est que partiellement satisfaisante. Les os sont nécessaires pour
marcher, mais les muscles aussi, or ils ne sont pas représentés. En fait, à l’évidence,
Êreksen n’a pas d’autre explication que l’autorité de la tradition.
Tâchons de nous représenter ce que voit le public. Revêtu d’un tel costume, le
chamane exhibe à l’assistance un squelette (fig. 62 et 63) dans lequel on peut
reconnaître ces os blancs et purs, ces os spéciaux qui font la singularité de la nature
chamanique et qui ont été vérifiés par les ancêtres pendant la crise. L’intérieur du
corps du chamane est ainsi projeté à l’extérieur229.
Mais l’action spectaculaire du costume n’en reste pas là, car projeter l’intérieur à
l’extérieur du corps reviendrait à faire disparaître l’extériorité, ce serait faire
disparaître le corps ordinaire du chamane sous un déguisement. Or cette projection
est elle-même hypostasiée pour former, à côté du corps ordinaire, un second corps, un
corps spécial doté d’une existence autonome230.
De même, ses capacités spéciales, manifestées dès l’enfance, sont arrachées à son
corps réel pour être inscrites dans son costume, fixées et rendues tangibles au public
dans ces yeux, ce nez, ces oreilles qui figurent sur la coiffe. Le spectateur de la séance
chamanique a devant lui un corps redoublé avec ses doubles mains et son double
visage , comme on le voit bien dans la photographie du chamane Šoončur (fig. 61) :
ce visage familier qui émerge par moment des franges et le visage spécial qui est
représenté sur la coiffe. C’est cette fois le chamane lui-même qui se trouve présenter
au public de la séance l’« identité complexe » d’une figure bicéphale. Il se donne à
voir aux « hommes simples » (bödüün kiži) comme un homme complexe.

229 Pedersen voit, pour des raisons différentes, un processus comparable chez les Darkhates : « La
surface visible du chamane semble être l’invisible à l’intérieur d’une personne ordinaire. » (2007, 159).
Selon cet auteur, les rubans du costume chamanique sont les marques (externes) des visites de clients,
donc l’empreinte des malédictions et des haines (intérieures) dont ils ont été victimes pour devoir
s’adresser au chamane. C’est faire l’hypothèse que les affaires de sorcellerie sont au centre de la
pratique chamanique, alors qu’elles paraissent n’avoir connu un développement que récemment, à la
fin de la période soviétique, chez les Darkhates (Lacaze 1996), comme ailleurs (voir ci-dessous chap.
XI, « L’âge des sorts »).
230 Un chamane tožu chante les différentes parties de son costume comme des parties d’un corps

spécial : adar ok ödüp bolbas, demir čarnym, amyr ! « Vous que la flèche ne perce pas, mes omoplates de
fer, salut ! » ; dujug bolgan adyr budum « mes sabots, mes jambes » (Vajnštejn 1961, 185).
286

Figure 62. Chamane touva. Début du XXe siècle. Musée Figure 63. Chamane tofalar. 1911. Musée
d’anthropologie et d’ethnographie de Saint-Pétersbourg d’ethnographie des peuples de la Fédération de Russie,
(Nioradze 1925, fig.14). Un visage apparaît sur la coiffe. Une Saint-Pétersbourg (Gurman 2006). On distingue sur
bande de tissu porte une représentation du thorax. la poitrine une représentation des côtes et sur les bottes
celle des pieds

Figure 64 (ci-contre). Le costume chamanique de Šoončur Sojan. Musée national touva, Kyzyl Van Alphen dir. 1997
n°36, 39, 41. Le manteau est ici vu de dos. L’état des fiches d’inventaire du musée ne permet malheureusement pas
d’identifier l’origine des objets, ce qui explique que l’attribution des objets touvas publiés dans le catalogue de l’exposition
du musée ethnographique d’Anvers (Van Alphen dir. op. cit.) soit généralement erronée. L’observation des
photographies et des films que Vajnštejn prit de Šoončur en costume nous permettent cependant d’établir avec certitude
que ce chamane fut le propriétaire des objets reproduits ici.
287
288

B. La création de la discontinuité

Le rituel d’investiture crée une discontinuité sociale et une discontinuité temporelle.


La relation du novice avec ses esprits est caractérisée par la continuité. Si les attaques
sont évidemment espacées, l’état de crise est permanent. Les chamanes le décrivent
en disant qu’ils ont été malades pendant une période plus ou moins longue : « 6
mois » ou « 2 ans ». Pendant toute cette durée, le souffrant est supposé subir la
« pression » des esprits. Plus tard, à partir du moment où il possède son équipement,
le chamane n’a plus avec ses esprits qu’un lien intermittent. Un contraste, inexistant
pour le novice, apparaît entre deux moments : quand le chamane porte son
équipement, il se rapproche des esprits, et quand il ne le porte pas, il redevient, par
son apparence et sa conduite, semblable à un homme ordinaire. Comme le remarque
très justement Pedersen (2007, 159), « le costume est aussi une sorte d’instrument
ontologique par lequel le chamane est rendu relativement ordinaire quand il ne le
porte pas. »
Nikolaj Katanov raconte que chez les Tatars de Minoussinsk (Khakasses) le costume
transforme son propriétaire, lorsqu’il le revêt, « d’homme en chamane. » Il est
supposé être capable de prophétiser sur n’importe quel sujet lorsqu’il est habillé et
ensuite l’oublier « étant redevenu homme » (1897, 24). Katanov décrit la réjouissance
qui est celle d’un membre de l’assistance lorsqu’il entend une prédiction favorable sur
son compte. Mais, à en croire Katanov, « quand le chamane se transforme en homme
ordinaire, on ne lui demande plus rien car, étant un homme simple, il ne sait rien »
(ibid., 30). Katanov exagère évidemment une tendance contrastive réelle. En effet,
personne n’imagine qu’il soit suffisant de revêtir à la dérobée le costume du chamane
pour acquérir ses pouvoirs. De celui qui commettrait cette action téméraire, on dit
généralement, non qu’il « deviendrait chamane », mais, plus tragiquement, qu’il
mourrait. De plus, on sait que les chamanes khakasses pouvaient exécuter des rituels
sans costume puisque beaucoup n’en possédaient pas.
Pourtant, il est certain qu’une différence, non de nature, mais bien d’état est supposée
distinguer le chamane avec ou sans costume. Feliks Kon l’a noté chez les
Touvas comme en témoigne le récit qu’il fait de la fin d’une séance chamanique à
laquelle il assista dans les premières années du XXe siècle (1934, 87) :

« Le monde d’au-delà des nuages, le monde des esprits et des fantômes


disparut. La cruelle réalité reprenait ses droits. Le terrible chamane redevenait
un petit homme, recevant respectueusement la pipe de ceux qui se situent plus
haut que lui dans la hiérarchie sociale.
Tavadžik [l’interprète de Kon] qui, pendant la séance, s’adressait avec tant de
respect au chamane, la nuit même se faufila dans la yourte de la plus jeune
épouse du terrible exorciseur des esprits et sans respect lui fit porter des
cornes. »

Évidemment cette description est à nouveau à prendre avec précaution. On y


reconnaît un point de vue occidental sur les relations sociales, notamment sur la
289

signification de l’adultère qui n’avait rien, chez les Touvas du début du XXe siècle, de
l’offense infamante qu’il représentait pour les Russes de la même époque. Pourtant,
Kon met incontestablement le doigt sur un contraste entre deux types de
comportements.
Lors de consultations auxquelles j’ai pu assister à Kyzyl, j’ai remarqué une différence
d’attitude de ce genre entre le moment où le chamane est en civil et celui où il porte
le costume. Il n’est pas rare que des amis ou des parents de Kara-ool viennent le
consulter dans son centre chamanique. Une discussion a généralement lieu dans la
cour du bâtiment pendant laquelle on parle d’affaires, de politique ou de famille. À
cette étape, les visiteurs n’hésitent pas à émettre leur opinion, à plaisanter et
éventuellement à contredire les opinions de Kara-ool. Il n’en est plus question
lorsqu’il a revêtu son costume et qu’il parle en chamane. Il serait insensé de remettre
en cause une prédiction ou de contester le choix de la couleur d’un ruban pour la
fabrication d’un êêren.
Cette possibilité de transition de l’état spécial d’un être semblable aux esprits à celui
d’un être semblable aux hommes est la particularité du chamane. Le fait d’être en
permanence semblable aux esprits n’est pas en soi stupéfiant : c’est l’état qui attend
tout homme après sa mort. Mais les êtres ex-humains qui ont acquis cet état ne sont
d’aucun secours pour les hommes qui ne peuvent entretenir de relation avec eux.
C’est bien l’intermittence propre au chamane qui est intéressante pour la société et
c’est cette discontinuité temporelle qui fonde son statut et donc produit de la
discontinuité sociale entre chamanes et « gens noirs ».

C. L’analyse rituelle

Le rituel d’investiture réalise une analyse : il dissocie des éléments liés et expose les
objets sous différents aspects. Les esprits, mis à distance du corps du novice sur
lequel ils exerçaient leur pouvoir, reçoivent au moment de l’investiture un
prolongement matériel qui leur permet d’être présents sur un mode manipulable dans
le domaine des perceptions ordinaires des hommes (fig. 65 et 66). Réciproquement,
le chamane voit son corps prolongé dans le costume rituel qui le dédouble et lui
permet ainsi d’évoluer dans ce redoublement du monde qu’est le domaine des
perceptions spéciales.
Une double projection est donc réalisée en sens inverse entre le domaine des
perceptions ordinaires et celui des perceptions spéciales que nous pouvons appeler le
« monde des esprits », si nous ne perdons pas de vue qu’il n’est pas nécessairement
hypostasié en un espace étranger à celui qu’habitent les hommes231.

231 Les esprits sont supposés être présents dans les trois mondes : le ciel, la terre où vivent les hommes
et le royaume d’Erlik.
290

Figure 65. La relation dyadique aux esprits avant l’investiture.

Figure 66. Le dispositif relationnel mis en place par le rite d’investiture.

La projection rituelle dédouble les esprits en leur donnant un aspect ou une « face »
accessible aux perceptions ordinaires, les ongon, tout comme elle dédouble le corps du
chamane en lui conférant un aspect spécial mais visible, le costume. Engagé dans le
rituel, le chamane est ainsi pris dans une logique analytique opposant des aspects
ordinaires perceptibles par tous et des aspects spéciaux relevant de sa seule capacité.
Il continuera à suivre et à amplifier cette opposition dans une rhétorique chamanique
bien reconnaissable. La logique dans laquelle il est sommé de penser sa relation aux
esprits implique désormais le point de vue ordinaire, celui des « gens simples », un
point de vue tiers qui s’est introduit et a complexifié le dispositif mis en place
pendant la crise. C’est largement en opposition au point de vue « ordinaire » et au
registre de discours qu’il produit, donc en dépendance étroite par rapport à lui, que le
chamane va construire son propre discours, qui sera donc un style, et son identité,
qui sera donc un statut.
291

Chapitre VII
Les corps conducteurs

I. Un corps puissant

Quand le chamane est passé du schéma où il subit la pression unidirectionnelle des


esprits à celui où les excroissances que constituent ses attributs rituels prolongent son
corps dans le domaine des esprits, ce nouveau corps multiple est vu comme un lieu
où se nouent des forces aux orientations diverses. Désormais, comme par l’effet d’un
miroir, le corps dédoublé du chamane paraît aussi capable de renvoyer les forces
dont il ne faisait qu’éprouver l’action. Dans son tout comme dans ses parties, le corps
chamanique est maintenant crédité de pouvoirs causaux surnaturels qui s’amplifient
après sa mort. Un contact fortuit et invisible peut avoir des conséquences tragiques
comme il apparaît dans ce récit du chamane Gennadyj : « Certains chamanes meurent
et ensuite, dans ton assiette tombe un cheveu [ou un poil : dük], tu n’as pas vu, tu le
manges, et c’est fini, tu meurs. C’est un cheveu du chamane qui est mort ; il est petit,
on ne le voit pas. Tu le manges et tu meurs. »
La littérature orale touva contient de nombreuses histoires illustrant le danger du
contact avec des restes de chamanes. Le nomade Sergej Sat rapporte comme un fait
de notoriété publique que, dans la région de son campement, un homme a trouvé un
jour un seri, construction de bois dans laquelle on dépose le corps d’un chamane
défunt. Le crâne du chamane était tombé du cercueil et avait roulé à terre. L’homme
le ramassa et joua avec. Un peu plus tard, il fut saisi d’une crise de furie et tua sa
femme d’un coup de fusil avant de se suicider. « C’est arrivé il y a quelques années. »
Le corps vivant du chamane présentait aussi des singularités. Nous avons déjà
rapporté le récit de cette Touva, Ajlana Ooržak, qui nous affirma que son arrière-
grand-père chamane avait sur le côté gauche du ventre un sein que les gens suçaient.
Les chamanes chors avaient des protubérances censées signaler un os
supplémentaire. Tel chamane altaïen, Badi-Kam, était dit posséder un cœur entouré
de fourrure (Anoxin 1924, 125).
C’est spécialement quand il est mobilisé dans le cours de la séance que le corps vivant
du chamane se voit prêter des capacités extraordinaires. Un Russe habitant en pays
touva raconta au norvégien Olsen ([1915] 1921, 157) qu’une puissante chamane
292

touva, qui avait les jambes malades et ne pouvait se tenir debout ni marcher, lors du
rituel se levait et sautait sur ses jambes comme si elle était en parfaite santé.
Un chamane du Xemčik, lorsqu’il menait un rituel pour « manger » (tuer) un ennemi
proclamait ainsi la puissance de son corps spécial :

Iji xolum demir kyskaš Mes deux bras sont des pinces de fer
Iji budum demir tegêê Mes deux jambes sont un cercle [ ?] de fer
Šulu bodum šulu xaja Mon corps [moi-même] entier est un rocher,
Kara bodum kaŋ demir Mon corps noir est d’acier.
Boo-bile adarga-daa On peut me tirer dessus au fusil,
Xoržok xam men Impossible [de me tuer, car] je suis chamane.
Xačy-bile kezerge-daa On peut me couper aux ciseaux,
Xoržok xam men Impossible [de me tuer, car] je suis chamane.

Dans cette invocation, les qualités du corps spécial que constitue le costume se
confondent avec celles du corps naturel du chamane. Le corps multiple du chamane
peut être transpercé, pénétré par des corps étrangers, il n’en est pas détruit. Toutes
ces attributions contredisent les principes de la physique intuitive, mais aussi
dessinent le chamane comme doué d’un corps aux limites incertaines, un lieu ouvert
à des visites spéciales.

A. La force du chamane

Lorsqu’ils jugent leurs chamanes, les profanes, aujourd’hui comme autrefois,


emploient souvent la notion de küš-šydal. Küš est la « force physique », tandis que
šydal, dérivé de šyda- « être capable de », désigne plutôt la « puissance » ou la
« capacité ».
La notion de küš-šydal, remplacée parfois de nos jours par celle d’ênergija (« énergie »),
désigne une qualité interne du chamane, sans faire d’hypothèse sur l’origine de cette
qualité. Des chamanes qu’ils apprécient, les profanes disent simplement qu’ils sont
« forts » küštüg sans faire référence à leurs esprits. Aziana Kuular compare ainsi deux
chamanes : « Elena est plus forte qu’Anissia. Elle frappe fort dans son tambour, elle
chante. Elle a plus d’énergie [ênergija]. » Ce genre de jugement se retrouve chez un
Touva de la taïga comme Marat, selon qui l’ancêtre d’Êreksen était končug küštüg « très
fort ». Au contraire, Šoončur Sojan, « un simple élève » d’après lui, n’était guère
küštüg. Quand ils accomplissent ce type de jugements comparatifs, les clients
pourraient presque dire : « Les esprits, je n’ai pas besoin de cette hypothèse. »
La force physique est nécessaire au chamane efficace car on attend de lui qu’il sache
négocier mais également contraindre. Il n’est pas seulement un beau parleur, un
homme d’entregent. Il est censé pouvoir exercer une action causale mécanique sur les
esprits. C’est bien ce que mimaient souvent les anciens chamanes touvas : une lutte
physique contre les mauvais esprits qui leurs résistaient et ne voulaient pas se laisser
293

arracher au corps du malade. Au cours d’un rituel auquel assista Kon, le chamane
mima une lutte avec un ours qu’il « tua », puis jeta son tambour sur un aza pour
l’emprisonner avant de le « tuer » (1934, 80-81). De nos jours le combat est moins
spectaculaire. Pourtant, c’est bien par la violence que Xovalygmaa dit chasser les
mauvais esprits : « Si quelqu’un a un buk sur l’épaule, je l’arrache et il [le client] aura
mal à l’épaule. »
Il est courant que les chamanes kyzyliens accomplissent des actions brutales pour
chasser le mal du corps de leurs patients. Ils font souvent le geste de rassembler dans
leur tambour des choses autour du malade assis puis de les jeter dans la cour. Une
femme qui était venu consulter Kara-ool pour divers problème lui dit en fin
d’entretien : « J’ai mal à la gorge. Que faut-il faire ? - Il faut la soigner bien sûr. Que
veux-tu faire sans ta gorge ? » Le chamane se leva brusquement de son bureau et se
dirigea vers la cliente qu’il saisit au cou pour la masser. Il lui posa quelques questions
puis s’écria : « Que la maladie s’en aille, qu’elle guérisse, qu’elle guérisse ! » Kara-ool
fit alors le geste de tirer vivement quelque chose de la gorge de la cliente et partit en
courant le jeter dans la cour.

B. Les exploits du corps pénétrable

Des exploits miraculeux, dont la littérature orale de l’Altaï-Saïan regorge, sont


attribués aux grands chamanes en signe de leur puissance232. Certains chamanes
touvas ont la réputation de pouvoir faire tomber la foudre sur le bétail de celui qui
provoque leur colère (Potanin 1883, 140). Amir, éleveur dans la vallée du Xüürektig,
me raconta les faits suivants sur sa grand-mère chamane :

Ol alganyp ča’’s čagdyrar. Ol anaa ajas En disant des invocations, elle faisait tomber la
turgan öjnü ča’’s čagdyrar. Dolu čaar čok pluie. Le temps était clair et elle fait venir la pluie.
bolza čaŋnyk düžer. Kudaj uktug xam La grêle se met à tomber, la foudre tombe. Les
yndyg boor. Šaanda Kudaj uktug xam, chamanes d’essence céleste [Kudaj uktug] sont ainsi.
bir uluska xoradaaš, čaŋnyk düžürer. Autrefois un chamane d’essence céleste, s’il se
Xamnap xamnap kêêrge, « čaŋnyk fâchait contre des gens, faisait tomber la foudre. Il
düšsün » dêên čeringe, čaŋnyk düžüp chamanisait, et à l’endroit où il voulait que la
turar… turgan. foudre tombe, elle tombe… enfin elle tombait.

« Elle tombait… », car ces exploits sont toujours prêtés aux chamanes du passé,
supposés plus forts que ceux d’aujourd’hui. Beaucoup de mes informateurs
considèrent que l’incapacité des chamanes contemporains à accomplir de tels exploits
était l’un des signes les plus clairs de leur faiblesse voire de leur non-authenticité. De
nos jours, dans la région d’Êrzin, la population parle d’une chamane qui avait la

232Dans le chamanisme altaïen et notamment touva, d’après Vajnštejn et Moskalenko (1995), « ces
tours de magie [ru. fokus] étaient particulièrement caractéristiques des ‘grands’ chamanes ».
294

puissance de se transformer en corbeau. Ilbi233 est le terme qui désigne généralement


ces tours magiques. Potanin s’est entendu dire d’informateurs touva que « si les
uzjut234 aident le chamane, il pourra faire des ilbi, par exemple faire couler du lait de
son tambour dans un bol ou se planter un couteau dans la poitrine » (1883, 63). Tel
chamane d’autrefois est qualifié de magicien (ilbi-šidilig) : il sort six loups gris de son
sac de feutre (Kenin-Lopsan éd. 2002, 100).
La thématique de l’invulnérabilité, ou plus exactement de la pénétrabilité, du corps du
grand chamane est très répandue de nos jours encore. La sœur du chamane Uspun
Adyr-ool, à Mugur-Aksy dans l’Ouest de Touva, m’avoua n’avoir pas une grande
confiance dans les pouvoirs de son frère. Elle le comparait à leur mère qui, « elle,
était une grande chamane ». Elle se plantait, d’après sa fille, un couteau dans le cœur
et le retirait trois jours après sans que le sang en coule.
Sergej Tumat me rapporta une légende de la région de Šagonar selon laquelle,
autrefois, un chamane de la région se plantait un couteau dans le corps. Le sang
giclait puis l’homme se relevait et buvait du thé. Un autre chamane se tirait dessus au
fusil est en sortait indemne.
Ces récits sont nombreux dans la littérature sur les Touvas (Kon 1934, 44 ; Olsen
1921, 155) bien qu’aucun voyageur n’ait réellement observé de tels phénomènes. On
les retrouve chez les Iakoutes pour qui « un bon chamane doit se couper en trois
endroits : le sinciput, le foie et l’estomac ; on enfonce le couteau jusqu’au manche et
parfois la lame passant au travers se voit de l’autre côté235. » D’autres techniques
rendaient visibles au public l’idée que le corps chamanique était traversable, poreux :
Seroševskij rencontra un chamane iakoute qui avalait des charbons ardents et du
verre et recrachait des pièces de monnaie qui disparaissaient des mains de
l’assistance236.
Au XVIIIe siècle, l’académicien Gmelin put observer de tours semblables réalisés par
des chamanes toungouses et bouriates. Ce savant rationaliste se fit un devoir de
confondre publiquement les chamanes en vérifiant leur corps et en leur faisant
avouer leurs subterfuges (Gmelin 1767 I, 261 ; II, 16-17). Gmelin et son confrère
Müller eurent cependant la surprise d’observer parmi les Iakoutes une chamane de
vingt ans qui réalisa le fameux tour du couteau sans supercherie. Contrainte par la
mise à l’épreuve organisée par les étrangers qui l’accusaient d’imposture, elle leur
offrit un effrayant spectacle :

« Elle se poignarda réellement et retira son couteau ensanglanté. Je tâtai la


plaie et un morceau de l’épiploon tombant. La magicienne le découpa,

233 Le terme est connu en altaïen et en chor. On le trouve en turc ancien, mais sa forme en touva
permet de reconnaître qu’il est passé par le mongol pour revenir en touva (Tatarincev 2000-…, II,
360). Kowalewski donne « capacité magique » comme définition du mongol ilbi (1844-1849, I, 305)
234 En altaïen üzüt désigne l’esprit d’un défunt. Ce terme a disparu de la langue touva contemporaine.
235 Information recueillie dans le Namškij ulus en 1888 par Seroševskij ([1896] 1993, 607).
236 Kilymskij okrug. Op. cit. 609. Seroševskij estime que ces tours ne sont pas suffisants pour faire le

« vrai chamane » (609). Ce n’est pas suffisant dans la réalité pour gagner la confiance des profanes,
mais dans les contes, c’est bien au « grands chamanes » que ces traits sont attribués. Les jeunes
chamanes cherchent à mettre en pratique l’idéologie du conte.
295

ordonna de le faire cuire sur les braises et le mangea. Les Iakoutes


manifestèrent leur étonnement par des cris et des gestes pleins de
vénération237. »

Les académiciens Gmelin et Müller, pris au dépourvu, la soignèrent quelques jours, la


prirent en amitié et lui firent avouer qu’elle ne s’était jamais réellement poignardée
auparavant et qu’elle ne l’avait fait qu’à cause de leur présence et par confiance dans
les récits qu’elle avait entendus à propos de ses ancêtres. Les savants exigèrent que
son aveu fût noté par écrit et qu’elle le signât (ibid.). Sans doute en raison de son
manque d’expérience, cette jeune femme avait cru pouvoir réaliser sur elle-même au
sens propre les récits légendaires illustrant les propriétés extraordinaires du corps
chamanique.
Bien entendu, les tours de magie ne sont pas suffisants pour faire gagner au magicien
la réputation de grand chamane. Ils signalent au public la possession de capacités
surnaturelles, mais nullement la capacité à les maîtriser et à les utiliser au profit des
autres. C’est pourquoi il existe chez les Touvas une catégorie différente de celle du
chamane dans laquelle sont rangés les simples faiseurs de tours ilbi : c’est celle des
ilibiči. Nous verrons plus loin que l’ilbiči se distingue du chamane par l’usage
essentiellement égoïste et ludique qu’il fait de son pouvoir. De plus on ne leur prête
pas la porosité du corps qui est spécifique aux chamanes. Or, ces deux faits sont liés :
si le corps du chamane est pénétrable, c’est pour le service des autres, comme nous
allons maintenant tenter de le montrer.

II.La physique des forces et des offrandes

A. Un monde de dévoration

Roberte Hamayon a montré que les rapports entre les hommes, la nature (la forêt) et
les esprits obéissent dans les représentations des peuples sibériens à un modèle
d’échange de chair. Le chasseur prend de la chair au gibier et la consomme avec sa
famille, mais en contrepartie il s’attend à ce que, par la maladie et la mort, les esprits
viennent à leur tour le dévorer, lui et les siens. En Sibérie, « le monde des esprits est
un monde d’affamés en quête perpétuelle de gibier humain comme l’est le monde des
hommes en quête perpétuelle de gibier animal » (1990, 415).
À la différence de la chair, les os constituent une substance permanente qui assure le
maintien d’une identité d’espèce à travers les générations, c’est pourquoi les chasseurs
s’efforcent de ne pas briser les os du gibier et en rapportent certains dans la forêt afin
de favoriser la renaissance des animaux sous une forme identique. Ainsi les chasseurs
touvas ont l’habitude encore aujourd’hui de déposer le crâne de l’ours ou des os du

237 Gmelin 1751-1752, II, 495.


296

cervidé tués sur un arbre dans la forêt, bien que ce geste soit plutôt interprété comme
une offrande (fig. 67).

Figure 67. Patte de cerf maral suspendue par Sergej Sat près de son campement (région de Süt-Xöl).

Ces dévorations multiples et imbriquées en forme de chaîne alimentaire engendrent


une morale particulière. L’être qui mange le gibier qui lui revient ne peut être qualifié
de mauvais en soi ; il n’est mauvais que du point de vue de sa victime, mais lui-même
ne fait qu’accomplir un ordre général qui oblige le prédateur à nourrir les siens de la
chair de ses proies.
On aboutit à une sorte de relativisme, non un relativisme absolu, mais un relativisme
d’espèce selon lequel chaque espèce a son échelle des valeurs : ce qui est festin pour
l’une est malheur et mort pour l’autre. Dans cette morale, le crime le plus grave est de
rompre l’ordre global de la chaîne alimentaire et de diriger son appétit vers un être de
sa propre espèce (ou de son propre groupe de parenté pour les chamanes), autrement
dit de se livrer au cannibalisme.
Nous ne tenterons pas ici de décrire le fonctionnement global de ce cycle chez les
Turcs de Sibérie méridionale, car il prend, selon l’influence de la chasse et de
l’élevage, des configurations variables, de sorte qu’il faudrait définir une typologie de
cycles accordant aux humains, aux animaux sauvages, aux animaux domestiques et
aux esprits des positions diverses. Nous chercherons plutôt à caractériser, au niveau
local, les conceptions des propriétés des catégories d’entités mobilisées comme
termes du système qui rendent possible l’appréhension concrète de tel ou tel cycle
particulier. Ces conceptions paraissent être communes aux différents peuples qui
nous occupent, qu’ils soient chasseurs ou éleveurs.

Le chamane occupe un rôle majeur de régulateur dans ces grands cycles de la chair.
Chez les peuples de la taïga, selon Hamayon, il doit obtenir des espèces sauvages la
promesse de se donner complaisamment aux chasseurs de son groupe ; autrement
dit, il doit favoriser la « chance » à la chasse. Ce modèle s’applique aux sociétés de
chasse, aussi on ne peut le retrouver que partiellement chez des éleveurs comme les
297

Touvas. Traditionnellement, on attend plutôt des chamanes qu’ils obtiennent


l’expansion du troupeau. On trouve tout de même, parmi les services que propose le
chamane kyzylien Sergej Tumat, l’obtention de la « chance à la chasse » olča-kežik238.
Par ailleurs, suivant Hamayon, le chamane intervient aussi sur la restitution de la
chair par les hommes, non en l’annulant car elle appartient à la logique du système,
mais en la retardant autant que possible, c’est-à-dire en éloignant les maladies.
Nous en avons déjà vu plusieurs illustrations : c’est bien comme une dévoration que
la maladie et la mort sont généralement conçues dans le monde de l’Altaï-Saïan.
Lorsque quelqu’un est malade, les Altaïens disent körmös jep-jat « un esprit le mange »
et quand il meurt : körmös jegen « l’esprit l’a mangé ». Une blessure sur le corps est
parfois désignée comme une morsure : körmöstüŋ tištegeni « un esprit a mordu »
(Anoxin 1924, 6). Körmös est une catégorie très générale d’esprit qui désigne aussi bien
les auxiliaires du chamane que les ancêtres et leurs représentations239. Chez les Chors,
toute mort est vue comme le résultat d’une action violente d’un esprit. Comme les
Altaïens, les Chors disent du mort : ajna kut čibiste « un ajna [mauvais esprit] a mangé
son âme » ou čebel nebe kut čibiste « quelque chose a mangé son âme » (Xlopina 1978,
74). Pour les différents peuples turcs de Sibérie du Sud, Erlik est le chef des esprits
ajna (chez les Chors), körmös (chez les Altaïens) ou aza (chez les Touvas et les
Tchelkanes, Xlopina ibid.) qui causent les maladies et la mort. On dit de lui qu’il est
terriblement « vorace, avide et peu difficile », c’est pourquoi, dans l’Altaï du Nord
comme du Sud, on doit lui faire souvent des sacrifices, et n’importe quelle bête peut
convenir comme victime (Gluxov 1926, 97), même du bétail boiteux ou malade
(Anoxin 1924, 2). Ces sacrifices sont exécutés dans l’espoir qu’Erlik, ainsi rassasié,
laissera en paix le malade qui commençait à être dévoré.
C’est le chamane qui a la responsabilité de ces échanges de substitution. En dehors
des sacrifices qu’il offre à Erlik, quand le chamane identifie dans une maladie l’action
d’un esprit particulier, il peut ordonner de fabriquer pour lui un ongon qui permettra
d’effectuer l’offrande. Fixé dans l’objet, l’esprit affamé peut ainsi être nourri par les
hommes d’autre chose que de leur chair : de lait, de beurre et de viande. Ces objets,
appelés körmös chez les altaïens et êêren chez les Touvas, sont quelquefois conservés
pendant longtemps, parfois sur plusieurs génération et sont régulièrement « nourris ».
« On croit ainsi pouvoir freiner, ne serait-ce que momentanément, la vigilance et la
convoitise de ces dévorateurs qui rôdent au logis du chasseur ; laissés libres, ils
s’introduiraient dans le corps des hommes et y feraient des ravages » (Hamayon 1990,
415).
Potanin a donné une remarquable description de ce processus de dangereuse
recherche d’un équilibre de l’échange chez un peuple mongol voisin des Touvas, les
Darkhates (1883, 88-89). Lorsque le chamane darkhate (zaaryn) chamanise pour le
compte d’un malade, il négocie avec l’ongon responsable l’offrande qui va devoir être
faite. Quand par la bouche du chamane l’ongon exige un trop grand sacrifice, la mère

238Voir glossaire.
239Les représentations d’ancêtres dans la yourte altaïenne sont appelées körmös. Un Altaïen dit à
Anoxin en présentant les siennes : Bu adamnyn körmözü, bu inemnin körmözü « Voici les körmös de mon
père, voici les körmös de ma mère. » (1924, 23-24).
298

de famille s’exclame parfois : « Combien t’avons-nous déjà abattu de moutons, et tu


n’es toujours pas content, quelle grande bouche ! On voit que tu n’as pas la force de
faire ce qu’on te demande ! » L’ongon s’incline peu à peu, jusqu’à ce que le chamane le
convainque de se contenter d’un ruban. Alors le chamane le presse de se mettre en
route. L’ongon répond humblement « Zaa, Bon, j’y vais, j’y vais ! » Sur le chemin, il
s’arrête encore une fois, se retourne et demande : « On ne peut pas ajouter quelque
chose ? » Le chamane le gronde sans façon et le chasse plus loin. D’après Potanin, les
plaintes sur l’avidité des ongon sont universelles dans la région. Les Bouriates d’Alar
dirent à Potanin de leurs ongon : « Ils sont follement voraces comme des moutons ! Ils
mangent beaucoup. » (ibid.)
L’univers traditionnel des peuples de la région est rempli de semblables « grandes
bouches » dont le chamane a pour rôle de canaliser l’appétit. Nous montrerons que
cette tâche, qui implique pour le chamane d’en devenir le relais, détermine en grande
partie les propriétés attribuées à son corps.

B. Le chamane dévorateur

Les exigences insolentes des chamanes touvas ont frappé les voyageurs du XIXe siècle
comme elles surprennent ceux du XXIe. Alors que le pays touva était, d’après Potanin,
celui où les chamanes étaient les plus nombreux, l’explorateur russe ne put assister
qu’à très peu de rituels. Les chamanes exigeaient en effet beaucoup de thé et même
dans un cas un cheval : « Jamais on ne nous avait demandé autant » (1883, 61). Ce
témoignage permet de relativiser les inquiétudes de certains observateurs qui voient
dans l’âpreté au gain des chamanes de Kyzyl le signe d’un récent dérèglement.
Une explication en termes psychologiques (« les chamanes se recrutent parmi les
cupides ») ou sociologiques (« les chamanes forment une classe d’exploiteurs ») sont
évidemment insatisfaisantes. Selon nous, les chamanes sont par statut des
dévorateurs et les biens matériels sont souvent le premier objet de leur fringale.
Nous avons déjà cité des proverbes touvas sur le fait que certains imposteurs se font
chamanes par avidité. Cela ne signifie pas que l’avidité ne soit pas prêtée aussi aux
vrais chamanes. Aujourd’hui, un proverbe populaire dit : Čon jadaraarga xam lama
bajyyr « Quand le peuple est pauvre, chamanes et lamas sont riches. » La présence du
« lama » est très certainement un ajout d’époque soviétique car la propagande
antireligieuse, qui mettait sur un même plan les différents spécialistes, a largement
utilisé les proverbes comme mode de diffusion. À la fin du XIXe siècle, les
informateurs touvas de Katanov se faisaient des idées nettement différentes sur le
désintéressement des lamas et celui des chamanes. Le philologue releva chez eux que
« le lama ne fait rien d’autre que soigner les gens » (Lamanyŋ öske kylyr čüvezi čok tur, ol
kižini-le êmnêêr) (1907, I, 5, n°87), alors que « s’il y a de l’alcool, le chamane reste deux
jours ; s’il n’y en a pas, il se fâche et rentre chez lui » (Araga bar bolza, kam iji-daa
xonuk xonar ; čok bolza teryngaš čanar) (ibid. n°89).
299

La même opinion se rencontre dans des proverbes khakasses anciens comme :


« Année d’épizootie, chien gras ; année d’épidémie, chamane gras » (Xyčalyg čylda adaj
simis, xoryglyg čylda xam simis) ou encore : « Quand le bétail est malade, le chien est
repu ; quand l’homme est malade, le chamane est repu » (Mal ölze - adaj tox, kizi agyrza
- xam tox) (Butanaev 2006, 146). Les Altaïens connaissent un équivalent exact de ce
dernier aphorisme : « Quand le bétail est malade, le chien est gras ; quand l’homme
est malade, le chamane est gras » (Mal uru it semis, kiži uru kam semis) (Potapov 1953,
310) . L’ancienneté et la grande diffusion de ces sentences témoignent du fait qu’elles
ne peuvent être le produit d’une propagande soviétique, bouddhique ou chrétienne.
Si les chamanes grossissent au moment des maladies, ce n’est pas seulement parce
que, comme les lamas médecins (êmči), ils reçoivent des honoraires, c’est aussi en
raison de leur rôle de régulateur dans le système d’échange de chair. C’est
généralement le chamane qui est chargé de transmettre les offrandes par exemple
chez certains Khakasses, lors des rituels à la montagne, chacun des participants
donne une tasse de vodka au chamane qui en projette le contenu en prononçant le
nom de montagnes (Katanov 1907, II, 593). Mais très souvent le corps même du
chamane est impliqué dans la grande circulation de viande qu’impliquent les
sacrifices. Autrefois les sacrifices avaient une importance économique considérable.
Chez les Koumandines, au début du XXe siècle, chaque année plusieurs centaines de
bêtes étaient sacrifiées aux esprits. Traditionnellement le chamane est servi
généreusement et peut emporter les meilleurs morceaux et les peaux des bêtes
sacrifiées (Alekseev 1984, 207).
Lorsqu’un sacrifice a lieu, certains morceaux, chez les Touvas la poitrine (töš) et la
queue grasse (uža) du mouton, sont offerts sous forme de fumée aux esprits visés
(« Le feu brûle les aliments et transmet la fumée aux esprits » explique la chamane
Xovalygmaa). Mais le reste de la viande est consommé par l’assistance et j’ai pu
constater à Touva que le chamane est toujours servi avec une grande abondance et
mieux que tout autre. Anoxin rapporte que dans certains cas, le lendemain de la
séance, les clients du chamane chor abattent un cheval et font bouillir le cœur, les
poumons, le foie, trois côtes, la tête et la langue. Au chamane, on donne la viande
tendre et les intestins préparés en boudin de sang240.
Si le chamane est avide et dévorateur, c’est parce qu’il obéit à une logique selon
laquelle son corps est lui-même un lieu de transfert de la chair et des autres offrandes
vers les esprits. Nourrir le chamane, c’est déjà nourrir les esprits et détourner leur
gourmandise des corps humains. Xovalygmaa m’expliqua ainsi que les offrandes aux
esprits et les rétributions qu’elle demande pour elle-même sont de même nature :
« Les forces noires (kara küšter) exigent beaucoup de cadeaux, ce n’est pas moi qui
l’exige. »
S’il a une fonction de transfert, on doit s’attendre à ce que le chamane ne puisse pas
accumuler les biens qu’il reçoit. Et c’est bien ce qu’on observe chez les chamanes
touvas : malgré leurs revenus importants, on est assez surpris de constater qu’ils

240Archives Anoxin citées par Alekseev 1984, 211. Ce genre de sacrifice devait être tout à fait rare et
concerner les malades les plus riches, car on sait que les Chors possédaient fort peu de bétail.
300

deviennent rarement riches. Dans la société Düŋgür, l’argent ne reste pas car les
chamanes vont tous les soirs jouer dans les machines à sous récemment installées
dans toute la ville. Svetlana Moŋguš rend compte de cette attitude par la nécessité de
se débarrasser du mal apporté par les clients : « Tout ce qui est mauvais, maladie et
mauvais sort, part avec l’argent que l’on donne au chamane. Les chamanes essaient
de tout dépenser pour se débarrasser de cet argent. »
Le mari de Svetlana, Viktor Nursat, fut embauché par la société Tos-Dêêr comme
gérant (mеnеdžer) pour l’aider à sortir de la situation déficitaire dans laquelle elle se
trouvait. Mais Nursat n’y demeura que l’espace de quelques mois, rapidement
convaincu de l’impossibilité de la tâche. Malgré ses conseils et le plan de
redressement qu’il avait mis au point, la directrice de l’association, Aj-Čürek,
continuait d’acheter des moutons pour régaler sa grande parenté et d’offrir à ses
parents de l’argent de la caisse commune, en sorte que le menedžer eut tôt fait de
comprendre qu’il ne recevrait jamais ses salaires.
La force aspirante qui traverse les chamanes ne limite pas leur dévoration aux biens
matériels. On connaît chez les Khakasses (Butanaev 2006, 30) et les Touvas (Kenin-
Lopsan éd. 1995, 342) une catégorie de chamane appelés čêêk xam « chamane ogre »
(čêêk de či- « manger ») qui sont supposés, en dépit même de leur bonne volonté,
« dévorer » leur entourage, c’est-à-dire semer la mort autour d’eux. Pour les
Khakasses, ces chamanes sont les relais involontaires d’ « esprits dévorateurs » čeek
tös. Comme nous l’avons vu plus haut, les Khakasses s’efforcent d’empêcher un
novice qui manifeste de telles dispositions d’accéder à la fonction.
Mais la dévoration n’est nullement réservée à cette catégorie plutôt mythique. Marat
Surunmaa, de Tere-Xöl, m’expliquait que « le chamane aide les gens, mais parfois ils
mordent et mangent les gens » (Xam kiži uluska duzalaar, čamdykta xamnar xoržok
bolgoj, kižini yzyryptar čipter241). Selon une opinion très répandue, tous les chamanes
peuvent en fait dévorer des humains242. Ceux qui ne sont pas čêêk xam s’en
distinguent en ce qu’ils sont capables de contrôler leur force aspirante et donc de
choisir leurs victimes. On attend d’un bon chamane qu’il s’attaque aux êtres qui
nuisent à ses clients. Ainsi peut-il faire usage de sa voracité lors du soin d’un malade
pour dévorer le mauvais esprit. Voici la manière dont un chamane tožu décrit le sort
qu’il a réservé à un aza auquel il s’adresse (Vajnštejn 1961, 190) :

Kara baaryŋ, Ton foie noir,


Xannyg čürêêŋ Ton cœur sanglant,
Men-ne čidim ij; J’ai dévoré.
Ökpe-čürêêŋ Tes poumons,
Özün baaryŋ Ta veine et ton foie,
Men-ne čidim ij, J’ai dévoré.
Kyzyl šyvyjyŋny Ton sang rouge,

241 Il faut noter que cette conception est rarement exprimée en des termes si crus par les Touvas de
Kyzyl. En fait la représentation en terme de dévoration cède la place en ville à un nouveau modèle
moral fondé sur la notion de mal absolu (voir ci-dessous pp.563-566).
242 Pour les Iakoutes, Popov 1947, 283.
301

Men-ne čylgadym yjnaan! J’ai léché !

Mais en certaines circonstances, n’importe quel chamane peut perdre la maîtrise de sa


force dévoratrice et causer la mort de son entourage. Cette idée est illustrée par un
témoignage assez étrange mais significatif si on ne le prend pas pour une description
factuelle d’une pratique générale. D’après Turčaninov, les Touvas attendent de leur
chamane, lorsqu’il tombe malade, qu’il dise s’il guérira. S’il se tait, on considère qu’il
va mourir. On l’attache alors dans sa yourte et tout le monde quitte ce campement
malgré ses cris pour n’y revenir qu’après sa mort. Les informateurs de Turčaninov
expliquent cet usage de la manière suivante : « dans les dernières minutes de sa vie, le
chamane devient fou, il dévore tout ce qui lui tombe sous les yeux, il fait mourir le
bétail et les gens, il ne reconnaît personne, c’est pourquoi il faut l’isoler243 ».
Le chamane normal peut donc commettre malgré lui le crime de cannibalisme
lorsqu’il perd la raison, mais aussi lorsqu’il est victime d’une erreur tragique. Un récit
iakoute rapporte que le chamane Xosogoj, qui avait un nourrisson, reçut chez lui une
femme avec un jeune enfant. La visiteuse échangea de place les deux enfants la nuit.
Elle vit dans l’obscurité le chamane agiter trois fois son battoir en direction de l’un
des berceaux et le porter à sa bouche. Quelque chose comme de la crème en sortit
que le chamane avala. Le lendemain, l’enfant du chamane mourut. Son père tenta de
recracher ce qu’il avait avalé, mais en vain. Il dit alors : « Ce qui est mangé ne revient
jamais. Et mes esprits m’ont quitté à jamais, car ils se sont émus de ce que je les aie
nourris de mon propre enfant244. »
Xosogoj a transgressé l’ordre universel qui interdit de manger la chair de sa propre
espèce. Nous remarquons aussi qu’en ingérant l’âme de son enfant, le chamane l’a
donnée à manger à ses esprits. Ce cas illustre parfaitement la fonction de transfert
des hommes vers les esprits qui est accordée à la dévoration chamanique.

C. Combats de chamanes et meurtres symboliques

Les victimes les plus fréquentes de l’appétit meurtrier des chamanes sont les
chamanes eux-mêmes. Dans ce cas, on ne considère nullement qu’ils commettent un
crime de cannibalisme, au contraire on décrit ces faits comme des exploits épiques.
Ceci nous prouve une nouvelle fois que les schèmes pratiques présidant à la
représentation de la catégorie sociale des chamanes n’obéissent pas au modèle de
l’espèce animale car la dévoration à l’intérieur d’une espèce animale est vue comme le
désordre suprême. Chaque chamane est comme l’unique représentant d’une espèce
particulière.
Dans la culture touva traditionnelle, lorsqu’un chamane dépérit et meurt à la suite
d’une séance chamanique, on dit de lui qu’« un chamane l’a mangé » (xam čidi)
(Jakovlev 1902, 53). La dévoration est supposée avoir lieu au terme d’un terrible

243 Turčaninov [1915-1916] 2003, 183. Nous soulignons.


244 Alekseev 1984, 203. Information du Iakoute Nikolaj Ignat’ev, né en 1932.
302

combat à distance mené par deux chamanes ennemis. Ce type de combat est appelé
čižir « se manger l’un l’autre », de či- « manger » augmenté du suffixe verbal -ž-
marquant la voix contributive. Les distances séparant les duellistes peuvent être très
éloignées, ainsi un récit raconte qu’un chamane du Bii-xem (Est de Touva) tua un
chamane du Xemčik (Ouest de Touva) (Jakovlev, ibid.)
Les combats de chamanes forment dans la littérature orale des Touvas l’un des
thèmes les plus féconds, que l’on retrouve chez leurs voisins turcs ainsi que chez
d’autres peuples sibériens245. De nos jours cette thématique est toujours très vivante
chez les Touvas (voir chap. XI « L’âge des sorts »).

Il arrive aussi qu’un chamane soit supposé causer la mort d’un profane : non à la
suite d’un combat, qui serait trop inégal, mais dans une procédure de substitution au
bénéfice d’un client malade du chamane. Dans les représentations anciennes, au bout
de son voyage à la recherche de l’âme de son client, le chamane touva parvient
généralement chez Erlik avec qui il doit négocier un échange. Le plus souvent, le
chamane propose le sacrifice d’un animal contre la libération de l’âme, mais il peut
arriver que Erlik exige une autre âme humaine en échange de celle dont il s’est
emparé (D’jakonova 1981, 163). La procédure est la même chez les Koumandines246,
les Altaïens247, et chez les Bouriates qui la nomment « rançon humaine » (xün doljo)
(Hamayon 1990, 420). Potanin (1883, 86-87) a recueilli le récit suivant chez les
Bouriates d’Alar :

« Si l’âme est chez Erlik, il faut faire des sacrifices. Ou parfois donner une
autre âme en échange, qui plaise autant à Erlik. « Qui est ton meilleur ami? »
demande le chamane au malade. Si le malade n’est pas assez magnanime pour
aimer son ami plus que soi-même, il le livre. Alors le chamane continue de
chamaniser, attrape l’âme de l’ami pendant qu’il dort, c’est-à-dire qu’il fait ce
que font les elči (envoyés) d’Erlik.
Le malade guérit ; mais cet échange n’est efficace que provisoirement : le
malade peut garder la vie seulement trois, sept ou neuf ans, c’est pourquoi il
poursuivra sa vie dans la ripaille. »

La victime doit être une personne de l’entourage du malade, souvent dans sa


dépendance (Hamayon ibid.) On retrouve des idées très comparables chez les Touvas
contemporains. La mort de plusieurs proches autour d’un malade peut susciter un
soupçon à son égard, s’il y a vraisemblance qu’il ait cherché à éloigner sa propre mort
par un échange. Svetlana Moŋguš m’explique ce phénomène ainsi :

245 Chez les Iakoutes, Ksenofontov 1998, 243-251 ; chez les Toungouses, Shirkogoroff 1935, 371.
Chez les Touvas, le thème du combat et ses épisodes ont été repris à la faveur des lamas, qui, en
contexte bouddhisé, sont régulièrement donnés vainqueurs des chamanes (par exemple Pimenova, à
paraître ).
246 Le chamane vole un kut « âme » pour l'échanger avec celui de son client (Alekseev 1984, 207).
247 Une légende altaïenne rapporte que, « selon les habitudes d’autrefois, si l'on voulait que le malade

guérisse et si Erlik refusait la victime animale, il fallait apporter à la place du malade un homme sain en
sacrifice » (Potanin 1883, 169).
303

« Vous savez, les chamanes, ils allongent la vie des gens.


- Et comment ?
- C’est très simple. Par exemple, je veux prolonger ma vie : je suis en train de
mourir, mais je veux vivre. Je vais voir un chamane et je lui dis : ‘Je veux
vivre’. Alors il demande : ‘Il y a quelqu’un sur qui vous pouvez faire passer
votre maladie, votre mort ?’ Et voilà je la fais passer. Si c’est un bon chamane,
il le fait, et voilà ma mort est repoussée d’un an.
- Mais quelqu’un va mourir alors.
- Oui. J’ai entendu le cas d’une femme : son frère est mort, puis son fils dans
un accident, et ensuite le chamane a dit : ‘C’est fini, je ne peux plus.’ On peut
aussi transférer la mort sur les animaux. Mais le chamane a dit : ’Là je ne peux
plus, c’est fini.’ Où donc envoyer ça maintenant ? Et elle, elle veut vivre ! Mais
où l’envoyer ? Plus de fils, plus personne ! Les gens qui venaient chez elle
avaient peur, ils ne voulaient pas prendre du thé. Elle pouvait faire de telles
choses ! »

On remarquera que, comme chez les Bouriates d’Alar, le délai obtenu par la
substitution ne peut être que provisoire. Quand ce n’était pas l’âme qui était échangée
auprès d’Erlik, les Touvas supposaient parfois que le chamane qui chassait un
mauvais esprit aza du corps de son malade l’envoyait dans le corps d’un voisin de la
yourte la plus proche. La maîtresse de cette yourte devait, pour l’empêcher faire, une
projection d’eau (sug čažary) (Kenin-Lopsan éd. 2002, 53).

D. Tirer les esprits à soi

On se souvient que dans les langues altaïennes du Nord et du Sud ainsi que chez les
Chors, la crise chamanique est décrite comme une pression exercée par des ancêtres
sur le corps du chamane : tös bazyp jat/čat (« l’esprit écrase »), tandis que chez les
Touvas on parle plutôt de dyrtar aaryg « maladie qui tire ». Lorsque le chamane a,
grâce à l’acquisition des attributs chamaniques, adopté une attitude active, on lui
attribue la capacité de répercuter sur d’autres esprits, qui ne sont pas ses ancêtres, le
courant dans lequel il a été placé pendant la crise, c’est-à-dire de les attirer à soi. Dans
l’Altaï, le modèle le plus remarquable d’une telle captation est celui que nous
appellerons de « l’esprit beau-père ». En effet, il n’est pas rare que des chamanes
revendiquent parmi leurs auxiliaires des esprits qui sont les ancêtres de leurs épouses.
Au lieu d’avoir été hérités, ces esprits sont acquis, « tirés » selon l’expression indigène,
par alliance. Potanin rapporte à propos des Téléoutes les faits suivants (1883, 63) :

Si un chamane se marie, il commence à appeler aussi les esprits que sa femme


amène avec elle ; c’est pourquoi un Téléoute s’exprimait en parlant avec moi
en disant que l’armée des esprits du chamane est comme une dot : une partie
304

est constituée par héritage, une autre est acquise par les nouveaux liens de
parenté.

Anoxin rapporte plusieurs cas de ce type chez les Altaïens du Sud. La chamane
altaïenne Bardam, du clan Čapty, cite trois chamanes comme ses ancêtres
protecteurs. Ensuite, lorsqu’elle s’est mariée, la chamane Bardam a « tiré » à elle
(tartyngan cf. tv. tyrt- « tirer ») cinq ancêtres de son mari lui-même du clan Mundus
(Anoxin 1924, 140). Citons un autre exemple : le chamane Poluštop a « tiré » trois
ancêtres de sa femme (ibid., 142), dont le chamane Pady. Alors que Poluštop
s’adresse à ses ancêtres personnels par un terme de parenté, comme taajym « mon
oncle maternel », l’ancêtre de sa femme, Pady, est appelé ainsi : Akta kainym Pady !
« Dans la blancheur [céleste] mon beau-père Pady ! » (ibid. 68). Les représentations
čaluu de ces esprits reçoivent le culte particulier qui leur est dû (ibid. 142).
Chez les Touvas, le cas est rare, pourtant le chamane Gennadyj me citait parmi ses
protecteurs, outre ses propres ancêtres qui paraissaient douteux, le père de la mère de
sa femme, un « grand chamane ».
La captation d’esprits étrangers est supposée possible en dehors même de l’alliance
matrimoniale. On raconte chez les Téléoutes qu’une chamane contemporaine morte
en 1993 avait « pris248 » les esprits tös d’un chamane mort aux dépens de ses
descendants, ce qui explique pourquoi elle était très forte (Bat’janova 1995, 58-59).
Cette opération n’aurait pas été jugée possible si cette femme n’avait pas été
auparavant chamane, c’est-à-dire douée de la capacité d’arracher des esprits à leurs
héritiers.
Si le chamane est supposé capable d’accomplir ces transferts, c’est en raison des
propriétés physiques qu’il a manifestées dès le moment de sa crise qualifiante. Cette
capacité de « traction » tarty- est attendue à chaque séance lorsque le chamane doit
faire venir près de lui ou en lui, en les incorporant, ses esprits.

E. Un corps conducteur

Un corps pris de bâillement, secoué de flatulences, tiraillé par les crampes, un corps
qui avale involontairement des couteaux et des haches et les recrache bien plus tard
toutes sèches alors qu’il a la bouche en sang (Verbickij 1893, 45), tous ces caractères
et comportements étranges, typiques de la crise qualifiante, dessinent un objet dont
les limites ne sont pas closes, un corps spongieux, le corps d’un homme pénétré et
pénétrant.
Dévoré lui-même par ses esprits au moment de la crise, soumis à des forces
d’attraction et de pression, le chamane les répercute sur son entourage selon une
véritable mécanique des énergies. La période d’amorçage de la crise soumet à des
tensions vives le corps chamanique qui grâce à sa réceptivité naturelle devient un
relais dans le circuit des échanges entre les hommes et les esprits. Un Iakoute

248 tartylgan « tiré » d’après Funk 2005, 71.


305

expliqua à Ksenofontov ([1928] 1998, 86) que les pouvoirs curatifs du chamane ne
sont efficaces « que si le mauvais esprit à l’origine de la maladie a reçu sa part de chair
après le dépècement. »
Une fois qu’il a accédé à la fonction, le corps du chamane demeure l’objet de
représentations qui en font un lieu de passage. Il est censé pouvoir être pénétré par
des esprits, notamment à travers ses aisselles249. Le nomade Sergej Sat affirme que les
chamanes d’autrefois pouvaient, en levant le bras, montrer des aza sous leur aisselle.
Cette idée trouve son illustration dans le patron de certains costumes chamaniques
qui ménage une ouverture au niveau de l’aisselle pour laisser passer les esprits
(fig. 68).

Figure 68. La chamane Alesja Saarlyn montre le trou ménagé au niveau de l’aisselle dans son costume.

Le chamane Uspun Adyr-ool à Mugur-Aksy raconte quant à lui que, pendant les
rituels, des esprits lui sortent du ventre et il se met à parler en altaïen. L’altaïen est la
langue maternelle de sa mère, grande chamane dont il est l’héritier, alors que lui-
même est Touva, son père étant Touva de Mongolie. Une identité étrangère traverse
ainsi, dans son ventre même, la personne du chamane.
En général chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, au début du rituel, le chamane fait venir les
esprits qui doivent traverser son corps. À cette fin, celui-ci doit subir une préparation
afin de devenir conducteur. Un chamane altaïen expliqua à Potapov qu’il commençait
la séance par « réchauffer son corps [litt. sa chair] » idim izirčam (1978, 8). Un
chamane sagaï que Katanov vit en action, au début du rituel, lorsqu’il commençait à
tambouriner, se mettait à faire de fortes inspirations : l’assistance disait alors qu’ « il
tire ses esprits » tösterin tartyndy (1897, 25-26). À la fin de la séance, au contraire, ce

249 Cette interprétation se retrouve chez plusieurs populations altaïques pour qui « l’aisselle est
l’endroit par lequel le chamane introduit et relâche les esprits. » (Lot-Falck 1977c, 65-66)
306

chamane expirait plusieurs fois, donnant à voir ainsi que « les forces » le quittaient
(ibid. 30).
Chez les Touvas contemporains, cette représentation circulatoire se trouve en
contradiction avec une certaine vision de la « bioénergie », selon laquelle chacun est
pourvu d’un stock d’énergie fixe qu’il doit développer harmonieusement. La méthode
thérapeutique de la bioénergie fait moins appel à des échanges d’énergie entre les
personnes qu’à l’idée d’un rétablissement de l’équilibre énergétique interne de la
personne. Lors d’un entretien, j’avais demandé à Viktor Nursat qui se dit
bioénergéticien si certains chamanes peuvent prendre l’énergie d’autrui. Il m’avait
répondu qu’il n’en connaissait pas de cas de ce genre et que de toute façon chacun
dispose de la même quantité d’énergie à la naissance :

« Le chamane en a comme moi, comme vous. Mais il sait en disposer. Vous,


vous ne savez pas. Quand je pratiquais, j’essayais de convaincre [ru. vnušit’]
mes patients d’utiliser leur énergie à fond. Le problème est que les gens ne
savent pas utiliser leur énergie. Il y a une énergie de réserve que la personne
n’utilise pas. Par exemple, effrayé par un chien, je franchis une barrière de 2,5
mètres. Sans chien impossible. C’est mon énergie de réserve qui a travaillé. »

Svetlana Moŋguš, l’épouse de Viktor, qui était présente à ses côtés n’approuvait pas
cette vision. Elle souffla que la chamane Aj-Čürek était capable de prendre de
l’énergie aux gens mais son mari la fit taire, disant que la chamane inspirait peut-être
de l’effroi à certaines personnes mais rien de plus.
Je revis plus tard Svetlana seule et j’espérais qu’elle en dirait plus sur la manière dont
Aj-Čürek pouvait « prendre de l’énergie ». Elle aborda d’elle-même ce sujet suite à un
événement récent qui en fournissait une illustration inquiétante :

« Avant-hier un chamane est mort : il s’était disputé il y a quatre ans avec Aj-
čurek, il avait quitté Tos-Dêêr en faisant du scandale. Aj-Čurek a dit que
lorsqu’elle se fâche contre quelqu’un et lui fait quelque chose, il meurt quatre
ans plus tard. Les chamanes prennent l’énergie des gens, ma mère me l’a dit. »

Je rappelais alors à Svetlana notre entretien avec son mari, au cours duquel il avait nié
cette possibilité :

« Si, ils peuvent. Chaque personne a son énergie. Le chamane dépense la


sienne pendant la purification, puis il est obligé d’en reprendre. Par exemple, il
s’assied près de quelqu’un et lui touche la main. Quand Aj-Čürek s’assied près
de moi, je m’écarte un peu pour qu’elle ne me touche pas. »

Pour Svetlana, de puissants courants sont supposés traverser le corps du chamane.


Entrer en contact physique avec une partie de ce corps, comme la main, c’est
s’exposer à être emporté soi-même par la force d’aspiration qui en émane comme un
reflux après le rituel. Remarquons que dans la description de la mécanique du rituel
307

qu’énonce Svetlana, il n’est pas question d’esprits. Le chamane donne sa propre


énergie au client, il en est ensuite inévitablement amoindri et doit se réalimenter en
pompant celle d’une personne quelconque qui se trouvera avec lui en contact
physique. Si le corps chamanique est bien conçu comme un lieu de transferts, les
échanges ne font intervenir qu’un seul niveau de réalité, celui des hommes.

Figure 69. La circulation d’énergie à un étage selon Svetlana.

1. Le chamane transformateur

Pour décrire ces flux qui traversent le chamane, à côté de la notion traditionnelle de
force (küš), on entend souvent employer la métaphore de l’énergie et plus
précisément du courant électrique qui connaît un certain succès chez les chamanes
aussi bien que chez les profanes. Même un chamane traditionnel comme Êreksen y a
recours. Êreksen possède un petit êêren fait de quelques rubans de couleurs
différentes suspendu au dessus de son lit. Il l’appelle ojnaar êêren « êêren pour jouer » ou
tout simplement čüvem « mon truc ». Le « truc » lui parle et lui donne des conseils sur
la manière de traiter ses clients :

Čamdykta dyka yndyg kadyg kižiler baza Parfois, quand des gens ont des cas durs, quand il
bolur, bagaj am küžü koškak kiži, y a une force mauvaise, il me dit : « Ne le fais
« kylba » dêêr bolza, čamdyk ulus čedip pas » ; moi je suis un homme faible, parfois on
kêêr, men am čerle aar xerek bolza čerle vient avec une affaire qui est difficile, alors je ne
čüve kylbas. le fais pas.
Ulug čüve-bile men čerle xürežip šydavas. Quand c’est une trop grosse chose, je ne peux pas
Bičii-bačyy, aryglaar, artyžyp čüve bolza, lutter contre. Quand c’est petit, je fumige du
aas-dyl kižilerniŋ oruun aryglap turar men. genévrier, je purifie la route de ceux qui sont
venus après des disputes.

Il est possible que les clients kyzyliens d’Êreksen jugent que les disputes (aas-dyl) sont
dangereuses, car sources de malédictions dont les conséquences peuvent être
tragiques. Mais du point de vue d’Êreksen, qui vient de la taïga, elles ne peuvent
constituer des affaires si graves puisse elles ne font pas intervenir de mauvais esprit
(voir chapitre XI « L’âge des sorts »).
Si Êreksen estime qu’il ne peut lutter contre des forces puissantes, c’est parce que, au
moment de l’entretien, il n’avait ni costume ni tambour.
308

Am ol čüvelerem turgan bolza ažyrbas. Ol Quand j’avais mes affaires [l’équipement], ça


čüvege bo čüvem čüdek küš kiirer, düŋgür- allait. Mon truc [l’êêren] fait entrer terriblement de
derigge. Am myndyg čüvelig turganda am force dans le tambour-costume. Ça fait venir de la
ažyrbas. Bo čüvem küš kiirer. Düŋgür-derig force. Ensuite, quand on met le costume, c’est
kedip algaš, tuskaj tok bolza am comme un courant spécial, ça vous recharge.
zarjažajtap250 turar.

C’est l’êêren qui donne de la force-électricité au costume et le costume qui la transmet


au chamane. Êreksen a bien l’êêren avec lui, mais il ne peut en recevoir directement de
secours : il lui faut un intermédiaire, son costume. Si le costume a cette capacité, c’est
sans doute parce qu’il est conçu comme le prolongement spécial, le double dans le
monde des esprits, du corps du chamane. Il est en position de « recharger »
directement et efficacement le chamane parce qu’il enveloppe son corps ordinaire
pendant le rituel. L’êêren au contraire, objet de taille menue manipulé par moment par
le chamane, n’est pas en contact avec l’ensemble de son corps.
Le corps du chamane se trouve ainsi au centre d’un réseau complexe de circulation
de forces. Êreksen se définit lui-même comme un « homme faible ». Sa propre force
naturelle ne peut suffire pour entreprendre une action chamanique. C’est sa position
dans un circuit à multiples étages et sa réceptivité de nature qui lui donnent la force
(küš) grâce à laquelle il va pouvoir « se battre » contre les « forces mauvaises » (bagaj
küš). Déconnecté du circuit lorsqu’il n’a pas son équipement complet, il ne peut plus
réaliser de rituels importants.
Au contraire de Svetlana qui ne voyait que des échanges entre les hommes,
l’interprétation d’Êreksen fait intervenir des niveaux ontologiques différents. Êreksen
raconte que l’êêren a été créé par son grand-père qui en a constitué le noyau (özek).
L’objet tient donc sa puissance de Tajlyp Čaryn dont la « force » avait été démontrée
avec éclat lors d’une grande compétition (bežen aldan xire xamnarnyŋ küžün šenep turgan,
« Cinquante ou soixante-dix chamanes avaient mesuré leurs forces », voir ci-dessus
p. 229). Tajlyp lui-même tenait sa force chamanique de son père Sümestej qui l’avait
reçue en cadeau d’une belle dame rencontrée par hasard, la maîtresse de la taïga.
Tous ces personnages sont maintenant des esprits, ils appartiennent au domaine des
perceptions spéciales. L’êêren qui tient d’eux sa force est dans un statut ontologique
intermédiaire : l’objet visible qui pend au mur n’est que le prolongement matériel
d’une réalité complexe dans laquelle sont impliqués les esprits susnommés.

250 Néologisme créé par Ereksen à partir du russe zarjažat’ « recharger ».


309

Figure 70. La circulation étagée des forces selon Êreksen.

Comme on le voit par ce schéma (fig. 70), la force transite sous des qualités diverses
entre des domaines différents grâce aux relations unissant diverses instances, des
esprits et des corps, grâce à la médiation des objets rituels. Un circuit à multiples
étages est mis en place dans le récit d’Êreksen.

De la même manière que pour Êreksen, il existe selon le chamane Kara-ool des
liaisons privilégiées entre certains de ses êêren. Il possède un tambour noir qui est
tendu d’une membrane en peau de loup : « Il sert pour lutter contre les super-
malédictions. » Kara-ool a une autre arme particulièrement redoutable, c’est ydyk ok
une « flèche sacrée » reçue en héritage, à qui il donne 358 ans. « Dans le monde
contemporain, c’est comme un missile sol-air et même plus dangereux. » Pour Kara-
ool, ces deux objets fonctionnent de concert : « le tambour noir est lié à la vieille
flèche, il peut faire du mal. Dès qu’on bat de ce tambour, la flèche s’envole et
frappe. » Toucher le tambour, c’est toucher la flèche : lorsqu’il utilise ses êêren, le
chamane se trouve comme au centre d’un mécanisme compliqué dont les ressorts
ont des effets insoupçonnables pour le profane.
Nous verrons plus loin avec les malédictions comment le chamane Kara-ool intègre
le client supposé maudit dans un circuit protecteur et vengeur. Pour décrire la
manière dont ses êêren ancêtres et son tambour protègent les clients, il recourt à une
310

image électrique : « C’est comme un télégraphe : où que soit la personne, à 500, à


1000 kilomètres, elle sera protégée. »
Mais quelle est la place du corps du chamane dans ce circuit ? C’est la chamane
Xovalygmaa qui nous apporte une réponse, puisant à nouveau dans le registre
électrique.
Dans le texte de son annonce, cette chamane écrit qu’elle « soigne avec l’énergie »
(ênergija-bile êmnêêr). Je lui demandai s’il s’agissait de sa propre énergie :

« Non, je suis comme un transformateur. Ça vient de là [elle pointe le doigt


vers le ciel]. C’est pourquoi je ne veux pas toujours prendre les petits enfants
ou les vieillards. Même les adultes, si ça leur venait directement ce serait
comme un choc électrique, c’est pourquoi je suis un transformateur. »

La force qui vient des esprits est trop importante, trop brute pour pouvoir être
bénéfique aux gens ordinaires : elle les détruirait au contraire. Le passage par le corps
chamanique est nécessaire pour en diminuer l’intensité mais aussi pour en modifier la
qualité.

« J’appelle le bonheur et la protection [kamgalal]. Ça peut être un êêren. Je


demande une protection des maîtres de la taïga contre la malédiction. Si la
malédiction arrive, elle ne le [le client] touchera pas. »

La chamane transforme donc la nature même de ce qui circule : elle convertit la


« force », puissance active que reçoivent les chamanes et qui leur permet de lutter, en
« protection » (kamgalal) nom souvent donné aux êêren. Xovalygmaa peut aussi ne pas
créer d’êêren protecteur mais laisser dans son client même de la force dans un état plus
brut mais sous des formes différentes selon les besoins. Derrière le mot « énergie »,
Xovalygmaa distingue plusieurs catégories de forces :

Il y a küčü-küš [« puissance-force »], küčü-küš xam [« puissance-force


chamanique], šidi küš [« force magique »], sürlüg küš [« force terrible »], türlüg
küš [« force effroyable »], il y en a beaucoup. Les deux dernières, c’est comme
un champion de lutte, comme Ajas251, ou un specnaz252, un guerrier : on n’ira
pas se battre avec lui, on en a peur. Šidi, c’est comme une défense magique,
par exemple si un četker [« démon »] attaque la personne qui a le šidi-küš, un
ours sortira de son dos, et le četker s’en ira.
-On ne les voit pas ces forces [küšter] ?
-Un œil non armé ne les voit pas, mais certains êtres les voient. Je les laisse
pour un an seulement, parfois trois mois, pour le printemps par exemple.

Xovalygmaa me répète que les forces ne viennent pas d’elle-même.

251 Fameux champion touva de lutte traditionnelle (xüreš).


252 « Unités militaires de missions spéciales ». Troupes d’intervention d’élite de l’armée russe.
311

« Cela vient d’eux [mes esprits]. Je suis seulement intermédiaire. Il y a les


[esprits-]maîtres de son lieu [le lieu d’origine du client] qui donnent, et ceux
d’autres lieux aussi. Parfois on fait un saŋ [combustion d’offrandes], et il faut
appeler des maîtres de Mongolie, du Chine, du Tibet.
C’est parce qu’ils ont une force particulière. Par exemple un député, il veut
s’élever, mais d’autres députés lui font des kargyš-čatka [« malédictions-mauvais
sorts »], et là les [esprits-]maîtres mongols lui font une défense forte contre les
kargyš-čatka [« malédictions »]. Et la force intérieure, c’est de Chine qu’elle
vient. La sagesse, c’est du Tibet. Chez nous, il y a le Nord de Touva qui donne
beaucoup de sagesse. On reconnaît les Touvas à leur accent d’Êrzin, de Tožu,
etc., ils ont des caractères différents : chez les maîtres, c’est pareil. Si tu veux la
gloire, ce sont les maîtres de Čadaana qu’il faut appeler. Ils la prennent à
d’autres et te la donnent. Si tu veux la sagesse, ce sont les maîtres de Süt-Xöl
qu’il faut appeler. Si tu veux la richesse, c’est de Baj-Tajga. Si tu veux avoir un
air mystérieux, c’est de Möŋgün-Tajga. Tout est distribué comme ça à
Touva. »

Aux Mongols, dont est sorti l’empire gengiskhanide, est donc associée la
représentation de la force combattante qui est capable de lutter victorieusement
contre les malédictions des rivaux. La maîtrise de la force intérieure prêtée aux
« maîtres » chinois vient sans doute de la représentation des énergies dans le feng-shui
tel qu’il est connu en Russie. Quant à la sagesse, notion bouddhique, on ne s’étonne
pas de ce qu’elle vienne du Tibet. À Touva, si Baj-Tajga donne la richesse, c’est sans
doute en raison de son épithète baj « riche », quant aux attributs donnés au lac de Süt-
Xöl et au massif de Möŋgün-Tajga, ils sont plus difficiles à justifier. C’est bien sûr à la
chamane de définir à quel esprit-maître elle doit s’adresser afin d’apporter à son client
la force ou l’aide qui lui sont nécessaires. De cette manière, Xovalygmaa se place au
centre d’un réseau géographique qu’elle sollicite à volonté, se définissant elle-même
comme « intermédiaire » et refusant une nouvelle fois l’idée d’utiliser une énergie
propre. Elle y intègre son client en lui faisant bénéficier d’énergies lointaines et
surtout elle le replace ainsi en relation avec les esprits-maîtres de pays natal,
importante préoccupation des chamanes à l’égard de leurs clients urbains (cf. infra
pp. 552-553).
À nouveau, à l’encontre du modèle qui inspirait Svetlana Moŋguš, Xovalygmaa
affirme ne pas agir par sa propre énergie. Cette représentation est en cohérence avec
la prétention qu’elle exprimait dans un autre entretien de n’être que le porte-parole
des « forces noires » lorsqu’elle exige offrandes et rémunération. Il en va de même
lorsque les esprits sont des maîtres de lieu.

En résumé, nous pouvons isoler un point de vue du client selon lequel le chamane
est doué d’une puissance innée hors du commun dont il cède une partie à son client
avant de rétablir son équilibre superficiellement troublé en ponctionnant un autre
profane. Le chamane en vient ainsi à créer une circulation d’énergie entre les
hommes. Cette représentation horizontale et moniste contraste avec celle qui ressort
312

du discours du chamane parlant de lui-même. Non que l’idée de circulation de flux


entre les hommes soit absente du discours de Xovalygmaa : lorsqu’un client reçoit de
la gloire des maîtres de Čadaana, c’est qu’une autre personne en a été dépouillée. En
effet, pour Svetlana comme pour Xovalygmaa, comme il en va généralement dans le
monde sibérien, richesses, forces et bonheur sont conçus comme disponibles
seulement en stocks finis dont la répartition seule entre les bénéficiaires peut varier,
comme en un système de vases communicants. Mais dans le discours de Xovalygmaa,
ce déplacement n’est pas exécuté par le chamane lui-même : il fait intervenir un type
de réalité spéciale qui n’est accessible qu’aux chamanes, les esprits. De son point de
vue, le chamane n’a en lui-même que peu de force significative sur le plan de l’action
chamanique. Nous voyons se dégager une nette différence entre le point de vue du
spécialiste, plus relationnel, et celui du client, nettement essentialiste, qui répugne à la
multiplication des étages de réalités communicantes et voit plutôt des différences
innées et stables entre les humains, troublées seulement par des rééquilibrages à la
marge.
La logique chamanique est analytique : elle distingue dans les choses des aspects
ordinaires et des aspects spéciaux qu’elle isole souvent pour les ériger en hypostases.
Mais elle ne les conçoit pas sans relations entre eux, sans niveaux intermédiaires les
mettant en contact. Le chamane est souvent présenté dans l’ethnographie comme un
« intermédiaire entre les hommes et les esprits ». En fait, poursuivant la logique de la
médiation, il s’entoure lui-même d’intermédiaires matériels, avec lesquels il constitue
un circuit complexe dans lequel il branche à son gré esprits et hommes.

2. Un être pluriel

Au total, pris dans les divers réseaux de ses ancêtres, ses ongon, de ses accessoires
rituels, mais aussi celui, social, de ses clients, connectant des domaines de réalité
différents, traversé par des flux de forces, le chamane, tel qu’il se conçoit lui-même,
n’est jamais seulement ce qu’il paraît être. Son corps n’est pas contenu et protégé
dans les limites habituelles de l’organisme d’un homme ordinaire. En plus de la
personne du chamane se font sentir et entendre en lui d’autres entités.
Dans son discours sur sa propre action, Xovalygmaa emploie souvent le pronom
pluriel « nous ». Un jour qu’elle remarqua que je ne saisissais pas exactement à qui elle
faisait allusion, elle s’interrompit et dit :

« Nous les chamanes, nous disons toujours ‘nous’. Je ne peux pas dire ‘je’.
Même quand je dors, je ne dors pas seule. Quand je prends mon bain, je ne
suis pas seule. Quand je vais aux toilettes, ils se tiennent près des toilettes.
Parfois c’est dur, on a envie d’être un homme simple. On voit tout, ce qui
n’est pas bien fait. Je ne peux même pas avoir d’amant (rire). Je plaisante. »

Xovalygmaa plaisante, pourtant il est vrai que, sur le plan des relations ordinaires,
depuis son divorce, elle est seule. Mais dans le domaine des relations spéciales, elle
313

est en permanence en compagnie. Son corps est pénétré en même temps que
pénétrant, ces deux notions sont intimement liées comme le discours de Xovalygmaa
le montre bien. La capacité de « tout voir » est la suite logique du fait d’être en
permanence accompagnée.
Cette ouverture, cette disponibilité à l’addition des identités ne peut avoir de
commun avec les phénomènes de possession que des traits superficiels. Il existe dans
le monde altaïen un cas traditionnel de possession autour des rituels de Koča-kan
(Lot-Falck 1977b). Un jeune homme, pendant une journée entière, joue le rôle de
l’esprit Koča : il revêt un masque d’écorce de bouleau couvrant totalement son
visage, ce que ne fait jamais le chamane dans ces régions et il adopte l’éthos érotique
prêté à cet esprit phallique en criant des couplets stéréotypés : « Je vais exciter, je vais
chatouiller ! Moi, Khan Ancien, Riche Koča » (Bazin 1977, 114), paroles typiques de
Koča qui appliquent sur le locuteur une sorte de « masque acoustique » (Severi 2004,
816) redoublant le masque réel. Le jeune homme incarnant Koča dit « je », mais ce
« je » est celui d’un autre : il s’aliène. Le chamane des Turcs de l’Altaï-Saïan, quant à
lui, ne remplace pas son « je » par celui d’un autre : il cumule les « je », alliant des
identités étrangères à la sienne pour former avec elles une identité complexe, un
« nous ».

Figure 71. Homme jouant Koča-kan chez les Chors, vallée du Mras, ulus Ust’-Kobyrzu.
Cliché de A. D. Starynkevič, 1927. Zelenin 1928, pl. 2.
314
315

Chapitre VIII
L’originalité du chamane

Le style est l’expression d’une nécessité humaine universelle.


Ludwig Wittgenstein253

Au début des années 1990, les chamanes touvas se sont réunis dans des associations
partageant des locaux et régies par des statuts déclarés. Cependant, l’absence de
doctrine commune et de réel culte nous ont amené à conclure que la forme
corporative n’était qu’une apparence cachant une situation instable qui répond en fait
aux attentes des Touvas sur leurs chamanes. Nous interrogeant sur les principes
profonds de la conception entourant les chamanes, nous avons reconnu le rôle
déterminant de la notion d’essence. Le schème pratique essentialiste incite les Touvas
à entretenir des doutes constants sur l’authenticité de leurs chamanes. Or une telle
forme de doute sur l’efficacité du rite et la compétence du spécialiste a, selon les
termes de Roberte Hamayon, un caractère « dynamique ». Ses conséquences sont
déterminantes : « l’inventivité des spécialistes s’en trouvera stimulée, tout autant que
le climat de rivalité qui entoure leur fonction, empêchant toute institutionnalisation
de leur pouvoir et toute organisation corporatiste de leur spécialité » (Hamayon 2005,
35).
Chez les Touvas, comment se traduisent cette tendance à la diversification, cette
stimulation de l’originalité, dans un contexte dominé par des organisations
inimaginables auparavant ? Comment l’« inventivité » individuelle évoquée par
Hamayon trouve-t-elle sa place dans les sociétés kyzyliennes ?

253 Carnets de Cambridge et de Skjolden (1999, 38).


316

I. Conflits dans les sociétés chamaniques

Cher lecteur, le jeteur de mauvais sorts, aux idées de vengeance, issu de


succube, et lié aux « chamanes noirs », n’est-ce pas lui-même, V. S.
Xovalyg ?

M. B. Kenin-Lopsan, journal Šyn, 18 juin 1998.

Êreksen s’est vu proposer plusieurs fois, notamment par Kenin-Lopsan de travailler


dans l’une des sociétés de Kyzyl. Pourtant, il a toujours refusé pour les raisons
suivantes :

Am šynynda bolza kövej xamnar čaŋgys En vérité, beaucoup de chamanes ne peuvent pas
čerge olurbas. Šuptu ênergijalar tutču bêêr être ensemble dans un même endroit. Toutes les
ynčap bolbas. Šuptu čüve tarak apaar. Ol énergies s’emmêlent, il ne faut pas. Tout se
čüve xoržok. transforme en bouillie. Il ne doit pas en être ainsi.

Beaucoup de ceux qui désapprouvent les sociétés chamaniques considèrent que le


caractère particulier de chaque chamane s’y perd. Ils sont choqués par l’idée que les
chamanes kyzyliens semblent y coexister amicalement, alors que les chamanes sont
supposés se dévorer l’un l’autre (čižir) lorsqu’ils se rencontrent.
Ce point de vue est celui des observateurs extérieurs ; l’enquête au sein des sociétés
de chamanes fait apparaître une situation qui n’est pas si paisible. De sévères conflits
opposent en permanence les sociétés mais aussi les membres de chaque société.
Nous allons maintenant par quelques exemples examiner plus en détail le
déroulement de ces heurts afin d’en comprendre les fondements.
En mai 1998, une polémique éclata dans le monde des chamanes de Touva opposant
par voie de presse Kenin-Lopsan et Vladimir Xovalyg, le président d’une société de
chamanes peu connue et insoumise « Ak-xam ». Nous traduisons du touva et citons
ici de larges extraits des articles en question afin de donner une juste idée de la
violence des accusations engagées. Le 30 mai 1998, Vladimir Xovalyg publia un long
article dans le journal Šyn (La Vérité).

« Pourquoi m’appelle-t-on ‘chamane blanc’ ?254

Ces deux dernières années, s’appuyant sur mon nom, sont apparus des gens
qui se prétendent faussement ‘chamanes blancs’. Cette action sera très
dommageable pour ceux qui l’ont commise, et aura de plus une influence
funeste pour leur proches.
Quant à moi, pourquoi m’appelle-t-on ‘chamane blanc’ ? On appelle ainsi une
personne dont l’âme est en vérité blanche comme le lait et la neige et qui

254 Meni čop « ak xam » dêêril ?


317

travaille ainsi. C’est pourquoi, à Touva, les ‘chamanes blancs’ ne comptent que
quelques personnes. Leurs noms sont les suivants : moi-même, Vladimir
Sangak oglu, Ak-Xam ; Oleg Pavlovič Tojduk, Ak Xam, masseur ; Demir-ool
Kyzyl-oolovič Monguš, Ak Xam ; les chamanes blancs Omak Satovič Dančaj,
Namdak Siiriimeevič Salčak, Svetlana Tjuljuševna Doržatpaa, ainsi que Alisa
Aračaevna Monguš, travaillant dans le Baryyn-Xemčik. Ces personnes sont les
membres de la base qui a créé la société des chamanes de la république de
Touva les 3-4 novembre 1991. Mon adjoint est Omak Dančaj, et ma secrétaire
Svetlana Doržatnaa.
Quant à la société Düŋgür, elle a été créée à Kyzyl en mars 1993. Son président
est Monguš Kenin-Lopsan. Son directeur actuel est Sajlyk-ool Ivanovič
Kančyyr-ool. Dans cette société travaillent quarante rudes ‘chamanes noirs’
[kara xam]. On appelle « chamane noir », des gens d’essence šulbus [catégorie
de mauvais esprit], qui accomplissent des vengeances, envoient des mauvais
sorts [kargyš-čatka], vengent des gens, assassinent. Ils boivent aussi de l’alcool,
ils sont avides et voraces. À Touva les ‘chamanes noirs’ ne sont pas rares. Par
ailleurs, dans la société Düŋgür, l’ordre est mauvais, des repris de justice y
travaillent. Ces repris de justice ont appris à faire des divinations et à tirer les
cartes. (… ) Quand une personne qui a commis un crime grave chamanise,
c’est mauvais pour elle et pour le peuple. De telles personnes ne peuvent
apporter aucune heureuse prospérité [ačy-bujan] au peuple. (…) La cause de
notre opposition avec Düŋgür est la suivante : parmi eux travaillent des repris
de justice et leurs tarifs sont excessivement élevés. Chez nous, il n’y a pas de
tarif strict. (…) Avec les gens à qui est arrivé quelque chose de douloureux, ce
serait difficile [d’imposer un tarif]. Pour ces personnes nous offrons notre aide
gratuitement. Ainsi nous ne pouvons travailler avec Düŋgür pour ces raisons. Il
serait bon que les gens comprennent cela plutôt que les bruits qui courent.
À la fin du mois de mai et au début du mois de juin, nous devons travailler
dans les kožuun de Baj-Tajga et d’Övür. En juillet nous serons à Kyzyl. Ainsi
les membres de notre société Svetlana Doržatpaa et Omak Dančaj iront en
Mongolie.
Après un apprentissage, payé par notre société, de massage et soin par les
plantes au temple Gandan en Mongolie, Alisa Moŋguš ne reçoit que les
femmes.
Les autres font les divinations, révèlent l’avenir des gens, donnent la direction
pour retrouver le bétail perdu. De plus ils libèrent du malheur [xaj-bačyt], ils
éloignent les maladies, soignent, libèrent des malédictions [kargyš-čatka].
Je suis né le 9 juillet 1947 à Šom-Šum. Je n’ai jamais été condamné. Je suis
enseignant et savant.
Cet article que j’ai écrit est exact. Je puis en répondre personnellement. »

Le langage de cette attaque présente de nombreux traits assez typiquement


soviétiques et pourrait être comparé aux dénonciations que les journaux de l’après-
guerre publiaient de temps en temps. Comme dans l’article de Xovalyg, une moralité
douteuse et une avidité irrépressible étaient souvent attribuées aux chamanes.
Pourtant, on relève des accusations qui n’appartiennent pas à la rhétorique
318

soviétique. Le reproche d’avoir « appris » (« ils ont appris à faire des divinations ») est
tout à fait contraire aux mots d’ordre léninistes en faveur de l’éducation qu’on voit
encore parfois inscrits sur le flanc des montagnes touvas (« Apprendre, apprendre,
apprendre ! » ru. Učit’sja, učit’sja, učit’sja !) Par rapport à une dénonciation dans le style
soviétique, manque totalement l’argumentation idéologique. On ne trouve ici nulle
idée de déviation par rapport à une doctrine. Inversement, lorsqu’il défend son camp,
l’auteur ne prône pas une idéologie mais met en avant, sur un mode publicitaire, des
personnes, les membres de sa société, qui ont chacune une histoire propre et une
spécialité particulière. Si le service du peuple les réunit, c’est en mobilisant des
capacités individuelles différentes qu’ils l’accomplissent.

Face à cette attaque, Kenin-Lopsan, président honoraire de la société Düŋgür, réagit


en personne par un article publié dans le même journal le 16 juin 1998 et intitulé
« Un homme de conflit » (Čoraan čeringe čargylyg).

(…) On écrit qu’à Düŋgür travaillent 40 rudes ‘chamanes noirs’, qui reçoivent
les gens, et travaillent avec un tarif. À ces deux questions, la réponse directe
est la suivante.
D’abord, (…) actuellement dans la société il y a à peine dix chamanes qui
travaillent. Ensuite instaurer des tarifs a été obligatoire, car, conformément à la
loi, nous payons les impôts dus à l’inspection fiscale.
Que les lecteurs prennent connaissance des sujets de plainte causés par
Vladimir Xovalyg à plusieurs personnes de l’Ulug-Xem qui m’ont écrit : le 13
mars 1993 : ‘À Šagonar, pendant un mois il a reçu les gens dans l’hôtel. – Si tu
ne paies pas 1000 roubles tu mourras dans trois jours - affirme un homme qui
fait des malédictions, et qui s’appelle Vladimir Sangakovič Xovalyg.’ dit une
lettre. J’ai annoncé que cette personne n’était pas enregistrée dans notre
association, et qu’il s’agissait d’un chamane vagabond [čakpyyl]. Une lettre de
plainte m’est également venue de V. K. Pjurjunaga, chef de l’administration du
Kožuun d’Ulug-Xem. J’ai répondu à l’affirmation mensongère selon laquelle il
était du musée local Aldan-maadyr. En janvier 1995, une plainte a été déposée
contre lui au service des affaires intérieures du kožuun d’Ulug-Xem, par Êres
Nikolaevič Lopsan, directeur de l’école d’Ak-Tal, pour ‘avoir faussement
chamanisé auprès des gens, avoir frappé une femme de 79 ans, ma petite sœur
Ul’jana Lopsan, avoir mis un œil au beurre noir à ma sœur aînée Êl’vira vivant
également à Kyzyl.’ À son tour, l’inspecteur A. Daržaj porta à ma
connaissance les actes de Vladimir Xovalyg. Je lui fis immédiatement la
réponse qui s’imposait. J’écrivis que ce chamane n’était pas enregistré dans la
société Düŋgür, et qu’il devait répondre devant la loi de sa conduite.
Le 12 janvier 1995, j’envoyai également ma réponse à Êres Lopsan. Dans
notre société Düŋgür, il n’y a pas de chamane Vladimir Sangakovič Xovalyg,
c’est un chamane errant, et non un chamane blanc comme il le prétend
faussement.
Le chamane errant Vladimir Xovalyg aime faire de fausses annonces dans les
journaux de la république.
319

Il a fait publier des matériaux le 20 avril 1993, dans le journal Tyvanyŋ


anyjaktary, sous le titre ‘Xamnar čyyžy kajaa bolurul ?’, et le 9 mai dans le journal
Ulug-Xem sous le titre ‘Ak xam’. En 1995 et 1996 il y a encore fait publier des
matériaux mensongers. Informé par moi que le « chamane » errant Vladimir
Xovalyg n’était enregistré nulle part, le rédacteur du journal A. Begzin-ool,
nous annonça qu’on l’avait fait cesser de travailler. D’après les éléments cités
plus haut, il est clair que V. Xovalyg aime les procès et la bagarre. C’est lui qui
a commencé à attaquer la société chamanique Düŋgür qui travaille tout à fait
légalement. Cher lecteur, le jeteur de sorts, qui pense à la vengeance, d’essence
šulbus, et lié aux « chamanes noirs », n’est-ce pas lui-même, V. S. Xovalyg ?
Ces derniers temps, après avoir attaqué Düŋgür, des « chamanes » ne payant
pas les impôts, écrasant le peuple,sont apparus dans chaque coin de notre
république. Le petit peuple en discute et s’en plaint. Si le gouvernement de la
république de Touva d’abord, jusqu’aux chefs des administrations de kožuun,
ne prennent pas des mesures sévères pour faire cesser ces actes, il n’est pas
possible que nos descendants n’entendent pas parler de cet événement
néfaste.

La stratégie de Kenin-Lopsan est de lier l’inauthenticité du chamane au fait qu’il


n’appartient pas à l’organisation officielle Düŋgür. Xovalyg est ainsi qualifié de čakpyyl
xam, « chamane vagabond », catégorie nouvelle inventée par Kenin-Lopsan pour
flétrir ceux qui ne se sont pas soumis à son contrôle.
Assez curieusement, Kenin-Lopsan, emporté sans doute par la fièvre de la
polémique, accepte les termes du débat et au lieu de rejeter l’interprétation morale
que fait Xovalyg de la distinction entre chamanes noirs et blancs, il la reprend à son
compte pour l’utiliser aux dépens de Xovalyg lui-même. Dans le chamanisme
traditionnel le chamane noir n’est pas adonné au mal par opposition au chamane
blanc : ces couleurs définissent surtout un style255, ce que Kenin-Lopsan sait mieux
que personne. Dans un entretien donné en 2000 à l’ethnologue russe Xaritonova, il
affirmait que le chamane d’essence aza aide les gens comme les autres chamanes mais
avec ses moyens particuliers et, sur ce point, rien n’indique que les chamanes
d’essence šulbus, dont il est question ici, aient été conçus autrement. Aza et šulbus sont
en effet des catégories de mauvais esprits qui se distinguent surtout par leur nom.
Ces documents sont intéressants car ils témoignent du fait qu’assez tôt dans les
années 1990 existaient des organisations de chamanes non soumises à la volonté
centralisatrice de Kenin-Lopsan. Celui-ci reconnaît que Xovalyg était actif par voie de
presse dès avril 1993, alors que la fondation de la société Düŋgür a été annoncée dans
Šyn en mars. Ainsi, au bout d’un mois seulement, l’échec de la tentative de créer une
corporation bénéficiant d’un monopole était patent.
La controverse publique qui opposa Kenin-Lopsan et Xovalyg est un exemple des
polémiques apparaissant régulièrement dans la presse touva. Celles-ci ne sont elles-
mêmes que la partie émergée d’un monde de luttes intestines et de calomnies.
L’accusation d’action maléfique est fréquente entre chamanes. Kara-ool, invité par

255 Voir chapitre XI « L’âge des sorts ».


320

une famille endeuillée pour mener le rituel du 49e jour, trouva dans l’appartement où
eut lieu le repas funèbre un êêren dont il jugea qu’il n’était pas fait correctement. .

« Si l’êêren avait été fait correctement, il aurait protégé votre défunt. Regardez,
l’omoplate est fine, si elle avait été plus épaisse, elle aurait mieux protégé.
-Que faire de cet êêren ?
-Il faut l’enlever. »

Mais Kara-ool ne se contente pas de faire peser un soupçon d’inefficacité sur le


travail et donc sur l’authenticité chamanique du confrère qui a installé l’êêren. Il va se
lancer dans des accusations bien plus graves.

« Qui l’a fait ? La stupide Luda ?


-Elle nous a fait un rite juste après la mort.
-Je la connais, ce n’est pas la peine de l’inviter. Elle laisse des traces noires
derrière elle. Ces femmes font de mauvaises choses. Elles ne peuvent pas
fermer le chemin [du mort], seules des personnes à l’âme pure peuvent le faire,
ainsi que la purification d’appartement. Ces femmes font du mal, des clients
viennent les voir et disent : ‘Mon mari m’abandonne’ et elles lui envoient des
mauvais sorts [čatka salyr]. De gens comme ça ne peuvent faire le bien. »

Il est évident que des accusations aussi graves que celle de sorcellerie sont
antinomiques avec la constitution d’une corporation unifiée. Luda et Kara-ool
n’appartiennent pas il est vrai à la même société chamanique, mais on entend aussi à
mots couverts des soupçons de ce genre entre collègues d’un même collectif.
Xovalygmaa qui travaille dans la société de Kara-ool s’en absenta quelque temps en
raison de problèmes de santé. J’avais remarqué que son affichette avait été enlevée du
mur pour reparaître seulement à son retour. Rétablie, elle m’affirma que ses collègues
médisaient à son encontre en son absence. Elle en était très déçue :

« Tout a changé, tout est fini. J’étais naïve, j’ai pris un coup de vieux
maintenant. Tous mes rêves bleus se sont évanouis. Avant je croyais tout ce
que me disaient Kara-ool et les autres. Je faisais confiance à tout le monde,
[mais maintenant je me méfierai].
Quand je n’étais plus là, ils ont dit du mal de moi. Ils ont dit : ‘Xovalygmaa,
c’est une imposture, elle n’a aucune force !’ Et ils envoyaient mes clients à
Kara-oolovna qui leur faisait les rituels à ma place. Ce sont mes clients qui me
l’ont raconté ensuite ! »

Une autre fois, Xovalygmaa m’expliqua que ses collègues l’accusaient même d’actions
maléfiques :

« Ici les autres chamanes, je ne les sens pas bien. Ils disent de moi que je fais
du mal [que j’envoie des malédictions]. »
321

Je fis remarquer à Xovalygmaa que ce soupçon paraissait bien mal fondé pour autant
que je la connaissais.

« C’est vrai ! En même temps c’est bien que de tels bruits se répandent sur
moi.

Cet entretien avait eu lieu le 21 mars 2006. Quelque temps plus tard, le 1er avril, elle
s’expliqua plus avant sur ce sujet, sur un ton offensif :

« Il faut donner l’impression que tu es mauvais même si tu es bon. Être une


pomme à l’intérieur et de fer à l’extérieur. Des gens disent que je fais le mal
comme je veux, sans même prendre le temps de me retourner (rire). Qu’ils
craignent ! »

Ainsi pour réagir contre la médisance de ses collègues de travail qui la mettaient dans
un état d’inquiétude, Xovalygmaa avait jugé que la meilleure solution serait de les
maintenir dans leur soupçon en se faisant passer pour une sorcière afin d’être crainte
et de poser des bornes à leurs nuisances. Ses relations empirèrent, de nouveaux
motifs de conflits apparurent, provoquant des disputes ouvertes avec Kara-ool.
Depuis avril, Xovalygmaa cherchait le moyen d’exercer son activité de chamane
indépendamment des locaux d’Adyg-êêren, soit dans un local privé qu’elle louerait elle-
même seule ou avec d’autres chamanes, soit chez elle dans son appartement où, de
plus en plus souvent, elle priait ses clients de venir la voir. À la fin de mon séjour en
septembre 2006, elle ne paraissait plus dans les locaux d’Adyg-êêren.
Les conflits sont souvent liés au statut confus et ambigu de la clientèle des sociétés
chamaniques. Au premier abord, l’observateur est tenté de croire que les clients
portent leur choix sur une société et se dirigent ensuite vers n’importe lequel de ses
chamanes. Cela arrive, mais seulement pour des consultations sur des sujets mineurs.
En réalité la plupart des clients se rendent auprès d’un chamane en particulier, parce
qu’ils le connaissent ou leur a été recommandé. Chaque chamane dispose d’un réseau
de clientèle plus ou moins étendu. Les personnalités faibles, à petit réseau, sont
contraintes d’attendre toute la journée dans les locaux de l’association qu’apparaisse
un client néophyte venu consulter un chamane quel qu’il soit. Mais les caractères
charismatiques, qui bénéficient souvent du titre de « grand chamane », fixent des
rendez-vous à leurs clients et ne se déplacent au local que les jours qui leur
conviennent. Quand leur réseau est suffisamment dense et stable, ils sont
naturellement tentés de s’émanciper de la société où ils sont inscrits, et de recevoir
leurs clients ailleurs afin de garder pour eux les 50% reversés à la caisse commune.
Plusieurs chamanes ont ainsi récemment pris leur indépendance. Les directions des
sociétés ont quant à elle tendance à nier l’existence de ces réseaux privés et à les
confondre dans l’idée d’une clientèle commune. C’est pourquoi les secrétaires de
société s’efforcent, lorsque des clients viennent consulter un chamane absent, de leur
en proposer un autre, ce qui les satisfait rarement. C’est un conflit de ce genre qui
opposa autour des clients de Xovalygmaa les intérêts de la chamane et ceux de la
322

société. Devant la résistance des clients, tentés de se définir comme clients de


Xovalygmaa et donc de la rejoindre chez elle, les collègues eurent recours à la
calomnie. En principe associés, les chamanes membres d’une même société sont en
réalité en position de concurrence permanente, d’autant plus rude qu’ils sont voisins.
Ils apparaissent et se considèrent souvent eux-mêmes comme des co-locataires d’un
local professionnel appartenant à une organisation qu’ils manipulent à leur gré. À ce
titre, les organisations chamaniques sont à considérer, non certes comme des formes,
même embryonnaires, de clergé, mais comme des prestataires de services
administratifs (règlement des impôts) et matériels (locaux) pour professionnels.

1. De la difficulté d’être impartial

De ce point de vue, ce sont les chamanes qui sont les clients des sociétés
chamaniques et non les visiteurs qui viennent les consulter. Le métier de direction de
société n’est donc pas le métier de chamane et paraît même difficilement compatible
avec lui. Or il se trouve que précisément les directeurs des sociétés sont tous des
chamanes, et les conflits incessants qui les opposent à leurs collègues apparaissent
comme une confirmation de notre interprétation. On voit ainsi des véritables
rébellions contre les chefs de société avec pour conséquence leur exclusion ou le
départ de plusieurs chamanes. Le chamane Mixail avec qui j’avais fait connaissance
en 2003 dans l’association Adyg-êêren exerçait en 2006 chez Düŋgür. Sur son affichette,
le nom d’Adyg-êêren avait été recouvert par une bande de papier. J’appris par
Xovalygmaa que Mixail s’était trouvé en conflit avec Kara-ool et qu’un soir d’ivresse
les deux hommes en étaient venus aux mains.
La difficulté vient souvent du fait que le directeur a tendance à défendre son réseau
de clientèle propre, ses intérêts personnels, ceux de sa parentèle, plutôt que ceux de
son collectif. Dans l’association Tos-Dêêr, la directrice Aj-Čürek a utilisé la popularité
dont elle bénéficiait pour imposer sur les autres chamanes une autorité qualifiée par
certains de tyrannique. L’organisation est devenue un outil au service de sa publicité
personnelle. Cette domination d’Aj-Čürek est aujourd’hui évidente lorsque l’on
consulte le site internet de l’association256. Le seul chamane du collectif dont le nom
apparaisse sur le site est Aj-Čürek, qui a droit à une page entière sur sa biographie, ses
talents et ses services. Elle a su imposer des tarifs spéciaux en sa faveur. Alors que
dans les autres sociétés les tarifs sont identiques pour tous les chamanes, les siens,
présentés à Tos-Dêêr sur une feuille à part, atteignent des sommes extraordinairement
élevées pour le niveau de vie de Touva. Le prix d’une consultation d’Aj-Čürek est de
3000 roubles (environ 88 euros), soit 104% du revenu mensuel moyen à Touva257, et
le tarif d’un rite de purification s’élève à 5000 roubles (environ 147 euros), soit 174%
du revenu mensuel moyen.

256 http://shaman.shude.ru/index.php
257 Le revenu mensuel moyen était de 2873 roubles en 2003.
323

Ces honoraires considérables devraient réserver l’accès des consultations aux


étrangers, mais il n’en est rien. Lors d’un entretien, Svetlana Moŋguš, malgré tous les
doutes et même la répulsion qu’elle exprimait à l’égard de cette chamane, me dit
attendre sa pension de retraite pour pouvoir demander une purification à Aj-Čürek
qu’elle paierait 4000 roubles. Son prestige au-delà des limites de la république est tel
qu’elle en est venue à donner des consultations par téléphone. Le récit suivant que
me fit Svetlana illustre bien la manière dont la chamane peut fidéliser des malades par
ses prédictions et se constituer ainsi un réseau stable de clients :

« Il y a six ans, Aj-Čürek a dit à une femme russe d’Abakan qu’il lui restait six
ans à vivre. Il y a quelques jours, la cliente, qui allait mal, lui a envoyé 4000
roubles par virement et elles ont convenu d’un rendez-vous téléphonique.
‘Préparez-vous’ a dit Aj-čurek. Aj-Čürek avait la photo de la Russe devant soi.
Elle a chamanisé pendant une heure avec son tambour. Puis elle a dit :
‘Rappelez demain, s’il n’y a pas de résultat, on le refera.’ La cliente souffre
d’un cancer du sang [leucémie ?]. Quand elle va mal, ses neveux appellent Aj-
Čürek. »

Par ailleurs, Aj-Čürek n’a pas toujours fait bon accueil aux chamanes que lui envoyait
Kenin-Lopsan après avoir établi leur authenticité. La place manquait dans le petit
bâtiment de l’association et, dans l’arbitrage sur l’attribution des cabinets et des
visiteurs, Aj-Čürek favorisa les chamanes membres de sa famille, comme son frère et
ses deux sœurs258. Des conflits éclatèrent qui aboutirent au départ d’un groupe de
chamanes de la société Tos-Dêêr vers la société Düŋgür. Ici, les chamanes ont tout à
fait agi comme des clients qui, sur un marché de services ont préféré un prestataire à
un autre.
Aujourd’hui, dit-on, il ne reste à Tos-Dêêr que la famille d’Aj-Čürek. Svetlana Moŋguš
analyse ainsi cet événement : « Pourquoi les gens ont quitté Aj-čurek ? à cause de son
caractère ; elle écrasait des gens qui étaient peut-être même plus forts qu’elle [sur le
plan des compétences chamaniques]. Par exemple Zoja Xomušku a quitté Tos-Dêêr et est
venue à Düŋgür. Elle est très forte aussi. »
À Düŋgür, Ooržak, ayant gagné un renom et une clientèle fidèle suffisants grâce à sa
position de directeur, a abandonné voici quelques années la direction de l’association
pour s’installer seul dans une maison décorée à l’exacte copie du local de Düŋgür,
mais dans laquelle il travaille désormais tout seul.
Mais le symbole le plus célèbre et le plus spectaculaire de l’incapacité d’un chamane
directeur à s’engager dans le service de l’intérêt général est celui du « félon » comme
l’appelle Kenin-Lopsan, Sajlyk-ool Ivanovič Kančyr-ool259. Cet homme est tenu dans
l’opinion pour un « chamane noir », c’est-à-dire, au sens contemporain, un chamane

258Peut-être classificatoires. Information de Svetlana Moŋguš, épouse du gérant de Tos dêêr.


259 Sauf mention contraire nous citons ces informations d’après un article de la journaliste Sajana
Moŋguš, qu’elle nous a aimablement communiqué. Cet article a été publié dans une version écourtée
dans Urjanxaj, 23 mars 2006, p.30 sous le titre : Obščestvennoe imuščestvo šamanov otnjato mošennikom sčitaet
prezident obščestva « Dungur » Monguš Kenin-Lopsan.
324

qui fait des malédictions. Lors du congrès de 2003, Kenin-Lopsan accueillit les
visiteurs d’Autriche et des États-Unis par un discours où il s’étendit longuement sur
la trahison de Sajlyk-ool.
Sajlyk-ool a été le premier directeur de la société Düŋgür, installé à ce poste par le
président d’honneur Kenin-Lopsan. Il a eu un rôle capital dans la mise en place des
nouvelles formes et pratiques du chamanisme touva. C’est sans doute lui et non
Kenin-Lopsan qui est intervenu dans la définition pratique des nouveaux modes de
rituels, de l’organisation institutionnelle et des relations avec les autorités locales, la
presse et les étrangers.
Dans la société Düŋgür du début des années 1990, l’ensemble des paiements faits par
les clients étaient versés dans une caisse commune gérée par Sajlyk-ool qui reversait
40% des revenus aux chamanes à la fin de chaque mois. Les 60% restant étaient
censés payer les frais d’entretien des lieux et les cotisations sociales. En réalité,
d’après certaines sources, aucune somme n’a jamais été versée à la caisse de retraite.
Sajlyk-ool affirme que, lors d’une assemblée générale du 10 mars 1999, il a obtenu de
l’association la cession à son profit du local du centre sis 41 rue Lénine, en échange
d’un local lui appartenant situé en banlieue. Les détracteurs de Sajlyk-ool soulignent
que la valeur financière de ce local est très inférieure à celle de la maison de la rue
Lénine (ulica Lenina) située en plein centre de la capitale. Ce bâtiment avait été cédé
en décembre 1996 par la mairie de Kyzyl en échange d’une camionnette UAZ offerte
par l’association à l’administration municipale. Après y avoir travaillé quelques
années, les chamanes s’étant installés dans une maison plus grande au 245 rue
Ouvrière (ulica rabočaja) où ils sont encore actuellement. Sajlyk-ool fit de la maison
laissée libre de la rue Lénine son domicile et obtint de l’administration municipale la
conversion de son terrain en « bien transmissible par succession » (nasleduemoe vladenie)
ce qui équivaut à une propriété avec toutefois un privilège juridique laissé à l’État.
Le conflit, qui donna bientôt lieu à une affaire judiciaire, vient de ce que Kenin-
Lopsan et la plupart des neuf personnes dont les signatures figurent sur le procès-
verbal de l’assemblée générale du 10 mars 1999 contestent l’authenticité de ce
document mis en avant par Sajlyk-ool et affirment que cette réunion n’a jamais eu
lieu. Les expertises sollicitées auprès des tribunaux rendent des avis contradictoires
sur l’authenticité des signatures.
Pour l’immense majorité des observateurs, Sajlyk-ool a « privatisé » le bien de
l’association. « Privatiser » (privatizirovat’) désigne ironiquement dans la langue russe
post-soviétique l’appropriation illégitime d’un bien public par une personne privée et,
par extension, tout forme de vol. D’après les informations que j’ai recueillies auprès
d’Urana Moŋguš, Sajlyk-ool aurait même accaparé le bétail reçu par les chamanes
dans les années 1990 en paiement de leurs consultations.
Au vu des statuts de l’association qui définit ses biens comme inaliénables, les torts
de Sajlyk-ool paraissent évidents et la lenteur de la justice, qui fait traîner l’affaire
depuis de nombreuses années, aurait de quoi surprendre si l’on en ignorait les
implications politiques. Sajlyk-ool est le chamane personnel du président de la
325

République Šerig-ool D. Ooržak auprès de qui il exerce une grande influence260. Le


président, qui, dit-on, l’invite dans son bureau tous les mois pour y faire un rituel, lui
a conféré le titre de « Travailleur honorable de la culture de Touva » (ru. Zaslužennyj
rabotnik kul’tury Tuvy) (Walters 2001, 29). Pour beaucoup de Touvas, il apparaît
comme le chamane du pouvoir, symbole de l’arbitraire. C’est pour cette raison
qu’une journaliste engagée dans l’opposition démocratique comme Sajana Moŋguš,
inquiétée à plusieurs reprises par la police spéciale (FSB), milite aux côtés de Kenin-
Lopsan pour que Sajlyk-ool soit condamné.
La raison avancée par Sajlyk-ool pour que la maison de la rue Lénine lui soit confiée
était un projet d’« école de parapsychologie et de chamanisme » (ru. škola parapsixologii
i šamanizma). Lors de ses voyages en Occident à l’invitation de personnes
d’inspiration new age, le directeur de Düŋgür avait découvert un chamanisme bien
différent de celui pratiqué à Kyzyl261. Dans les centres chamaniques européens, les
clients ne viennent pas, comme à Touva, pour demander une « purification » de leur
voiture ou de leurs appartements payée des sommes insignifiantes. Les clients
européens reçoivent des « formations » pour des prix parfois considérables. Sajlyk-
ool imagina de développer ces pratiques totalement inconnues à Touva. Dans le
procès-verbal de l’assemblée générale de 1999, il expose ainsi sa proposition :

« Au cours de mes voyages en Amérique, dans les pays d’Europe occidentale


et à Moscou, j’ai formé des gens à la pratique chamanique. En avril me sera
attribué le titre de docteur en philosophie des sciences naturelles et j’aurai le
droit d’ouvrir cette école. Après la formation des clients, je leur remettrai des
documents confirmant la capacité du stagiaire à exercer le chamanisme. »

L’école fut rapidement mais discrètement créée avec, d’après Sajlyk-ool, « la


participation active du gouvernement262 ». En 2000, il enregistre au ministère de la
justice une association religieuse nommée Dom šamanizma Xattyg Tajga « La maison du
chamanisme Taïga Venteuse 263 ». Ce projet, censé, d’après le procès verbal, avoir été
approuvé unanimement par les présents, provoque aujourd’hui la colère des
chamanes :

260 Ces faits connus de tous n’apparaissent pas dans la version publiée de l’article de Sajana Moŋguš.
Après deux mandats depuis 1992, Š. Ooržak, ancien dirigeant communiste, a été élu « chef du
gouvernement » (predsedatel’ pravitelstva) en 2002, par une manœuvre juridique lui permettant de rester
au pouvoir en dépit de l’interdiction constitutionnelle de dépasser deux mandats présidentiels.
Ce chapitre a été écrit avant le remplacement de Š. Oržaak par Šolban Kara-ool comme chef du
gouvernement en avril 2007. À la différence de son prédécesseur qui accéda au pouvoir par le suffrage
universel, Š. Kara-ool a été élu par le parlement touva « sur proposition » du président de la
Fédération, V. Poutine, ce qui revient à une nomination.
261 Sur le voyage de Sajlyk-ool, Kenin-Lopsan et Aj-Čürek en Californie en 1998 voir l’article de Susan

Grimaldi, proche de la Foundation for Shamanic studies de Michael Harner :


http://www.susangrimaldi.com/docs/tuvamerica.pdf
262 http://www.sciencefirsthand.ru/shamans.pdf
263 Liste des organisations religieuses sur le site du ministère de la Justice de Touva :

http://gov.tuva.ru/gosvo/relig.html
326

« Il dit qu’il veut ouvrir une école de chamanisme ! Mais c’est un don [le
chamanisme] ! Ça ne s’apprend nulle part. Cette école, c’est une tromperie,
c’est du business. Et de quel droit ouvrirait-il sans licence un établissement
d’enseignement ? Alors qu’il n’a pas fait d’études ! »

Rien, il est vrai, autant qu’une école de chamanisme ne peut être plus opposé à la
conception touva de la qualité chamanique telle que nous l’avons décrite
précédemment.
Beaucoup ignorent que l’école de Sajlyk-ool a réellement fonctionné au début des
années 2000. La chamane Ljudmila Ojun, très peu traditionnelle dans son discours et
sa pratique, déjà invitée plusieurs fois à l’étranger, y a reçu une formation. Voici le
récit qu’elle nous fit de son accès à la fonction :

« J’ai commencé le chamanisme quand j’étais dans une période de stress. J’ai
vu une annonce de Sajlyk-ool Ivanovič à la télévision. Il annonçait l’ouverture
d’une école chamanique. J’y suis allée pendant un an, le samedi et le dimanche.
Au début il y avait 25 candidats. Douze ont été retenus. Il posait des
questions : ‘As-tu des ancêtres chamanes ?’ et prenait le pouls. Ceux qui ne
convenaient pas, il leur disait : ‘Va-t-en, tu n’as rien à faire ici.’ Finalement il
n’y en a que cinq qui sont devenus chamanes. Il nous a fait une consécration
et nous a donné des certificats. Ça m’a beaucoup aidé. C’est une chance que
j’aie vu cette annonce. »

D’après ce témoignage, on voit que l’école de Sajlyk-ool n’a pas tout à fait repris les
principes des stages chamaniques occidentaux. Les formations new age sont
généralement ouvertes à tous avec pour seule condition de s’acquitter du tarif et de
respecter des règles de bonne conduite. Mais jamais on ne demanderait le premier
jour de la formation si les stagiaires ont des ancêtres chamanes. La question serait
certes étrange, car les Occidentaux ne peuvent évidemment pas nommer de tels
ancêtres, mais aussi profondément contradictoire avec l’idéal démocratique qui anime
les associations new age. Le principe de telles formations est que la « voie
chamanique » est accessible à tout homme par l’apprentissage, l’effort, le mérite. On
reconnaît dans ces valeurs celles de l’école publique. La conception des Touvas est,
nous le savons, à l’opposé de ces principes. La vérification des ancêtres et le contrôle
du pouls exécutés par Sajlyk-ool correspondent à la recherche traditionnelle d’un
héritage manifesté dans des qualités physiques. Ce sont bien les principes fondateurs
du chamanisme touva qui sont appliqués sous une forme institutionnelle occidentale.

Aujourd’hui Sajlyk-ool se montre peu et tâche surtout de garder ses soutiens dans le
gouvernement et à l’étranger. Afin de restaurer son image, il a tout de même publié
en mars 2006 une double page dans le journal gouvernemental Šyn sous le titre « Un
destin hérité de son père » (Ada salgaan čajaan264). On y trouvait une photographie le
représentant en France serrant la main du Dalaï-lama qui s’y trouvait au même
264 Šyn du 21 mars 2006.
327

moment, ainsi que plusieurs témoignages de clients reconnaissants. Dans un article


sur ses voyages « dans les pays étrangers », on racontait qu’il avait fait tomber la pluie
en France (č’’as čagdyrgan), ainsi qu’à Düsseldorf sous l’expertise de savants spécialistes
en « physique, chimie et esthétique » (fizika, ximija bolgaš estetika-bile).
La réplique fut donnée par la chamane Aj-Čürek, membre de Düŋgür de 1993 à 2000
et actuellement directrice de l’association Tos-Dêêr. Kenin-Lopsan, qui souhaitait ne
plus être seul à polémiquer avec Sajlyk-ool, avait fait pression pendant plusieurs
semaines auprès d’elle pour qu’elle intervienne. Malgré ses réticences, Aj-Čürek
accepta et, maîtrisant mal le russe, elle confia l’écriture de l’article au gérant Viktor.
Le texte, publié dans Urjanxaj265, répète les arguments des partisans de Kenin-
Lopsan, loue les efforts du maître (bašky) et commente avec ironie les interventions
de Sajlyk-ool dans la presse :

S[ajlyk-ool] I. Kančyyr-ool s’efforce, avec l’aide des médias de la république,


de restaurer son image de « grand chamane » en publiant des matériaux sur un
voyage à l’étranger et sur ses douteuses « capacités » chamaniques. Le seul
témoin de ces capacités est Monguš Baraxovič [Kenin-Lopsan] qui peut
confirmer ou infirmer telle ou telle action magique.

En effet Kenin-Lopsan était alors aux côtés de Sajlyk-ool à l’étranger, or on sait


l’opinion qu’il a de son ancien ami.

Il ressort de ces différents exemples que les directeurs chamanes font régulièrement
preuve d’une incapacité manifeste à adopter le point de vue de l’intérêt général
nécessaire à la direction d’une association. Les principes affichés au départ cèdent
bientôt la place à la défense d’intérêts particuliers et à une volonté de puissance
tournant rapidement à la tyrannie.
Dans le monde des chamanes de Touva, la seule personne qui ait fait dès le départ
preuve d’un sens de l’intérêt collectif, c’est Kenin-Lopsan. Or précisément Kenin-
Lopsan n’est pas chamane. Si les étrangers le présentent parfois comme tel, lui-même
ne se dit pas chamane et le public ne s’y trompe pas. Tous savent qu’il n’a pas de
costume ni de tambour et qu’il était déjà trop vieux à l’époque de la libéralisation
pour commencer une pratique chamanique. Le titre par lequel les Touvas l’appellent
et parfois le désignent en parlant de lui, comme Aj-Čürek dans son article, est bašky
(du mong. bagš avec métathèse) « maître », nom donné traditionnellement à certains
lamas et aujourd’hui étendu aux enseignants des écoles, mais qui, pour les Touvas, ne
convient pas à un chamane266. Pour les Touvas, Kenin-Lopsan est un savant, un
homme qui a accumulé du savoir par l’apprentissage, par ses études à Leningrad et
par ses entretiens avec les anciens. Ce type de savoir, collectif, n’est pas celui,
perceptif et personnel, prêté au chamane. La figure d’arbitre, porteur et gardien d’une
« culture nationale » que Kenin-Lopsan a tenté, avec un succès mitigé, d’incarner,

265
Paršivaja ovca v stade, Urjanxaj numéro 16 daté du 27 avril 2006, p. 32.
266 Au contraire, en Asie centrale, le terme baksy a évincé le turc commun kam/xam (Basilov 1992).
328

n’était pas compatible, et il le savait, avec celle de chamane : il a choisi la première


aux dépens de la seconde.
Il existe pourtant une chamane qui semble depuis peu avoir réussi à concilier son
activité et celle de directeur d’une association chamanique. C’est Nadežda Sat, qui a
succédé à Ooržak à la tête de Düŋgür. Toujours joviale et polie, elle paraît entretenir
de bons rapports avec les autres chamanes de sa société. Elle n’aime pas les conflits
et elle avait refusé d’obéir au président d’honneur et fondateur de son association,
Kenin-Lopsan, lorsqu’il lui avait demandé de répliquer à Sajlyk-ool par voie de
presse. C’est pour cette raison que Kenin-Lopsan avait dû se retourner vers Aj-Čürek
qui signa finalement l’article. Cela n’empêcha par Nadežda de défendre efficacement
les intérêts de son association lorsque le procès contre Sajlyk-ool reprit au tribunal au
cours de l’été 2006. D’une manière générale, elle agit comme une directrice
d’association ordinaire soucieuse de défendre les intérêts du groupe et ennemie des
polémiques.
Mais il faut noter que Nadežda, parfaite russophone, ancienne institutrice, est une
chamane fort peu traditionnelle dans sa pratique, ses discours et sa conception de ce
qu’est un chamane. C’est sans doute pour cette raison qu’elle réussit à la tâche de
directrice. Les Touvas distinguent généralement plusieurs types d’essence
chamanique uk, or, de façon tout à fait caractéristique, Nadežda estime que cette
typologie est une invention qui ne correspond à aucune réalité. L’essentiel réside
selon elle dans la relation de chaque chamane au « cosmos » ou à la « nature », cette
dernière étant entendue comme l’ensemble des espaces non urbanisés, selon un point
de vue caractéristique des citadins. N’importe quel lieu naturel, natal ou non, peut
convenir au chamane pour s’y immerger et en recevoir l’énergie. Cette représentation
doit sans doute beaucoup aux lectures new age de Nadežda.
Le modèle touva traditionnel du chamane est différent et c’est lui qui,
inéluctablement, vient mettre à bas les tentatives d’institutionnalisation, de fédération,
de réconciliation et, généralement, de « rationalisation », au sens précis que Weber
donne à ce mot, telles qu’on les a vu se manifester depuis la fin du régime soviétique.
Selon ce modèle, le chamane ne peut avoir de lien bénéfique privilégié qu’avec son
lieu natal et avec les maîtres de cet espace qui est le sien, puisque ces maîtres sont
souvent eux-mêmes conçus comme d’anciens ancêtres devenus maîtres de lieu267. Les
chamanes se distinguent ainsi par leurs ancêtres, mais aussi individuellement comme
il apparaît dans le cas de chamanes germains. Les représentations traditionnelles, qui
demeurent dominantes y compris à Kyzyl, exigent que le chamane authentique
manifeste sa nature singulière par une originalité perceptible à différents niveaux :
dans son équipement rituel, sa pratique et son comportement général. En raison de

267
D’après le récit que nous a fait Ereksen, l’emplacement où se trouvait la sépulture de Tajlyp-Čaryn,
son ancêtre, est devenu un lieu de rituels où l’esprit du chamane est traité comme un maître du lieu.
Čedi čylyn čevegletken /Černiŋ, sugnuŋ êêzi bolgan « Il y a sept ans il est mort,/ Il est devenu un maître de la
terre et de l’eau » dit un chamane à propos de son père chamane dont il a hérité (Kenin-Lopsan 1995
éd., 309). Une invocation d’un autre chamane proclame : Šattyŋ, beldiŋ êêzi bolgan / Šagda bargan kyrgan-
avam « Vous êtes devenue maître de chaîne, de flanc montagneux,/ Ma grand-mère partie depuis
longtemps. » (ibid. 316).
329

sa singularité, le chamane pourra difficilement être sociable, il défendra ses intérêts, il


aura tendance au conflit. Sa nature est supposée pousser le chamane à produire
matériellement un style différent, exigence qui s’oppose radicalement et
irrémédiablement à l’émergence d’une corporation définie par une doctrine et un
culte communs. Ainsi s’explique, selon nous, l’instabilité structurelle du chamanisme
institutionnel à Touva.
Marat Surunmaa, originaire de Tere-Xöl, une région de taïga et d’élevage de rennes
dans l’Est de Touva, et qui passait seulement quelques semaines à Kyzyl quand j’eus
avec lui un entretien, ne comprenait pas comment des chamanes pouvaient travailler
ensemble. Selon lui, « les chamanes sont différents, ils se mangent l’un l’autre. » Dans
cette formule, un lien direct était établi entre la diversité des chamanes et les conflits
devant surgir entre eux. Le conflit entre les chamanes est dû à leurs incompatibilités
de nature. Justement, à la différence de Nadežda, Marat estime qu’il existe des types
d’essence uk différents entre les chamanes.

II.Les catégories d’essences uk

Nous allons tâcher de préciser sur quoi porte le désaccord entre Marat et Nadežda.
D’après Marat, les chamanes se répartissent entre trois types : Dêêr uktug xam
« chamane d’essence céleste », čer uktug xam « chamane d’essence terrestre » et azalar
uktug xam « chamane d’essence aza [démon] ». De son côté, la chamane Nadežda
ironisait : « Dêêr uktug xam, čer, sug ukug xam : tout ça est tout bonnement inventé.
Pour ma pratique, ça ne convient pas. Il n’y a qu’une seule force, ce n’est pas le ciel,
la terre, etc., c’est le cosmos. » Là où le Touva de la taïga voyait de la différence entre
des types, la chamane urbaine, lectrice d’ouvrages ésotériques, voit l’universalité
d’une énergie abstraite. Le schème essentialiste conçu sur le modèle de l’espèce
animale est peut-être valable dans le cas de Nadežda, mais il échoue nécessairement à
rendre compte de l’exigence de diversité et de contraste que manifeste Marat dans sa
représentation des chamanes.
Nous avons déjà constaté que le mot uk et son adjectif uktug peuvent prendre des
sens assez différents selon les contextes. Quand on dit d’un chamane qu’il est uktug
xam (« chamane à uk »), si on l’entend par opposition à uk čok xam (« chamane sans
uk »), on signifie par là qu’il a des ancêtres chamanes, de la même manière que l’on
distinguait autrefois dans l’Altaï les uktu jajsan, chefs zajsan héréditaires, des uk jok
jajsan, mis en place après la fin de l’empire Dzoungar (Potapov 1953, 298). À la
question Uktug siler be ? « Êtes-vous uktug ? », les chamanes touvas, très
majoritairement héréditaires, répondent par l’affirmative et fournissent la liste de
leurs ancêtres. Dans cet usage, on est uktug ou on ne l’est pas.
Mais à la question : Kandyg uktug siler ? « Comment êtes-vous uktug ? » « Quel est votre
uk ? », les réponses pourront être bien plus variées. On obtiendra par exemple des
réponses comme : Dêêr uktug men « Mon uk est du ciel » ou Aza uktug men « Mon uk
330

est d’aza » ou encore Čer sug uktug men « Mon uk est de la terre et de l’eau ». Il n’est
plus alors question d’ancêtres ni d’origine. Un chamane qui se dit aza uktug ne
prétend pas avoir des aza pour ancêtres ni avoir été créé mythiquement par des aza. Il
s’affirme être d’un type particulier qui le met spécialement, mais jamais
exclusivement, en relation avec des aza. Cette relation peut être une collaboration ou
une lutte. Le chamane aza uktug sera jugé plus compétent qu’un autre pour lutter
contre ce type d’esprits.
Pour cet usage particulier du terme uk, nous parlerons de type d’essence et non
d’origine. Signalons au passage qu’à cette même question (Kandyg uktug siler ?), un
profane ferait une réponse très différente, mentionnant, s’il s’adresse à un Touva, sa
province natale ou son clan, puisque uk peut désigner le clan ou, si c’est un étranger
comme l’ethnologue qui pose la question, sa nationalité touva (Tyva uktug men, « Je
suis d’uk touva »).
L’idée d’une répartition des chamanes en différentes catégories d’essence uk est
connue de tous les Touvas même si leur nature et leur nombre ne font l’objet
d’aucun consensus. D’une manière générale, les essences uk forment un système de
traits distinctifs dont le contenu varie aisément. À ma connaissance, la plus ancienne
mention de ce système différentiel est faite par Potanin (1883, 63) : « Il y a des
chamanes de deux types : les uns bons qui viennent du ciel ; les autres médiocres qui
sont issus de l’arbre. » L’informateur de Potanin lui affirma que la « racine » des
chamanes tožu est l’épicéa : « ce sont de mauvais chamanes (bagaj xam) ».
Marat distinguait trois catégories ; Amir Xovalyg, de Süt-Xöl, en voit deux : aza uktug
xam (« chamane d’essence aza ») et kudajdan xam (« chamane issu du ciel kudaj »). Les
chamanes issus du ciel, comme sa grand-mère, sont d’après lui capables d’agir sur
l’atmosphère en faisant tomber la foudre par exemple. Ils sont les plus puissants (êŋ
šyyrak). Il y a aussi le chamane d’essence aza.

Aza uktug xam dep bolza, anaa mynda Le chamane d’essence aza, il est assis dans sa
öönde olurar, kajda barbas, am bodu, duu yourte ici, et sans aller nulle part, il se bat en
öske čerde, xamnar-bile azalar-bile čoškup même temps dans un autre endroit avec des
[čokšup] turar. Čoškup kaaptar, öönde chamanes et des aza. Après s’être battu, il reste
čaasakaan olurda arny-bažy šyjmak [šyjbak], assis tout seul dans sa yourte, et son visage est
ol duu öske čerde, čižêê azalar Baj-Tajganyŋ griffé.
bir čerinde, šyyrak. Si on lui demande : « Eh bien, ton visage ? », il
« Arny-bažyn kančap bardy » dêêrge, duu bir donne le nom d’un endroit lointain et dit : « Je
talygyr černi adaaš, « ol černiŋ azalary-bile me bats avec les aza de cet endroit. »
čoškup tur men », dêêr. Lui-même [son corps ?] n’est allé nulle part, il
Bodu kajy-daa barbaan, ol bodu öönde olurar. est assis dans sa yourte. L’âme de cet homme
Am ol kižiniŋ sünezini dem xamyk čüvezi, est en train de se battre, dans un lieu lointain
yrak čerde azalar-bile čoškup turar, am öönde avec des aza, et lui il est assis dans sa yourte
olurar-la arny-bažy šyjmaktalyp turar. avec le visage qui se couvre de griffures.
331

Cette caractérisation du chamane d’essence aza est propre à une réflexion abstraite
sur la signification que peut avoir la typologie des catégories de chamanes. En fait, les
traits combatifs cités par Amir peuvent dans la pratique être attribués à des chamanes
d’autres catégories. Par exemple, Kara-ool et Xovalygmaa qui se disent d’essence
céleste n’en revendiquent pas moins d’être passés par des combats victorieux contre
d’autres chamanes. En ce qui concerne la lutte contre les aza, il n’est pas de catégorie
de chamane qui en soit jugé incapable.
Les catégories ont une grande importance dans la construction de l’identité des
chamanes touvas. Aujourd’hui, elles figurent généralement sur les affichettes où les
chamanes kyzyliens se présentent. Dans l’entrée du local d’Adyg-êêren, on apprend
ainsi que la chamane Lorisa Küžüget s’intitule čer uktug xam « chamane d’essence
terrestre », que Gennadyj Saaja est azadan xamnaan xam « chamane d’essence aza » et
que Kara-ool est dêêr uktug xam « chamane d’essence céleste ». Dans l’association
Düŋgür, Jurij Ooržak se qualifie de aza uktug xam « chamane d’essence aza », et Zoja
Xomušku de tos aržaan uktug xam « chamane d’essence de neuf sources sacrées ».
Comme on le voit, les catégories d’essence sont nombreuses avec un noyau stable :
ciel, aza, terre268. Elles ne désignent en aucune manière des groupes solidaires : en
termes de psychologie sociale, l’entitativité (voir p. 161) de ces catégories est nulle.
Certains traits communs, mais rarement les mêmes d’un informateur à l’autre, sont
parfois attribués aux membres d’une même catégorie. Parmi les compétences qu’on
attribue aux chamanes d’essence céleste269, certaines sont liées au ciel comme, on l’a
vu, la puissance de faire tomber la foudre (voir aussi Kenin-Lopsan éd. 2002, 106-
107), de faire tomber du ciel des objets perdus et du tabac (ibid., 108), ou de se
transformer en aigle (ibid., 106). D’après Xovalygmaa, les chamanes d’essence aza
font bien la purification, « mais le bonheur, la longue vie, ils ne peuvent pas ». Selon
elle toujours, les chamanes d’essence albys peuvent apporter le bonheur, purifier et
chasser les malédictions mais ils ne peuvent rien faire pour la vie après la mort, c’est
pourquoi ils ne doivent pas mener les rituels funéraires.
D’une manière générale, on peut dire que les catégories désignent un élément naturel
ou un type d’agent surnaturel avec lequel il entretient des liens privilégiés qui lui
donnent des compétences particulières. Par une sorte de scolastique chamanique
touva270, la notion courante d’uk, qui dans le monde de l’Altaï-Saïan évoque

268 Kenin-Lopsan propose également la catégorie yzyguur salgan xamnar « chamanes héréditaires »
(1977 ; 2002, 117), mais cette désignation n’est pas à mettre sur le même plan que les autres, car
l’immense majorité des chamanes, quelle que soit leur essence uk, revendiquent des ancêtres
chamanes. On peut citer comme exemple, parmi de nombreux autres, le chamane contemporain
Vjačeslav Arapčor qui s’intitule čer sug dêêr uktug yzyguur salgaan xam « chamane héréditaire d’essence
terre eau ciel ». Dans les matériaux relevés par Kenin-Lopsan lui-même, la plupart des chamanes qu’il
classe dans différentes catégories se voient attribuer des ancêtres chamanes, ainsi le chamane Öktek-
ool Ooržak qui dit : alys ugum azalardan uktalgan xam kiži men « j’ai hérité ma racine-origine des aza »,
mais fait auparavant l’éloge de son oncle chamane xam daajym (2002, 162). On voit l’instabilité de ces
catégories au fait que Kenin-Lopsan, selon les informateurs qui l’ont renseigné, range la même
chamane Xam-urug de Möŋgün-Tajga dans des types d’essence différents (2002, 135 et 150).
269 Dêêr uktug xam, ou, en mongol tengri böö chez les Touvas mongolophones de la région d’Êrzin

(D’jakonova 1973, 222).


270 On ne retrouve pas de typologie aussi stabilisée chez les autres peuples turcs de la région. Chez les

Sagaïs, on distingue certains chamanes supposés avoir reçu leur qualité chamanique d’une montagne
332

l’ancestralité, est décomposée en divers types. Une telle variété n’est nullement
supposée en ce qui concerne la qualité propre aux autres spécialistes de la société
touva comme les conteurs, les castreurs et les forgerons. Les catégories d’essence
apportent une coloration particulière à la personnalité du chamane, bien qu’elles ne la
définissent pas à elles seules. Ainsi peut-on voir, selon les occurrences, une catégorie
en remplacer une autre dans le discours sur soi d’un même chamane.
Xovalygmaa annonce sur son affichette qu’elle est Dêêr uktug xam « chamane
d’essence céleste. » Pourtant, lorsqu’elle me nota par écrit ce qu’elle considère comme
son titre complet, elle se dit : Aldyy dêêrden ydyk xam küš düšken, čedi-xamnar yzyguuru
salgaan albys uktug Xan-Dêêrniŋ kara xamy, soit : « Ayant reçu la force chamanique
sacrée du ciel inférieur, héritière des sept-chamanes, d’essence d’albys, chamane noire
du Ciel de Sang. » Ainsi la chamane n’était plus d’essence uk céleste (dêêr uktug) mais
d’essence uk de type albys (albys uktug). Ces notions sont en fait liées, car, d’après
Xovalygmaa, l’albys est un dieu céleste (dêêr burgany). Par ailleurs, Xovalygmaa est, bien
sûr, une chamane héréditaire puisque cet albys évoqué dans son titre est l’agent qui a
provoqué sa maladie qualifiante et qu’elle l’identifie comme une manifestation de son
arrière-grand-mère.
Selon Xovalygmaa, son essence albys détermine certains traits de sa personnalité. Le
mode d’action de l’essence est la causalité par opposition à la copie. Ainsi,
Xovalygmaa a remarqué que l’une de ses collègues dans la société Adyg-êêren,
Ljudmila, qui n’est pas d’essence albys, la copiait. « À un moment je me suis mise à
porter des jupes longues : elle a fait pareil. Et elle parle comme moi. Elle est devenue
souriante comme je suis. Mais moi, si je suis souriante, c’est parce que je suis albys
uktug. »
On aura peut-être noté que, dans sa définition complète, Xovalygmaa se donne le
qualificatif de « noir » qui fait référence à une autre classification selon laquelle les
chamanes sont distingués en noirs et en blancs. Selon une grille de distinction encore
différente, chaque chamane, d’après Xovalygmaa, a son animal, qui correspond à son
caractère et dont il peut prendre les traits pendant la séance chamanique : « Pour moi,
c’est le loup. Pour mon frère Lodoj, c’est le lièvre. Pour ma sœur Ölčejmaa, c’est un
oiseau. » Dans ses invocations, Xovalygmaa appelle parfois ses « neuf loups » quand
elle doit se battre contre des četker. Elle possède parmi ses êêren une pierre en forme
de tête de loup qu’elle a trouvée par hasard et dont elle dit que c’est un cadeau des
maîtres de la taïga (fig. 73). De plus, Xovalygmaa s’identifie elle-même parfois à un
loup, ce que signale la représentation de tête de loup sur sa coiffe (fig. 72). Pendant
ses séances, je l’ai souvent entendue imiter le hurlement de cet animal : elle le fait
quand, dit-elle, elle se transforme en loup par exemple pour libérer l’âme d’un
malade. Le thème de la métamorphose en un type d’animal se retrouve souvent dans
le chamanisme ancien : tel chamane hurlait comme un loup pendant les rituels
(Kenin-Lopsan éd. 2002, 112), tel autre imitait très bien le cri du corbeau de sorte

ou d’une maladie précise. Un chamane qui a obtenu son don pendant une maladie de variole, traite les
gens atteints de ce mal et d’aucun autre (Diószegi 1998, 28).
333

qu’on l’appelait Kuskun-xam « chamane-corbeau » (Kenin-Lopsan éd. 1995, 206). De


la même manière, à en croire Xovalygmaa, dans le village de Sug-aksy dont elle est
originaire, les gens la surnomment Börü-xam « chamane-louve ».

Figure 72. La coiffe de Xovalygmaa est ornée d’une plaque Figure 73. Pierre en forme de tête de loup, un « cadeau » des
métallique figurant une tête de loup. maîtres de la taïga.

La notion de types d’essence uk forme une grille qui se superpose à plusieurs autres,
comme la définition des ancêtres (les « sept-chamanes » pour Xovalygmaa), la région
d’origine, la couleur, l’animal favori et d’autres encore. Un chamane ne se classe pas
nécessairement dans le même type que celui de l’ancêtre dont il est l’héritier, ce qui
signifie que, s’il a nécessairement hérité son essence chamanique (uk) de son ancêtre,
le type dans lequel se manifeste cette essence, conçue cette fois dans un système
différentiel, n’est, quant à lui, pas héréditaire. C’est pour cette raison que les frères et
sœurs chamanes de Xovalygmaa revendiquent des catégories d’essence uk
différentes. Ainsi, rassemblant en sa personne l’héritage de ses ancêtres venus parfois
en deux lignes, paternelle et maternelle, sa catégorie d’essence uk et les esprits
particuliers qu’il acquiert au cours de sa carrière, chaque chamane constitue une
combinaison singulière, entièrement neuve qui est le fondement de son originalité.
334

III. Des hommes sans pareil

Le voyageur occidental inexpérimenté qui traverse la taïga ou la steppe touvas est


quelquefois frappé par la monotonie des paysages271. Dans la steppe souvent
montagneuse du pays touva, les collines se succèdent cachant l’horizon, le voyageur
les gravit sans les distinguer et s’il doit revenir en un point précis en arrière, il aura
peine à trouver où se repérer. Pourtant, au bout de plusieurs jours de séjour dans un
lieu, le voyageur aura remarqué quelques repères : il reconnaîtra un arbre isolé, un tas
de pierres posées au sommet d’une colline, un affleurement de rochers couverts de
lichen jaune, la forme blanche de tibias de vaches desséchées sur le flanc d’une
colline, un buisson auquel sont attachés quelques rubans, il sera capable de se repérer
dans l’organisation du réseau hydrographique, il saura distinguer la morphologie
même du terrain, la courbe particulière de chaque monticule, les nuances de la
composition du sol et des herbes qui le couvrent.
Peu à peu, il partagera ainsi un peu mieux la perception que les nomades indigènes
ont de leur environnement. Pourtant, sa connaissance du paysage sera encore à celle
des nomades ce qu’une carte plane est au paysage lui-même : il lui manquera une
dimension. Il lui manquera les connaissances que donnent l’usage de la terre, la
connaissance de la qualité variable de l’herbe pour les moutons, la pratique des lieux
de passage des bêtes sauvages. De plus, il n’aura pas la perception symbolique du
paysage qu’il ne pourrait partager qu’en apprenant que la colline s’appelle xam tej « la
colline chamanique », que la montagne au loin est appelée « Bienveillant » (xajyrakan).
Il lui manquera de se souvenir que les rubans près de la source ont été attachés par
un chamane il y a quelques années, d’avoir entendu l’histoire de cet homme mort
d’une mort atroce après s’être approché un jour de ce bois où personne ne va car les
os d’un ancien chamane y ont été déposés. Il lui manquera toute la coloration
pratique et mythique du paysage qui fait que ce qu’il prenait pour une morne steppe
jaune est aussi découpé d’itinéraires et couvert de signes qu’un quartier de ville
occidentale.
À l’égard des chamanes sibériens, les voyageurs ont sans doute été parfois victimes
d’une semblable illusion d’uniformité. Pour l’étranger rien ne ressemble plus à un
chamane sibérien qu’un autre chamane sibérien. Ainsi, c’est la ressemblance entre les
costumes qu’il a vus chez les Turcs barabines, les Chors, les Khakasses, les Bouriates
qui frappe Gmelin : de deux chamanes katchines il dit que « leurs habits étaient peu
différents des précédents; ils étaient couverts de la même quantité de peaux
d’animaux, griffes d’aigle, et de deux pouds272 de sonnailles de fer » (1751-1752, III,
331). Depuis le XVIIIe siècle, le regard occidental, sensible surtout à la ressemblance, a
souvent cherché à recueillir et regrouper les thèmes et symboles communs aux
différents costumes chamaniques sibériens. Ainsi a-t-on souvent défini « le costume »
chamanique comme un objet unique constituant une synthèse matérielle de la
représentation chamanique de l’univers. Mircea Eliade affirmait notamment ([1968]

271 Ce chapitre utilise des matériaux partiellement publiés dans Stépanoff 2005.
272 Un poud russe valait 16,38 kg.
335

1978, 129) : « Le costume chamanique constitue en lui-même une hiérophanie et une


cosmographie religieuse : il révèle non seulement une présence sacrée, mais aussi des
symboles cosmiques et des itinéraires métaphysiques. » Une telle hypothèse incite à
déchiffrer chaque élément du costume comme le symbole ou l’incarnation d’une
entité naturelle ou imaginaire. Le costume apparaît comme une pierre de Rosette
dont le décodage nous donnera la clef de la pensée chamanique. De même que
chaque hiéroglyphe représente une idée, chaque objet du costume est supposé
incarner un esprit.
Ces observations générales sont souvent nécessaires pour l’approche et la
compréhension d’un univers mythologique étranger, mais elles n’en demeurent pas
moins probablement hétérogènes au point de vue que les Sibériens eux-mêmes
portent sur leurs chamanes et leurs équipements.

A. Une beauté d’exception

La réaction des Occidentaux à la première rencontre d’un costume chamanique a été


une surprise teintée d’horreur. « Ce fut avec le dernier étonnement que nous vîmes &
maniâmes cet habit », raconte Adam Brand, auteur de la plus ancienne description
publiée d’un chamane sibérien (Brand [1698] 1699, 70-71). Le voyageur décrit le
costume d’un chamane toungouse comme couvert de « figures Diaboliques » et
« plusieurs autres choses effroyables ». Lorsque le chamane frappe du tambour, « ce
bruit tout à fait desagreable, accompagné des hurlemens horribles que ces Personnes
font, produit une musique propre à donner la frayeur » (ibid.). Plus tard, des auteurs
comme Eliade ont fait du costume du chamane une manière d’encyclopédie du
monde imaginé par les Sibériens pour ainsi sauver de l’ « irrationalité », malgré lui, ce
fantaisiste attirail.
Or ce qui paraît frapper d’abord les indigènes, du moins les Touvas, face à un
costume de chamane, ce n’est pas son effrayante laideur ni la complexe géographie
du monde qu’il représenterait, c’est d’abord bien plutôt sa merveilleuse beauté. J’eus
souvent à entendre exprimée par les Touvas leur admiration pour la beauté des
costumes des chamanes et l’harmonie de leurs chants. À Kyzyl, la jeune Aziana
Kuular se souvenait ainsi d’une chamane invitée par sa famille : « Son costume était
très beau ! Sur le dos elle a des cloches, et des plumes sur la tête. » Les témoignages
rassemblés dans la seconde moitié du XXe siècle par Kenin-Lopsan au sujet d’anciens
chamanes de Touva ne donnent pas des jugements très différents. Une femme née
en 1917 évoque ainsi ses souvenirs d’enfance à propos de la chamane Čylym-xam :
« Quand la chamane Čylym chamanisait, j’étais captivée par son costume, son
chapeau, mais aussi son tambour, son battoir. Après avoir battu du tambour avec son
battoir, elle chantait des mélodies diverses273. » Tel autre se souvient qu’il « admirait la

273Čylym-Xamnyŋ xamnaarda keder tonun, börgün, oon yŋaj düŋgürün, orbazyn sonuurgaan men. Ol kadaj xam
orbazy-bile düŋgürün dyka ajannyg kakkylaarga, janzy-bürü ajalgalyg êder bolgan (Kenin-Lopsan éd. 2002, 119).
336

grande beauté » (mêêŋ bir končug čarašsynar čüvem) de l’êêren taureau d’un chamane
(Kenin-Lopsan éd. 2002, 187). Un autre encore dit d’un chamane que « son
équipement était beau et fort » (derig-xerekseli čaraš bolgaš šyyrak turgan) (ibid., 118). Chez
les Altaïens, on dit que « le costume neuf doit être brillant » (Potanin 1883, 51-52).
Au XVIIIe siècle, Gmelin fut très intrigué par l’attitude des enfants katchines devant la
performance chamanique. Alors qu’il s’attendait à les voir trembler de terreur devant
une scène si effroyable, il constatait avec surprise que, au contraire, les enfants
regardaient ce spectacle avec un plaisir évident (1751-1752, III). Nous allons voir que
cette beauté attrayante qui frappe les spectateurs indigènes n’est pas celle de
l’exécution répétée et impeccable d’un modèle commun, mais au contraire celle de
l’original, de l’inoubliable parce que singulier.

B. Un attirail original

Les chamanes touvas m’ont souvent expliqué qu’ils possédaient chacun un


équipement différent de celui des autres, même quand ils travaillent dans une même
société. « Chaque chamane a son style [ru. stil’] » disait Xovalygmaa. Cette diversité
n’est pas un résultat de l’expansion de l’ « individualisme moderne ». Le voyageur
norvégien Olsen la remarqua et nota que « les détails du costume peuvent varier
selon les ressources et le goût particulier de chaque magicien » (1921, 152).
Les costumes variaient, mais aussi les êêren. À la fin du XIXe siècle, Jakovlev rencontra
dans les steppes de Minoussinsk une chamane touva du Xemčik venue dans cette
région (l’actuelle Khakassie) probablement au chevet d’un malade (1900, 116). Elle
portait avec elle un sac contenant ses êêren dont Jakovlev donne la liste : une figurine
représentant un ours, appelé xajyrakan « bienveillant », euphémisme de chasse
désignant l’ours, buga, une figure de taureau en bois ornée de cornes de bronze, kary
êêren, un carré de tissu portant des rubans représentant des serpents, avec au milieu
un modèle de tambour et des membres antérieurs de cheval, un kadak êêren, tissu
carré portant des rubans et des peaux d’écureuil, ugu une peau de hibou portant un
ruban (čalama), un grand tambour chamanique en peau de taureau dont le manche
portait les représentation sculptées d’un lion (arslan ou plutôt arzylaŋ) d’un chamane
avec un tambour, d’un tigre (par 274), d’un poisson (balyk) et d’un serpent (čylan) ; une
coiffe surmontée de plumes de coq de bruyère (kara kuš 275) et portant sur la face un
morceau de fer blanc figurant un nez et des boutons de cuivre pour les yeux.
Cet attirail comprend des éléments classiques qu’on retrouve chez d’autres chamanes
touvas, comme l’ours, le hibou, et, plus rare, le taureau. Mais on découvre aussi dans
la liste des aspects tout à fait originaux comme les pieds de cheval miniatures,
l’utilisation surprenante d’une peau de taureau pour le tambour, les représentations

Voir un témoignage semblable à propos d’un autre chamane : daažynyŋ xojug čaagajy končug čoraan « le
son qu’il faisait était très agréable et doux » (ibid. 123).
274 Par est le tigre et non le chien comme le suppose Jakovlev.
275 Jakovlev identifie par erreur kara kuš comme l’aigle.
337

de tigre et de lion sur le manche du tambour, à côté de celle, classique, d’un serpent.
Les noms fournis en touva ne laissent pourtant pas de doute sur l’authenticité de
l’information.
Quand un même objet se retrouve d’un chamane à l’autre, il n’est pas rare que des
éléments décoratifs viennent apporter de la variété dans un modèle communément
établi. On en donnera comme exemple la bande de tissu qui pend au dos du costume
chamanique chez les Touvas orientaux (Tožu, Touvas de la région de Tere-Xöl et
Tofalars). Cet élément figurait la colonne vertébrale du corps spécial du chamane.
C’est pourquoi on y représentait habituellement, avec du poil blanc de renne utilisé
en technique de contrepointe (syryyr), des cercles superposés à l’image des vertèbres.
Il arrivait cependant que le chamane demande aux fabricants du costume d’y ajouter
des motifs particuliers ou même de supprimer les motifs classiques comme on le voit
dans la figure 76. La croix gammée en particulier, que l’on rencontre parfois dans des
motifs profanes (Vajnštejn 1974, 150), constitue une innovation tout à fait singulière
sur un costume chamanique.
338

Figure 74. Bande dorsale avec ornementation classique. Figure 75. Bande dorsale avec ornementation originale.
Touva ou Tofalar. Musée du Quai Branly. Beffa et Élément collecté par F. Kon chez les Tožu en 1903-1904.
Delaby 1999, 72, fig. 18 d. Musée ethnographique russe n° 650-42. Gursman 2006,
264.

Tradition et invention se mêlent en une combinaison originale dans le bagage des


anciens chamanes du pays touva, non moins que, nous allons le voir, dans les
cabinets de consultation de leurs successeurs contemporains.

1. Les troupes d’intervention de Kara-ool

Dans son sombre et vaste cabinet, trônant au fond d’un ample fauteuil, Kara-ool est
entouré d’une armée chamarrée d’êtres fantastiques qui font luire le long des murs
leurs crocs, plumes et griffes. « Ce ne sont pas des animaux empaillés », réplique
Kara-ool avec impatience à l’ethnologue qui emploie ce terme, « mais des êêren ».
Parmi eux se comptent un ourson, des corbeaux, une pie, un hibou, un coq de
bruyère tous naturalisés, deux flèches, une tête de bouquetin avec des rubans aux
cornes, plusieurs crânes d’animaux divers dont une tête d’ours d’une taille
339

exceptionnelle (fig. 76). L’atmosphère du lieu ne peut manquer d’évoquer les


descriptions de la demeure des anciens chamanes touva : « La décoration de la yourte
du chamane soïote est très originale avec amulettes et idoles suspendues dans un
ordre rigoureux » (Jakovlev 1900, 115).
La présence de ces dépouilles d’animaux particulièrement nombreuses est due à
l’ancienne profession de Kara-ool qui travailla à l’époque soviétique dans une firme
vendant les peaux d’animaux de chasse. Certains objets sont aussi des cadeaux de
clients chasseurs.

Figure 76. Un crâne d’ours d’une taille exceptionnelle. 2003. Figure 77. Kara-ool caressant son adyg-êêren. 2003.

Le plus important, en taille comme en valeur symbolique pour Kara-ool, est adyg-êêren
l’ « esprit-ours », un ourson naturalisé et monté dans une pose effrayante debout sur
ses pattes arrière, les pattes avant tendues et les crocs sortis. À sa patte avant droite
sont suspendus des sacs pleins de grains (trois sacs de 15 à 20 cm.) Cet animal est
l’éponyme de la société.
Le corbeau (kuskun êêren) et la pie (saaskan êêren) (fig. 79) sont fixés au mur de part et
d’autre de l’ours. Ces oiseaux sont des aides de l’ours. « Tout ce qu’ils voient, ils le
disent à l’ours, ils sont cancaniers, ils lui chuchotent à l’oreille. Si l’âme [sünezin] du
malade est perdue, on envoie le corbeau et la pie la chercher. À travers les rivières, la
mer, les lacs, ils cherchent les âmes. » Quant au hibou, Kara-ool y a recours « pour la
vision de nuit ». Du coq de bruyère (kara-kuš), son maître dit seulement qu’il est
« aussi important ».
Le loup börü êêren agit contre les malédictions et peut aussi être sollicité pour chercher
une âme. « Si les corbeaux ne parviennent pas à trouver l’âme, on l’envoie lui. » Le
bouquetin (te) sert à la protection du bétail contre les voleurs et les épidémies.
Les flèches sont des armes d’attaque. La plus ancienne est un héritage de la grand-
mère de Kara-ool (cf. supra). La plus récente a été fabriquée par Kara-ool : « Elle sert à
nous défendre contre les envieux. »
340

Figure 78. Ydyk ok « flèche sacrée » ancienne. 2003

Une poignée d’herbe sèche est utilisée par Dončun-Ool pour la fabrication des
talismans sagyyzyn. En dehors des animaux, on distingue plusieurs figures
anthropomorphes. Nous avons déjà évoqué les trois poupées représentant des
ancêtres de Kara-ool. On distingue aussi une tête de bois sculpté (fig. 80). Le
propriétaire de cette sculpture l’avait reçue en cadeau, puis était tombé malade peu
après. Il consulta à ce sujet Kara-ool, qui lui conseilla de l’apporter au local. Elle y est
restée et depuis le malade a guéri.

Figure 79. Saaskan êêren, la pie. 2003 Figure 80. Tête sculptée laissée par un client. 2003

Tous ces êêren sont pour Kara-ool des auxiliaires qui l’aident dans sa tâche de
chamane. D’après lui, certains sont des héritages de sa grand-mère, tandis que
d’autres ont été acquis par lui au cours de sa carrière. En général, lorsqu’il crée un
nouvel êêren, Kara-ool explique qu’il en a reçu l’autorisation de sa grand-mère.
Remarquons qu’entre esprits animaux et esprits humains le rapport hiérarchique est
net : c’est à sa grand-mère que Kara-ool attribue sa qualité de chamane et c’est grâce
à la force qu’il tient d’elle et par ses autorisations qu’il peut acquérir des auxiliaires
341

animaux. La relation de Kara-ool à son ancêtre est originaire et essentielle, alors que
celle qu’il entretient avec bêtes et oiseaux est située dans le temps et accidentelle.
La composition de cet attirail correspond en gros à celui que, d’après des
informateurs de D’jakonova, devait posséder le grand chamane : selon des
informateurs de Naryn (sud de Touva) étaient indispensables le loup, l’ours, le
corbeau, le serpent, la chouette. Des Touvas de l’ouest affirmaient que les êêren types
étaient sept : le monstre moos, l’ours, le blaireau, ak-êêren (l’êêren blanc), l’aigle, le
corbeau et le miroir küzüŋgü (1981, 144). Évidemment ces listes reflétaient chacune
l’opinion d’un chamane local enregistrée par les profanes et non une règle appliquée
dans tout le pays touva ou même seulement une région entière. Même si bien des
éléments sont communs, la liste forme une collection nouvelle et unique. Certains
chamanes contemporains y introduisent des éléments beaucoup moins traditionnels
que ceux de Kara-ool.

2. Les armes de Sergej.

Sergej Tumat se dit « chamane-forgeron » dargan-xam, un titre qu’on retrouve chez les
anciens chamanes touvas. Lorsqu’il reçoit ses clients et qu’il n’est pas en costume
chamanique, il porte autour du cou un « petit êêren » qui réunit sur une ficelle une
griffe d’ours, une patte de coq de bruyère (kara kuš dyrgaa) et une plaque de métal tojlu
küzüŋgü « brillant miroir ». À propos de la patte de coq de bruyère, Sergej donne
l’explication suivante : « On l’utilise pour une personne qui est évanouie : il y a des
endroits du corps qu’il faut toucher avec. Par ailleurs, elle apporte le bonheur. Les
pattes de coq de bruyère courent sur la terre et volent dans le ciel : c’est un lien entre
le ciel et la terre. »
342

Figure 81. « Petit êêren » avec griffes d’ours patte de coq de


bruyère, et petit küzüŋgü.

Figure 82. Coquille d’escargot. Figure 83. Les cailloux xuvaanak de Sergej.

Figure 84. Patte d’ours. Figure 85. Cloche.


343

Figure 86. Tarentule. Figure 87. Défense de sanglier.

Figure 88. Ydyk ok « flèche sacrée » fabriquée par Sergej Figure 89. Motifs sur un tissu accompagnant un flèche ydyk ok
ancienne.

Figure 91. Un serpent de plastique sur la manche du manteau.


Figure 90. Le dos du manteau de Sergej
344

Figure 92. Corbeau sur l’épaule du manteau.

L’un des êêren les plus originaux de Sergej est une tarentule séchée qu’il garde dans un
bol (fig. 86). « C’est le gardien des campements. Les gens en ont peur, elle se colle,
elle pique. » Il l’a trouvée dans la cour du local d’Adyg-êêren. Elle protège de l’envie
selon lui. « Quand quelqu’un vient se plaindre à moi qu’on le vole, j’emmène chez lui
la tarentule, je fais avec elle le tour de l’appartement ou du campement. » Cet êêren n’a
pas d’autre exemple à ma connaissance dans les traditions touvas, et l’interprétation
que Sergej en donne paraît tout à fait personnelle.
Après la tarentule, Sergej me montra un petit paquet d’herbes ficelées, dont il avoua
qu’il ne connaissait pas l’usage. Il s’agissait d’« herbes africaines » offertes par cinq
jeunes gens venus d’Allemagne. Le battoir (orba) de Sergej porte des monnaies
soviétiques et de l’époque d’Eltsine : « Cela donne une très grande force ». Pour
soigner ses patients, il utilise aussi une patte d’ours (xol êêren « patte êêren ») apportée
par des chasseurs tožu, qu’il laisse quelque temps dans la yourte de celui qu’il a
« purifié » (fig. 84).
Sergej possède plusieurs fouets (kymčy) dont l’un a pour manche un tube de laiton :
« C’est unique, aucun autre chamane ne possède un tel fouet. C’est parce que je suis
forgeron. » En effet, les manches de fouet sont habituellement en bois de spirée276.
Celui-ci porte des lanières de tissu et non de cuir ce que Sergej justifie par le fait qu’il
l’utilise pour soigner les petits enfants. Ce fouet sert de remède pour des blessures ou
des verrues causées aux enfants par le jeu des osselets (kažyk) ou le jeu de sajzanak,
constructions en morceaux d’os et de pierres. Tout en fouettant, Sergej prononce des
paroles rituelles et utilise des herbes médicinales. Lors des rituels funéraires, Sergej se
sert en outre d’un fouet de cuir à sept lanières, en relation avec ses sept signes
astrologiques meŋgi. J’ai vu Sergej en faire usage lors de l’enterrement d’un chamane
de la société Adyg-êêren : il fouetta le dos de tous les participants au retour du

276 Tv. söösken.


345

cimetière. Sergej explique : « Je chasse l’âme [sünezin] du défunt qui voudrait se coller
aux vivants. Celui sur qui se colle une âme peut mourir, cela arrive très souvent. »
Vient ensuite une défense de sanglier (fig. 87) : « Avec cela, je découvre les endroits
malades dans le corps. Là où il y a une tumeur, un ulcère, des vaisseaux fermés. Je
retrouve les anciennes fractures. Il faut avoir l’expérience pour l’utiliser, il faut que la
paume ait l’habitude. Si toi, tu le prends en main, c’est un os, c’est tout. Moi je sens
sa chaleur, sa froideur, j’entends sa pulsation. »
La cloche koŋga de Sergej, de production bouddhique, est, d’après lui, « indispensable
à tout chamane. » À propos de cet instrument, Kara-ool expliquait qu’il sert à enlever
l’obstacle doora. Sur le bureau de Sergej se trouve en permanence une peau d’écureuil
qu’il appelle « le maître de ma table. » Bien moins typique de la faune touva, une
coquille d’escargot « de vignes » qu’on a rapportée d’Europe à Sergej (fig. 82). Il
l’utilise lors des divinations xuvaanak de la manière suivante : le client prend la
coquille en main, « il joue avec, il y met ses pensées. » Ensuite Sergej reprend la
coquille et la dépose près des pierres xuvaanak « et l’escargot leur transmet les
pensées de la personne ». Sergej peut alors faire la divination et « parler ». Les pierres
de divination ont elles-mêmes une histoire (fig. 83). Sergej les a rassemblées peu à
peu au bord de différentes rivières où il pêchait. De l’une il dit : « celle-là quand je l’ai
vue, elle brillait comme une pièce de monnaie. » Xuvaanak et escargot travaillent donc
ensemble : par le contact de la coquille, Sergej « branche » son client dans le réseau de
ses êêren.
Au mur est suspendue une « flèche sacrée » (ydyk ok) avec un petit sac de nourriture,
fabriquée par Sergej. Il l’utilise pour les lutteurs qui viennent le voir avant les
compétitions « afin que tout se passe bien ». Comme son supérieur Kara-ool, Sergej
possède une flèche ancienne à laquelle il donne aussi un grand âge : plus de 170 ans.
Il l’a reçue de clients dans un village du Sud de Touva qui lui dirent : « Nous avons
cette chose, nous n’osons pas y toucher. » Sergej leur demanda de la leur montrer et
la prit en main : « J’ai entendu des sons de cette époque, d’il y a 170 ans. » Les signes
peints sur le carré de tissu attaché à la flèche sont interprétés par Sergej comme une
écriture chamanique ancienne (fig. 89). Une telle interprétation n’a rien de
traditionnel : le besoin de dater précisément l’objet et d’y déchiffrer des caractères
écrits est plus typique des méthodes savantes des musées que de celles de la taïga. En
revanche ce qui est caractéristique d’un chamane touva, c’est l’assurance avec laquelle
Sergej soutient ses opinions sans les appuyer sur d’autre argument que sa propre
autorité.
Sergej me montre ensuite un couteau qu’il a fabriqué lui-même, objet selon lui
indispensable pour tous les chamanes. Le couteau est fixé à une ceinture qui est celle
de sa propre mère et à qui il donne 70 ou 80 ans.
Le costume chamanique est aussi un vaste champ d’expression pour l’originalité
chamanique. « Chaque chamane a un manteau particulier » rappelle Sergej. Le sien
(fig. 90-92) porte sur la partie avant des pattes de lièvre, une défense de sanglier, une
cartouche de fusil (« Tout être vivant meurt sous le coup du fusil. Les aza aussi en
ont peur »), des représentations de corbeau, et sur la partie arrière une peau de chat
346

de Pallas277, des cloches (koŋgalar), une figure bouddhique, une patte de léopard des
neiges (irbis 278) animal extrêmement rare qui fait la fierté de Sergej. Il s’agit d’un
cadeau d’un client.
À côté de nombreux éléments traditionnels, Sergej donne une coloration personnelle
à son attirail par le recours abondant aux métaux lié à l’identité de forgeron qu’il se
donne.

3. Un système intégrateur

Il est fréquent que les chamanes rassemblent des objets découverts par hasard.
Kenin-Lopsan rapporte l’histoire d’un grand chamane (ulug xam) qui avait neuf
« trésors » (êrtine279) : de l’or, de l’argent, une perle de couleur blanche-jaune, une
pierre de couleur verte, de l’acier, du cuivre, une pierre bleue, une pierre donnant une
couleur bleue, et un coquillage de grande taille. Nul n’avait le droit de les approcher
(2002, 169).
Ces objets peuvent n’avoir rien de local mais être sélectionnés pour des motifs divers.
Les métaux sont très appréciés dans le chamanisme sibérien et depuis longtemps les
peuples de l’Altaï-Saïan ont eu recours à des objets de fabrication russe ou chinoise.
Les plaques küzüŋgü étaient souvent des miroirs chinois trouvés dans les tombes
scythes de la région. Cas tout à fait original, dans les années 1950, l’ethnographe
Karalkin eut la surprise de découvrir dans la taïga de Tere-Xöl une porte en fer à la
hutte de Šoončur Sojan. En fait, le chamane l’avait récupérée d’un avion abîmé dans
la taïga (Karalkin 1969). En raison du déclin de l’art de la forge dans l’Altaï-Saïan au
e
XIX siècle, on voit depuis longtemps sur les costumes chamaniques des objets
d’importation comme des cloches russes (fig. 93), très fréquentes. On remarque des
grelots chinois à tête de tigre sur le costume évenk du musée du Quai Branly (don de
Joseph Martin 1887, Beffa & Delaby 1999, 64, fig. 16h). L’emprunt ne se fait pas
seulement par nécessité, il répond à un goût : chez les Biratchènes, par exemple, « un
accessoire lamaïque aura davantage de puissance et de prestige » (Delaby [1973] 1997,
121).

277 Nommé en russe manul par Sergej (tv. many). Il s’agit du felis manul, une espèce asiatique de chat
sauvage.
278 Uncia uncia, appelé aussi once en français. Le nom turc commun de cet animal est mars/bars, terme

utilisé pour désigner le tambour chamanique chez les Chors. Le touva irbis ou irbiš est
vraisemblablement un emprunt du mongol irvês. Cette espèce féline menacée d’extinction compterait
environ 40 spécimens à Touva (Krasnaja kniga 2002, 142).
279 Mong. êrdênê. Du tibétain.
347

Figure 93. Une cloche russe sur le dos d’un costume chamanique khakasse. Musée de Minoussinsk, n° 3164.
Butanaev 2006, cahier central.

Sur l’une des photographies réalisées par Felix Kohn à Touva, on remarque un
curieux ornement sur la poitrine d’un chamane touva : un miroir visiblement de
fabrication occidentale. Il est fixé autour du cou du chamane en lieu et place du
miroir traditionnel, le küzüŋgü (fig. 94).

Figure 94. Chamane touva portant au cou un miroir de Figure 95. Cette chamane porte une figure de bois sur sa
fabrication occidentale en guise de küzüŋgü. On coiffe. Derrière elle, un êêren est suspendu au toit de la
distingue au fond de la yourte les rubans de différents yourte. Photographie de F. Kohn, 1903 (détail). RÊM
êêren. Photographie de F. Kohn, 1903-1904. RÊM, n°1134-147. Gursman dir. 2006, 293.
n° 1134-142. Gursman dir. 2006, 83.

Il est incontestable que les emprunts ont été facilités par la colonisation, même si les
populations de la région n’ont jamais été isolées comme en témoigne le contenu des
348

kourganes scythes de Touva qui recèlent des objets venus de Chine et du Moyen-
orient.
De nos jours, ils ont pris une importance qu’ils n’avaient jamais eue auparavant. Le
chamane Gennadyj, qui travaille dans la société Adyg-êêren, aime beaucoup la
récupération. Il possède un êêren anthropomorphe (kiži êêren) entièrement constitué
selon ce principe : à une petite poupée sont suspendus de nombreux rubans et des
omoplates de moutons prises à d’anciens êêren faits par d’autres chamanes. Gennadyj
les récupère dans les appartements des clients qui l’invitent :

« J’ai purifié et j’ai emporté la force chamanique. J’ai enlevé les êêren [des autres
chamanes] et j’ai laissé le mien. Les vieux, ils ne sont plus utiles aux gens. Et
moi, j’en ai besoin. C’est de la force chamanique.
-Ce n’est pas mauvais que ce soient des omoplates étrangères ?
-Non, au contraire. Il y a de la force, je la prends. »

Sur sa coiffe, Gennadyj ajoute régulièrement de nouveaux objets qu’il trouve, comme
des plumes de coq de bruyère. Moins commun, on y voit aussi un petit aigle de métal
qui selon Gennadyj assume un rôle protecteur, une étoile, un dragon dans un cœur
qu’il appelle ulu, être mythologique censé chez les Turcs de Sibérie produire le
tonnerre, et une pièce de monnaie soviétique émise en l’honneur des Jeux
olympiques de Moscou de 1980 (fig. 96).

Figure 96. Coiffe du chamane Gennadyj. En bas à droite, une Figure 97. La même coiffe vue de face. On reconnaît un visage.
pièce commémorant les jeux olympiques de 1980.

Une telle coiffe pourrait passer pour un objet totalement fantaisiste à traiter comme
un cas de « réinvention de la tradition » à partir d’éléments de bric et de broc.
Pourtant, ces éléments divers forment bien sur la face le visage typique des coiffes
des chamanes touva (fig. 97). Les objets de fabrication industrielle sont réinterprétés
et intégrés dans le système chamanique traditionnel.
349

Et en ce domaine les chamanes d’autrefois, s’ils n’avaient pas les moyens de ceux
d’aujourd’hui, ne redoutaient pas plus l’invention. On notera par exemple la
différence entre les coiffes de deux chamanes touvas de régions voisines dans les
figures 94 et 95. L’une (fig. 94) combine le modèle altaïen orné de cauris disposés en
motifs géométriques et les plumes traditionnelles des coiffes touvas. L’autre (fig. 95)
porte une tête sculptée à la place de la figure ordinairement cousue. Nous trouvons
dans les collections du musée ethnographique russe de Saint-Pétersbourg une coiffe
touva assez semblable à cette dernière qui se distingue encore par son originalité (fig.
98). On reconnaît dans le tissu utilisé pour former le bandeau une étoffe imprimée
venue d’Occident dont les motifs floraux, thème totalement absent de l’iconographie
locale, ont visiblement plu au chamane. Potanina rencontra un cas semblable à la fin
du XIXe siècle : elle vit une certaine « coquetterie » dans l’utilisation qu’une jeune fille
chamane, Najdyn, rencontrée sur le versant sur du Tannu-Ola, faisait des textiles
importés : « les ornements faits de tissus exprimaient le goût délicat de Najdyn. »
(1895, 53).
On remarque également sur les côtés de la coiffe de la figure 98 des pièces de
monnaie chinoises trouées fixées par des fils : en 1904, année où Kohn recueillit cet
objet, les Touvas appartenaient encore à l’empire chinois. Des coquillages sont
suspendus à des fils portant des perles d’importation, comme dans le bas de la coiffe
de Gennadyj (fig. 97). On est frappé surtout par les traits de la figure de bois sculpté
dont on ne trouve guère d’exemple aussi expressif dans les divers musées où sont
conservés des objets chamaniques touvas. Cette petite sculpture réalise de façon
originale le modèle fréquemment admis qui veut qu’un visage soit représenté sur la
partie antérieure de la coiffe chamanique.
350

Figure 98. Coiffe chamanique touva collectée par Felix Kohn en 1904.
Diam. 54, hauteur 8,5. RÊM n°650-15. Gursman dir. 2006, 101.

4. Un objet en croissance

Au cours de la carrière du chamane, son costume s’enrichit progressivement de


différents « cadeaux ». À Kyzyl, il reçoit de ses clients urbains des rubans
(généralement achetés sur le conseil du chamane) et de ses clients chasseurs des
peaux d’animaux, comme les Tožu qui ont enrichi l’attirail de Sergej (de leur propre
initiative dans ce cas). Par ailleurs, les maîtres des lieux lui « font des cadeaux » : des
objets trouvés par hasard qu’il accroche à son costume.
Chaque costume est donc unique en ce qu’il reflète l’histoire du chamane, ses rituels,
son expérience, ses succès, son réseau de relations et ses prétentions de pouvoir sous
forme de relations avec des esprits. Un costume chamanique suspendu dans un
musée est comme mort car il a interrompu son évolution, sa forme est fixée
définitivement ; mais tant qu’il appartient à un chamane, il se développe et se
renouvelle en permanence. Derrière la vitrine du musée, il semble fournir la carte
achevée d’un monde surnaturel étrange ; dans l’usage, il est plutôt comparable à un
carnet de note où s’accumulent références, allusions, ou encore à une boîte à outils
351

où l’on collectionne des accessoires utiles ou puissants, et d’où l’on jette de temps en
temps ce qui s’avère dangereux.
La nature du chamane est d’être poreux et plus il exerce sa fonction plus sa porosité
paraît augmenter. L’expérience de la pratique chamanique est vue comme un combat
contre d’autres chamanes et contre des esprits ; si donc le chamane demeure vivant,
c’est qu’il accumule les victoires. Or une victoire est une dévoration qui enrichit le
chamane vainqueur de la force vaincue et, de plus, augmente la capacité dévoratrice
et la pénétrabilité qu’il paraît manifester.
Très souvent la progression du chamane en autorité est rendue visible sur son
équipement même. D’après les informations recueillies chez les Altaïens en 1879 par
l’ethnographe Potanin, les cornets métalliques fixés au tambour servent à mesurer
l’autorité du chamane : ils varient de quatre à neuf, et plus ils sont nombreux, plus le
chamane est réputé puissant et respecté (1883, 41-54).
Chez les Touvas, les chamanes assez expérimentés et puissants pouvaient se faire
fabriquer un costume et un tambour particuliers réservé aux combats contre leurs
rivaux (D’jakonova 1981, 158). La famille d’un Touva malade qui a envoyé chercher
un chamane lui offre un ruban de tissu qu’il fixe à sa manche, tandis que les
Toungouses font cadeau de cordelettes de cuir venant d’un renne sacrifié (Suslov
1931, 94). Avec le temps, la masse de rubans et lacets devient considérable, et le
prestige du chamane croît en même temps que son expérience, rendue visible sur son
costume. Plus un chamane porte de pendeloques sur son costume, plus il sera
respecté par les profanes et craint par ses rivaux, plus on viendra le consulter et lui
apporter de nouveaux objets à fixer sur son costume.

Ces faits sont connus pour de nombreux peuples sibériens, mais il est rare que l’on
ait pu réellement suivre la « croissance » d’un costume chamanique faute de l’avoir
observé sur une période suffisamment longue. Les photographies dont nous
disposons nous permettent de prendre comme exemple le cas du chamane Kara-ool.
En 2001 son costume était presque « nu ». Le manteau (ton) de tissu chinois ne
portait que peu d’ornements (fig. 99). En 2003, ses épaules avaient été recouvertes de
fourrures brunes, et des franges de fourrure grise étaient apparues à l’extrémité et le
long des manches. Le nombre de « serpents » (čylan) de tissu avait augmenté, et des
coquillages, des billes métalliques avaient été ajoutés. Sa coiffe portait quelques
breloques supplémentaires (fig. 100).
À l’été 2007 (fig. 101), il avait fixé des cornes de bovin à sa coiffe et s’était proclamé
buga-xam « chamane taureau » grâce à la « permission » de ses esprits. Dans le
chamanisme touva pré-soviétique, le taureau buga280 pouvait être utilisé comme type
d’êêren (buga-êêren, D’jakonova 1981, 148 ; Kenin-Lopsan éd. 2002, 169) comme
« esprit-destin » (buga-čajaan, Kenin-Lopsan éd. 1995, 425) mais aussi, comme le fait
Kara-ool, comme titre de chamane (un chamane est appelé buga-xam dans ibid. 308).
Selon Kara-ool, « le buga-xam est plus haut que l’ulug xam [« grand chamane »] et tous

280Buga est un nom que l’on retrouve dans de nombreuses langues altaïques pour désigner un mâle
ruminant cornu reproducteur, un renne, un taureau ou un élan selon les cas.
352

les autres chamanes. Cela signifie qu’il a le droit de punir ceux qui n’agissent pas
correctement. J’ai le droit de les supprimer. » On remarque encore sur sa coiffe une
patte de rapace, un serpent, une figurine représentant une tête d’animal, un œil, et
tout à droite, une figurine représentant une tête d’ours, qui vue de face fait office de
nez. De face, la coiffe de Kara-ool représente en effet un visage humain (kiži arny).

Figure 99. Kara-ool vraisemblablement en 2001 281. Figure 100. Le même en 2003.

Figure 101. Kara-ool en 2006.

281 Photographie publiée par le Britannique Ken Hyder sur le site :


http://www.hyder.demon.co.uk/Kara-Ool.htm
353

C. Originalités dans la pratique chamanique

La variété des modes d’action rituelle des chamanes a été plus souvent remarquée
que la diversité de leur équipement. Georgi l’avait signalée dès le XVIIIe siècle : « Les
cérémonies du culte solennel diffèrent selon les différentes Nations & souvent les
Schamans du même Peuple varient dans le cérémonial (…)282 ». Chez les Altaïens du
Nord et du Sud, Gluxov observe que « le rite chamanique varie selon le tempérament
du chamane lui-même » (1926, 99). Potanin rapporte quant à lui un jugement
indigène : « la procédure du rite chamanique, selon les dires des Altaïens, change
selon les chamanes : l’action elle-même est variable, les chants sont variables, et les
dieux que les chamanes appellent sont aussi variables » (1883, 62).
Les différences peuvent concerner l’ordre général et les circonstances de l’exécution
de la séance ; ainsi, chez les Touvas, la séance, « jusqu’à un certain point, se déroule
de manière différente chez les différents chamanes de la même tribu, car chacun a sa
procédure spéciale, qu’il considère comme la meilleure. (…) Il y en a qui ne doivent
pas chamaniser les jours pairs de chaque mois. Beaucoup considèrent comme gênant
de chamaniser les jours nuageux ou pluvieux, car ce temps est défavorable pour le
vol spirituel du chamane dans les airs » (Olsen 1921, 155). Les rituels avaient lieu la
nuit, pourtant un chamane de la région de l’Övür mort en 1921 était connu pour ne
pas respecter cette règle : on l’appelait xündüs xamnaar « chamanise-le-jour » (Kenin-
Lopsan 1987, 17).
Malheureusement les voyageurs ont rarement cherché à déterminer à quoi tenait
précisément leur impression de différence dans le contenu même des rituels.
L’ethnologue hongrois Diószegi, qui fut le premier à prendre la diversité des
pratiques pour objet d’étude, a enquêté avec une admirable minutie en 1958 sur la
manière dont les chamanes tofalars utilisaient leurs instruments283. Il remarqua que
les techniques d’attache de la courroie du battoir variaient selon les individus.
Certains la suspendaient à leur poignet, d’autres l’enroulaient autour de leur pouce, et
d’autres à leur index (1968, 314). Aujourd’hui on retrouve de telles différences
notamment dans l’usage du tambour. Selon Xovalygmaa, « chacun frappe du
tambour à sa manière, cela dépend de celui à qui on s’adresse. La manière dont on
balance les épaules varie aussi. » La manière de frapper varie donc non seulement
d’un chamane à l’autre mais aussi chez un même chamane selon les circonstances du
rituel.
C’est surtout dans les techniques thérapeutiques que l’on observe les variations les
plus visibles. On raconte à Touva les méthodes singulières employées autrefois par
les anciens chamanes. Amir Xovalyg rapporte à propos de sa grand-mère, une
« puissante chamane », les faits suivants :

282 1776-1777, III, section « Le schamanisme », 152.


283 « We are of the opinion now that the Siberian shaman’s paraphernalia show a wide range of differences within one
and the same ethnic group. I decided to study the problem of ethnic homogeneity as part of my field work on shamanism
in order to clarify the contradiction between the accessible literature [insistant sur l’homogénéité] and the objects in
the museum [qui sont hétérogènes]. » (1968, 239)
354

Êmnep xamnap turgan. Bo buttary Elle soignait en chamanisant. Un homme malade


bastnymas aaraan kižini, moon anaa ne pouvait plus utiliser ses jambes. Elle lui a
yzyryp algaš, ködürüp algaš turgan kadaj- mordu le grand orteil et l’a fait se lever. Elle
dyr, ulug êrgêênden. Ögnü dolgandyr courait autour de la yourte. Mais elle ne touchait
xalyptar. Čügle xolu-bile tutpas. Ynčaar pas avec la main [les malades]. Elle chamanisait
xamnap kaar. Ol-la. Kaš xongaš turup ainsi. Et après quelques jours, il se levait et il
kylaštap čoruj baar. marchait.

La morsure de l’orteil est évidemment une technique personnelle dont on ne connaît


pas d’autre exemple. Le grand-père d’Êreksen Boranak quant à lui jetait les enfants
qu’il soignait par dessus le feu, au grand émoi de leurs parents.
Non dénuée d’originalité est la pratique de la chamane Olesija à Düŋgür qui fait
pratiquer à ses clients des lavements avec une solution mêlant camomille,
permanganate de potassium (ru. margancovka), vinaigre, acide citrique et soude
(fig. 103). Olesija affirme avoir ainsi fait rétabli une vieille femme paralysée du village
Aldan-maadyr. Cette technique doit beaucoup à l’influence des méthodes populaires
russes avec lesquelles Olesija a dû être en contact par son origine khakasse284. Chez
les Touvas de souche, des emprunts au bouddhisme pourront ajouter des traits
différenciateurs à leur pratique.

Figure 102. Cercle de verre utilisé par Olesija dans sa Figure 103. Modèle de clystère (klizma) utilisé par
thérapie Olesija.

Outre l’équipement et la pratique, les chamanes se distinguent encore par leurs


invocations chantées. C’est un fait communément admis chez les Touvas que chaque
chamane doit avoir ses paroles particulières et sa mélodie, bref son style propre. Du

284Le lavement est considéré comme une méthode efficace de lutte contre les škaly ou « toxines » :
http://apteka.potrebitel.ru/data/7/80/64.shtml
355

moins suppose-t-on qu’il doit en être ainsi du « vrai chamane ». Xovalygmaa prétend
que certains de ses collègues chamanes lisent le recueil d’invocations chamaniques
publié par Kenin-Lopsan pour en apprendre par cœur certains chants qu’ils utilisent
ensuite devant leurs clients285. Au contraire, Xovalygmaa utilise si peu sa mémoire,
faculté qui n’est utile qu’aux copieurs, qu’elle affirme ne pas pouvoir se souvenir de
ses invocations quelques minutes après les avoir prononcées. L’ethnologue se heurte
souvent à cette difficulté lorsqu’il demande à pouvoir noter une invocation ou
l’enregistrer sans le bruit du tambour. Si Kenin-Lopsan a pu réaliser son œuvre
extraordinaire de collecte de plusieurs centaines d’invocations, c’est qu’il a travaillé à
l’époque soviétique auprès de personnes ayant renoncé à la qualité de chamane et
donc au déni de la mémoire, et surtout auprès de profanes qui, ayant connu des
chamanes, connaissaient par cœur leurs invocations et ne se gênaient pas pour les
répéter et les dicter à l’ethnologue.

D. Le paradoxe de l’originalité

Individualistes dans leurs relations avec leurs confrères, foncièrement hostiles à


l’esprit de coopération et de corporation, habillés de costumes tous différents,
entourés de figures d’esprits diverses, les chamanes d’autrefois comme d’aujourd’hui
mènent leurs rituels chacun à sa manière : tout cela converge pour faire d’eux des
personnages singuliers épris d’originalité. Le voyageur autrichien Mänchen-Helfen en
fut frappé et fit cette intéressante remarque personnelle ([1931] 1992, 151) :

Les lamas que j’ai rencontrés disparaissent progressivement de ma mémoire :


chacun était semblable au suivant, je ne peux les distinguer l’un de l’autre
qu’avec peine. (…) Par contraste, les chamanes se tiennent devant moi aussi
pleins de vie qu’au jour où je les ai vus : le vieil homme qui prophétisa
comment mon voyage progresserait ; le sérieux, homme vraiment digne à qui
je dois la plupart des explications sur le monde des esprits ; la jeune femme
qui n’en était qu’à l’apprentissage et la femme magnifique de Xöndergej.
Chacun d’eux était complètement et authentiquement une personne. »

L’étonnante constance avec laquelle les chamanes s’efforcent d’entretenir cette


impression d’originalité contraste avec certains mythes qui en font les descendants
d’un ancêtre commun ou les représentants d’une « espèce ». Ainsi devons-nous
conclure avec Hamayon (1990, 33) que « la pratique est toujours personnalisée, non
en vertu d’une quelconque absence de règles, mais de propos délibéré (…). Une sorte
de charisme s’attache par principe à la fonction même, exigeant de ceux qui la
remplissent qu’ils développent un style propre. »

285Cette accusation, malheureusement peut-être, paraît peu justifiée quand on compare la pauvreté des
invocations des chamanes contemporains à l’étonnante variété des textes publiés par Kenin-Lopsan.
356

Comment rendre compte de cette nécessité d’être différents qui ne trouve guère
d’autre manifestation dans la culture traditionnelle des Touvas ? Le vêtement et
l’habitat traditionnels des Touvas ne laissaient guère de place à l’invention
personnelle. Hommes et femmes portaient un manteau taillé sur le même patron, et
dans la yourte un ordre strict prévoyait l’emplacement de chaque objet entre côté
masculin et côté féminin, partie d’honneur (dör) et partie de la porte. Des idées
comme celle de « style vestimentaire individuel » ou d’« ameublement original »
étaient inconnues à l’exception, peut-être, d’une rare élite sociale à laquelle les
chamanes n’appartenaient pas.
L’explication qui se présente le plus facilement dans le contexte sibérien consiste à
rapporter les particularités du chamane à la singularité des esprits qui sont censés agir
sur lui. Autrement dit, si les chamanes sont différents, c’est parce qu’ils doivent
matérialiser l’idée que leurs esprits ne sont pas les mêmes. Par exemple, Gmelin
(1767, I, 143) remarqua que les chamanes qu’il rencontra décrivaient leurs esprits de
manières différentes :

« Le kamm que nous vîmes avant celui-ci nous dit qu’il avoit vu le diable sous
la forme d’une étincelle : ce dernier nous le dépeignit comme une ombre qui
lui étoit apparue le soir à quelque distance. »

Puisque le costume du chamane porte des représentations d’esprits et que chaque


chamane est présumé avoir ses propres esprits, on comprend facilement que les
costumes des chamanes doivent se distinguer les uns des autres. Par ailleurs, nous
savons que les esprits sont parfois réputés avoir « créé » le chamane, ce qui rendrait
compte des différences de comportements.
Mais cette explication présente plusieurs inconvénients. Tout d’abord, elle ne permet
pas de justifier directement de manifestations d’originalité non figuratives. Le
costume et les attributs du chamane comportent de nombreux éléments non
symboliques comme des frises décoratives (des grecques par exemple), des
combinaisons de couleurs, des motifs géométriques ou des emprunts comme l’étoffe
imprimée utilisée sur la coiffe de la figure 98. De nombreux détails varient d’un
chamane à l’autre sans qu’ils fassent nécessairement l’objet de commentaires les
mettant en rapport avec un agent surnaturel.
Surtout, expliquer la diversité des chamanes par la diversité de leurs esprits revient à
repousser le problème, car une nouvelle question se pose alors : pourquoi les
chamanes disent-ils avoir des esprits différents ? Étant donné l’importance du culte
des ancêtres dans le chamanisme et le fait que les clans se définissent comme les
descendants d’ancêtres communs, on peut, comme le fait Radloff pour les Altaïens,
rapporter les différences de style entre les chamanes à des traditions claniques (1884,
II, 51-52). C’est aussi la solution proposée par Diószegi au problème de
l’hétérogénéité des styles chamaniques au sein du groupe tofalar (1968, 328) :
357

Naturally, most of the differences apparent in Tofa shamanism cannot be regarded as the
outcome of fortuitous development. In the special traits the historical evolution of the clans is
reflected, making them more or less different from others.

Mais l’examen des données altaïennes d’Anoxin montre que des chamanes d’un
même clan peuvent avoir des costumes et des styles tout à fait distincts. On
proposera alors d’abaisser le niveau de différenciation au « lignage » ou plutôt
pseudo-lignage chamanique, le groupe des cognats descendants d’un chamane. Un tel
groupe possède en effet en partage des ancêtres qui le distinguent d’autres groupes.
Chez les Altaïens, par exemple, le chamane hérite des esprits de ses ancêtres sous
forme de représentations matérielles conservées dans son lignage. Avec ces objets
sont transmis leur légende, la manière de leur rendre culte, tout ce qui fera ainsi le
style particulier de leur successeur. Certains chamanes altaïens affirment que leur
tambour est l’identique copie de celui de l’ancêtre dont ils sont l’héritier (Anoxin
1924, 49).
On devrait alors pouvoir discerner des styles lignagers reconnaissables, semblables à
ceux des lignages d’artisans qui se transmettent un patrimoine de motifs et de
techniques comme les forgerons ou un répertoire de récits comme les conteurs.
Certes, des faits allant dans ce sens sont observables, notamment dans les matériaux
de Diószegi (ibid.) qui qualifie à tort de claniques les caractères lignagers qu’il observe.
Mais cette explication se heurte à des faits contradictoires, comme l’existence chez les
Touvas des catégories d’essence uk qui ne sont pas des caractères héréditaires et
peuvent distinguer des chamanes germains. De plus, le chamane n’est pas supposé
seulement hériter ses esprits, mais en acquérir aussi de nouveaux au cours de sa
carrière, tels les esprits « beaux-pères » que le chamane altaïen « tire » après son
mariage humain (cf. supra pp. 303-304). Dyrenkova a relevé chez les Chors
l’explication suivante qui montre que l’acquisition d’esprits personnels non hérités
avait pour conséquence que les invocations d’un chamane ne pouvaient être de
simples reproductions de celles de ses ancêtres (1940, 438-439) :

Chaque chamane avait ses prières et ses chants. Habituellement personne ne


connaissait les prières chamaniques et peu s’en souvenaient. Le chamane
recevait ces prières – leur fondement – de ses ancêtres chamanes, d’habitude
du chamane dont il avait reçu par héritage le don chamanique et avec lui les
esprits chamaniques familiaux. Mais le chamane compliquait ces prières
d’appels à ses esprits personnels.

Deux chamanes d’un même pseudo-lignage chamanique ne sont donc pas des copies
l’un de l’autre : chacun doit obligatoirement avoir sa propre mythologie et son propre
style. Nous en avons vu un exemple avec Xovalygmaa et ses frères et sœurs
chamanes qui, malgré des ancêtres communs, possèdent des tambours porteurs de
thématiques différentes et s’identifient à des animaux différents. Xovalygmaa
rapporte qu’elle avait elle-même, parmi ses ancêtres, trois frères surnommés Kara-xam
(« Chamane-noir »), Čoldak xam (« Chamane-court ») et Uzun-xam (« Chamane-
358

long »). Les seuls noms de ces trois hommes suffisent à indiquer qu’ils n’étaient
certes pas conçus comme des représentants identiques d’un style lignager.

Traditionnellement, c’est un fait universel chez tous les peuples turcs de Sibérie
méridionale, les instruments rituels du chamane défunt sont abandonnés dans la taïga
près de sa sépulture et son tambour, suspendu à un arbre, est généralement percé286.
On sait que dans certaines populations comme les Téléoutes, la famille du défunt
récupérait les pièces métalliques, coûteuses, ou le manche du tambour, en attendant
de les installer sur le costume et le tambour de l’héritier du chamane défunt qui allait
apparaître (Dyrenkova 1949a, 187). Il pouvait donc arriver que des éléments
matériels se transmettent réellement d’un chamane à son successeur. Pourtant, la
récupération de certains objets ne doit pas cacher le sens de la pratique universelle
d’abandon, voire de destruction, des attributs d’un chamane défunt. Elle met une
barrière évidente à la constitution de formes de reproduction lignagère mécanique qui
avantageraient nécessairement le fils cadet aux dépens des autres consanguins,
puisque c’est lui qui hérite des objets du père (Dyrenkova ibid.). De nos jours à
Touva, ce principe est respecté : aucun chamane n’utiliserait les accessoires
personnels de son ancêtre (bien que les êêren, eux, se transmettent). De nombreux
tabous, identiques à ceux qui concernent les restes d’un chamane, interdisent le
simple contact avec son costume ou son tambour : qui les manipulerait par hasard,
mourrait sans faute, répète-t-on aujourd’hui à la campagne. En ville, on assiste
cependant à un phénomène nouveau : la patrimonialisation des objets chamanique.
La célébrité du musée ethnographique de Kyzyl et la conscience que les chamanes de
sociétés ont de la valeur « nationale » de leurs objets les incite à offrir au musée les
tambours qu’ils n’utilisent plus (qui sont « morts »), ainsi que les costumes et attributs
de leurs collègues défunts. Kara-ool fait ainsi, mais Xovalygmaa réprouve cette
pratique et dit qu’elle tient à ce que, après sa mort, ses objets soient suspendus dans
la taïga, « à l’ancienne ».
Ce que révèle cette pratique, c’est que le costume et le tambour sont bien conçus
comme intimement liés au corps du chamane : ils en constituent les prolongements
naturels comme nous l’avons suggéré (chapitre VI « Équiper le naturel »). Ils sont la
manifestation même du style personnel du chamane et ne peuvent être transmis à
son successeur, car celui-ci doit, à son tour, générer de son propre corps ces
excroissances chamarrées.
La question précédente se pose alors sous une forme nouvelle : pourquoi le chamane
doit-il, en plus de ses esprits lignagers, acquérir des esprits personnels et, chez les
Touvas, revendiquer une essence uk qui personnalisent son style ? À moins de croire
qu’il existe des esprits qui s’imposent au chamane et le contraignent à être original, il
faut reconnaître que le principe premier est celui de l’originalité et que la diversité des
esprits revendiqués par les chamanes n’en est qu’une application. Un chamane doit

286Anoxin 1924, 52. Les membranes des tambours touvas, altaïens et khakasses conservés dans les
musées ont souvent été fendues d’un coup de couteau. D’jakonova a retrouvé les instruments rituels
d’une chamane touva morte en 1958 dans une grotte près de sa sépulture seri (D’jakonova 1978).
359

être différent de tous les autres chamanes, y compris de son propre frère s’il est
chamane, y compris de ses ancêtres chamanes dont il n’est jamais la simple
reproduction ou réincarnation.

En toute rigueur l’obligation d’originalité implique d’être différent des autres


chamanes et même des autres hommes. Il est vrai que le chamane est souvent un
anticonformiste, telle cette ancienne chamane touva qui se vantait d’avoir tué son
enfant (Kenin-Lopsan éd. 2002, 124) ou ces nombreux chamanes qui se vantent du
meurtre de leurs rivaux. C’est pour cela que toute tentative d’organisation
corporative, qui implique le respect d’une discipline commune, est vouée à l’échec
tant qu’une telle représentation demeure vigoureuse. Allons plus loin : comment est-il
possible qu’une catégorie conceptuelle comme celle de « chamanes » recouvre des
phénomènes conçus comme divergeant en permanence ? Comment se fait-il que de
tels principes permettent malgré tout l’émergence d’un objet social comme « les
chamanes » susceptible, nous le croyons, de faire l’objet d’enquêtes
anthropologiques ? Pourquoi observe-t-on malgré tout des traits communs
suffisamment nombreux entre les chamanes ?
Si nous cherchions à définir la « formule » du chamanisme touva, elle pourrait tenir
dans une égalité paradoxale de ce genre : C = {x |  E, x E}, où C est l’ensemble
des chamanes et E n’importe quel ensemble, ce qui signifie que les chamanes sont
l’ensemble des objets tels que pour tout ensemble, ils n’appartiennent pas à cet
ensemble. En effet à la différence de tout autre objet, pierre, brebis, yourte, le
chamane paraît toujours devoir échapper à une définition qui le rangerait dans un
ensemble d’éléments semblables. Certains chamanes n’ont pas de costume, certains
ne font pas de rituels, etc. : pour les Touvas, il n’est pas de critère objectif qui puisse
être exhibé comme définitionnel. Mais, comme on le voit immédiatement, notre
définition est contradictoire puisqu’elle implique que ces objets appartiennent au
moins à un ensemble, celui qui les définit. Ce problème est celui de tout
anticonformisme qui devient un modèle social : quiconque cherche à être différent de
tous est au moins semblable à ceux qui partagent son projet.
Dans tous les domaines de leur activité où les chamanes s’affirment singuliers, des
régularités et des règles se laissent sans peine reconnaître et celles qui sont
universellement respectées sont loin d’être rares. Kenin-Lopsan, dans son analyse de
la poétique des invocations chamaniques touvas (1987, 21), fait cette juste
conclusion : « Chaque jeune chamane s’efforçait d’avoir sa généalogie, son style
particulier reconnaissable, sa mélodie, ses textes. Bien entendu, cette originalité se
développait dans les cadres de la tradition existante. » Il est vrai qu’en raison de
l’importance de ces « cadres », les chants des chamanes touvas peuvent paraître d’une
grande monotonie à l’étranger profane. La mélodie des chants de chamanes que j’ai
pu entendre varie peu, elle reprend celle des kožamyk, courtes chansons populaires.
L’étude de leur contenu permet de relever de nombreuses constantes dues au respect
de la métrique, de règles stylistiques communes, comme le recours à l’anaphore, et à
l’existence d’une rhétorique chamanique riche d’un vaste répertoire de lieux
360

communs. L’imitation, si elle est déniée avec force, joue le rôle principal dans la
production des invocations et donne ses limites ou plutôt ses règles du jeu à
l’originalité.
De même, si chaque chamane doit avoir un costume original, cela ne signifie pas que
toute improvisation soit possible. Actuellement à Touva, le manteau qui sert de
support doit obligatoirement avoir une coupe touva traditionnelle, personne
n’utiliserait par exemple un costume de bureau. Les objets ajoutés doivent
généralement faire référence aux domaines non sociaux que sont le domaine des
esprits et celui des animaux sauvages ainsi qu’aux relations que le chamane entretient
avec eux. En effet, selon notre hypothèse, ce qui est social, construit, appris s’oppose
à la représentation naturaliste de l’essence du chamane et de ses capacités
relationnelles enracinées physiquement. Il est ainsi impensable pour un chamane
kyzylien de suspendre à son costume des morceaux de peau ou des représentations
d’animaux domestiques287. Les objets pouvant faire référence à la vie de la société
humaine sont rares : les piécettes fixées au battoir sont souvent méconnaissables en
raison de l’usure ou volontairement frappées dans le cas de Xovalygmaa ; quant aux
cartouches, elles évoquent la relation aux bêtes sauvages qu’elles transposent sur le
plan de la relation aux esprits. Le seul cas d’artefact signifiant qui paraît avoir été
laissé intentionnellement à l’état de signe est la pièce commémorant les jeux
olympiques de Moscou sur la coiffe de Gennadyj (fig. 96). Gennadyj se contenta de
me la montrer en souriant, il ne l’interprétait pas et ne l’intégrait pas à son mythe
personnel. C’est plus sûrement à titre de morceau de métal qu’il l’avait fait figurer à
cet endroit, comme les plaques de son costume dont il disait : « C’est une défense. »
Du moins est-ce ainsi seulement que la pièce apparaît au client qui ne peut
s’approcher suffisamment du visage de Gennadyj pour en distinguer les dessins.
Si un chamane désirait être totalement original, il ne lui serait pas difficile d’utiliser
dans ses rituels, au lieu d’un tambour, une vielle igil. Qu’est-ce qui empêche les
chamanes contemporains qui se disent tous différents les uns des autres de rendre
leur originalité bien plus évidente en jouant de la trompette pendant leurs rituels ou
de coller des timbres de collection sur leurs costumes ? Pourquoi atteint-on si vite les
limites de l’originalité qui sont bien des limites internes au système, des bornes que
s’imposent les chamanes, et non des limites externes comme celles, biologiques et
sociologiques, qui restreignent la puissance de l’imagination de l’homme en société ?

Il ne sera pas inutile à cette étape de notre enquête de nous interroger sur ce que
nous appelons l’originalité car nous risquons ici d’être excessivement tributaire d’une
représentation moderne de cette notion. Le sens du mot « original » a connu en
français une évolution que l’on peut caractériser brièvement. En français classique,
« original » qualifie une source première, ce qui n’est pas le résultat d’une copie. Dans
la langue de La Bruyère, « savoir quelque chose d’original », ne signifie pas, comme
on l’entendrait spontanément aujourd’hui, que l’on est informé d’un fait surprenant,

287 Les cornes de taureau de la coiffe de Kara-ool ne constituent pas réellement une exception puisque
le taureau (buga) est conçu comme partiellement sauvage.
361

mais que l’on sait de première main un fait quelconque. Au XVIIe siècle, appliquée à
un homme, la qualité d’ « original » définit celui qui produit des œuvres « originales »,
c’est-à-dire de sa propre invention. Selon La Bruyère, on peut se demander d’un
écrivain « s’il est auteur ou plagiaire, original ou copiste » (Les Caractères, VIII, 61).
L’original ne copie pas, et lui-même, s’il peut être plagié, sera difficilement imité :
« Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle : il a pour lors un
caractère original et inimitable ; mais il est inégal » (I, 54). À l’opposé sont les « esprits
inférieurs », tels les « plagiaires, traducteurs, compilateurs » : « ils n’ont rien d’original
et qui soit à eux ; ils ne savent que ce qu’ils ont appris » (I, 62). Pour La Bruyère,
l’apprentissage est la marque de l’absence d’authenticité, un thème que nous avons
déjà rencontré à propos des chamanes touvas, mais aussi chez Pindare à propos du
poète grec.
Dès le XVIIe siècle, rapporte Littré, le père Bouhours, grammairien, releva un nouvel
usage, figuré, de l’épithète « original » qu’il remarquait dans des expressions comme
« esprit original » et « manières originales ». Le père Bouhours les jugeait inélégantes,
mais au XIXe siècle Littré note que « ce que ce néologisme pouvait avoir d’inélégant a
disparu ». La représentation romantique de l’originalité avait en effet consacré ce
nouvel usage.
On voit fort bien l’évolution qui s’est produite à cette phrase de Balzac tirée d’Illusions
perdues : « Je suis sûr qu’il y a dans ce moment en librairie mille volumes de vers
proposés qui commencent par des histoires interrompues, et sans queue ni tête, à
l’imitation du Corsaire et de Lara sous prétexte d’originalité ». L’originalité n’est plus
désormais une qualité distinguant ontologiquement le modèle de la copie (« Il est
difficile de connaître l’originalité d’un tableau », selon un exemple de Littré), mais un
trait visible qui n’est pas perdu dans l’imitation. Si une construction désordonnée
suffit à rendre un ouvrage « original », c’est que l’originalité littéraire se définit
désormais de façon relative, par différence avec un usage commun qui veut que les
histoires soient racontées en bon ordre. Dans ce sens nouveau, il peut y avoir des
degrés d’originalité : on peut être « très », « peu » ou « assez » original, alors que dans
la langue de La Bruyère un objet ne pouvait être qu’original ou copie. L’original au
sens classique a pour ennemi la copie, au sens romantique, le banal. Dans le sens
classique, l’opposé de l’original est nécessairement son second puisqu’il l’imite, dans
le sens romantique, c’est l’original qui suit car il doit se construire en rejetant le banal
qui le précède.
Pour les classiques, rien n’implique dans l’originalité de rupture par rapport à la
tradition ou au sens commun. Si l’œuvre vient, sans être une copie servile, puiser aux
mêmes sources d’inspiration que des modèles anciens, elle peut parfaitement être à la
fois originale et traditionnelle. Il nous semble que l’originalité que les Touvas
attendent de leurs chamanes est bien plus proche de celle des classiques que de celle
des romantiques dont nous sommes les héritiers. Dans la pensée touva, la différence
par rapport au commun n’est qu’une des manifestations de l’originalité qui est une
qualité intrinsèque. Au sens touva, original s’oppose non pas à la banalité mais à la
copie.
362

Kim, chamane à Êrzin, lors d’un entretien donné en 2002, exprimait ainsi les raisons
de l’impossibilité d’une organisation corporative des chamanes :

« Autrefois les chamanes se tuaient l’un l’autre. Ce n’est pas correct qu’il y ait
des sociétés de chamanes. Là-dedans il y a des charlatans ; les charlatans, ce
sont des copieurs. Moi à huit ans, j’entendais déjà. Il y en a beaucoup qui
deviennent fous. Personne n’enseigne comment être chamane. Les chamanes
ont des caractères différents, ils agissent différemment. Au contraire les
charlatans copient. »

Pour Kim, la différence des chamanes entre eux, ce que nous appelons leur
originalité, est très clairement opposée à la copie, elle-même liée à l’activité en société.
Selon Xovalygmaa, de même, le charlatanisme a pour fondement l’imitation. Cette
chamane note pour elle-même ses idées concernant sa pratique chamanique : « J’ai
noté tout ça mais je ne le publierai pas. Il ne faut pas le publier, parce que sinon des
charlatans apparaîtront. Je te le raconte à toi comme scientifique pas comme
homme. »
Nous avons montré avec les coiffes, les costumes et les invocations que l’originalité
des chamanes touvas n’est pas une invention arbitraire sans règles. Elle est plutôt une
combinaison nouvelle d’éléments préexistants dans un répertoire auxquels sont
ajoutées des nouveautés, souvent des emprunts à d’autres systèmes. Nous prendrons
comme exemple d’éléments du répertoire chamanique touva deux termes, êêren-dös et
čajaan-dös, qui sont habituellement synonymes (voir ci-dessus p. 212). Xovalygmaa les
mobilise dans son discours et les dispose à sa manière en les distinguant comme deux
notions non confondues. D’après elle, son čajaan-dös se trouve au ciel et doit être
appelé en début de séance chamanique alors que son êêren-dös ne la quitte jamais.
Avec cette simple manipulation des termes, Xovalygmaa réinvestit des éléments
traditionnels et crée du nouveau avec de l’ancien. Ainsi, nous pouvons sans doute
reprendre à notre compte pour notre caractérisation des représentations touvas la
description que Bénichou donne de l’idée classique d’originalité (1967, 170) :

« Un déplacement du point de vue sur des matériaux presque tous anciens,


une omission heureuse, la conjonction inattendue de données ou de dispositifs
jusque-là séparés suffisent à opérer cette régénération du sens et de la portée
spirituelle des œuvres par laquelle le génie répond aux besoins nouveaux et à
ses propres exigences. »

Il faut reconnaître qu’une telle représentation nous est devenue en grande partie
étrangère. On rencontre souvent dans certaines études les marques évidentes d’un
idéal romantique de l’originalité littéraire dont il n’est pas aisé de se déprendre. Dans
la conclusion de son étude générale sur le chamanisme, Eliade explique que le
chamane qui se prépare à la transe parle un « langage secret » ou « langage des
animaux » ([1968] 1978, 396). Quand la « transe » elle-même se déclare, le chamane
entre dans un état de « création linguistique » libre. Eliade établit un parallèle entre ce
363

mode de production langagier et la « création poétique », sous-entendant celle des


sociétés occidentales modernes.

« La poésie refait et prolonge le langage ; tout langage poétique commence par


être un langage secret, c’est-à-dire la création d’un univers personnel, d’un
monde parfaitement clos. L’acte poétique le plus pur s’efforce de recréer le
langage à partir d’une expérience intérieure qui, pareille en cela à l’extase ou à
l’inspiration religieuse des ‘primitifs’, révèle le fond même des choses288. »
(ibid. 397).

Ce langage secret émanant d’une expérience intime correspond parfaitement à ce que


les philosophes wittgensteiniens nomment un « langage privé. » Censé exprimer plus
fidèlement le contenu de l’expérience de son locuteur unique, il se construit au-delà
du langage ordinaire, en dehors de lui, souvent contre lui. Mircea Eliade rejoint ici la
conception de la poésie comme « contre-langage », héritée du romantisme, radicalisée
par le surréalisme et théorisée par le structuralisme littéraire289.
Un auteur aussi peu suspect de partager le spiritualisme d’Eliade que Pierre Bourdieu
propose une analyse du langage littéraire fondée sur des principes semblables. Le
sociologue reprend sans autre examen la définition admise du style comme « écart
individuel à la norme linguistique » (1982, 15). Il y voit un instrument de domination
sociale : « Les luttes qui opposent les écrivains sur l’art d’écrire légitime contribuent,
par leur existence même, à produire et la langue légitime, définie par la distance qui la
sépare de la langue ‘commune’, et la croyance dans sa légitimité » (ibid. 47). Bourdieu
fait contraster une langue « commune », « relâchée » à la langue dominante, qui est
« soutenue », produite par les écrivains dans un but de distinction et imposée ensuite
par l’école comme norme linguistique donnant accès aux positions dominantes. Cette
théorie est problématique car il n’est pas certain que la langue de la bourgeoisie ait
des rapports aussi étroit que Bourdieu le suppose avec celle des écrivains, dont on
peut rarement réduire le style au désir d’être « distingué » plutôt que « vulgaire ».
Surtout, on ne voit pas bien comment l’ « écart », puisque « la valeur naît toujours de
l’écart » (ibid. 50), produirait à lui seul la « distinction » du langage bourgeois et le style
de l’écrivain. Une telle explication a le défaut de nous jeter à nouveau dans le
paradoxe de l’originalité : si c’est l’écart par rapport à la norme qui fait l’originalité,
alors le meilleur poème sera celui dont la syntaxe est la plus fantaisiste, dont les mots
sont des créations ou même qui recourt à des lettres nouvelles comme le faisait un
certain M. Hiliase cité par Paulhan (1941, 34), un poète qui ne paraît pourtant pas
être le plus estimé du champ littéraire français.
La théorie de l’ « écart poétique » en vient souvent à donner logiquement le « cri »
comme manifestation la plus pure du style (par exemple Greimas 1973, 23). On voit
que Wittgenstein a raison de dire que « à faire de la philosophie, on en vient au point

288 Cette interprétation d’Eliade a conduit le poète Denis Roche à conclure : « Les mêmes phénomènes
qui présidaient autrefois aux révélations du sorcier sibérien, président aujourd’hui aux inventions du
poète moderne. » (1995, 9).
289 Nous avons tenté de retracer ce parcours dans Stépanoff 2001.
364

où l’on n’a plus d’autre désir que de prononcer un son inarticulé » (Recherches
philosophiques, [1953] 2001, § 261). Mais le cri pur, quand il peut trouver sa place dans
le registre poétique ou le registre rituel, n’est jamais une production livrée au hasard,
car il se construit toujours en référence à d’autres productions contemporaines ou
traditionnelles. Comme le dit encore Wittgenstein : « même un poème insensé n’est
pas insensé à la manière du babillement de l’enfant » (ibid., § 282).
Il est incontestable que l’écart par rapport au discours ordinaire est l’un des traits
caractéristiques des invocations chamaniques. Mais l’écart n’est pas une sortie du
langage : il délimite un champ pour la constitution d’un style. Comme l’a signalé
Caroline Humphrey à propos d’invocations bouriates, in the ritual language, special poetic
devices and certain grammatical categories are manipulated so as to constitute meanings which
normally are not operative in everyday language290. Ces « significations » qui sont réalisées
dans le langage rituel n’apparaissent pas ex nihilo dans l’imagination du chamane.
D’une part elles ont en arrière-fond constant le sens ordinaire des mots. Un usage
métaphorique d’un mot ne peut évidemment détruire de la mémoire d’un locuteur
son usage ordinaire : au contraire à défaut de connaître le sens propre des mots,
aucune métaphore ne peut être comprise. Or, selon les chamanes touvas
contemporains, il est indispensable que l’assistance comprenne les invocations
prononcées. Loin de créer un langage nouveau, l’invocation chamanique, comme la
poésie, se contente généralement d’en réaliser des usages nouveaux. D’autre part, les
« significations » nouvelles s’intègrent à un système cohérent qui est la mythologie
personnelle du chamane.
Certaines expressions qui ont clairement pour but de déstabiliser le sens commun
peuvent être admise comme des écarts « purs ». Dyrenkova a relevé un chant de
chamane chor présentant une série d’oxymores et de visions étranges (1940, 334) :

Ulug kičig kara soŋma! Grand petit harle291 !


Ulug kičig ok čylan! Grande petite couleuvre !
Ulug kičig syr čylan! Grand petit orvet !
Aldy puttug paj paga! Riche grenouille à six têtes !
(…) (…)
Kolu četpes solagaj ! Gaucher à qui manque un bras !

Ces différents animaux s’intègrent certainement à la mythologie personnelle du


locuteur, en revanche l’expression ulug kičig « grand petit » manifeste un goût du
paradoxe pour le paradoxe. Il nous semble que, d’un point de vue anthropologique,
ces écarts par rapport au langage ordinaire doivent être regardés comme des indices
dont la fonction est d’exhiber l’originalité entendue au sens classique et non de la
réaliser. La fantaisie linguistique ne peut être pour les acteurs une condition suffisante
pour reconnaître un discours comme une invocation chamanique : le fou, aux propos
incohérents, est toujours distingué du chamane même pris dans les affres de la crise

290 1983, 25 cité par Even 1988-1989, 317.


291 Mergus merganser.
365

qualifiante. Les écarts par rapport au langage ordinaire et à la logique commune,


comme les oxymores de ce chamane chor, sont des signaux sur le statut du discours.
Ils disent : « Ceci est une parole chamanique », comme le vers rimé dit : « Ceci n’est
pas de la prose. » Mais, le poème n’est pas constitué par la liste de ses rimes et le
discours ne se réduit pas à ces indications autoréférentielles : elles ne font que
délimiter un domaine du langage où un style nouveau peut s’élaborer. D’un point de
vue global, nous aurons à revenir sur la mise à distance du profane exécutée par le
discours chamanique. Il faudra ne pas perdre de vue que l’analyse en terme d’écart,
laisse toujours dans le blanc la question du style individuel. Ce point est capital, car à
la différence d’un discours de classe sociale, mais à la manière du discours poétique,
le discours chamanique ne constitue pas (ou pas seulement) quelque chose comme
un dialecte avec ses particularités lexicales et syntaxiques, mais bien un type d’usage
social de la langue commune, ou, en termes wittgensteiniens un « jeu de langage ». Ce
que nous appelons registre de discours chamanique rassemble des signaux formels
distinctifs mais ne définit pas le contenu du discours, de même que les règles du jeu
laissent chaque joueur libre d’avoir son « style de jeu » personnel.
Nous pouvons maintenant répondre à la question que nous nous posions sur le
fondement de l’originalité. L’originalité chamanique n’est pas, comme dans sa version
romantique, un rejet d’une vision banale au profit d’un regard personnel mais un
indice d’authenticité d’une qualité naturelle. Certes, des perceptions spéciales sont
attribuées au chamane mais elles constituent, plutôt qu’une vision intime d’objets
communs, une vision claire et distincte d’objets spéciaux. La vision chamanique n’est
pas pensée comme le contenu unique et incommunicable de toute perception
individuelle mais comme le résultat d’une capacité physique fondée sur un modèle
inégalitaire et essentialiste de la répartition des puissances spéciales.
Le chamane trop semblable à son collègue serait suspect de le copier, il exhiberait le
caractère social et artificiel de sa position. On l’accuserait de s’être érigé soi-même en
chamane au lieu d’y avoir été contraint par une nature particulière et par les esprits
qui, en vertu de cette nature, peuvent agir sur lui, – cette intégration au vaste circuit
des forces spéciales lui permettant ensuite à son tour d’agir sur eux. Selon nous,
l’originalité est donc une conséquence de la prégnance du schème essentialiste et du
doute permanent sur l’authenticité des chamanes qu’il induit.

E. De l’interprétation comme type d’action

L’ethnologie, après avoir souvent concentré son travail sur la collecte et


l’interprétation des divers discours locaux, a pris ses distances avec ce qu’on appelle
désormais « doctrine officielle », « théorie indigène », « glose » au profit des structures
plus profondes et moins explicites des systèmes de pensée et des formes de pratique.
Selon Pascal Boyer (2001, 335), quand elle existe, l’interprétation indigène des rituels
est « toujours vague, circulaire, pleine d’interrogations et de mystères, souvent
366

hautement idiosyncrasique. » Souhaitant éviter d’attribuer à une culture entière


l’opinion d’une catégorie particulière, on a cherché à éviter de recourir aux
informations des « érudits locaux », « herméneutes professionnels », « théologiens »
pour explorer les mondes des « profanes », en même temps qu’on s’est émancipé des
discours pour attacher plus de valeur à l’observation de la pratique. On a remis en
cause le caractère central des processus de signification, symbolisme et interprétation
dans les cultures.
D’après l’analyse de Dan Sperber, c’est Lévi-Strauss qui a affranchi la discipline de
« l’idée absurde que les symboles signifient » (1974, 95), le terme symbole désignant
ici les phénomènes symboliques au sens anthropologique : rituels, croyances, énoncés
religieux. L’idée est « absurde » car pour que les phénomènes symboliques soient des
signes, il faudrait qu’ils entretiennent un rapport stable avec une signification
déterminée par un code. Or il n’existe pas de tel code associant un message distinct à
chaque geste ou objet rituel comme un signifié à un signifiant. Sperber considère que
dans le structuralisme, « en dépit d’une terminologie empruntée à la linguistique, les
symboles n’y sont pas traités comme des signes. Le signifiant symbolique, affranchi
du signifié, n’est plus un signifiant que par une métaphore douteuse dont le seul
mérite est d’éluder le problème de la nature du symbolisme, non de le résoudre »
(ibid., 64). L’étude des cultures non occidentales exige de s’affranchir du modèle
sémiotique car, pour Sperber, « l’attribution de sens est un aspect essentiel du
développement symbolique dans notre culture. Le sémiologisme est l’un des
fondements de notre idéologie. » (1974, 95).
Sperber et Boyer tirent des conséquences opposées de la constatation de l’absence de
sémantisme attaché aux faits symboliques et notamment rituels. Boyer en conclut que
l’activité d’interprétation monopolisée par des corporations de spécialistes est un
phénomène contingent qui vient en quelque sorte parasiter le phénomène religieux,
lequel se diffuse sans leur intervention. Sperber au contraire estime que
l’interprétation est exigée par la nature même de l’énoncé symbolique, car, de par son
absence de signification claire, celui-ci ne saurait être compréhensible qu’en étant
interprété (ibid. 97). Pourtant, l’interprétation qui serait nécessaire n’est presque
jamais produite de sorte que les propositions symboliques demeurent des
« propositions entre guillemets », incompréhensibles directement mais tenues pour
vraies en raison de la position d’autorité de leur origine. Elles forment en somme des
énigmes frustrées qui, par un « relâchement systématique » ne suscitent pas de
tentative d’élucidation malgré leur « illogisme » (ibid. 110).
Notre fréquentation des chamanes touvas et notre parcours de la littérature les
concernant nous incitent à proposer de replacer l’interprétation au centre de l’analyse.
Loin de faire preuve de « relâchement » intellectuel, les chamanes touvas manifestent
une permanente tension interprétative qui les amène à produire des commentaires
fréquents, riches et souvent inattendus à propos des faits symboliques. On est
d’autant moins porté à y voir le résultat d’une influence du « sémiologisme »
occidental que ce phénomène s’intègre parfaitement à la logique de l’originalité
chamanique. Notre propos n’est pas de revenir à l’idée que les interprétations des
367

spécialistes locaux fournissent la clé des rituels qu’ils conduisent. En fait,


l’interprétation produite par les chamanes est toujours frustrante sur ce plan : on y
chercherait en vain une sémantique visant à traduire dans la langue ordinaire le
« langage » des symboles. Il s’agit plutôt de commentaires sans visée systématique,
toujours appliqués à un objet, un rituel particuliers dans un cas précis. John Scheid
fait à propos de la ritualité romaine une remarque qui s’applique parfaitement à la
pratique chamanique touva (2005, 280) : « Le problème du sens ne se pose pas, ou
plutôt, les rites permettent aux différents célébrants de s’engager dans une recherche
de sens et de leur intention et réaction personnelle ». La question du sens n’est pas
obligatoire, mais elle a l’avantage pour le chamane de permettre l’expression
d’opinions personnelles. L’interprétation, telle que nous souhaitons l’aborder, n’est
pas l’application d’une règle conventionnelle préexistante mais une forme d’action,
une activité génératrice d’originalité292.

1. Le mythe personnel du chamane

Dans l’anthropologie du chamanisme sibérien, les propos des informateurs et en


particulier des chamanes ont longtemps été traités comme des fragments à partir
desquels le chercheur occidental se faisait fort de reconstituer la vision du monde
ancienne dont ils provenaient, vision supposée érodée par l’effet d’influences
étrangères. Le travail de l’ethnologue s’apparentait à celui de l’archéologue qui
recueille patiemment dans la terre des débris d’enduit peint, les dispose sur un plan
vide d’après l’image mentale qu’il se fait de l’ensemble, puis, pour rendre l’œuvre
intelligible au visiteur du musée où elle sera exposée, prolonge les lignes manquantes
de marques plus légères, rempli les vides, pour enfin reconstituer la fresque disparue.
Les observateurs ont souvent manifesté une réelle perplexité face à la diversité et aux
contradictions des informations recueillies auprès des chamanes sur l’organisation
des mondes naturels et surnaturels. Au XVIIIe siècle, on a cherché des explications
dans une ruse des indigènes qui chercheraient à tromper les voyageurs pour leur
laisser ignorer leur véritable « religion », puis, à partir du XIXe siècle, dans l’idée d’une
dégradation de la pensée chamanique293. Pourtant, rien ne nous permet de supposer
qu’avant l’apparition d’influences étrangères, les chamanes professaient une idéologie
unique. Il n’y a pas de trace d’une organisation sociale qui aurait produit cette
doctrine et garanti sa stabilité.

Nous pouvons observer à l’œuvre l’activité d’interprétation dans les commentaires


donnés aux objets rituels. Nous avons décrit précédemment la variété des éléments
292 Ces remarques ne remettent pas en cause la théorie de Sperber et n’ont pas ce but. En effet, dans
les termes de Sperber, les interprétations fournies par les chamanes sont elles-mêmes des
« propositions entre guillemets » qui demanderaient à être interprétées.
293 Ainsi pour Pekarskij et Vasil’ev (1910, 94), il faut « rétablir le type fondamental du costume

chamanique qui, au fil du temps, s’est écarté significativement de son prototype [ru. pervoobraz], ce qui
explique la diversité des figures métalliques et breloques suspendues au costume et les divergences
d’interprétations de leur signification. »
368

inclus dans l’équipement chamanique. On peut faire le même constat de diversité en


ce qui concerne l’interprétation donnée à un même élément.
En 1997, une exposition a présenté à Anvers une partie des collections chamaniques
du musée de Kyzyl. Parmi les costumes exposés se trouvait celui du chamane
Šoončur Sojan, le maître de notre informateur Êreksen Boranak (voir ci-dessus
p. 287, fig. 64). Le catalogue de l’exposition affirme que sur les bottes et le tambour
de Šoončur sont représentés the helper-spirits in the form of small metal rods (Van Alphen
dir. 1997, 143, 150). Il s’agit de cornets métalliques torsadés appelés en touva koŋgura.
Contrairement à la plupart des costumes chamaniques des musées occidentaux,
souvent collectés par des marchands peu scrupuleux, on connaît assez bien
l’interprétation que Šoončur faisait de ses objets rituels. L’ethnographe khakasse
Piotr Karalkin, qui l’a fréquenté à plusieurs reprises dans les années 1950, rapporte
dans un article publié en polonais en 1966 déjà cité, que Šoončur désigne les cornets
suspendus à son tambour par le terme düŋgürnüng syrgazy, ce qui signifie « les boucles
d’oreilles du tambour », idée également présente dans l’Altaï. À aucun moment, il ne
parle de ces objets comme de helper-spirits. Chez d’autres chamanes touvas et altaïens,
ces mêmes pendeloques ont une signification nettement moins pacifique : elles
représentent des flèches envoyées par le chamane contre ses ennemis. Sur le
costume, elles sont suspendues au dos du manteau par des anneaux métalliques,
interprétés comme des points d’accroche pour les doigts du chamane lorsqu’il est
censé tirer. Un chamane touva considérait les lanières de son costume, déjà qualifiées
de « serpents » (čylan), comme des arcs qu’il utilisait en association avec les tubes
coniques (D’jakonova 1981, 141). Une légende du sud de Touva raconte qu’un
chamane envoya comme une flèche l’un de ses cornets métalliques en direction d’un
lama mongol avec qui il s’était disputé, et le frappa sans cependant pouvoir le tuer
(ibid., 151). Dans le cas des cornets suspendus au tambour, souvent interprétés aussi
comme des flèches, c’est la traverse métallique incurvée du tambour qui était censée
faire office d’arc. Dans l’Altaï, elle est en effet nommé kiriš, « corde d’arc ». Mais on
aurait tort de généraliser cette interprétation : le nom lui-même des tubes coniques en
touva, koŋgura, donne encore une autre image : dans la vie quotidienne ce mot
désigne les glaçons de sueur gelée qui se forment sous la fourrure du bétail l’hiver.
On retrouve un terme de même sens (kysan) chez les Iakoutes pour désigner une
pendeloque légèrement différente, faite d’une simple lamelle en forme de losange
allongé (Pekarskij & Vasil’ev 1910, 106). Selon l’explication d’un chamane iakoute, il
faut voir dans cet objet les gouttes de sueur coulant du chamane lorsqu’il gravit la
montagne des esprits. Cependant, d’après un autre chamane iakoute, ces lamelles
représentent des plumes, le costume en entier figurant un oiseau. Et selon d’autres
informateurs encore, il s’agit de couteaux ou encore de petits poissons suspendus
(ibid. 106-107).
369

Figure 104. Pendeloques métalliques de costume de chamane iakoute. Jochelson 1933, 110, fig. 5 a-c.

Face à des interprétations si diverses, l’ethnologue est bien en peine de mettre au jour
ce qui serait la « vraie » signification de l’objet chamanique. Est-ce par goût individuel
de l’invention que les chamanes ajoutent des éléments de leur cru à ce que leur a livré
la tradition ? Probablement pas, il s’agit plutôt pour eux de répondre à une demande
en exécutant le rôle que l’on attend d’eux. La collecte d’une information est, avant
toute théorisation par l’ethnologue, une interaction entre deux hommes. Fournir une
interprétation, pour un chamane, ce n’est pas faire la description d’un corps de
doctrines établies, c’est un acte qui est exigé par la conception dominante de la
qualité chamanique. Si les chamanes répétaient avec circonspection un savoir
traditionnel commun, il serait évident qu’ils n’y ont accès que par les moyens
ordinaires que sont l’apprentissage et la répétition. Or la connaissance que le
chamane doit avoir de l’organisation du monde est supposée lui être fournie par les
esprits et, de plus, par sa propre expérience lors des séances chamaniques au cours
desquelles il parcourt l’univers.
Les diverses inventions et originalités du chamane doivent être replacées dans un
ensemble construit, le mythe personnel du chamane294, qui inclut les discours du
chamane, ses commentaires sur son équipement et sa pratique en une construction
interprétative originale.

a) L’interprétation des simples.

L’activité interprétative n’est pas le monopole des chamanes : les profanes touvas
pratiquent en permanence des interprétations d’ordres divers. Lorsqu’un cheval est
perdu, on examine différents indices matériels dans les environs du campement
(empreintes, crottin, poils, bruits, etc.) dans le but de localiser l’animal. Ces
interprétations qui partent d’un effet (empreinte) pour remonter à une cause (sabot
de cheval), font appel à une représentation intuitive de la causalité physique. Il existe
aussi dans la culture touva de nombreuses interprétations conventionnelles

294 Nous empruntons la notion de « mythe personnel » (ličnyj mif) du chamane à Plužnikov (1996).
370

impliquant des modes de causalité bien moins évidents pour les Touvas eux-mêmes.
Elles sont formulées dans des dictons appelés demdek295 ou « signes » qui,
généralement, associent à un fait particulier une conséquence plutôt étonnante. Dans
ce cas on part de la cause pour se représenter l’effet attendu.
Une vieille Touva avec qui je bavardais me dit un jour : « Il ne faut pas fumer, c’est
très mauvais, c’est une drogue. » Ce disant, elle sort une cigarette et l’allume.
« Et pourquoi fumez-vous vous-même ?
-Je fume depuis toute petite.
-Vous pouvez arrêter de fumer tout de même, il n’est pas trop tard.
-Non, je ne peux pas. Chez les Touvas, si tu arrêtes de fumer, un parent, ton
père ou un autre, va mourir. »

Cette affirmation ne pouvait recevoir d’autre explication que l’autorité de la sentence


ainsi formulée. Les présages de ce genre son nombreux. Dans un campement de Süt-
Xöl les enfants m’interdirent de photographier les chevaux car « si on prend une
photo d’un cheval, il va se faire voler. » J’ai encore relevé les demdek suivants qui sont
des interprétations d’indices et non des présages : « Quelqu’un qui est chatouilleux
des cuisses est jaloux » et « Si tu fermes ton manteau jusqu’au col, c’est que tu veux
de l’argent ou de l’alcool. »
À côté de ces demdek propositionnels existent des demdek physiques créés par
l’homme : ce sont les marques dont est frappée la croupe des chevaux. Ces signes,
demdek, im-demdek ou taŋma en touva, appelés tamga dans la littérature spécialisée, ont
sans doute une origine clanique (les Touvas contemporains de Süt-Xöl connaissent
encore les demdek des Ondar, des Moŋguš et des Kuular). Les kolkhozes et sovkhozes
ont eu les leurs et aujourd’hui les éleveurs en marquent leurs chevaux en reprenant
des modèles anciens. Mais il existe des demdek spéciaux dont l’interprétation demande
une compétence particulière, celle du chamane.

b) L’interprétation chamanique

De même que l’éleveur marque son bétail, on imagine que l’esprit-maître d’une
montagne inscrit des demdek (ou im-demdek) sur son « bétail » (maly) réservé, certaines
des bêtes de la forêt. Or il est régulier dans les histoires de chasse que les chasseurs
ne remarquent pas ce signe. Xovalygmaa explique à propos de son client Anatolij
qu’« il a tué ce qu’il ne fallait pas. Il a tué un ours qui appartenait au maître de la tajga.
Il devait porter un im-demdek, par exemple une tache blanche sur la tête ou quelque
part, ou une patte plus longue que les autres. Le tajga êêzi pose des demdek sur ses
bêtes comme le malčyn sur ses chevaux. » Un homme ordinaire est supposé ne pas
pouvoir interpréter ces signes même s’il les voit alors qu’un chamane peut le faire.
Cette capacité n’est pas attribuée à une idiosyncrasie particulière mais à une puissance
innée. À la différence de l’interprétation du profane qui suit les lois intuitives de la

295 Du mongol têmdêk « signe ; marque ; cachet ».


371

causalité ou les principes conventionnels des demdek, les règles qui guident
l’interprétation des chamanes sont supposées inconnaissables au profane ou même
inexistantes. En effet l’interprétation chamanique est souvent présentée dans le
discours indigène non comme une interprétation mais comme le résultat d’une
perception immédiate.
La puissance interprétative des chamanes s’applique à de nombreux supports divers
mais il existe des pôles d’interprétation particulièrement attracteurs de commentaires
créateurs. Comme les objets rituels, la cosmologie est prétexte à l’expression de
l’originalité du chamane. Chez les Altaïens, par exemple, Anoxin (1924, 4) remarque
que les noms donnés aux fils d’Erlik sont très variables d’un chamane à l’autre : c’est
que ce domaine constitue un lieu instable où peut s’exprimer l’originalité
chamanique. On recueille parfois d’étonnantes opinions au sujet des divinités : ainsi
Taran, un chamane altaïen, affirma à Potanin que Xajyrakan, qualificatif qui, hors
contexte particulier, désigne chez les Altaïens la divinité créatrice Ülgen, était mort et
enterré au lieu-dit Alakain sur la rivière Čulyšman en un lieu couvert de bouleaux
(1883, 69). On ne connaît pas d’équivalent à ce Zarathoustra altaïen.
Nous prendrons comme exemple de la diversité des interprétations cosmologiques
chez les Touvas la représentation du ciel. Les profanes, lorsqu’ils parlent du ciel (dêêr),
en donnent une image simple : ils le décrivent selon sa couleur, « bleu » (kök) ou
« noir » (kara), ou son état, « nuageux » (buluttug) ou « clair » (ajas). Parfois on le
nomme d’un autre nom, kudaj, comme dans ce proverbe : « La mauvaiseté du ciel [le
mauvais temps] se dissipe, la mauvaiseté de l’homme ne se dissipe pas » (Kudaj bagy
arly bêêr, kiži bagy arylbas296). Il faut noter que, pour le Touva profane, kudaj n’est pas le
nom d’une divinité comme chez les Altaïens. J’interrogeai à ce sujet Amir Xovalyg du
Xüürektig :

« Kudaj dêêrge čüü dêêr ? Kiži, burgan ? « Qu’est-ce que c’est kudaj ? C’est un homme, un
-Čok, bo dêêr, burgan êves. » dieu ?
-Non, c’est ça [montrant le ciel], c’est le ciel, ce
n’est pas un dieu. »

Les choses sont bien plus complexes si l’on écoute les invocations des chamanes.
Très souvent, ils évoquent non pas un mais « neuf ciels » tos dêêr, comme dans cet
exemple (Kenin-Lopsan éd. 2002, 291) :

Tos dêêrim, öršêê Mes neuf ciels, pitié,


Tos dêêrim, avyra Mes neufs ciels, protégez,
Tos dêêrim, azyra (…) Mes neuf ciels, nourrissez, (…)

296 Proverbe recueilli auprès de Syldys Sat fils de l’éleveur Sergej Sat, vallée de l’Üstüü Iškin.
372

Le chiffre de neuf ciels se retrouve souvent dans le chamanisme des peuples turco-
mongols297 et donne son nom à l’une des associations chamaniques de Kyzyl.
Évidemment, l’idée des neuf ciels n’est pas un secret partagé par les seuls chamanes,
elle est connue de tous, elle apparaît dans l’épopée, mais ce qui nous intéresse ici,
c’est son absence du registre ordinaire du discours, celui que pratiquent les profanes.
Malgré la grande stabilité du chiffre neuf, la démultiplication des ciels trouve chez
certains spécialistes des redoublements supplémentaires. Une vieille femme (kadaj),
dont Katanov dit qu’elle est ou a été chamane, donne à la fin du XIXe siècle la
description suivante de l’univers298 :

Dêêr bistiŋ on ses boor-uŋ. Maidyr burgan Nous avons 18 ciels. Majdyr burgan est dans le
dêêrniŋ êŋ üstündezinde boor-uŋ. plus haut ciel, le 18e. À part Majdyr, il y a
Majdyrdan baška, öske burgan xövej-dir : beaucoup d’autres dieux : šulbus, albys, l’ours, et
čulbus [šulbus], albys, xajyrakan-daa boor- aussi l’âne, que n’y a-t-il pas ?
uŋ [yjnaan], êlžigen [êlčigen] baza bar, čog-
la [čügle] čüve čok-tur.

La référence à l’âne, animal absent de la faune touva, est une originalité que l’on ne
retrouve pas ailleurs. Dans le mythe personnel de cette spécialiste, le chiffre habituel
de neuf ciels est multiplié par deux pour donner 18. C’est un nombre plus élevé
encore qui est avancé à Katanov par un autre spécialiste299 :

Dêêr üžen üš-tür. Čer üš-le kat-tyr, erlik on ses- Il y a 33 ciels, trois couches de terres, 18
tir, tamy baza on-ses-tir. Erliks, et 18 enfers.

D’après une légende recueillie par D’jakonova (1981, 151) dans le Sud de Touva, un
chamane céleste (mong. tengri böö) comptait 99 degrés dans le ciel, soit le triple de ce
qu’indiquait l’informateur précédent.
Cette démultiplication qui paraît devoir aller à l’infini contraste avec la modestie du
discours du profane qui ne connaît généralement qu’un seul ciel, et quand il est
interrogé sur leur nombre affirme son ignorance, comme le fait cet informateur de
Katanov300 :

Men dêêrge barbaan ben. Bistiŋ dêêr kaš Je ne suis pas allé au ciel. Combien nous avons
bolganyn ulug nama [lama] kuburak de ciels, c’est le grand lama ou l’apprenti lama
[xuurak]-la biler. qui le savent.

297 Par exemple chez les Chors (Xolpina 1978, 70-71) et chez les Daours (Humphrey & Onon 2003,
119). On sait que les Hiong-nou de l’antiquité vénéraient déjà les « neuf Cieux » (Roux 1984, 67).
298 1907 I, 96 ; II, 82 (n° 685).
299 1907 I, 17; II, 16 (n°189). L’informateur de Katanov était un xuvurak (ou xuurak), « apprenti lama »,

donc un spécialiste et non un « homme simple ». Les représentants de l’Église lamaïque à Touva ayant
beaucoup emprunté au modèle chamanique, on peut considérer qu’il adopte une attitude et un
discours semblables à ceux d’un chamane.
300 1907 I, 8; II 7 , (n°123-124).
373

L’effet multiplicateur qu’on repère dans le discours du spécialiste se retrouve


parfaitement dans la cosmologie personnelle de la chamane Xovalygmaa Kuular.
Selon elle, le ciel se divise d’abord en deux. Le « Ciel inférieur », Aldyy dêêr, est le plus
près de la terre, et au-dessus de lui se trouve le « Ciel supérieur », Üstüü dêêr. Le Ciel
inférieur a pour dieu (burgan) Dajyn Dêêr « Ciel guerrier » 301. Il se divise lui-même en
six couches appelées elles aussi « ciels » et peuplées chacune par des types d’habitants
différents. Ainsi le cinquième ciel, qui se nomme Xan-dêêr, « Ciel de sang », est la
demeure des albys. Au degré supérieur, le sixième et le plus haut ciel du Ciel inférieur,
appelé Kara dêêr, « Ciel noir », est habité par les esprits šulbus.
Au-dessus du Ciel inférieur, s’étend le Ciel supérieur, qui se divise lui-même en neuf
couches célestes. Il faut y reconnaître, d’après Xovalygmaa, les fameux tos dêêr « neuf
ciels » de la mythologie touva commune. Le dieu du Ciel supérieur est Dolaan-
Burgan, terme qui désigne habituellement la constellation de la Grande ourse. Parmi
les neuf ciels, les six premiers sont appelés Kudaj dêêr (« Ciels kudaj »), tandis que les
trois ciels qui se trouvent au-dessus d’eux sont les Üstüü dêêr (« Ciels supérieurs »)
proprement dits. Le septième est appelé Doškun dêêr (« Ciel furieux »), le huitième
Ênereldig oran (« Ciel bienveillant ») et le neuvième Burgan orany (« Pays de Dieu »).
Xovalygmaa se nomme elle-même chamane du ciel inférieur et plus précisément du
Ciel de sang puisqu’elle est albys uktug « d’essence albys » et que les albys, d’après elle, y
résident.

c) Un discours plissé.

Dans sa cosmologie personnelle, Xovalygmaa combine d’une façon originale des


éléments traditionnels connus de tous, comme les « neuf ciels » et la couche
intermédiaire dajyn dêêr « Ciel guerrier », en introduisant l’opposition entre « ciel
supérieur » et ce « ciel inférieur » divisé en six couches parfaitement originales à ma
connaissance. Si l’on tente de préciser les principes par lesquels le discours du
spécialiste se dégage de celui du profane, on peut dire que les neufs ciels
chamaniques sont le produit d’une sorte de plissure du ciel unique du profane. Ce
chiffre neuf est déjà la mise au carré de trois, nombre qui décrit communément la
partition de l’univers en monde inférieur (aldyy oran), monde terrestre (onran-taŋdy) et
monde supérieur (üstüü oran). Xovalygmaa introduit une plissure supplémentaire entre
les neuf ciels et la terre, en introduisant la notion de Ciel inférieur. Mais ce pli est lui-

301D’autres informateurs touvas définissent dajyn dêêr comme un lieu qu’ils situent entre la terre et les
33 ciels (D’jakonova 1981, 137) ou bien du côté oriental de la voûte céleste (Kenin-Lopsan 1995, 91).
D’jakonova glose ce nom par « pays sacré », mais littéralement dajyn dêêr signifie « guerre ciel » ou
« Ciel guerrier ». Ce nom se retrouve sous la forme dajan deerx dans diverses traditions de Mongolie du
Nord (Even 1989-1990, 398). Une interprétation citée par Even a rapproché dajan deerx du titre
mongol dajan abraga « champion universel », où dajan signifie « universel ». Deerx serait le mongol
« supérieur ». Il nous semble qu’il faut peut-être voir dans dajan deerx, non une expression mongole,
mais un emprunt au touva dajyn dêêr ce qui ne serait pas un cas exceptionnel dans le vocabulaire
chamanique des Mongols du Nord. L’expression touva elle-même paraît être à son tour un calque du
mongol dajčin tenger « Ciel guerrier » cité par Even (op. cit. 431).
374

même replié cinq fois pour former six ciels. Ce goût pour le feuilletage est tout à fait
caractéristique du discours chamanique. Les réalités évoquées par les chamanes sont
des choses à facettes comme l’indiquent les épithètes qui les qualifient souvent, kyrlyg
« à branches ; à arêtes » et ka’’ttyg « à couches », dans la rhétorique chamanique. On
voit ainsi apparaître dans les invocations des flèches appelées « cœur à trois facettes »
(üš kyrlyg čürek) (Kenin-Lopsan éd. 2002, 92), des « genévriers à six branches » (aldy
kyrlyg artyš) (Kenin-Lopsan 1987, 91), des montagnes à « flancs en couches frangées »
(xaažylyg ka’’ttar êdêê) (ibid., 93), de la « terre à sept couches » (čedi ka’’t čer) et de la
« glaise à neuf couches » (tos ka’’t dovurak) (ibid., 60). Les couches kat/ka’’t
superposées du ciel302, parfois identifiées comme autant de ciels, sont souvent
représentées par des encoches (tapty « marches ») faites dans le bouleau sur lequel le
chamane doit monter lors des sacrifices téléoutes (Dyrenkova 1949a, 140, n.1),
altaïens en général (Verbickij 1893, 46) ou dans certains rituels d’investiture chors
(matériaux inédits de Dyrenkova cités par Šternberg 1927, 23). À l’évidence, dans
cette ascension, le chamane accomplit son rôle de conducteur à travers les cloisons
séparant les domaines que son discours bâtit et met en scène303.
L’âme elle-même n’est pas un « siège des sentiments » d’une autre nature que le corps
à la façon dont la pensée s’oppose à la matière : l’âme est un double, elle naît d’un pli
de l’idée de personne sur elle-même. Le chamane Gennadyj raconte une aventure où
fut impliquée son âme : « Une fois j’étais au travail et mon âme [sünezin] est venue
voir ma femme. Elle est venue et lui a dit : ‘J’arrive, ne t’inquiète pas.’ Ma femme a eu
peur : mon âme était entrée alors que la porte était fermée avec un cadenas. Ensuite
je suis venu moi-même. » L’âme ressemble à la personne elle-même, sauf par
quelques traits contre-intuitifs comme le fait de passer par les murs. C’est parce que
l’âme est une image dédoublée que le chamane touva utilise souvent un miroir
küzüŋgü afin de l’observer lorsqu’il établit le diagnostic du malade304. Le costume
chamanique est lui aussi le résultat d’un plissement du corps du chamane réalisé par
le rituel d’animation, de même que les ongon sont les redoublements des esprits (voir
chap. VI « Équiper le naturel »).
Tout ce qui est plié une fois peut l’être encore plusieurs fois. La yourte touva est
dominée par une pièce de bois nommée xaraača juste au-dessus du foyer (au sens
propre). Dans le discours chamanique existe une notion sémantiquement et
linguistiquement proche : le xaača. Cette entité magique couvre et protège le foyer (au
sens figuré), c’est-à-dire la famille et le bétail. Selon notre interprétation, le xaača sera
donc le dédoublement plié du xaraača. Mais un chamane imaginatif peut trouver

302 Le terme kat (pharyngalisé en touva ka’’t) est attesté dans l’antiquité chez les Kyrgyz du Ienisseï
dont une inscription dit, peut-être d’un chamane, qu’« il s’est promené dans les trois étages (kat) de
l’univers » (Roux 1984, 66).
303 Eliade (1978, 110), qui doute qu’un rituel « aussi complexe » que la montée du chamane sur des

bouleaux incisés puisse être d’origine locale, y voit une probable influence de rites d’initiation iranien
comportant une échelle. Il nous semble que la cohérence parfaite de l’image de l’ascension du
chamane avec son rôle de passeur des offrandes aux esprits rend superflue l’hypothèse d’un emprunt.
La conception en couches de l’univers est quant à elle engendrée par le fonctionnement même du
discours chamanique.
304 Selon Humphrey et Onon le miroir est généralement perçu comme an external container of the soul

([1996] 2003, 256, n. 69).


375

encore matière à plier. Dans un entretien donné au printemps 2006, Xovalygmaa


distinguait le xaača d’or (aldyn) et le xaača d’argent (möŋgün), dédoublant la notion du
répertoire chamanique commun. En août de la même année, elle parlait désormais de
trois couches du xaača : celle du « bonheur » (kežik xaača), celle de la « santé » (kadyk
xaača), et celle de la « longévité » (nazyn xaača).
Ce feuilletage répété permet au chamane de prendre toujours son auditoire au
dépourvu : les choses s’avèrent régulièrement plus complexes que le profane ne
l’imaginait. Xovalygmaa eut à soigner un homme dont elle établit que son âme
(sünezin) avait disparu. Lorsque je demandai à la chamane s’il pourrait survivre
longtemps dans cet état, elle répondit que l’âme porte sept manteaux et que ce
malade n’en avait perdu qu’un seul. D’autres chamanes feront d’autres distinctions.
Tel chamane touva ancien, Toktugu Kuular, interrogé par Kenin-Lopsan (2002 éd.,
88) disait voir les âmes des morts et être capable de discerner parmi elles, des « âmes
vivantes », qui rient, et des « âmes mortes », qui pleurent305. Nous retrouvons dans
ces représentations une idée formulée par Françoise Héritier qui parlait, à propos des
Samo, d’une identité individuelle faite d’un « feuilletage » de différentes composantes
(1977, 65). Mais ne perdons pas de vue que ce feuilletage, chez les Touvas, caractérise
moins une vision du monde commune qu’un registre de discours306.
Il y a un aspect scolastique dans ce goût du distinguo, dans cette invention de nuances
notionnelles toujours plus raffinées, et, d’un point de vue esthétique, quelque chose
de baroque dans cet attrait pour le plissement, le feuilletage, la surcharge
mythologique. À propos des peuples aux marges des empires, les Altaïens, les Touvas
et les Bouriates, Caroline Humphrey remarquait justement a rococo luxuriance of
spirits (Humphrey & Onon [1996] 2003, 127). En reprenant une idée de Deleuze
(1988), nous proposons de voir le pli comme principe de ce style baroque.
Nous avons moins affaire à la représentation d’un monde feuilleté, car il est
impossible d’isoler et d’exhiber une représentation stable qui serait commune aux
différents informateurs, qu’à un style feuilleté de représentation, ou pour être plus exact
à un plissage du discours sur le monde. Pas plus qu’il n’est le simple porte-parole
d’une vision collective, le chamane n’est tenu à vie à sa cosmologie particulière. La
seule constante d’un entretien à l’autre avec un même chamane et d’un chamane à
son voisin, ce sont les principes d’organisation du registre de discours chamanique.
L’interprétation chamanique se doit d’être analytique : l’univers s’y divise
perpétuellement en couches et sous-couches sous l’effet d’une analyse qui n’est pas
décomposition mais multiplication des facettes des choses.

305Ölüg bolgaš dirig sünezinni men ylgap bilir kiži men, « Je peux distinguer l’âme vivante et l’âme morte. »
306Dans « La structure du mythe », Lévi-Strauss emploie, à propos de la répétition souvent observée
d’une même séquence dans un mythe, l’image d’un feuilletage : « Tout mythe possède donc une
structure feuilletée qui transparaît à la surface, si l’on peut dire, dans et par le procédé de répétition »
([1958] 2002, 264). Ce redoublement n’apparaît comme un feuilletage qu’au niveau de l’analyse
structurale lisant « synchroniquement » des séquences qui, dans le mythe, sont successives et, dans le
corpus constitué par l’ethnographie, disjointes. Le feuilletage qui nous occupe ici est, quant à lui, la
propriété, immanente et perceptible pour les locuteurs eux-mêmes, d’un registre discursif.
376
377

Chapitre IX
Le contexte rituel

I. Gestes et objets contre-intuitifs

La vie des Touvas est parsemée de gestes, parfois très simples et discrets, que
l’observateur étranger est tenté spontanément de ranger dans la catégorie des actes
rituels. On a pourtant quelquefois scrupule à les isoler dans un domaine particulier
lorsqu’on les voit si naturellement intégrés à des séquences d’actions qui nous
paraissent, quant à elles, non rituelles. Les gestes dits rituels, il est vrai, ne se
distinguent pas nécessairement par l’objet extraordinaire qu’ils viseraient. Cet objet
peut être le feu de la yourte, la montagne, un arbre, un mouton. Un geste que nous
décririons comme « une offrande rituelle de viande à l’esprit du feu » n’est nommé
par celui qui le réalise que de cette manière : Ot čemgerip tur men, « Je nourris le feu ».
Une telle description ne paraît pas relever d’un autre domaine que celle qui se
rapporte à un geste, pour nous, ordinaire : Yt čemgerip tur men « Je nourris le chien ».
La distinction entre les catégories du « religieux » et du « profane » n’est-elle pas une
opposition occidentale dont il est nécessaire de se départir dans l’étude d’une société
exotique ?
À Bora Šaj (région de l’Övür), l’éleveur Saša Ondar, lorsqu’il vend un mouton,
attache un ruban à sa patte avant que les acheteurs ne l’emportent dans leur jeep.
Saša explique que le but de l’action est « que le troupeau continue à prospérer, à
grandir ». Cet objectif ne se distingue pas de celui d’un grand nombre d’autres actes
quotidiens accomplis par Saša pour assurer le développement de son troupeau,
comme le fait de le mener sur de bons pâturages, le protéger des loups, organiser sa
reproduction. Est-ce que, pour Saša, le geste de nouer un ruban à un mouton se
distinguait de ces autres actes ? Il nous semble que la réponse est clairement positive.
Saša pouvait m’expliquer sans difficulté et avec beaucoup de précision pourquoi une
gestion avisée de la saillie du bélier favoriserait un bon développement de son
troupeau. Par exemple en été, je le vis fixer au bélier une sorte de culotte ou de
tablier (xög) : il s’agissait, disait-il, d’éviter qu’il n’engrosse les brebis qui mettraient bas
trop tôt en hiver (fig. 105). Si les agneaux arrivaient trop tôt les brebis affaiblies ne
pourraient pas les nourrir et ils risqueraient de succomber au froid. Le rapport entre
378

le procédé utilisé et le but visé était clair et s’expliquait sans difficulté à l’ignorant que
j’étais. En revanche, Saša n’avait pas grand-chose à me dire sur le rapport entre le
ruban noué et le croît des moutons. Moi-même, je voyais bien ce qu’il y aurait
d’incongru d’exiger une explication précise et je n’insistai pas. La seule réponse que je
recevais dans ce genre de cas était : Tyva čaŋčyl bistiŋ tyvalarnyŋ yndyg čaŋčyly bar, « C’est
notre coutume de Touvas » ou Bis mynčap turar, « Nous faisons comme ça. » Tout
développement supplémentaire aurait été non une explication mais une interprétation
variable selon l’informateur. Si j’avais insisté, Saša m’aurait répondu comme il le
faisait habituellement sur ce genre de question que « les gens ordinaires ne savent pas
cela, ce sont les chamanes qui savent. » Le mode d’efficacité du ruban et celui du
tablier du bélier sont fort différents et cette différence est évidente pour les acteurs
eux-mêmes. En particulier, l’analyse de l’échec d’un acte rituel n’est pas du même
type que l’analyse de l’échec d’un acte ordinaire.

Selon Pascal Boyer (1997), si le domaine religieux n’est que rarement distingué des
domaines profanes dans l’espace, dans les discours explicites et dans les institutions,
il n’existe pas moins comme domaine cognitif nettement circonscrit. Boyer a proposé
de voir le caractère propre des phénomènes religieux non dans le type d’organisation
sociale qui les soutient, ni dans le rapport spécial que les agents auraient aux idées
religieuses, comme par exemple dans un « mode de pensée irrationnel », mais dans la
structure formelle même de ces idées. Les concepts religieux, selon Boyer, présentent
deux caractères communs : le premier est d’appartenir à une catégorie ontologique
intuitive (comme celles d’« agent intentionnel », ou d’ « artefact ») et le second est de
violer certaines attentes liées à cette catégorie (par exemple, pour un agent
intentionnel, par le fait d’être invisible ou, pour un artefact, par le fait d’être doué
d’une psychologie). Le premier caractère fait que ces représentations sont
conceptualisables (ce ne sont pas des absurdités), le second les rend saillantes,
fascinantes, et favorise ainsi leur mémorisation et leur diffusion.
Cependant, comme l’a observé Carlo Severi (2004, 816), le caractère contre-intuitif
d’une représentation n’est pas suffisant pour garantir sa stabilisation : ainsi chaque
cerveau humain produit chaque nuit en rêve de nombreuses représentations contre-
intuitives qui disparaissent massivement. Severi a souligné l’importance des contextes
pragmatiques contre-intuitifs instaurés par les rituels dans la stabilisation et la
diffusion des représentations contre-intuitives.
Dans le cas de la fixation du ruban à la patte du mouton, il est difficile d’identifier
quel est le concept contre-intuitif qui est en jeu. Saša attribuait-il une psychologie
d’agent intentionnel au ruban ? Rien dans ses gestes ni ses discours n’incite à lui
prêter de telles représentations. Il avait découpé ce ruban lui-même, n’avait pas fait
de rite d’animation (seul un chamane le pourrait) et ne lui avait pas adressé de
paroles. Ce qu’il manipulait, c’était un simple ruban en vertu d’un usage (čaŋčyl) et non
un concept de ruban contre-intuitif. Ce cas très simple et très banal illustre la
nécessité de compléter le modèle représentationnaliste cognitiviste par une analyse
pragmatique. Michael Houseman (2004, 114) a défini ce dernier type d’approche du
379

rituel en disant qu’il « attribue un rôle structurant aux relations plutôt qu’aux
représentations, privilégie les représentations publiques plutôt que les représentations
mentales, met l’accent sur les propriétés contre-intuitives des actes et non des
entités ». Poursuivant l’idée de ne pas réserver la notion de contre-intuitivité aux
objets de pensée mais de l’étendre à l’action, nous nous proposons de distinguer ce
qui dans les gestes peut impliquer une référence à une causalité violant certaines
intuitions ordinaires. Pour simplifier l’expression, nous appellerons « objet contre-
intuitif » un objet dont le concept est contre-intuitif et nous dirons qu’un geste
renvoyant à un mode d’efficacité contre-intuitif est un « geste contre-intuitif ». De
même gestes et objets seront dit « intuitifs » quand ils respectent les catégories
ontologiques et les modalités causales intuitives. Bien entendu, il faudra ne pas perdre
de vue que gestes et objets ne peuvent être intuitifs ou contre-intuitifs que du point
de vue de l’acteur, dans la mesure où ils présentent une opposition par rapport à
d’autres types de gestes et objets. Si nous revenons au cas de Saša, nous pouvons dire
que, lorsqu’il prépare la saillie de ses moutons, il exécute une action intuitive sur un
objet intuitif, alors que lorsqu’il fixe un ruban à la patte du mouton, l’objet reste
intuitif mais l’action est contre-intuitive.
L’action d’un profane visant un objet contre-intuitif est généralement elle-même de
type contre-intuitif. Prenons le cas des êêren. L’idée d’êêren est contre-intuitive car les
êêren sont généralement définis par les informateurs comme des « objets vivants »
(dirig čüve), notion explicitement paradoxale. Les profanes qui ont chez eux un tel
objet exécutent sur lui ou en sa direction des gestes conventionnels dont le mode
d’action est contre-intuitif : ils le « nourrissent » (čemgerer) en projetant vers lui du lait,
en lui envoyant de la fumée de genévrier ou en posant des aliments devant lui. Mais
la manière dont ces gestes constituent un nourrissement, la manière dont l’êêren s’en
sustente n’est pas claire et ne ressemble pas à la manière dont le chien de la yourte se
nourrit de ce qu’on lui donne à manger. Le terme « nourrir » employé dans les deux
cas recouvre donc deux catégories d’action différentes. On le voit bien lorsqu’un
même objet peut subir les deux types de nourrissement. Le feu de la yourte, par
exemple, est alimenté intuitivement de bois par tous les membres de la famille, mais il
est aussi contre-intuitivement nourri de thé, et ce dans des conditions réglées : le
matin, avec une cuiller rituelle tos karak et seulement par la mère de la famille (voir
fig. 117 et 118). La solution analytique consistant distinguer un « feu » nourri
ordinairement d’un « esprit-maître du feu » nourri rituellement ne serait pas une
description très exacte de la réalité pratique, car les profanes ne parlent jamais de
« maître du feu » (ot êêzi), notion réservée au discours chamanique.
Autrefois les Touvas consacraient certaines bêtes de leurs troupeaux offertes comme
« montures » aux esprits maîtres des lieux ou aux êêren. Lorsqu’un chamane
accomplissait le rituel de consécration qui faisait du bouc ou du bélier un ydyk, il
aspergeait la bête de lait et lui oignait les cornes et les sabots de beurre (Potapov
1969, 367) : il s’agit ici d’un nourrissement contre-intuitif distinct du nourrissement
intuitif habituellement réservé au bétail.
380

Lorsqu’ils nourrissent leurs êêren, les profanes exécutent donc des actions contre-
intuitives sur des objets contre-intuitifs. Au total, nous voyons qu’existent quatre
possibilités logiques combinant types d’actions et types d’objets :

action intuitive sur objet intuitif action contre-intuitive sur objet intuitif
action intuitive sur objet contre-intuitif action contre-intuitive sur objet contre-intuitif

Nous avons déjà rencontré les réalisations de trois de ces possibilités. Une seule est
restée à l’état combinaison théorique, c’est l’idée d’une action intuitive sur un objet
contre-intuitif, comme un esprit. Nous examinerons plus loin si des réalisations de ce
cas peuvent se présenter et dans quelles conditions.
Les rituels sont généralement plus complexes que les gestes simples décrits jusqu’à
présent. Ils associent plusieurs acteurs qui ont recours à différentes modalités
d’action appliquées à des objets multiples. Il n’est pas rare qu’il soit difficile
d’apprécier si un objet ou un geste doit être considéré comme intuitif ou contre-
intuitif. Cependant, ces catégories nous seront utiles dans l’exploration de la question
générale qui nous occupe dans cette étude, celle des processus qui mènent certaines
personnes à se définir comme chamanes et d’autres comme profanes. En effet, elles
forment un critère qui permet de caractériser assez précisément les actions qui
incombent à chacun.
Nous allons dans ce chapitre tenter de discerner au cœur de l’action comment sont
mises en œuvre les représentations que nous avons décrites concernant la qualité
chamanique, les propriétés relationnelles du corps du chamane et le fait que, après le
rite d’animation des objets, les capacités du chamane sont supposées être mises au
service des autres hommes.
Nous avons souligné plus haut l’importance de l’activité interprétative dans la
construction de l’originalité chamanique. L’interprétation donnée par le chamane de
son propre rituel fait partie de son action rituelle : l’analyse doit l’y intégrer et non en
faire la clé de l’expérience rituelle de tous les participants, qui a sa logique
pragmatique propre. Nous prendrons comme principe d’analyse l’idée que
« l’expérience du rituel ne transmet pas directement des messages » (Houseman &
Severi 1994, 49). Nous tenterons de caractériser, dans les exemples chamaniques
décrits, ce contexte relationnel particulier « que le codage des gestes avant les mots
impose au comportement rituel » (ibid.).

Figure 105. Bélier portant un xög.Vajnštejn 1972, 38, fig. 2.


381

II.Rites funéraires

A. L’enterrement.

Chez les Touvas contemporains, après la mort d’une personne, trois rituels
importants sont organisés : l’enterrement, le rite du 7e jour et, le plus important, le
rite du 49e jour après la mort. L’enterrement se fait quelques jours après le décès.
Autrefois les corps étaient abandonnés dans la steppe pour les profanes, tandis que
les corps des chamanes et parfois des lamas étaient déposés dans la taïga, dans des
caisses sur pilotis accompagnés de leurs instruments rituels307. L’administration
soviétique ayant interdit ces pratiques, de nos jours les morts sont enterrés dans des
cimetières situés dans les environs des villages308.
Pour les funérailles, on s’efforce d’avoir le plus d’assistance possible, y compris des
amis, des voisins, de simples curieux. En revanche, on n’invite jamais de chamane
pour l’enterrement ou si un chamane vient, c’est sans son costume rituel et aucune
action particulière ne vient le distinguer du reste de l’assemblée. Les invités, lorsqu’ils
pénètrent dans la maison du défunt avant la levée du corps échangent des cigarettes
avec les membres de la famille. Ce geste a remplacé l’échange de pipes qui se
pratiquait autrefois. Taapkylažyr (taapkyla- fumer + ž suffixe du contributif) « fumer
ensemble », terme euphémique faisant allusion à cette coutume, désigne par
synecdoque la participation à un enterrement. La famille proche du défunt doit
nourrir et abreuver avec le plus de largesse possible tous les visiteurs. La
consommation de viande et d’alcool est importante de sorte que tout le monde est
légèrement ivre lors de l’enterrement.
En avril 2006, j’ai assisté à l’enterrement d’un homme d’une cinquantaine d’années,
un chamane de la société Adyg-êêren mort d’une cirrhose du foie. La cérémonie eut
lieu dans le village de Šambalyg (région de Kyzyl). Le corps était étendu dans un lit de
la petite maison de ses parents. Dans la petite pièce, aucune barrière gestuelle ne
venait séparer le mort des vivants, de sorte que l’impression pour l’étranger était
saisissante. Plusieurs personnes étaient assises sur le lit à côté du gisant comme au
chevet d’un malade, certaines lui parlaient, d’autres lui tournaient le dos en mangeant.
À terre, des hommes jouaient aux échecs, d’autres bavardaient. Tous étaient un peu
ivres et parlaient haut.
Seuls un sanglot ou une lamentation venaient par moment rappeler que le gisant est
un mort. Son père et sa mère s’écriaient Oglum ! « Mon fils » et l’interpellaient en
pleurant, s’adressant à lui comme à un vivant. Les plus proches du défunt, ses parents
et sa femme, manifestaient leur émotion par des actions directes en direction le
défunt : interpellations, baisers, caresses, embrassements du corps. Ils l’embrassèrent

307On doit à D’jakonova une étude archéologique minutieuse des sépultures touvas (1975).
308Grégory Delaplace a étudié cette réforme et ses conséquences chez une population mongole
voisine des Touvas, les Dörbets (2007).
382

encore quand il fut mis en bière et jusqu’à la descente dans la tombe qui avait été
creusée à la hache dans le sol gelé.
Pendant que le corps gît sur le lit, de la nourriture est déposée près de sa tête dans
des assiettes. Après la disparition du cercueil sous un monticule de terre, des assiettes
sont à nouveau déposées au niveau du visage avec de la nourriture, des verres
d’alcool et des cigarettes (fig. 106). Comme l’homme aux funérailles duquel j’assistai
était mort d’alcoolisme, on plaça dans son cercueil entre ses mains une bouteille de
vodka. Le goût pour l’alcool est un trait de son caractère qu’il est supposé garder
après sa mort et cette soif doit être satisfaite.
Cette manière d’honorer et de nourrir une personne est des plus ordinaires, c’est ainsi
que l’on fait dans la yourte en poussant vers la personne une assiette bien remplie.
Nous verrons plus loin que le chamane, lui, ne nourrit pas le mort de cette façon. La
nature même de la nourriture donnée au défunt est ordinaire : il s’agit du même pain
et des mêmes plats qui sont servis aux invités qui patientent en attendant la levée du
corps. Les vivants et le mort sont tous réunis dans la consommation d’une même
nourriture. Après le dépôt de la nourriture sur la tombe, la famille du défunt distribue
aux membres de l’assistance des mouchoirs de papier contenant des sachets de thé.
Puis toute l’assistance rejoint la maison où un banquet est donné avec les plats
commencés avant la levée du corps. Enfin, tous se séparent. Tous ceux qui ont été
présents à l’enterrement sont tenus d’apporter une contribution financière aux frais
des funérailles.
L’enterrement est une importante affaire de la famille. Le groupe se réunit et se
démontre à lui-même son unité et sa force. De l’avis de tous, le critère de la réussite
de l’enterrement est simple : il faut qu’il y ait beaucoup de monde, au moins une
centaine de personnes. Les Touvas ironisent sur les funérailles russes qui rassemblent
parfois seulement une dizaine d’invités. Par le banquet, les échanges d’argent et de
tabac, le groupe de parenté réuni autour du mort manifeste sa solidarité, il réchauffe
ses relations à un point paroxystique. Parmi ces relations, celles de vivants avec les
mort ni sont pas distinguées de celles qui unissent les vivants309.
Les relations de vivant à mort, telles qu’elles apparaissent dans l’enterrement,
prolongent des relations de vivant à vivant qui ne semblent pas modifiées dans leur
nature. Les parents du défunt demeurent ses parents, ils l’interpellent par le nom
d’adresse correspondant à leur relation (« fils », « frère ») et lui donnent à manger par
les mêmes gestes que lorsqu’il était en vie. Le seul changement qui se laisse observer
est le fait que ces relations sont devenues unilatérales.
L’objet de l’action rituelle tel qu’il se dégage dans les discours n’est autre que la
personne défunte elle-même, traitée comme personne complète. On ne prononce
généralement pas son nom, préférant employer le pronom ol. Nul ne songe à
distinguer en « lui » des entités de natures différentes comme le « corps » (ê’’t-bodu) et
l’« âme » (sünezini). Ces termes ne sont prononcés par personne. Il n’existe pas en

309Il en allait ainsi chez les Turcs anciens et médiévaux selon Jean-Paul Roux (1963, 168) : « Il y avait
foule aux funérailles. (…) Toute cette assemblée vit intensément d’une vie collective provisoire qui
trouve sa plus haute expression dans le festin funèbre. » Gmelin a noté que, chez les Bouriates, la
viande du cheval sacrifié pour le mort est mangée par les vivants (1751-1752 II, 184).
383

touva de mot équivalent à « cadavre ». Du côté de la logique des séquences d’actions,


on ne voit pas se dessiner d’objet spécial en dehors du corps lui-même : c’est lui qui
est manipulé et mis en terre, c’est près de lui que sont déposées les offrandes. Dans
l’enterrement, l’objet des actions est intuitif : il s’agit de la personne du défunt et non
d’une entité spéciale comme un esprit. Leur modalité, elle aussi, est intuitive : les
actions sur le corps pour l’amener jusqu’à la tombe respectent les lois de la physique,
quant à la manière des parents de s’adresser au mort, de lui offrir à manger et de
partager avec lui un repas, elle est le prolongement paroxystique des gestes qui étaient
adressés au vivant.

Figure 106. Après l’enterrement, on dépose alcool et nourriture sur la tombe.

B. Reconduire l’âme.

Mais nulle famille touva n’estimerait avoir accompli ses devoirs envers un parent
défunt si elle se contentait de l’enterrement. Pour la suite elle a recours à un chamane,
car les gens ordinaires « ne peuvent pas » faire ce qui reste à faire. Selon l’interprétation
générale, les rites du « 7e jour » (čedi xonuk) et du « 49e jour » (dörten-tos xonuk) ont pour
objet d’appeler l’âme (sünezin ou tyn310) du défunt, la nourrir, puis la renvoyer. Ce
renvoi doit être définitif dans le cas du 49e jour.

310À l’époque où Katanov rassembla son corpus, le terme était süne. On le retrouve encore sous cette
forme chez Mänchen-Helfen (1992, 98). Sünezin est le résultat de l’intégration au radical du suffixe de
troisième personne -zi- et du suffixe d’accusatif -n. Par un phénomène de redoublement qui n’est pas
exceptionnel, « son âme » à l’accusatif se dit en touva contemporain sünezinin. Tyn désigne plutôt la
force vitale qui disparaît à la mort. Mais on peut trouver les deux notions associées dans la paire
384

Oksana Dambaa, professeur à l’université de Kyzyl, qui se dit athée, a fait organiser
pour son père un rituel du 49e jour avec un chamane, bien qu’elle et son mari jugent
cette cérémonie ridicule : « Nous étions obligés, les gens n’auraient pas compris que
nous ne le fassions pas. Et puis j’ai eu peur, j’ai pensé aux enfants. »
En effet, si l’âme demeure après le 49e jour, on dit qu’elle peut causer des malheurs.
Selon Kara-ool, l’existence de nombreux faux chamanes a pour conséquence que les
rituels du 49e jour sont souvent mal exécutés. L’âme du défunt n’est pas renvoyée,
elle demeure avec ses proches et leur cause des problèmes. Dans ce cas :

« Le sünezin devient un aza. Les affaires commencent à aller mal chez les
parents du défunt, ils tombent malade. Même les appareils techniques s’en
ressentent : le frigo, la télé tombent en panne. »

Il n’est pas rare que des décès soient attribués à l’action d’un mort récent. Au
printemps 2006, une famille vint consulter le chamane Sergej pour lui demander de
mener un rituel du 49e jour. Un de leurs parents, un homme de 30 ans venait de
mourir dans un accident sur un site d’extraction d’or. Le chamane regarda la photo
du défunt et puis affirma et convainquit ses visiteurs qu’il était mort à cause de sa
participation à un rituel du 49e jour mené pour son père adoptif quelques mois plus
tôt. Les rituels du 49e jour sont tenus pour dangereux s’ils sont mal exécutés, aussi ils
rassemblent peu de monde, seuls les proches parents y assistent, en général une
vingtaine de personnes. Chacun sait s’il doit être présent ou non, selon son degré de
parenté ou d’alliance.
Le départ de l’âme du défunt hors de sa maison ou de son campement après le 49e
jour n’est pas considéré comme un processus naturel : ce passage ne peut être
accompli que par l’action autoritaire d’un chamane. Le chamane doit convaincre le
mort qu’il est mort, ce qu’il ne sait pas ou ne veut pas admettre. Par exemple, le
chamane demande à l’âme de s’asseoir sur une tige légère, on voit alors que la
branche ne plie pas et le mort doit convenir qu’il n’est plus un vivant311. Le mort ne
se voit pas lui-même comme un mort, c’est pourquoi il souhaite rester avec ses
proches pour lesquels ses sentiments n’ont pas changé. Mais son attachement
constitue pour les hommes un danger mortel car ils n’appartiennent pas au même
monde. Lorsqu’il tente d’attirer à lui ceux qu’il aime c’est vers son état, donc vers la
mort qu’il les dirige312 Ainsi monde des vivants et monde des morts se regardent-ils
l’un face à l’autre avec leurs valeurs inversées, comme en miroir313. Galina Sunduj me

lexicale süne-tyn, et tyn peut être employé avec le même sens que sünezin comme âme survivant après la
mort.
311 Information Irgek Xertek né en 1916 (Kenin-Lopsan 2002, 87). information Belek Monguš, né en

1881 (Kenin-Lopsan 2002, 85)


312 Potanin a noté cette idée chez les Touvas : « La personne que visite le défunt tombe malade et

meurt. Ces apparitions s'appellent aza. » (1883, 133-134).


313 Selon certaines représentations relevées chez les Iakoutes, les vivants qui s’aventurent au pays des

esprits sont pour eux invisibles et peuvent leur causer des maladies, exactement comme il en est des
esprits de défunts à l’égard qui cherchent à entrer en contact avec des vivants (Alekseev 1984, 50).
385

fit le récit de la dangereuse relation qu’elle a eue étant enfant avec l’âme de son père
et qui dura jusqu’au rite du 49e jour :

« Après la mort de mon père tout le monde pleurait, mais pas moi. Parce que
le soir je le voyais et il venait me raconter des histoires. Pour le 49e jour, ma
mère a fait venir un homme qui était à la fois lama et chamane. Il lisait des
mantras. Il a dit à ma mère (elle me l’a raconté plus tard) : ‘Votre fille voit
votre mari tous les soirs. Il faut l’empêcher.’ Il a tout deviné ainsi. Et il a fait
quelque chose pour nous séparer. Le soir suivant, mon père est venu mais il
était en colère. Je ne comprenais pas : pourquoi est-il en colère contre moi, sa
petite fille ? J’ai trouvé cela injuste et n’ai plus souhaité le revoir. Depuis je ne
l’ai revu que deux fois dans ma vie, et à chaque fois il avait un visage
mécontent contre moi. »

La mort d’une personne peut donc être suivie de celle de plusieurs autres en un
effrayant mécanisme d’attraction difficile à enrayer. Selon Svetlana Moŋguš, dans le
village de Mugur-Aksy, il est fréquent que les morts viennent danser et « l’un d’eux
veut emporter quelqu’un avec lui ». Dans ce genre de cas, les habitants observent des
meurtres en série et des « modes de suicides ». Quand une nouvelle série de morts
s’engagent, les gens disent : « Voilà que ça recommence » (am baza êgelêên).

On comprend sans peine, dans ces conditions, l’importance accordée aux rites de
reconduite de l’âme du défunt exécutée par le corps conducteur du chamane.
Traditionnellement, cette pratique est universelle chez les Turcs de Sibérie
méridionale. Les Tofalars font un rituel sept jours après le décès, puis un autre mené
par un chamane, traditionnellement environ un mois plus tard, période qui s’est fixée
à quarante jours sous l’influence de la coutume russe des pominki (repas funéraires des
9e et 40e jours après le décès) (Diószegi 1968, 318). Les Téléoutes nourrissent l’âme
(üzüt) du défunt par un feu les 7e et 40e jours. Au 40e jour, un chamane invité dans la
maison du défunt est censé saisir l’üzüt et le jeter dehors (Anoxin 1929, 262-263).
Chez les Altaïens (altaj-kiži), la « fête de l’âme » (üzüt pajramy314) avait lieu le 40e jour,
mais Anoxin signale qu’on n’y conviait pas nécessairement un chamane (1924, 20).
Le rite chor décrit par Xlopina met au contraire le chamane au centre de l’action. Il
est exécuté le 7e ou le 9e jour. Le chamane répand de l’alcool (araka) sur la tombe, qui
chez les Chors se trouve en forêt, et projette de la nourriture comme offrande à
l’üzüt. Il nourrit ainsi l’âme, lui parle et s’efforce de la convaincre de partir. Le
chamane mime un dialogue avec l’âme qui se plaint de sa situation : « Je suis mort
contre ma volonté, je suis mort et suis resté. – Tu es mort sans le vouloir. ». L’âme
donne aussi des recommandations à ses proches. Un rituel a lieu dans la maison du
défunt, puis, après force offrandes de tabac et d’alcool, le chamane mime

314Üzüt chez les Altaïens est le nom donné à l’esprit d’un défunt, « âme de mort » selon Potanin (1883,
62-63, 91). « L’üzüt est un mort transformé en mauvais esprit et causant des maladies » (ibid. 130). Le
dictionnaire de langue altaïenne de Baskakov et Toščakova donne une définition semblable (1947,
171).
386

l’acceptation de l’âme qui consent à s’introduire dans un petit radeau de bois (sal)
équipé de rames qui est descendu dans une rivière. Elle va ainsi rejoindre le « pays
des morts » sur la nature duquel Xlopina ne s’étend pas (1978, 75-77). On décrit chez
les Khakasses un rite semblable, appelé xaran sürerge « chasser le noir », au cours
duquel le chamane devait fixer l’âme sur un radeau et la conduire jusqu’à un lieu où
elle devenait üzüt « esprit », « le pays des esprits » (üzüt čir) dont elle ne pouvait plus
revenir (Butanaev 2006, 154).
Il n’existe pas de consensus chez les Touvas sur le lieu de destination de l’âme. Les
informateurs de Katanov affirmaient qu’au 49e jour l’âme (tyn [tyny] ou süne [sünezi] ou
tyn-süne) de l’homme bon (êki kiži) monte vers la « terre du bon Créateur » (êki Čajaan
čeringe) chez Kudaj-Burgan, au ciel (dêêrge üner), tandis que celle de l’homme mauvais
(bagaj kiži) descend au pays d’Erlik315.
Certes, on reconnaît dans ces descriptions l’influence du bouddhisme et les
concessions variables qu’il a fallu lui faire. Mais l’hésitation est la même dans une
zone très faiblement soumise au bouddhisme, celle de l’Altaï russe. La question de la
destination ne peut recevoir de réponse unique : si les bons sont censés aller chez
Kudaj, et les méchants chez Erlik, l’intervention du lama ou du chamane peut
modifier leur destination. En outre, certaines âmes (tyn) se voient attribuer un destin
particulier, comme celle du chamane, dont on dit qu’elle reste sur terre (Katanov
1907, n°190). On dit aussi que l’âme (tyn) d’une personne peut renaître dans une autre
(Mänchen-Helfen 1992, 98). En entretien le chamane contemporain Kara-ool parle
plus volontiers de « pays des ancêtres » ou de « pays de Kurbustu316 », représentations
qui paraissent moins bouddhisées et plus fidèles aux cosmologies communes du
monde turc de l’Altaï. Dans ses invocations on rencontre le terme burgannarnyŋ orany
« pays des dieux ».
Cette incertitude qui révèle, plus généralement, une absence d’intérêt pour une
détermination précise du destin post-mortem s’exprime bien dans la définition qu’Urana
Moŋguš me donna du rituel : « Au 49e jour le chamane envoie l’âme là où elle doit
aller. » Le but explicite du rituel est donc d’agir sur l’âme du défunt en la contraignant
à demeurer dans une région spéciale. Cette interprétation courante nous paraît
insuffisante car elle ne permet pas de rendre compte de plusieurs aspects importants
du rituel. En particulier, on ne voit pas pourquoi la famille du défunt doit être
présente. Les histoires de conséquences catastrophiques de la participation à un rituel
du 49e jour sont nombreuses et devraient inciter les familles à se tenir à l’écart. Ne
serait-il donc pas plus sage pour les proches de rester chez soi et de laisser le
chamane agir seul ? Le rituel paraît bien avoir pour objet non seulement l’âme du
défunt mais aussi ses proches.
Pour aborder ces questions, le recours à l’interprétation des acteurs est insuffisant.
Les réponses conventionnelles qu’ils produisent sont étrangères à la logique propre
au rituel. C’est dans l’analyse du dispositif pratique lui-même que nous pourrons

315 Katanov 1907, n°107; I , II (n°187-188) et I II (n°684).


316 Divinité céleste synonyme de Kudaj ou Ülgen. Voir le glossaire.
387

reconnaître comment les acteurs sont mobilisés et quels sont les types de relations
établies ou rompues.
À écouter les récits faits par les personnes ayant participé aux rituels, la question de
savoir où et comment l’âme a été renvoyée est sans intérêt. Ce qui est fascinant, c’est
la relation, d’abord de perception, puis d’identification, censée être établie entre le
chamane et le défunt. Les récits souvent extraordinaires que les Touvas donnent du
rituel du 49e jour en font le lieu même de la manifestation de la puissance des
chamanes. D’après Svetlana Monguš, « les chamanes deviennent les défunts quand ils
font le 49e jour. Leur visage reste le même mais ils prennent la voix, la démarche du
défunt. » Son mari, Viktor Nursat, raconte ainsi le rituel du 49e jour accompli pour
son père :

« Quand mon père est mort, pour le 7e jour on n’a rien fait et pour le 49e on a
fait venir un chamane d’un village, pas d’une société. Il a chamanisé longtemps
et puis il a dit : ‘Non, il ne vient pas votre père. Ils ont une réunion là-bas et ils
veulent élire votre père comme grand chef. Il faut attendre.’ Et nous avons
attendu deux heures que la réunion finisse dans l’autre monde [rire] ! Ce
chamane ne connaissait pas mon père ni son caractère. Or effectivement mon
père était un grand chef, un carriériste au bon sens du mot. Et puis l’âme de
mon père est quand même arrivée, et le chamane s’est mis à parler exactement
comme lui, avec toutes ses petites expressions, exactement ! Et il ne l’avait
jamais vu. »

Tous ces détails doivent manifester au yeux du public l’authenticité de la relation.


C’est pourquoi les Touvas s’efforcent souvent d’inviter un chamane qui n’est pas de
l’entourage du défunt afin que les relations sociales ordinaires et donc la
connaissance que le chamane a pu avoir du défunt n’interfèrent pas avec la relation
spéciale qu’il doit établir.
La description faite par Omak Salčak, du village de Têêli (Baj Tajga), d’un rite du 49e
jour auquel il a assisté nous donne plus de détails sur les étapes de la mise en œuvre
de cette relation :

« Ma daaj avam [sœur de mère] est morte, c’était en février avant le šagaa [fête
de nouvel an]. Ma grand-mère était vivante. Elle avait 90 ans. Elle ne pouvait
plus s’occuper du bétail aussi ma daaj avam lui avait envoyé sa fille. De sorte
qu’on n’a pas découvert sa mort tout de suite, car elle était seule. Pour le 7e
jour, on a fait venir Xam čalan. Mais il était ivre et il n’a rien pu faire. Au 49e
jour, on a fait venir Gadijuk de Barlyk. Tous les parents étaient là. Il a
commencé le rituel, avec son fouet. Il a fait un feu. Il a jeté dans le feu de la
nourriture. Et il a commencé. ‘Le sünezin [de la tante] a mal. Elle a la jambe
qui boite.’ Le chamane a vu et il a demandé : ‘Comment êtes-vous morte ? –
J’ai eu un bagaj xün [« mauvais jour »]. J’ai été emportée par un kara četker
[« démon noir »]. Je suis une bonne personne. On m’a emportée sous terre.’
Le chamane a dit : ‘Votre tante était bonne. Chaque chien la connaissait.’ ‘Je
388

ne pensais pas que je mourrais si vite, [continuait la tante]. Mais d’accord.’ Le


chamane l’a accompagnée. Elle a encore dit : ‘Près de la maison, j’ai caché
l’argent de ma retraite.’ Et un mois après, on a effectivement trouvé l’argent !
Moi-même j’en étais surpris. »

Ce récit nous confirme d’abord la difficulté que rencontrent les Touvas dans le choix
de leur chamane. Le premier chamane invité pour le 7e jour, en état d’ivresse, a été
incapable de mener correctement le rituel. « Il n’a rien pu faire », autrement dit le
rituel a été reconnu comme inefficace. La puissance du chamane Gadijuk ressort
d’autant plus par contraste.
Dans les paroles rapportées, Omak n’affirme pas explicitement que c’est sa tante qui
parle. À aucun moment, il n’emploie une expression comme « ma tante a dit », ce qui
aurait été perçu comme une naïveté ou un excès d’assurance. En fait, seul un
chamane pourrait se permettre des affirmations aussi directes, et Omak ne dispose
pas de la qualité autorisant l’emploi d’un tel discours. L’identité du locuteur « Je ne
pensais pas que je mourrais si vite » est laissée dans l’ambiguïté : Omak sait que c’est
le chamane qui prononce ces paroles et il sait que je le sais, pourtant il tient à laisser
envisageable la possibilité que sa tante soit l’auteur véritable de ces paroles. On note
une progression dans le discours qu’Omak attribue au chamane. Sa première
intervention n’est qu’une description extérieure : « L’âme a mal. Elle a la jambe qui
boite. » Le chamane fait ainsi connaître aux autres ce qu’il observe. Omak interprète
correctement ces phrases lorsqu’il dit : « Le chamane a vu (…) ». Cette conviction,
Omak la tire non d’une affirmation explicite du chamane qui dirait : « Je vois, j’ai un
don de voyance que vous n’avez pas », mais de la description que le chamane fait du
contenu de ses perceptions. Cet établissement d’un lien perceptif autorise, aux yeux
du public, le chamane à ouvrir une communication avec la morte.
Le chamane pose alors une question qui tourmente tout le monde mais que personne
ne peut adresser directement : « Comment êtes-vous morte ? » Comme souvent, le
malheur est attribué à une conjonction d’événements défavorables : un « mauvais
jour », simple hasard astrologique, a mis la tante dans un état de vulnérabilité qui a
fait d’elle lui une proie facile pour le četker noir de passage. En affirmant ce scénario
où le hasard tient la plus grand part, le chamane repousse l’hypothèse d’une attaque
intentionnelle préméditée dont la famille aurait à craindre de nouveaux
développements. Peu fréquente à la campagne, la crainte d’une malédiction collective
aurait pu, en ville, être évoquée, auquel cas cette mort aurait dû être interprétée
comme une étape dans une série de malheurs passés et à venir. L’innocence
réaffirmée de la défunte tend à écarter cette possibilité qui suppose souvent une
culpabilité de la victime.
Le sentiment attribué par les vivants au défunt est en général la colère et les
conséquences de la rancœur du mort font l’objet d’une crainte profonde. Le chamane
objective ces sentiments de la défunte en leur donnant une expression, et donc des
limites clairement identifiables. Dans le récit d’Omak, la défunte est surprise, elle
insiste sur son innocence, mais elle se résigne (« d’accord »).
389

La question de la réussite du rituel est liée à celle de l’établissement réel ou non du


lien avec l’âme du mort. Les Touvas gardent un certain doute face au phénomène si
extraordinaire qu’est la prise de parole d’un mort dans la bouche d’un chamane. Ils
n’ignorent pas la possibilité tout à fait simple de simuler un tel phénomène. On sait
qu’il y a parmi les chamanes beaucoup d’imposteurs, habiles histrions. C’est
généralement seulement un peu plus tard, après le rituel, que l’authenticité du
phénomène est vérifiée, par exemple par la constatation de la véracité d’un secret
révélé par le défunt. Tel est le sens de la découverte des économies de la tante
d’Omak conformément aux indications qu’elle avait données par la bouche du
chamane. Ce point final donne avec éclat un certificat d’authenticité au chamane, et,
du même coup, de réussite au rituel.
Tel était le but de ce récit, qui doit être replacé dans son contexte pour être interprété
correctement. Omak, jeune chômeur de Têêli, avait manifesté son désir de me faire
part d’histoires « sensationnelles. » Celle du rite du 49e jour met en scène la puissance
d’un vrai chamane opposé au faux ou mauvais chamane, buveur et inefficace,
convoqué pour le 7e jour.
Avec cette description faite par un acteur du rituel, nous constatons à nouveau que la
question de savoir où et comment l’âme est renvoyée n’est d’aucune importance. En
revanche, des relations spécifiques sont construites et entrecroisées entre le mort et
les vivants et entre les vivants eux-mêmes. Le dispositif relationnel du rite du 49e jour
est tout à fait différent de celui de l’enterrement. À l’enterrement, le participant au
rituel est un homme ordinaire parmi des hommes ordinaires qui prolongent des
relations ordinaires avec un mort. Toutes les interactions tentées avec le mort sont
intuitives et visibles, mais il est clair pour tous qu’elles échouent : le corps ne répond
pas aux interactions que ses proches tentent d’établir avec lui, il ne parle ni ne mange.
Au 49e jour, le participant voit le chamane tenter une interaction d’un autre ordre
avec le mort. S’il lui fait confiance et que, comme Omak, il en conclut qu’une relation
est établie entre le chamane et le mort, il admet nécessairement que, de son côté, il ne
voit pas cette personne qui boite et que le chamane voit. Dans la stricte mesure où il
reconnaît le chamane comme « vrai chamane », il se définit lui-même comme
« homme simple » qui a une perception incomplète d’une relation complète, puisqu’il
n’en aperçoit qu’un seul terme, le chamane. De l’enterrement au 49e jour, le public
passe de la perception d’une relation échouée ou incomplète, à la non-perception
d’une relation réussie.

Un tel changement entre les deux rituels n’est possible que parce que la nature de la
relation elle-même est modifiée : l’action du chamane ne ressemble pas aux gestes
intuitifs exécutés par les profanes au cours de l’enterrement. Pour examiner en détail
cette question nous décrirons un rituel du 49e jour auquel nous avons assisté au cours
de l’été 2003 et que nous avons filmé. Le défunt était un officier de police, mort
assassiné. Il laissait une veuve avec deux enfants.
Le jour convenu les proches du défunt se rendent en voiture dans une zone de
steppe non loin de la ville dont les immeubles restent visibles.
390

L’assistance s’assied à terre en arc de cercle face à l’Est (voir schéma fig.109). Devant elle, le
chamane assisté par un membre de la famille, installe le bûcher (saŋ) en empilant des
morceaux de bois préparés à l’avance. Quand celui-ci est prêt, Kara-ool endosse son
costume chamanique et sa coiffe. Il prépare ensuite la nourriture apportée par la famille et
déposée en vrac non loin du bûcher. Le premier mets déposé est de la viande d’un mouton
abattu et préparé par la famille en dehors du rituel317. Kara-ool découpe en lamelles le
sternum (töš) entier, pièce considérée comme la meilleure de la bête et dont un morceau est
toujours jeté en offrande au feu lorsqu’un mouton est préparé chez les nomades. Lors des
rituels saŋ c’est toujours cette pièce qui est utilisée comme offrande aux esprits, souvent avec
en accompagnement l’uža, la queue grasse du mouton. Le chamane dépose les lamelles de
viande sur le bûcher. Il y ajoute ensuite des raviolis sibériens (mančylar) qu’il dépose
délicatement avec une cuiller, puis de la farine de millet (fig. 107). Tous ces gestes sont
accomplis par le chamane seul sous les regards de l’assemblée.
« Enlevez les papiers », demande le chamane. Deux femmes se lèvent aussitôt pour déballer
des bonbons que Kara-ool dépose ensuite sur le bûcher. Des lamelles de fruits, oranges et
pommes viennent ensuite. Pour terminer, Kara-ool vide délicatement plusieurs paquets de
cigarettes sur le bûcher. Avec son autorisation, deux ou trois personnes ajoutent des
cigarettes tirées de leurs poches.
Kara-ool enfonce ensuite des brindilles de genévrier sec au pied du bûcher et explique à
l’assistance : « Il faut mettre du genévrier pour que les traces soient pures. » Les « traces »
sont celles que l’on cherchera ensuite dans la cendre pour vérifier l’efficacité du rituel. Poser
du genévrier au pied du bûcher doit aider à l’apparition de traces favorables.
Vient ensuite l’allumage : le chamane met le feu à un brin de genévrier qu’il plonge dans le
bûcher. Une fumée épaisse s’élève, puis des flammes hautes dont le crépitement durera
pendant tout le cours du rituel.
Dès que le bûcher s’est embrasé, le chamane a pris un bol rempli de thé ou de lait et fait
quelques aspersions en direction du feu. Pour la première fois il ne s’adresse plus au public,
mais à des êtres invisibles qu’il ne nomme pas : « Nous avons fait ce bûcher [saŋ] pour
envoyer l’âme au pays des dieux [burgannarnyŋ orany]. Permettez-moi de le nourrir. »
Le chamane s’éloigne alors de quelques pas vers l’Est, tournant le dos au public, il met ses
mains en cornet autour de sa bouche et appelle d’une voix forte le mort par son nom :
« Grigorij Ajdy-oolovič ! oh ! Grigorij Ajdy-oolovič ! Tes enfants sont arrivés, tes frères et
sœurs t’attendent. Approche, plus près. Par ici, ici. »
Après ces paroles, il revient vers le feu, le contourne, puis se retourne. Il s’adresse à nouveau
au mort comme si celui-ci l’avait suivi. Sa voix est moins forte comme si son interlocuteur
n’était plus qu’à quelques mètres.
« Approche, viens ici », dit-il en désignant le feu. Puis il prend un bol.

317Les chamanes touvas ne participent jamais à la mise à mort des bêtes qu’ils exigent comme victime.
Autrefois les chamanes de l’Altaï étaient impliqués dans les sacrifices de chevaux dont l’âme devait
être offerte à un esprit. Il mimaient la capture de l’âme de l’animal pendant qu’un profane étranglait la
bête. Mais ici, c’est la viande et non l’âme qui est donnée en offrande. C’est pourquoi chez les Touvas
urbains, il arrive que l’on se contente par économie et par commodité d’acheter au marché les
morceaux de viande nécessaires. Les villageois pauvres peuvent aussi recourir à cette solution.
391

« Où étais-tu ? Tu étais là-bas, hein ? Raconte ce qui s’est passé, mon fils. »
Il prend un verre d’alcool et avant de le verser dans le feu (fig. 108) :
« Voici de l’araga touva, réjouis-toi ! »
Au moment d’incliner le verre de sa main droite au-dessus du feu, Kara-ool rabat légèrement
son bras gauche sous son coude droit, geste typique de politesse accompli lorsque l’on offre
un verre d’alcool à quelqu’un. Pour le public, ce geste, emprunté à un code des relations
sociales, manifeste l’idée que le chamane n’est pas seulement en train de verser de l’alcool par
terre mais se trouve en interaction avec une personne.
Bien que le feu ait changé de manière très visible, mais peut-être suite aux craquements qu’il
émet, Kara-ool s’adresse à l’assistance : « Voilà votre homme qui se fâche ! »
Puis parlant à nouveau au mort, en regardant le feu :
« Comment peut-on se fâcher ainsi ! Calme-toi, il ne faut pas se fâcher. Dis, qu’est-ce que tu
vas faire maintenant ? »
Tout en continuant à offrir des verres d’alcool, le chamane prolonge la conversation :
« Ne te fâche pas, c’est la vie, ça c’est passé comme ça. Quels sont tes ordres ? Que vas-tu
raconter aux tiens ? »
Le feu est maintenant en train de s’éteindre.
« N’y pense plus, nous allons te raccompagner comme il faut. Puisque tu es parti, mieux vaux
que tu t’en ailles. Il faut que tu ailles là où tu dois aller. Ne te retourne pas.
- Je suis déjà allé là où je devais, j’ai commencé à m’habituer là-bas. »
Le chamane ne change pas d’attitude en disant ces paroles censées venir du mort. Il prolonge
immédiatement sur le même ton, en faisant des gestes de la main comme quelqu’un qui
cherche à convaincre dans une discussion.
« Alors si tu t’es déjà habitué, reste là-bas. Ne souhaite que du bien à tes enfants et tes
proches. Bois ce lait blanc. Ta route sera longue pour le pays où tu vas, alors mange bien. [À
l’assistance :] Il a commencé à pleurer. [Au mort :] Ne pleure plus, ne pleure plus. »
Kara-ool chamane verse du lait sur les braises.
« Il dit que maintenant il va partir au-delà des ciels, dans la vallée verte, il souhaite à ses
proches une route blanche [ak oruk] pour que tout ici leur soit favorable. Pense à ce que tu
laisses derrière toi [sooŋdan], c’est le plus important. Ç’est arrivé comme ça [ta mort], qu’est-ce
qu’on y peut ?
Je transmettrai à tes proches. Inutile d’y penser. Nous allons te raccompagner pour la
dernière fois. »
Ayant prononcé ces mots, le chamane vide un dernier verre d’alcool sur les braises qui
rendent une dernière flambée.
Le chamane prend alors un bol de lait, et fait une libation vers les points cardinaux. Il
projette en l’air des gouttes de lait avec la cuiller de bois rituelle tos karak en s’exclamant
d’une voix maintenant forte :
« Vous qui êtes dans les vertes vallées au-delà des neuf ciels, veuillez recevoir votre fils !
Accueillez votre fils qui vient vers vous. Dieux [burgannar] qui vivez dans les vallées vertes,
accueillez votre fils qui vient vers vous. Pour tous ses proches, ses enfants, sa femme, ses
frères et sœurs, puisse son dernier chemin être blanc et pur comme ce lait. Dieux, qui vivez
392

dans les vallées vertes au-delà des neuf ciels, recevez votre fils, puisse-t-il vivre auprès de
vous ! »

L’assistance se lève alors pour manger les mets qui n’ont pas été mis au feu et boire de la
vodka. Les gens parlent ente eux mais avec retenue. Kara-ool donne des bols de lait à
certains afin qu’ils accomplissent des libations en prononçant les paroles habituelles : Öršêê
xajyrakan ! « Pitié Bienveillant ! ». Pendant ce temps le chamane retire son costume rituel puis
examine les cendres du foyer.
« Il a demandé que les frères et sœurs obéissent à leur sœur aînée [ugbazy dyŋnaar], dit-il à
quelques femmes qui l’entourent.
- Quelles traces voit-on ? demande une femme d’une voix si faible et hésitante que le
chamane la fait répéter.
- Eh bien, regardez, répond le chamane. On ne voit pas de traces d’homme, seulement une
empreinte de cheval. En deux endroits on voit des traces de moutons. On ne voit rien de
mauvais. On voit deux traces de sabots avant et arrière de cheval. Les traces qu’il laisse ne
sont pas mauvaises. Mais il se vexe beaucoup, vous avez entendu. Il est triste que sa vie se
soit finie ainsi. Allez, on va faire le tour. »
Toute l’assemblée contourne le feu dans le sens solaire, puis demeure un peu à discuter
autour des cendres. Le chamane se tient au milieu de tous.
« Le 49e jour, c’est très difficile, vous avez vu que ça demande beaucoup d’efforts », explique
sèchement le chamane, mécontent qu’on n’ait pas de boisson désaltérante à lui offrir. « Il
fallait apporter des jus, de l’eau gazeuse, je vous l’avais dit. »
L’assemblée fait encore un tour avant de remonter dans les voitures et de rejoindre la ville.
Tous se retrouvent dans l’appartement de la famille du défunt où a lieu un banquet.
Différents plats russes et touvas, et notamment le reste de la viande du mouton tué avant le
rite, sont mangés.

Figure 107. Le chamane Kara-ool dispose de la nourriture Figure 108. Il verse de l’alcool (araga) dans le feu tout en
sur le bûcher (saŋ). s’adressant au défunt.
393

Figure 109. Schéma du rituel du 49e jour.

L’assistance rentre satisfaite, ayant pu constater que le mort n’a pas laissé de traces
humaines, qu’il n’est donc plus un homme souhaitant vivre parmi les hommes. Il est
devenu autre chose capable de laisser des traces de mouton et de cheval, un esprit.
Ce processus d’ancestralisation était signalé chez les Khakasses : au cours du rituel le
chamane doit transformer l’âme noire du défunt (xaran) en esprit (üzüt). Dans le rituel
mené par Kara-ool, la définition relationnelle du défunt a subi une modification : au
début de l’invocation on lui présente les membres de l’assistance comme ses frères et
sœurs, ce qu’ils étaient pendant sa vie. Dans l’invocation finale, il est défini comme
« fils » des dieux célestes. Son affiliation a donc changé, il n’est plus présenté devant
sa famille comme un de leurs consanguins. Comment se réalise ce processus de
changement de définition ou plus exactement, comment l’idée d’un tel processus est-
elle mise en scène ?

1. Le défunt vu comme une âme.

On observe plusieurs changements par rapport au rituel d’enterrement. En contraste


avec l’espace homogène et désordonné de l’enterrement qui mettait le corps en
contact direct avec les vivants, le public est ici mis à distance dans un espace
compartimenté (fig. 109). À l’Ouest d’un axe qui passe par le feu, on trouve le terrain
des vivants, où le mort n’est pas supposé pénétrer. De l’Est doit venir le mort, pour
s’installer dans le feu et avant de repartir dans la direction d’où il est venu.
Traditionnellement chez les Touvas, c’est de l’Orient que sont censés venir les
394

esprits. Avant, pendant et après le rituel, le chamane seul franchit la limite qui passe
par le feu, passant ainsi librement d’un côté à l’autre. L’interdit de pénétrer dans la
partie orientale ne nous semble pas avoir été formulé explicitement par le chamane,
pourtant il est respecté par l’assemblée jusqu’au départ en voiture.
Comme lors de l’enterrement, le mort est nourri et les vivants partagent sa nourriture
dans un banquet. Pourtant, plusieurs détails révèlent une différence essentielle entre
ces deux banquets. Nous nous inspirerons ici des analyses faites par John Scheid à
propos des repas funéraires chez les Romains. Scheid a mis en lumière le rôle du
partage alimentaire dans la définition des acteurs du rituel et son interprétation nous
fournira des instruments utiles pour la compréhension du cas touva. Pendant la
période de deuil romain, les parents du défunt, associés intimement au monde de la
mort, étaient exclus de la vie sociale. Au moment de l’incinération ou de l’inhumation
avait lieu un sacrifice de truie dont le corps était divisé en trois. Une partie de
l’animal, probablement la fressure (exta), était offerte à la déesse Cérès, une autre au
défunt et une dernière était consommée par l’assistance. Ce partage avait pour vertu
de « purifier la famille du deuil318 ». Quand il s’agissait d’une incinération, le défunt
« mangeait » dans le feu alors que les vivants consommaient leur part à une table à
côté du bûcher (2005, 173-174). Le neuvième jour deux sacrifices avaient lieu, l’un
aux Mânes du défunt, l’autre au Lare familial (ibid. 177). Il s’agissait cette fois d’un
holocauste, c’est-à-dire que la victime était entièrement consumée. Plus tard et dans
un lieu public un nouveau banquet mettait un terme au deuil.
Comme l’observe Scheid, la répartition de la chair de la truie opère une
différenciation entre mortels et immortelle (Cérès) mais aussi parmi les mortels entre
vivants et défunt (185). Le « mode de consommation » du défunt, la combustion par
le feu, met entre lui et sa famille une « séparation radicale » (186) tout en le
maintenant associé puisque la viande mangée par les vivants et le mort venait du
même animal. Plus tard, lors du rituel du 9e jour, les nourritures avaient des origines
et des lieux de consommation nettement distincts. Ainsi, le principe fondamental du
sacrifice « résidait dans la construction de la différence et de la séparation entre êtres
différents, tout en soulignant leur association dans le monde. Le sacrifice et le repas
qui le suivait définissaient les identités respectives des partenaires rituels. » (183.)
On peut établir plusieurs parallèles éclairants avec les rites touvas. Entre le sacrifice
des funérailles et le rituel du 9e jour chez les Romains on retrouve la même différence
qu’entre l’enterrement et le 49e jour chez les Touvas : le premier a pour objet le
défunt conçu comme une personne (« le défunt (…) n’appartenait pas encore aux
dieux Mânes », ibid. 173), le second vise une entité définie comme non ordinaire, les
Mânes ou le sünezin/tyn. Il est vrai que Kara-ool appelle le défunt par son nom
« Grigorij » et non « sünezin de Grigorij ». Mais pour tous les observateurs et selon
tous les témoignages depuis Katanov, c’est bien sur une entité spéciale appelée tyn ou
sünezin, que le chamane agit. Alors que l’objet visé par les actions du rituel des
funérailles était intuitif, celui du rite du 49e jour est invisible aux profanes, il est
contre-intuitif.

318 Fletu familia purgabatur, ibid. 170.


395

La comparaison avec les funérailles romaines est également intéressante en ce qui


concerne le partage de la nourriture, mais sans correspondance stricte entre les deux
couples de rites. Pendant l’enterrement touva, la nourriture est la même pour défunt
et vivants et son mode d’offrande est le même : elle est présentée sur des assiettes.
Mais avec le rite du 49e jour, la nourriture est elle-même différente, même si elle
provient du même animal : le défunt reçoit en effet des pièces de viande, töš et uža,
qui sont habituellement offertes aux esprits, alors que pendant l’enterrement il
recevait des portions identiques à celles des vivants. Régalé de la nourriture d’un esprit,
le défunt n’est donc plus traité comme une personne humaine. On le voit très
nettement dans le « mode de consommation » qui lui est prêté. La nourriture est
distribuée aux vivants de manière ordinaire. En revanche, le mort est nourri par le
feu, comme le sont les esprits-maîtres de lieu dans les saŋ. Le mode d’efficacité du
nourrissement par combustion échappe totalement à l’assistance : il s’agit selon notre
classification d’un geste contre-intuitif appliqué à un objet lui aussi contre-intuitif.
Nous avons mentionné le fait qu’à la fin du rituel du 49e jour, le chamane a donné
des bols à certaines personnes pour qu’elles exécutent des libations (čažyg). Avec
l’adresse ambiguë de xajyrakan, l’identité du destinataire de ces offrandes n’est pas
déterminée, il s’agit d’esprits célestes parmi lesquels, selon la logique du rituel, le
défunt est désormais inclus. En dehors de la consommation de nourriture, c’est la
seule action indépendante accordée aux profanes. On voit que ce nourrissement n’a
lui non plus rien d’ordinaire. La manière dont les gouttes de lait ou de thé, que
chacun voit retomber à quelques mètres, constituent une offrande à des entités
vivant au 9e ciel n’est évidemment pas claire. La relation des profanes avec les esprits,
dont peut-être le défunt, est cantonnée à une action contre-intuitive.
Le rite incite donc l’assistance à adopter sur le défunt un point de vue nouveau selon
lequel il est une âme, entité appartenant à un domaine contre-intuitif sur lequel on
agit par actions contre-intuitives. L’ensemble du rituel impose à la famille des
relations nouvelles et non ordinaires avec son défunt.

2. Écarter un membre de la famille

L’étape préliminaire, celle de la préparation de la nourriture, met la famille dans une


situation neuve. Alors que les règles de l’hospitalité exigent de présenter à un hôte
une nourriture préparée et des morceaux de viande découpés, ici, la famille doit
laisser à un tiers, le chamane, le soin d’accomplir la préparation de la nourriture
qu’elle offre. Lors du rituel du 49e jour, il est indispensable que la nourriture
présentée au défunt soit apportée par la famille car c’est elle qui nourrit son mort
avec ses offrandes. Mais il n’est pas moins indispensable que cette participation
demeure indirecte, et que le chamane accomplisse le dépôt des aliments sur le
bûcher, car les membres de la famille, même s’ils ont assisté à plusieurs rituels de ce
type, sont tenus pour incapables de faire ces gestes.
396

Matériellement, l’offrande de nourriture est un don de la famille à son défunt. Dans


la vie ordinaire, l’accomplissement d’une telle action est incompatible avec son
observation : on ne peut se voir soi-même donnant. Ici, déléguant la réalisation du
don à un tiers, la famille est en quelque sorte en situation de s’observer en relation
avec son mort. La même médiation s’impose pour les questions qu’elle souhaiterait
poser au mort et que le chamane pose pour elle : « Quels sont tes ordres ? Que vas-tu
raconter aux tiens ? » ou « Ne souhaite que du bien à tes enfants. » Lorsqu’il cherche
à consoler et à calmer le mort, le chamane est là pour exprimer les désirs et défendre
les intérêts des vivants, comme un avocat. C’est la première fois que la famille mène
une telle conversation avec l’un de ses membres par un intermédiaire, alors même
qu’il est censé être présent. Ici nulle exclamation directe de la part d’un des membres
de la famille n’aurait sa place alors qu’elles étaient ordinaires lors de l’enterrement.
Tout se passe comme si le profane pouvait communiquer avec un corps, alors qu’il
ne peut le faire avec une âme.
Pour la première fois encore, les membres de la famille s’entendent nommés comme
des parents de leur ex-parent, en sa présence supposée. En contexte ordinaire, les
expressions comme « voici tes frères et tes sœurs » n’auraient pas de sens car si le
mort est venu, il voit bien qui est là, si elles n’objectivaient pas les liens de parenté qui
sont en jeu.
Houseman et Severi ont proposé de voir le propre des actions rituelles dans le fait
qu’elles « condensent en elles une pluralité de relation qui, en dehors du rite se
réalisent de façon séparée. » (1994, 205.) Ainsi le scénario rituel fait-il cumuler aux
participants des indentifications ordinairement contradictoires. Nous observons en
effet dans le rituel du 49e jour l’imposition d’une identité paradoxale aux membres de
l’assemblée. D’une part, ils sont définis comme parents (« enfants », « frères »,
« sœurs ») d’un être qui est censé être venu les rejoindre, le défunt. C’est bien à ce
titre qu’ils sont tous présents au rite. Mais en même temps, toute familiarité et toute
communication avec ce « parent » leur sont interdites, car le point de vue imposé par
la séquence des gestes rituels en fait non un humain mais un esprit. De cette manière,
loin d’être des proches, ils s’apparaissent à eux-mêmes comme ontologiquement
étrangers à cette entité, avec laquelle, comme profanes, ils ne peuvent rien avoir de
commun.
Cette définition paradoxale des participants mise en place par la situation rituelle
permet de réaliser l’objectivation de leur relation avec le mort. Observant et écoutant
le chamane, la famille s’observe nourrir, parler, établir une interaction avec son
défunt construit comme un parent-étranger, un proche-lointain. Chacun a entretenu
ce type d’interaction tout à fait ordinaire avec le défunt lorsqu’il était vivant. Or ici,
pour la première fois, chacun peut observer ces interactions, dont il est bien l’un des
termes, de l’extérieur. De cette manière, les relations des vivants au mort sont
objectivées dans les gestes et les paroles du chamane.
L’objectivation introduit une distanciation. Tout au long du rituel, le chamane se tient
entre le mort et la famille, à laquelle il tourne le dos. Faisant l’intermédiaire entre le
côté des esprits et celui des vivants, il en dessine en même temps la frontière et
397

répartit vivants et mort de part et d’autre. À la fin du rituel chacun a déjà été fixé à sa
place, et le renvoi explicite de l’âme du défunt n’est plus qu’une formalité.
C’est pour cette raison que la présence d’un tiers est indispensable. Si un ancien
accomplissait le nourrissement, la relation du groupe à son défunt serait simplement
reproduite et entretenue mais non modifiée. Le but étant de repousser loin ce
membre de la famille, la famille ne saurait le réaliser elle-même : le chasser serait
encore créer une interaction avec le mort. Le rituel du 49e jour permet à la famille de
s’extraire de ses relations à son ex-membre et de les transformer en relations
spéciales nécessitant un tiers : ainsi objectivées, elles peuvent être interrompues de
l’extérieur. Le résultat interactionnel du rite n’est donc pas tant de conduire une âme
en un lieu particulier, que de rompre le lien entre le défunt et sa famille.
C’est bien ainsi que le vieux chamane Mixail concevait le rôle du chamane. Il
m’expliquait que c’est par les pensées (sagyš) que l’on tombe malade. « Quand
quelqu’un perd un proche, il souffre. Il remue ses pensées en lui-même. À ce
moment, son sünezin et celui du mort se collent ensemble. Les deux sont collés et le
chamane doit les séparer. »
L’identification ambiguë du chamane comme celle paradoxale de la famille
permettent à celle-ci de ne pas porter entièrement la responsabilité de la rupture de la
relation. Lorsque le chamane donne des ordres au défunt, exerce sur lui son autorité,
il n’est plus le porte-parole du groupe. Il est défini comme un vivant spécial qui a
maille à partir avec les esprits.

3. Discontinuité entre les vivants.

En effet, la seconde objectivation qui est réalisée dans ce rituel porte sur le statut du
chamane.
Pour que l’idée de réussite du rituel ait un sens, il faut que la possibilité de l’échec ait
été rendue manifeste, écartant ainsi l’image d’une efficacité mécanique du rite. Le
chamane doit faire voir les difficultés auxquelles il est confronté. Il y insiste à la fin en
se plaignant de ne pas avoir reçu à boire. Au cours du rite lui-même, l’épisode de la
colère du mort, dont la cause n’est pas explicitée mais qu’on comprend liée au
mécontentement d’avoir perdu la vie, vient rappeler le danger du rite et le caractère
incertain de son issue. Cette difficulté, à la fois attendue et imprévisible dans sa
forme, permet au chamane de mettre en scène son habileté à la résoudre. Ses paroles
de réconfort (« Ça c’est passé comme ça, qu’est-ce qu’on y peut ? », « ne pleure pas »)
montrent sa capacité à gérer une relation critique. Cette mise en scène fait du
chamane non pas le simple exécutant d’un rite conventionnel mais l’artiste d’une
négociation délicate, le partenaire d’une relation. Face à lui, la passivité du public est
frappante. Les membres de la famille sont assis, observant fixement et en silence les
mouvements du chamane.
Le vieux chamane Mixail, déjà passé par plusieurs sociétés, nous disait que le 49e jour
est le pilier sur lequel repose actuellement le chamanisme touva. Aucune famille
398

touva, remarquait-il, ne se dispenserait de l’accomplir. Il est vrai que ce rite offre aux
chamanes une importante source de revenus réguliers. Cependant, ces avantages
économiques ne résument pas le rôle du rituel dans la pérennité du chamanisme. Il
fait bien plus : notre hypothèse est qu’il contribue de manière décisive à la production
du chamane comme chamane, c’est-à-dire à l’objectivation de sa qualité essentielle
aux yeux du public. Le comportement du chamane est plein d’indices qui signalent
une relation dont les spectateurs sont obligés de constater qu’ils n’en ont qu’une
perception incomplète. Le discours du chamane se réfère à des perceptions, dont le
public ne peut que reconnaître, qu’elles lui semblent feintes ou non, qu’il ne les
partage pas. Par la mise en scène qu’il exécute, le chamane présente à ses clients
comme un fait à « constater » les différences qui les opposent.
La conséquence à tirer d’un tel rite pour les spectateurs est que « seul le chamane
peut parler aux esprits. » C’est explicitement celle que fait Belek Moŋguš dans son
entretien avec Kenin-Lopsan (2002, 85). Après avoir décrit le comportement du
chamane au cours du rituel, il conclut :

Ölgen kižiniŋ sünezini-bile xam kiži dirig Le chamane parle avec l’âme du mort
kiži-bile bir dömej čugaalažyp turar. Ölgen comme avec un homme vivant. On dit que
kižiniŋ sünezinin čügle xam kiži köör bolgaš seul le chamane peut voir l’âme du mort et
ooŋ čüü dêênin bilir dižir. sait ce qu’elle dit.

En somme, au cours du rite du 49e jour, le mort est transformé en ancêtre, les
membres du public en « gens ordinaires », et le meneur du rituel en « chamane ».

4. La quatrième combinaison réalisée

Cette différenciation s’appuie sur une série d’oppositions entre le rite d’enterrement
et le rite du 49e jour qui font passer les acteurs d’un état à l’autre.

Enterrement 49e jour


Assistance aussi large que possible restreinte
Distinction non oui
spécialiste/profane
Position de l’assistance debout, active assise, passive
Objet visé par les actions corps âme
Nourrissement du défunt ordinaire spécial
Danger du rituel faible maximal
Maîtrise de la relation nulle parfaite
Interaction asymétrique symétrique
Parole du public ordinaire rituelle
Parole du chamane - ordinaire
399

Dans la cérémonie de l’enterrement, le chamane est en civil avec les profanes alors
qu’il est isolé, en costume, dans le rite du 49e jour. Le nourrissement est contre-
intuitif lors de ce dernier rite, nous l’avons montré. En revanche, la question de la
parole est ambiguë. Les paroles prononcées par les membres de la famille qui font
des libations à la fin du rituel du 49e jour sont une formule rituelle (Öršêê xajyrakan !)
qui n’a rien d’une interaction langagière ordinaire. Il nous faut ici observer que le
discours du chamane suit un modèle tout à fait différent : avec les dialogues qu’il met
en scène, c’est bien une interaction ordinaire qu’il mime. Les questions qu’il pose
reçoivent des réponses, le thème des paroles échangées évolue, les phrases sont des
créations spontanées et non des formules rituelles conventionnelles : tout est fait
pour donner l’impression d’une conversation réelle. Ainsi le chamane, d’une part,
exécute un nourrissement contre-intuitif de l’âme du défunt et, d’autre part, mime
avec elle une interaction intuitive.
De l’aveu de Kara-ool, il arrive quelquefois que l’âme refuse de quitter les lieux et,
dans ce cas, il faut recourir à la force. Les chamanes d’autrefois étaient réputés devoir
quelquefois saisir et enfermer dans un objet les âmes récalcitrantes lors du 49e jour
(Kenin-Lopsan 1987, 28-29). Dans ces cas, le chamane mime une lutte, non en
suivant une chorégraphie rituelle prédéterminée mais selon le modèle intuitif de la
physique des forces. Ce type d’action réalise la quatrième combinaison que nous
envisagions seulement à l’état de possibilité théorique
L’ambiguïté de la relation, simultanément intuitive et contre-intuitive, établie par le
chamane en direction de cette entité spéciale qu’est le mort est exemplaire de sa
modalité d’action. Les chamanes, comme tous les humains, accomplissent dans leur
vie quotidienne des gestes intuitifs sur des objets intuitifs pour se nourrir ou se vêtir.
Comme les profanes, ils exécutent aussi des rites simples où l’on voit des gestes
contre-intuitifs appliqués à des objets intuitifs. À l’égard des êêren, ils accomplissent
des nourrissement contre-intuitifs comme ceux que nous avons décrits pour le
profane. Pourtant, toutes ces actions relèvent plus de leur vie privée dans leur yourte
ou à leur domicile que de leur fonction de chamane. En tant que chamanes, ils se
distinguent par le recours à cette quatrième modalité d’action, action intuitive sur
objet contre-intuitif, que les profanes touvas, me semble-t-il, ne pratiquent jamais.
Nous prendrons l’exemple de l’ours adyg-êêren qui trône dans le local de la société
chamanique du même nom. La représentation que les Touvas qui le tiennent pour un
êêren authentique se font de cet objet est contre-intuitive, car ils lui prêtent des
facultés perceptives et un pouvoir d’action à distance qu’ils n’attendent pas
ordinairement d’une peau d’ours. Les clients sont invités à lui faire quelques
offrandes : ils déposent devant lui des piécettes et des bonbons en prononçant la
formule conventionnelle : Öršêê xajyrakan ! « Pitié Bienveillant ! ». Ce sont là des
gestes contre-intuitifs appliqués à une entité contre-intuitive. Mais Kara-ool agit
autrement : il parle à l’ours et le caresse, et même le prend dans ses bras et dit
entendre son cœur battre (fig. 78).
400

Ce comportement est tout à fait caractéristique des chamanes, il est même


régulièrement donné comme un trait définitionnel par les profanes. Kara-kys, une
vieille nomade de la région de Möŋgün-Tajga disait du chamane :
« Il parle avec les êêren.
- Et vous est-ce que vous leur parlez ?
- Non ! seulement le chamane ! Moi, je ne peux pas [bilbes]. »
Les chamanes que j’ai interrogés à Kyzyl affirment régulièrement discuter avec leurs
êêren, leur poser des questions sur leurs clients et recevoir d’eux des informations ou
des conseils. Lorsqu’un chamane entreprend de chasser un mauvais esprit aza du
corps de son client, il n’emprunte pas le comportement ritualisé des profanes à
l’égard des esprits. Il mime le geste d’attraper quelque chose, de l’extraire du corps du
malade et de le jeter dehors. Ces mouvements sont guidés par une représentation
ordinaire du contact entre les corps et de la physique des forces. Pour arracher, il faut
tirer, si une résistance se manifeste, il faut faire un effort plus grand, enfin pour
chasser, il faut repousser et jeter. Ces principes sont valides quel que soit l’objet
auquel ils s’appliquent : les gestes qui les mettent en œuvre sont donc intuitifs. Par
conséquent, lorsqu’ils visent un aza, des gestes intuitifs sont appliqués à un objet
contre-intuitif. Il en va de même lorsque le chamane caresse un êêren et entreprend
une conversation avec lui. L’action intuitive orientée vers un objet contre-intuitif est
l’action chamanique par excellence, celle dont la simple vision tend à intimer à
l’observateur une représentation inégalitaire de la répartition des puissances.
La supériorité du chamane n’est cependant jamais conçue comme devant justifier une
domination sociale ou économique : elle est tenue de se mettre au service des
profanes, ce que nous allons voir maintenant dans la cure chamanique.

III. Un cas d’âme disparue

A. L’impérieuse volonté des esprits.

Le cas de cure qui va être décrit ici a eu lieu dans le kožuun de Süt-Xöl à la fin du
mois d’août 2006. Je me trouvais alors dans la yourte de bois de la famille de Sergej
Sat, oncle maternel de la chamane Xovalygmaa, dans la vallée de l’Üstüü Iškin. Dans
cette région montagneuse et boisée, les yourtes de feutre sont abandonnées depuis
une vingtaine d’années au profit de yourtes de bois. Les campements sont installés
dans des clairières, l’hivernage et l’estivage de Sergej sont dans la même vallée à une
distance d’un kilomètre seulement. L’élevage de yaks, qui était pratiqué jusque dans
les années 1990, a totalement disparu avec la fin des kolkhozes et sovkhozes. On
élève aujourd’hui moutons et vaches qui paissent dans les fonds de vallées et sur les
adrets des montagnes à végétation steppique ; de plus, tous les éleveurs de la région
401

pratiquent la chasse sur les flancs ombragés des montagnes qui sont couverts de
forêts de mélèzes très giboyeuses (fig. 110 et 111).
Tous dormaient quand les chiens, en pleine nuit, annoncèrent l’arrivée de visiteurs.
Sergej se leva et ouvrit la porte : devant la yourte plusieurs cavaliers venaient de
mettre pied à terre. Sergej sortit à leur rencontre et les fit entrer. C’était une famille
du Xüürektig, une vallée voisine, avec parmi eux un homme malade. La femme de
Sergej, aide soignante (feld’šer) responsable des éleveurs des vallées avoisinantes,
l’examina à la lueur de la lampe à pétrole, lui prit la tension, mais ne put émettre
aucun diagnostic. L’homme, qui s’appelait Tolja, paraissait très affaibli et se plaignait
de fortes douleurs au ventre. On décida de l’emmener à l’hôpital du village de Sug-
Aksy. Sergej avait la tâche d’ambulancier, c’est lui qui conduisit le malade et sa famille
jusqu’au village en jeep, en plein nuit, par une route dangereuse que la rivière avait
défoncée en plusieurs endroits. L’épouse du malade tenta de convaincre la chamane
Xovalygmaa de les accompagner pour faire un rituel à l’hôpital, et, probablement,
pour les protéger pendant le voyage. D’après elle, la crise étrange dont souffrait son
mari était due à un mauvais esprit d’un type particulier, mais Xovalygmaa n’adhéra
pas à cette hypothèse. Elle me confia plus tard qu’elle ne connaissait pas cette espèce
d’esprit, et que les gens de la campagne savent parfois des choses que les chamanes
ne savent plus. La femme se disait être sa parente à un degré éloignée, mais
Xovalygmaa me dit le lendemain qu’il s’agissait sans doute d’une ruse pour la faire
céder. Malgré les supplications de la femme (« Aide-moi, j’espère beaucoup en toi »),
la chamane refusa de les accompagner et se contenta de faire une fumigation de
genévrier sur le malade. La route du malade était ouverte, affirma Xovalygmaa, il
devait donc atteindre le village sans encombres. Quand Sergej fut parti avec le malade
et ses proches, nous nous recouchâmes.
La journée suivante se passa dans l’attente. Depuis plusieurs jours il était prévu que
nous repartirions vers le village, puis vers la ville, car Xovalygmaa commençait à
s’ennuyer chez son oncle, elle voulait revoir son fils laissé à Kyzyl. La jeep ne rentra
que dans la soirée avec Sveta, la femme du malade Tolja, qui annonça : « On ne sait
pas ce qu’il a. On ne comprend pas. »
Tous sont rassemblés dans la yourte et discutent assis par terre. Il faut décider avec la
chamane de la suite des actions à mener. Xovalygmaa dit d’abord :

Bo akyjny bičii êmči, anaa aparga čölêêš, Le médecin va faire ce qu’il faut pour que le
azy čok bolza bisti katap baza Kyzyldan grand frère [le malade] se porte mieux. Sinon,
badyrar. vous pourrez nous faire revenir de Kyzyl.

Alors qu’elle se veut rassurante, confiante dans le travail de la médecine, Sveta


souhaiterait qu’elle intervienne au plus vite. Soudain, Xovalygmaa change de discours
d’une façon qui surprend toute l’assemblée.

Sus baza čok-tur, sünezini baza čok-tur. Il n’a pas de sus [« force vitale »], pas de sünezin
[« âme »].
402

Un grand silence se fait dans la yourte qui se prolonge quelques instants. On


considère généralement qu’un homme qui a perdu son sünezin ne peut vivre
longtemps, tout au plus quelques mois s’il est résistant, un an dans des cas
exceptionnels.

Čügle êki čüvezi, aldyn tyn čok, möŋgün La seule chose bien c’est que, même s’il n’y a pas
tyny bar, kyzyl tyny bar, oozu êki bolup le tyn [« souffle vital »] doré, il y a le tyn d’argent,
turar-dyr. Demin körüpkeš šuut sert digen- le tyn rouge. Je viens de voir ça, ça m’a fait
dir men. sursauter de peur.

La perte du tyn est plus dangereuse que celle du sünezin, car il est la force qui
maintient en vie tout corps, animal ou humain. Mais Xovalygmaa, avec son sens du
distinguo typique de la scolastique chamanique, fait surgir devant ses auditeurs une
partition inattendue du tyn en trois éléments doré, argenté et rouge, dont le premier
seulement est disparu.
Xovalygmaa raconte ensuite ce qui a dû arriver au malade :

- Kyzap kelgen yndyg čerge čordu. Xöj kiži X.- Il est arrivé dans un endroit comme ici,
xölzêên čer-daa êves-le čordu, azy bodu čüve- resserré entre deux montagnes. C’est un endroit
čava kadaryp čoraaštyŋ, azy aŋnavas ijik où il n’y a personne, pas d’agitation, peut-être
be ? qu’il faisait paître des bêtes, ou bien, est-ce qu’il
chasse ?
- Aŋnaar. S. - Oui, il chasse.
- Ol iji myndyg ulug dag čerge, čiŋge oruk X. - C’est un lieu comme ici, avec deux grandes
čerge kelgen xevirlig čordu. Bazar baar čer montagnes, il est arrivé sans doute par un chemin
čok kyldyr. Köŋgüs mynčaar kyzyryp kelgen étroit. Il ne pouvait plus avancer.
čerde kiži-dir. Bodu čö kadaryp čoraaštyŋ Il est tombé dans un lieu encaissé tout à fait
azy saamnavas ijik be. comme ici. Peut-être qu’il menait paître des bêtes.
- Tavaržy bergen de daan? S. - Ça c’est passé comme ça, dit ?
-Ol čüve kêêr, kêêrde xemden šuurap X. - Là où il est arrivé, l’eau de la rivière
kelgen. Ol čüve myndyg dag ol dagdan xem bouillonnait. Il y a une montagne comme celle-ci
baza dagžap turar. Oozun bodaarga ol et on entend une rivière derrière elle. Il a réfléchi,
xemni körbejn turar, čook bolup turar, iji il ne voyait pas la rivière, c’était proche, il voyait
myndug ulug dagny körüp turar. deux grandes montagnes.

Le récit s’arrête là, la conversation tourne ensuite vers un autre sujet. Xovalygmaa ne
le dit pas, mais tous comprennent le lien entre son diagnostic et cet événement
qu’elle raconte. C’est à ce moment quand il marchait dans la montagne, alors qu’il
s’est trouvé tout d’un coup coincé, il a dû être effrayé, et, en raison de ce choc, son
âme s’est échappée.
L’hypothèse sera précisée ultérieurement par un témoignage de Tolja lui-même, ce
qui permettra à Xovalygmaa de formuler l’explication suivante des faits : Anatolij est
403

chasseur et il a tué ce qu’il ne fallait pas. Il a tué un ours qui appartenait au bétail
privé du maître de la taïga (tajga êêzi). L’animal devait porter un im-demdek, par
exemple, une tache blanche sur la tête ou quelque part, ou une patte plus longue que
les autres.
Revenons à la conversation entre Sveta et Xovalygmaa. Sveta exprime ses regrets de
ne pas avoir pu inviter Xovalygmaa plus tôt. Elle ignorait malheureusement sa
présence dans la région. Lorsqu’elle nous a vus passer dans la vallée avec une famille
qui avait invité Xovalygmaa pour un rituel collectif, elle avait pensé que nous partions
à la chasse ou cueillir des baies dans la taïga. Au détour de la conversation,
Xovalygmaa se renseigne en vue d’un éventuel futur rite : « Vous avez du tissu chez
vous ? » D’abord surprise, la femme répond qu’elle n’en a pas de bon. Si la chamane
pose cette question, c’est probablement parce qu’elle pense maintenant devoir agir
plus rapidement que prévu pour soigner le malade. Le tissu pourrait être nécessaire
comme offrande à son tambour ou pour créer un protecteur êêren.
Sveta souhaiterait obtenir de la chamane un engagement ferme. Elle fait une tentative
sous forme de proposition :

Ooŋ soonda silerni Kyzyldan kyzyp čoraaš, Et ensuite si on vient vous chercher à Kyzyl,
êkkêêr bolza ažyrbas siler be ? vous serez d’accord ?

Mais la chamane élude la question. On parle ensuite d’un rite collectif qu’il faudrait
faire pour tous les habitants de la vallée du Xüürektig. Xovalygmaa dit soudain qu’il
faudrait faire quelque chose pour le malade.

- Bir êves kylyr bolza, kažan čoruur bis ? S. - Et si on le fait, on ira quand ?
- Xaryn kažan… êrten be ? Men šuut X. - Eh bien, quand ?… demain peut-être ? J’ai
korgarym aažok kiži-dir men ijin. Aryn- eu une peur terrible. Son visage était étrange. Il
bažy öskelig. Dyka korgunčug kiži-dir ijin. était vraiment effrayant. Quand je le regardais
Karaŋgyda bezin mynčaar körüpkeš sert comme ça dans l’obscurité, j’en tremblais.
didim ijin.

Cette vision, loin d’être un simple souvenir du passage du malade la veille, paraît
devenir toujours plus concrète, présente sous les yeux même de la chamane. C’est à
cause de cette vision que Xovalygmaa a hésité et envisage de faire le rite sans tarder.
Pourtant, rien ne sera décidé ce soir-là et Xovalygmaa laisse Sveta dans l’incertitude,
sans convenir de rendez-vous pour le lendemain. Tout ce qu’elle veut bien promettre
est : « Si ils [les esprits de Xovalygmaa] me le disent, j’irai à l’hôpital, sans doute demain.
Sinon ce sera après sa sortie. Je reviendrai exprès de Kyzyl. »
Sergej prête un cheval à Sveta pour rejoindre son campement dans la vallée voisine
du Xüürektig. Syldys, le fils de Sergej l’accompagne monté en croupe. Il reviendra au
milieu de la nuit.
Après le départ de Sveta, Xovalygmaa me décrit plus en détail le mal du patient : « Il
a un serpent noir dans le ventre, je l’ai vu. Si la tension monte, c’est un čatka
404

[« mauvais sort »], si elle baisse, ce sont des aza-četker [« mauvais esprits »]. »
Xovalygmaa n’a donc pas seulement vu que l’âme du malade a disparu, elle a aussi
constaté que quelque chose s’est installé dans son ventre. Il s’agit selon elle d’un buk,
un type de mauvais esprits généralement représentés comme peu personnalisés et
moins nocifs que les aza. C’est que la vive souffrance dont se plaint le malade ne peut
s’expliquer par la seule perte de son âme. Un homme dont l’âme s’est échappée est
apathique, déprimé, silencieux, mais il n’éprouve pas de sensation violente. Mais la
vision du serpent ne fournit pas encore une explication de la maladie. Pour la
chamane, le serpent en est la forme réelle, celle que les profanes, les médecins ne
peuvent observer, mais la forme seulement : elle relève d’une nosologie chamanique
et non d’une étiologie de la maladie. Car, les esprits aimant les métamorphoses, bien
des choses diverses peuvent prendre l’apparence d’un tel monstre. Seule la
connaissance de l’origine du mal peut permettre d’agir sur lui et le vaincre.
Le critère de la tension avancé par Xovalygmaa est un critère original qui fait
intervenir une notion médicale très populaire à Touva. Deux hypothèses sont mises
en balance, l’une plus traditionnelle, celle de l’attaque d’un mauvais esprit, l’autre qui
suspecte une action humaine maléfique fondée sur la haine, le mauvais sort. Cette
dernière hypothèse n’avait pas été envisagée par la femme du malade. Pour le
moment, la chamane ne décide pas quelle est la cause du mal de Tolja.

Le lendemain matin Xovalygmaa est sombre. Nous ne savons pas toujours pas si
nous irons faire ce rituel au village de Sug-Aksy. Puis soudain la décision est prise,
l’oncle Sergej part préparer la jeep : nous partons, Xovalgmaa, sa sœur Ölčejmaa et
moi avec l’oncle Sergej au volant. Le départ a lieu dans la précipitation, Xovalygmaa
laisse son fils au campement ainsi que ses affaires, ce qui signifie que nous ferons
donc le trajet spécialement pour le rite. Cette décision est surprenante car cela
impose au chauffeur Sergej et à nous tous un aller et retour supplémentaire, ce qui
retarde notre départ pour Kyzyl d’au moins une journée alors que Xovalygmaa s’était
montrée, les jours précédents, très pressée de rentrer. Visiblement, Xovalygmaa
estime qu’il est indispensable d’agir sans délai.
Le début du trajet est joyeux, Sergej plaisante à son habitude, nous ne parlons pas de
l’objet de la course, mais rapidement Xovalygmaa s’assombrit et un silence pesant
inhabituel s’installe. Le lendemain, Xovalygmaa me racontera : « Hier, j’ai vu que leur
xaača319 était ouvert des quatre côtés. J’ai senti une attaque [xaldap]. Sur la route, en
arrivant vers leur campement, j’ai vu beaucoup de forces noires, des gens, sur les
montagnes environnantes. J’ai eu peur qu’il ne soit déjà mort. Le maître de la taïga
m’a dit qu’il faut aller à l’hôpital au village. Il fallait partir tout de suite. »
Arrivés à la yourte de la famille du malade, nous sommes accueillis par Sveta et ses
filles. Xovalygmaa leur fait aussitôt savoir qu’il faut partir en urgence pour rejoindre
le malade à Sug-Aksy. Elle ne leur communique pas ses craintes sur la vie de Tolja
mais son expression et son énervement font craindre le pire à tous. Les filles éclatent
en sanglots et supplient leur mère de les emmener avec nous. La chamane les gronde

319 Protection invisible de la famille, son foyer, son bétail.


405

brutalement et les fait taire. Elle m’expliquera ensuite : « Les filles se sont mises à
pleurer comme s’il était mort. C’est mauvais, il ne faut pas pleurer : je n’ai pas dit qu’il
était mort ! » Xovalygmaa donne ses instructions à Sveta qui doit préparer de la farine
(dalgan) et du beurre en bouteille (saržag). Elle presse tout le monde avec ses dürgen,
dürgen ! (« vite, vite ! ») Sa froide assurance et sa fermeté contrastent avec l’émotion et
l’agitation qui frappent toute la famille.
La yourte de bois de la famille est ornée d’éléments bouddhiques et chamaniques.
Une patte d’ours est suspendue près de la photographie du dalaï-lama. La peau de la
bête est au sol et sert de tapis. Près de la porte, côté droit, un êêren ou kamgalal
(« protection ») est suspendu : ce sont de petits rubans tressés, vert, jaune, rouge,
blanc. Cet objet a été installé par une chamane du village Sug-Aksy. Le linteau est
surmonté, côté gauche, par une branche d’acacia (xaragan) autour duquel passe un
ruban rouge.

Figure 110. La vallée de l’Üstüü Iškin à gauche.


La yourte de Sergej fait une tache blanche dans la vallée du confluent à droite.
406

Figure 111. Yourtes de bois de la vallée du Xüürektig.

Figure 112. Mur à droite de la porte de la yourte de Tolja dans la vallée Figure 113. Êêen sur le mur à gauche de la
du Xüürektig. porte.
407

B. Une casquette oubliée

Après une longue route, nous arrivons au village de Sug-Aksy. À l’hôpital, Tolja
souffre toujours mais son état ne s’est pas dégradé. Les médecins détachent sa
perfusion et le libèrent pour la durée du rituel qui doit avoir lieu dans la maison
familiale du village où quelques femmes nous accueillent.
À la demande de la chamane, Sveta allume le feu dans le poêle de la maison. Tolja de
son côté doit fabriquer une petite figure anthropomorphe de pâte selon les
instructions de Xovalygmaa. Avec la farine et un peu d’eau, il façonne une forme
humaine. Il s’y prend avec application et sérieux (fig. 114).
Xovalygmaa endosse son costume chamanique et sa coiffe. Elle demande à Tolja de
poser le bonhomme de pâte dans le couloir sur une feuille de papier, puis le fait
s’installer dans la pièce voisine dans un fauteuil. La figurine est au sol juste de l’autre
côté du seuil, sans porte, de cette pièce.
La chamane allume un brin de genévrier sec qui produit des flammes vives. Au lieu
de l’éteindre pour qu’il se mette à fumer, elle le laisse brûler. Elle « purifie » alors
Tolja en lui passant rapidement le brin enflammé le long du corps, sous les aisselles
et sous les pieds.
À la demande de la chamane, le malade s’assied dans le fauteuil et joint les mains à la
façon des bouddhistes en prière. Xovalygmaa commence alors à battre du tambour
devant lui et à chanter320. Elle fait le geste de rassembler des choses invisibles en
passant son battoir le long du ventre et du corps de Tolja. Il s’agit là de saisir le buk le
« serpent noir » qu’elle a repéré dans le ventre du malade. Puis avec son tambour,
dont elle se sert comme d’une pelle ou d’une louche, elle semble ramasser quelque
chose au-dessus de la tête du malade. Elle se dirige ensuite vers le seuil de la pièce et,
sans le franchir, elle fait le geste de vider le contenu de son tambour sur la figurine de
pâte. Elle se sert pour cela de son battoir avec lequel elle paraît puiser quelque chose
dans le tambour, avant de le projeter avec des mouvements secs sur le personnage.
Cette procédure accomplie, la chamane revient près du malade, bat du tambour avec
de grands mouvements plaçant parfois son tambour au-dessus de sa tête avant de le
redescendre tout en continuant d’en battre, ceci pendant plusieurs minutes.
Elle s’interrompt alors et s’adresse à Sveta en désignant la figurine :

-Tutkaš ünüp oktaŋar če. Dalganga -Prenez-le, sortez et jetez-le. Ne touchez pas à la
xoluŋar-bile degbes siler. Saazyn öttür dêêr farine avec les mains. Prenez-le à travers le
siler. papier.

La femme obéit et va jeter la figurine dans la rue. Lorsqu’elle revient, Xovalygmaa lui
demande d’apporter de la cendre chaude du poêle. La femme en rapporte sur une
pelle où la chamane dépose du beurre et des morceaux de genévrier qui se mettent
aussitôt à se consumer en dégageant de la fumée. La chamane reprend alors son

Il ne nous a malheureusement pas été possible d’enregistrer ce chant, aussi nous ne pourrons en
320

donner qu’une idée très générale.


408

tambour et continue le rituel en chantant. Dans son chant, elle décrit sa recherche de
l’âme (sünezin) du malade. C’est la première fois que Tolja apprend que d’après le
diagnostic de la chamane il a perdu son âme. Les paroles de Xovalygmaa décrivent
comment elle descend vers le « monde inférieur » (aldyy oran) traverse un « Grand
portail » (ulug xaalga) et se rend dans une « steppe jaune » (saryg xovu).
Elle y découvre l’âme du malade, puis elle prend le chemin du retour. Mais soudain
elle se met à parler d’une casquette oubliée et doit retourner sur ses pas. Elle
interrompt par moment ses paroles par des longs cris imitant le hurlement du loup.
La voici à nouveau dans la steppe jaune, elle trouve ce qu’elle cherchait puis repart.
Pendant qu’elle chante ces paroles, la chamane est le plus souvent face au malade, les
pieds immobiles tandis qu’elle exécute avec ses épaules des rotations à gauche et à
droite sur un plan horizontal. Les cris et les mouvements paraissent la fatiguer, son
visage s’est couvert de sueur. Enfin elle s’arrête.
À sa demande, sa sœur lui apporte un bol contenant de l’aržaan, un mélange de lait,
d’eau et de brins de genévrier. À quatre reprises, elle prend du liquide en bouche et le
recrache en le pulvérisant sur la tête du malade.
Le rite s’achève, Xovalygmaa se déshabille. Elle prend un morceau de tissu rouge, le
fumige avec du genévrier et recommande au malade de le porter dans sa chemise sur
son cœur. Commence alors entre la chamane et ses clients une conversation au sujet
du rite qui vient d’être accompli :

-Sünezini čoruj bargan turgan, sülde baza


X. (Xovalygmaa)- L’âme [sünezin] était partie, le
čoruj bargan. sülde aussi était parti.
-Yndyg be ? S. (Sveta)- Vraiment ?
-Xerêêžen kiži algaš bargan čüve-dir. Ooŋ
X.- Une femme les avait prises et était partie avec.
soonda bört, kiži čok bolgan čerge, kiži
[À Tolja] Vous avez laissé votre chapeau à un
ažaagan čerge börgüŋer-le kaapkan ulus-tur
enterrement. Elle l’avait pris aussi. À la fin [du
siler. Ol čüveni baza algaš bargan. Söölünde
rite], je suis descendue une seconde fois, sous
katap batkaš börü kyldyr badyp orgaš bört
forme de loup, et j’ai rapporté le chapeau. [En
êkkep čordum. russe : ] J’ai été obligée de repartir une deuxième
fois pour chercher la casquette. C’est dur la
deuxième fois !
-Mynda ol dur ijin xaryn, bolgan čerge T. (Tolja) - Oui, c’est comme ça, j’ai été à un
börgüm kaapkan kiži-dir men ijin. « Ol enterrement et j’ai laissé mon chapeau. [À Sveta]
kalbak börgüŋ kajy » dep turduŋ čop. Tu as dit « Il est où ton chapeau plat ? »
-Ije koža yndyg börtug kiži dijin. S.- Mais oui, tu avais un chapeau en cuir.
-Kepka xevirlig ale ? X.- C’était une casquette sans doute, hein ?
-Ije kepka. T. -Oui, une casquette.

Le malade est devenu plus vif, il dit se sentir beaucoup mieux après le rituel :

-Dyka êki apardy. Êgezinde aaraaš, -Au début j’étais mal, et puis ensuite c’est devenu
söölünde dêêrge šuptu čüvem anaa apargan. tout à fait bien. Je ne reconnaissais plus mes
409

Karaam-bile körgeš-le öske kiži dep bodap proches en les regardant avec mes yeux.
turar kiži men ijin.

En effet, au début, sa femme l’a remarqué, il avait mauvaise mine. Elle aurait voulu
que Xovalygmaa, qu’elle tutoie maintenant, agisse plus vite.

-Bo kiži bergedêêrge, men seni dürgedêêr S.- Quand je voyais comme il allait mal, je voulais
kiži bolza ale dep bodap turdum. te dire : « Mais dépêche-toi ! »
-Dürgedêêr čüve kajda dêêr sen, bodum X.-« Dépêche-toi », tu dis ! Mais je ne pouvais
bezin tepkeš-üngeš tepkeš-üngeš čadap même pas bouger le pied, sortir, je ne pouvais
bodum ünüp čadap šuut. Bo kiži xortaar plus remonter [du monde inférieur]. Mais il ne va
xamyk čüve čok. pas si mal maintenant.

La chamane revient à cette femme défunte qui a pris l’âme de Tolja :

-Bodum baksyraar dêêš silerni köör bezin -Comme j’étais moi-même affaiblie, je n’avais
xaryk čok olur men ijin. Xerêêžen kiži même pas la force de vous regarder. Il y avait
algaš bargan čüve-dir. cette femme qui a pris et a emporté.

Ce que cette femme a « emporté » avec elle, c’est l’âme de Tolja. Au cours de la
conversation, Xovalygmaa sort progressivement du contexte rituel et adopte un
registre de discours plus ordinaire dans lequel les termes désignant les âmes et les
esprits ne sont pas employés. Sveta aimerait en savoir plus sur cette femme :

-Yndyg be ? Ol ta čüü kiži de. -Vraiment ? On ne sait pas qui c’est.

Avec cette fausse constatation, à peine interrogative, Sveta espère inciter la chamane
à donner des indices. Elle est aussitôt satisfaite :

-Duŋmam-dyr dêêš köŋgüs berbes ! X.- Elle [me] disait : « C’est mon petit frère, je
ne te le donnerai jamais ! »
-O ! Borbaanaj ynčap turary ol-dur. S.- Oh ! C’est Borbaanaj qui fait ça.
-Ol ynčap turary ol-dur. T. - Oui, c’est elle qui fait ça.
-Duŋmam dêêš. Araj dep ušta bylaažyp X.- Elle disait : « C’est mon petit frère. » J’ai eu
čytkaš alganym ol-dur. beaucoup de mal à le lui arracher.
-Ol čerle kêêp turgaš čugaaazy yndyg. T.- C’était toujours ses paroles quand elle
venait.

C’est-à-dire que Borbaanaj appelait souvent Tolja duŋmam « mon petit frère »
lorsqu’elle rendait visite à sa famille. Si ce trait paraît singulier à Tolja, c’est peut-être
parce que Borbaanaj n’était pas une sœur réelle et qu’elle aurait pu employer une
autre appellation, par exemple oglum « mon fils » si elle était nettement plus âgée que
410

lui. L’identité du responsable d’un mal n’est jamais donnée directement par le
chamane. Il se contente de dire son sexe, parfois son allure, de rapporter certains de
ses propos. La connaissance qu’il est supposé avoir de la personne est purement
sensible, par opposition à celle de ses clients qui est sociale et intellectuelle. C’est à
Sveta et Tolja de rapporter les visions de Xovalygmaa à certains de leurs souvenirs
pour mettre un nom à la figure suspectée et comprendre comment elle a agi.

-Demin bo bistiŋ ydyvys bo dü’’š soonda êrip S.- Il n’y a pas longtemps, notre chien aboyait
tura xongan. toute la nuit.
-Ol yt kirbêên-dir. T.- Le chien ne la laissait pas passer.
-Kêêrge ol yt kiirbêên yt dijin. S.- Oui, quand elle venait, il ne la laissait pas
-Alyr dêêš keep-le turar kiži boor ijin passer.
xaryn. T.- Elle venait sans doute pour prendre [mon
âme].

Tout est sous-entendu dans ce discours typique de profanes, qui ne se permettraient


pas d’affirmer ouvertement l’existence d’un phénomène spécial. Pour faire leurs
déductions Tolja et Sveta s’appuient sur le savoir traditionnel local. Lorsqu’un chien
aboie sans raison, on soupçonne souvent qu’il a vu une âme ou un esprit (Mänchen-
Helfen [1931] 1992, 98). De même, pour les Altaïens, les chiens voient les üzüt,
esprits de défunts (Baskakov & Toščakova 1947, 171), car les animaux comme les
chamanes sont supposés voir des choses que les hommes ordinaires ne voient pas.
Ce que le chien a dû voir, c’est évidemment l’âme de Borbaanaj qui voulait emporter
avec elle l’âme de Tolja.
Sveta raconte à Xovalygmaa :

-Toljanyŋ baza bir ugbazy-dyr ijin čok - Il y a aussi une grande sœur de Tolia qui est
apargan. Mal êmčizi-dir ijin, siler tanyyr morte. Elle était vétérinaire, vous la connaissez.
siler.

Le lien n’est pas exprimé mais il est évident pour Sveta. Si cette vétérinaire est morte,
c’est parce qu’elle a été emportée par Borbaanaj.
Cette explication paraît très convaincante à Sveta et Tolja qui trouvent de nombreux
indices de confirmation.
Les clients paient la chamane et celle-ci promet de revenir en septembre. Le temps
manque maintenant, mais la prochaine fois elle fera un tyn-êêren, un êêren pour la force
vitale. À cet effet, Xovalygmaa leur demande de trouver un beau morceau de bois de
spirée321 (söösken).

321 Spirea altaica.


411

Figure 114. Tolja façonne une figurine de pâte.

Figure 115. La chamane Xovalygmaa et son patient Tolja.

C. Une interprétation multicausale

À la suite du rituel, j’ai pu m’entretenir avec Xovalygmaa et obtenir des explications


sur son interprétation du cas de Tolja. D’après elle, l’action de la sœur défunte
Borbaanaj n’a été qu’un facteur déclencheur, c’est au-delà qu’il faut chercher les
412

causes premières au mal. En fait Xovalygmaa mêle diverses hypothèses explicatives


qui se cumulent sans s’intégrer précisément à une chaîne causale.
Dans son entretien avec Sveta, Xovalygmaa avait d’abord évoqué une interprétation
de type traditionnel : quelque chose se serait produit dans la montagne. Selon cette
hypothèse, précisée ultérieurement, Tolja aurait tué un ours qui était une bête
réservée du maître du lieu. Sa souffrance est ainsi intégrée à un modèle de la maladie
comme sanction envoyée par un maître des lieux. Il a enfreint un tabou qui prohibe
de tuer les animaux marqués par un demdek, mais on ne peut lui en faire le reproche
puisque d’ordinaire seul un chamane est supposé apercevoir ce genre de signes. Ce
scénario explicatif retient assez peu l’attention de la chamane comme de celle des
clients.
Éleveurs vivant majoritairement dans la montagne, Sveta et Tolja descendent aussi
par moment au village où habite une partie importante de leur famille. Or en
contexte urbain, nous le verrons surtout avec les histoires de sorts (chap. XI), ce sont
des humains, défunts ou vivants, qui sont plus généralement suspectés de causer les
malheurs. L’idée, émise par la chamane pendant le rituel, qu’une défunte de
l’entourage de Tolja soit en cause éveille aussitôt chez les clients un grand intérêt. Ils
se lancent dans une enquête pour compléter cette interprétation. Ici le mal de Tolja
est mis en rapport avec ses relations sociales, avec son appartenance à une famille. Le
lien de parenté et d’affection, exprimé par le terme duŋmaj « petit frère », se
transforme après la mort en un lien destructeur. L’amour, après la mort, est frappé
par l’ambiguïté qui touche tout le monde des esprits. C’est l’excès d’amour de sa
parente qui inflige à Tolja ses souffrances. Dans cette hypothèse Tolja est tout à fait
innocent.

Mais Xovalygmaa attribue à la maladie de Tolja d’autres causes qui impliquent une
culpabilité. Elle me les expliqua plus tard, mais préféra ne pas en faire part aux
clients.

« Il y a un bužar [péché]. Sveta a fait quelque chose de mauvais. C’est pour cela
que le sülde du mari est parti. Je ne le lui ai pas dit à elle-même. Il ne faut pas
tout dire, mais je l’ai vu. Je pense qu’elle ne le refera pas. Je ne dois pas non
plus te dire ce que c’est. »

Par ailleurs selon la chamane, « l’endroit même où ils vivent est mauvais. » Le
campement est lié aux ancêtres qui y ont vécu, si ce lieu est mauvais, c’est qu’ils y ont
laissé une marque funeste. Poussée par mes interrogations, Xovalygmaa en vient à ce
qui constitue pour elle la cause la plus grave :

« Dans leur famille, ils ont tué une personne, le fils d’une chamane… En fait,
c’est dans la ligne paternelle d’Anatolij : quelqu’un a tué un de nos parents
(mon daaj Sergej me l’a confirmé). La mère du tué avait des crises de colère et
criait la nuit les noms des assassins. Cela a donné une malédiction familiale.
C’est arrivé, il y a 20 ou 30 ans.
413

J’ai pu voir tout ça parce que leur xaača était ouvert. C’est la sœur morte
récemment qui a ouvert la xaača. Le lendemain de leur première visite, c’était
encore plus ouvert. Les forces noires, ayant appris que j’étais invitée, ont
essayé d’emporter le malade avant que je ne fasse de rituel.
- Vous leur avez parlé de ces crimes ?
- Non. Je dois encore leur faire le saŋ. Mais je n’enlèverai pas ce qu’a fait la
chamane : c’était ma grand-mère. Et c’est mon daaj [« oncle maternel »] qu’ils
ont tué. Qu’ils souffrent ! »

Cette grand-mère est précisément Samdan, l’esprit électeur de Xovalygmaa qui lui
apparaissait pendant sa maladie et dont elle dit tenir sa qualité chamanique. Sa colère
la concerne donc au plus au point. Cette révélation est tout à fait surprenante.

« Bien sûr, si j’avais su cela avant, je ne les aurais pas aidés. Quand Sveta m’a
sollicitée le premier soir j’étais raide, mal à l’aise. Mes forces savaient. Je
croyais que c’était à cause de mon désir de rentrer à la maison [plutôt que de
rester dans la taïga pour faire ce rituel]. Mais ce n’était pas pour ça. C’est une
mauvaise famille, les gens le savent. »

Résumons les différentes interprétations dont nous avons eu connaissance depuis le


déclenchement de la maladie. La cause unique avancée par Sveta était l’attaque
gratuite d’un mauvais esprit errant. Il n’y avait pas à chercher plus loin, c’était un
hasard qui ne dépendait en rien de Tolja. Pour Xovalygmaa, cette explication est
visiblement insatisfaisante. Les scénarios qu’elle propose impliquent au contraire
Tolja dans le mal qui le frappe : par un acte qu’il a commis, par une relation de
parenté avec sa sœur ou son ancêtre qui a tué. Mais ces scénarios n’ont pas
d’influence sur l’action du rituel. Dans tous les cas, il faut chasser le buk installé dans
le ventre de Tolja et retrouver son âme : ce sont ces actions qui sont mises en scène
dans le rite devant Tolja, qui n’a connaissance que d’une faible part des
interprétations de Xovalygmaa. Nous allons maintenant tenter de caractériser le
dispositif rituel que construit le chamane lors de la séance de cure, à partir de
l’exemple de Tolja et d’autres cas décrits dans la littérature.

IV. Le dispositif rituel et ses dédoublements

A. Dédoublements à modalités variables.

Au début du rite, il est fréquent que le chamane commence par une évocation des
actions qu’il accomplit et une description de son costume (Kenin-Lopsan 1987, 91) :
414

Ajym xünüm čaazynda Au lever de ma lune, de mon soleil,


Aldaj taŋdym aldyn o’’dy Avec l’herbe dorée de ma montagne Altaï,
Aldy kyrlyg artyš-bile Le genévrier à six degrés,
Aramajlap saŋym salgaš, J’ai fait une fumigation, pour patienter,
Artyžanyp-artyžanyp, J’ai fumigé, fumigé le genévrier,
A’’ttanyptym, tonnanyptym. Je suis monté à cheval322, j’ai mis mon
manteau
Čakpalyg-la čarnym čajyp, Je secoue mes épaules à nageoires
Sannaaštyg-la bažym čajnyp, J’agite ma tête [à plumes ?]
Közüldür-le xörêêm čajyp, Je secoue et exhibe ma poitrine
Körgen karaam körüp, šijip, J’ouvre, je ferme mes yeux qui voient,
Argalyktyg mojnum sunup, Je tends mon cou [puissant/incliné ?]
Attyg digeš adap keldim. J’ai nommé celui qui a un nom.

Les nageoires et plumes dont il est question sont des détails du costume. Le chamane
décrit donc son propre aspect de l’extérieur, signe d’un dédoublement
progressivement accompli par le discours. Le malade subit la même objectivation
dans le discours chamanique. Il s’entend nommer et décrire par le chamane aux
esprits comme s’il n’était pas présent, comme s’il surprenait une conversation le
concernant en son absence. Kara-ool qui recevait un couple de clients les nommait
ainsi à ses esprits dans une invocation (2003) : « Valentin et Mai sont mari et femme,
que tout aille bien entre eux ». Autrefois, la description du malade à l’âme perdue,
pouvait être très évocatrice (Kenin-Lopsan 1987, 93) :

Xöörtküjnüŋ kêêrgenčiin, Le misérable, il fait pitié,


Xölegezi artyp kalgan, ooj-ooj Il n’est plus que son ombre,
Sünezini kančap bargan, Où est passée son âme ?
Sürdürgenge tutturgan be? ooj-ooj A-t-elle été poursuivie et attrapée ? Ooj

Placé en position d’intrus dans une scène où on parle de lui à la troisième personne,
le malade est contraint à se regarder de l’extérieur.
Les ressemblances entre la situation supposée du malade et celle du chamane
pendant le rituel sont frappantes. Tolja porte un serpent noir en lui, ce qui est une
forme d’hybridation avec la bestialité, et son âme est partie loin dans la steppe jaune,
tandis que son corps demeure présent ici visible par tous. Pendant le rite,
Xovalygmaa est, elle aussi, bestialisée quand elle hurle comme un loup et ses discours
la placent dans la steppe jaune, alors que son corps est vu présent par l’assistance. Le
principe commun à ces situations est une déstabilisation des limites de l’identité
établie par l’action et le discours rituels. Mais le rite oppose deux types de multiplicité
de l’identité, celle positive du chamane et celle négative du malade.
La littérature affirme souvent que, lors de la cure chamanique, l’âme du chamane
altaïen entreprend un voyage. Or cette description n’est pas précisément fidèle à ce

322 C’est-à-dire : « j’ai pris mon tambour ».


415

que dit le chamane ni aux commentaires que font les Sibériens sur son action
pendant le rite. Alors que, dans ses chants, le chamane parle très souvent de l’âme
(sünezin) du malade, il n’évoque jamais la sienne323. À la fin du rite, un chamane tožu
annonce : maga-boduvus keldivis « notre corps est revenu » (Vajnštejn 1961, 191) et non
« mon âme est revenue ». C’est plutôt dans des situations didactiques rares que les
informateurs disent à l’ethnologue que l’âme (sünezin) du chamane accomplit un
voyage.
S’il en est ainsi, c’est parce que le moi du chamane ne se divise pas, il se multiplie. Il
paraîtrait difficilement capable de rétablir l’unité et l’intégrité de la personne du
malade s’il présentait une identité disloquée, divisée en parties sans communication.
Le chamane cumule les champs d’action en se trouvant en même temps en plusieurs
endroit différents, comme on le voit dans la description déjà citée faite par Amir
Xovalyg : « Il est assis dans sa yourte ici, et sans aller nulle part, il se bat en même
temps dans un autre endroit avec des chamanes, des aza » (anaa mynda öönde olurar,
kajda barbas, am bodu, duu öske čerde, xamnar-bile azalar-bile čoškup [čokšup] turar). L’unité
de sa conscience est toujours maintenue.
Au contraire, dans le discours chamanique, le malade est divisé en entités différentes
qui s’ignorent : un corps que tout le monde voit où se maintiennent une conscience
(sagyš) et une force vitale (tyn) et d’autre part une âme (sünezin) dont la conscience
ignore tout de ce qui lui arrive. Dans les figures du chamane et du malade, l’assistance
voit manifestés un mode d’être complexe opposé à un mode d’être divisé.

B. Le malade décomposé et recomposé

1. La création d’un contexte hyper-relationnel.

Le rituel crée tout d’abord un contexte dans lequel les relations sont multipliées et
intensifiées. Autrefois, tous les habitants des campements voisins se rassemblaient
dans la yourte du malade pour assister au spectacle. Aujourd’hui les clients viennent
souvent à plusieurs dans les centres chamaniques et quand le rituel à lieu dans un
domicile, toute la famille se réunit. Sur ce plan la consultation chamanique contraste
avec celle du médecin qui est individuelle.
Le chamane après avoir décrit son action invoque toujours une série plus ou moins
longue d’esprits (Mänchen-Helfen [1931] 1992, 153) : des esprits-maîtres de lieu, puis
des esprits auxiliaires à qui il demande de venir (« Viens plus près, viens ici ! » Araj-la
bêêr, oon-na bêêr !, Kenin-Lopsan 1987, 67). Ce discours produit une multiplication des
instances supposées présentes dans l’espace rituel.

323Sünezini kančap bargan? « Où est passée son âme ? » interroge un chamane (Kenin-Lopsan 1987, 93),
mais on rencontrerait difficilement l’expression sünezinim « mon âme » dans une invocation
chamanique.
416

Par ailleurs, les gestes du chamane sculptent littéralement en creux des entités
invisibles. On peut faire deux types de description des gestes rituels, en termes
naturels ou en termes intentionnels :

La chamane fait avec le tambour qu’elle a en La chamane prend son tambour comme une
main des mouvements oscillatoires au-dessus de louche et semble ramasser quelque chose au-
la tête de la personne assise. Elle se déplace, dessus de la tête du malade. Elle se dirige vers
s’arrête au-dessus d’un morceau de pâte et fait le personnage de pâte et fait le geste de vider sur
avec le battoir qu’elle tient dans sa main gauche lui le contenu de son tambour avec son battoir.
des mouvements oscillatoires rapides selon un
axe vertical qui va du tambour vers le morceau
de pâte.

Pour l’assistance, c’est la deuxième description qui est pertinente. Il est non
seulement inapproprié mais même à peu près impossible de donner une description
précise du mouvement en termes naturels. Le mouvement ne peut être compris que
par l’objet qu’il vise, même si cet objet est invisible pour l’assistance. Ainsi la seule
observation compréhensive des gestes de Xovalygmaa se fait en référence à des
entités spéciales.

2. L’imitation du chamane par l’assistance.

Il existe en touva un terme dont le sens n’est plus guère compris car il désigne une
action qui n’est plus pratiqué, c’est agyrar « imiter le chamane en reproduisant ses
chants. » En dialecte tožu ce verbe désigne l’action du chasseur qui imite le cri d’un
animal pour l’attirer (Monguš dir. 2003, 60). Aujourd’hui, les clients du chamane se
tiennent cois. Tout d’abord la plupart des clients n’ont pas vu de leurs yeux de rite
chamanique avant 1991 et les descriptions de rituels qu’ils ont pu entendre des
anciens passent sous silence les actions des gens et se focalisent sur l’œuvre du
chamane. Alors que les invocations mémorisées, les récits, les contes racontés ont pu
transmettre beaucoup des représentations sur les chamanes et sur leurs pratiques, les
pratiques transmises uniquement par la mémoire visuelle ont définitivement sombré
dans l’oubli.
Dans le modèle traditionnel de la séance chamanique de certains populations,
certains membres de l’assemblée (non pas tous), parfois des spécialistes, reprennent
les paroles et les gestes du chamane en les imitant, plus particulièrement aux
moments où le chamane s’interrompt et devient immobile324.
Cette pratique a été observée chez les Touvas mais aussi chez de nombreux autres
peuples de Sibérie comme les Oročon (Šternberg cité par Vajnštejn 1991, 253). En
revanche, les descriptions de rites chez les Touvas de la steppe n’en font pas

324Vajnštejn qualifie ce moment d’ « extase profonde » expression psychologique sans fondement à


laquelle on préférera le terme « relâche » (peredyška) employé par Dyrenkova.
417

mention. Chez les Téléoutes (Dyrenkova 1949a, 149), certaines personnes étaient
spécialement désignées, en raison de leur bonne mémoire, pour répéter les paroles du
chamane après lui. Ils étaient appelés temčiler tem koškon kižiler ou tem košjatan kižiler
« personnes assistant et s’unissant ». Ils étaient assis à côté du chamane qui les payait
d’un peu de vin et de viande. Chez les Katchines des environs d’Abakansk, Gmelin
(1767, II, 92) rapporte que « le chamane imitoit souvent le cri du coucou, & quelques
tatares lui répondirent de loin le même cri. Quelquefois un tatare le lui crioit dans
l’oreille de toutes ses force, & il y répondoit aussitôt, mais si extraordinairement
qu’on aurait dit qu’en effet un diable rendoit ces sons. » Le but attribué généralement
à cette pratique est de soutenir les efforts du chamane.
Il n’est sans doute pas pertinent de voir dans cette pratique une manière d’exprimer
l’égalité de statut entre le chamane et son assistance325. Dans cette hypothèse, les
membres du public chercheraient ainsi à montrer qu’ils ne valent pas moins que le
chamane, or une telle interprétation est totalement opposée à l’esprit du rituel. Si les
profanes se considéraient comme non moins puissants que le chamane, il serait
difficile de comprendre pourquoi ils se donnent la peine de le faire venir, souvent de
très loin, et de le rétribuer pour des actes qu’ils pourraient accomplir eux-mêmes. En
réalité cette pratique, tout en associant certes le public à l’action, met en évidence et
contribue à renforcer l’idée d’une différence de nature entre le chamane et les gens
ordinaires. Car les membres de l’assistance ne font que reproduire certains des gestes
du meneur du rituel et répéter ses paroles (Vajnštejn ibid.). À aucun moment
l’imitateur ne peut prendre une initiative, évoquer un épisode nouveau ou
entreprendre un rite chamanique parallèle à celui mené par le chamane. C’est ce
dernier seul qui est dans l’action et l’initiative, car il n’imite personne, c’est sa
définition même.
L’imitation du chamane pouvait avoir une conséquence pratique utile à la
reproduction du statut chamanique : elle permettait à chacun d’enregistrer les chants,
les plus attentifs en mémorisaient de nombreux et, s’ils manifestaient un don
chamanique, ils se trouvaient déjà en connaissance d’un répertoire. Mais l’effet le plus
certain de l’imitation est le transfert et la multiplication des identités. Lorsqu’un
membre du public répète les paroles du chamane et imite ses gestes, il endosse son
point de vue, fait sien le « je » du chamane, partage sa position dans les interactions
en cours avec les esprits.
Le sens de cette séquence gestuelle est que le membre du public devient le chamane
pour un bref moment. Son imitation ne doit pas avoir l’air maîtrisé : Vajnštejn
souligne au contraire que les cas qu’il a observés lui paraissaient inconscients et
incontrôlés (ibid.). C’est plutôt un dédoublement du chamane qui est représenté par
l’imitation, et, lorsque les imitateurs se multiplient, une déstabilisation générale des
identités, dans une grande union, un « mélange » comme le dit le terme téléoute

325 Conformément à la tradition évolutionniste soviétique, on voyait dans cette pratique une
survivance (ru. perežitok) de « la séance chamanique collective » (ru. kollektivnoe kamlanie) (Dyrenkova
1949, 149).
418

koškon de koš- « unir, mêler »326. Quand le chamane se repose, l’assistance se fait
support provisoire de son identité en reproduisant son point de vue grâce à ces
doubles temporaires du chamane que sont les imitateurs. Déjà dédoublé par sa
présence observable dans la yourte et son voyage supposé dans le monde parallèle
qu’il décrit, le chamane est démultiplié par l’assemblée qui s’approprie son identité et
la fractionne. Quand elle existait, cette pratique contribuait ainsi à l’effet de
déstabilisation des identités et d’instauration d’un contexte hyper-relationnel propre à
l’action rituelle chamanique.

3. La quête de l’âme : diastole et systole du moi.

La personne dont on dit qu’elle a perdu son âme est généralement un malade
enfermé dans son problème, qui concentre toute son attention sur son mal. Il
s’enfonce dans le mutisme et les symptômes que l’on en donne traditionnellement
font penser à la dépression. À en croire, le chamane Gennadyj, « celui qui n’a plus
son sünezin ne vivra pas longtemps ; une demi-année peut-être. Il sera affaibli. Il ne
fait plus rien, il est comme de la farine. Ou bien il dort tout le temps. »
La cure va le faire passer par des procédures successives de décomposition et de
recomposition de son moi. Le patient subit d’abord une série d’actions
déstabilisantes. Assez souvent, par exemple, les chamanes contemporains apprennent
à leurs visiteurs qu’ils ne sont pas du signe astrologique qu’ils supposaient depuis
plusieurs années car ils ont généralement oublié d’inclure dans leur âge les neuf mois
de leur conception à leur naissance. Toutes les interprétations astrologiques faites par
le client et son entourage sont ainsi balayées d’un revers de main en quelques paroles
autoritaires par le chamane. Les tentatives d’explication du problème ou de la maladie
proposées par les clients sont régulièrement rejetées par les chamanes qui leur
déploient une batterie d’interprétations complexes et déconcertantes comme on a pu
le voir dans le cas de Tolja.
Dans la cure mettant en scène une perte d’âme, le client apprend soudainement que
son être essentiel, son sünezin, est hors de son corps, dans un espace lointain.
D’ordinaire, l’âme sünezin est supposée demeurer dans le corps de la personne : par
exemple sous ses ongles (Kenin-Lopsan éd. 2002, 32), même si l’on dit que la nuit
elle peut s’échapper provisoirement. Dans le langage courant, dans la pratique
quotidienne, il n’est jamais question de cette notion. C’est le sagyš (ou setkil ou sagyš-
setkil) qui est le siège des sentiments et des idées et qui figure dans la conversation
courante dans des expressions comme sagyžymga kirdi « cela m’est venu à l’esprit ». Or
voici que le malade entend nommer une entité, d’ordinaire presque secrète de sa
personne, son sünezin, comme un être objectif, lointain, distinct de lui. Gennadyj
raconte comment il soigna un jour une personne « qui n’avait plus son sünezin ».

326Ce qu’illustre l’expression altaïenne koštoj jekken at, « chevaux attelés en paire » (Baskakov &
Toščakova 1947, 89).
419

« J’ai appelé son sünezin pour qu’il vive. Avec le tambour, j’ai appelé : ‘Tes
proches t’attendent, le thé chaud t’attend. Tes enfants t’attendent. Le lait, la
viande t’attendent. Vient vivre sur la terre ensoleillée, dans ta maison, tes
enfants t’attendent.’ »

Le malade est parfois appelé par le chamane à contribuer lui-même à cette mise à
distance de soi dans une pratique déconcertante qui consiste à rappeler sa propre
âme. Ajlana Irgit raconte que, sa tante étant malade, on fit venir un chamane. Celui-ci
établit que l’âme de la femme avait disparu. À la demande du chamane la tante sortit
sur le pas de sa porte et cria dans la rue son propre nom en appelant « Reviens ! ».
Cette scène étrange contraignant la malade à dédoubler son moi ne manqua pas de
faire rire les enfants. Par ces divers dispositifs, le chamane fragmente le moi du client
en plusieurs entités que son récit disperse ensuite dans des espaces très lointains.
Dans le rite chamanique ancien, d’après des informations recueillies par D’jakonova
(1981, 163), il arrivait que chamane dût se rendre chez Erlik-Lovuŋ-xaan pour
obtenir de lui l’âme perdue. Dans ce cas, il décrivait aux participants par ses
invocations tout son itinéraire (Êrlik oruu « le chemin d’Erlik »). Parfois, il était censé
se déplacer assis sur une monture, son tambour ou l’un de ses êêren : un loup, un ours,
un corbeau, un aigle, etc. Arrivé au royaume d’Erlik-Lovuŋ-xaan, le chamane
interrogeait la divinité sur la nature de la maladie du patient et lui demandait de
libérer son sünezin. Le chamane n’obtenait parfois l’accord d’Erlik qu’en échange d’un
autre sünezin. Le chamane alors annonçait à l’assistance la mort prochaine de
quelqu’un. Parfois, pour connaître la décision d’Erlik qui la prenait en accord avec
Kurbustu-xaan (chef du monde supérieur), le chamane devait aller au ciel (dêêr). La
trame de ce voyage fournit très souvent son contenu aux séances chamaniques des
Turcs de Sibérie méridionale327. Par ce scénario complexe, le malade voyait son
principe vital, son sünezin accomplir un voyage odysséen parsemé d’embûches dans
des paysages fantastiques. Il était ainsi arraché à son attitude de repli sur soi et projeté
dans un espace complexe multidimensionnel.
Dans le cas de Tolja, le discours de Xovalygmaa l’incitait à un réel renversement de
son regard sur soi : son intériorité était projetée dans un lointain extérieur, la « Steppe
jaune », tandis qu’un corps étranger, un serpent noir, avait fait pénétrer l’extériorité
en son ventre (en touva le « ventre » se dit išti, « le dedans »). La mythologie
personnelle de Xovalygmaa au sujet du monde inférieur est conforme dans son
inspiration au modèle ancien décrit par D’jakonova. La Steppe jaune appartient au
« monde inférieur » (aldyy oran) qui a pour « divinité » (burgany) Erlik ou, selon son titre
complet, Erlik-Lovuŋ-xaan. Il est intéressant de noter que pour Xovalygmaa, qui
tient à se distinguer de la représentation russe de l’enfer, « le monde inférieur n’est
pas sous la terre, il est en pente, plus bas. » Les termes aldyy et üstüü qui définissent les

327 Pendant le « voyage chamanique » (xamdyxxa čörerge) le chamane khakasse est censé partir à la
recherche du xut de son client chez Irlik, Adam-xaan ou au pays des üzüt (Butanaev 2006, 115-128).
Chez les Altaïens, le chamane mimait des offrandes d’alcool à Erlik pour le rendre ivre, et si la maladie
était grave il ordonnait un sacrifice de cheval (Potanin 1883, 64-65). Les chamanes chors et tchelkanes
faisaient exactement de même pour libérer le kut du malade (Xlopina 1978, 74-75).
420

mondes « inférieur » et « supérieur » s’appliquent en effet ordinairement aux cours


des rivières.
Le passage de la terre ordinaire (oran-taŋdy) vers le monde inférieur se fait par un
« Grand portail » (ulug xaalga) menant au « milieu de la terre » (čer ortuzu) qui est
précisément la « Steppe jaune ». D’après ce qu’en aurait vu Xovalygmaa, « là-bas, c’est
toujours l’automne, le couchant. C’est théâtral. Il y a des montagnes. » C’est ici que
résident les sünezin des morts jusqu’au 7e jour selon elle avant de parcourir l’ensemble
des mondes, puis de renaître après le 49e jour. La Steppe jaune a pour limite le
« Fleuve jaune » (Saryg Xem) au-delà duquel s’étend la terre d’Erlik. Pour aller jusqu’à
Erlik, il faut traverser le domaine des « petits êrlik » (biče êrlikter) puis celui des
« grands êrlik ». Xovalygmaa assure que « Erlik peut être très beau, il n’est pas
mauvais, il ne fait qu’exécuter les décisions de Burgan [dieu]. » Xovalygmaa avoue
n’avoir tenté qu’une seule fois de traverser le Fleuve jaune. Après avoir réussi à
retrouver l’âme qu’elle cherchait, elle l’emporta avec elle pour traverser le Fleuve
jaune, mais « l’eau a monté et j’ai dû le relâcher au retour. »
Avec son dédoublement en une âme et un corps, puis ce voyage épique, l’identité du
malade subit dans le rituel une sorte de diastole démesurée. Vient ensuite le retour,
un mouvement de contraction, de rassemblement des éléments dispersés vers leur
centre, le corps du malade, qui accomplit ainsi sa systole. C’est ce mouvement qui est
censé rétablir le malade et le remettre d’aplomb. Selon cette représentation, s’il
manque un élément de la personne du malade, il demeure en danger, c’est pourquoi
Xovalygmaa dut faire l’effort de redescendre dans le monde inférieur quand elle
s’aperçut que la casquette de son patient se trouvait encore dans la Steppe jaune.
Enfin quand la chamane eut, en son corps, tout rassemblé, il ne lui restait plus qu’à
rendre à Tolja ce qu’il avait perdu. C’est précisément cette action qu’est censé réaliser
le geste que fit Xovalygmaa de cracher sur lui à quatre reprises. Tolja éclaté se
trouvait désormais réuni.

C. Objectiver le mal et le séparer de la conscience.

Hormis la mise en scène de la perte de l’âme, le second grand dispositif rituel de la


cure consiste à identifier un mal intérieur, à l’objectiver et à le chasser. Ces deux
modèles sont souvent sollicités simultanément dans un soin comme on l’a vu avec
Tolja dont le corps était censé héberger un serpent noir.
Pour agir sur le mal, il faut d’abord le voir, et le faire voir au malade, d’une façon
nouvelle. Ainsi le chamane commence-t-il souvent l’action par rendre le mal présent
par des procédés de rhétorique comme l’hypotypose, une description animée visant à
la suggestion visuelle. Dans un cas de cure rapporté par Vajnštejn, le chamane tožu
décrit les formes effrayantes d’un mauvais esprit installé dans le corps du malade sous
les traits d’un glouton (čekpe) qui se métamorphose ensuite en poisson (1961, 189).
Le chamane présente ainsi au malade son mal sous la forme d’un objet bien délimité.
Il se fait fort ensuite de le séparer du malade. Un chamane contemporain comme
421

Kara-ool utilise pour cela une clochette koŋga. Quand on en sonne, « le doora
[« obstacle ; maléfice »] se détache du corps, ensuite on peut l’enlever à la main. Le
doora s’accroche fort, mais avec le son il est ébranlé. » Dans le cas tožu ancien décrit
par Vajnštejn, le chamane se jette sur l’esprit à terre l’enferme sous son tambour, puis
le mange (op. cit 189-190). La mise à distance peut aussi aller jusqu’à une
matérialisation dans un artefact, un êêren spécialement créé, comme ce chamane qui
fabriqua un modèle de jambe miniature pour y fixer la douleur d’un malade souffrant
de la jambe (Kon 1934, 72).
Ostrovskix décrit un chamane tožu qui soigne la douleur d’une femme en frottant sa
poitrine de son tambour afin de rassembler les aza (1898, 429). Olsen a vu un cas
semblable à la fin duquel la malade « déclara qu’elle sentait une amélioration
considérable » ([1915] 1921, 170). Selon une autre technique, signalée par Jakovlev
(1900), le chamane approche ses lèvres de la partie malade, suce, puis crache en
dehors de la yourte quelque chose qui est interprété comme un mauvais esprit.
La technique de Xovalygmaa avec Tolja consistait à objectiver la sensation de
douleur dans l’image d’un serpent noir, à mimer sa capture avec le tambour et sa
projection à coups de battoir dans la figurine de pâte. Le mal était désormais visible
pour le malade à l’extérieur de soi et il ne restait qu’à le jeter au loin. C’est Sveta qui
accomplit ce geste, Tolja étant trop affaibli pour le faire, bien qu’ordinairement
Xovalygmaa demande au souffrant de s’en charger lui-même.
Les rituels s’achèvent souvent par une étape finale qui consiste à intégrer par un
artefact le client au réseau symbolique du chamane, dont les nœuds sont ses êêren.
Cette étape sera accomplie plus tard pour Tolja par la fabrication d’un êêren prévue
par Xovalygmaa. Nous détaillerons plus loin cette procédure dans l’analyse du
traitement des cas de sorcellerie (chapitre « L’âge des sorts »).

Parmi les chamanes contemporains, Xovalygmaa estime qu’il n’y en a plus un seul qui
soit capable d’aller chez Erlik comme le faisaient les chamanes d’antan. Elle-même,
habituellement, ne va pas chercher des âmes plus loin que dans la « Steppe jaune »,
aussi n’est-elle pas amenée à négocier un échange avec Erlik. Tout au plus, pour
ramener l’âme de Tolja a-t-elle fait brûler du beurre et du genévrier dans les cendres.
Il arrive cependant que, pour obtenir la guérison d’un malade, un sacrifice d’animal
soit ordonné par Xovalygmaa comme par d’autres chamanes. La chamane Elena de
Düŋgür raconte avoir fait tuer un mouton et brûler de la viande dans un saŋ pour
obtenir d’un maître de taïga [tajga êêzi] la guérison d’un chasseur pris d’une crise de
démence après avoir tué un écureuil que la chamane identifia comme un serviteur de
l’esprit. Mais le destinataire n’était pas Erlik, et Xovalygmaa fait une observation juste
lorsqu’elle remarque que les chamanes contemporains ne paraissent nullement tentés
d’entreprendre, comme leurs ancêtres, des voyages jusque chez Erlik pour lui
négocier des âmes. Les causes de cette perte de popularité d’Erlik sont multiples : il
peut y avoir un réel sentiment d’infériorité des chamanes contemporains, des raisons
pratiques (raccourcissement du temps des rituels en milieu urbain), ainsi qu’une perte
de pertinence générale du modèle de l’esprit dévorateur que nous tenterons de
422

préciser dans le chapitre « L’âge des sorts » (section « Le crépuscule des esprits »). Ce
qui nous intéresse pour le moment, c’est l’explication que Xovalygmaa elle-même
donne à ce phénomène dans la mesure où elle donne une idée de l’imbrication des
circuits d’échanges que le chamane est supposé devoir nouer en sa personne. La
faiblesse des chamanes contemporains est due, selon Xovalygmaa, à l’état lamentable
dans lequel se trouvent les maîtres des lieux à Touva : l’absence de nourrissement et
de culte dans lequel ils ont été laissés pendant la période soviétique les a rendus
presque « transparents. » Maintenant que les rituels et les offrandes ont repris,
Xovalygmaa a l’espoir que, dans une génération, des chamanes puissants apparaissent
à nouveau. Dans cette représentation, le chamane se trouve au nœud des échanges
entre les hommes et les esprits : il transmet les offrandes des hommes aux maîtres de
lieu et, en échange, reçoit d’eux sa force qui lui permet de voyager plus loin dans les
terres d’Erlik pour sauver les âmes des hommes. De l’importance des flux qui le
traversent dépend donc l’envergure des voyages qu’il peut accomplir et donc des
distanciations de soi à soi qu’il fait exécuter à ses clients malades.

D. Des rituels à identifications individuelle, politique et


familiale

Les rites de cure sont des rites domestiques où la personne est traitée comme un
corps confronté isolément au malheur. Le groupe de parenté manifeste souvent sa
solidarité autour de l’individu en participant au rituel, mais ce n’est pas
nécessairement en tant que membre de ce groupe que le malade est identifié. Il arrive
que le diagnostic mette en cause l’attaque totalement fortuite d’un esprit qui n’a
nullement choisi sa victime en raison de son appartenance. Une des possibilités de
traitement rituel consiste à offrir une personne proche du malade en échange à
l’esprit dévorateur. Dans ce cas, la personne qui se sent victime de l’échange pourra
faire appel à un autre chamane et engager un lutte contre le premier chamane et le
malade. Ceci montre assez que le rite de cure, loin de créer une obligation de
solidarité, attribue à ses membres une identification fortement individualiste et
égoïste.
Il existe par ailleurs dans le monde des Turcs de Sibérie méridionale une ritualité que
l’on peut appeler publique par opposition aux rites domestiques. L’examen de ce
thème ne peut être ici que superficiel : la riche documentation dont nous disposons
et nos données de terrain demanderaient un vaste développement. Il ne trouverait
pas sa place dans la présente étude car, selon un modèle qui paraît tout à fait ancien,
dans de nombreux cas, les chamanes ne participaient pas aux rites publics les plus
importants, ceux qui rassemblaient les hommes d’une unité politique, clan ou groupe
territorial328. Chez les Chors, ces rites étaient dirigés par un ancien du clan (söök),
chaque clan correspondant dans le Sud du pays chor à un village ulus. L’ancien

328 En ce qui concerne les Touvas, ces rites étaient claniques chez les Tožu (Vajnštejn, 1961 175) et
territoriaux chez les Touvas de la steppe.
423

s’adressait non à des esprits mais « aux montagnes et aux eaux » (taglarga suglarga) à qui
l’on offrait de la bière en libation (šačyg) (Dyrenkova 1940, 438-439). Les invocations
prononcées ne laissent pas d’ambiguïté là-dessus : les destinataires de l’offrande sont
les éléments du paysage et non des entités invisibles, comme par exemple des esprit-
maîtres des lieux. On peut donc dire que puisque la libation est un nourrissement de
montagne et de rivière, elle constitue une action contre-intuitive sur des objets
intuitifs.
D’une manière générale chez les différents peuples de la régions, ces rassemblements
avaient lieu sur le flanc d’une montagne protectrice, souvent au printemps. Chez les
populations de chasseurs de la taïga, notamment les Chors, les Toubalars,
Koumandines mais aussi les Tožu, chaque clan (söök) possédait un territoire de
chasse dominé par une montagne clanique à laquelle les chasseurs s’adressaient
comme à un donneur de gibier. La participation au rituel et aux offrandes équivalait
donc à une autorisation de prise de gibier sans risquer la sanction supposée du maître
des lieux. Chez les Tožu, il était interdit de chasser dans le territoire d’un autre clan
que le sien et Vajnštejn signale un cas de plainte contre un contrevenant au début du
e 329
XX siècle (1961, 130). De même, les voisins tofalars des Tožu expliquaient à
Katanov que chaque clan avait son territoire et celui qui trouve un intrus dans son
territoire « se met en colère » (ažynar) (Katanov 1907, I, 619-620 ; II 605-606,
n° 40)330. Les Chors et les Altaïens du Nord n’étaient pas moins stricts sur le respect
des zones de chasse. Les membres du clan Čelej, chez les Chors, s’ils saisissaient un
braconnier d’un autre clan, le passaient à tabac, lui saisissaient ses prises et le
chassaient de leur territoire. Mais les Chors organisaient plus généralement dans ces
cas des tribunaux où le chef du clan lésé était juge (Potapov 1946, 158). Chez les
Toubalars, les conflits de territoire entre les clans Čili et Šalgan étaient réglés par le
tribunal du zajsan (voir glossaire), et il en allait de la même manière chez les
Tchelkanes (Potapov 2001, 45). L’importance de l’organisation clanique dans la
gestion des forêts était autorisée par les dispositions du Code de Speranskij qui
prévoyait que « La division en détail des terres dépend des nomades eux-mêmes, par
tirage au sort ou selon leurs habitudes. » (cité par Potapov 2001, 44).
Dans ces populations de chasseurs, les rituels publics aux montagnes rassemblaient
des hommes censés être unis par des liens de parenté agnatique les reliant à un
ancêtre commun, et par un usage commun d’un territoire de chasse. Comme on le
sait, les chamanes recevaient leur pouvoir en ligne paternelle ou maternelle, de sorte
que leur fonction transgressait le principe d’identification agnatique. Parmi les
Koumandines, vivaient certains chamanes descendants utérins de chamanes chors
qui, légitimement, revendiquaient la protection d’esprits ancestraux chors et de la
montagne clanique Mustag (Potapov 1947). Ce type de transmission de la fonction
était en contradiction avec les règles juridiques agnatiques d’accès au territoire de
chasse. Si la descendance cognatique qu’admettaient les pratiques chamaniques était

329 Vajnštejn a établi une carte représentant la répartition territoriale des clans tožu (1961, face à la
p. 31).
330 Kaaštyŋ aŋnaar čeri ak tajga-da. Saryg Kaaštyŋ aŋnaar čeri Teeri-sugda (…), « Le lieu de chasse des Kaaš est

la taïga blanche. Le lieu de chasse des Kaaš Jaunes est Teeri-sug, etc. ».
424

reconnue, c’en serait fini du monopole que les membres d’un clan défendaient sur
leur territoire. Or les conflits sur l’étendue des territoires claniques étaient nombreux
dans cette région. Les Koumandines, en raison de l’augmentation de la colonisation
russe, virent leurs forêts se vider de gibier et entrèrent en rivalité avec les Toubalars
et les Chors sur les affluents de la rivière Kondoma (Potapov 1946, 158).
On comprend sans peine que les chamanes, représentants d’une idéologie adverse,
n’aient pas eu leur place dans de tels rituels. La participation au culte et l’apport
d’offrandes par chacun des membres renouvelaient l’alliance entre le clan et sa
montagne et garantissaient le droit exclusif des participants à prendre du gibier. Les
membres des autres clans ne participant pas aux offrandes, s’ils venaient à prendre du
gibier sur ce territoire, ne seraient pas intégrés au système d’échange du clan avec sa
montagne, ils s’exposeraient donc à subir la colère de la montagne pour ce qui
constituerait un vol.
Ces rituels publics avaient lieu auprès d’un bouleau dans les régions de l’Altaï du
Nord, et, dans les steppes du Sud, auprès d’un monticule de pierre planté d’une
perche ou un amas de branchages appelé alt. obo ou tv. ovaa (fig. 119). Chez les
Touvas, avec le remplacement à l’époque mandchoue du système clanique par une
organisation territoriale, les grands rites collectifs sont devenus des rites de
circonscriptions administratives, les xošun et les sum, dirigés par des lamas en présence
des chefs militaires et des fonctionnaires rangés en ordre hiérarchique331.

Signalons, seulement en quelques mots, que, lorsqu’elle figure dans les rites collectifs
des Turcs de l’Altaï-Saïan, la personnalité du chamane est indissolublement liée à la
manipulation de l’âme de victimes immolées. En effet, lorsque les chamanes
menaient le rituel, c’était généralement chez les éleveurs pour des sacrifices de
chevaux, au cours desquels l’âme de l’animal devait être offerte à un esprit non
matérialisé dans un lieu comme un esprit-maître, tels Ülgen ou Erlik. Le chamane
mimait la capture de l’âme et un voyage jusqu’au destinataire de l’offrande à la façon
du voyage à la recherche d’une âme perdue. Si la présence du chamane était
nécessaire, c’était parce que l’action contraignante, obéissant à un mode de causalité
intuitif, appliquée à l’entité contre-intuitive qu’est une âme relève de sa seule
compétence. Un tel voyage chamanique n’aurait pas eu de nécessité dans le cas chor
d’offrande de bière à une montagne visible par tous : ceci fournit une explication
supplémentaire à l’absence des chamanes dans les rituels menés par des anciens chez
les chasseurs de la taïga. Chez ces dernières populations, le chamane n’intervient
historiquement dans les rites claniques qu’avec l’apparition des sacrifices de chevaux,
emprunt évidemment tardif aux Turcs éleveurs de la steppe. Les sacrifices publics de
chevaux avec chamane étaient pratiqués au début du XXe siècle par les Khakasses
(Katanov 1907 ; Tyžnov 1902), les Télénghites, les Altaï-kiži (Gluxov 1926, 97), ainsi
que les Iakoutes (Popov 1910), et, parmi les populations de chasseurs de la taïga, les

331Kon a décrit une fête menée par le clergé lamaïque auprès de l’ovaa du sum en présnece de la
population et des fonctionnaires de cette circonscription. Le xošu dželan (chef du xošun) y assistait (Kon
1934, 126).
425

Toubalars (Gluxov ibid.), les Tchelkanes (Bel’gibaev 2004) et les Koumandines


(Slavnin 1994). En 1734, Gmelin n’a pas rencontré chez les Chors de tajylga
(construction de bois laissée après un sacrifice) et celui qu’il a observé près d’un
village toubalar ne portait pas de peau de cheval, les habitants lui expliquant qu’ils ne
faisaient pas de sacrifice de chevaux (1751-1752 I, 299-300). Le sacrifice de cheval a
donc dû apparaître à une époque ultérieure chez les Toubalars, hypothèse très
vraisemblable quand l’on sait qu’il s’agissait des chasseurs pédestres. Au début du XXe
siècle, d’après les informations de Potapov, les Toubalars, possédant peu de bétail,
étaient obligés d’acheter aux populations voisines les chevaux qu’ils sacrifiaient332.

Figure 116. Tajylga avec peau de cheval sacrifié chez les Altaïens du Nord. Gluxov 1926, 100, fig. 4.

À côté de ces grands rassemblements publics, les chamanes exécutaient, avec une
fréquence bien supérieure, des rituels domestiques pour la prospérité d’une famille,
généralement les habitants d’une même yourte. Ainsi, chez les Touvas, chaque yourte
devait tous les ans inviter un chamane (ou un lama) pour accomplir un rite d’offrande
au feu (ot dagyyr) (Potanin 1883, 89-90 ; Potapov 1969, 129-130 ; Taube 1972, 135-
136). En outre, bien des familles possédaient (et elles sont de plus en plus
nombreuses à en posséder à nouveau de nos jours) un arbre protecteur de type tel yjaš
« arbre à deux tronc », baj dyt « riche mélèze » ou xam yjaš « arbre chamanique ». Cet
arbre était consacré par un chamane et recevait un culte régulier lors de rituels
familiaux cognatiques mixtes.
Ces réunions familiales, telles que nous les connaissons par la littérature et nos
observations, se distinguent nettement des grands rites claniques ou territoriaux.

332Tous les trois ans les Toubalars accomplissaient un sacrifice de cheval à Ülgen et à la montagne
Tezim (Potapov 1972).
426

Alors que, dans le rite à l’ovaa, les femmes sont exclues de la production de l’identité
du groupe, elles se trouvent ici associées aux hommes dans une répartition des tâches
qui reprend celle de la vie quotidienne.
Nous avons assisté en août 2006 à un rite de consécration de mélèze (baj-dyt dagyyr)
exécuté par Xovalygmaa pour la famille Xovalyg, une dizaine de consanguins et
affins habitant trois yourtes d’un même campement dans le haut Xüürektig (région
de Süt-Xöl). Pour la préparation du rite, les hommes fabriquent le bûcher en coupant
du bois à la hache, geste typiquement masculin. Les femmes, pendant ce temps,
façonnent des beignets de pâte de farine et préparent du thé. Pendant le rituel, elles
exécutent en permanence des libations de thé au lait ou de lait, liquide nourricier
féminin333 (fig. 120). C’est toujours un homme qui doit mettre le feu au bûcher dans
lequel vont être brûlés du genévrier et des nourritures solides, dont les morceaux de
viande, le gras de la queue (uža) et de la poitrine (töš) d’un mouton abattu et préparé
lui aussi par les hommes334. De cette manière, le rite fait se mêler dans l’atmosphère
les substances féminines et masculines sous leurs formes respectives de fumées
chaudes et des gouttes de lait. Dans le dispositif spatial du rite, l’assemblée se trouve
en arc de cercle du côté ouest de l’arbre tandis que la chamane en costume chante ses
invocations en battant du tambour côté est. Elle doit faire venir de l’Est un esprit
protecteur qu’elle tente de convaincre puis contraint de s’installer dans l’arbre. À la
fin de l’opération, lorsque Xovalygmaa affirma avoir fait descendre dans le mélèze un
esprit-maître « princesse » (daŋgyna), l’assistance tourna autour de l’arbre aux cris de
Kuraj ! Kuraj 335 !, afin de « retenir » (doktaadyr) l’esprit et le « bonheur » (aas-kežik).
L’esprit était ainsi comme encerclé et emmuré par la masse indifférenciée de
l’assistance circulant autour de lui. Pour conclure, tous les membres du groupe de
parenté, sans distinction d’âge ou de sexe, attachèrent des rubans à l’arbre qui était
devenu leur protecteur (fig. 121).
En résumé, nous pouvons isoler, chez les Touvas et, de façon plus variable, dans les
autres populations, trois modèles rituels : le rituel individualiste de la cure
chamanique, le rituel public, souvent sans chamane, qui attribue à ses participants
une identification politique, et le rituel familial mené par un chamane. L’exclusion
totale ou partielle des chamanes touvas des rites masculins, réservés aux lamas, et leur
domination sur les rites familiaux mixtes est en conformité avec la conception
dominante de l’origine de leur qualité. Le rite masculin est un rite politique
hiérarchisé et hiérarchisant par lequel le groupe se donne à voir à lui-même comme
organisation sociale stratifiée. Le rite familial mixte, qui réunit des cognats et des
affins, impose à ses participants une identification différente, fondée non sur
l’appartenance clanique ou politique, mais sur les rapports, vus comme naturels, de

333 Une répartition semblable des tâches a été remarquée par E. Taube chez les Touvas de Cengel
(Mongolie) : « Les fumigations sont semble-t-il une affaire d'hommes, alors que la libation quotidienne
de lait au contraire est plutôt une affaire de femme. » (Taube 1972, 124)
334 Voir fig. 16, Amir Xovalyg préparant un mouton sacrifié en vue du rituel de consécration du baj-dyt

mené par Xovalygmaa.


335 Exclamation rituelle d’appel de bonheur chez les Turco-mongols. Le mot « Hourra » en serait

dérivé par le russe ura.


427

l’engendrement, ceux-là mêmes que la qualité chamanique revendique comme son


principe.

Figure 117 Cuiller rituelle Tos karak (neuf yeux). Œuvre Figure 118. Un femme nourrit le feu de lait. Ijime, région
d’un artisan de Kyzyl. Čöön-Xemšik, 2006.

Figure 119. Un ovaa à Tere-Xöl. Région d’Êrzin, Touva, 2002.


428

Figure 120. Rite de consécration de « riche mélèze » (baj-dyt dagyyr). Xüürektig 2006.
Les femmes tenant des bols accomplissent des libations de lait et de thé.

Figure 121. À la fin du rite, l’assistance attache des rubans à l’arbre,


tandis que la chamane Xovalygmaa continue ses invocations.
429

Chapitre X
Économie des
compétences magiques

Souvenons-nous de l’exemple cité dans notre introduction : Amir nous disait que « le
chamane sait » comment est le sünezin, alors que lui-même, « homme simple », « ne le
savait pas ». La différence de l’homme simple au chamane est-elle, pour Amir,
comme entre la chèvre qui peut grimper sur un rocher et la vache qui ne peut pas
grimper dessus ? C’est peu vraisemblable car les modes de raisonnement de ces deux
cas sont distincts. Le rocher, qui n’a pas besoin de référence à ces animaux pour
recevoir une description complète, signale entre les deux espèces une différence
matérielle. Au contraire, le sünezin n’est lui-même généralement caractérisé que
comme ce que voit le chamane et que ne voit pas l’homme simple. Par conséquent,
c’est un terme relationnel qui marque de façon circulaire une différence non pas
matérielle mais conceptuelle entre l’idée de chamane et celle d’homme simple. On
peut dire que l’incapacité de l’ « homme simple » implique dans son énoncé même la
capacité du chamane, de la même manière que, selon Louis Dumont, en Inde,
« l’impureté de l’Intouchable est conceptuellement inséparable de celle du
Brahmane. » (1966, 77). Dumont a montré que, malgré le terme jati, qui désigne les
castes d’une manière essentialiste au plus haut point puisqu’il signifie aussi « espèce »
zoologique ou botanique, le système des castes ne peut être comparé à un racisme
puisque chaque caste implique les autres comme un élément d’une totalité qui ne
peut être défini qu’en relation contrastive avec les autres éléments. Nous l’avons vu
dans les rituels, « chamane » et « homme simple » sont des statuts qui se construisent
en dépendance. Par ailleurs, ils se définissent explicitement en contraste l’un par
rapport à l’autre. D’un point de vue global, ils sont pensés comme des termes d’une
totalité hiérarchisée. Mais qui est le sujet de cet acte de « penser » : les individus ou le
système lui-même, accessible seulement à distance par l’observateur extérieur ?
Une représentation strictement essentialiste d’une catégorie sociale nie son
intégration à un système social. Pour le sociologue elle est donc invalide, mais cette
invalidité même permet de donner à la catégorie une stabilité qu’elle n’aurait pas dans
une situation de transparence. La logique des rapports hiérarchiques entre chamanes
et profanes, qui est une logique sociale impliquant deux statuts interdépendants, doit
être ignorée des agents si l’on veut que leur représentation de la catégorie de chamane
soit réellement essentialiste. L’inconvénient est que, dans ces conditions, il faut prêter
aux institutions comme le chamanisme un autre fondement que les représentations
que s’en font les acteurs. Le problème ne se pose pas dans ce seul cas. Une
430

organisation de type clérical soumise à une discipline bureaucratique peut voir ses
membres perçus par les fidèles de manière charismatique (Boyer 1994, 190). Ainsi, un
pasteur, qui, du point de vue de la sociologie savante, n’est pasteur que parce que
l’institution lui a conféré selon une procédure conventionnelle ce titre l’opposant au
profane, peut, dans la sociologie « indigène » de ses ouailles, être regardé comme
porteur d’un talent spécial, une essence. Il faut alors supposer que l’institution existe
d’une manière corporative et hiérarchique en dépit et indépendamment des
représentations essentialistes des agents. Pour qu’une telle chose soit possible, il est
nécessaire de recourir à l’hypothèse de mécanismes sociaux hiérarchisants
inconscients. C’est-à-dire qu’il faut attribuer un pouvoir causal aux institutions elles-
mêmes.
Or une telle hypothèse en forme de physique sociale est difficilement conciliable avec
le programme cognitiviste. Le modèle essentialiste se heurte ici à un principe de
parcimonie ontologique énoncé par Dan Sperber. Comme le rappelle cet auteur, les
institutions, comme « le mariage », sont des « entités immatérielles » qui n’existent
nulle part ailleurs que dans « l’ontologie des indigènes ». Sperber en conclut qu’elles
ne peuvent avoir de place légitime dans l’analyse : « dans notre ontologie matérialiste
à usage scientifique, en revanche, existent seulement des représentations mentales et
publiques du mariage en général, des mariages particuliers, et des droits et des
devoirs, et l’enchaînement causal complexe où figurent ces représentations » (1996,
46). En toute rigueur, ce qu’on interprète comme des institutions ne peut être autre
chose que l’effet autoréalisateur des représentations indigènes. Pour Sperber, seules
les représentations peuvent avoir un pouvoir causal, et non les institutions
puisqu’elles sont dépourvues d’existence matérielle. Si l’on suit ce raisonnement, une
analyse du fonctionnement d’une institution doit éviter la solution facile du « gros
animal », consistant à prêter une volonté et un pouvoir d’action aux institutions, pour
ramener à l’origine des processus les représentations des acteurs.
Si donc nous voulons éviter d’attribuer des pouvoirs causaux occultes à une
abstraction comme l’ « institution chamanique », nous n’avons pas d’autre choix que
d’admettre que le chamane est aussi pensé en relation avec d’autres types d’humanité
avec lesquels il forme un système hiérarchique. C’est cette économie des
compétences magiques, distribuant les individus entre les catégories de spécialistes et
la catégorie des « gens simples », que nous allons étudier dans ce chapitre. Nous
tenterons de préciser comment le fondement en nature du statut chamanique au
niveau local s’articule avec une conception structurale au niveau global.

I. Pouvoir et puissance au village

Les maisons de bois peintes en blanc s’alignent, toutes semblables derrière des
barrières identiques le long d’une large rue poussiéreuse sans trace de végétation. La
première impression que laisse l’un de ces villages de sédentarisation, plantés dans la
431

steppe, où les nomades touvas ont été installés en masse dans les années 1950, est
celle d’une uniformité morne où rien ne semble devoir émerger d’une commune
misère. Avec une activité économique presque nulle, le chômage est massif. Pourtant,
parmi les silhouettes appesanties des vieillards et des ivrognes qui vagabondent dans
les rues parfois en petits groupes titubants aux vêtements usés, se distinguent par
moment des figures pressées, en costume de bureau, tête haute, les cheveux peignés
aplatis sur la tête et les chaussures luisantes. Ils parlent russe avec une certaine
aisance. On ne les voit pas beaucoup dans les quartiers périphériques car ils ne
parcourent à pied que les petites distances qui séparent les bâtiments administratifs
regroupés dans le centre. Si une affaire les appelle plus loin, ils s’y rendent en voiture.
Ce sont les dargalar336, les « chefs », comme les Touvas les appellent, même quand ils
s’expriment en russe. Élus, directeurs de l’école, de l’hôpital, chefs de bureau du
centre administratif, officiers de police, percepteurs des impôts, ils forment une petite
communauté homogène au sein de laquelle se concentrent la puissance, le droit
d’ordonner et de punir, la possibilité de distribuer ou de retenir les allocations. C’est
presque toujours en baissant la voix et avec prudence que les Touvas parlent des
dargalar.
Moins affairés peut-être, plus proches sans doute de la population en raison de leur
activité sont les bajlar337, les « riches ». Propriétaires de plusieurs magasins dans le
village, ou riches éleveurs de passage au village, ils entretiennent de bonnes relations
avec les dargalar auxquels ils rendent de fréquentes visites.
Dans l’esprit des Touvas, les dargalar sont avides de pouvoir, ils font tout pour le
garder, ils doivent lutter pour cela. Leur pouvoir vient des hommes, soit qu’ils se le
soit accaparé par leurs propres moyens, soit qu’il leur ait été remis par de plus hautes
instances, comme le président de Touva ou le lointain président de la Fédération qui
occupe une position assez comparable à celle de l’ancien empereur mandchou, -
proche il est vrai par son image roide vue tous les jours aux actualités, lointain
pourtant par ses discours que les Touvas ne comprennent guère, lointain par la
contradiction entre la certitude qu’il est au sommet de la pyramide et l’absence de
représentation concrète sur la manière dont son pouvoir est lié au pouvoir du darga
local. La conception démocratique qui ferait du peuple l’origine du pouvoir est peu
diffusée chez les Touvas, et les dargalar ne sont pas supposés avoir des comptes à
rendre au peuple. Comme sous les régimes précédents, le peuple est l’objet, et non la
source, de l’exercice du pouvoir.
Mais ceux qui ne sont ni darga ni baj ne forment pas pour autant la « masse des
éleveurs arat » (ru. aratskaja massa) comme la propagande aimait à les désigner à
l’époque communiste, pour souligner l’identité de leur condition et de leurs intérêts.
La « masse populaire » ne s’est jamais conçue elle-même comme homogène, elle se
voit plutôt comme traversée de divisions invisibles à l’œil mais d’autant plus

336 Pluriel de darga emprunté au mongol. Ce titre était en vigueur à l’époque de l’empire sino-
mandchou et désignait un petit fonctionnaire exerçant des pouvoirs de police (Potanin 1883, 21 ; Kon
1934, 124). Radloff rapporte que les chefs étaient habillés de tissu importé alors que les simples
pasteurs portaient des vêtements de cuir (1864).
337 Pluriel de baj.
432

profondes, d’inégalités de puissance d’une nature bien plus essentielle que les
inégalités économiques et sociales. Dans un village contemporain comme Têêli, dans
les montagnes de Baj-Tajga, on va consulter telle vieille dont on raconte qu’avec ses
petits cailloux elle « dit vrai » (šyn čugaalaar). Elle est xuvaanakčy. Il y a aussi un homme
qui a de petits cailloux, mais il boit et ne dit pas toujours vrai. Quelques maisons plus
loin, habite un homme célèbre pour sa connaissance des plantes : avec des simples
qu’il rapporte de la montagne, il peut soigner certaines maladies et faire d’autres
choses encore. On l’appelle otču. À l’autre extrémité du village, une femme est
régulièrement sollicitée par l’administration lorsque la sécheresse met en danger les
récoltes. Elle est un čattyg kiži, c’est-à-dire une personne qui sait trouver les pierres čat
à faire tomber la pluie. On parle aussi d’une personne qui est büdüü bilir « personne
qui sait secrètement », et d’une autre iji körnüür « personne à double vue ». Dans un
hameau voisin, il y a deux femmes chamanes dont l’une est très puissante pour le rite
du 49e jour, tandis que l’autre guérit efficacement des crises d’épilepsie. Un jeune
voisin est le petit-fils d’un grand lama et a des chamanes parmi ses ancêtres, il fait des
rêves étranges et certains pensent qu’il se mettra un jour à chamaniser. Autrefois, on
connaissait dans les environs au moins un accoucheur (tudugžu) et un forgeron
(dargan) pratiquant généralement leur activité en vertu d’un pouvoir héréditaire.
La liste pourrait être allongée encore338, et l’on a peut-être déjà l’impression qu’un
talent particulier sera ainsi attribué à chacun des habitants du village. Ce n’est pas le
cas : les spécialistes restent peu nombreux face à ceux qui se nomment eux-mêmes
les bödüün kižiler, « gens simples » sans compétence de cet ordre.
Ces spécialités s’étendent sur un domaine strictement défini : il n’est pas question de
demander au spécialiste des plantes de mener le rite du 49e jour, de même prier la
chamane de faire pleuvoir serait incertain si l’on n’a jamais entendu dire qu’elle l’ait
fait. Ces puissances-là ne varient pas avec les élections et les nominations, elles sont
attachées aux personnes. On sait que le mandat des hommes politiques a une fin,
qu’ils peuvent perdre les élections, être disgraciés et, dans ce cas, subir des poursuites
et se retrouver en prison. Un darga vaincu perd ses amitiés, voit ses relations
restreintes à celles de sa parentèle et redevient bientôt un pauvre comme les autres.
En quelques minutes seulement, le baj peut se faire emporter plusieurs dizaines de
chevaux par une équipe de voleurs bien organisés et se retrouver ainsi un pauvre,
bientôt parfaitement semblable à ses voisins. On peut ainsi rencontrer d’anciens
riches contraints de garder eux-mêmes les quelques bêtes qu’il leur reste de leurs
immenses troupeaux. Certes, ces cas demeurent exceptionnels et la mobilité sociale
n’est pas si grande que le caractère construit d’un statut social ou économique puisse
se donner à voir en toute transparence. La position des dominants apparaît aux
dominants, mais aussi aux dominés, comme l’expression d’un ordre des choses, mais
pas tout de même à un ordre naturel comme celui qui distingue le chamane du
profane.

338Dmitrij Funk compte chez les Téléoutes quinze types de spécialistes rituels dans l’ensemble assez
semblables à ceux des Touvas (2005, 78).
433

Aucun darga ne confondrait le pouvoir qu’il détient avec celui d’un chamane, par
exemple, ou d’un autre spécialiste. Ce sont des pouvoirs de natures différentes
qu’aucun mot commun ne désigne en touva et que nous distinguerons par les termes
« pouvoir » et « puissance » comme le propose Dumont (1966, XXVI). Le pouvoir
politique du darga a pour nom êrge-čagyrga, paire lexicale associant êrge « le droit, le
statut » et čagyrga « commandement », dérivation de čagyr- « conquérir ; commander ».
De la même racine est issu le mot čagaa « la lettre339 ». Ce pouvoir s’exerce par les
mots, non pas par une force intrinsèque de la parole, mais par le sens que la société
donne à des mots écrits. Pour exister, ce pouvoir implique des organisations
instituées, une écriture établie et enseignée, une hiérarchie administrative, des relais
de poste (mong. örtöö340).
Ce pouvoir a pour milieu et pour objet les relations humaines, c’est un pouvoir
social, le pouvoir de dire des ordres et d’être obéi par des gens qui ont compris ces
ordres et les reconnaissent comme des ordres. On ne saurait exercer de pouvoir de
type čagyrga au sens propre en dehors de la société. C’est tout l’ordre social qui est
impliqué dans le pouvoir de type čagyrga. Mais ce pouvoir est de peu de poids face à la
« puissance », dont la supériorité secrète est proclamée par de nombreuses histoires.
L’opposition entre le pouvoir des chefs et la puissance des spécialistes est un thème
très populaire de la littérature orale des peuples turcs de Sibérie. Un proverbe
khakasse l’exprime bien : čon tapsa - pig polar, ajna tapsa - xam bolar. « Si le peuple [le]
trouve, il sera chef ; si l’esprit ajna [le] trouve, il sera chamane. »
Face au chamane, le darga est un « homme simple » (bödüün kiži) comme les autres,
c’est pourquoi il a besoin de s’entourer des conseils de spécialistes, comme il a besoin
de leurs sortilèges pour vaincre ses rivaux. La puissance du chamane et des autres
spécialistes rituels n’est pas appelée čagyrga, mais küš-šydal « force physique –
capacité » Nous avons vu ce terme appliqué aux chamanes (voir chapitre VII « Les
corps conducteurs »), mais il ne leur est pas réservé341. Comme pour le chamane, on
s’attend à ce que, le plus souvent, cette force se transmette par héritage, même si
dans certains cas on admet qu’elle soit acquise au cours de la vie.
Ces diverses spécialités font apparaître une représentation de l’humanité caractérisée
par une distribution inégale de capacités spéciales. Ceux que nous avons nommés par
commodité les « spécialistes » ne forment nullement une classe intégrée. Rien dans le
discours des Touvas à leur sujet qui puisse rappeler le collectif des dargalar (« les
chefs »), aucun terme commun ne les désigne ainsi. C’est que leurs compétences sont
conçues comme hétérogènes, liées à des forces de natures diverses et attribuées à des
origines singulières.

339 Conséquence de la domination mongole, tous ces termes, dans leurs formes comme dans leurs
rapports sémantiques, sont des emprunts au mongol : mong. êrx (tv. êrge), mong. zaxi- « demander ;
commander » (tv. čag-) ; mong. zaxia « la lettre » (tv. čagaa).
340 Saf’janov rapporte que la route menant du pays touva à la ville d’Ulaastaj (Uljasutaj) où résidait le

zjan-zjun, représentant de l’empereur de Chine était ponctuée de relais de poste örtel toutes les 25 à 30
verstes (une verste vaut 1067 m.) (Saf’janov 1903, 402).
341 La situation est la même chez les Darkhates : d’après Pedersen, les différents spécialistes rituels

(devin, forgeron) sont tous supposés posséder un pouvoir extraordinaire appelé xüch-chadal [xüč-čadal],
nom que Pedersen traduit par « force » et « capacité » (2007).
434

Dans les représentations touvas traditionnelles, il n’existe pas de condition humaine


commune dont on pourrait tirer une représentation abstraite de l’homme, comme
celle que propose le discours juridique importé d’Occident. Dans le village touva, les
hommes sont par naissance plus ou moins puissants et entre ces puissances, ce ne
sont pas seulement des différences de degré qui sont supposées se manifester mais
des natures d’ordres hétérogènes.

II. Faiblesse et cécité des gens simples.

A. Les spécialités ordinaires.

Dans la société touva de la fin du XIXe siècle, existent plusieurs activités


professionnelles exercées par des personnes employées par les riches. Ces spécialistes
se définissent par l’activité qu’ils exercent sans que paraisse être mis en œuvre un
schème essentialiste. Ce sont notamment le kadarčy « berger », terme formé sur kadar-
« garder les moutons » augmenté du suffixe de spécialité -čy/či ; le člygyčy le gardien de
čylgy « troupeau de chevaux ». Le terme d’origine mongole malčyn « éleveur », de mal
« bétail », s’applique au nomade indépendant et non au berger salarié. On peut encore
citer le sadygžy « commerçant », de sadyg « commerce » (sad- « vendre »), profession qui
s’est répandue à la fin du XIXe siècle avec l’intensification des échanges avec la Russie
et la Chine (Mannaj-ool & Vajnštejn dir. 2001, 275-277). Pour ces différentes
spécialités on ne note pas d’inférence particulière sur l’essence ou l’ancestralité de
celui qui les occupe.

B. Ontologie de l’homme sans qualité

Dans les discours, les profanes apparaissent souvent comme une catégorie stable et
homogène. Les termes utilisés pour les désigner sont bödüün kiži « homme simple »
ou anaa kiži « homme normal »342. Le terme anaa, qui peut avoir une nuance positive
lorsqu’il s’oppose à bagaj « mauvais », a ici pour antonyme tuskaj « spécial ». À propos
de deux aigles au comportement étonnant, le héros épique Boktug-Kiriš déduit343 :

Bo-daa oran-taŋdynyŋ êêleri boor bo, Ce doit être les maîtres de la montagne,
Anaa čüve kajyn ynčap turar ? Comment une chose normale pourrait-elle agir
ainsi ?

342 D’après Butanaev, les Khakasses appellent xal les gens ordinaires (2006, 23).
343 Epopée Boktug-Kiriš, Bora-Šêêlej, Orus-ool dir. 1997, v. 474-475.
435

Ce qui n’est pas « normal », c’est le domaine des entités spéciales qui est de la
compétence du chamane.
Outre ces termes, on parlait autrefois de kara kiži « homme noir », expression qui
avait une connotation surtout sociale. Kara kiži s’opposait au baj « riche » et darga
« chef », mais aussi dans certains cas à xam « chamane ». Cette notion, qui apparaît
fréquemment dans les récits recueillis par Kenin-Lopsan auprès de personnes nées
avant la période soviétique, est sortie de l’usage, peut-être sous l’effet d’une volonté
politique. L’expression kara kiži évoque pour les Touvas contemporains une tout
autre réalité : les Tatars noirs, c’est-à-dire les Khakasses et Altaïens du Nord ou, plus
couramment en ville, ceux que les Russes appellent černye (« noirs »), ou vulgairement
černožopy (« les culs noirs »), c’est-à-dire les Caucasiens.
Dans l’enquête, le discours de l’ « homme simple » se distingue sans peine de celui du
chamane. Lorsqu’il porte sur un savoir culturel comme les catégories d’esprits, il est
ponctué de marqueurs de discours rapporté comme dižir « on raconte » ou kyrgannar
dêên « disaient les anciens ». Ces expressions sont absentes du discours du chamane
qui prend toujours sur lui ce qu’il avance. Lorsqu’il parle des sujets « spéciaux », il est
très rare que l’ « homme simple » rapporte non un discours mais une expérience
vécue. Si cela arrive, il insiste sur l’incertitude de ses perceptions, sur l’étonnement et
la terreur qu’il a ressentis.
Mais le plus souvent, l’« homme simple » se déclare ignorant et renvoie à une autorité
supposée plus compétente. Nous avons vu cette attitude d’un informateur de
Katanov au sujet du ciel (ci-dessus p. 372) et qui, à une question sur les aza
répond344 :

Bis azanyŋ kaš bolganyn bilbes-tur bis. Nous ne savons pas combien il y a d’aza.

Très fréquemment, j’ai eu à entendre ce bilbes bis « nous ne savons pas » ou bilbes men
« je ne sais pas » de la part de personnes se définissant comme simples. À propos des
êêren par exemple, le nomade Sača Ondar dans l’Övür me répondait ainsi : « nous ne
savons rien ».
Au début de mon enquête à Touva, j’ai souvent cru sur parole ces déclarations
d’ignorance, supposant que dans le peuple les traditions chamaniques étaient perdues
et que, puisqu’elles ne réapparaissaient qu’en ville, il ne fallait y voir que réinvention.
Le contraste entre les propos des chamanes et ceux tenus par les profanes dans le
corpus recueilli par Katanov montre assez que l’on a affaire moins au résultat d’un
processus historique qu’à une opposition systémique entre deux rhétoriques.
Ce contraste se fonde sur l’idée de différences profondes. Bilbes ne désigne pas
seulement l’ignorance mais aussi l’incapacité. Comme le note justement
C. Humphrey, a crucial premises here is that ‘knowledge’ in these cultures implies the ability to
control the thing known. (Humphrey & Onon [1996] 2003, 3). Les explications des
profanes font régulièrement contraster ce que peut le chamane et ce qui est
impossible aux gens de leur sorte. Lorsque je demandai au nomade Saša Ondar, dans

344 1907 I, 8 ; II, 7, n°122.


436

l’Övür, des renseignements sur la notion de xaača, sorte de couverture magique


supposée protéger le foyer, il me la définit comme une chose qui, si elle est ouverte,
doit être fermée (xaar) par le chamane, ce que « l’homme normal ne peut pas » (anaa
kiži bilbes). On trouve des affirmations très semblables chez les autres peuples de la
région, comme les Téléoutes « Un homme simple [ru. prostoj čelovek] ne peut pas le
faire (…) » (Bat’janova 1995, 56).
L’« homme simple » ne sait pas répondre et ne peut pas agir : l’un et l’autre sont liés.
Pour parler, il faut une capacité spéciale qui lui fait défaut. Pour pouvoir agir, il faut
percevoir, or les perceptions de l’ « homme simple » face aux choses spéciales sont
gourdes. Les profanes se définissent souvent comme des gens qui sentent mais ne voient
pas. À la suite d’un rituel d’offrande au feu ot dagyyr, la chamane Xovalygmaa
demanda aux membres de la famille leurs impressions. Plusieurs répondirent qu’ils
avaient senti un poids sur l’épaule. En ville, la jeune étudiante Ženija alla un jour
consulter une chamane de Düŋgür pour une divination. Elle était assise près d’un mur
auquel étaient suspendus les êêren de la chamane : « Je ne sais pas si je suis
impressionnable, mais j’ai commencé à sentir quelque chose de lourd sur mon épaule
gauche. »
Les sensations mises en avant par les profanes répondent à une logique de
distribution des compétences. En affirmant qu’ils « sentent », ils soulignent par
contraste qu’ils ne « voient » pas les choses spéciales, car autrement ils
appartiendraient à la catégorie des iji körnür kiži « gens à double vue » et non plus à
celle des « gens simples ».
Je demandai à Amir si un « homme simple » pouvait voir le maître de la taïga ;

Körbes. Xovar tavarylgada, körüp ap bolur. Non, il ne le voit pas. Dans des cas rares, il peut
Ooŋ baška bis yškaš bödüün kiži körbes. arriver qu’on le voit. Mais sinon les gens simples
Aza čanynda xalyp-daa turar bolza comme nous ne voient pas. Un aza peut courir à
körbes. côté, on ne le verra pas.
-A kym köör ? - Mais qui les voit ?
-Xam köör. -Le chamane les voit.

L’appartenance à une catégorie de spécialiste plutôt qu’à celle d’ « homme simple »


peut toujours être réévaluée en vertu du schème essentialiste. C’est ce qui est arrivé à
Urana Moŋguš, ancienne chamane de la société Düŋgür. Au bout de quelques années,
elle a abandonné sa pratique et confié son tambour et son costume à sa sœur qu’elle
considère comme une vraie chamane, car « dès l’âge de six mois, elle s’évanouissait. »

« Moi je n’entends pas, je sens. Si je voyais les aza, je mourrais de peur. Parfois
les chamanes boivent pour faire passer la peur. Il y en avait une qui tremblait
de peur. Mais si tu es vraiment chamane tu n’as pas peur des aza. Si tu n’es pas
fort, tu peux mourir. »

Une fois pourtant, alors qu’elle était encore à Düŋgür, lors d’un rituel avec une autre
chamane, Urana a entrevu un esprit-maître d’ovaa (ovaanyŋ êêzi) :
437

« J’ai vu une silhouette noire. J’ai eu envie de pleurer. Il était comme un bomž
[SDF]. Après, j’en ai parlé à l’autre chamane qui m’accompagnait, et qui
voyait, elle. Elle pleurait aussi et m’a dit : ‘Si tu avais vu ses habits déchirés !’ »

Là où Urana distingue seulement une silhouette, la vraie chamane voit sans peine les
détails du vêtement. Les compétences de chacune sont données en contraste avec
l’autre, la définition de l’homme simple et celle du spécialiste ne sont pas
indépendantes : elles s’appuient sur un système d’oppositions distinctives.
Pourtant, c’est régulièrement en termes naturels que ces différences sont décrites :
l’homme simple est supposé l’être dans son corps comme le rappellent les formules
poétiques souvent employées chez les Touvas : čaglyg čürêêm « mon cœur de gras »,
suglug karaktarym « mes yeux d’eau ». Celui qui n’a que ces organes simples et non le
corps double du chamane voit nécessairement ses perceptions et son action
cantonnées au monde ordinaire.

III. Les chasseurs, une relation passive.

Chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, parmi les gens considérés ordinairement comme
simples, il en est pourtant certains à qui l’on prête parfois d’étonnantes aventures
avec les esprits : ce sont les chasseurs. Dans toute la région, de nombreux contes et
récits narrent les cas de simples chasseurs, qui partis dans la taïga, ont vu un esprit-
maîtresse de la montagne, et parfois ont eu avec lui une liaison durable. N’y a-t-il pas
là une contradiction par rapport au rigoureux tableau que nous venons de tracer
séparant hommes simples et spécialistes ?

A. La relation indirecte : prières de chasseurs (čalbaryg)

Tous les chasseurs touvas sont supposés entretenir une relation au donneur de gibier,
autrement ils reviendraient bredouilles. Mais cette relation est indirecte, elle
n’implique pas de contact ni même de perception. Avant d’aller à la chasse, un usage
très respecté de nos jours veut que le chasseur fasse un rituel de demande adressé à
l’esprit-maître de la montagne. D’après les explications de Sergej Sat, éleveur dans la
vallée de l’Üstüü Iškin, lorsque le chasseur arrive aux environs du terrain de chasse, il
allume un feu, fait bouillir du thé puis en projette tout en prononçant une formule de
demande appelée čalbaryg, comme celle-ci :

Öršêê Xajyrakan, Pitié Bienveillant !


Ak-oj xajyrakan, Bienveillant Gris-clair,
Aartyŋ xemniŋ ažyp čedip keldim, Je suis venu par le col et par la rivière.
Öršêê xajyrakan. Pitié Bienveillant !
438

Aldaj-Taŋdymdan dilenip keldim. Je suis venu pour demander à mon Altaï-Tandy.


Čara-xagar iligiden xajyrlap kör ! Accorde-moi à détruire, donne-moi de celui qui a
čaglygdan, öršêê Xajyrakan. du gras, pitié Miséricordieux !
Kulaam kumnap ber, karaam šaptap ber, Que mes oreilles entendent, que mes yeux voient,
öršêê Xajyrakan. accorde-le moi, pitié Miséricordieux !

Selon Sergej, si le chasseur ne fait pas le čalbaryg, il ne prendra aucun gibier car le
maître de la taïga « ne donnera rien » (berbes). Ce rituel n’est pas l’expression d’une
compétence spéciale mais d’une obligation de tout individu ordinaire à l’égard des
maîtres de son territoire de chasse. Le chasseur ne fait qu’entretenir une relation
ancienne dont il est l’héritier et sur la nature et l’orientation de laquelle il n’intervient
pas, comme l’exprime explicitement cette invocation de chasseur chor345 :

Purungu ababis cyrgen Autrefois nos pères venaient,


Em pis cas yren kaldьbis Nous, la jeune génération sommes restés,
Ajlandьbis cas olganar Nous, jeunes garçons, nous tournons vers vous

Par contraste, lorsque le chamane est appelé à faire un rituel, c’est plutôt pour
intervenir sur la relation elle-même, soit pour l’établir ou la rétablir si elle a été
interrompue, soit pour y mettre fin dans le cas de la « fermeture » d’un arbre
protecteur chez les Touvas, par exemple.
Il est intéressant de noter que, si Sergej, dans l’entretien, parlait de tajga êêzi « maître
de taïga », dans la prière elle-même, il n’est plus question de « maître » mais seulement
de « mon Altaï ». Xajyrakan « Bienveillant » n’est ici qu’une épithète laudative qui ne
dit rien de l’entité qu’elle qualifie. À Touva comme en Mongolie, plusieurs
montagnes portent le nom de Xajyrakan.
J’ai remarqué le même fait dans un entretien avec Viktor dans le kožuun Baj-Tajga.
Alors que je l’interrogeais sur Baj-tajganyŋ êêzi, l’esprit-maîtresse de Baj-Tajga (« Riche-
Montagne »), il m’en fit la description sous les traits d’une jeune femme montant un
cheval blanc. Mais, lorsqu’il me récita le čalbaryg des chasseurs de sa région,
l’invocation prit la forme suivante :

Ênereldig Baj-Tajgam! Ma Baj-Tajga miséricordieuse,


Ayraldyg Baj-la-Tajgam Ma Baj-Tajga protectrice,
Avyraldyg öršêê Xajyrakan, Pitié Bienveillante protectrice,
Aldy adyrlyyndan, De celui qui a six andouillers346
Berip öršêê, Xajyrakan Donne-m’en, pitié Bienveillant

Il n’est plus question d’un agent spécial distinct de la montagne pour en être le
maître : c’est à la montagne Baj-Tajga elle-même que le chasseur s’adresse, sans
l’analyser en niveaux, en couches ontologiques distinctes.

345 Potapov 1936. Nous maintenons la transcription de Potapov.


346 Euphémisme pour désigner un grand cerf.
439

Cette caractéristique des prières de chasseur paraît être générale chez les Turcs de
l’Altaï-Saïan. La prière suivante a été relevée chez les chasseurs tožu par Vajnštejn
dans les années 1950 (1961, 173) :

Oran-taŋdym347, bedik tajgalarim! Mon pays-montagne, mes hautes montagnes !


Bak čüveni yŋaj kylyp, Éloignez ce qui est mauvais,
Êki čüveni bêêr kylyp, Faites approcher ce qui est bon,
Aŋ-diiŋden boš čüveden xajyrlaar siler, Accordez bêtes-écureuils, choses tremblantes348,
Xajrakannarym! Mes Bienveillants !

Chez les Chors, peuple chasseur par excellence, il n’est pas non plus question d’esprit
(Dyrenkova 1940, 338-339) :

Ak tajga-ba til aalyš, Parlant avec la blanche taïga [montagne]


Aagyn sug-ba gol aalyš, Prenant par la main l’eau courante,
(…) (…)
Aŋ kušuŋ pošada-per Donne tes bêtes, tes oiseaux.

Selon le commentaire de Dyrenkova, cette prière s’adresse aux montagnes (taglar) et


aux eaux (suglar).
Ces exemples nous permettent d’affirmer qu’il existe une rhétorique rituelle de
chasse, caractérisée, le fait est bien connu, par son lexique spécifique349, mais aussi
par sa simplicité ontologique qui contraste avec le style feuilleté caractérisant le
discours chamanique.
Mais on prête aux chasseurs d’autres relations aux esprits que celle, indirecte, de la
prière.

B. La relation directe du chasseur aux esprits : alliance et


chance.

C’est un fait commun de la littérature orale des peuples turcs de l’Altaï-Saïan, mais
aussi de nombre de leurs voisins, que de nombreuses histoires mettent en scène une
relation directe, parfois érotique, d’un chasseur avec un esprit féminin maître de la
taïga qui grâce à cette liaison prend du gibier en grande quantité.
Les Touvas de l’Alaš parlèrent à Potapov de chasseurs vivants avec un esprit dont
l’apparence est une femme nue avec une poitrine énorme et qui leur fournit

347 Dans l’original taŋrym.


348 Il s’agit d’une périphrase pour une bête particulière que Vajnštejn n’identifie pas.
349 L’ours (adyg) est appelé xajyrakan (« bienveillant ») par les chasseurs touvas, et le loup, nommé

habituellement börü, devient kokaj.


440

beaucoup de gibier. Chez les Tožu, on raconte l’histoire d’un chasseur dont une
maîtresse de la taïga s’éprit parce qu’il jouait bien du šoor350 (Süzükej 1989, 126-127).
Un informateur chor rapporte que la maîtresse des lieux fait parfois d’un chasseur
son mari (er edinerge) (Dyrenkova 1940, 257, n° 24). De semblables motifs sexuels
apparaissent dans les récits de chasse des Khakasses (Katanov, 1907, II, 244-247) et
les Koumandines (Dyrenkova 1949b, 110-111).
Roberte Hamayon a mis en lumière les rapports systématiques frappants qui
apparentent l’idéologie de la chasse et celle de la pratique chamanique (1990). Le
chasseur obtient par échange différé la chair du gibier d’un être surnaturel donneur
(le maître de la taïga). De son côté, le chamane, chasseur d’âme, obtient par échange
différé d’un donneur surnaturel le prolongement de la vie et la prospérité de son
groupe. Dans les deux cas, des relations amoureuses sont parfois supposées unir
l’homme, chasseur ou chamane, avec un esprit féminin, qui, chez les Turcs de la
taïga, est parfois le même, la fille d’Ülgen le donneur de gibier. Cette relation est
perçue comme pourvoyeuse de chance ou de bonheur.
Mais ces similitudes dans les dispositifs relationnels ne signifient pas que les
personnages qui y sont engagés soient conçus de façon identique. En effet, les
sociétés sibériennes ne font pas de confusion entre le chasseur et le chamane. Au-
delà d’une ressemblance formelle, il existe des différences profondes qu’a soulignées
Roberte Hamayon : le chasseur peut tirer profit de ses relations surnaturelles mais
pas les ritualiser, ainsi il n’« épouse » pas l’esprit. Le chamane doit, sous peine de
mort, s’engager entièrement dans la relation alors que le chasseur, au contraire, risque
la mort s’il s’abandonne totalement aux avances de l’esprit (1990, 519).
Le mariage du chamane, nous l’avons vu, consiste à transformer une relation
dyadique donc privée en relation triadique donc publique. De son côté, la relation du
chasseur à l’esprit a pour caractéristique d’en rester toujours au niveau dyadique, un
état égoïste de la relation qui ne profite pas à l’ensemble du groupe. Mais est-ce la
seule différence entre ces relations ? Nous avons vu que des capacités spéciales
innées sont attribuées au chamane pour être capable de soutenir une telle relation. En
va-t-il de même du chasseur ?
Pour répondre à ces questions, nous prendrons comme exemple un récit qui nous a
été fait par Amir Xovalyg, éleveur et chasseur du kožuun Süt-Xöl, région de taïga où
la chasse a une grande importance traditionnelle.

Bir yndyg tavarylga bolgan. Iji aŋčy aŋnap Il y a eu un cas comme ça : deux chasseurs étaient
čorupkan-dyr. Oon kuruglaan, üš xongan, partis chasser. Ils ne prenaient rien, trois jours,
beš, čedi xongan, čaŋgys-daa aŋ adyp čadap cinq jours, sept jours, ils n’ont pas pu tirer une
kaan. Am aštap-suksap êgelêên. seule bête. Ils ont commencé à avoir faim et soif.

350Cette flûte, typique des chasseurs chez les peuples turcs de Sibérie du Sud, aurait donné son nom
au peuple chor.
441

Oon kežêêki odardan kel čytkan. Birêêzi Le soir l’un d’eux est revenu. L’un des deux était
anyjak ool, odaanče čanyp alurgaš köörge, un jeune garçon, l’autre un homme adulte ; le
am yndyg dagdan köörge ulug kadaj kiži jeune revient au foyer, il regarde et sur une
turgan-dyr. Ol kadaj êmiglerin uštup algan, montagne comme ici, il voit une grande femme.
kara ênderik aŋnarny êmzirip. Ol taŋdy Cette femme avait sorti ses seins, et elle allaitait
êêzi bolgan. de nombreuses bêtes. C’était la maîtresse de la
montagne.
« Bo iji xööküj aŋčy kuruglap aštap-suksap « Ces deux pauvres chasseurs qui ne prennent
türej berdi. Sogur bugadan351 xajyrlaar rien sont en piteux état. Je vais leur faire don d’un
bolgan-dyr men », dêêš. Anyjak aŋčy körgeš taureau aveugle » dit-elle. Le jeune chasseur, ayant
kortkan, kežêêki odagda kyrgan aŋčy syyn vu cela, eut peur. Le soir au bivouac, le vieux
adyp kaan. Ol syynnnyŋ bir karaa sogur chasseur tira un cerf maral. Ce maral avait un œil
bolgan. aveugle.
Ol am aŋčylarga aŋ-meŋni adyp alyryn bêêr- Le maître de la montagne peut donner ou ne pas
berbesin taŋdy êêzi berip olurar. Ynčangaš donner une bête à tirer aux chasseurs. Ainsi on
ol čüve bar dep olur. Čüdülge bar dep peut dire que ça existe. Nous, nous croyons à
büzürep turar ulus bis. Šynda bis onu cette croyance. Il est vrai que nous ne l’avons pas
körbeêên bis. vu.

On notera, à cette conclusion, que le statut de ce récit est sans ambiguïté celui du
conte.
À la suite d’une rencontre directe du jeune chasseur avec la maîtresse de la montagne,
l’autre chasseur tire un cerf maral, le meilleur gibier de la forêt. L’histoire ne décrit
pas de relation érotique, mais une telle idée est sous-jacente, puisque c’est le jeune et
non le vieux chasseur qui a le privilège de voir l’esprit dont les seins sont nus.
Dans ce récit, aucune ancestralité particulière n’est prêtée aux chasseurs. C’est d’une
manière fortuite que le jeune homme a vu l’esprit et il en va généralement ainsi dans
les histoires de rencontres d’un profane avec un maître de lieu. La relation aux esprits
y est mise en scène comme accidentelle et non essentielle. Ces récits manifestent une
idéologie de la chance semblable à celle des histoires mythiques peignant la
rencontre, souvent érotique, d’un chamane fondateur avec un esprit, comme dans le
cas de Sümestej Čaryn, l’ancêtre d’Êreksen Boranak. Par ailleurs la relation décrite est
généralement brève, même lorsqu’il s’agit d’une liaison amoureuse : elle ne définit pas
un état permanent et définitif comme c’est généralement le cas du chamane. La
chance de la rencontre est le plus souvent payée à l’avance par une douloureuse
période de jeûne, aštap, terme employé par Amir dans le présent récit comme par
Êreksen au sujet de son aïeul.
Si l’on examine d’un point de vue pragmatique la question des relations aux esprits
entretenues par le chamane et par le chasseur, une différence très nette se présente
immédiatement : les récits concernant les chasseurs appartiennent au genre des
contes alors que ceux qui mettent en scènes les chamanes sont très souvent des
témoignages personnels. À ma connaissance, il n’existe pas dans le corpus recueilli

351 En mongol, buga désigne le cerf, mais en touva ce mot a bien pour sens ordinaire « taureau ».
442

chez les Turcs de l’Altaï-Saïan de récit de relation directe d’un chasseur avec un esprit
dont le narrateur serait ce chasseur lui-même. Les récits ayant pour héros un
chamane sont parfois des récits mythiques comme l’histoire de Sümestej, mais, en
quantité, il s’agit massivement de récits autobiographiques. Cette différence tient à la
répartition inégale des registres de discours : il est tout simplement improbable qu’un
chasseur se mette à pratiquer le discours de la perception directe qu’il n’a jamais parlé
de sa vie. Pour lui, ce discours, réservé au spécialiste, est comme une langue qu’il
comprend mais qu’il ne parle pas. Plus qu’une langue, c’est même un habitus qui
implique un aplomb, une aisance de parole et une forfanterie totalement
antagoniques de l’éthique de modestie du chasseur.
Il est vrai que le modèle tracé par les récits de relation directe a une influence sur le
comportement réel des chasseurs. Ainsi, lorsqu’un chasseur koumandine reste
bredouille, il se fabrique un chalumeau šoor et en joue dans l’espoir de satisfaire le
maître des lieux, dont certains récits racontent ses amours avec les joueurs de šoor
(Dyrenkova op. cit.). Selon un usage répandu dans toute la région, les chasseurs
s’efforcent d’emmener avec eux un conteur qui récitera l’épopée pour satisfaire le
maître des lieux (Trojakov 1969). Cependant, les chasseurs n’attendent pas de ces
pratiques de voir apparaître la maîtresse de la taïga pour causer avec elle (tv.
čugaalažyr), comme on le dit des chamanes touvas, mais de rentrer dans leurs
campements avec du gibier.
L’idéologie de chasse, comme l’a souligné Roberte Hamayon, ignore l’héritage. Elle
rejoint en cela l’idéologie du conte, présente quant à elle aussi bien en milieu
d’élevage qu’en milieu de chasse. C’est en raison de cette affinité que chasse et conte
s’expriment l’un par l’autre : à Touva, même si l’élevage domine, le conte se donne
pour héros des chasseurs et non des éleveurs.
La chasse est un domaine aventureux où l’homme solitaire, à l’écart de la société, se
trouve confronté à des puissances qu’il ne maîtrise pas. Le chasseur touva n’est pas
l’héritier d’un statut social. Il est appelé aŋčy, c’est-à-dire celui qui a affaire aux bêtes
sauvages (aŋ). Habituellement, aŋčy ne désigne pas une profession, mais plutôt
l’homme adulte sous l’aspect de l’une de ses activités, car les éleveurs touvas,
autrefois comme aujourd’hui, sont très souvent chasseurs à leurs heures. Autrefois, la
chasse pouvait devenir l’activité principale ou unique, pas nécessairement en raison
d’une compétence personnelle, mais faute d’autre chose. Dans la société touva
ancienne comme dans le conte, le chasseur est pauvre, car la chasse est le mode de
survie de celui qui n’a pas assez de bétail pour entretenir sa famille. Le chasseur est le
contraire du riche éleveur héritier de son père : s’il connaît l’abondance ce ne peut
être que grâce à la chance (olča-kežik). Or, on n’imagine pas de lignées de chasseurs
chanceux. Celui qui a tué un cygne, un élan ou un taïmen352 est entouré de prestige,
car son entourage voit sa chance comme une faveur du maître des lieux (Jakovlev
1902, 50). Mais ce prestige ne donne pas naissance à un statut social et moins encore
à une position héréditaire.

352 Hucho taimen, salmonidé de grande taille atteignant plusieurs dizaines de kilogrammes.
443

Il est arrivé dans le passé que la chasse constitue une réelle spécialité professionnelle
stable, quand les riches Touvas, avant la révolution, employaient à leur compte de
bons chasseurs qui faisaient de la chasse leur activité principale. En échange du fusil
et du cheval fournis par le riche, le chasseur lui donnait la moitié des cornes de maral
qu’il abattait353 (Kon 1934, 92). Mais l’existence d’une telle activité de chasse salariée,
qui est cette fois bien liée à une compétence et est orientée vers le commerce, n’est
pas très conforme au modèle de la relation amoureuse, c’est pourquoi les contes en
ignorent l’existence.
Dans les contes, le chasseur apparaît comme un chanceux et la chance n’est pas une
compétence, elle est une grâce.

IV. Les voyants : la vision impuissante

La catégorie de ceux qui « voient », c’est-à-dire des locuteurs du registre de discours


de la relation perceptive directe, dépasse largement celle des chamanes. Les Touvas y
font entrer les jeunes enfants dont on ne sait pas encore s’ils ont réellement la qualité
chamanique mais chez qui l’on observe déjà des facultés perceptives spéciales.
Oksana Dambaa se dit athée et considère les chamanes et lamas comme des parasites
qui contribuent à l’appauvrissement de la république. Elle raconte pourtant
quelquefois des histoires étonnantes. L’un de ses neveux est un enfant souffrant
d’une maladie neurologique. Il habite avec sa famille en province mais chaque année,
pour faire renouveler sa carte d’invalidité, il doit venir à Kyzyl et il loge alors
généralement chez Oksana. Elle en a peur en raison de son comportement
imprévisible.
« Le plus terrible, c’est que cet enfant est doué de capacités hors du commun. »
Oksana en donne un exemple : lors d’un voyage, il s’endormit puis affirma avoir vu
en rêve des morts, des vieillards déambulant. On en parla dans la famille et sa grand-
mère reconnut que justement à l’endroit où il avait eu le rêve se trouvait autrefois un
cimetière.
Oksana raconte avec une vigueur inattendue un autre cas. Elle et son mari ont fait
construire une maison par une équipe de maçons qu’ils ont choisie sur une annonce
dans le journal. Au cours des travaux, l’un des membres de l’équipe disparut sans
laisser de trace. Le garçon eut des visions de sang et d’autres choses terribles. Ses
parents lui dirent de se taire et de ne pas en parler. Pour Oksana, il est évident qu’il a
vu ce qui est arrivé à l’ouvrier disparu.
La famille consulta un chamane qui affirma que l’enfant avait le pouvoir de « voir ce
que les autres ne voient pas. » Oksana conclut en souriant : « C’est pour cela que,
quand il vient à Kyzyl, j’aime mieux qu’il ne dorme pas ici. Il va chez sa grand-mère. »

353 Les cornes de maral faisaient et font toujours l’objet d’un intense trafic avec les Chinois qui les
utilisent pour produire certains médicaments.
444

L’expression « voir ce que les autres ne voient pas » est typique des récits sur les
personnes créditées de facultés perceptives spéciales. La formule stéréotypée
complète est la suivante : bödüün kižilerniŋ karaanga közülbes čüveni köör, kulaanga
dyŋalbas čüveni dyŋnaar kiži « un homme qui voit ce que les yeux des gens simples ne
voient pas et qui entend ce que les oreilles n’entendent pas. » On appelle de telles
personnes le plus souvent iji körnür kiži « personne à double vue », karaŋ körnür kiži,
ou encore öttür köör kiži « personne qui voit au travers ».
Chez les adultes, l’attribution d’une telle compétence donne lieu à une spécialisation.
Les Touvas contemporains connaissent des devins qui sont désignés par le terme
général tölgeči et peuvent se spécialiser en xuvaanakčy spécialiste de la divination sur
petites pierres xuvaanak et čarynčy spécialiste en scapulomancie354. De nos jours l’usage
de l’omoplate est en déclin en ville où il cède la place à celui des cartes à jouer.
Viktor Nursat raconte :

« Un éleveur avait perdu un cheval, il a interrogé une tireuse de cartes que


nous connaissons. Elle a dit : ‘Ah ! c’est ton neveu qui a volé ton cheval, il l’a
attaché à une corde bigarrée.’ Et c’était vrai. Elle n’avait parlé à personne
auparavant Elle ne se nomme pas chamane mais öttür köör [qui voit au
travers]. »

Viktor qui « n’y croit pas » conclut : « Je pense que c’est une coïncidence. » À
l’époque soviétique beaucoup de jeunes gens passés par la crise chamanique ne
purent acquérir les instruments rituels et devinrent karaŋ körnür kiži. On faisait appel
à eux pour mener les rituels funéraires de reconduite de l’âme du défunt. Nous avons
cité plus haut des cas télenghites de ugačy « qui entend » ou kösmöči « qui regarde,
voyant » (Revunenkova 2000, 187-188). À ces voyants on prête la faculté de voir,
outre des objets normaux à distance, des entités appartenant au domaine des
perceptions spéciales comme les mauvais esprits ou les âmes des malades. Mais, les
voyants ont aussi pour trait commun d’être réputés incapables d’agir sur les entités
qu’ils voient.

V. Les spécialistes rituels : une puissance aveugle

Les chamanes n’ont jamais eu le monopole de l’action rituelle dans les sociétés que
nous étudions. À côté d’eux, agissent de nombreux spécialistes auxquels des pouvoirs
spéciaux étaient attribués. Du forgeron (dargan) au spécialiste des herbes médicinales
(oduču, otču), la liste est longue et nous ne les décrirons pas tous. La limite est floue
entre ce qui est pour nous spécialiste rituel et artisan, c’est pourquoi nous étudierons
côte à côte magiciens, conteurs, forgerons et porteurs de pierre à pluie. Les

354 Les Sagaïs avaient aussi leurs čarynčy (Katanov 1897, 37).
445

descriptions que nous allons faire, sauf mention contraire, se rapportent à la situation
de la fin du XIXe au début du XXe siècle.

A. Magicien : la puissance égoïste.

Le magicien (ilbiči) est une figure de la littérature orale touva qui a aujourd’hui à peu
près disparu. L’ilbiči est censé manier la magie ilbi. Celle-ci est souvent attribuée à des
chamanes, comme dans un mythe touva relevé par Potanin dans lequel la première
chamane est surnommée ilbiči (1883, 288), ou dans les tours de force qu’on prête aux
grands chamanes. Pourtant, on rencontre aussi dans les traditions touvas des ilbiči
non chamanes. Ces personnages se reconnaissent à un usage purement égoïste de
leur puissance à la différence du chamane. Les histoires sur le magicien Kara-Belek
en témoignent : on raconte ainsi qu’il avait des chevaux magiques volants grâce
auxquels il transportait le bois plus vite que les autres (Arapčor 1995, 124). Il
« montrait » sa magie aux curieux, par exemple il reconstituait des bols cassés, et
recevait des cadeaux du public. On ne voit jamais décrire un comportement
semblable de la part d’un chamane. La puissance ilbi du chamane, quand elle est
manifestée, s’intègre à l’action rituelle.

B. Le conteur

Les conteurs355 touvas (toolču) qui se comptaient encore à plusieurs dizaines après la
Seconde Guerre mondiale ne sont plus que quelques-uns aujourd’hui356. Leur
répertoire comportait indifféremment des contes, mythes et épopées en vers : il
n’existe pas de spécialisation des conteurs par genre. Les conteurs n’utilisaient pas
d’instrument de musique pour s’accompagner à la différence des peuples turcs de
l’Altaï-Saïan Nord.
Le conte faisait en lui-même l’objet d’un grand respect de la part des Touvas. On ne
devait pas l’oublier, le réduire ou l’exécuter sans respect, sous peine de provoquer la
colère de l’esprit-maître du conte (tool êêzi). Le conteur est un personnage respecté et
supposé vivre longtemps, car par ses contes il réjouit le maître de lieu et les mauvais
esprits ne l’atteindront pas (Vajnštejn 1961, 146 et Samdan ibid.). Pour être chanceux,
les chasseurs emmenaient souvent avec eux un conteur et partageaient la viande avec
lui (Samdan op. cit. 29). On pouvait encore inviter un conteur pour dire des contes
lors d’une naissance, pendant des funérailles et pendant les fêtes naadym et šagaa (voir

355 Nous employons le terme « conteur » plutôt que « barde » pour traduire touva toolču de tool « conte »
et -ču suffixe d’agent. La langue touva ne distingue pas le conte de l’épopée à la différence du mongol
qui a tuul’ « épopée » et ülger « conte ». L’expression touva maadyrlyg tool (litt. « conte à héros ») est une
création savante récente pour désigner le genre épique.
356 Je n’en ai pas rencontré. Silberstein a fait un portrait remarquable d’un conteur contemporain

(2005).
446

glossaire). On cessait de les exécuter pendant la période où Üger (la Pléiade) n’était
plus visible dans le ciel (Dongak 2001, 248).
Nous retrouvons avec le conteur plusieurs traits typiques d’une compétence conçue
de façon partiellement essentialiste. Le titre de toolču « conteur » ne peut être porté
par n’importe quelle personne qui dit un conte, à la différence du terme aŋčy
« chasseur » que l’on applique spontanément à toute personne rencontrée dans la
taïga avec un fusil sur l’épaule. Il ne suffit pas même de bien réciter les contes pour
être appelé « conteur. » Plusieurs de mes informateurs m’ont raconté des contes avec
talent mais aucun n’était appelé toolču par son entourage. D’une manière générale, les
femmes ne peuvent porter ce titre, alors qu’elles racontent aux enfants de nombreux
contes appelés kara tooldar, « contes noirs, simples » (Samdan dir. 1994, 28).
Erika Taube qui a recueilli un vaste répertoire de contes chez les Touvas de Mongolie
distingue parmi ses informateurs trois types de conteurs : des personnes racontant
des histoires dans le cadre de leur famille ; d’autres qui sont connues en dehors du
cercle familial ; enfin les conteurs professionnels qui se nomment eux-mêmes tooluču
(1978).
Chez les Chors, les conteurs ont à peu près disparu à la fin du XXe siècle. Cette
circonstance malheureuse a cependant permis à l’anthropologue Dmitrij Funk de
mettre en évidence l’existence de ce qu’il appelle un « milieu épique » (ru. êpičeskaja
sreda), nécessaire mais non suffisant à l’apparition des conteurs (Funk 2005, 278).
Dans les villages où les conteurs ont disparu, Funk s’est aperçu que de nombreux
profanes connaissent le contenu des épopées, peuvent en réciter des extraits, et que
certains sont même capables de dire une épopée en entier. Même la connaissance de
l’épopée, prouesse qu’on aurait pu croire propre au spécialiste, ne lui est donc pas
réservée. Le statut de conteur est irréductible à un trait typique observable.
Chez tous les Turcs de l’Altaï-Saïan, seul un homme peut être conteur, et le plus
souvent il s’agit d’un descendant de conteur. Le modèle largement dominant de
transmission du statut est celui qui fait du fils l’héritier de son père. Pourtant, il existe
un autre modèle d’accession à la fonction, très répandu chez les Touvas : il passe par
l’apprentissage chez un maître. Si un enfant fait preuve d’aisance à parler et de
mémoire, ses parents pourront l’envoyer chez un maître. On cite le cas de la mère de
Baazanaj qui a donné son cheval au conteur Kongaržyk pour qu’il apprenne à son fils
l’art du conte. Le conteur tožu Bajn Baldyr (né en 1880) a offert un cheval à son
maître pour apprendre à exécuter l’épopée Geser (Samdan ibid. et 445). Lorsque
l’apprentissage se fait auprès du père ou d’un proche parent, il n’y a évidemment pas
de rétribution de ce genre. Dans le premier cas, une compétence est vendue, dans le
second, elle est héritée.
L’apprentissage n’est jamais dissimulé comme pour les chamanes. Les conteurs
héréditaires visitaient eux aussi des conteurs professionnels auxquels ils n’étaient pas
apparentés pour agrandir leur répertoire. Le conteur Čapaažyk envoya ainsi ses deux
fils conteurs eux-mêmes en tournée chez des confrères (Dongak 2001, 247). Tous ces
faits sont connus de tous et les conteurs ne cherchent pas à les cacher. Ainsi chez les
447

Touvas, les conteurs sont représentés d’une manière faiblement essentialiste. On ne


retrouve pas le modèle biologique qui est à l’œuvre au sujet du chamane.
Un point commun rapproche toutefois le conteur du chamane, c’est l’obligation pour
lui d’exécuter sa tâche de spécialiste pour le service des autres. Il doit pratiquer et
user de son talent. Le conte touva Tooldu čüge čažyrbazyl ? « Pourquoi il ne faut pas
cacher [taire] les contes ? » met en scène un conteur qui refuse de satisfaire la
demande de son public. Les esprits maîtres de ses contes décident alors de le tuer et il
n’échappe que de justesse à leur vengeance. Une variante de cette histoire a été
recueillie par Taube chez les Touvas de Mongolie (Tooluču čüge džygatpas, op. cit. 216-
217).

1. Des patrilignages de conteurs

Le conteur occupe un statut bien plus chargé de principes essentialistes chez les
Altaïens du Nord et les Chors que chez les Touvas. Chez ces peuples, on l’appelle
kajčy/xajčy de kaj/xaj terme qui désigne à la fois le conte (y compris l’épopée), un
timbre particulier de la voix sur lequel le conte est exécuté et, dans certains cas,
l’esprit protecteur et inspirateur des conteurs. Le conteur joue accompagné d’une
vielle appelée kaj-komus (Kyrgys 1997, 52).
Chez les Chors étudiés par Funk (2005, partie 2), les kajčy sont toujours des
descendants kajčy qui forment quelquefois des dynasties célèbres. Le groupe au sein
duquel la tradition se transmet est le töl 357, le lignage patrilinéaire. Le conteur
Tortobaev affirme avoir été précédé dans sa spécialité par son arrière-grand-père, son
grand-père, son père et son oncle paternel. Lorsqu’il sentit qu’il était prêt à chanter le
kaj, il rendit visite à son oncle qui l’approuva et lui dit tristement : « Tu as commencé
tôt à faire du kaj, mon kaj est passé chez toi ; je n’ai plus longtemps à vivre. » L’oncle
mourut bientôt car il ne peut y avoir qu’un seul kajčy vivant dans un töl (ibid. 261).
Cette succession patrilinéaire et sans saut de génération représente le type le plus
courant, bien qu’on signale des cas de transmission de l’oncle maternel au neveu,
ainsi que des sauts de génération. Le modèle dominant de la transmission de la
spécialité de conteur est en conformité avec le mode de transmission des statuts de la
société en général.

2. Un esprit électeur (Altaï-Saïan du Nord).

Pourtant, malgré l’automatisme de l’héritage que semble impliquer un tel modèle, les
conteurs chez les Turcs du Nord évoquent une crise brutale dans leur vie après

357Sous l’influence russe, les töl chors se définissent comme un groupe de porteurs d’un même nom de
famille (ru. familija) (Dyrenkova 1940, 434 ; Potapov 1953, 316). Alt. tölü et tv. töl désignent la
« descendance », kirghiz et mong. töl le « croît » du bétail.
448

laquelle ils sont devenus conteurs. Comme le chamane, le conteur est supposé
recevoir la visite d’agents spéciaux.
Pour les Iakoutes, le conteur et le chanteur, avant d’accéder à la fonction, fuient dans
un bois où réside l’esprit qui leur donne leur talent (Novik 1984, 195).
On retrouve cette idée bien exprimée chez un peuple turc plus lointain, les Kazakhs.
Chez eux, le conteur akyn qui s’accompagne à la vielle est aussi censé être
accompagné d’un esprit qui ne se montre qu’à lui sous une forme animale. À la fin du
e
XIX siècle, le kazakh Okên, à la fois baksy (« chamane ») et akyn donna le témoignage
suivant : « Avant, je ne savais pas comment tenir la vielle et l’archet, et tout d’un coup
j’ai commencé à jouer tous les motifs et chansons possible et même à chanter, tout
cela sous l’inspiration des esprits » (Basilov 1995, 37, cité par Funk 2005, 260).
Bref l’appartenance à un lignage de conteurs ne semble pas être une légitimation
suffisante. Cette période de crise transitoire est interprétée chez les Chors, mais aussi
les Altaïens et les Khakasses, comme le résultat d’une action de certains esprits,
l’esprit kaj êêzi (« maître du kaj ») ou les tös du néophyte. Kaj êêzi, rencontré en rêve
apprend à son élu à chanter, lui fixe des cordes vocales de bronze, lui apprend à jouer
de la vielle. À partir de ce moment le kajčy est censé jouer sérieusement alors qu’il ne
faisait auparavant que s’amuser.
Comme le remarque Funk, les esprits sont supposés vérifier la capacité du conteur à
chanter et sa connaissance des contes, alors qu’on ne les voit jamais, dans les récits,
vérifier la capacité du chamane à chamaniser. Ce qu’ils vérifient ce sont ses os. Cette
différence peut être interprétée comme l’indice d’un caractère plus essentialiste de la
conception de la spécialité chamanique.
Le conteur pratique déjà sa spécialité avant la crise. Il a déjà toutes les connaissances
nécessaires réelles avant sa rencontre imaginaire avec kaj êêzi. Il est possible que ce
rêve autorise l’acquisition de la vielle qui crée un statut social. Le statut social apparaît
avec l’acquisition d’un objet.

Figure 122. Bivouac de chasseurs chors avec un joueur de vielle358.

358 Collections du musée ethnographique de Novossibirsk.


449

L’esprit qui donne leur qualité de conteur aux néophytes est appelé kaj êêzi « maître
du kaj » chez les Chors et les Khakasses. Chez ces derniers, pour pratiquer le chant
de gorge xaj et apprendre à jouer des instruments de musique, on dit qu’il faut jouer
et chanter au carrefour de trois routes trois nuits durant. Le troisième jour apparaît
xaj eezi (« le maître du xaj ») qui révèle ses secrets au néophyte et lui dit « Que tu
possèdes un xomys [« vielle »], un habit qu’on peut porter, une nourriture quotidienne,
un cheval de monte ! » Le jeune homme pouvait alors devenir xajdži (Butanaev 2006,
63).
Cette histoire est paradoxale, car le prétendant qui se rend sur le carrefour sait
évidemment déjà jouer de la musique et chanter, puisque c’est ce qu’il doit faire
pendant trois nuits. Il est vraisemblablement membre d’une famille de conteurs et a
reçu une formation depuis son enfance. Mais du xajči, il n’a que la pratique : il lui
manquait ce quelque chose d’insaisissable qui autorise l’accès au statut. Ce trait
invisible est ici figuré comme un savoir secret transmis par l’esprit, savoir dont, par
définition, les gens ordinaires ignorent le contenu et qui reste donc totalement
mystérieux. La possession de ce trait autorise l’acquisition d’une vielle avec laquelle le
professionnel s’accompagne. Lorsqu’il jouait, le néophyte utilisait un instrument
emprunté. Désormais comme le chamane, il rend visible au public son statut par la
possession d’un équipement dont l’acquisition, comme pour le chamane, paraît suivre
le modèle de la phase préparatoire du héros épique.
Tous les conteurs ne passent pas par cette crise qui les met en contact avec un esprit.
Seuls les grands conteurs sont appelés par les Khakasses êêlig xajčy et par les Altaïens
êêlü kajčy, « conteur à maître », c’est-à-dire doté d’un esprit-maître, le maître du xaj, xaj
êêzi (Funk op. cit. 266). Le fait d’avoir des ancêtres conteurs est une preuve
d’« authenticité » pour le conteur (ibid. 262) ce qui implique l’idée de l’existence de
« faux conteurs ».
Les contes eux-mêmes sont parfois supposés dotés d’un esprit-maître. Chez les
Chors, comme chez les Altaïens, on distingue, en dehors des contes ordinaires,
certains contes possédant un maître (nyvak êêzi). Un conteur altaïen se vante de savoir
distinguer quels contes possédaient un esprit-maître, ce qui implique que ce savoir
n’était pas partagé par les profanes (ibid. 267).
Chez les Touvas, aucune source ne mentionne de crise qualifiante précédant l’accès à
la fonction de conteur, pas plus qu’il n’est question d’une intervention d’un esprit sur
le conteur. Ce fait est en cohérence avec la reconnaissance par les Touvas du rôle de
l’apprentissage humain.

3. Une inspiration traditionaliste

L’esprit kaj eezi, maître du chant épique, apparaît dans les histoires de vocation du
conteur, mais aussi dans les représentations expliquant sa pratique ordinaire. Kaj
kirbisti ! « Le kaj est arrivé ! » dit le public quand le conteur commence vraiment à
450

chanter. Lorsque le xajčy authentique se livre à son activité, il n’est plus lui-même, il
entre sous l’empire du xaj eezi. Une histoire khakasse rapportée par Butanaev (2006,
64) illustre avec éclat cet état d’inspiration aliénante du conteur :

On dit qu’un soir, pendant l’exécution du conte, la femme du xajdži sortit dans
la rue. Leur enfant, qui rampait par terre, tomba dans le feu. À ses cris la mère
accourut, l’arracha au feu et vit que le xajdži continuait à chanter le conte
épique, mais que des larmes coulaient sur son visage. Xaj eezi ne lui permettait
pas de se distraire de son chant.

Tel doit être le conteur authentique : soumis à une force qui le dépasse, incapable
d’interrompre ou même de modifier son récit.

Les conteurs se distinguent les uns des autres par leur manière d’exécution et leur
capacité à intéresser leur public (Funk 2005, 268). Pourtant, la liberté qui leur est
laissée pour exprimer une originalité personnelle est mince. Il n’appartient pas au
conteur d’être original par le contenu même du récit, l’ordre des événements : ceux-ci
doivent être rigoureusement les mêmes d’une récitation à l’autre.
Le conteur qui réduit le conte réduit sa vie, prévient le maître des contes au moment
de l’élection (Funk 2005, 265-266). Un conteur touva (Bjurgut, clan Salčak, rivière
Buren) refusa de raconter à Potanin la fin d’un conte parce qu’il la connaissait mal,
or : « Oran êêzi [le maître du lieu] écoute le conte, si on ne le raconte pas fidèlement,
cela ira mal. » (Potanin 1883, 391 et 697).
Il est bien sûr aisé de relever des différences, parfois considérables, entre les versions
d’une épopée recueillies auprès de différents conteurs, ou chez un même conteur
dans différentes circonstances. Mais l’existence de ces variations empiriques n’est pas
voulue par le modèle, elle est accidentelle. En principe, seule la forme de l’exécution,
et non le contenu, peut être originale. La différence est frappante avec le chamane
qui est supposé produire une parole nouvelle à chaque invocation.
Si le conteur doit être constant dans les exécutions qu’il donne d’un même conte,
c’est parce qu’il n’en est généralement que le porteur et non l’inventeur. Il l’a appris
d’un autre conteur qui le lui a fait réviser et lui a dit de qui il le tenait. Beaucoup de
contes ont ainsi une généalogie : Funk donne l’exemple d’un conte passé par quatre
conteurs.
L’inspiration qui vient au conteur lorsque le public s’exclame kaj kirbisti ! n’est donc
pas l’inspiration créatrice qui caractérise le chamane. La mémoire est la qualité
principale qui est exigée du conteur ; au contraire, parmi les chamanes, elle signale
l’imposteur, c’est pourquoi les chamanes disent ne pas pouvoir se souvenir de leurs
invocations.
L’apprentissage auprès d’un maître est le mode dominant d’acquisition des contes. Il
existe tout de même une brèche dans ce système de reproduction par lequel
l’innovation peut s’infiltrer. Certains contes sont dits avoir été appris d’une manière
peu ordinaire : le conteur les aurait entendus non d’un conteur humain mais d’un
conteur spécial, par exemple kaj êêzi, aperçu en rêve. Selon Funk, « il est évident que
451

ceux qui entendaient de nouveaux contes en rêve étaient des personnes sortant de
l’ordinaire, dont le don d’exécution comprenait la notion de ‘création’. » (ibid. 274). Il
arrivait qu’un tel conteur courût d’une maison à l’autre pour rassembler les gens et
leur raconter le conte qu’il venait d’apprendre en rêve.
Tel conteur chor contemporain a un répertoire fait uniquement de contes acquis de
cette manière, ce qui suscite des reproches de la part de ses collègues. Ils l’accusent
de faire grimper son héros sur des montagnes toutes démesurées, à 90 cols : « Ça ne
se peut pas ! » (ibid.) Ce conteur, plus confiant dans l’inspiration que dans la tradition,
se dérobe aux normes du genre et de la vraisemblance. S’il suscite la désapprobation
professionnelle de ses collègues, c’est qu’il sort ainsi de son rôle de conteur. Avec sa
parole purement créatrice, il est passé à un régime proprement chamanique du
discours, qui ne convient pas à son statut. Ce cas n’est pas exceptionnel : chez les
Khakasses, le conteur Kučenov est accusé de n’être pas un « vrai kajčy » parce que
tous ses contes sont inspirés (Van Deusen 2000, 231). S’il avait été chamane, on
aurait vu dans cette particularité, au contraire, un signe d’authenticité.
Le fait qu’un seul esprit kaj êêzi soit supposé inspirer tous les conteurs, qui plus est
dans des populations éloignées, est une conséquence logique de cette hostilité à
l’originalité. La diversité des esprits chamaniques apparaît bien, quant à elle, comme
le résultat d’une exigence inverse.

C. Le forgeron

La figure du forgeron occupe un rôle majeur dans l’économie des compétences


magiques des peuples turcs. Les pouvoirs importants qu’on lui prête, dépassant
largement le travail des métaux, son rôle dans les mythes, sa position souvent
concurrentielle face au chamane, tout cela nous amène à nous interroger sur les
principes qui guident la conception de sa puissance et la manière dont il l’acquiert.
Nous prendrons comme premier exemple un cas atypique, celui de Sergej Tumat qui
se dit à la fois chamane et forgeron, afin de discerner comment il articule ces deux
fonctions dans la construction de sa personnalité.

1. Sergej Tumat, chamane-forgeron

Sergej était, en 2006, un chamane de la société Adyg-êêren. Il y travaillait depuis un an


après avoir auparavant enseigné la musique traditionnelle. « Quand j’allais à l’école,
raconte-t-il à propos de son enfance, je me moquais des chamanes. J’ai vu des rites de
nuit à l’époque soviétique. Les gens se cachaient. Je ne comprenais pas, je riais.
Jusqu’au moment où j’ai ouvert les yeux. »
Sur son affichette, il se présente comme Dargan xam, « chamane forgeron ». Sergej a
une conscience aiguë de son appartenance clanique, ce qui n’est plus très commun
452

parmi les Touvas. Les Tumat ont un passé militaire glorieux dont il aime à
revendiquer l’héritage. D’après ses récits :

« Ils étaient plus de deux millions dont 700 000 guerriers. Les Tumat ont
combattu sans arrêt les Mongols359. Et à l’époque des Altyn-khan360, ils
gardaient les frontières de Touva. Ils formaient une nation [ru. nacija], pas un
clan [ru. rod]. Mais ensuite les occupants mongols, puis mandchous, nous ont
massacrés. Aujourd’hui, il ne reste que quelques milliers de Tumat éparpillés
un peu partout. En Iakoutie il y a un village Tumat. Chez nous, à Touva il y a
la montagne Tajga Tumat qui s’appelle aujourd’hui pic de l’Académicien
Obračev361, mais son vrai nom, c’est Tumat. »

Ces informations mêlent librement des souvenirs de lectures de livres d’histoire, des
éléments imaginaires et sans doute une part de traditions familiales. Les Tumat, dit
Sergej, ont leur montagne sacrée où les femmes n’ont pas le droit de monter. C’est
un chamane ou un lama qui en fait le culte. Mais Sergej n’a jamais participé à ce
rituel.
Sergej se dit forgeron. Cette activité n’est pas son métier, mais j’ai pu constater que
son habilité, qui ne se limite pas au travail du métal, est reconnue par son entourage
et les autres chamanes de la société. On lui confie des tâches comme la fabrication de
miroirs küzüŋgü mais aussi de tambours. Il se rend de temps en temps à un atelier où
il fabrique des objets comme des couteaux. Sergej revendique des ancêtres forgerons
dans la famille de son père, même si ce dernier ne pratiquait pas cette activité. Le
récit suivant se rapporte à l’époque sino-mandchoue.

Pendant la fête du monastère, un fonctionnaire a fait appeler tous les


forgerons. Mon ancêtre Tumat a fait un couteau très aigu qui coupait d’une
façon incroyable. Il l’a posé sur le trépied métallique du foyer de la yourte, et
sans appuyer le couteau a découpé le trépied. Je ne sais pas si c’est un conte ou
quoi, c’est étonnant.
Parmi les forgerons de Gengis Khan, il y avait aussi un Tumat, c’était l’un de
mes ancêtres. Il transportait tous ses instruments à cheval.

Pour Sergej, le métier de la forge est associé à la production des armes, à la gloire
militaire de son clan, à l’histoire de Gengis Khan et à sa parenté paternelle, bref à des
valeurs masculines. Sergej revendique de plus des ancêtres lamas parmi ses parents
paternels.
C’est du côté maternel que Sergej se reconnaît un ancêtre chamane. Le clan de sa
mère était celui des Ulug Tülüš (« Grands Tülüš »).

359 L’estimation de la population Tumat est évidemment exagérée. Les Tumat ont été défaits par
Gengis Khan après avoir résisté farouchement, avec l’aide des Kyrgyz, contre sa progression. Tumat
serait une variante phonétique de tuva portant le suffixe -t du pluriel mongol. (Potapov 1969, 76 ;
Mannaj-ool & Vajnštejn 157).
360 Au XVIIe siècle.
361 Confirmé dans Potapov 1969, 76.
453

« Mon arrière-grand-mère était une célèbre chamane. J’aimerais beaucoup


posséder son art de l’illusionnisme. Quelqu’un venait la voir et l’invitait à dix
ou quinze kilomètres. Elle disait : ‘Vas-y, je te rejoins.’ Et quand il arrivait chez
lui, elle y était déjà. Comment est-ce possible ? Sans cheval ! »

Je demandai à Sergej comment s’appelait son aïeule :

« Je ne peux pas dire son nom. Même le nom de ma mère je ne peux pas le
dire, parce qu’ils sont déjà des dieux [burgan362]. »

C’est à cette aïeule que Sergej fait allusion sur son affichette quand il se qualifie de
xam šuvagančy uktug « issu de chamane vieille femme ».
La personnalité de Sergej se présente donc comme divisée en deux composantes,
l’une chamanique, en partie féminine, transmise en ligne maternelle, et l’autre, virile,
guerrière, clanique et bouddhique, associée à la pratique de la forge, transmise en
ligne paternelle. Pour lui, son identité de forgeron est directement liée à son
appartenance au clan Tumat, car il s’attribue un ancêtre Tumat forgeron du XIIIe
siècle. L’héritage du statut de forgeron obéit au même principe que celui de
l’appartenance clanique : la filiation patrilinéaire.
Il est vrai que l’acquisition de sa qualité de forgeron ne s’est pas faite selon l’usage
traditionnel qui fondait le caractère patrilinéaire de la transmission, à savoir par un
apprentissage auprès du père. Pourtant, Sergej Tumat a retenu le principe d’une
transmission de type social, patrilinéaire, par opposition à la transmission conçue
comme naturelle de la qualité chamanique.
Pourquoi cette spécialisation des lignes de filiation maternelle et paternelle ? S’agit-il
d’un hasard propre à la généalogie de Sergej ?

2. Les forgerons à Touva

Le recensement de 1931 a comptabilisé chez les Touvas, parmi un nombre total de


15648 foyers, 546 foyers possédant des instruments de forge (kara dargan « forgeron
noir ») (dont seulement 5 dans le kožuun (xošun) tožu) et 75 avec les outils d’orfèvrerie
(naryn dargan « forgeron compliqué ») (Vajnštejn 1972, 239).
Dans la Touva prérévolutionnaire, parmi les artisans, les forgerons sont les plus
respectés. Ils possèdent une vingtaine d’outils différents. Ils sont dispensés de saluer
les fonctionnaires quand ils sont au travail363 (Kon 1934, 109 ; Mänchen-Helfen 1992,

362 En mongol, on parle de la mort de quelqu’un en disant par euphémisme burxan bolson (« il est
devenu un dieu »).
363 Ce statut privilégié trouve sans doute son reflet dans le terme dargan qui désigne en touva le

forgeron et dont le sens premier en mongol est « libre, affranchi », cf. Rachid ad-din : « il est libre et
dargan » cité par Even (1994, 293, n. 13). Selon Roux, il s’agit d’un « titre de noblesse élevé » (1984, 74
n. 4). Us, qui est le nom le plus courant du forgeron dans les langues turques de l’Altaï (en téléoute,
Dyrenkova 1949, 177), s’applique en touva contemporain à tout artisan, de même que le iakoute uus.
454

92). On dit aussi qu’ils sont capables de résister à la puissance du chamane (Vajnštejn
ibid.).
Comme pour les conteurs, l’accès au statut de forgeron est réservé aux hommes. La
technique de la forge est gardée secrètement et ces secrets se transmettent par
héritage, le plus souvent, du père au fils ou à des consanguins proches « en ligne
masculine » (Vajnštejn 1972, 270). Des lignées patrilinéaires de forgerons existent
donc. « De nombreux forgerons héréditaires avec qui j’ai pu parler, disaient que non
seulement leurs pères, mais leurs grands-pères et arrière-grand-père étaient aussi
forgerons » (ibid. 239)

Figure 123. La forge chez les Kalmouks, Pallas 1776-1801, I, pl. 5. D’après Vajnštejn (1972, 240), l’équipement
des forgerons touvas était identique à celui représenté sur cette gravure. Jochelson (1933, 165) y reconnaît aussi les outils
de la forge iakoute du début du XXe siècle.

Us proviendrait d’une racine turque ancienne désignant à la fois l’« action » et l’ « intelligence » (L’ova
& alii 1988, 111). D’après Tatarincev, dargan est un emprunt du mongol, qui l’avait lui-même emprunté
au turc, le terme étant en effet présent dans les inscriptions turques anciennes. Ce terme est à l’origine
de l’ethnonyme « darkhate » (darxad), « les affranchis » pluriel de dargan, qui désigne un groupe mongol
voisin des Touvas (Even 1994, 274, note 42).
455

3. Le forgeron créateur.

Dans les mythologies turques de Sibérie, le forgeron apparaît comme le créateur des
catégories que le chamane traverse. Chez les Altaïens, la divinité créatrice Ülgen crée
ses esprits en les forgeant (Verbickij 1893, 99). Dans un mythe iakoute, le forgeron
est présenté comme l’aîné alors que le chamane est son frère cadet. Comme le
montre Anne de Sales, ce mythe exprime un ordre logique entre les activités du
chamane et du forgeron. La création, nécessairement première, fait du forgeron
l’aîné, « alors que le cadet, lui, est réduit à se mouvoir entre les mondes qui lui
préexistent » (1981, 51).
Chez les Touvas, on dit du forgeron : čüvelerin čajaap šuuktup kaan, littéralement « il
crée en coulant les choses » (Samdan 2004, 191). Nous reconnaissons le verbe čajaa-
« créer » si important dans le chamanisme. Or le chamane n’est jamais le sujet du
verbe čajaa- : il en est en revanche l’objet privilégié (čajaattyngan xam kiži « chamane
créé », « chamane de naissance »).
Parmi les récits touvas ayant pour héros des forgerons nous en choisirons deux qui
sont typiques de deux modèles opposés. Dans la première histoire, qui, par son
indétermination temporelle, a tous les traits du conte, le forgeron Moortaj-Dargan est
réputé être descendu du Monde supérieur (üstüü oran). Il trouvait dans la montagne de
l’or et du fer qui tombaient pour lui du ciel. Un jour alors qu’il forgeait et que le
temps était beau, il y eut un éclair et Moortaj-Dargan disparut : il était reparti vers le
Monde supérieur. Il est typique de cette histoire légendaire qu’elle ne fasse intervenir
aucune idée de filiation ni ascendante ni descendante (Samdan, ibid.).
L’autre récit, plus historique, évoque des personnes ayant vécu à une époque récente
(époque soviétique). On ne voit pas intervenir de puissance surnaturelle, en revanche
on signale que le forgeron talentueux décrit a eu un fils qui fut lui aussi un
remarquable forgeron (Samdan 2004, 192).
La filiation et le rapport direct avec les esprits sont des principes concurrents, parfois
exclusifs, mais le plus souvent articulés diversement dans les représentations
touchant à la nature de la qualité du forgeron. On le voit remarquablement bien avec
le forgeron iakoute.

4. Des dynasties de forgerons. Le forgeron timir uuha


chez les Iakoutes.

Émilie Maj a rencontré un forgeron iakoute qui résume ainsi sa généalogie (2006,
35) : « Mon père était oloŋxohut [conteur épique] et forgeron. Nos ancêtres de la lignée
paternelle étaient forgerons et oloŋxohut. Et dans la lignée maternelle il y avait des
chamanesses très puissantes. Ma mère était chamanesse. » Nous retrouvons dans ce
cas iakoute la répartition des tâches entre les lignages qui caractérisait la généalogie de
Sergej Tumat. La qualité chamanique paraît décidément plus propice à la
456

transmission maternelle tandis que celle des spécialités non chamaniques est de
préférence patrilinéaire.
É. Maj demanda à Mandar comment il était devenu forgeron. Son interlocuteur lui fit
cette réponse caractéristique qui rappelle celle de bien des chamanes touvas :

« Mais j’étais forgeron depuis l’enfance ! Je peux compter mes ancêtres jusqu’à
la onzième génération. Ils étaient tous forgerons. C’est dans mon sang. Il y a
même quelque chose d’intéressant : un homme qui n’est pas habitué à
l’enclume, quand il commence à forger, il tombe malade : sa peau devient
rouge, ses poumons vont mal. Le fer pénètre dans le sang et la personne
tombe malade. Mais nous avons génétiquement une réaction et sommes
immunisés contre ces maladies. » (ibid.)

Le forgeron (uus, timir uuha) occupe dans la culture iakoute une place de premier
ordre qui le rend souvent comparable au chamane. De nombreuses histoires de
joutes à mort soulignent la position de concurrence dans laquelle se trouvent ces
deux spécialistes. Anne de Sales a étudié (1981) les rapports structuraux autour
desquels s’articulent les figures iakoutes du chamane et du forgeron à partir d’un
corpus de mythes, proverbes et descriptions ethnographiques. De notre point de vue,
il est important de mettre sur des plans distincts d’une part ce qui appartient à la
logique de la pratique et d’autre part l’idéologie du conte ou du mythe qui parfois s’en
distancie, ne serait-ce que parce que, comme le note Bourdieu, « le discours indigène
privilégie les cas extrêmes ». Ainsi le conte « discours semi-ritualisé à fonction
didactique » ne retient que les faits « marqués et marquants » (1980, 299-300). De
même, si le mythe peut se livrer à une spéculation intellectuelle relativement libre des
réalités sociales, le proverbe donne, quant à lui, des consignes à usage pratique.
Les figures du chamane et du forgeron iakoute sont parfois jugées semblables parce
que toute deux appartiennent à des « lignées ». Pourtant, si l’on s’interroge sur ce que
recouvre le mot « lignée », on s’aperçoit que l’on parle de choses tout à fait
différentes dans ces deux cas. Le modèle de la succession des forgerons dessine de
réels patrilignages masculins continus. Or on n’observe rien de tel chez les chamanes
puisque la notion anthropologique même de succession est inopérante pour décrire la
transmission cognatique et discontinue de la qualité chamanique (chapitre III
« Devenir chamane »). Le caractère lignager de la transmission de la fonction de
forgeron est évidemment lié à la nature de son activité et aux contraintes matérielles
de la forge364. Cette simple différence dans la transmission nous suggère qu’on ne
retrouvera pas les mêmes principes cognitifs dans les représentations de la qualité de
ces deux spécialistes. Les bases pratiques de la transmission étant divergentes, la
thématique de l’intervention de l’esprit aura un arrière-plan et donc un rôle différents.

364 Le métier de forgeron semble particulièrement propice à la stabilisation de lignages, ce qu’ont


remarqué les Iakoutes dont le terme uus « forgeron » signifie aussi « lignage ». Cette particularité n’a
rien de spécifique aux cultures turques, comme en témoigne le nombres et la fréquence des
patronymes que cette profession a générés dans de nombreuses sociétés européennes : en anglais
Smith, en allemand Schmidt, en russe Kuznecov, en français Lefebvre, Favre, en breton Le Goff, en
italien Ferrero.
457

Il existe plusieurs traits communs entre le forgeron et le chamane : on dit que le


forgeron ne peut abandonner sa profession sans risquer la mort, de plus il peut être
sollicité pour certaines actions qui sont plutôt du domaine du chamane : soigner,
donner des conseils et prédire l’avenir (Czaplicka 1914). Il se distingue pourtant du
chamane par sa modalité d’action. Il n’a pas recours à la parole et à la séduction des
esprits mais à la seule force ou à des moyens naturels : The Yakut believe that blacksmiths
are able to cure sick people by natural means and not through the assistance of spirits, as do
shamans. » (Jochelson 1933, 172).
Comment a lieu l’accès à la fonction ? Le futur forgeron apprend son métier dans la
forge de son père. Il se procure ses propres instruments et commence à travailler.
Mais au bout de deux ou trois ans, il arrive qu’il soit frappé par une crise
douloureuse. Un chamane invité détermine s’il s’agit de l’action de ses ancêtres. Un
rituel est alors organisé au cours duquel un taurillon est sacrifié dont le cœur et le foie
doivent être broyés par le forgeron à coup de marteau sur son enclume. S’il le broie
d’un coup, c’est le signe qu’il est un grand forgeron (Kornilov 1908, 85, cité par
Popov 1933, 262).
Un forgeron iakoute, « l’un des meilleurs », raconte que, alors qu’il travaillait déjà « un
petit peu », il a fait un rêve au cours duquel son corps est reforgé par les forgerons
divins, il voit le pays des « ancêtres forgerons » et reçoit des ordres de Kydaj-baxsy
(Xudjakov 1969, 385-390). Cette représentation doit beaucoup au modèle
chamanique. Le forgeron informateur de Xudjakov ne cachait pas son hostilité
méprisante à l’égard des chamanes : c’est dire qu’il se trouvait avec eux en
concurrence. Cette divinité appelée Kydaj-baxsy, qui est supposée causer la maladie
et à qui est offerte la victime, est considérée comme le protecteur et l’ancêtre de tous
les forgerons365. Selon les informations de Popov, only the man who is chosen by the deity
himself can be a real blacksmith among the Yakut (1933, 261). Ce qui implique qu’existait
l’idée de « faux » forgerons qui n’avait pas été choisis par Kydaj-baxsy.
À la différence des « ancêtres de tous les chamanes », figures fantomatiques rejetées
par les chamanes ou au contraire récupérées au profit de leur généalogie lignagère
personnelle (chapitre V), Kydaj-baxsy est connu et revendiqué par tous les forgerons
iakoutes. Ceux-ci, en s’affirmant les descendants d’un ancêtre commun, forment
donc une sorte de clan mythique imaginé sur le modèle des clans patrilinéaires réels.
Dans les faits, on observe l’existence de lignées réelles de forgerons réparties dans
différents clans iakoutes. Revendiquant un ancêtre commun largement perçu comme
fictif, les forgerons manifestent ainsi une représentation homogène de leur groupe,
dépourvue de cette tendance à la différenciation et à l’originalité propre aux
chamanes.
Pour les Iakoutes, il est impossible d’apprendre à devenir forgeron, on ne peut l’être
que par, selon l’expression vague de Jochelson, a divine gift (ibid.), c’est-à-dire un don
de Kydaj-baxsy. De cette manière, malgré une règle de succession peu ambiguë et
l’existence de patrilignages caractérisés, on retrouve, comme pour le conteur, l’idée
d’une relation directe avec un esprit. Le rituel d’investiture montre ici que l’accès à la

365 Il est appelé « ancêtres des forgerons » dans une invocation chamanique (Popov 1933, 264).
458

fonction ne se fait pas seulement par l’acquisition des objets. Si l’idée de « vrais
forgerons » a cours, c’est que la possession des instruments de travail et l’exercice de
la profession ne sont pas des traits suffisants pour que l’authenticité de la qualité soit
reconnue. L’action est donc toute différente de l’investiture du chamane qui n’agit
pas sur sa personne mais consiste seulement à le pourvoir de ses instruments qu’il
n’avait pas auparavant.
Peut-être le rite permet-il de consacrer l’un des héritiers au détriment des autres en
cas de frères concurrents. En tout cas, il met en cause le caractère dynastique et
automatique de l’accès à la fonction de forgeron. Il insiste sur l’incertitude de la
relation avec Kydaj qu’il s’agit d’attirer et de se rendre favorable par l’offrande d’un
taureau. Le rite réintroduit de l’incertitude pour mieux valider la position de
l’héritier : il faut y voir une fiction pour faire oublier la réalité d’une transmission
directe.

D. La pierre à pluie čat/jada et son porteur.


1. Zina

Dans la vallée du haut Xemčik au pied du massif de Baj-Tajga s’étend le village de


Têêli, chef-lieu du kožuun, prolongé par les hameaux Xemčik, Najyral et Êêr Xavak.
L’agglomération découpée en larges routes parsemées de rares arbres chétifs est
encerclée par les remparts immenses des montagnes. Le principal sommet est Baj-
Tajga, la « Riche-Montagne », culminant à 3 128 mètres, qui a donné son nom à la
région. L’hymne du kožuun Baj-Tajga créé il y a quelques années est une prière
(čalbaryg) qui s’adresse à elle. Pâturages, territoires de chasse, routes et rivières, tous les
lieux de vie et toutes les activités des habitants de la région sont dominés par la
présence formidable à l’aspect changeant de cette montagne tutélaire.
Dans le village de Najyral habite Zina366, âgée de 66 ans, réputée auprès de ses voisins
pour des capacités qui en font un personnage peu commun. On vient la consulter
pour les divinations qu’elle fait avec de petits cailloux, mais ce n’est pas ce qu’elle a
de plus exceptionnel car cette pratique est courante. Elle est čatčy ou čattyg kiži,
« personne à čat », c’est-à-dire qu’elle sait agir sur l’atmosphère grâce à une pierre à
pluie čat367. C’est son neveu Viktor qui m’a emmené chez elle. Viktor est l’une des
personnes les plus entreprenantes de l’agglomération. Il a créé un centre culturel pour
les enfants et cherche à redonner vie et fierté à son village sinistré par la crise
économique. Pour lui les problèmes des jeunes dans le village viennent de leur
ignorance de la culture touva. Par exemple, ils emploient sans honte des expressions

366Zinajda Irgitovna Sêêrin, du clan Irgit, né à Köp Söök le 18 mars 1940.


367Généralement Zina désigne respectivement le spécialiste et la pierre par les termes čattyg kiži et čattyg
daš, tandis d’autres informateurs touvas les nomment respectivement čatčy et čat. Čat peut aussi
désigner des techniques magiques non liées à la pierre. Le terme turc commun jada est considéré
comme d’origine iranienne avestique (jatu « magie ») (Malov 1947, 154). Dans les sources turques
anciennes on parle de pierre jada de différentes couleurs, celles qui ont la plus grande force étant les
plus claires (Orus-ool éd. 1997, 555, n.1913).
459

injurieuses violentes dont la signification leur échappe. Ces préoccupations justifient


l’intérêt de Viktor pour le folklore. Il est nécessaire, selon lui, de rassembler les
éléments épars de la « culture touva » afin de pouvoir l’enseigner aux enfants. Il s’est
spécialement intéressé aux invocations chamaniques dans lesquelles il voit résumée la
quintessence de la vision du monde de son peuple. Sur ce point il est d’accord avec
Kenin-Lopsan qui présente les algyš comme la fleur de la poésie touva.

Figure 124. Zina, 66 ans, čattyg kiži, son neveu Viktor et sa petite-fille.
Zina porte un gilet de peau, matériau généralement remplacé par la toile dès les années 1950. Avril 2006.

Cette position, qu’on peut qualifier de culturaliste, permettra de comprendre certains


malentendus qui apparaîtront entre lui et sa tante au cours de notre discussion à trois.
Quelques entretiens supplémentaires avec Zina m’ont permis d’obtenir une image
assez précise de sa pratique bien que je n’y ai pas assisté.
Zina et Viktor définissent le čatčy comme « une personne qui peut faire s’éclaircir et
faire pleuvoir » (ajastyryp baza čagdyryp bolur kiži 368).
D’après le témoignage de Zina, « faire s’éclaircir », c’est-à-dire ramener le beau temps,
est une tâche simple. Pour y parvenir, Zina exécute une libation d’alcool de lait (araga)
et prononce à voix basse et rapide :

368 Une définition semblable est donnée dans Kenin-Lopsan 2002, 118. Le terme employé, ajastyr-
« forcer à s’éclaircir », a pour racine ajas « clair, beau » qui qualifie le temps, dont est dérivé le verbe
ajaz- « s’éclaircir », auquel est ajouté ici le suffixe factitif -tyr-, « forcer à ». Ce même suffixe ajouté à čag-
« pleuvoir » forme čagdyr- « faire pleuvoir ».
460

Öršêê Xajyrakan, Oran taŋdym, Sajlyg- « Pitié Bienveillant, mon Pays-Montagne, ne


Xemge čagba, ažy-tölümge čagba. pleut369 pas sur le Sajlyg-Xem, ne pleut pas sur
Kudurgajny kudu bat. Sajlyg-Xemni Saryg- mes enfants. Descends par la pente, descends le
katty kudu bat, dêêringe, čajlaj bêêr. long de la rivière Sajlyg-Xem et Saryg-kat », et
quand on a dit ça, ça [la pluie] s’éloigne.

Il ne s’agit donc pas de faire se volatiliser les nuages, mais d’obtenir que la pluie se
déplace, qu’elle glisse vers l’aval, dans le sens que les eaux empruntent sur terre en
ruisselant. C’est à la montagne qu’est attribuée l’action de diriger la pluie.
De l’aveu de Zina, « faire pleuvoir » est une opération bien plus délicate. C’est ici que
le čat est nécessaire. Zina se procure ses pierres čat sur une colline des environs du
village connue des habitants sous le nom de čattyg tej (« la colline à čat »). Elle s’y rend
quand elle a besoin d’une pierre, la ramasse sur le sol et l’enveloppe aussitôt dans un
tissu noir en prononçant les paroles :

Öršêê Baj-Tajgam, daš bêêr daŋgynam « Pitié ma Baj-Tajga [Riche-Montagne] ; ma


tejim. princesse, ma colline qui me donne cette pierre »

Zina gagne ensuite la source d’un des nombreux canaux qui irriguent la plaine. Là se
trouve un bouquet d’arbres que Zina appelle tel yjaš, elle y accomplit un rituel aux
arbres (tel yaš dagyyr). Elle commence par attacher des rubans aux branches des arbres.
Puis, à leur pied, un « beau » bûcher (saŋ) est préparé, fait de bûches sur lesquelles
sont déposés du genévrier, de la farine de millet (dalgan taraa) et d’autres formes de
nourriture (a’’š-čem). À partir du moment où le bûcher est allumé, Zina fait alterner les
libations des diverses boissons avec des invocations chuchotées d’une voix précipitée
de la manière suivante :

« Baj-Tajgam öršêê, čagdyr, čagdyr, yjaš « Pitié ma Riche-Montagne, fais pleuvoir, fais
tajgalarym, čagdyr, čagdyr, öš-meŋgiler, pleuvoir ! neiges éternelles, mes pierres, fais
daštarym, čagdyr, čagdyr », oon demgi pleuvoir, fais pleuvoir », ensuite libation d’alcool
čažyyn bar ijik tyva aragam, « ča’’stan de lait. « Fais tomber la pluie, fais pleuvoir, viens
čagdyr, čaap-la kel, čaap-la kel Kudaj- faire pleuvoir, mon ciel Kudaj », on fait une
dêêrim », čaškan soonda, « čag, čag, čag, libation et puis : « Pleut ! pleut ! pleut ! que l’eau
častyŋ suu čalgyštaldyr ünzün », čaškan du printemps [de la pluie ?] se répande en
soonda, « čeček-čimis čimisteldir ünzün, čaap flammes ! » On fait une libation : « Que les fleurs
kel, čagdap kel, čaap kel, čedi xondur čag. » et les fruits fructifient, viens pleuvoir, viens faire
pleuvoir, viens pleuvoir, pleut sept jours
durant ! »

Zina cite encore les paroles suivantes :

369Nous proposons « pleut » comme forme impérative du verbe pleuvoir pour traduire čag et čagba,
formes qui sont elles-mêmes, évidemment, peu utilisées en touva.
461

Öršêê Xajyrakan, Baj-Tajgam, Dolaan « Pitié Bienveillant, ma Riche-Montagne, Dieu


Burganym torgu yažym, čagdyr, čagdyr dêêš Dolaan [la Grande Ourse], mon arbre de soie,
baštaj tyva aragany čažar sen. Čaštan fais qu’il pleuve, fais qu’il pleuve ! » Ensuite tu
čaap kel, oon südüŋnü oon aržaanyŋny projettes de l’alcool de lait touva. Tu dis :
čažar sen. oon čažyg čažyp algaš, tejlêêr « Viens pleuvoir », et tu projettes ton lait, ton
čüdüür, Čedige [xaan] tejlêêr, Oran- eau sacrée. Puis quand tu as fait les libations, tu
Taŋdym čagzyn dêêš, časty čagzyn dêêš implores, tu demandes aux Sept [la Grande
yjap-la čedige čüdüür sen. Ourse], « Mon Pays-Montagne qu’il pleuve ! », tu
invoques obligatoirement les Sept en disant :
« Qu’il pleuve ! »

Il n’existe visiblement pas d’ordre nécessaire pour les divinités à nommer dans les
invocations. L’exigence principale concerne le débit de la prononciation qui doit être
rapide et continu : la première comparaison qui vient à l’esprit est celle de jets d’eau
courante. Le mot čagdyr « fais pleuvoir » est répété comme un clapotis alternant avec
d’autres constructions synonymes čaap kel et čag « pleut », dont l’emploi à l’impératif
n’est pas commun.
Au sujet de la nourriture, Viktor demanda à sa tante s’il fallait également déposer de
la viande de mouton. Dans les saŋ dirigés par les chamanes, il est d’usage de déposer
sur le bûcher des morceaux nobles de viande de mouton, sternum (töš) et queue
grasse (uža) de mouton. Zina répondit sans hésiter : « Non, je ne mets pas de queue-
sternum »(uža-töš salbas men). Outre la farine de millet qu’elle cite, les offrandes
doivent être faites de « nourriture blanche » (ak čem, mong. cagaan idêê), c’est-à-dire de
produits laitiers.
Pendant que ces ingrédients brûlent sur le bûcher, Zina projette les breuvages : alcool
de lait (araga), lait (süt) et eau de source sacrée (aržaan). Le terme employé pour la
libation est čažyg du verbe čaš- « semer ; projeter ; éparpiller ». Il ne s’agit donc pas de
verser les liquides sur le feu comme le font les chamanes lorsqu’ils « nourrissent »
l’âme des défunts dans les rituels des 7e et 49e jours. Celui qui accomplit le čažyg tient
dans sa main gauche un bol rempli de liquide et dans la droite une cuiller rituelle tos
karak avec laquelle il fait des projections de liquide vers le ciel. Ces projections
doivent être copieuses car on apporte souvent plusieurs bouteilles à vider. Certains
finissent en lançant le contenu du bol en l’air. Quand ces rituels sont collectifs, il est
rare que l’assistance ne soit pas un peu humidifiée.
Ici la libation est plus importante que dans le saŋ ordinaire. Tandis que la fumée des
mets monte vers le ciel, l’espace est criblé de gouttes de lait, d’eau et d’alcool, l’air
s’humidifie, s’imbibe de liquides comestibles autant que de flots de paroles
ondoyantes. Tout cela a pour but de favoriser finalement, par un mécanisme qu’on
ne s’explique pas précisément, la tombée de la pluie.
Quand tous les liquides ont été entièrement vidés, la pierre čat enveloppée dans son
tissu est plongée dans l’eau du canal. C’est le geste déclencheur décisif : dans un délai
462

de sept jours, selon Zina, il doit se mettre à pleuvoir. La pierre utilisée est ensuite
cachée et abandonnée dans un endroit secret.
Hors demande particulière, le rituel doit avoir lieu tous les ans, vers le 22 juin. Cinq
ou six personnes peuvent y participer, de préférence des personnes elles-mêmes čattyg
ou des enfants en 6e ou 7e classe. Aucune personne ivre ne doit être présente.
Nos entretiens avaient lieu en avril et Zina, ayant remarqué que les bourgeons des
peupliers tardaient à apparaître, avait décidé d’avancer le rite au 26 mai. En général
elle décide de la date avec les agronomes. L’administration locale tient, semble-t-il, à
la réalisation de ces rituels. En effet la région environnant le village est cultivée grâce
à un système d’irrigation très dépendant des précipitations. Comme partout à Touva,
l’agriculture, hautement subventionnée pendant la période soviétique, a connu après
la perestroïka un recul massif au profit de la steppe, mais ici elle n’a pas totalement
disparu. Elle garde une véritable valeur économique pour la région.
En 2002, les édiles s’adressèrent à Zina pour faire tomber la pluie. Elle fit un rituel
avec un autre ancien et la pluie est tombée fort. Au bout de sept jours que la pluie
tombait sans interruption, on demanda à Zina de mettre fin au déluge. Elle fit un
nouveau rituel et la pluie s’arrêta.

Figure 125. La plaine de Têêli-Šolu et son réseau de canaux d’irrigation entourés par le massif de Baj-Tajga
(détail de Respublika Tyva, 2003, p. 43)

a) À quoi ressemble une pierre à pluie čattyg

Pour Zina, toutes les pierres trouvées sur la colline čattyg tej ne sont pas čattyg. D’après
sa description, la pierre čattyg est à moitié enfoncée dans le sol et, sur la partie qui
dépasse, on voit « comme des nuages qui migrent » (bulut yškaš köžüp turar). Cette
463

pierre se présente ainsi comme un objet amphibie : elle appartient au monde


souterrain par sa moitié enterrée, elle est du monde des hommes par sa moitié qui
émerge et qui la rend visible et déchiffrable, mais cette moitié émergente est en même
temps du monde céleste par les nuages qui se meuvent sur sa face. C’est précisément
cette appartenance multiple qui va en faire un objet intermédiaire permettant aux
habitants de la terre d’agir sur le ciel. Reflétant les nuages, la pierre est comme un
éclat du ciel incrusté dans la terre. Si le ciel agit sur elle en y inscrivant son image, elle
est reliée à lui et il est possible pour l’homme, agissant sur elle, d’agir sur le ciel. Ainsi,
tremper dans l’eau ce morceau de ciel reviendra-t-il à tremper le ciel d’eau, c’est-à-
dire à le rendre pluvieux.
Cette description rejoint assez bien des informations relevées par Potapov (1960,
236) dans l’ouest de Touva, dans des régions proches de celle de Zina.

b) Qui sont les possesseurs de pierre à pluie ?

Pourquoi une certaine personne se retrouve-t-elle désignée par son voisinage comme
čattyg kiži, qu’est-ce que les gens pensent reconnaître en elle dont ils s’estiment eux-
mêmes dépourvus ? Ce pouvoir tient-il seulement à la possession de la pierre à
pluie ?
Il n’y a rien dans la pratique rituelle de Zina de comparable avec le spectacle qu’offre
le chamane censé voyager à travers les mondes et se battre avec des démons. Zina ne
prétend rien faire de plus que ce que chacun peut constater de ses yeux. Son rite
n’évoque pas une réalité cachée invisible aux humains ordinaires. Les entités
auxquelles elle s’adresse sont celles que chacun peut voir : les montagnes, le ciel, la
Grande ourse. Les esprits-maîtres des lieux ne sont pas décrits ni même évoqués,
hormis peut-être dans l’expression ambiguë daŋgynam-tejim par laquelle la colline (tej)
est remerciée pour avoir donné la pierre. Dans cette formule, qui peut être traduite
« princesse colline », daŋgyna « princesse » est associé intimement à la colline : les deux
notions demeurent sur le même plan sans qu’un rapport d’appartenance, qui serait
marqué par un génitif, soit établi entre elle370. Au contraire, le discours du chamane
distingue et sépare le plan des objets matériels de celui des agents intentionnels dont
ils sont les demeures, dans des formules comme Oran-Taŋdym êêleri « maîtres de mon
Pays-Montagne » (voir l’invocation de Kara-ool, pp.271-272). Zina s’adresse à Oran-
Taŋdym « mon Pays-Montagne » et non à ses « maîtres » (êê), terme que je ne l’ai
jamais entendue employer. Tandis que le discours du chamane paraît dessiner en
permanence une trame des réalités sous-jacentes aux objets visibles, c’est une
ontologie résolument moniste qui se dégage des invocations de Zina.
La différence entre le registre de discours rituel de Zina et celui du chamane
réapparut plus loin dans l’entretien. À propos de la cuiller tos karak employée pour la
libation, Viktor demanda à sa tante ce que représentent les neuf trous dont elle est
ornée. Zina répondit : « Ce sont mes neuf directions [tos čügüm] ». Viktor, fier de sa

370 Il en serait autrement si Zina avait dit tej daŋgynazy, « princesse de la colline ».
464

culture chamanique, suggéra l’expression Tos dêêrim, « Mes neuf ciels », mais sa tante
repoussa cette idée et répliqua avec agacement : Tos Taŋdym, « Mes neuf
montagnes371 ».
L’expression tos dêêr que Viktor voyait comme propre à la « culture touva » en général
et qu’il s’attendait à entendre employée par sa tante comme « connaisseuse » des
traditions, appartient en fait à un registre de discours particulier, celui des chamanes,
que Zina refuse d’employer. L’architecture chamanique du monde avec son
étagement de plans superposés qui s’illustre dans les « neuf ciels » n’est pas celle qui
structure la pratique de Zina. Son monde est un paysage horizontal où les divisions
distinguent des régions d’un même plan et non des niveaux de réalité de natures
différentes.
Le čattyg kiži ou čatčy ne se distingue donc pas des gens ordinaires par les entités qu’il
invoque, car le chasseur et la mère de famille adressent eux aussi des prières (čalbaryg)
aux entités du paysage. Il ne se distingue pas non plus par le type d’interaction qu’il
est censé entretenir avec elle : il leur fait des offrandes et des demandes comme tous
les gens ordinaires. Il ne met pas en scène de dialogues, de contacts physiques.
Cependant, la relation qu’il a aux éléments paraît plus complète que celle qui
caractérise l’individu ordinaire. Ce qui fait la spécificité du čattyg kiži aux yeux de son
entourage, c’est que ses paroles sont censées être entendues et écoutées. On ne
s’attend pas à ce que le troupeau d’une famille se multiplie soudainement du fait que
la femme demande le matin que le troupeau grandisse. En revanche, si la pluie ne
venait pas après l’intervention d’un čattyg kiži son statut serait remis en cause.
À écouter les explications de Zina, il apparaît nettement que la puissance des čattyg
kiži ne tient pas seulement à la pierre, mais qu’ils sont en eux-mêmes des personnes
sortant de l’ordinaire. Contrairement à ce que nous verrons dans d’autres traditions
sibériennes, Zina ne fait nullement de la découverte fortuite d’une pierre particulière
l’origine de son statut. En fait, Zina ne possède pas de pierre : chaque année, elle va
en chercher une nouvelle sur la colline čattyg et ne la garde que le temps du rituel. Ce
qui demeure d’une année à l’autre, c’est sa capacité à trouver de nouvelles pierres et
ensuite à les utiliser.
Selon elle, les čattyg kiži sont singularisés par leur astrologie : dans le cycle des douze
animaux, ce sont des gens de l’année du dragon (ulu)372. Ces gens-là sont
« dangereux », « ils peuvent commander au Pays-Montagne », c’est-à-dire au monde
(Ol kižiler dêêrge Oran-Taŋdyny čagyryp bolur). Dans ce cas, c’est leur seule capacité
personnelle qui agit, car ils n’ont pas recours à la pierre magique. De tels personnages
ne sont pas nombreux.

Ajastyryp baza bolur, čagdyryp baza Des gens qui peuvent faire le beau temps et qui
bolur, yndyg kižiler iji čaŋgys, artynčy peuvent faire la pluie, il n’en reste pas beaucoup,
kižiler bolur. Ol kižiler dêêrge araga- un ou deux. Ces gens-là, ils ne boivent pas

371 Chez les Touvas de Cengel en Mongolie, les invocations des profanes évoquent les « neuf Altaïs »
(Taube 1972, 136).
372 Sur le cycle des douze animaux et les calendriers turcs, Louis Bazin (1974).
465

daryg išpes, yndyg kižiler boor. Ajazyp d’alcool, ils sont comme ça. Quand les beaux
kelgen, čerle yndyg čaŋnyg kiži-dir men. jours reviennent, je suis comme ça, [je fais ces
rituels,] c’est mon caractère (čaŋ).

Le caractère čaŋ (mong. zan) n’est pas le résultat d’un accident, il définit la personne
dans son identité. « Je suis quelqu’un de tout à fait surprenant » (Men šuut kajgamčyk
kiži men ale), renchérit Zina fièrement. Au cours de notre entretien, elle qualifia même
une fois sa pratique de chamanique, employant l’expression xamnaarymga « quand je
chamanise ». Pour autant, Zina refuserait évidemment le titre de chamane.
La comparaison avec la figure du chamane est justifiée par le type d’accès que Zina a
eu à sa fonction. À la question : « Quand avez-vous commencé à pratiquer cette
activité ? », Zina évoque ses ancêtres des ancêtres khalkhas ayant eu le même
« destin » (čajaan) et fait un récit qui présente une forte ressemblance avec les
premiers signes d’une vocation chamanique :

Čêêrbi xarlyymdan êgelêên men. J’ai commencé quand j’avais vingt ans. Je me
Bilinmestep aaryj bergen men. Êmčige suis mise à souffrir de pertes de connaissance.
čytkaštyŋ ünüp kelgeš bažyŋga čede J’ai été hospitalisée. Quand je suis sortie [de
bergeš, ča’’s čaap turgan. Men-daa l’hôpital] et que je suis arrivée à la maison, il
bagaj kiži-dir men, mende ča’’s pleuvait. J’ai dit en trépignant : « Je suis une
čagbaŋar dep deškilenip čyptymda čaas pauvre personne, ne faites pas tomber la pluie
soskaj bergen. Üne bergežtiŋ čagdyrbajn sur moi », et la pluie s’est arrêtée. [Après,] mon
bargan dêêr logoj ačam. père a dit que j’avais arrêté la pluie après être
sortie [de l’hôpital].

Zina a donc d’abord fait preuve d’une capacité personnelle à intervenir sur le temps,
par le fait que ses paroles étaient suivies d’effet. C’est ensuite seulement qu’elle a dû
se mettre à chercher des pierres à pluie. Elle ne l’aurait sans doute pas fait si son père
ne l’avait pas convaincue de son talent.

2. Héritage et hasard.

Des récits concernant la pierre jada se retrouvent chez les autres peuples turcs où l’on
voit une importance variable accordée au hasard de la trouvaille ou au principe de
l’héritage d’un statut. Du côté de l’héritage, quand il existe, ce principe pourra se voir
attribuer une base plutôt sociale dans le cas où la pierre est transmise comme un bien
au fils cadet ou une base plus naturelle, auquel cas l’héritage sera celui d’un trait
physique.
On rencontre différentes combinaisons des notions de force de l’objet magique et de
force personnelle. Les histoires insistent plus sur l’un ou l’autre de ces aspects, et
quelquefois en négligent totalement un.
466

a) L’ombilic céleste.

Le mode d’utilisation de la pierre est sensiblement le même des Iakoutes du cercle


polaire jusqu’au Ouïgours du Turkestan chinois. Sur ce point l’unanimité est
étonnante, alors que les opinions divergent quant à la manière de trouver la pierre et
sur le statut de son porteur.
Pour obtenir la pluie, on plonge la pierre dans l’eau aussi bien chez les Iakoutes
(Xudjakov 1969, 276-278), les Altaïens qui la laissent dans l’eau froide une journée
(Verbickij 1893, 45), les Ouigours de Chine (Malov 1947, 156), les Mongols Dörbets,
pour qui elle ne peut être trempée que dans une pièce d’eau naturelle (Potanin 1883,
190) alors que chez les Turcs du Khorezm elle peut être plongée dans une coupe
pleine d’eau (Keuprulu Zadé 1925, 449). Cette pratique est mentionnée chez les
Mongols par l’historien persan Rachid ad-din du XIVe siècle qui rapporte que dans
une armée de Gengis Khan « on fit de la magie pour que se lève un tempête de neige.
La signification de ce charme est que l’on lit une formule et l’on dépose dans l’eau
des pierres de différentes sortes373. »
Il peut arriver que la pierre soit trop efficace ; ainsi, les informateurs touvas de
Potapov affirment que si l’on laisse la pierre trop longtemps dans la rivière, celle-ci
s’assèchera (1960, 236). D’après les Dörbets, pour faire cesser l’effet de la pierre, on
l’essuie et on la fait sécher (Potanin ibid.). D’une manière générale, quand il s’agit
d’obtenir un temps sec, les Altaïens disent garder la pierre dans un lieu sec et chaud
(Verbickij 1893, 45),
Le mode d’action de la pierre suit donc une logique précise. La pierre jada est un
objet qui, lorsqu’on agit sur lui, renvoie en la démultipliant cette action au ciel.
Lorsque la pierre est mouillée, le ciel lui-même se remplit d’humidité ; lorsqu’on la
fait sécher, le ciel aussi s’assèche. Elle est comme un levier qui permet d’exercer une
action causale sur l’atmosphère autrement inaccessible. Il faut noter que c’est la
transition de la pierre d’un état à l’autre qui est tenue pour efficace : la pierre est
généralement conservée dans un lieu sec, pourtant on ne s’attend pas à ce qu’il fasse
sec en permanence.
Si la pierre est comme un prolongement du ciel sur terre, elle doit en avoir
l’apparence et l’on comprend que chez les Touvas et les Altaïens, la pierre jada soit un
morceau de cristal de roche contenant des impuretés interprétées comme des
« nuages » (Potapov 1960, 236 ; Vajnštejn 1991, 239).
Quelquefois, la pierre est explicitement dite venir des airs, comme un fragment de
ciel. Le lien avec le ciel apparaît clairement dans cet extrait d’une invocation
prononcée par un chamane téléoute (Dyrenkova 1949a, 142) :

Kan Ülgenniŋ kyzyl taš, Pierre rouge d’Ülgen,


Jajyčynyŋ jažyl taš, Pierre verte du Créateur
Adam jada-teŋere Mon père Ciel jada.

373 1868, 127, 293 cité par Malov 1947, 152.


467

Tombée du ciel, mais terrestre, trou par où s’engouffre l’eau des rivières pour
remonter au ciel, la pierre est un point de communication entre ciel et la terre, ce
qu’exprime admirablement une invocation recueillie par Radloff où la pierre est
dénommée « nombril ». Le but est cette fois de repousser une pluie diluvienne qui
gênait la caravane de Radloff dans sa progression374. Le spécialiste agite la pierre
emmanchée sur un bâton au-dessus d’un feu prononçant une invocation contenant
les mots :

Puisse le nombril du ciel être sur la terre !


Puisse le nombril de la terre être au ciel !

Empreinte d’un lien intime entre deux êtres, la mère et son enfant, le nombril375
fournit l’image d’un axe qui réunit plusieurs entités, plusieurs plans superposés dont il
est le centre. Le ciel a son nombril comme la terre a le sien ; dans la pierre jada ils se
superposent et échangent leur place lorsque celui du ciel descend et celui de la terre
monte. Le nombril de la terre pour les Turcs de l’Altaï-Saïan, c’est bien souvent le
foyer au centre de la yourte, cercle au milieu d’un cercle. Plus qu’un point, il trace un
axe vertical qui s’élève vers le ciel par le trou à fumée de la yourte, comme le montre
cette invocation altaïenne prononcée lors d’un rituel au feu (cité dans L’vova & alii
1988, 137) :

Mère-feu à treize têtes,


Subtile et adroite mère-fille !
Avec ton tendre lit de cendre,
Tu as un nombril dans le ciel,
Mère-feu avec une ceinture de fer (…)

Revenons à l’invocation rapportée par Radloff. Par ces mots : « Puisse le nombril de
la terre être au ciel ! », le porteur de pierre jada ne désigne-t-il pas le foyer qui est à ses
pieds ? Sans doute est-ce à la sécheresse du feu, nombril terrestre, qu’il demande de
monter au ciel comme le nombril du monde est descendu sur terre sous la forme de
la pierre jada (« Puisse le nombril du ciel être sur la terre ! »).

b) Un cadeau magique

Certaines descriptions insistent plus particulièrement sur les pouvoirs de la pierre


elle-même et les conditions de sa découverte sans attribuer de compétences spéciales

374 Ce cas d’utilisation de pierre jada fort bien décrit sera exposé en détail plus loin.
375 On retrouve une expression semblable en altaïen contemporain dans le proverbe teŋeriniŋ kindigi
jerde, jerdiŋ kindigi teŋeride « le nombril du ciel est sur la terre, le nombril de la terre est au ciel »
(Baskakov & Toščakova 1947, 82).
468

à son porteur. L’idée de lignées de porteurs de pierre čat est absente de ce genre de
récits.

(1) Chance et échange.

Chez les Iakoutes, on raconte qu’on découvre la pierre sata sous la racine d’un arbre
frappé par la foudre, dans le nid d’un aigle, dans le cœur d’une jument (années 1860,
région de Verkhoïansk, Xudjakov 1969, 276-278), dans l’estomac de certains animaux
comme l’oie, le loup, l’ours, le renne mais aussi dans l’estomac humain ou dans les
mollets de certaines personnes dont elle sort par une petite blessure (région de
Viljusk, Popov 1949, 288) ou encore dans un fiente d’oiseau (Serošeskij 1993, 645).
En 1737, Gmelin rencontra un Iakoute qui agitait un nœud contenant une pierre : il
voulait rafraîchir l’air brûlant en faisant se lever le vent. Il expliqua que la pierre se
trouvait dans un animal ou un oiseau (1751-1752, 510).
Dans les récits, elle est découverte par n’importe qui : ainsi un chamane iakoute
conseilla-t-il au polonais Seroševskij de chercher un pierre sata sous un arbre
foudroyé376. Si, à en croire un témoignage, « la pierre sata ne se montre qu’au
chanceux » (Xudjakov op. cit., 276), libre à chacun de tenter sa chance en la cherchant.
Les récits iakoutes n’associent aucune compétence particulière à l’utilisation de la
pierre. Il suffit de l’agiter en l’air et de siffler, suite à quoi, « s’il n’y a pas de vent, il y
aura du vent ; s’il n’y a pas de pluie, il y aura de la pluie. »
Les chasseurs iakoutes utilisent souvent des pierres sata ; par exemple au printemps,
ils font regeler la neige fondue en surface afin que les élans s’y blessent les pattes et
ne puissent longtemps fuir (Kulakovskij cité Malov 1947, 253). La pierre exige si peu
de compétence personnelle que le soin de l’agiter pour la rendre active peut être
confié à un cheval qui la porte attachée à sa crinière. Elle est conservée toute la vie
par son possesseur qui la garde en cachette, très précieusement enve loppée sous
plusieurs sacs, parfois la porte sur soi dans ses vêtements. Sa force est censée ne pas
diminuer, tout juste signale-t-on que tous les cinq ou six ans, son propriétaire doit
l’enduire de beurre (Popov, ibid. 46). Dans les cas où la pierre provient du corps d’un
animal (aigle ou jument), elle est dite d’ol taaha « pierre de chance » ou d’olloox satata
« sata chanceux ». Cette pierre fait de son propriétaire un chanceux dans tous les
domaines : il rapporte beaucoup de gibier de la chasse, il s’enrichit, la pierre lui
permet de protéger son bétail et ses enfants des maladies. C’est par chance qu’on la
découvre, et c’est la chance qu’elle apporte à son découvreur.
Cette puissance absolue imputée à la pierre, sans laquelle son porteur n’est rien,
contraste avec le récit de Zina qui change de pierre chaque année. Chez les Iakoutes,
le porteur n’a pas de talent particulier, s’il a trouvé la pierre, c’est « par chance ». Il
n’existe pas même de terme pour désigner le porteur de pierre, comme le terme čatčy
dans les langues turques du sud. Dans le cas de Zina, c’est à une compétence
personnelle et non à la chance que ses voisins attribuent la découverte d’une pierre

376 Information recueillie dans le Namsk. ul. en 1887. ibid. 644.


469

čat qu’elle fait chaque année. La chance implique de l’incertitude, or n’on imagine pas
que Zina ne trouve pas de pierre čat. Et sans doute le fait qu’elle se débarrasse chaque
année de la pierre utilisée est une manière de mettre en avant le caractère interne et
définitif de sa capacité qui ne dépend d’aucune découverte fortuite.
Xudjakov cite des paroles qui doivent être prononcées avec une pierre sata pour agir
sur le temps (ibid., 277) :

Je n’ai pas besoin du bonheur de la terre du milieu (c’est-à-dire du bonheur


terrestre), je désire seulement le bien qui est à toi !
Je ne verrai pas le bien dans mon troupeau, que je ne voie que ton bien !
Je tiendrai pour rien, je ne regarderai pas ce que je possède dans ma besace, si
seulement je vois ton bien !
Que je ne voie pas le bien de mes enfants, que je voie ton bien !
Que je ne voie pas le bien de ma femme, couchée dans mes étreintes, que je
ne voie que ton bien377 !

Törötör oğom ütüötün körümüüm, ên êrê Que je ne voie pas le bien de mes enfants, que
ütüöğün körüüm ! je ne voie que ton bien !
Kün syrdygyn körümüüm, ên êrê syrdykkyn Que je ne voie pas la lumière du jour, que je ne
körüüm ! voie que ta lumière !
[Puis pour attirer la pluie :]
Toğus künnêêx tüün xaardaax samyyr Que pendant neuf jours et nuits tombe une
tüstün ! pluie neigeuse !

Ces terribles paroles de renoncement sont tout à fait étranges, mais on trouve des
informations semblables dans d’autres sources. La formule relevée par Seroševskij
est : « Que mon enfant ne reste pas en vie !… Que mon bétail ne reste pas en vie !…
Que ma femme ne reste pas en vie !… Je ne connais pas le péché, je te connais378 ! »
D’après Popov, pour faire agir la pierre, on la plongeait trois fois dans l’eau et « à
chaque fois, on se maudissait soi-même et toute sa future descendance » (Popov
1949, 288). Seul Gmelin fait allusion à l’ascendance au lieu de la descendance : Le
porteur de pierre rencontré par Gmelin lui expliqua que la formule à prononcer est :
« Je renie mon père et ma mère, je désire voir ta force379 » (1751-1752, II, 510). Ces
paroles ne reçoivent pas d’autre explication des ethnographes et les conséquences
qu’elles pourraient avoir pour la vie familiale de celui qui les prononce ne sont pas
commentées.
L’invocation instaure clairement un échange : le porteur de la pierre doit sacrifier le
bonheur terrestre, ses biens, son bétail, sa descendance, tout ce qui fait d’un Iakoute
un homme complet dans sa société, précisément toute la chance que lui offrait la
pierre, pour obtenir la pluie du ciel.

377 Les lignes précédentes étaient traduites du russe. Xudjakov ne donne l’original iakoute que pour les
dernières lignes, que nous citons intégralement.
378 Namsk. ul. en 1888. Ibid. 645.
379 Ich sage ab Vater und Mutter, und wünsche deine Kraft zu sehen.
470

En résumé, la pierre à pluie, telle que l’imaginent les Iakoutes, est un objet doué
intrinsèquement de pouvoirs positifs et que peut utiliser quiconque a la chance de le
trouver. Mais pour que le bonheur qu’elle apporte soit un bonheur collectif (faire
tomber la pluie), son propriétaire doit renoncer à son bonheur privé.
Cette conception n’est pas partagée par les seuls Iakoutes. La même idée d’échange
sous-tend la description faite du porteur de pierre à pluie chez les Altaïens par
Verbickij (1893, 45). Cette fois la notion de spécialiste existe, désignée par le terme
jadačy380. Pour pouvoir découvrir la pierre jada-taš, qui se trouve dans les falaises
venteuses, « le jadačy promet son bien et donne pour elle tout son ventre. C’est
pourquoi il est un homme pauvre, sans enfants et bientôt veuf. » On retrouve là,
point par point, les différents biens auxquels le Iakoute devait renoncer pour faire
agir sa pierre. Il n’est pas moins frappant de retrouver l’idée que « pour faire du vent
froid du Nord, par exemple pour rafraîchir son cheval, on attache la pierre à la
crinière du cheval » (ibid.), signe, selon nous, que tout le pouvoir est attribué à l’objet
et non à son propriétaire. La chance d’une telle trouvaille, qui n’emprunte pas comme
chez Zina les voies légitimes de l’héritage, doit être payée par le porteur de sa propre
personne et de son bien : il sacrifie son « ventre » et toute la descendance que devait
lui donner sa fécondité. En règle générale, si la pluie doit être appelée, c’est pour
permettre aux céréales cultivées de pousser, et comme nous l’avons vu avec Zina, le
rite est explicitement lié à la fécondité. Dans le système d’échange dont la pierre
météorologique est l’axe, l’obtention de la fécondité universelle exige le sacrifice
d’une fécondité privée.
Cette représentation échangiste peut être comparée à un récit bouriate recueilli par
Ksenofontov (1998, 113) et concernant cette fois un chamane381. On apprend du
chamane Baltaevskij que, « au prix de soixante-dix morts, il put devenir chamane. »
Ce cas n’a rien d’ordinaire, il ne décrit pas le mode courant d’accès à la fonction
chamanique : en fait, c’est parce qu’il n’avait pas d’ancêtre chamane que Baltaevskij a
dû « céder » soixante-dix personnes de sa famille. L’absence d’ancêtre impliquerait
donc la nécessité de payer de sa chair et de la chair de sa famille les privilèges de
certains pouvoirs surnaturels. Précisément dans les contextes où le spécialiste est
supposé appartenir à une lignée aucun sacrifice de ce genre n’est supposé, qu’il
s’agisse du chamane ou du porteur de pierre météorologique.

(2) Une pierre vorace

Lorsque les récits mettent l’accent sur le pouvoir de la pierre et sa découverte


fortuite, il est fréquent qu’elle soit présentée comme une sorte d’entité organique
douée d’appétit.

380 -čy est le suffixe déjà rencontré qui permet de former les noms de spécialistes. Le terme est signalé
chez les Turcs oghouz (Pavet de Courtelle 1870, 519, cité par Başgöz 1982, 159).
381 Recueilli en 1926 auprès de Bulagat Buxačeev, 70 ans, aïmag Exirit-Bulagat.
471

Chez les Iakoutes, nous l’avons vu, la pierre est issue du corps d’un animal et elle est
considérée comme vivante. Selon les Dörbets, on trouve la pierre džada dans la tête
des bêtes sauvages, comme le cerf de Sibérie ou l’oie, ainsi que dans le ventre du
taureau (Potanin 1883, 189), tandis que les habitants du Turkestan chinois la trouvent
dans l’estomac des vaches et des chevaux et dans la tête des cochons (Timkowski
1827, I, 412). D’après les descriptions, il semble que l’objet trouvé dans la panse des
animaux soit un bézoard, nom qu’on donne aux concrétions calculeuses qui se
forment dans les appareils digestif et urinaire des quadrupèdes.
La pierre à pluie trouvée par chance est vorace. Chez les Iakoutes, certains disent que
la pierre découverte dans un arbre doit être enduite de sang d’oiseau ou d’animal
domestique (Xudjakov 2002, 45). On l’a vu, la pierre doit être nourrie de beurre tous
les cinq ans, mais surtout, pour l’utiliser, son possesseur doit lui sacrifier sa fécondité.
Pour les Altaïens du Nord rencontrés par Verbickij (1893, 45), le porteur de jada est
effectivement un homme sans descendance ni bonheur. L’effet est moins puissant
,mais va dans le même sens chez les Turcs islamisés du Khorezm : le vieillard qui
plonge la pierre dans l’eau ressent une « grande fatigue » pendant la durée de
l’opération (Keuprulu Zadé 1925, 449).
Selon les Altaïens, la pierre jada-taš peut perdre sa force, il existe alors une procédure
pour la renouveler : le jadačy altaïen la « ranime » (tandyp-jadyr) en la plaçant dans la
panse ouverte d’un oiseau ou d’un animal vivant (Verbickij ibid.) Chez les Dörbets, la
pierre džada doit être ranimée tous les trois ans : pour cela il faut abattre un animal de
l’endroit où la pierre a été trouvée, et poser la pierre sous la respiration de la bête
mourante ou de l’oiseau (Potanin 1883, 189).
Ouvrir le ventre d’un animal sans le tuer aussitôt est un acte cruel, ordinairement
perçu comme dangereux, tout à fait contraire aux habitudes des populations de la
région. Les seuls cas où l’on cause volontairement une mort douloureuse à un animal
sont les rituels destinés à produire une malédiction, procédure redoutable dont on
raconte qu’elle se retourne généralement contre son auteur. Si le possesseur de jada
prend un tel risque, c’est que la pierre doit être mise en position de recevoir la
substance vitale de l’animal, appelée en général tyn, « vie, souffle » chez les peuples de
l’Altaï. Le tyn est cette substance dont la disparition du corps signifie une mort
immédiate à la différence des autres âmes. La procédure de réanimation de la pierre
n’est pas possible quand l’animal est en vie et que son organisme clos retient le tyn
entre ses parois, ce n’est pas non plus possible quand l’animal est mort et que le tyn
l’a quitté. Le transfert du tyn n’est possible que, précisément, au moment de l’agonie
de l’animal. Placée dans le ventre de l’animal, la pierre, par sa vertu absorbante, aspire
sa substance vitale qui se trouve ébranlée, comme désossée et déliée de l’organisme
par le choc du coup. C’est dans ce moment fugitif où le tyn est encore localisé dans
l’organisme mais où il ne lui appartient plus, où il s’en détache déjà, que l’opération
de captation peut être accomplie.
On retrouve de semblables techniques de ranimation chez un peuple turc très
éloigné. Chez les Ouighours de Chine, Malov a acheté, auprès d’un chamane de la
ville d’Aksu dans le Turkestan chinois, un cahier décrivant la cérémonie de la pierre
472

jada. On y dit que : « Si la force de la pierre diminue, on la fait avaler à un coq rouge
et après trois jours, on l’égorge, on retire la pierre qui sera alors extraordinairement
efficace » (Malov 1947, 156). Un autre cahier de la même région rapporte qu’il faut
faire la même manœuvre avec un vieux bouc au lieu d’un coq. Il ne semble pas
qu’existe chez les Ouighours de statut de porteur de pierre à pluie équivalent au jadačy
altaïen.
De même chez les Dörbets (Potanin op. cit., 190), la description du phénomène est
tout entière centrée sur les singularités de la pierre elle-même (elle est froide quand
on la prend en main et, portée à l’oreille, elle émet un bruit) et n’évoque à aucun
moment le type de personne que doit être son porteur. C’est par une double chance
qu’on la trouve : un chasseur qui a tué un animal sauvage (première chance) découvre
la pierre par hasard dans sa panse (deuxième chance). L’existence d’un statut
particulier de porteur de čat n’apparaît nullement : les čat sont plutôt des objets dont
les hommes disposent collectivement. Les Touvas ont chez les Dörbets la réputation
de posséder de nombreux čat au point que, si la neige se met à tomber soudainement,
on suppose que les Touvas ont utilisé leur čat pour suivre les traces d’une bête (ibid.)
Dans ces divers récits nous repérons donc une relation entre trois principes qui
apparaissent généralement conjointement : hasard de la découverte, puissance de la
pierre et impuissance du porteur (donc absence de statut), voracité de la pierre (c’est-
à-dire modèle d’échange).

(3) Une idéologie du conte

Il y a un domaine où l’idée d’un pouvoir exclusif de la pierre au détriment de celui du


porteur est dominante, c’est celui des contes et des épopées.
L’histoire du chasseur touva Torluk, remarquable chasseur et homme capable d’agir
sur le temps (Arapčor 1995, 123), en fournit un bon exemple382. Le conte fait le récit
de l’acquisition de ces qualités. « À l’époque où Torluk commençait à chasser, le
maître des monts Kara-Doŋgul et Kyzyl-Doŋgul rencontra sa grande sœur et
l’emporta. » Lancé à sa recherche, Torluk la retrouve dans la montagne dans une
yourte splendide. Sa sœur lui explique alors que le maître de la montagne l’a choisie
pour vivre auprès d’elle mais qu’elle va lui donner un cadeau (belêêm). Ce cadeau est
de devenir un grand chasseur. Les bêtes de la montagne, explique la sœur, sont sa
propriété (öncüm). De plus Torluk reçoit le pouvoir de la magie čat.
Le modèle de l’échange matrimonial est sous-jacent dans cette histoire. Le chasseur
est en situation assez typique de frère à qui sa sœur a été enlevée par un amant. En
général, le frère doit se mettre en quête de sa sœur, la libérer si elle le souhaite ou, si
son ravisseur lui plaît, négocier la compensation matrimoniale. L’amant devient alors
son beau-frère. Ici le beau-frère est un esprit et la compensation matrimoniale n’est

382 Notée en 1990 à Turan auprès de Xertek Čamzyevič Kančyr-ool, né en 1913.


On retrouve dans ce récit bien des caractéristiques du conte, comme l’adverbe « autrefois » (šaanda) sur
lequel il débute, l’absence d’information précise sur le lieu de vie, le clan ou les parents du héros,
l’absence d’effets de réel.
473

pas commune : Torluk reçoit la chance à la chasse et des pouvoirs surnaturels. Le


pouvoir de čatcy est un « cadeau » de compensation et nullement une qualité innée
comme il est censé l’être dans le cas, réel, de Zina. Conformément au modèle
d’échange des récits précédents le pouvoir sur le temps doit être payé de la perte d’un
membre de la famille. Les Touvas semblent donc pouvoir partager le modèle des
Iakoutes, mais dans le conte seulement.
Si l’objet magique tire de lui-même sa force, s’il n’existe pas de lien exclusif entre la
pierre et son porteur, alors la pierre doit pouvoir transiter, changer de propriétaire.
C’est dans l’épopée que nous trouvons réalisée cette possibilité. Dans la classification
de Roberte Hamayon (1990, 192-195), Boktug-kiriš, Bora šêêlej est une « épopée-à-
sœur ». Après la mort accidentelle de son frère Boktug-kiriš, la jeune Bora Šêêlej part
en quête de trois princesses qui étaient destinées comme épouses à son frère et qui,
seules, pourront le ressusciter. Mais les prétendants à la main des princesses sont
nombreux et le père des trois sœurs a organisé un grand concours pour les mettre à
l’épreuve. Bora Šêêlej y participe déguisée en homme, assistée de ses amis. Parmi les
épreuves, une course à pied est organisée. Les rivaux ont fabriqué des hommes de
papier très légers qui ont toute chance de remporter la course. L’héroïne, qui possède
une pierre čat, la donne à son ami Čügürer Mergen qui va courir pour elle. Pendant la
course, celui-ci est dépassé par les hommes de papier, mais :

Xajlyg kara ottug čadyn De la puissante pierre čat noire


Am kêêp saktyp kelgeš Il se souvint,
Bulak sugga bulgaj sop, Il la plongea dans l’eau,
Odap-čadap čügürüp olurda, Invoqua la pluie, courant,
Xat, ča”s, xalap-čuurgan düžer orta383. Le vent et la pluie se levèrent.

Les hommes de papier, aspergés d’eau, se ramollissent et sont finalement vaincus


sans peine par l’équipe de l’héroïne. L’idéologie du conte et du mythe se montre
étrangère à la notion de spécialiste de la magie jada. Nous avons là un idéal,
caractéristique du conte, mettant en valeur le don mérité ou gagné dans un échange
que l’on peut opposer au modèle de l’héritage384.

Chez les Iakoutes et les Dörbets, ce qui n’est que l’idéologie du conte pour les
Touvas, est réalisé (probablement) dans la société, mais par une catégorie d’homme
particulière, les dépositaires du principe de la chance : les chasseurs. C’est dans un
contexte de chasse que la pierre est le plus souvent trouvée : dans la panse d’un
animal sauvage fraîchement abattu par le chasseur. La chance ne peut être

383 Orus-ool éd. 1997, 384, 386, vv. 1939-1943.


384 On la trouve aussi bien dans un roman fantastique comme La peau de chagrin de Balzac, qui décrit
non un statut social mais une histoire attrayante pour l’imagination. Dans ce récit, la seule condition
pour pouvoir bénéficier des vertus magiques du talisman est d’accepter le modèle d’échange de son
utilisation : contre l’usage de la puissance du talisman, l’utilisateur doit céder une part de sa force
vitale.
474

monopolisée par un lignage, si elle devient héréditaire, elle n’est plus chance mais un
privilège, une puissance, où l’aléatoire ne peut plus occuper la place centrale.

c) Un héritage possédé par des lignées

Parmi les histoires sur la pierre à pluie, certaines ne font aucune mention de sa
voracité. Il n’est pas question d’entretenir la pierre, elle n’est pas censée perdre ses
forces, ou si elle les perd, ce n’est pas un sujet d’inquiétude pour son propriétaire qui
n’aura pas de peine à s’en procurer une autre. Dans tous ces cas, nulle idée de chance
n’est liée à la possession de la pierre. Le propriétaire de la pierre n’est pas un
chanceux, il est un héritier. La pierre de l’héritier, même si son nom est le même, jada,
ne paraît pas être du même type que celle du chanceux : dans le modèle organique
des pierres utilisées par les chasseurs, il s’agit généralement de bézoards, alors que
dans les situations où l’on connaît des dynasties de spécialistes les observateurs qui
ont pu voir leurs pierres les identifient comme des morceaux de cristal.
Ainsi, selon Radloff (1864, 298), d’après des observations faites dans le Sud de l’Altaï
et chez les Touvas :

« il existe des familles particulières dans lesquelles cette force s’hérite de père en fils.
Certains de ces manipulateurs du temps [Wetterzwinger] ont une large réputation et on
dit qu’il y a des gens dont le pouvoir sur le temps est si grand qu’ils peuvent faire en
sorte que le soleil te brille sur le visage et qu’au même moment la pluie te tombe sur
le dos. Pour conjurer [besprechen] le temps, ils utilisent une pierre, Jada Tasch,
habituellement en cristal de roche. La pierre doit avoir des caractéristiques
particulières qui sont le secret de l’initié. »

On connaît un exemple touva de transmission de pierre à pluie d’un père à son fils.
Kenin-Lopsan a relevé une histoire de spécialiste čatčy auprès d’un habitant de la
région de Zina, Baj-Tajga. Balgan Küžüget, né en 1913, que notre informateur Viktor
a bien connu. Balgan raconte l’histoire du chamane Xürenej qui était otču et čatčy
(Kenin-Lopsan éd. 2002, 118). Son fils aîné hérita de son talent de spécialiste des
herbes, mais pas de celui de čatčy :

Ooŋ čatčy čoruu biče Sajyn-oolga düšken On dit que la spécialité de čatčy est tombée sur
dižir. Xertek Sajyn-ool bistiŋ černiŋ ulug son fils cadet Sajyn-ool. Il était le grand čatčy
čatčyzy čoraan.(…) Xertek Sajyn-oolda xam de notre région. (…) On disait qu’il avait la
adazyndan damčyp kelgen čat dažy bar pierre čat que lui avait transmise son père
dižir. Ol čat dažyn xöm xap ižtinge čažyryp chamane. On disait qu’il cachait sa pierre čat
čoruur dižir. Čat dažynyŋ küžü-bile Sajyn- dans un sac de cuir. Sajyn-ool était un čatčy
ool ča’’sty čagdyrar baza ajastyrar, dolunu qui, avec la force de sa pierre čat, faisait venir
düžürer baza soksadyr, Xemčik suun la pluie et le beau temps, faisait tomber la
üerledir baza syygadyr, kök dêêrni bürgedir grêle et la faisait s’arrêter, faisait déborder le
475

baza ajastyrar čatčy čoraan. Xemčik et le faisait redescendre, faisait


Čatčy Sajyn-ool čookta čaa taalal bolgan, s’assombrir le ciel bleu et le faisait s’éclaircir.
ooŋ čat dažyn kajda šygžaanyn kym-daa Le čatčy Sajyn-ool est mort récemment et nul
bilbes bolgan. ne sait où il a caché sa pierre čat.

Dans cet exemple, la capacité de Sajyn-ool est mise en rapport avec son ascendance,
le fait que son père, chamane, était lui-même čatčy. L’héritage dont il s’agit est un bien
matériel, la pierre elle-même. Il est notable que le fils cadet et non l’aîné ait hérité du
statut de čatčy. En effet, alors que la spécialité de otču se transmet par l’apprentissage
d’un savoir botanique, la spécialité de čatčy est liée ici à la possession d’un objet, la
pierre. Or, dans les sociétés turco-mongoles, c’est généralement le fils benjamin qui
hérite des derniers biens matériels de son père, sa yourte, son bétail et ses femmes s’il
en a eu plusieurs. Le dernier fils est en effet généralement celui qui reste auprès de
son père jusqu’à sa mort. Ses frères aînés ont reçu leur part de l’héritage au moment
de leur mariage, quant à lui il devient propriétaire de ce qui reste. Dans le cas de
Sajyn-ool, c’est la règle de l’héritage des biens matériels qui a déterminé la
transmission de la qualité de čatčy, alors qu’une telle règle n’est pas censée intervenir
dans la transmission de la qualité chamanique qui se construit en opposition au mode
d’héritage ordinaire des biens et des statuts.
Mais l’héritier ne reçoit pas seulement une pierre. Dans un contexte où la pierre fait
l’objet d’un héritage, le corps de propriétaire de la pierre lui-même est crédité,
comme par contamination, de qualités particulières. Un informateur touva assure
ainsi que « même lorsque l’utilisateur de pierre čat nage dans l’eau, Dieu-ciel fait
pleuvoir » (Čattyg dašty êdilêên kiži sugga bodu êštirge bezin dêêr burgan častaj bêêr) (Samdan
2004, 180 n°137). Ainsi le corps du spécialiste devient lui-même semblable à la
pierre : plongé dans l’eau, il provoque la pluie.
Pourquoi est-ce précisément parmi les Touvas et les Altaïens du Sud que l’idée d’un
pouvoir des pierres à pluie, commune aux peuples turcs, a donné naissance à des
lignages de spécialistes ? Cette région de Sibérie du Sud se distingue par l’importance
de l’agriculture dans le mode de vie traditionnel. Elle n’a pas été introduite par les
Russes comme dans le cas des Altaïens du Nord et Iakoutes, à l’origine tournés
exclusivement vers la chasse et l’élevage. À Touva et dans l’Altaï du Sud, des canaux
ont été creusés depuis une époque ancienne ce qui implique des travaux collectifs de
grande ampleur et une agriculture organisée. En raison de l’importance sociale de la
venue des pluies, celui qui possédait une pierre pouvait être sollicité par le groupe ou
par le pouvoir, comme l’est aujourd’hui Zina, et agir devant lui favorisant ainsi la
stabilisation d’une spécialité385. Le modèle du spécialiste étant établi, la pierre elle-
même ne joue plus nécessairement un rôle majeur, ce qui rend possible l’apparition
d’un cas comme celui de Zina, où la compétence est héritée des ancêtres sans
qu’aucune pierre ne soit transmise. La transmission est alors celle de propriétés
physiques, manifestées, comme pour le chamane, par une crise qualifiante.

385On sait que des rituels collectifs buga bažy dagyyr avaient lieu à chaque printemps près des canaux
(Jakovlev 1900, 110 ; Kenin-Lopsan 1987, 33).
476

Dans le conte, la pierre magique peut être utilisée par un profane quelconque qui l’a
reçue en cadeau. Dans la réalité, chez les Altaïens du Sud et les Touvas, seul celui qui
a hérité d’une compétence est supposé capable de manipuler une pierre étrangère. Il
peut éventuellement ne pas porter de pierre avec lui et utiliser, si le besoin s’en
présente, celle d’un autre ou même un objet différent, car l’essentiel est dans les
paroles et les gestes qu’il connaît et sans doute aussi dans une forme de puissance
personnelle. Nous trouvons une intéressante illustration de cette combinaison dans
les souvenirs du turcologue Radloff, sans doute le seul auteur avec Gmelin à avoir
réellement assisté à un rite accompli par un spécialiste porteur de pierre à pluie. Alors
qu’il traversait le Nord du pays touva, parmi ses guides se trouvait un Jadatschy [jadačy]
ou Wettermacher, un Altaïen nommé Jaschyk [Jašyk], du clan Tölös (1884, II, 8). Au
début de juillet 1861, il était arrêté dans les environs du lac Kara-Xöl (Nord-Ouest de
Touva). Son expédition se trouvait bloquée par une pluie incessante qui empêchait
les chevaux épuisés d’avancer dans la montagne de sorte que, raconte Radloff à la
date du 8 juillet 1861 (1864, 298) : « nos guides décidèrent ce matin de faire revenir
par un charme [zaubern] le beau temps. »
Jašyk n’avait pas avec lui de pierre jada, aussi en emprunta-t-il une chez un
spécialiste touva des environs (1884 II, 1880). Radloff décrit ainsi la procédure
employé par Jašyk (1864, 298-299) :

« Le Jada Tasch [jada taš] est attaché à un bâton par une ficelle longue d’un pied.
L’artiste du temps [Wetterkünstler] la tient d’abord au-dessus du feu et la laisse
se couvrir de fumée386 ; ensuite il agite le bâton en l’air dans toutes les
directions. Pendant toute cette scène, il chante sans interruption d’une voix
forte387 :

Kajrakan! Kajrakan [« Bienveillant »] !


Alas! alas ! alas!
Fais une ouverture grande comme la paume !
Fais un trou grand comme une aiguille !
Je suis de la lignée des faiseurs de pluie388
Je suis de la racine du cèdre.
J’appelle Abu Tobu
J’appelle Ongustai Kuldurak.
Sois le nombril du ciel sur la terre,
Sois le nombril de la terre sur le ciel !
J’appelle l’ancêtre Paschtygan,
Ouvre le chemin du ciel !
Fais une ouverture grande comme la paume !

386 Radloff interprète ce geste comme une fumigation. Les sources plus récentes que nous possédons
sur ces rites nous incitent à penser que Jašyk faisait sécher et chauffer la pierre plutôt qu’il ne la
fumigeait.
387 Dans sa synthèse Aus Sibirien (1884 II, 8), Radloff a publié, sans le récit qui l’encadre, une seconde

traduction de cette invocation dont il ne donne malheureusement pas l’original. Nous nous référons
ici à cette seconde version qui paraît plus cohérente.
388 Certainement jadačy dans l’original.
477

Fais un trou grand comme une aiguille !


Infiltre-toi dans la haute montagne !
Depuis la source de l’Abakan
Kajrakan! Kajrakan!
Alas! Alas ! Alas !

Ceci est la formule de conjuration de la pluie ; le conjurateur ne voulut en


aucune manière me nommer celle qui amène la pluie, car il était convaincu que
sa formule ne resterait pas sans effet389.
Malgré tous les charmes, le temps ne s’était pas amélioré et nous quittâmes le
Kara-köl par le plus épouvantable mauvais temps. »

Le vocabulaire associant racine, semence et clan est typique des invocations de la


région : on y reconnaît sans difficulté à travers la traduction allemande des notions
comme ug (« origine, clan »), tös (« racine, vocation ») et üre (« semence »). Le
spécialiste revendique ici fièrement l’appartenance à une lignée d’ancêtres comme le
fait habituellement le chamane. Après l’affirmation de cette filiation, le spécialiste
invoque et appelle à son renfort un ancêtre particulier qu’il nomme Paštygan.
Dans ce modèle, le spécialiste est supposé être pourvu d’une qualité particulière qu’il
détient par son origine, sa « racine », c’est-à-dire par le fait qu’il est descendant
d’ancêtres doués de la même qualité. Le rapport entre cette qualité et la possession de
la pierre n’est pas explicité, mais il est clair que la seule possession de la pierre ne
saurait suffire à faire d’une personne un jadačy.
Le 15 juillet alors que la pluie ne cessait pas, les guides de Radloff improvisèrent un
curieux rituel (nous suivons ici la version de ce récit publiée dans Aus Sibirien, 1884,
II, 186-187) :

Jaschyk, notre faiseur de pluie affirmait depuis quelques jours que la pierre jada
des Sojon [Touvas] était sans effet et il pensait que le mieux serait de conjurer
la pluie avec mes bons médicaments. Jusque-là je m’étais absolument opposé à
cette absurdité. Mais ce soir, il me fallait céder si je voulais garder mes gens de
bonne humeur. Dès qu’il eut mon consentement, Jaschyk passa à l’exécution
de son plan. Il vint avec une cuiller en bois et mon domestique dut apporter
l’infirmerie. Je mis dans sa cuiller du sel de Sedlitz, du sulfate de soude, de
l’essence de moutarde, de la cantharide et de l’emplâtre. Avec une expression
heureuse, il s’avança ensuite vers le feu, exposa la médecine à la fumée en
balançant sa cuiller au son de sa formule puis il la secoua dans le feu en
appelant : ‘Kairakan, Kairakan, alas alas alas !’ Tous ceux qui étaient présents
poussèrent un cri de joie quand l’essence de moutarde s’enflamma vivement,
ils virent dans cet événement un heureux présage. Le soir, la joie la plus

389 Potapov (1960, 174) donne en russe, sans contexte, une traduction inexacte de la description de ce
rite comme un exemple d’appel de la pluie chez les Touvas. En réalité, il s’agissait d’une invocation
pour éloigner les intempéries qui empêchaient l’expédition d’avancer. Par ailleurs, les guides de
Radloff, parmi lesquels le « conjurateur de pluie », ne sont pas des Touvas mais des Altaïens.
478

débordante régnait sur mes gens, car chacun était convaincu que, le
lendemain, le beau temps paraîtrait sans faute.
(Le 19 juillet). Les 16 et 17 nous eûmes vraiment le temps le plus merveilleux
(à quoi l’essence de moutarde ne peut-elle pas servir !) (…). »

Il est bien probable que ce rituel n’aurait pas paru absurde au seul Radloff, mais qu’il
aurait choqué aussi bien des Iakoutes qui y eussent assisté, puisque l’idée d’un
spécialiste jadačy concentrant en lui-même assez de puissance pour manipuler
efficacement sans sacrifice des objets divers ne leur est pas connue.
En résumé, on observe une nette opposition entre deux modèles. Chez les chasseurs
iakoutes, dörbets et en partie chez les Altaïens du Nord, mais aussi dans le conte
touva, on voit se dégager un modèle d’échange qui attribue à la pierre à pluie une
puissance dont n’importe quel homme peut bénéficier s’il apaise en contrepartie son
appétit. D’autre part, nous avons rencontré dans l’Altaï du Sud et chez les Touvas, un
modèle essentialiste qui attribue l’efficacité du rituel à une capacité héréditaire
incorporée.

VI. Économie des compétences spéciales

Il existe de fortes ressemblances entre les processus de vocation des différents


spécialistes chez les Turcs de Sibérie. Certains éléments mythiques sont régulièrement
mobilisés comme le caractère subi de la vocation et la visite d’esprit. Mais de
profondes différences ressortent de l’examen du mode de succession ainsi que des
représentations touchant à l’acquisition et au modus operandi de la compétence de
chaque spécialiste.
De nombreux paramètres varient d’une spécialité à l’autre et il n’est pas possible de
donner la formule générale des compétences. Toutefois nous pouvons souligner
quelques corrélations.
Les différentes spécialités se distinguent par l’importance relative qu’elles accordent à
l’originalité et à la tradition. Le forgeron et le conteur sont des spécialistes
fondamentalement traditionalistes. Ils sont tenus à des règles d’exactitude. C’est leur
capacité à reproduire des choses anciennes qui est appréciée. Les attentes du public
ne sont pas les mêmes pour le chamane. Il n’a pas à répéter un texte connu de tous,
comme le fait le conteur ou le porteur de pierre à pluie, bien au contraire, il est
supposé improviser toutes ses invocations. La diversité des esprits revendiqués par
les chamanes est, selon notre interprétation, à mettre en rapport direct avec ce
principe d’invention. Réciproquement, il n’est pas étonnant de voir que des
spécialistes dont on n’attend pas d’invention ne revendiquent leur inspiration que
d’un esprit commun, Xaj êêzi chez les conteurs du Nord de l’Altaï, Kydaj-baxsy chez
les forgerons iakoutes.
479

A. Échange et filiation.

L’échange et la filiation sont deux variables importantes plus ou moins sollicitées par
les modèles de compétence. Les représentations concernant les spécialistes évoluent
entre les deux extrêmes.

Figure 126. Les variables de l’échange et de la filiation dans les compétences spéciales.

Nous avons tout d’abord repéré un modèle relationnel où le mode d’accès à la


compétence est la chance, sanctionnée par un échange avec une entité non humaine,
une altérité (un objet, un esprit). L’illustration la plus pure nous est fournie par le
possesseur de pierre à pluie chez les chasseurs iakoutes. La chance n’est généralement
pas donnée sans une contrepartie payée, soit à l’avance soit après l’événement
heureux. Dans tous les récits touvas de rencontre avec l’esprit donneur de gibier, le
chasseur passe par une douloureuse et longue période de famine jusqu’au moment où
il attire l’attention de la maîtresse de la taïga. De même, dans le mythe raconté par
Êreksen à propos de son aïeul Sümestej, celui-ci reçoit le don chamanique à la suite
d’une période de misère extrême. Dans le cas du découvreur de pierre à pluie, il paie
a posteriori de son bonheur familial la chance de l’avoir découverte et de gagner une
compétence grâce à sa possession.
Nous avons d’autre part un modèle plus « sociologique », fondé sur la filiation, c’est-
à-dire la relation au même, dont le représentant sera le forgeron touva. Le forgeron
touva est forgeron parce qu’il est fils de forgeron : on n’attend pas de lui
l’établissement d’autre relation que celle de filiation. Ce modèle est propice à
l’attribution de traits spéciaux transmissibles. Par exemple, à propos d’un lignage
patrilinéaire de tudugžu « accoucheurs », un Touva dit que ce « lignage » (uk) possède
un ada-yzyguur salgaan salym-čajaan « destin-facture hérité par le père » (Samdan 2004,
190). Toutefois cet essentialisme ne devient rigoureusement biologique que si le
480

principe patrilinéaire est abandonné, ce qui ne se présente que dans le cas du


chamane.
Entre ces deux modèles peut se placer le chamane. Il est lui aussi un héritier, mais
son accès à la fonction n’a rien de l’évidence mécanique de la succession patrilinéaire,
masculine et continue dans la forge. Dans le modèle chamanique une forte dose de
chance et d’échange est « injectée » par l’épreuve de la crise qualifiante qui frappe l’un
des descendants ou collatéraux mâle ou femelle du chamane défunt sans qu’une règle
sociale permette de prévoir lequel. On cite le cas de chamanes sans ancêtres qui
accèdent à la fonction en la payant (en avance ou ultérieurement) de la mort de
nombreux consanguins.
Il faut observer que ces modèles n’occupent pas, dans la société, le même statut. Le
modèle de chance et d’échange se retrouve surtout dans les contes, les mythes de
fondation de lignée et, quand il apparaît dans la pratique, il est souvent lié au
domaine de la chasse. Le modèle centré sur la filiation est simplement celui de la
succession mécanique dans les statuts sociaux, qu’ils soient ordinaires ou spéciaux. Il
forme une base sociologique communément admise sur laquelle peut se développer
un discours réintroduisant une dose de chance et d’échange. C’est le cas chez les
forgerons iakoutes qui, afin de devenir « vrais forgerons », se présentent comme des
élus de Kydaj-baxsy, traversent une crise pénible et doivent sacrifier un taureau, tout
ceci alors même qu’ils travaillent depuis plusieurs années dans la forge de leur père.

B. Action causale et interaction sociale.

D’autres grilles de lecture articulées sur d’autres variables différencient les


compétences magiques. Chez les spécialistes non-chamanes, comme le conteur ou le
forgeron, mais aussi le porteur de pierre de l’Altaï du Sud, l’accès à la fonction est
précédé par une période d’apprentissage dans la famille. Le novice devient de cette
manière un héritier des connaissances gardées dans son patrilignage. Dans certains
cas, lorsque le statut est entouré d’un grand prestige, l’acquisition du statut de
spécialiste fait l’objet d’hypothèses supplémentaires : elle nécessite le passage par une
crise qualifiante au cours de laquelle le novice est supposé acquérir, auprès d’esprits
particuliers, des savoirs spéciaux secrets supplémentaires. C’est ce savoir occulte qui
garantit aux yeux des profanes l’authenticité des grands conteurs chez les peuples
turcs de l’Altaï septentrional et des grands forgerons chez les Iakoutes. En somme,
dans la pratique comme dans l’idéologie, l’apprentissage occupe la place centrale. Il a
pour contenu une technique ainsi que des formules particulières d’adresse aux esprits.
481

Spécialiste transmission de apprentissage contenu de la objet de modalité


la qualité réel crise l’action d’action
grand patrilinéaire familial apprentissage métaux, corps causalité
forgeron masculine action sur le malades
iakoute continue corps
forgeron patrilinéaire familial 0 métaux causalité
ordinaire masculine
continue
grand patrilinéaire familial apprentissage vielle, contes causalité
conteur chor- masculine
altaïen continue
conteur patrilinéaire ou familial ou 0 contes causalité
ordinaire sans transmission autre
(touva)
porteur de patrilinéaire familial ? atmosphère causalité
pierre
chamane cognatique 0 action sur le esprits, corps causalité et
discontinue corps des hommes, relation
objets sociale

Selon notre interprétation, le mode cognatique de transmission de la qualité est


révélateur d’une représentation naturaliste ; à l’opposé, la transmission unilinéaire est
caractéristique d’une succession largement conçue comme sociale par les acteurs eux-
mêmes. L’apprentissage est ce qui fait le spécialiste non-chamane, alors qu’il n’a
qu’un rôle mineur pour le chamane. La brève phase explicite d’apprentissage auprès
d’un chamane ancien n’intervient que lorsque le novice est déjà reconnu comme
possédant la qualité innée de chamane, après le déclenchement de la crise qualifiante.
Pendant celle-ci, le chamane n’est pas supposé recevoir de savoir secret des esprits,
mais être soumis à leur pouvoir causal dans son corps, ce corps qui, dès avant sa
naissance, a subi leur action « créatrice ». Ce modèle se retrouve dans le récit de Zina
qui, à la façon d’un chamane, revendique une crise qualifiante mais ne mentionne
guère la notion d’apprentissage. Nous distinguons donc deux modes d’acquisition de
la qualité : l’un dont la teinte dominante est la relation sociale manifestée dans
l’apprentissage, l’autre qui met l’accent sur les rapports causaux naturels.
La comparaison des types d’action attendus de la possession de ces qualités diverses
nous fait constater une intéressante inversion.
Nous avons introduit dans le chapitre IX une différenciation des actions selon la
modalité d’efficacité, intuitive ou contre-intuitive, qu’elles font intervenir, et, d’autre
part une différenciation des objets en intuitifs et contre-intuitifs. Les spécialistes que
nous avons décrits plus haut font généralement porter leur action sur des objets
intuitifs : le conteur « dit le conte » (tooldu čugaalap) ; le forgeron bat le métal, parfois il
soigne des malades mais, nous dit-on, sans faire intervenir d’esprits ; Zina agit sur
une pierre, sur l’atmosphère et s’adresse aux montagnes mais non aux esprits-maîtres
482

des montagnes ; les devins xuvaanakčy sont supposés « faire parler les pierres ».
Toutes ces actions mêlent généralement des aspects contre-intuitifs comme la
récitation de formules d’invocations conventionnelles et des aspects intuitifs. Il en va
de même de l’action quotidienne de l’ « homme simple » où s’entrecroisent gestes
pratiques et gestes rituels. Nous ne rencontrons donc pas la combinaison
« chamanique », celle qui applique une action intuitive à un objet contre-intuitif.
Il existe pourtant un spécialiste à qui peut être attribuée cette possibilité : sa figure
était assez mineure autrefois, mais avec la disparition des chamanes dans bien des
régions de l’Altaï, il a acquis par endroits une importance de premier plan. Nous ne
pouvons donc le passer sous silence. Il s’agit du čymyrčy dont l’action a été décrite
avec précision depuis le début du XXe siècle chez les Téléoutes dans un article
d’Anoxin rédigé en 1912 (1929, 263-265) et plus récemment par Funk (2006, 78-91).
Ce spécialiste est également évoqué sous le nom de symyranyr kiži par des
informateurs tofalars de Katanov (1907 I, 619 ; II, 604-605, n°37). Il a pour rôle de
chasser les mauvais esprits des malades par des formules conventionnelles qu’il
chuchote, d’où son nom téléoute de čymyrčy, « chuchoteur », dérivé du verbe čymyr-
(tv. et tofalar symyr-) « chuchoter » et son nom tofalar de symyranyr kiži, « homme qui
chuchote390 ». La parole du čymyrčy téléoute se veut action et non dialogue : les
formules sont répétées de nombreuses fois sur un débit très rapide, puis la voix
monte en un crescendo final qui s’achève sur un cri caractéristique : « Šau ! » Ce type
de procédure rituelle peut rappeler celle du chamane, pourtant les deux personnages
du « chuchoteur » et du chamane ne sont nullement confondus. À quoi tient cette
frontière ? Il nous semble que la distinction est évidente dans leurs modalités d’action
respectives. À la différence du chamane qui chante publiquement ses invocations et
les laisse parfois répéter, le « chuchoteur » maintient le secret sur sa formule : elle est
fixe, il ne l’invente pas, il l’a sans doute connue par héritage lignager. Les Tofalars
profanes rencontrés par Katanov lui disaient : Čü teet-yp pis pilbes-pis « Nous, nous ne
savons pas ce qu’il prononce. » (ibid.). La modalité d’action du chuchoteur ne laisse
pas de place à l’improvisation : il s’agit d’une séquence codée. Funk précise que les
čymyrčy ne sont pas des kösmökči, des « voyants » (2006, 82), ce qui signifie qu’ils ne
sont pas supposés voir les entités spéciales sur lesquelles ils agissent. En
conséquence, la modalité d’efficacité de leurs actes n’est pas supposée être
perceptible pour eux : elle est donc pour eux contre-intuitive et se présente comme
telle pour le public. L’action intuitive sur objets contre-intuitifs demeure bien le
monopole du chamane. Notre parcours des spécialités magiques va nous permettre
de préciser les principes de cette stricte répartition des tâches.
La technique apprise par le spécialiste non-chamane lui permet de mener des actions
contraignantes particulières grâce à des instruments ou des formules que le profane ne
peut utiliser efficacement ou même dont le contact (pour les outils du forgeron) a
pour lui des conséquences funestes. Le conteur authentique est pris par le kaj êêzi qui
le contraint à dire le conte à tel point qu’il ne peut interrompre son récit pour sauver
son enfant. Sa technique lui permet d’agir sur la vielle. Il est ainsi un rouage dans un

390 Sur le chuchotement symyranyr en contexte de divination, voir p. 182.


483

processus causal simple. Le čatčy agit sur la pierre et s’il adresse une prière au ciel sa
parole conventionnelle ne tourne jamais au dialogue, c’est-à-dire à une véritable
relation sociale. De même la parole du čymyrčy est une action brutale qui évolue vers le
cri, et non un dialogue. L’invocation prononcée par le non-chamane est un acte ; cette
idée d’une performativité de la parole a été exprimée par la fondatrice des études
sibériennes en France, Éveline Lot-Falck, dix ans avant John Austin : « La parole est
plus efficace que l’arme. Elle garde encore sa force, son contenu primitifs ; elle est
acte. (…) L’efficacité de cet assemblage de mots réside dans son caractère
inchangeable, immuable à travers les générations. » (1953, 93). On peut conclure en
disant que, d’une manière générale, la modalité d’action du spécialiste non-chamane
est la causalité qu’elle soit intuitive (le coup de marteau du forgeron sur l’enclume) ou
contre-intuitive (la pierre à pluie trempée dans la rivière).
Cette modalité d’action n’est pas étrangère à la pratique du chamane. Les diverses
techniques employées par les autres spécialistes lui sont souvent accessibles. La force
d’action causale qui lui est attribuée dépasse même largement celles des autres
spécialistes. Lui seul affirme pouvoir chasser un mauvais esprit d’une pichenette
comme le prétendent Kara-ool ou Xovalygmaa. Mais en ce domaine, le chamane ne
se distingue des autres spécialistes que par le degré de sa force et non par la nature de
son action. Si le chamane se distingue des autres spécialistes, c’est en ce qu’il possède
plusieurs modes d’action. Kara-ool expliquait ainsi comment il intervient quand un
faux chamane a échoué dans le rituel du 49e jour :

Après le 49e jour, si on n’a pas conduit le sünezin, il devient un aza. Et alors il
est difficile de le renvoyer. Il y a deux moyens : à l’amiable ou par la force. À
l’amiable, il faut faire un petit saŋ [bûcher avec offrandes]. Par la force, c’est
avec l’aide d’adyg-êêren [l’esprit-ours].

Là où la singularité du chamane apparaît avec le plus d’évidence, c’est dans le recours


à cette modalité d’action qui n’est accessible qu’à lui seul : l’interaction sociale avec
les esprits. On objectera peut-être qu’il est courant que les gens ordinaires s’adressent
aux esprits comme à des agents intentionnels, et leurs relations à ces agents sont
conséquemment décrites en termes intentionnels : la mère de famille ou le chasseur
« demandent » la santé ou la chance au maître des lieux. De même tous les
spécialistes ont-ils des prières particulières qu’ils adressent à leurs esprits. Mais de
telles demandes manifestent-elles à proprement parler quelque chose comme des
relations sociales ? Les philosophes de l’esprit, lorsqu’ils cherchent un critère
permettant de juger l’intelligence naturelle ou artificielle manifestée par des
« systèmes cognitifs », mettent en avant l’épreuve de la conversation. La conversation
est une interaction qui ne peut avoir lieu qu’entre deux agents doués d’inventivité. Or
les prières des non-chamanes ne ressemblent jamais à des conversations : elles en
restent à l’état d’ébauches de communication sans prétendre constituer des échanges.
On peut appliquer à ce type de communication la remarque que Descombes fait à
propos des conversations avec des ordinateurs dont on teste l’intelligence (1995,
162) : « cette simulation resterait une mystification décevante si la machine ne devait,
484

pour s’intéresser à ce qui m’occupe, partager mes intérêts. » Le profane n’est jamais
certain d’avoir été entendu, ni d’avoir intéressé l’agent auquel il s’adresse : il reste
enfermé dans un monologue incertain. Le chamane va plus loin lorsqu’il mime un
véritable entretien avec les esprits. Bien entendu, pas plus que les profanes, il n’établit
réellement de relation sociale avec qui que ce soit, et son action demeure une
simulation objective. Mais ce qu’il imite, ce qui guide et modèle son comportement,
c’est bien l’interaction sociale complète impliquant deux partenaires dans une
« activité intelligente commune » comme le dit Descombes à propos de la
conversation (ibid.)
Le chamane est supposé capable de mettre en œuvre des négociations, des stratégies
de séduction, afin d’obtenir des esprits ce que ses clients demandent. Seul un
chamane cause avec l’âme d’un mort comme on le voit dans le rite du 49e jour. Seul
un chamane peut dire « bonjour » aux esprits, tel ce chamane tožu qui répète « Amyr-
mendi » à ses différents esprits et aux maîtres des montagnes qu’il invoque (Vajnštejn
1961, 190).
Si nous résumons nos observations, nous voyons que la compétence spécifique du
chamane est l’action de type social, or c’est de manière naturelle qu’elle est supposée
être acquise. Symétriquement, la compétence des autres spécialistes est d’ordre causal
et non interactionnel, alors que son mode d’acquisition est l’apprentissage, donc
l’interaction sociale. Cette inversion n’est paradoxale qu’en apparence : elle obéit à la
logique des rapports entre les genres dans l’ontologie des peuples que nous étudions.
Dans la logique de la pratique (et non dans l’idéologie du conte), une espèce ne peut
agir sur une autre espèce que de façon causale, les interactions sociales sont réservées
aux membres d’une même espèce. Si les hommes reconnaissent que les bouquetins
ou les loups ont entre eux des rapports sociaux, ils ne tentent pas pour autant d’en
établir avec eux. Avoir des relations sociales avec des êtres d’un genre différent n’est
pas une technique que l’on puisse apprendre : cela suppose de posséder avec eux des
propriétés communes, donc d’être caractérisé par une nature particulière et c’est
précisément de façon naturelle que les capacités du chamane sont supposées être
transmises. Si celui-ci peut mener des interactions avec les esprits, c’est qu’il a avec
eux des caractères communs qui font de lui un être ambigu, appartenant à la fois à la
communauté des hommes et au domaine des esprits, non pas partagé entre les deux,
mais dédoublé, entier à la fois dans l’un et dans l’autre, – une ambiguïté qui n’apparaît
jamais mieux que lorsqu’on l’accuse d’une action qui ne peut être prêtée,
logiquement, qu’à des non-humains, celle de dévorer des hommes.

C. Un système différentiel

D’une certaine manière, les différentes catégories s’impliquent les unes les autres et
forment donc un système de relations. Même lorsque des conceptions essentialistes
sont très puissantes les différents spécialistes sont placés sur une échelle commune,
485

comme le montre le dicton iakoute « Le forgeron et le chamane sont de même


niveau » (Seroševskij [1896] 1993, 610).
Les diverses spécialités ont en commun de mettre en œuvre une combinaison
variable des notions de perception, de puissance causale et de puissance
interactionnelle. Dans ce système, les voyants (tv. iji körnür kiži, tél. kösmökči,
télenghite kösmöči) ont la capacité de voir les agents spéciaux mais pas celle d’agir sur
eux : ainsi le devin dit-il le destin, mais il ne peut le modifier. Les spécialistes rituels
non-chamanes sont crédités de la puissance d’agir sur les agents spéciaux ou d’être
agis par eux mais pas de celle de les voir et donc d’établir avec eux des interactions391.
Dans tous les cas, les relations établies avec les esprits sont imparfaites. Elles
dessinent en creux la possibilité d’une relation complète qui suppose, pour être
réalisée, un homme qui soit à la fois, en termes téléoutes, čymyrčy et kösmökči, - un
homme capable aussi bien de voir les entités spéciales que d’agir sur elles. C’est le
chamane qui incarne cette possibilité. Ainsi lorsque les informateurs disent d’un
spécialiste quelconque qu’il a telle faculté mais pas telle autre, ils évoquent
implicitement la figure totale du chamane.
Les définitions des spécialistes qui, d’une certaine manière, s’impliquent ainsi
implicitement l’une l’autre, font presque toujours explicitement intervenir la catégorie
des profanes. Le savoir secret du « vrai » spécialiste, révélé par des esprits lors de la
crise qualifiante, ses techniques occultes qui fondent son authenticité ne sont pas, par
définition, explicitées dans les descriptions : elles demeurent des faits mystérieux,
dont le seul trait saillant explicitable par le profane est le fait qu’il ne les maîtrise pas.
Il y a à cela des raisons logiques. Une catégorie d’individus n’est porteuse d’un statut
social que si d’autres membres de cette société se reconnaissent eux-mêmes comme
exclus de ce statut. Ainsi le rite d’investiture du chamane définit à la fois le chamane
comme chamane et les membres de l’assistance comme non-chamanes. On le
comprend bien pour les spécialités comme celles de forgeron, conteur, qui par leur
mode de transmission, paraissent bien être conçues comme des statuts sociaux.
Mais qu’en est-il du chamane ? Tout est-il dit lorsque l’on affirme que les qualités
naturelles du chamane sont captées et canalisées à son profit par la société quand elle
transforme la singularité du chamane en statut social en lui remettant rituellement
son équipement ? On aurait un statut social fondé en nature : le cas n’aurait rien de
surprenant, il suffit de penser aux conditions physiques d’accès à la catégorie
occidentale de sportifs de haut niveau.
Il nous semble pourtant que le schème essentialiste génétique échoue à formuler lui-
même entièrement en termes naturels les propriétés physiques du chamane
antérieures à son accès au statut. Nous le voyons à des expressions définitionnelles
dont la plus courante et la plus révélatrice dit du chamane qu’il « voit ce que les gens
simples ne voient pas et entend ce qu’ils n’entendent pas », une formule largement

Je m’inspire ici de la judicieuse application qu’a faite Grégory Delaplace (2007), à propos des
391

Dörbets de Mongolie, des notions de « voir, savoir, pouvoir » de Chaumeil (1993).


486

diffusée puisqu’elle est connue des Iakoutes392. Les caractères prétendument naturels
du chamane ne sont pas donnés de façon substantielle comme dans la description
d’une espèce animale qui n’exige pas, en droit, la description des autres espèces. Les
propriétés du chamanes sont données en relation avec des gens qui sont des non-
chamanes. De plus, la crise qualifiante, le modèle de la maladie génétique, le rejet
d’une transmission patrilinéaire continue ordinaire, toute cette fiction obstinément
naturaliste pourrait-elle avoir un sens pour les acteurs, être conçue par eux et
finalement mise en œuvre socialement, sans l’opposition logique entre l’idée de
caractère naturel et celle de caractère social.
Notre propos n’est pas ici de démontrer que l’idée d’une nature spéciale du chamane
n’est qu’un fait culturel, ce serait un truisme, mais nous souhaiterions insister sur le
fait que cette idée a bien, pour les acteurs eux-mêmes, dans une certaine mesure que
fait apparaître leurs discours, le statut d’idée en relation avec d’autres idées.

VII. Le chamane : perception et interaction

Figure 127. Un chamane chez les Touvas. Cliché de F. Kohn, 1903. RÊM (n° 1134-143). Gursman dir. 2006, 95.
Il s’agit d’une pose pour le photographe car les chamanes ne menaient pas de rituels de jour.

La figure du chamane réalise le croisement des capacités du devin qui voit et du


spécialiste qui agit. Comment certains individus peuvent-ils être réputés doués de tels
pouvoirs ? Comment la différence censée les séparer des profanes est-elle entretenue

392
Le chamane Tjus’pjut « pouvait voir et entendre plus que les autres » (Seroševskij [1896] 1993,
601).
487

dans les interactions ? Quels sont les mécanismes qui retiennent les profanes
d’empiéter sur les actions dont le chamane a le monopole et plus généralement de
s’affirmer à volonté chamane puisque aucune institution ne l’interdit ?
Certains observateurs affirment qu’aujourd’hui à Touva n’importe qui peut « se
proclamer » chamane. Si tel était le cas, on devrait voir apparaître et disparaître en
permanence des chamanes à Touva. Pourtant, la plupart des chamanes que j’ai
rencontrés assurent que c’est sous la contrainte, après de longs tourments qu’ils se
sont décidés à franchir le pas. C’est donc qu’une barrière puissante les en détournait,
non pas un obstacle objectif, mais un principe qui entrait en conflit en eux avec un
autre principe. D’une manière générale, je n’ai jamais entendu parler à Touva d’une
personne qui se conférât ou abandonnât à la légère le statut de chamane. Quelles
sont donc ces barrières invisibles mais efficaces qui protègent le statut de chamane
mieux que ne le ferait une loi sur l’exercice illégal de leur profession, bref, quels sont
ces mécanismes qui stabilisent le statut de chamane ?
C’est vers les pratiques discursives, véritable projection linguistique des statuts
sociaux, que nous devons nous tourner. Nous avons montré dans le chapitre
« L’originalité du chamane » que le style individuel qu’élabore chaque chamane ne
peut être réduit à un écart par rapport à la norme dans le but d’exprimer une
intériorité. Nous avons cependant noté que l’originalité individuelle s’inscrit bien
dans un registre de discours commun, le discours chamanique, qui existe en relation
avec d’autres registres. L’écart ne définit pas l’originalité chamanique, pourtant la
seconde a cependant besoin du cadre borné que fixe le premier pour se développer.
Nous allons maintenant tenter d’aborder la question du discours chamanique, non
plus comme style individuel, mais comme champ collectif qui se constitue largement
par différence avec le discours ordinaire. Nous nous inspirons ici du principe énoncé
par Bourdieu dans Ce que parler veut dire, selon lequel : « des usages de la langue (…) il
n’est de définition que relationnelle » (1982, 50).

A. Un pseudo-dialecte.

Le discours chamanique doit d’abord se donner à voir, rendre visible sa différence


avec le discours ordinaire. Nous avons déjà signalé les effets d’écart par rapport à la
norme produits par la métrique et des figures de style comme l’oxymore chor ulug
kičig « grand petit ». Le discours chamanique prend quelquefois l’apparence d’une
langue ou d’un dialecte caractérisé par un lexique particulier. Anoxin note par
exemple (1924, 139) qu’un ongon qu’il décrit est appelé « dans le discours ordinaire »
togus paš (« neuf têtes »), alors qu’il reçoit un autre nom dans les invocations
chamaniques jažyl tonduu togus kys (« neuf filles en manteaux verts »). Chez les
Téléoutes, le tambour portait une désignation commune čaluu « bien que pendant la
séance chamanique, comme chez les autres peuples de l’Altaï, il s’appelait d’un terme
particulier, ak-adan » c’est-à-dire « chameau blanc » (Potapov 1949, 192 ; Funk 2005,
488

190). Le battoir appelé ordinairement orbu devenait dans les invocations taš orbu
« battoir de pierre » (Dyrenkova 1949a, 112).
Ces expressions pouvaient avoir un effet troublant sur les auditeurs, mais elle ne
constituaient pas pour autant un « nouveau langage », ni même un jargon
professionnel, car les mots employés étaient connus de tous. Leur mise en œuvre
dans des métaphores ne les rendait pas incompréhensibles, car ces formules
constituaient des lieux communs. D’une manière générale, la parole des chamanes
n’est pas un langage de classe hérité par l’effet d’une éducation particulière, mais un
registre discursif qui n’est pratiqué que lorsque le chamane parle en tant que
chamane, généralement en contexte rituel et face à des clients venus le consulter.
Le discours du chamane ne s’écarte pas de celui du profane seulement par
l’invocation. En dehors du contexte rituel, lorsque le discours chamanique se
rapporte à des entités spéciales, il se distingue de celui du profane en ce qu’il
s’affranchit des marqueurs de discours rapporté comme dižir « on dit que ». Si, par
exemple, le chamane décrit l’apparence des aza, il en donne les traits avec assurance,
sans se référer à l’autorité de la tradition, mais renvoyant ses propos à sa seule
expérience. Par exemple Xovalygmaa décrit ainsi les esprits-maîtres de lieux :

« Le plus gentil est le maître de haute montagne [taŋdy êêzi] : il est comme ton
grand-père. Tous les maîtres [êêler] à Touva portent le kežege [natte dans le
dos]. Depuis l’enfance je les vois et ils sont très beaux. Du coup, parmi les
gens personne ne me paraît assez beau. Une amie me montre quelqu’un dans
la rue, me disant : ‘Qu’il est beau !’, moi je le trouve médiocre à côté des
maîtres. »

D’une manière générale, le chamanes parlent la langue de la vision et non celle de la


tradition ou (rarement) de la sensation comme les profanes. Dans ce discours, savoir
et voir sont identiques car le chamane ne fait pas appel à un savoir cumulatif collectif.
La mémoire est un savoir culturel alors que le savoir du chamane est comme un
organe.
Le discours chamanique se distingue encore par son aplomb. Dans la maison où se
prépare un rituel, la voix et les rires du chamane résonnent avec un éclat qui
contrastent avec l’accablement et la timidité des clients. Il est très rare que le doute se
laisse percevoir dans les paroles du chamane. Il n’avoue aucune peur lorsqu’il parle
de ces êtres spéciaux qu’il prétend voir à chaque rituel, à l’opposé du discours
terrorisé et hésitant du profane qui évoque avec hésitation la vision d’aza qu’il a cru
avoir (il n’en est pas certain) une dizaine d’années auparavant. Xovalygmaa par
exemple, aime à prendre le contre-pied de l’opinion ordinaire en affirmant que le
terrible Erlik, synonyme de mort pour les Touvas « peut être très beau, il n’est pas
mauvais, il ne fait qu’exécuter les décisions de Burgan ». Elle affirme aussi que les
esprits albys sont sympathiques.
De cette manière, les registres de discours tracent eux-mêmes les frontières
infranchissables entre des catégories d’hommes qu’ils sont censés manifester.
Comme le dit Bourdieu (1982, 40-41) : « Un système d’oppositions linguistiques
489

sociologiquement pertinentes tend à se constituer qui n’a rien de commun avec le système
des oppositions linguistiques pertinentes linguistiquement. » Pour le sociologue, ce
système est « la retraduction d’un système de différences sociales393. » Le type de
discours qui parle à travers eux définit les profanes comme des non-chamanes,
comme des « gens simples » qui ne savent qu’une chose avec certitude, c’est qu’ils ne
voient pas, ne savent pas, ne peuvent pas. L’économie différentielle des registres de
discours diffuse, légitime et renforce en la rendant évidente une représentation non
homogène des humains répartis en catégories ontologiques hermétiques. Si les
profanes sont disposés à admettre que le chamane « voit » des choses qu’ils ne voient
pas, c’est que l’écart abyssal qui sépare leur parole fruste et maladroite de la
rhétorique aisée et flamboyante du chamane paraît naturellement dessiner et
confirmer à chaque entretien une différence bien plus profonde qui s’enracine dans
leurs corps.

B. Monisme des simples, dualisme des chamanes.

Les particularités du discours chamanique sont rapportées par les profanes à la


« double vision » (iji körnür) qui lui est prêtée. Cette faculté contient dans sa définition
la négation de la vision ordinaire puisque son contenu tient dans la formule : « ce que
les gens simples ne voient pas ». Ainsi la meilleure manière de signaler l’entrée dans la
vision chamanique sera de renoncer, pour la nier, à la vision ordinaire, en fermant les
yeux comme le font la plupart des chamanes touvas pendant le rituel. « Pourquoi
fermez-vous les yeux pendant le rite » demandait Vajnštejn (1991, 256) à la chamane
Dežit Tožu qui répondit : « Pour mieux voir les esprits auxiliaires [êêren], pour que
personne ne m’empêche de parler avec eux, pour qu’on ne me gêne pas quand je me
bats avec les mauvais esprits. »
Une des conséquences frappantes du principe de la double vision est le goût du
redoublement ou du pli métaphysique que nous avons mis en évidence dans la
mythologie personnelle de Xovalygmaa. Ce trait caractéristique du discours
chamanique explique la démultiplication des esprits-maîtres (êê), qui sont en quelque
sorte l’hypostase du « ce que les gens simples ne voient pas » rapporté à chaque objet.
Pour le chamane Kara-ool, son tambour et son battoir possèdent chacun un maître.
Orbanyŋ êêzi « le maître du battoir » apparaît sur cet objet sous la forme d’une tête de
dragon sculptée sur le manche394. On voit aussi apparaître dans le discours des
chamanes téléoutes des « maîtres du blanc tambour » ak adannyŋ eeleri (Dyrenkova
1949a, 113), de même pour les Sagaïs, tambour et battoir ont un maître à qui sont
offerts les rubans attachés sur la traverse métallique du tambour (Diószegi 1998, 33).

393 Plus loin dans son ouvrage, Bourdieu fait de ces « systèmes » des « langues » propres à chaque
classe sociale. Il nous semble qu’il assimile sans raison style, langue et registre de discours. Rappelons-
le, le discours chamanique tel que nous l’entendons est un registre qui est propre à des situations
plutôt qu’à une classe sociale.
394 Les battoirs évenks et iakoutes portaient souvent sur le manche la représentation zoomorphe de

leur esprit-maître (Lot-Falck 1961, 46 ; Beffa & Delaby 1999, 40-42).


490

À un niveau supérieur, un esprit peut être dédoublé et se voir à lui-même attribuer,


dans le discours chamanique, un esprit. On voit ainsi dans les invocations touvas des
expressions comme aar dözüm êêleri « maîtres de ma lourde racine » (Kenin-Lopsan éd.
2002, 413) ou êêren dözüm êêleri! « maîtres de ma racine-êêren » (ibid. 434) et, chez les
Altaïens, aruu tösim êêzi « maître de ma racine pure », tös « racine » désignant
ordinairement un esprit en contexte chamanique (Anoxin 1924, 133).
Le langage des simples au contraire, comme nous l’avons observé dans les
invocations de chasseurs et dans celles de Zina, demeure presque toujours moniste,
s’adressant aux objets en eux-mêmes (montagnes, rivières, animaux) sans leur
attribuer d’arrière plan métaphysique.

C. Le redoublement matérialisé

Le phénomène de redoublement trouve chez les Bouriates une illustration matérielle


courante dans les ongon à deux dimensions propres à cette population. Gmelin décrit
chez les Bouriates de Seleghinsk des plaques de laiton fixées sur des figures dessinées
sur du tissu (Gmelin 1767, I, 217) (un exemple du XIXe siècle est représenté en
fig. 128). Ces plaques métalliques sur les ongon bouriates figurent l’ « âme » des esprits
représentés (Humphrey 1971, 56). On peut trouver, comme dans la fig. 129, jusqu’à
trois images anthropomorphes superposées, dans ce cas, la plaque métallique
supérieure doit être vue comme l’âme de l’âme d’un esprit.

Figure 128. Ongon bouriate. Figure 129. Ongon bouriate Naxuraj.


Potanin 1883, planche XVI, fig.75. Potanin 1883, planche XVII, fig. 77.

Chez les Turcs de l’Altaï-Saïan, ce sont les tambours qui fournissent le support de ce
genre de redoublement. Parmi les chamanes touvas contemporains, le tambour que le
chamane Kara-ool Dončun-ool utilise le plus couramment possède sur son manche
une figure anthropomorphe que le chamane appelle düŋgür êêzi, « maître du
tambour ». En outre, une poupée dont les cheveux sont figurés par du poil d’écureuil
est suspendue parmi les nombreux rubans attachés à la traverse. Kara-ool l’appelle
491

kiži êêren et le met en étroite relation avec le düŋgür êêzi. Dans la pratique, la poupée
apparaît comme le prolongement du düŋgür êêzi : elle est utilisée comme un
intermédiaire entre celui-ci et les clients du chamane. Si le düŋgür êêzi est la face
« spéciale » du tambour hypostasiée en une entité autonome opposée à l’entité
matérielle qu’est le tambour lui-même, le kiži êêren est un redoublement
supplémentaire entre ces deux entités.

Figure 130. Le chamane Kara-ool fumige son tambour à Figure 131. Poupée kiži-êêren suspendue sur le même
manche anthropomorphe. tambour.

Ce cas de multiplication de la figuration de l’esprit-maître du tambour est original


dans sa forme mais n’est pas rare dans son principe. L’esprit-maître du tambour des
chamanes altaïens est souvent représenté à la fois par une sculpture anthropomorphe
sur le manche et par une peinture représentant cette sculpture sur la face extérieure et
même parfois intérieure de la membrane (Anoxin 1924, 55, 57). En outre, le tambour
peut lui-même être représenté indépendamment de son esprit-maître comme on le
voit dans les peintures recouvrant les membranes des tambours téléoutes où il
apparaît comme un cheval monté par un cavalier. Celui-ci n’est autre que le chamane
lui-même (Dyrenkova 1949a, 120).

Figure 132. Représentation du chamane sur sa monture Kamnyŋ tyn burazy.


Détails de peintures sur les tambours téléoutes. Dyrenkova 1949a, 110, fig. 8, détail 11.

Chez les Altaïens, le cerf maral dont la peau a été utilisée pour faire le tambour est
parfois représenté sur cette peau même. Parfois la figure de bois du maître du
tambour sur le manche était dédoublée (fig. ci-dessous).
492

Figure 133.Figures peintes sur la membrane d’un tambour Figure 134. Manche de tambour altaïen à double tête.
altaïen. On distingue une représentation anthropomorphe de Anoxin 1924, 53, fig.49.
l’esprit-maître du tambour ainsi que l’image de l’animal dont
la peau a été utilisée. Anoxin 1924, 54 fig. 56.

Renoncer à l’idée d’une vision du monde unique et uniformément partagée dans une
société même petite nous permet de résoudre un paradoxe depuis longtemps présent
dans l’ethnographie des peuples de la région. Potanin se demandait si les Altaïens
lorsqu’ils font un sacrifice près d’un obo le font pour cet obo ou pour l’esprit du lieu, et
il reconnaissait qu’il n’avait pu trouver de réponse claire (1883, 91). Dyrenkova
remarquait à propos des Chors que, « dans les légendes, très souvent il est difficile de
déterminer s’il est question de la montagne elle-même ou de son maître » (1940, 389).
Georgi avança une hypothèse explicative en distinguant entre « les moins stupides »
qui voient une divinité au-delà de la chose et « les ignorants » qui rendent culte à la
chose elle-même (1776-1777, III, 149).
En fait, ce n’est pas de la psychologie du locuteur, ni même de ses croyances que
paraît dépendre, selon notre interprétation, la nomination d’entités spirituelles ou
non. Il nous semble que c’est la situation pragmatique de la communication qui
commande le recours à un discours moniste ou dualiste. En situation didactique, en
particulier face à un étranger, les Touvas évoquent plus qu’ils ne le font entre eux les
notions de čer êêzi « maître des lieux ». Mais c’est surtout de la définition que le
locuteur s’attribue, soit de profane soit de chamane, que dépend le registre de
discours qu’il emploie. Lorsqu’un profane comme Amir me parle de l’arbre baj dyt de
sa famille, il m’explique que « l’arbre nous protège » (kamgalap turar yjaš). Mais lorsque
c’est une chamane comme Xovalygmaa qui s’exprime au sujet du baj dyt, elle évoque
sans arrêt le baj dyt êêzi qu’elle décrit comme une « princesse » (daŋgyna) venue du ciel
et à laquelle elle attribue toute la puissance de l’arbre. Amir et Xovalygmaa ne parlent
pas des langues différentes ; en termes wittgensteiniens, ils jouent à des « jeux de
langage » différents : celui d’Amir est le modeste commentaire des simples, celui de
Xovalygmaa est la baroque rhétorique des chamanes, riche en fronçures
métaphysiques.
493

Chapitre XI
L’âge des sorts

« Il n’y a pas d’esprits dans les grandes villes »


Kara-ool Dončun-ool

Notre réflexion va partir d’un étonnement. À la question fort simple de savoir quelle
est la cause la plus fréquente des problèmes de leurs clients, les chamanes touvas
donnent aujourd’hui majoritairement une réponse qui n’apparaît que rarement dans
les sources dont on dispose sur les pratiques passées dans l’Altaï-Saïan. Cette cause
avancée par Kara-ool, Xovalygmaa et bien d’autres, ce sont les mauvais sorts. On
peut être tenté d’en conclure que la sorcellerie est un phénomène nouveau, une idée
importée par exemple de la culture russe où elle a une existence ancienne. Mais il
n’en va pas exactement ainsi. La capacité de nuire à autrui par la possession d’une
qualité interne (witchcraft) ou par des actions rituelles (sorcery395) était connue des
Touvas d’autrefois, mais elle n’intervenait que rarement dans le diagnostic mis en
place par le chamane en situation de cure. L’attaque d’un esprit dévorateur ou la
transgression d’un tabou entraînant une sanction fournissaient des scénarios
explicatifs qui paraissent aujourd’hui avoir perdu de leur pertinence. Nous tenterons
dans ce chapitre d’élucider les causes (dans l’ordre social) et les raisons (dans l’ordre
du sens) d’une telle reconfiguration.
Le thème du maléfice n’a pas seulement gagné en popularité, il s’est modifié dans sa
structure. Aujourd’hui ce ne sont plus les mêmes catégories de personnes qui sont
soupçonnées de maléfices, de même que les scénarios menant à de tels soupçons
sont nouveaux. En quoi la conception du mal en a-t-elle été changée ?
Nous allons décrire plusieurs modèles de sorcellerie auxquels on est tenté d’appliquer
les qualificatifs d’ « ancien », « moderne », « urbain ». Cependant, ils s’imposent moins
par leur cohérence avec une « vision du monde » propre à la ville ou à la campagne,
que par leur capacité à produire des schémas explicatifs adaptés aux interactions
sociales familières aux « victimes ». Un même chamane peut avoir recours à des
scénarios empruntés de modèles différents selon que ses clients sont des nomades ou
des urbains.

395 Nous nous référons aux notions de witchcraft et sorcery telles qu’elles ont été définies par Evans-
Pritchard à partir de l’exemple azandé ([1937] 1972, 35-36).
494

I. La sorcellerie glorieuse des chamanes

Les récits traditionnels touvas qui font intervenir la notion de kargyš (« malédiction »)
ont pour acteurs les plus courants des chamanes. Ils prennent pour forme l’entre-
dévoration (čižir) des chamanes, un genre spécifique très populaire dans la littérature
orale touva (cf supra p. 301). Deux chamanes ennemis mènent un rituel assis chacun
dans sa yourte. Malgré la grande distance qui les sépare, ils sont supposés mener une
lutte à mort. On raconte généralement ces histoires à propos d’un chamane célèbre
dont on énumère les prouesses et qui sort vainqueur du duel. Elles suscitent
l’admiration et couvrent de gloire le chamane qui a vaincu au terme d’une lutte
fantastique, comme un héros d’épopée. Les lutteurs opposés sont de statut égal, ils
s’opposent sans fourberie, même s’ils peuvent recourir à la ruse et aux
métamorphoses. Dans ce contexte, la malédiction est un acte glorieux dont le
chamane peut se vanter comme l’illustre cet extrait d’invocation (Kenin-Lopsan éd.
1995, 342) :

Kargyštygnyŋ birêêzi men. Je suis de ceux qui font des malédictions


Xaja körze, xannyg-la men. Si vous me regardez, je suis sanglant.

Les chamanes contemporains n’hésitent pas à s’attribuer des meurtres de collègues


accomplis par malédiction. La chamane Xovalygmaa raconte qu’elle a déjà fait quatre
victimes :

« J’ai tué un chamane à Süt-Xöl. J’avais 18 ans. Je rentrais de l’école et j’ai senti
derrière moi des forces noires qui me poursuivaient. C’était lui. Il est mort
sept jours après.
Au total, j’ai tué quatre chamanes dans ma vie. Ce sont eux qui m’ont
attaquée. S’ils veulent me tuer, je ne vais pas rester les bras croisés. Si je me
laisse tuer, les gens diront : ‘Ils ne savent pas se défendre dans cette famille.’
Les gens n’inviteraient plus Ölčejmaa [la sœur de Xovalygmaa, chamane elle aussi],
elle n’aurait plus de clients et je veux éviter cela. »

Le meurtre symbolique de ses ennemis, dont le bruit se répand rapidement, est donc
un acte qui fait la réputation du bon chamane. Xovalygmaa affirme même qu’on
n’accède au rang de « grand chamane » qu’après avoir tué quatorze personnes.
En dehors des duels, la puissance des chamanes est illustrée dans les récits par des
cas de vengeances de chamanes frappant des profanes. Mais la victime de vengeance
est rarement mise à mort, « dévorée ». Comme l’explique Xovalygmaa, les chamanes
ne doivent pas tuer les « gens simples », mais seulement des chamanes.
L’hypothèse de la malédiction chamanique pouvait traditionnellement être évoquée
dans un diagnostic, même si le cas était tout à fait rare. Au début d’une invocation
pour déterminer l’origine du mal d’une jeune fille malade, un chamane interroge
(Kenin-Lopsan éd. 1995, 378) :
495

Aaldarda algyryškan Est-ce la malédiction du chamane capricieux


Aaktyg xamnyŋ kargyžy be? Qui crie dans les campements ?
Ala-xaakta algyryškan Est-ce la malédiction de la macreuse
Aŋgyr kuštuŋ kargyžy be? Qui a crié dans les saules rayés ?

La cause typique de la colère du chamane contre un profane est le vol de bêtes de


son troupeau ou de celui d’un proche. À propos d’une chamane de la région de son
enfance, Êrzin, Anatolij Kombu raconte :

« Elle envoyait des punitions aux gens qui l’avaient fâchée. Une fois on a volé
des chevaux à l’un de ses parents. Elle s’est mise en colère. Elle a dit à son
parent : ‘Ne t’inquiète pas’. Et elle a fait une malédiction [kargyš] aux voleurs.
Ceux-ci ne pouvaient plus bouger. Et dans leurs oreilles ils entendaient des
cris.
Une autre fois, quelqu’un a dit quelque chose de mal sur elle. Alors, elle a fait
en sorte qu’il devienne bègue dès qu’il disait quelque chose de mauvais. »

L’éleveur Aleksandr Xodunoolovič Moŋguš (Saša) habite au lieu-dit Bora-Šaj.


Autrefois le chamane Šogar Xam vivait dans la région. « La nuit pendant qu’il
dormait, si quelqu’un voulait lui voler des moutons, il restait collé à la barrière. Le
lendemain Šogar Xam lui disait : ‘Tu as froid ? ne refais plus ça !’ » Dans ce cas, la
puissance maléfique du chamane agit dans son sommeil sans qu’il ait besoin
d’accomplir la moindre action : on reconnaît là le modèle du witchcraft où le charme
est attribué à une qualité interne du « sorcier » et non à une procédure volontaire. Le
même modèle se dessine dans l’histoire suivante. Une chamane appelée Xam-kadaj
vivait dans la région de Baj-Tajga où elle était redoutée de la population
environnante. Viktor Salčak, habitant de Têêli raconte que cette femme, morte en
1987 à l’âge de 90 ans, avait trois mille moutons. Un jour, des voleurs (kajgal) avaient
emmené des vaches de son troupeau. La nuit, ils virent des flammes sur le cou des
bêtes ; effrayés, ils les ramenèrent à Xam-kadaj en lui demandant pitié. Les voisins de
cette chamane faisaient passer leurs troupeaux pour les siens afin de dissuader les
voleurs.
En résumé, la sorcellerie, dans ces histoires se rapportant au chamanisme ancien,
apparaît soit comme un acte guerrier épique soit comme la sanction d’un justicier,
dans tous les cas comme le signe de la puissance du chamane. Pour ce qui est de sa
mise en œuvre, le chamane oscille entre le modèle du sorcery, c’est-à-dire de l’attaque
délibérée menée lors d’un rituel, manifestée dans les combats de chamanes, et le
modèle du witchcraft où l’efficacité est attribuée à une puissance interne ne nécessitant
pas d’action consciente, modèles que l’on retrouve plutôt (mais pas toujours) dans les
récits de punition de profanes.
Mais dans tous les cas, la sorcellerie kargyš du chamane vise une cible précise et tend à
manifester la supériorité implacable de son expéditeur sur sa victime. D’après les
récits, elle peut agir sans sa volonté consciente mais jamais contre elle. Elle appartient
496

ainsi, selon les termes de Leach, à la catégorie de l’« agression surnaturelle contrôlée »
qui dénote « une relation d’autorité potentielle de l’agresseur sur l’agressé » (1968,
50). Cette autorité, dans le cas qui nous occupe, est celle, attendue, du chamane qui
s’espère vainqueur sur son rival et celle, garantie, du chamane outragé sur le profane
coupable.

II.Une explosion contemporaine

On a de bonnes raisons de croire que, autrefois, la sorcellerie n’était pas attribuée aux
seuls chamanes mais que des profanes pouvaient en être accusés. Des formules de
malédiction (kargyš) ont ainsi été notées chez les Touvas et les Khakasses396. Des
modèles anciens de sorcellerie, que nous décrirons plus loin, mettent en cause les
éleveurs mongols ou les belles-mères touvas. En raison du secret qui les entoure, on
ne peut juger de la réalité de l’existence de pratiques sorcières dans le passé ni de
l’évolution numérique des affaires de ce genre. En revanche, on peut affirmer sans
hésitation que, dans le diagnostic des chamanes, l’hypothèse du sort était autrefois
très peu mobilisée alors qu’elle est aujourd’hui citée au premier rang. Le scénario
sorcier est devenu des plus pertinents, il a gagné une puissance explicative séduisante.
Cette évolution a été observée dans d’autres régions voisines. Chez les Bouriates
habitant la ville d’Oulan-Oudé, capitale de la Bouriatie, Caroline Humphrey a fait le
constat suivant (1999, 8) : Here, an urban imagination (...) heightens the image of intrusion and
crystallizes a fear that seems to be more common than in the past, of sorcery or spells attributed to
the evil intentions of living people rather than to ancestral spirits. Chez les Darkhates, le
nombre de personnes soupçonnées de faire des malédictions (xaraal) connaîtrait une
augmentation liée à l’éclatement du groupe de parenté traditionnel (Lacaze 1996,
149). Dans les centres chamaniques d’Oulan-Bator, capitale de la Mongolie, Laetitia
Merli repère les malédictions (xaraal) mais aussi les mauvaises langues et jalousies (xel
am) comme l’un des diagnostics les plus courants émis par les chamanes mongols ; de
plus, depuis plusieurs années une « psychose de la malédiction » se serait emparée de
la ville (2004, 176).
Un article publié en 2006 dans un hebdomadaire d’information générale de Touva,
Pljus Inform 397, me décida à orienter mon enquête sur les affaires de sorcellerie. On
avait découvert dans un cimetière de la ville un cercueil miniature sur lequel était
inscrit en russe un nom et une date de naissance accompagnés d’une photographie.
La police, qui interpréta aussitôt l’objet comme témoignant d’un acte de sorcellerie,
ne donna pas de suite à l’affaire. L’auteur de l’article, Sajana Moŋguš s’indignait de
l’existence de telles pratiques et de la popularité de la croyance aux sorts qu’elle
impliquait. Elle y voyait le signe d’une mentalité inadaptée dans laquelle on attribue

396 Chez les Khakasses : Katanov 1907, II, 236 (n°23-26), 582 (n°69), 591 (n°95). J’ai identifié dans les
archives du TIGI deux textes de malédictions touvas dont l’une, selon Kenin-Lopsan, est une formule
de chamane (1987, 118).
397 Sajana Moŋguš « Staroe kladbišče v centre Kyzyla prisposobili dlja černoj magii », Pljus Inform du 23 mars

2006.
497

aux autres l’origine de ses propres malheurs au lieu de chercher à construire


positivement sa vie. Sajana Moŋguš est une militante démocrate à Touva. Dénuée de
toute nostalgie pour l’époque soviétique, elle lutte non seulement contre les abus du
gouvernement, mais plus largement contre une mentalité de soumission qui, d’après
elle rend possible la perpétuation de ces abus. Après la lecture de cet article, je
rencontrai Sajana Moŋguš qui me donna plus de détails sur l’affaire du cimetière. Les
policiers, disait-elle, n’avaient pas osé toucher à l’objet, « même les Russes ».
« Pourtant, un policier doit être athée ! » s’insurgeait-elle. De son côté, Sajana se
définissait comme une athée véritable. Elle me donna pourtant elle-même plus tard à
constater que la fascination pour la sorcellerie ne s’arrête pas aux fragiles catégories
séparant les « athées » (ru. ateisty) des « croyants » (ru. verujuščie).
À côté du terme traditionnel kargyš présent dans les invocations chamaniques, les
Touvas contemporains emploient aussi čatka, parfois dans la paire lexicale čatka-
kargyš. Ces deux mots sont porteurs de nuances différentes. Alors que le kargyš peut
avoir sa noblesse, jamais un chamane ne s’attribueraient un čatka, terme très
négativement connoté. Le čatka désigne une action magique nuisible accomplie, non
par la parole comme le kargyš, mais par une procédure rituelle particulière. La
distinction entre kargyš et čatka est donc assez semblable à celle qui sépare la
« malédiction » (mal dire) du « maléfice398 » (mal faire).

A. Science et sorcellerie

On parle des sorts avec prudence à Touva, en privé seulement et en baissant la voix.
Cela ne signifie pas qu’on en parle peu, au contraire. En dehors même du contexte de
la cure chamanique, les histoires de sorts sont devenues pour les Touvas
irrésistiblement intéressantes. Svetlana Moŋguš aime beaucoup profiter du temps
libre que lui laisse sa retraite pour se rendre au centre chamanique Tos-Dêêr afin
d’entendre des histoires de sorts. Elle-même connaît dans la sphère de ses relations
une dizaine d’exemples qu’elle raconte en privé avec une certaine délectation.
Au ministère de l’Éducation nationale à Kyzyl, travaille Galina Sunduj, une
pédagogue auteur de plusieurs manuels scolaires de ulusču užurlar, une discipline
d’apparition récente dont le nom peut être traduit par « Traditions populaires. » Elle
me demanda ce qui m’intéressait dans le chamanisme. J’étais alors en plein dans les
affaires de sorcellerie, mais, par prudence, je fis la réponse vague que je supposais
devoir être celle d’un Occidental « attiré par les traditions touvas ». Elle me répliqua
sans détour que, quant à elle, c’était les sorts qui l’intéressaient (čatka-kargyš sonuurgap
tur men). Parler de sorts, pour elle, n’a rien d’inconvenant ni de honteux. L’action du
chamane, comme la question de l’efficacité des sorts, lui paraissaient être un objet

398 Nous traduirons cependant plus généralement par « mauvais sort » le mot čatka qui est absent des
dictionnaires de touva. Nous n’avons pu identifier son origine ; tout au plus peut-on le rapprocher de
čat « magie ; pierre à pluie » décrit dans le chapitre précédent. Kargyš est au contraire bien connu : il
s’agit d’un dérivé de la racine turque commune kargy-/karga- « maudire ; injurier ».
498

d’étude pour les sciences, non les sciences sociales, mais les sciences naturelles. Selon
elle, le chamane émet des « rayons » (ru. luči) au cours du rituel.

« Ils sont invisibles aux yeux des profanes. Mais il existe des instruments
suffisamment puissants pour les enregistrer. Malheureusement, nous ne
disposons pas d’appareils aussi coûteux à Touva. Il y en a au Japon. En avez-
vous en France ?
Mon point de vue est original, vous verrez. Les čatka sont aussi des rayons
concentrés et qui se déplacent. Avec cet appareil, on pourrait les enregistrer,
les voir et les étudier. »

Pourquoi la notion de sort paraît-elle si séduisante à Galina ? Pourquoi n’oriente-elle


pas ses recherches vers l’observation des esprits aza par exemple ? C’est sans doute
que les aza ressemblent très peu aux objets de la recherche scientifique. La croyance
aux esprits et aux dieux a subi des attaques répétées de la science pendant la période
soviétique. L’idée même de science paraît impliquer le rejet de ces êtres personnels
invisibles doués d’intentionnalité. En revanche, la sorcellerie est un domaine qui s’est
montré particulièrement performant dans l’adaptation au positivisme scientifique.
Elle a trouvé une traduction moderne dans le vocabulaire de l’« énergie » et des
« forces ». Le notion de force utilisée par la physique est d’usage courant dans le
chamanisme. Les chamanes sont supposés avoir plus ou moins de « force » küš, on
parle encore de kara küš pour désigner par euphémisme un esprit mauvais ou un
mauvais sort. L’expression est métonymique quand il s’agit d’un esprit, car l’esprit
n’est pas seulement une force, mais aussi une intentionnalité, en revanche, elle
constitue une bonne description de l’idée de sort. La notion de force et celle, plus
moderne, d’énergie paraissent donc ouvrir aux questions des sorts une porte dans le
monde rationnel et contemporain des sciences, alors qu’elle laisse à l’extérieur l’idée
de mauvais esprits dont les exigences ontologiques ne peuvent être satisfaites.
La possibilité d’une étude scientifique des sorts n’est pas une idée fantaisiste de
Sunduj. Certaines chaînes populaires de la télévision russe diffusent des émissions sur
les sorts faisant intervenir des savants. On peut citer par exemple l’émission
hebdomadaire Neob’’jasnaemyj no fakt « C’est inexplicable, mais c’est un fait » qui
présente régulièrement des cas d’ensorcellement en Russie. Divers spécialistes,
d’origine souvent douteuse mais pas toujours, sont interrogés : psychologues,
énergéticiens, anthropologues. La sorcellerie a ses victimes célèbres dans toute la
Russie, comme la jeune Oksana Frolova âgée de 18 ans qui se serait endormie en
2005 dans un sommeil de plusieurs mois sans aucune alimentation sous l’effet d’un
mauvais sort vaudou de type « afro-caraïbien » exécuté par une rivale dans la
conquête du cœur d’un musicien de rock Il’ja Lagutenko399. Plusieurs chaînes de
télévision ont diffusé les images étonnantes de la « belle au bois dormant » dans son
lit avec sa mère éplorée à ses côtés. Différents « spécialistes » du vaudou furent
consultés pour expliquer la nature de la religion vaudou et l’origine de l’efficacité de

399 Voir par exemple : http://www.eg.ru/Publication.mhtml?PubID=6910&Menu=&Part=3


499

ses rituels. Ces savants peu classiques appartiennent généralement à des « centres
d’études parapsychologiques » privés, mais la science officielle elle-même oriente des
études dans ces nouvelles directions. Une équipe d’anthropologues et de
psychologues de l’Académie des sciences de Russie mène ainsi des recherches sur
l’efficacité du ZZA, ru. zagovorno-zaklinatel’nyj akt, « acte invocatoire-exorciste ».
S’appuyant sur des enquêtes de terrain et des expériences de laboratoire, Xaritonova
analyse l’action du ZZA comme une interaction entre « matière grossière » et
« matière fine » que réalisent des personnes capables d’entrer en « états de conscience
modifiés ». Le ZZA est la mise en forme variable selon les cultures des états de
conscience modifiés400.

Dans un tel contexte, on ne rencontre guère, à propos de la sorcellerie, l’opposition,


tellement forte dans l’environnement français décrit par Favret-Saada ([1977] 1985),
entre un savoir savant officiel et un savoir populaire qui cherche à s’en cacher. En ce
domaine, la science russe contribue à donner, certes dans un vocabulaire qui est le
sien, une validation à des discours populaires et une légitimité à des spécialistes. Il est
évident que cette singularité russe s’explique par un rejet du « matérialisme borné » de
l’époque soviétique qui, au contraire, légitimait l’humiliation, parfois la répression la
plus violente des savoirs locaux et de leurs porteurs. Reste à comprendre pourquoi la
science russe étudie le fonctionnement des sorts et non les interactions des anges, des
démons ou de Dieu avec les hommes. Ce sont sans doute ces mêmes raisons qui
faisaient que, à Touva, Galina Sunduj trouvait intéressant d’étudier les sorts et non
les aza. La science est prête à faire amende honorable et à rendre hommage à ses
anciennes victimes, mais seulement si ses principes sont admis par ceux qu’elle
réhabilite, le premier d’entre eux étant la parcimonie ontologique : Entia non sunt
multiplicanda praeter necessitatem. Elle veut bien reconnaître des capacités spéciales à des
agents ordinaires mais non l’existence d’agents spéciaux. Sans doute est-il plus facile
pour le scientifique d’admettre qu’il ne comprend pas entièrement ce qu’il observe
que d’avouer qu’existent des choses qu’il ne verra jamais. Le résultat de ce
compromis est d’élever certaines représentations traditionnelles, comme la
sorcellerie, au statut de « compatible avec la science » tandis que d’autres idées,
comme celles de Dieu ou de mauvais esprit ont peine à sortir de l’enfer où les a jetées
l’enseignement soviétique.
La science soviétique s’était bornée à nier le contenu de l’enseignement de l’Église
orthodoxe et en Sibérie à faire taire les chamanes. La science moderne a aujourd’hui
une action beaucoup plus profonde de transformation des représentations populaires
traditionnelles. Bien sûr, les travaux de l’Académie des sciences n’ont pas d’influence
sur la doctrine canonique de l’Église. En revanche les chamanes sont très sensibles

400Ce parti pris d’une psychologie du spécialiste a pour conséquence le rejet de l’analyse sociologique
holiste : « c’est de l’art des ‘consacrés’ [spécialistes] qu’il est question et non de la copie de leur
méthode de travail par les simples acteurs de la tradition, c’est pourquoi il est absurde de compter sur
un matériau massif et d’essayer d’utiliser une méthode statistique. » (Xaritonova 2000, 34). Hamayon
(1995) et Boyer (2001, 450-453) ont fait une critique de l’analyse psychologique centrée sur les états
mentaux du spécialiste dans l’étude des phénomènes religieux.
500

individuellement à ce discours savant qui cherche à légitimer leur « vision du


monde ». Il est maintenant évident que la science, en Russie, a agi massivement dans
le sens d’une disparition accélérée des représentations traditionnelles et obtient des
résultats que la propagande soviétique n’aurait jamais pu espérer. Ces résultats, elle
les obtient non pas en cherchant à « éradiquer » le chamanisme, mais en le
modernisant. En peu d’années, une notion comme celle d’ « énergie », qui traduit
dans un discours savant des interprétations traditionnelles, a sans doute contribué
plus efficacement au déclin de l’idée de « mauvais esprit » que toute la propagande
athéiste de la période soviétique.
Galina Dongakovna, si elle est tout acquise aux orientations nouvelles de la science,
regrette aussi l’effet des influences occidentales sur les chamanes touvas, qui menace
de faire disparaître son objet d’étude : le chamanisme touva authentique. Elle en
donne un exemple frappant qui lui a fait une peine profonde :

« Une chamane de Düŋgür était mon amie. Elle avait comme êêren un aigle
invisible qu’elle avait hérité de son père chamane. Mais nous nous sommes
disputées, car elle a complètement changé d’orientation à la suite d’un stage de
bioénergie [bioenergetika] où on l’a invitée à Novossibirsk. Elle s’est mise à
parler d’énergie, de champ [biopole] et de chakra. Elle ne voulait plus entendre
parler de son êêren. »

Ces stages de formation ainsi que les réunions internationales de chamanes ne sont
pas rares et l’impression qu’ils laissent aux chamanes touvas qui y participent est
souvent la nécessité d’abandonner leurs traditions pour se moderniser.
L’image que nous donnons des rapports entre la science et les chamanes serait
trompeuse si elle impliquait nécessairement une interaction réelle entre des
scientifiques et des chamanes. Certes, quelques chamanes sibériens fréquentent
l’Académie des sciences de Moscou. S’exprimant devant le public de l’institution
scientifique, les chamanes adaptent leur discours et font leurs certaines notions
savantes. Mais ils demeurent une insignifiante minorité. En réalité, la négociation
entre la science, ou l’idée de science, et les représentations traditionnelles se joue
moins dans les salles de l’Académie que dans l’esprit de chacun. Les chamanes, les
scientifiques, mais aussi n’importe quelle personne instruite à l’école soviétique, ont à
concilier des schémas d’explication traditionnels et un vocabulaire savant. La science
dont il est question n’est pas ou pas seulement l’institution empirique, mais l’idée que
se fait d’elle un esprit contemporain.

Dans un contexte où le rationalisme légitime les représentations sur la sorcellerie, on


comprend que rares à Touva sont ceux qui affirment hautement ne pas croire aux
sorts. Mais même ceux-là intègrent les principes du scénario de sorcellerie. C’est
souvent par la peur, la volonté d’éviter une menace, que ce dernier s’impose aux
esprits les plus matérialistes. Après notre première rencontre, je continuais de
fréquenter la journaliste Sajana Moŋguš qui avait ironisé contre les idées de
sorcellerie. Les conversations que j’avais avec cette personne indépendante d’esprit
501

m’offraient comme une sortie temporaire de mon terrain, un recul nécessaire par
rapport aux pesantes affaires de sorts dans lesquelles j’étais plongé. Je lui annonçai un
jour, par plaisanterie, mon intention d’apprendre moi-même à jeter des sorts. Elle
parut consternée de mon projet et s’exclama : « Mais, c’est dangereux ! » Elle
m’opposa cette règle connue de tous les Touvas : « Cela retombe sur celui que le
fait ! » (salgan kižige dömej baar). Sajana refusait explicitement l’idée que des gens
eussent des pouvoirs spéciaux qui leur permissent de nuire à distance à leurs
ennemis. Cette incrédulité affirmée l’autorisait à se dire « athée » dans l’abstrait.
Pourtant, face à une situation concrète où une personne de son entourage risquait de
s’engager dans une affaire de sort, elle réagissait en fonction de la connaissance
pratique qu’elle avait des principes de la sorcellerie, sans s’interroger sur l’existence de
forces spéciales. Elle était prise elle-même dans la logique d’un savoir partagé par
tous, répété quotidiennement, et trouvant sa confirmation dans de nombreux récits
d’exemples concrets.
L’enseignement athéiste n’avait rien prévu sur le chapitre des affaires de sorcellerie.
Ce que les élèves ont retenu du marxisme-léninisme qui leur était enseigné, c’est
souvent une représentation brutalement conflictuelle des rapports sociaux, mettant
en scène la figure du gras et cruel buržuj, le « bourgeois ». Tout cela contribue à
renforcer l’efficacité d’un modèle d’interprétation qui s’impose, presque
inconsciemment, par la peur. Boyer (2001, 458) remarque qu’il n’est « pas nécessaire
de se poser la question de l’existence des ancêtres ou de Dieu pour produire des
interprétations de situations spécifiques ou envisager des actions futures qui tiennent
compte de leur existence. » Il en va de même pour les sorts : il n’est pas nécessaire de
convenir explicitement qu’il existe des objets immatériels appelés čatka ou kargyš pour
intérioriser la logique pratique de la sorcellerie et donc, par exemple, pour redouter
un danger lorsqu’un ami imprudent veut se faire apprenti sorcier. Malgré les
avertissements de Sajana Moŋguš, je poursuivis mon enquête sur les jeteurs de sorts
et leurs méthodes.

L’une des premières constatations fut que les discours sur les sorts varient
sensiblement selon le milieu où on les recueille. J’en ai trouvé une synthèse dans un
espace intermédiaire : un village du Sud de Touva, dans l’Övür, entouré par le monde
de la steppe mais connecté régulièrement à la ville par la route. À Xandagajty, c’est le
nom de cette localité, la rue principale fait se succéder de petites maisons dont, dans
le centre, la moitié est occupée par des épiceries. On y vend de l’alimentation en
conserve, des bonbons en quantité, rarement des fruits, quelques produits d’entretien
et toujours un grand choix de bouteilles de vodka. Nina Ojnarova, propriétaire d’un
petit magasin appelé Küzel (« le souhait ») explique ainsi ce qu’est un čatka :

« On fait souffrir une souris et on dit : ‘Comme elle souffre, toi aussi tu
mourras.’ Un chamane d’essence mauvais esprit-démon [aza šulbus uktug xam]
ou un chamane d’essence céleste [dêêr uktug xam] peuvent arrêter le čatka. Ça
revient de toute façon sur celui qui l’a fait. Si ça ne retombe pas sur toi, cela
retombe sur tes enfants, ou tes petits-enfants, etc. Cela retombe
502

obligatoirement. Ceux qui font ça voient au jour le jour et ne pensent pas aux
conséquences de leurs actes.
-Les nomades font ça aussi ?
-Non, les nomades sont calmes, ils ne font pas ça. Les Mongols font ça bien.
Les lamas mongols font cuire des souris contre ceux qui ont volé des chevaux.
Les lamas touvas eux ne font pas ça. »

Elle parle alors des lamas, des temples xürêê, avant de revenir, un peu plus loin dans
l’entretien, aux sorts.

Le sort [čatka], ça arrive quand quelqu’un est jaloux [adargaldyg]. Par exemple,
quelqu’un a un magasin qui marche bien, et le mien ne marche pas.

Il est difficile, à partir de ces déclarations, de comprendre la logique des affaires de


sort. L’interprétation fondée sur la jalousie ne peut se concilier avec l’accusation des
Mongols de jeter des sorts. Les riches éleveurs mongols n’ont aucune raison
d’éprouver de l’envie à l’égard des Touvas miséreux qui traversent la frontière au
péril de leur vie pour voler leur bétail.
En fait, deux modèles différents se télescopent dans le discours de cette
commerçante qui vit entre le village de Xandagajty et la capitale. La jalousie attribuée
au jeteur de sort est typique d’une interprétation urbaine influencée par la culture
russe. En revanche, la mise en cause des Mongols correspond à un modèle qui, à
l’évidence, plonge ses racines dans le monde de l’élevage.

B. Les sorts à la campagne

Les gens qui vivent à la campagne ou entretiennent des liens avec le monde de
l’élevage citent sans hésitation les éleveurs mongols à l’origine des affaires de
sorcellerie.
L’opinion de Saša et sa femme, éleveurs nomades de la région de Xandagajty, est que
les čatka sont produits par les lamas mongols à la demande des éleveurs à qui des
kajgal (voleurs de chevaux) touvas ont volé du bétail. Saša n’évoque pas l’idée que
l’on puisse faire un čatka par envie. Cette interprétation pourrait lui être connue car il
a des relations avec la population urbaine, mais, dans le contexte de notre entretien,
ce sont les vols de chevaux qui lui paraissent représenter le scénario pertinent.
Ce modèle est fort connu en ville aussi. Une étudiante, Ženija, fille d’une femme
d’affaire, mais dont les grands-parents vivent au village, me cite comme exemple de
čatka l’histoire de deux Touvas, l’un jeune et l’autre vieux, qui volèrent un cheval chez
les Mongols. Ils l’ont tué, partagé, mais ensuite les chamanes mongols leur ont
envoyé un sort. Le vieux, qui avait pris plus de viande, est mort, tandis que le jeune
est resté paralysé, dans la position du cheval au moment de l’écartèlement.
503

Dans cette histoire, le sort fait figure de sanction mécanique d’un acte coupable. La
gravité du châtiment est proportionnée à l’importance du vol. L’histoire de Ženija a
tout d’une légende. Elle-même ignorait qui étaient ces Touvas voleurs et de quelle
région ils étaient originaires. Il en est souvent ainsi : si populaire qu’il soit, ce modèle
trouve très peu de réalisations concrètes. Généralement, ceux qui expliquent que les
čatka sont envoyés par les Mongols ne peuvent pas citer un seul exemple de Touva
qui en ait subi les conséquences. C’était le cas de Saša et sa femme.
Je n’ai pu relever qu’une seule histoire de cas conforme à ce modèle impliquant des
individus réels. L’affaire fut traitée par la chamane Elena Ostur de l’association
Düŋgür qui m’en fit le récit lorsque je l’interrogeai sur la notion de čatka. L’été
précédant notre entretien, un jeune homme lui fut un jour amené par sa mère qui
expliqua : « Il lui est arrivé quelque chose, bašky, regardez, bašky401 ! » Le garçon avait
quelque chose d’étrange, de mélancolique. Elena a pensé : « Ce ne sont pas les nôtres
qui font ça. Ce ne sont pas des Touvas. » Autrement dit, elle avait reconnu qu’on
avait fait « quelque chose » au jeune homme et que l’auteur de cette action était un
étranger. Le jeune homme raconta que, dans ses oreilles, il entendait des bruits
étranges, une voix de petite fille et une voix de vieille qui lui disaient « libère le
cheval » et il avait des visions. La chamane le fit avouer ce qui s’était passé : pendant
les vacances d’été, il avait traversé402 la frontière mongole avec des amis. Ils avaient
longtemps erré sans rencontrer personne, puis, près d’une rivière, ils avaient trouvé
une yourte où habitaient une vieille femme et une petite fille. Celles-ci leur donnèrent
du thé à boire, c’est-à-dire qu’elles les reçurent avec l’hospitalité qui convient. Au
moment de repartir, les Touvas profitèrent de la nuit pour enlever l’unique cheval de
cette famille. Ils repassèrent la frontière et le jeune homme garda le cheval volé. Les
troubles dont il souffrait se déclarèrent le lendemain même.
La chamane consulta son miroir küzüŋgü et expliqua au jeune homme et à sa mère
que « la vieille femme s’était mise en colère [xoradapkan]. Or cette vieille n’était pas
une personne simple », c’est-à-dire qu’elle n’était pas une femme ordinaire mais avait
le pouvoir de jeter des sorts. « Chez nous, il n’y a personne comme ça » assure Elena.
La chamane fut stricte : « Si vous ne rendez pas le cheval, ne venez plus me voir. » Le
jeune homme obéit, mena le cheval volé jusqu’à la frontière mongole et, sans y
pénétrer lui-même, le renvoya en Mongolie. « Le campement de la vieille était loin de
la frontière ? demandai-je.
- Très loin. Mais le cheval reviendra chez lui, il retrouvera obligatoirement son
chemin. » Cette assurance mérite d’être notée car, ordinairement, les chevaux ne
reviennent pas vers leur campement, c’est pourquoi les éleveurs qui ont mal attaché
ou entravé un cheval doivent le chercher pendant plusieurs jours sous peine de le
perdre définitivement. Mais le cas en question n’était pas ordinaire. Si la vieille avait
été capable d’agir à distance sur le jeune homme, elle serait aussi capable de faire
revenir son cheval auprès d’elle. L’essentiel était de « libérer » le cheval comme le

401 « Maître, professeur ». Titre donné habituellement aux lamas et non aux chamanes. Certains
chamanes rejettent cette appellation, tandis que d’autres en sont flattés.
402 A cheval, même si le récit ne le précise pas.
504

demandaient les voix, sans doute pour le rendre à l’influence de sa maîtresse. C’est
sur le territoire mongol qu’agissait cette influence puisque la bête devait être ramenée
jusqu’à la frontière. Pourquoi le voleur ne devait-il pas passer lui-même la frontière ?
Peut-être parce qu’il risquait d’être recherché par la police mongole, mais aussi, plus
certainement dans cette région désertique, parce qu’il serait tombé dans le domaine
d’action directe de la vieille en entrant sur son territoire national.
La sorcellerie est donc liée à une représentation particulière du territoire mongol et
de ses habitants ainsi qu’à un phénomène économique important, celui des vols de
bétail.

1. La bravoure du voleur de bétail

L’ethnologue russe B. A. Myšljavcev s’est interrogé dans un article pénétrant (2001)


sur un paradoxe de l’évolution des vols de bétail à Touva. Les Touvas contemporains
affirment régulièrement que les vols de bétail sont une calamité récente que leurs
ancêtres ne connaissaient pas. Pourtant, à consulter les sources du XIXe siècle, il est
évident que les vols étaient nombreux et qu’ils faisaient même la réputation des
Touvas auprès de leurs voisins. Myšljavcev cite notamment les témoignages de
Radloff, Potanin, Afrikanov. Le récit de G. P. Saf’janov, membre d’une célèbre
dynastie de marchands russes installés à Touva, est particulièrement intéressant par la
connaissance personnelle que cet auteur avait du problème403 :

« Les crimes les plus répandus sont le vol et la rapine, qui, d’une part, sont
considérés comme un acte de bravoure et, par ailleurs, répondent à la
nécessité de trouver pitance. En matière de vol, surtout de bétail, les Soïotes
[Touvas] n’ont pas leurs pareils : certains sont si rusés en ce domaine qu’il est
presque impossible aux Russes de s’en prémunir. La faim les conduit à
mépriser toute mesure de prudence et ils volent sans se cacher. Le vol est
même devenu chez les Soïotes une industrie à laquelle les fonctionnaires
prennent part, quoique indirectement. Les Soïotes du Kemčik [Xemčik] se
distinguent particulièrement en ce domaine. Séparés des Dörbets (tribu
mongole) par la chaîne du Tannu-ola, ils organisent des expéditions dans leur
direction, paient les gardes disposés le long de la ligne de frontière en piquets
de cosaques404 distants de 25 à 30 verstes, appelés en mongol xalgi405, ils
attrapent chez les Dörbets du bétail et tout ce qui leur tombe sous la main.
Rentrés chez eux, ils sont en sécurité. Comme le passage de la frontière est
interdit à eux comme aux Dörbets, - d’où la présence des piquets de cosaques
- les Dörbets doivent, pour poursuivre les Soïotes, obtenir un laissez-passer.
Mais il est alors trop tard : quand ils ont le laissez-passer en main, il n’y a plus
d’espoir de retrouver le bétail ni même les Soïotes qui, prévenus par les

403 Saf’janov [1879] 1903, 403-404. Nous traduisons ce passage directement de l’original dont
Myšljavcev produit quelques extraits non exempts d’inexactitudes.
404 Saf’janov appelle ici « cosaques » des soldats mongols.
405 Sans doute mong. xaalga « porte, fermeture ».
505

cosaques, se cachent avec le bétail. Mais, si ces vols restent presque toujours
impunis, les Dörbets règlent sévèrement leurs comptes avec les Soïotes [qu’ils
attrapent chez eux]. Aucun Soïote ne sort vivant de leurs mains, sauf s’ils en
renvoient un, sévèrement mutilé, transmettre à ses compatriotes comment ils
font justice des voleurs. Ces règlements de compte, étant donné l’indifférence
des Touvas devant la vie, ne les effraient nullement, mais au contraire excite
plus encore leur désir de montrer leur bravoure. »

On voit parfaitement d’après ce texte que les victimes des rapines touvas sont des
Russes ou des Mongols mais non des Touvas. C’est ainsi que Myšljavcev résout son
paradoxe : si les Touvas ont le sentiment que le vol est devenu récemment un
problème, c’est qu’ils n’en étaient pas victimes auparavant. Les voleurs touvas ne
s’attaquaient autrefois pas aux leurs mais aux colons russes, - ce qui explique
l’insistance sur ces pratiques dans les textes des ethnologues et voyageurs russes – et
à leurs voisins Dörbets. Le bétail de ces derniers paraît avoir été depuis fort
longtemps, avant l’arrivée des Russes, la cible favorite des Touvas. Jakovlev (1900,
76) a recueilli à la fin du XIXe siècle des souvenirs sur des razzias massives organisées
à une époque plus ancienne par des groupes touvas. On sait par des documents
historiques russes que les Touvas, emmenés par le zajsan Čadak, accomplirent en
1760 une expédition contre les Altaïens de la rivière Kana, soumis à la couronne
russe. Les Touvas y firent 27 morts, emportèrent des prisonniers et 1000 têtes de
bétail (Potapov 1969, 41). Il est probable que de telles actions semi-guerrières ont
aussi frappé les Mongols bien qu’elles n’aient pu être enregistrées par les Russes.
Suite à la mise en place de l’administration sino-manchoue et aux répressions qui ont
suivi, ces pratiques sont devenues plus discrètes et ont cédé la place à des expéditions
individuelles pratiquées généralement pendant la période du kara doŋdak (octobre-
novembre) quand, avant la tombée des neiges, la terre gelée ne laisse pas de trace
(Jakovlev ibid.)
Au reste, en dehors des expéditions, la pratique des vols privés est attestée chez les
Touvas à des époques bien plus anciennes. Les juridictions des différents empires
auxquels les Touvas et leurs ancêtres ont été soumis comportaient des règles sévères
punissant le vol de bétail, ce qui témoigne incontestablement de l’existence de ces
pratiques. D’après des sources chinoises, dans l’empire des Turcs anciens (VII-VIIIe
siècle), le vol d’un cheval était puni de mort comme le meurtre et l’adultère406. Chez
les Kyrgyz du Ienisseï (du VIe ap. J.-C. à l’empire mongol), le voleur de cheval était
décapité, et son père condamné à porter jusqu’à sa mort la tête de son fils pendue à
son cou407. L’Histoire secrète des Mongols (§ 128) rapporte que Jöci Darmala qui s’était
fait voler des chevaux par Taicar, le rattrapa et le tua d’une flèche dans le dos avant
de reprendre son bien. À l’époque des Altyn-khans (XVI-XVIIe s.), un document russe
nous apprend à propos des Touvas que, « quand ils partent chasser ou voler des
chevaux, leurs yourtes se rassemblent en un lieu et, quand ils rentrent, ils se

406 Mannaj-ool & Vajnštejn 2001, 95.


407 Cité dans Mannaj-ool & Vajnštejn 2001, 140.
506

dispersent à nouveau408. » Au XVIIIe siècle, sous l’empire manchou, Pesterev (1793,


59) décrit les châtiments qui attendent le voleur de bétail, preuve que ces pratiques
n’avaient pas décru : « Si un Mongol ou un Soïote vole du bétail, on le punit ainsi : on
le met à genoux, on lui frappe les joues jusqu’à ce que les yeux gonflent, ensuite on
lui casse les jambes avec un bâton et on le jette sans assistance. » La constance de
châtiments impitoyables depuis l’antiquité jusqu’au début du XXe siècle témoigne de
l’importance du vol de bétail dans l’élevage nomade des Turcs. D’une manière
générale, le vol est caractéristique des sociétés d’élevage qui font du bétail un capital
qu’on accumule, alors que celles qui vivent principalement de chasse ne le
connaissaient pas ou le tiennent pour une infamie (Hamayon 1990, 324). En
témoigne cette remarque d’Ostrovskix409 : « les Urjanxaj occidentaux [Touvas des
steppes] sont des voleurs acharnés tandis qu’à l’Est les Tožu [Touvas orientaux] ne
s’imaginent même pas que l’on puisse s’approprier le bien d’autrui. »
Le vol se présente donc comme une véritable institution chez les pasteurs touvas. Si
nous souhaitons comprendre pourquoi il est cité comme l’une des premières causes
des malédictions contemporaines, nous devons en explorer plus avant les ressorts
culturels.
Le témoignage de Saf’janov apporte une information essentielle, confirmée par
d’autres sources410 : le vol de bétail était regardé par les Touvas comme un exploit
digne de fierté. Dans les descriptions qu’il donne, on reconnaît aisément une figure
bien connue des Touvas contemporains, celle du kajgal, sur laquelle Myšljavcev, le
premier, a attiré l’attention. Le terme désigne avec une connotation presque glorieuse
un cavalier habile et brave dont l’activité principale est le vol de chevaux. Kajgal est
dérivé du verbe kajga- « s’étonner, être épaté », formé sur une racine mongole (mong.
gajxa-). Le mot se retrouve, sous différentes variantes phonétiques, dans de
nombreuses langues turques et mongoles voisines avec d’intéressantes nuances
sémantiques : alt. kajkal « étonnant », iak. xajğal « louange, approbation,
encouragement » mong. gajxal « homme étrange ; plaisantin » (Tatarincev 2000-…,
III, 73).
En somme, le kajgal est d’abord un personnage « épatant », un « drôle », qui, en
langue touva, s’est spécialisé dans les pratiques de vol de bétail. Les Touvas
contemporains, surtout à la campagne, mentionnent souvent avec regret la
transformation brutale qu’ont connu les kajgal depuis la fin du régime soviétique.
Dans l’imaginaire collectif, le kajgal d’autrefois prenait pour cibles de ses razzias les
troupeaux des riches et des étrangers. Aleksandr Moŋguš de Xandagajty dans l’Övür
région frontalière avec la Mongolie, responsable de l’élevage dans l’administration du
kožuun, nous définissait ainsi le kajgal : « Autrefois le kajgal, c’était le meilleur homme.

408 Cité dans Mannaj-ool & Vajnštejn ibid., 199.


409 Cité par Jakovlev (1900, 75).
410 Le prêtre orthodoxe Putilov qui peint les Touvas comme des sauvages innocents est gêné par leur

goût pour le vol et il sort ainsi du paradoxe : chez eux le vol « n'est pas considéré comme un crime,
comme chez tous les peuples semi-sauvages » (1887, 102). Adrianov constate le même fait mais sans
indulgence : « Le vol s’est enraciné à un tel degré dans les mœurs de ce peuple qu’il constitue un objet
de vantardise et de fierté s’il est accompli avec succès. » (cité par Jakovlev 1900, 74).
507

Les kajgal volaient chez le baj [« riche »] et redistribuaient le bétail aux pauvres. Ils
volaient les baj mongols, et les Mongols volaient les baj touvas. Avant la révolution
c’était ainsi. » Le kajgal était donc un redistributeur de richesse, très apprécié dans le
peuple qui, majoritairement pauvre, était épargné par ces rapines et pouvait à
l’occasion en bénéficier. Aujourd’hui le prénom assez répandu de Kajgal-ool
« garçon-kajgal » témoigne bien du prestige constant de cette figure. On comprend
mieux l’étymologie du mot : avant tout le kajgal est un homme qui accomplit par son
vol une action singulière pour l’étonnement de tous. Son action n’a de sens que si elle
est connue, si elle produit de l’ « épate » ; son vol est une action publique, un
spectacle. C’est sans doute pour cette raison que les Touvas accomplissent leurs vols
au grand jour, avec une insolence qui consterne les colons russes comme Saf’janov.
Attendre la nuit, dissimuler, serait précisément ne plus faire acte de kajgal mais
devenir tout autre chose, une figure qui va s’épanouir à la fin du XXe siècle, celle du
oor « voleur ».
Myšljavcev explique la pratique du vol par une conception touva des richesses qui
serait étrangère à l’idée de propriété privée. Mais qu’est-ce qui oblige le kajgal à
redistribuer le produit de ses rapines ? Nous trouvons chez Jakovlev d’intéressantes
remarques à ce sujet. Jakovlev fut le premier auteur à s’interroger en ethnologue sur
les fondements des pratiques de vol chez les Touvas. Il avait à s’opposer à de
puissants préjugés exprimés par la plupart les auteurs russes le devançant contre la
« nature voleuse » des Touvas. Jakovlev, mettant en garde contre les illusions de
l’ethnocentrisme, propose, malgré un évolutionnisme hiérarchisant, un regard
totalement neuf sur la question :

« La science ne connaît pas de classification comme celles de peuples ‘voleur,


insolent, impudent’, peuple de bandits, etc., elle doit trouver à un phénomène
difficilement explicable qui surprend notre imagination des fondements
satisfaisants. La question de la moralité d’une tribu de bas niveau culturel ne
doit en aucune façon être examinée du point de vue des idéaux moraux des
peuples européens cultivés, du moins une telle solution ne peut conduire à
rien d’autre qu’à la création d’une série de préjugés difficiles à détruire
ensuite. » (ibid. 75).

Pour Jakovlev, ce n’est pas dans la moralité « dépravée » du « peuple touva » qu’il faut
chercher l’origine des pratiques de vol mais dans deux causes. L’une est
conjoncturelle : un appauvrissement parfois extrême dû au colonialisme russe ;
l’autre, plus profonde va puiser dans les conceptions des Touvas entourant
l’acquisition de richesse et la chance. Comme l’explique Jakovlev (1900, 66), le gibier
est considéré comme le bétail de l’esprit-maître du lieu (Oran-delegej [êêzi]), il
n’appartient pas réellement au chasseur qui l’a abattu, il n’est accordé que par faveur,
c’est pourquoi il doit être partagé avec les autres chasseurs. Les chasseurs partagent
obligatoirement la viande du gibier abattu quel que soit l’auteur du coup mortel. Au
tireur, revient seulement la fourrure. Au début du XXe siècle, cette pratique, qui
permet de « redistribuer les résultats de la chance à la chasse », tombait en désuétude
508

dans les régions où la monnaie était introduite (Mänchen-Helfen [1931] 1992, 66).
Jakovlev (ibid. 67) fait cette généralisation remarquable :

Ainsi, à la chasse des produits sauvages de la nature (gibier, poissons, racines)


comme lors des vols et des trouvailles fortuites, on n’attribue pas de rôle
déterminant à l’effort : le rôle principal revient à l’occasion [ru. slučaj] et, par
conséquent, au bon vouloir de la divinité. ‘Oran te donne, pourquoi ne me
donnes-tu pas ? il t’a donné aujourd’hui, demain il me donnera, alors je
partagerai.’

Si par une projection du monde de l’élevage sur celui de la chasse, l’esprit-maître du


lieu est identifié à un riche propriétaire de bétail, réciproquement, le kajgal, preneur
de bien auprès d’un « riche » (baj), paraît être, au cœur du monde de l’élevage, la
projection de la figure du chasseur qui prend du gibier auprès d’une « riche
montagne » (Baj tajga). Comme le chasseur, le kajgal doit faire preuve de courage,
d’audace et de chance, valeurs qui n’ont généralement pas leur place dans la pratique
de l’élevage. Dans le vol de bétail comme dans la chasse, bien des choses ne sont
nullement maîtrisables par l’homme. Malgré les précautions que l’on peut prendre, il
faut de la chance pour trouver des bêtes rassemblées, nombreuses et dociles, et
surtout ne pas être rattrapé par les bergers. C’est sans doute pour cette raison que,
comme le chasseur encore, on attend du kajgal chanceux qu’il redistribue son butin.
Le kajgal fait pourtant plus que le chasseur dans la mesure où il ne met pas
simplement en œuvre des relations entre le donneur de gibier et les hommes ; il
intervient sur les relations de chacun à la prospérité en prenant aux riches et en
rétablissant un équilibre dans un système de relations. En cela il se rapproche du
chamane : la redistribution qu’il exécute ressemble à l’action du chamane qui échange
l’âme de son malade contre l’âme d’un homme sain auprès de l’esprit qui le dévore.
De cette manière le kajgal rétablit un équilibre dans la distribution du bonheur parmi
les hommes.

2. Un dérèglement contemporain

Le vol de bétail a connu, ces dernières décennies, une transformation radicale perçue
par les Touvas comme un cataclysme et qui de l’avis de nombreux observateurs a
toutes chances de contribuer à faire disparaître définitivement l’élevage nomade à
Touva. La grande nouveauté de ces vols, c’est qu’ils ne frappent plus seulement les
« autres », riches et étrangers, mais tous les éleveurs, y compris les plus pauvres.
La collectivisation et la dékoulakisation ont eu pour conséquence la disparition de la
classe sociale des « riches » (bajlar). Le bétail est devenu la propriété des kolkhozes
puis des sovkhozes et les éleveurs se sont retrouvés des employés égaux. Les éleveurs
travaillant pour le compte de kolkhozes et sovkhozes avaient la possibilité de
posséder en propre des chevaux et quelques bêtes. À la fin de la période soviétique,
509

d’après Aleksandr Moŋguš, chaque éleveur était autorisé à posséder au maximum,


outre quelques chevaux, vingt-cinq moutons et six vaches comme bétail privé.
Si l’institution du vol de bétail était restée fidèle à elle-même, elle aurait dû s’éteindre
en raison de la disparition des inégalités sociales entre les éleveurs. Or le phénomène
s’est maintenu et, pour cela, s’est nécessairement transformé : les riches ayant
disparu, il a pris les pauvres pour cibles. Les vols de bétail pendant la période
soviétique pouvaient toucher le bétail privé de n’importe quel éleveur. On volait ainsi
quelques chevaux, mais aussi des moutons que l’on emportait, non pour agrandir son
troupeau, ce que les contrôles auraient vite remarqué, mais pour en consommer la
viande entre amis.
Avec la perestroïka, les éleveurs ont progressivement été autorisés à posséder du
bétail privé plus important et à former des coopératives familiales (Humphrey 1989).
Avec la privatisation du cheptel des kolkhozes et sovkhozes dans les années 1990, les
vols ont connu un développement massif. Le frein que mettait l’obligation de ne
frapper que des riches n’était plus là pour ralentir le phénomène. Au total pour 1999,
1 200 plaintes pour vols sont comptabilisées pour environ 7 000 bêtes volées411. En
2001, ces chiffres étaient de 923 et 5 000, menant à l’inculpation de 324 personnes412.
Du côté mongol, en 2004, seules 48 plaintes concernant des vols d’un total de 795
bêtes ont été déposées contre les Touvas par des Mongols à la Direction des
frontières du Service Fédéral de Sécurité pour la République de Touva (Pograničnoe
upravlenie FSB po RT)413.

Quelques exemples permettront de se faire une idée de la gravité de ces vols pour
une famille d’éleveurs. Saša, dans la région de l’Övür a une yourte dans laquelle il vit
avec sa femme et, pendant les vacances scolaires, ses filles qui font leurs études à
Kyzyl. Il raconte : « On nous a volé 46 vaches il y a cinq ans, ainsi que nos chevaux.
Il ne nous reste que les moutons. » La disparition des vaches bouleverse le régime
alimentaire des nomades car brebis et chèvres ne suffisent pas pour permettre la
fabrication des divers produits laitiers dont se nourrissent les nomades. Dans la
yourte de Saša, le xojtpak, fromage blanc qui fait le régal des enfants, et l’araga, alcool
de lait distillé, ne sont consommés que lorsque des voisins en offrent. Comme le
nombre de moutons ne permet d’avoir que rarement de la viande aux repas, et que
les produits laitiers manquent, la famille passe plusieurs journées d’affilée à se nourrir
de pain acheté au village et de thé au lait.
La perte de chevaux n’affecte pas l’alimentation mais multiplie les efforts quotidiens à
fournir. Lorsqu’il ne reste qu’un cheval, si le père part à la chasse ou rend visite à des
voisins, les enfants doivent surveiller et guider les moutons à pied. Certes, Saša

411http://www.ng.ru/regions/2000-05-23/4_tu_va.html
412Communiqué du gouvernement de la république de Touva du 18 octobre 2001 pour les vols de
bétail depuis janvier 2001 : http://www.tuvaonline.ru/2001/12/18/za-11-mesyacev-tekuszego-goda-
v-tuve-zaregistrirovano-923-faktov-skotokradstva.html
413 Communiqué du gouvernement de la république de Touva du 20 décembre 2004 :

http://www.tuvaonline.ru/2004/12/20/v-uhodyaszem-godu-pogranichniki-zaderzhali-na-tuvinskom-
uchastke-rossiysko-mongolskoy-granicy-pochti-100-narushiteley.html
Voir aussi un article publié sur ce sujet dans Pljus Inform 17 mai 2006.
510

possédait outre ses chevaux un véhicule 4x4 soviétique mais les difficultés
d’approvisionnement en essence et les fréquentes pannes laissent la plupart du temps
cet engin dans l’immobilité. La situation devient critique lorsqu’une famille perd son
dernier cheval. C’est le cas de la famille de l’éleveur Sergej dans les environs de Ijime
(région Čöön-Xemčik) visitée au printemps 2006. Quelques années auparavant, le fils
cadet qui gardait le troupeau s’était fait ligoter par des voleurs qui emportèrent six
vaches et tous les chevaux. Depuis, Sergej se déplaçait à pied, notamment pour se
rendre au village, à une dizaine de kilomètres. Sans aucun cheval, cette famille n’avait
plus la possibilité de compléter les maigres produits de l’élevage par ceux de la
chasse. La recherche de bestiaux égarés dans la steppe mobilisait la famille pendant
de nombreuses heures. Les contacts avec le village étaient plus rares, la vie sociale
avec les campements voisins plus pauvre. Et c’est toute la dignité des hommes si
intimement associée à la monte des chevaux qui est ébranlée. Le fils aîné, âgé d’une
trentaine d’années, n’avait pas trouvé à se marier. Il demeurait auprès de son vieux
père pour garder le patrimoine familial : les moutons. Sans cheval pour aller cavaler
se montrer aux filles dans les campements avoisinants et le village, ses chances de
rester célibataire croissaient chaque année.
Bien rares à Touva sont les éleveurs qui n’ont jamais été frappés par un vol de bétail.
On observe peu de différence sur ce point entre les régions. Un berger rencontré à
Mugur-Aksy paissant quelques dizaines de moutons affirme qu’il avait autrefois un
troupeau de yaks qui lui a été entièrement enlevé par des voleurs.

L’idée que les vols constituent un système de redistribution en faveur des pauvres
fondé sur la chance existe toujours. Saša lui-même y est sensible malgré les pertes
qu’il a subies. La pauvreté des voleurs l’incite à l’indulgence : « Les gens autrefois [à
l’époque soviétique] recevaient un salaire. Il n’y avait pas de chômage du tout.
Aujourd’hui, les gens doivent survivre. Dans le village, ils n’ont que les vols de bétail
comme moyen de subsistance. Que veux-tu qu’ils fassent ? » À Têêli, dans la région
de Baj-Tajga, j’ai rencontré un jeune chômeur dans cette situation, Omak Sentažy, né
en 1974, qui me fit l’aveu suivant :

« J’ai été kajgal sans le vouloir. Nous chassions l’écureuil dans l’Altaï. Nous
sommes tombés sur un troupeau de chevaux. À huit nous en avons emporté
une vingtaine, et nous nous sommes enfuis. Mais les propriétaires, des
Altaïens, nous ont attrapés. Ils nous ont lié les mains dans le dos et nous ont
emmenés sur les chevaux, comme au temps de Gengis Khan ! Puis ils nous
ont battus à coup de fouet [kymčy]. C’est une chance qu’ils ne nous aient pas
tués. »

C’est à la chance et non à une recherche volontaire que Omak attribue la rencontre
du troupeau et le vol qu’il a tenté d’accomplir. Le modèle demeure comme autrefois
celui de la chasse, et c’est précisément au cours d’une expédition de chasse et en tant
que chasseurs que la bande d’amis est « tombée » sur sa proie. Par chance encore, les
511

Altaïens contemporains n’ont pas la sévérité des Dörbets d’autrefois et ont laissé la
vie sauve aux voleurs improvisés.
Les traditionnels vols dirigés vers la Mongolie ont resurgi après la fin du régime
soviétique. Comme autrefois, les pasteurs mongols sont dans l’impossibilité de
poursuivre leurs voleurs en territoire touva, mais, malgré cet avantage, les Touvas
sont en grand danger sur le territoire mongol. En 2004, trois jeunes hommes touvas
furent tués par les garde-frontière mongols (sans provoquer d’ailleurs de réaction du
côté russe). Le nombre de Touvas tués s’élèverait à une quarantaine depuis 1994414.
On compte également plusieurs morts mongols, mais les vols qui leur sont attribués
sont bien moins nombreux. Généralement, il s’agit plutôt d’éleveurs tentant de
retrouver leurs troupeaux.
Les jeunes Touvas qui partent vers la frontière mongole à cheval prennent un grand
risque. Mais des kajgal d’un nouveau genre sont apparus qui se déplacent en jeep et
ne tentent évidemment pas de passer la frontière avec un véhicule. Ils agissent
méthodiquement sur le territoire touva. Aleksandr Moŋguš considère que « le kajgal
aujourd’hui c’est quelqu’un de malhonnête. Maintenant il prend à tout le monde. Ils
font ça pour eux-mêmes. » Le chef de la police de Xandagajty interrogé sur la
question affirme que les voleurs sont généralement de jeunes chômeurs venus de la
ville de Čadaana, et de la région de Baj Tajga, c’est-à-dire de kožuun voisins. Ils
revendent la viande dans des cafés et des cantines de la ville de Šagonar et d’ailleurs.
« On les appelait kajgal autrefois, maintenant ce sont des voleurs [ru. vor]. Ils étaient
habiles, ils allaient en Mongolie, dans l’Altaï, à Irkoutsk. Maintenant ils volent à
Touva. Autrefois, ils donnaient à tout le monde gratuitement. Maintenant ils vendent
les bêtes juste pour eux. »
D’après Aleksandr Moŋguš, les kajgal modernes observent aux jumelles pendant
plusieurs semaines le campement qu’ils ont pris pour cible et notent les habitudes des
maîtres avant de passer à l’acte. Ainsi ils se professionnalisent, formant des réseaux
semi-mafieux. D’après la presse, des bandes organisées se déplacent en jeep, ligotent
les éleveurs, abattent et dépècent le bétail sur place avant de le charger dans leurs
véhicules. Ils revendent ensuite la viande parfois dans d’autres régions de la
Fédération russe.
La différence avec le kajgal d’autrefois est évidente. Grâce aux véhicules motorisés,
c’est de la viande et non des bêtes qui est volée. Prise en grosses quantités, elle ne
peut avoir de valeur que commerciale sur un marché de la viande. Débitant les bêtes
sur le campement même de leurs propriétaires, les voleurs les transforment en valeur
marchande prête à être convertie en monnaie.
La sédentarisation et l’apparition des villes a scindé la société touva entre monde
urbain et monde rural. Aujourd’hui les kajgal sont majoritairement des sédentaires.
Par leurs vols, ils n’opèrent pas une redistribution à l’intérieur d’un même monde
soumis aux maîtres des lieux, ils percent dans le monde rural une brèche au profit du
monde urbain. Alors que le kajgal opérait des transferts de vie animale des riches et
des étrangers vers les pauvres, le voleur moderne s’approprie de la valeur marchande

414 http://www.centrasia.ru/newsA.php4?st=1103020980
512

qu’il accumule pour son propre compte. Il n’est plus un nœud dans un système de
relations, mais un trou noir où la richesse s’engouffre sans retour.

3. Un modèle de sorcellerie insensible aux changements

Il existe un évident déséquilibre entre la situation économique réelle du vol de bétail à


Touva et les représentations qui lui sont liées. Le pastoralisme contemporain est
marqué par des vols massifs dont sont victimes les éleveurs touvas les plus pauvres,
les moins capables de se protéger puisqu’ils ne peuvent entretenir suffisamment de
bergers adultes, et, de manière résiduelle, des vols qui frappent des éleveurs mongols.
Pourtant, ce sont les Mongols, les victimes les moins frappées (environ 5% des cas,
mais un volume de bétail important, il est vrai), qui sont redoutés par les Touvas. On
ne soupçonne même jamais les éleveurs touvas de se venger de leurs voleurs par des
mauvais sorts, à l’exception, autrefois, des chamanes. Mais, les chamanes
d’aujourd’hui ne vivent plus sous la yourte. Comme le disait Nina Ojnarova, les
nomades sont « calmes ». Cette affirmation exprime le point de vue d’une urbaine à
qui les nomades semblent mener une vie bucolique en comparaison des luttes que la
concurrence impose aux commerçants. Mais le point de vue urbain sur les nomades
n’est pas à repousser puisque les affaires de sorcellerie sont en grande partie le
produit de représentations des chamanes, qui, précisément, sont le plus souvent des
urbains.
Le modèle du Mongol jeteur de sort doit être identifié comme un modèle ancien qui
n’a pas été renouvelé avec les évolutions récentes. Le vol de bétail chez les Mongols
est certainement la forme la plus ancienne de pratique car la frontière empêchant les
Dörbets de venir se venger date de la mise en place de l’administration mandchoue à
la fin du XVIIIe siècle. De plus, le fait que ce modèle soit connu aussi bien de Touvas
vivant dans les villages ou en ville fournit un argument supplémentaire à l’hypothèse
de son ancienneté.
L’absence d’influence des évolutions radicales de la structure des vols sur les
représentations concernant la sorcellerie de vol conduit tout d’abord à repousser
toute idée d’un déterminisme qui ferait de la sorcellerie la « projection » des
problèmes sociaux dans le domaine de l’imaginaire. Ce point étant acquis, il nous faut
comprendre pourquoi les représentations se montrent si imperméables à des
évolutions d’une brutalité frappante.
Pourquoi les Mongols sont-ils si généralement accusés d’être à l’origine des sorts ?
Tout d’abord, parce qu’ils sont Mongols, donc étrangers et les étrangers sont
suspectés par les Touvas d’avoir recours à ces procédés magiques, de même que les
Mongols se représentaient les Touvas comme un xara nomtaj ulus, littéralement
« peuple à doctrine noire », c’est-à-dire expert en maléfices (Potanin 1883, 189 n.1). Il
est vrai que les Russes aussi étaient perçus comme des étrangers, mais à la différence
des Dörbets, ils pouvaient obtenir justice ou se faire justice eux-mêmes puisqu’ils
vivaient parmi les Touvas. Or il n’existe pas de forme de justice permettant à un
513

Mongol de tirer vengeance d’un Touva qui l’a volé. Jusqu’à une époque très récente,
les plaintes des Mongols ne pouvaient être reçues par la police russe. On a vu que,
d’après le témoignage de Saf’janov, la colère des Mongols les conduisait à mettre à
mort les Touvas qu’ils saisissaient. Lorsque leur colère ne trouve pas d’exutoire dans
la violence physique ordinaire, on suppose donc parmi les Touvas qu’ils doivent
chercher à tirer leur vengeance par des moyens spéciaux.
Mais cette explication n’est pas encore suffisante. On sait que les chamanes touvas
étaient réputés punir par de terribles malédictions les kajgal qui, généralement par
erreur, commettaient l’imprudence de leur voler des bêtes. Cette réputation n’était
pas due à l’impossibilité pour les chamanes de s’adresser aux fonctionnaires pour
obtenir réparation. Elle exprimait la force extraordinaire des chamanes par rapport
aux gens simples. Si les Mongols sont redoutés, ce n’est pas seulement parce qu’ils
n’ont pas d’autre moyen de se défendre que la sorcellerie, c’est aussi parce qu’on leur
attribue le pouvoir de pratiquer la sorcellerie avec efficacité. Il y a parmi les Mongols
des gens « forts » qui sont capables de nuire à distance : ce sont les lamas et certaines
personnes « qui ne sont pas des simples », comme la vieille Mongole dans le cas traité
par la chamane Elena. Aucun Touva ordinaire, c’est-à-dire non-chamane, n’aurait été
capable de faire ce qu’avait fait cette femme, affirmait la chamane. Si le Mongol volé
est un « homme simple », alors on imagine qu’il est riche et, comme l’explique
Aleksandr Moŋguš, « les riches qui se font voler vont voir les lamas » pour qu’ils
jettent des sorts.
Dans le monde de l’élevage, le sort čatka est donc le fait d’un fort, soit en richesse,
soit en puissance propre. C’est l’acte d’un puissant, la vengeance du riche contre le
pauvre. On voit bien dès lors pourquoi les victimes touvas de vol sont inaptes à
figurer dans le rôle du jeteur de sort : ce sont le plus souvent des pauvres qui ne
peuvent assurer la sécurité de leur bétail.
La sorcellerie existe chez les nomades d’une manière toute différente de ce qu’elle
représente en ville. Elle fait chez les premiers l’objet d’une connaissance abstraite,
transmise à la manière des contes, sans que l’on puisse citer d’exemple concret
confirmant la définition généralement admise. On ne peut citer dans l’environnement
nomade ni sorcier ni ensorcelé. Chez les urbains au contraire les cas abondent,
chacun a entendu parler dans son entourage d’une personne frappée par un sort.
Non que les histoires de sorcellerie apparaissent mécaniquement sous la simple
influence du milieu social urbain. Ce sont les chamanes qui cristallisent les histoires
de sorts en leur donnant la reconnaissance indispensable pour que le cas puisse être
tenu pour avéré et être raconté à l’envi. Si le milieu social agit sur l’apparition des
affaires de sorcelleries, c’est par le biais de l’analyse du chamane. Car les chamanes
sont d’excellents sociologues qui, en jugeant de la vraisemblance que leurs clients
aient été frappés par un sort, donnent réalité aux jugements selon lesquels le contexte
urbain produit des cas de sort.
514

C. Une sorcellerie structurale

Un détail du rite de mariage traditionnel attire l’attention sur un soupçon de


malédiction pesant sur les relations d’alliance. Cette pratique mentionnée par
plusieurs sources, a rarement fait l’objet d’analyse, et son nom même paraît n’avoir
pas été compris par les auteurs russes.
Êmig kargyžy čandyryp « repousser la malédiction du sein », comme cette pratique est
appelée par les Touvas, désigne l’obligation pour les parents du fiancé d’offrir une
bête à lait à la mère de l’épouse à la fin du rituel de mariage. C’est l’un des derniers
transferts qui constituent la compensation matrimoniale. Chez les Touvas de la
steppe les pauvres offrent une chèvre ou un mouton, et les riches une vache (archives
TIGI, f. 102, d. 411, 1961) ou même une jument (Kurbatskij 2001, 197), tandis que
chez les Touvas orientaux, c’est généralement un renne femelle (Jakovlev 1900, 91;
Vajnštejn 1961, 137-138). Dans tous les cas, l’animal doit pouvoir être trait car il
s’agit de payer pour le lait donné par la mère quand elle a nourri sa fille (Kon 1934,
132-133415). On n’en sait pas plus sur cette pratique et il n’y a probablement rien
d’autre à savoir. L’accord pour le mariage est décidé entre les pères. Le lignage du
fiancé achète la jeune femme au lignage sous forme de bétail. En outre, des cadeaux
rituels sont faits au père pour le corps de la fiancée. La transaction pourrait en rester
là, et laisser de côté la mère qui n’a pas, dans l’usage patrilinéaire, de droit sur sa fille,
laquelle n’est pas de son lignage, ni, généralement, pas de son clan. Mais, comme on
l’a vu à plusieurs reprises, nul n’ignore les liens biologiques et affectifs qui unissent la
fille à ses maternels. La négation de ces liens par l’usage patrilinéaire de la
compensation matrimoniale, la possibilité que le mariage ait été arrangé par les
hommes en dépit de son désaccord, tout cela peut faire soupçonner la mère de
nourrir un mécontentement, une rancune, qui ne peuvent trouver d’expression dans
un ordre social où tout se règle sans elle. De plus, dans les premières années, les liens
entre la mère et la fille sont une menace sur le bonheur de la nouvelle famille, car les
cas de jeunes mariées fuyant pour rejoindre leur mère ne sont pas rares (Kurbatskij
2001, 208-209). Cette souffrance sans expression pourrait laisser échapper à la mère
des paroles dangereuses qui deviendraient, sans même qu’elle le souhaite, une
malédiction (kargyš). Dans l’êmig kargyžy čandyryp, l’investissement affectif de la mère
dans sa fille est localisé dans le lait qu’elle a donné, enfermé dans ce flux de substance
et en quelque sorte remboursé par le don d’un animal producteur de lait.
C’est à sa position même dans les relations de parenté que la mère d’épouse doit le
soupçon qui pèse sur elle. Nous avons là un bon exemple de ce que Leach appelle la
« sorcellerie structurale » qui est « mystique et incontrôlée » et généralement liée à
l’alliance. Que la mère de fiancée le veuille ou non, que ses relations soient bonnes ou
mauvaises, elle occupe par rapport à ses kuda, les parents du fiancé, une position
dangereuse.

415 Noté imi-kargyže.


515

D. Les sorts en ville

1. Un modèle théorique prêt à l’emploi : la jalousie

Le contexte urbain et notamment les activités liées au commerce inspirent un modèle


d’interprétation des affaires de sorcellerie bien différent de celui de l’élevage. Svetlana
Moŋguš, une Bouriate qui vit depuis plusieurs décennies chez les Touvas et a été
mariée à deux Touvas, observe la société qui l’entoure avec perspicacité.

« Chez les Touvas d’habitude, c’est l’envie [qui est à l’origine des sorts]. Mon
voisin voit ma voiture et il se dit : ‘Avec quel argent il s’est acheté cette
voiture ! ? qu’est-ce qu’il a fait ? Il ne travaille nulle part.’ Il devient envieux.
Son envie se transforme en haine, et un sort [čatka] tombe sur le voisin.
- Il le fait exprès, consciemment ?
- Oui.
- Et comment ?
- Qu’est ce qu’on peut jeter dans la barrière de son voisin ? On peut jeter ses
cendres, par exemple. »

Xovalygmaa a remarqué que les affaires de sorcellerie ont pris en ville une ampleur
inconnue autrefois :

« C’est parce qu’on est dans une époque comme ça. Autrefois les gens ne
s’enviaient pas, à l’époque du socialisme. Maintenant avec la démocratie,
certains ont beaucoup d’argent, d’autres peu, les paresseux en ont peu, et les
paresseux envient les autres. Ceux qui ont beaucoup de gloire aussi on les
envie. C’est de l’époque. Cette époque passera et l’envie aussi passera. »

Les Touvas dénoncent souvent l’envie comme l’un des principaux vices de leur
peuple, tout en lui attribuant une apparition récente à l’époque contemporaine.
L’envie serait un sentiment engendré par le développement de l’économie de marché
et les brutales différenciations de niveaux de vie apparues en peu d’années. Ainsi les
Touvas sont supposés être affreusement envieux de ceux d’entre eux qui réussissent
depuis la chute du régime soviétique, ce dont témoignent certaines anecdotes416.

416 Une histoire drôle (anekdot) racontée par Xovalygmaa témoigne de ce jugement des Touvas à leur
propre égard : « Des visiteurs arrivent en enfer. Dans trois chaudrons différents sont en train de
bouillir les Juifs, les Russes et les Touvas. Le chaudron des Juifs est entouré d’une nombreuse garde de
démons. ‘Pourquoi ? demandent les visiteurs. – Parce qu’ils se font sans arrêt la courte échelle et
parviennent ainsi à s’enfuir.’ Autour du chaudron des Russes, il n’y a que quatre gardiens : ‘C’est parce
qu’ils ne s’entraident pas beaucoup’. Quant au chaudron des Touvas personne ne se soucie de le
surveiller. C’est que dès qu’un Touva arrive à grimper en haut du chaudron, les autres se jettent sur lui,
l’attrapent par le pied et le font retomber. Tant les Touvas sont envieux. Il s’agit des Touvas
contemporains. » La représentation de l’enfer avec des condamnés bouillant dans des marmites est
évidemment un emprunt au christianisme orthodoxe. Les Touvas ne sont pas le seul peuple d’ex-
URSS à s’attribuer cette histoire.
516

L’attribution d’une puissance maléfique à l’envieux n’a pas d’exemple dans le


chamanisme ancien. Autrefois, les Touvas nomades protégeaient dans certains cas les
nourrissons contre les visiteurs, non par crainte du mauvais œil, note Potapov, mais
pour éviter la rencontre d’une personne à « mauvais destin », notion inspirée de
l’astrologie qui ne doit rien à la psychologie (1969, 277). Dans le monde de l’élevage,
le jeteur de sort était un fort ou un riche qui punissait un voleur pauvre. Si l’un des
termes de cette relation pouvait se voir attribuer de l’envie, c’était bien entendu le
voleur et non le riche. L’envieux était donc victime et non auteur du sort. Le modèle
explicatif contemporain, s’il ne ressemble à rien dans la tradition touva, est en
revanche en conformité avec bien des discours produits par les différentes formes
d’occultisme russe contemporain mais aussi par la magie slave traditionnelle. À
Touva, parmi la population russe, nombreuses sont les « bonnes femmes » baby qui
exercent des fonctions de guérison comme celitel’nica, znaxarka ou de divination
comme gadalka. Elles sont consultées sans hésitation par les Touvas russifiés. Dans
ces consultations, la spécialiste soigne par une formule (zagavor) ou bien communique
à son client une formule à répéter lui-même chez lui.
Dans la tradition populaire russe, on distingue nettement deux types de sorts. Le
moins sévère est le sglaz (« mauvais œil », de glaz « oeil ») qui n’est pas nécessairement
l’effet d’un acte volontaire. Il est produit par les louanges immodérées d’un jaloux
mais aussi d’une personne bien intentionnée. On dit par exemple Ne xvali a to sglaziš’
« Ne fais pas de compliments, ou tu jetteras le mauvais œil. » Cette règle de discrétion
s’impose à tous, ce qui implique que le pouvoir de faire un jeter le mauvas œil (sglaz)
ne nécessite pas de capacité hors du commun. Bien plus grave est la porča (de portit’
« abîmer ; corrompre ; ensorceler »), véritable attaque en règle, nécessairement
volontaire, impliquant un rite particulier ou des paroles de malédiction.
Depuis la chute de l’URSS, nombreuses sont les guérisseuses qui ont cherché à
obtenir une reconnaissance publique grâce à la presse et à des publications en livres.
La plus célèbre est sans doute la « guérisseuse sibérienne » (sibirskaja celitel’nica)
Natal’ja Stepanova qui a publié en de nombreux volumes plusieurs milliers de zagovory
(« incantations ») lus dans tout l’espace russophone. Elle est également propriétaire
d’un journal bimensuel, Magija i žizn’ (« Magie et vie »), en vente à Touva. Stepanova
fournit en particulier différentes formules contre les effets du mauvais œil (sglaz)
visant le business, comme celle-ci (Stepanova 2005, 714-715) :

« J’irai dans le champ pur, je prierai le Seigneur Dieu.


En chemin, trois routes.
Avance le saint Apôtre.
Comme le mal ne touche pas l’apôtre :
Et l’ennemi n’effleure ni son corps, ni son visage,
Ni son affaire, si sa parole,
Ni ses saints pieds.
De même qu’on ne touche ni n’effleure
Mon argent :
Ni les gens méchants, ni les regards envieux, ni le peuple passionné [ru. oxočij].
517

Qu’ils ne fassent pas « Ah ! » « Oh417 ! », ne demandent pas, ne jugent pas.


Comme pour toi, saint Apôtre,
Béni de Dieu,
Fort de force sainte,
Ainsi pour moi trois forces saintes :
Une à côté, une derrière,
Et la troisième force devant.
Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen. »

Dans des formes plus émancipées de la magie russe, de nombreux « mages »


proposent à Moscou des rites de purification de l’argent. Galina Lindquist (2002) a
montré que les valeurs négatives associées à la richesse dans la tradition russe et
soviétique font craindre aux nouveaux riches que leur argent ne soit porteur de
mauvaises influences, en particulier celles qui sont générées par l’envie des autres.
D’une manière générale, on observe que, dans ce modèle, c’est le riche qui paraît être
le plus menacé par la sorcellerie. Le point de vue est celui d’une personne qui a
connu du succès dans les affaires et qui ne peut se départir de l’esprit populaire russe
prompt à tourner en dérision les riches. Le travail proposé par les auteurs de livres
occultistes consiste précisément à changer de point de vue pour adopter une
idéologie de dominant et de riche. Natalija Pravdina est l’auteur d’ouvrages
syncrétiques adaptant la géomancie chinoise feng-shui au public russe qui, selon le
témoignage des libraires, connaissent un succès massif à Kyzyl, y compris dans la
population autochtone. Elle dénonce ainsi une « psychologie de la pauvreté ».
Renversant l’interprétation du sens commun, elle affirme : « en Russie, l’envie à
l’égard des gens riches est très répandue. N’est-ce pas pour cela qu’il y a tellement de
pauvres ici ? » (2006, 38). Contrairement à ce que veut le modèle russe traditionnel,
l’envie est destructrice d’abord pour celui qui l’éprouve en l’empêchant d’avoir un
rapport positif à la richesse. Les lecteurs sont donc appelés à renoncer à une
psychologie d’envieux pour entrer dans une psychologie d’envié ; à aimer les riches et
la richesse, selon le principe : « pour que l’argent vous aime, commencez par aimer
l’argent. » Pour autant, Pravdina ne rejette pas totalement le modèle traditionnel : elle
assure que l’envie ne nuit pas seulement aux envieux mais fait réellement du mal aux
enviés. L’envieux « envoie dans votre direction les flèches empoisonnées d’une
énergie chargée négativement ».
Le modèle d’interprétation qui donne la jalousie pour principe des phénomènes
contemporains de sorcellerie a le double avantage de connaître un grand succès chez
les informateurs urbains eux-mêmes, et, de plus, de trouver un fondement social
vraisemblable dans l’accroissement très brutal des inégalités économiques et sociales
à Touva qui, dans ses principes au moins, était égalitaire. En 1992, les revenus du
dernier décile (les 10% plus hauts revenus de la république) étaient 5,4 fois supérieurs
aux revenus du premier décile (les 10% les plus bas) (Moskalenko 2004, 176). En

417 Exclamations admiratives.


518

1998, le coefficient était monté à 8,6 pour atteindre 10,1 en 2003 (Taltaeva dir. 2005,
41)418.
Pourtant, malgré sa vraisemblance, il faut s’interroger sur le statut à donner au
modèle de l’envie. Certes, il suscite une grande anxiété parmi les commerçants touvas
qui tentent de se prémunir de diverses manières : par la générosité et des défenses
magiques.
Amalija Safarova appartient à un milieu de Touvas qui ont fait des études, maîtrisent
le russe et montent parfois de petites affaires :

« - Par exemple, ma cousine Ira, elle travaille, elle a un café. Les gens ne voient
pas combien ils travaillent dans ce café, toute la journée, à ci et à ça. Ils
voient : ‘Oh, ils ont une voiture, on a l’impression qu’ils sont riches.’ Et voilà
que sa cuisinière a dit à Ira : ‘Il vous faut un talisman, vous savez combien les
gens vous envient?’ Et elle a dit qu’il faut porter avec soi de la poudre à canon
dans un petit sac, toujours avec soi, et ce sera un talisman contre les envieux.
- C’est la cuisinière qui a dit ça ? elle savait ?
- C’est une Russe, chez les Russes c’est comme ça sûrement. Et Ira, elle
pense : ‘Que croire, il vaut mieux le faire comme ci ou comme ça ?’ Peut-être
qu’il faut vraiment un talisman comme ça [avec de la poudre].

Il n’est pas anodin que ce soit une Russe qui ait suggéré aux Touvas la crainte de la
jalousie. Le modèle interprétatif attribuant une puissance maléfique aux jaloux est
très performant chez les Russes, mais beaucoup moins chez les Touvas. Pour ces
derniers, il semble pourtant présenter un vice interne qui lui interdit de générer des
réalisations concrètes. Amalija ne voyait pas en sa cousine une victime de sort.
En fait, parmi les nombreuses histoires de sorcellerie que j’ai pu recueillir, le seul cas
qui présente réellement comme ressort premier l’envie de pauvres à l’égard de riches
impliquait des Russes et des Tatars et n’a touché les Touvas que par contamination.
Cette histoire assez complexe m’a été rapportée par Urana Moŋguš. Des étiologies
concurrentes se superposent dans son discours. Nous le rapporterons d’abord dans
l’ordre où il nous fut livré puis nous tenterons de reconstituer la suite des
événements tels qu’ils ont pu vraisemblablement se produire.

« Nous étions en voiture avec mon mari. Nous étions dans un cul de sac et
nous voulions faire demi-tour. Il y a eu un fort vent tout d’un coup et un
tourbillon. C’était au printemps. Et l’année suivante en janvier, il est tombé
malade. Il avait des problèmes neurologiques à la tête. Il est allé à l’hôpital, y
est resté quelque temps, on lui a fait toutes sortes d’examens neurologiques. »

Le mari d’Urana resta malade pendant dix ans. Le printemps est la période des
grands tourbillons à Touva. Ces colonnes de poussière et de sables qui traversent la

418Pour l’ensemble de la Fédération de Russie, en 2003, ce rapport est de 10, voire 13 ou 14 selon
certaines études (Rey dir. 2005, 170). En France, le rapport entre les revenus fiscaux des premier et
dernier déciles était de 5,4 en 2000 (source Insee, Rouxel 2003).
519

steppe et les villes sont considérées comme dangereuses par les Touvas. On dit qu’un
esprit mauvais aza s’y manifeste.

« Une tante nous a conseillé d’inviter une grand-mère [une vieille], la chamane
Dojuza. Dans notre appartement à Xovu-Aksy, elle nous a dit : « Vous avez
un obstacle [doora]. Vous n’avez pas déménagé le bon jour. » C’était vrai : on
avait déménagé récemment, on avait fait ça très vite, on n’avait même pas
prévenu mes parents. J’étais pressée. J’avais peur que quelqu’un d’autre ne
prenne l’appartement. »

La précipitation d’Urana s’explique par la fièvre de beaucoup de Touvas avec la


libéralisation de l’immobilier au début des années 1990. Avec la privatisation des
appartements un marché se forma et, fait spécifique à Touva, la population russe a
massivement quitté la république, en raison de la disparition des postes pour lesquels
ils avaient été envoyés, la fin des primes d’éloignement, et le sentiment d’insécurité.
Les anciens propriétaires de l’appartement d’Urana étaient précisément des Russes
qui travaillaient dans le combinat d’exploitation de cobalt Tuvakobal’t. Les
spécialistes russes étaient si nombreux qu’en 1989 les Russes représentaient 57% de
la population de la ville d’Urana, Xovu-Aksy. C’est à Xovu-Aksy qu’éclatèrent les
premiers incidents qui firent craindre l’émergence d’un conflit entre les communautés
russe et touva. Les tensions entre Russes et Touvas avaient eu pour cause les
privilèges dont bénéficiaient les spécialistes russes particulièrement en matière de
logement (Moskalenko 2004, 180-183). La libération de leurs appartements fut une
aubaine pour bien des Touvas comme Urana. Les Russes avaient eu auparavant des
locataires :

« Avant de vendre, les Russes étaient allés à Cuba un certain temps, et ils
avaient alors loué leur appartement à des Tatars. Il y avait beaucoup de
nationalités à l’époque soviétique, des Russes, des Tatars, mais ils avaient tous
la même tête [du point de vue des Touvas]. Et puis, pour une raison ou pour
une autre, ces Tatars ont été jaloux des Russes, et ils leur ont fait un mauvais
sort par jalousie [ru. porča ot zavisti].
Les Russes sont revenus de Cuba, et le mari s’est mis à courir les filles. »

C’était le premier effet du sort. Le point de vue est ici évidemment féminin car les
aventures amoureuses du mari ne devaient pas lui paraître à lui-même être le résultat
d’un maléfice. À l’évidence, la femme russe a été la confidente d’Urana.

« À cette période, il y a eu des heurts entre les Touvas et les Russes. Après la
fermeture du combinat le couple de Russes a décidé de partir. »

Les Tatars, comme on sait, sont une vieille nation ennemie de la Russie ancienne, et
l’on n’est pas tellement étonné que des représentants de cette ethnie aient cherché à
nuire à des Russes. Cependant, l’élément psychologique déclencheur qui est avancé
520

ici n’est pas la haine ethnique mais la jalousie. Ces Russes envoyés travailler au
combinat de cobalt étaient probablement des ingénieurs occupant un bon poste. Le
voyage à Cuba qui leur fut accordé, à une époque où les sorties du territoire
soviétique étaient exceptionnelles, constituait une faveur rare. Cette chance en dit
long sur les bonnes relations qu’ils devaient entretenir avec des personnes haut
placées ainsi que sur leurs moyens financiers. Tout ceci, ajouté à la relation inégale
qui soumet le locataire à son propriétaire, rend compréhensible la jalousie imputée
aux Tatars.

« Pour le 49e jour de ma mère [le rite suivant les funérailles] on a fait venir un
vieux chamane, Čarak-xam, de Süt-xöl. Puis on l’a invité dans notre
appartement. Il a dit ‘On vous l’a fait à mort ! [On vous a jeté un sort pour
vous tuer].’ Il a dit que c’étaient les Tatars. »

Aux dires d’Urana, c’est donc Čarak-xam qui a établi la culpabilité des Tatars, elle lui
est apparue à la simple visite de l’appartement, il l’a formulée explicitement et c’est de
cette déclaration qu’Urana s’autorise pour livrer son interprétation. En réalité,
comment ce chamane venu d’une région éloignée, Süt-Xöl, a-t-il pu entendre parler
de ces locataires tatars si ce n’est par les récits d’Urana ? Et pourquoi Urana aurait-
elle cité ces personnes qu’elle n’a jamais vues, qui n’ont pas dû rester une longue
période dans l’appartement, qui ont ensuite laissé la place aux propriétaires de retour,
si ce n’est parce qu’elle les soupçonnait elle-même sous l’influence des récits des
propriétaires russes ou, sans doute, de la propriétaire.

« Vous vous rendez compte : le mari russe courait après les filles alors qu’il
était vieux. Puis la femme a fait un virement de Moscou, ensuite, ici [à Kyzyl],
elle a voulu retirer les dollars qu’elle avait déposés. Et elle a perdu le reçu !
Tout l’argent était perdu. Et puis ils ont eu un accident de voiture près de
Moscou et se sont retrouvés tous les deux à l’hôpital, mais ils ne sont pas
morts. »

Ces trois événements malheureux subis par les Russes sont avancés comme preuve
du fait que les locataires tatars avaient « fait quelque chose ». C’est l’accumulation
sérielle d’infortunes qui emporte la conviction.

« Et puis moi, pareil, j’ai enveloppé de l’argent dans un paquet. Dans


l’autobus, il y avait beaucoup de monde, deux gamins ont fait un trou et ont
pris l’argent. J’ai perdu 5000 dollars. Ensuite, on nous a volé notre voiture. De
telles coïncidences, vous voyez ! »

Dans cette histoire, le mécanisme de la production du sort paraît tout à fait russe :
des envieux causent du mal à des gens plus riches. Tout porte à croire que
l’accusation des Tatars a été formulée pour la première fois par la propriétaire russe
de l’appartement. En revanche, la contamination dont Urana se pense victime obéit à
521

des règles nettement touvas. Le bien d’autrui est considéré par les Touvas comme
potentiellement dangereux car il contient une partie de la personnalité de son
propriétaire. C’est pourquoi, il est déconseillé d’acheter des objets d’occasion.
D’après Svetlana Moŋguš, les chamanes ordonnent parfois à leurs clients de jeter des
objets qu’ils ont ainsi acquis de l’extérieur. « Les gens jettent leurs télés, leurs
meubles, leurs couvertures d’occasion si c’est nécessaire ! » Généralement ces
pratiques ne représentent nullement une stratégie de défense contre des attaques
sorcières venant de l’ancien propriétaire : le modèle est plutôt celui d’une
incompatibilité entre des influences personnelles se rencontrant dans l’objet. Urana et
son mari se sont retrouvés dans un appartement qu’ils n’avaient pas purifié, dans des
murs et sans doute un mobilier étrangers. Dans le système touva, ils étaient de toute
façon exposés sans qu’aucune volonté de nuisance ne soit attribuée à un être humain.
Le fait de n’avoir pas consulté le calendrier pour décider du jour du déplacement
augmentait leur vulnérabilité. C’est bien une interprétation de ce genre que paraît
avoir émis la vieille chamane Dojuza.
Plus tard dans la conversation, Urana se souvint en effet : « La chamane Dojuza a dit
que si mon mari était malade, c’était à cause d’Oran êêzi [esprit-maître de lieu]. » Pour
une autre affaire, cette chamane avait estimé que l’esprit-maître d’une rivière sug êêzi
s’était fâché contre la sœur d’Urana. L’attribution d’une maladie à l’action d’un esprit-
maître a de nombreux exemples dans le chamanisme touva traditionnel. Le malheur
est alors interprété comme une sanction de l’esprit contre une infraction à une règle
ou une souillure (bužar) commise sur son territoire.
Ce souvenir qui a resurgi tardivement dans le discours d’Urana renvoie à un type
d’interprétation différent de celui d’une affaire de sorcellerie. La chamane Dojuza
avait proposé un scénario presque oublié par Urana car il a été recouvert dans sa
mémoire par l’interprétation du chamane Čarak-xam et, sans doute, des Russes.
Urana a mis en harmonie les discours des deux chamanes, prêtant à Dojuza les idées
Čarak-xam qui ne faisaient que confirmer les siennes, inspirées elles-mêmes, selon
toute logique, par les accusations des Russes.
Ce cas de réalisation concrète du modèle russe donnant l’envie pour origine du sort a
donc été produit par des Russes. Il faut en conclure que ce schème n’existe que de
manière théorique pour les Touvas : il leur paraît intellectuellement vraisemblable
mais ils ne trouvent pas d’occasion de l’appliquer pour eux-mêmes. En Russie au
contraire, les cas de personnes qui se supposent ensorcelées par des envieux
semblent être très nombreux. Comment expliquer cette différence ? Pourquoi le
modèle de l’envie n’a-t-il eu de succès que sous une forme explicite et abstraite chez
les Touvas alors qu’il produit des scénarios concrets chez les Russes ?
D’une certaine manière, on peut dire que le modèle russe est démocratique. Il a pour
fondement la représentation d’une distribution égalitaire de la puissance de nuire
entre les hommes. Dans les manuels ésotériques russes populaires, il est déconseillé
de parler de ses succès et de ses plans autour de soi, car « l’énergie psychologique est
forte ». N’importe qui peut jeter le mauvais œil par la seule force de ses paroles ou de
sa pensée, sans même le souhaiter.
522

La guérisseuse sibérienne Natal’ja Stepanova agrémente son volumineux ouvrage de


citations de lettres supposées écrites par des lecteurs qui lui demandent conseil. À
propos des mauvais sorts touchant au business (biznes), elle fournit un exemple qui,
réel ou imaginaire, se présente de toute façon comme un modèle de la conception du
maléfice envieux chez les Russes contemporains.
L’auteur de la lettre, visiblement un chef d’entreprise, se plaint des envieux qui ne
veulent pas travailler eux-mêmes et raconte son cas (Stepanova 2005, 712-713) :

« J’ai pris au travail une comptable. Le premier jour elle s’est exclamée :
- Oh, oh ! comme c’est chic, comme c’est intelligent et original, je n’avais
encore jamais vu ça.
Et aussitôt elle s’est reprise :
-Il ne faudrait pas que je vous jette le mauvais œil [Ne sglazit’ by]. Je fais très
souvent des sglaz [malgré moi]¸[car] je ne suis pas satisfaite de ce que je suis.
En trois mois tout s’est effondré chez moi. Quand nous avons fermé, elle a
dit :
-Est-il possible que ce soit moi qui aie fait un sglaz ? Comme c’est triste ! »

On peut, sans prendre un trop grand risque, affirmer qu’une telle histoire a très peu
de chance d’être prise au sérieux chez les Touvas. En dehors de la question de
l’attribution d’un véritable danger à la jalousie, cette comptable n’a pas le profil du
jeteur de sort tel qu’il apparaît dans les traditions touvas. Elle est franche, dit tout
haut ce qu’elle pense, elle a peur de faire du mal. Elle n’est nullement dans la position
du sort structural lié à l’alliance comme la mère de bru qui peut être dangereuse
malgré elle. Les Touvas n’attribueraient pas de pouvoirs spéciaux à une telle
personne. Pour les Touvas, il n’est pas à la portée de n’importe qui de faire du mal
par de simples paroles. La puissance d’agir ou de nuire d’une façon non ordinaire
n’est pas répartie uniformément dans l’humanité. Ceux qui « savent » büdüü bilir kiži,
ceux qui ont de la « force » küštüg kiži sont rares et se distinguent par essence des
« gens simples » bödüün kiži dont les paroles mauvaises, les pensées meurtrières sont
inoffensives. « Les jeteurs de sort [čatka] sont des gens très forts, qui ont beaucoup
d’énergie. Les gens simples ne sont pas capables de faire un sort [čatka] même s’ils le
souhaitent » expliquait une chamane touva à Kyzyl. Le contraste est remarquable
avec les propos d’une guérisseuse russe interrogée à Kyzyl au sujet des sorts porča. La
Russe Rajsa Nikolaevna considère la porča comme une concentration d’énergie
négative, par définition de mauvaise qualité, faible, facile à faire disparaître419. Du
point de vue russe, seul un être faible, inférieur, raté ou laid s’abaisse à recourir aux
méthodes honteuses de la sorcellerie.
Dans le modèle russe, c’est par position dans une relation d’inégalité qu’une personne
risque de nuire : étant à un niveau subalterne, le locataire jalouse nécessairement le
propriétaire, la comptable envie malgré elle le chef d’entreprise, et cette envie est
suffisante pour menacer l’affaire de ce dernier. Ainsi, c’est l’inégalité elle-même qui

419 Elle me diagnostiqua un sglaz et chercha à me rassurer.


523

est perçue comme dangereuse. Ce sentiment, qui plonge certainement des racines
dans la mystique russe, a évidemment trouvé dans l’idéologie soviétique une vigueur
nouvelle.
Dans le modèle touva, celui qui nuit d’une manière spéciale ne le peut que si sa
nature singulière le lui permet. Alors que la sorcellerie russe apparaît comme une
dénonciation d’inégalités sociales conçues comme artificielles sur une base d’égalité
mystique, la sorcellerie touva tire son principe d’une inégalité de nature entre les
hommes, représentation qu’elle contribue à renforcer en l’illustrant d’exemples
renouvelés.

2. Punir l’abus des puissants : la justice de Kara-ool

Lorsque l’on écoute le chamane Kara-ool, les choses sont plus complexes que ce que
le modèle théorique de l’envie laisserait supposer. Cet homme a une grande
expérience des affaires de sorcellerie, et il analyse lui-même le phénomène avec un
sens sociologique remarquable.

« Il y a des gens à qui rien ne réussit dans la vie, au travail, qui ont des
maladies. On humilie [tv. bastyr] ces gens. Le chamane doit trouver la cause de
leurs problèmes et aider les pauvres, les malchanceux. C’est ma tâche comme
grand chamane d’aider ceux qui sont persécutés, vexés.
Dans le pouvoir, les institutions, il y a beaucoup de sorcellerie. Ceux qui ont
des postes font de la sorcellerie pour chasser du travail ceux qui ne sont pas
leurs parents. J’aide ces gens-là [qui sont chassés]. »

Il y a une ambiguïté dans l’emploi que Kara-ool fait du terme bastyr. Ordinairement,
bastyr signifie « vexer, humilier » sans connotation magique. Mais la racine bas-
« écraser » a beaucoup d’usages dans le chamanisme, pour évoquer l’action d’un
esprit sur un homme qui le met dans l’angoisse et la maladie, signalant parfois, si elle
se prolonge, une destinée chamanique. Par bastyr, Kara-ool n’évoque pas seulement
les mortifications qu’un chef de bureau ou d’entreprise arrogant fait subir à ses
employés. L’idée est plus large : elle évoque une attitude générale visant à humilier,
mais dans toute la force étymologique du mot : « mettre à terre », faire chuter le
subordonné, lui faire perdre la face, le déstabiliser intimement jusqu’à le miner et le
détruire. Tous les moyens publics et privés, ordinaires et spéciaux peuvent être sous-
entendus dans cette action. La vexation orale est perçue comme la partie visible d’une
volonté de nuire sans limite.

« Cela arrive souvent ?


-Dans le monde contemporain, c’est fréquent. Je pense qu’en France c’est
pareil. C’est parce qu’il y a peu de structure d’État maintenant. Ceux qui ont le
pouvoir soutiennent leurs consanguins. C’est le malheur principal des peuples
524

du monde entier. Les places bonnes, prestigieuses, sont déjà occupées par les
liens familiaux.
-Il n’y a pas assez de places pour tout le monde ?
-Mais si ! Seulement il y a des gens qui occupent trois ou quatre places. Je
punis ces gens, qui persécutent les autres.
-Cela vous est déjà arrivé ?
-Souvent, mille fois j’ai puni. J’ai même puni un général. Ce qui compte pour
moi, c’est l’homme. Qu’il soit général ou autre, pourquoi humilie-t-il les
gens ?! »

Pour Kara-ool, ce n’est pas le faible, le jaloux, qui cherche d’abord à nuire, mais le
puissant, le haut placé dans la hiérarchie, dont un général donne le meilleur exemple.
Bien que Kara-ool attribue à ce phénomène un caractère mondial lié au libéralisme
économique, il est nécessaire de donner quelques précisions sur le contexte local qui
donne au libéralisme touva un visage particulier. L’époque soviétique mettait en
avant un idéal méritocratique selon lequel l’occupation d’un poste devait dépendre
d’un talent et d’une compétence personnels sanctionnés par le système éducatif. Les
choses étaient différentes dans la réalité. Nicolas Werth (1999) a montré l’existence
au cœur du régime stalinien d’une logique clanique par laquelle Staline donnait les
meilleurs places à ses fidèles. Après Staline, le clientélisme et le népotisme devinrent
une cible de l’idéologie et Khrouchtchev, accusé d’avoir favorisé son gendre, en fut
lui-même victime. La période brejnévienne dans laquelle naquit Kara-ool est
caractérisée à la fois par un développement de la corruption, du clientélisme et du
népotisme et par une dénonciation croissante de ces pratiques. La perestroïka tenta
en vain de mener une campagne d’assainissement. C’est dans ce contexte que fut
élevé Kara-ool : un népotisme réel important et une dévalorisation offensive de ces
pratiques par l’idéologie.
D’après les témoins, ces pratiques n’ont fait qu’empirer à Touva après la chute du
régime soviétique. L’ouverture au libéralisme a souvent été interprétée comme la fin
de l’idéal soviétique fondé sur le mérite sanctionné par l’école. En Russie, les
diplômés ont été généralement frappés par un déclassement brutal qui a conduit de
nombreux ingénieurs à exercer des professions dévalorisées comme chauffeur ou
camelot pour éviter le chômage. Les enseignants ont subi un fort appauvrissement et
une nette perte de prestige. Le succès est désormais attribué à des valeurs nouvelles
comme l’audace, l’originalité et l’énergie ou, du point de vue des déclassés,
l’insolence, la malhonnêteté et la brutalité. À Touva, le népotisme a pris une
envergure exceptionnelle et constitue l’un des principaux freins au développement de
l’économie d’après certains. On cite de nombreux cas d’incompétents occupant des
sièges inamovibles en raison de leurs liens de parenté avec le président de la
République. On répète souvent que le principal centre commercial de la République,
le marché couvert de Kyzyl, propriété d’État à l’époque soviétique, a été privatisé
dans des conditions occultes et vendu pour un prix dérisoire au fils d’un ministre.
525

À l’évidence, Kara-ool défend un modèle communiste de justice, celui qui dominait


idéologiquement dans sa jeunesse, contre des pratiques qui incarnent à ses yeux le
libéralisme.

« Et des gens sont venus vous voir pour se plaindre ?


- 1000 fois. Je les aide à 100%. C’est ma profession : aider.
- Vous pouvez raconter ce qui s’est passé avec ce général ?
- Ce serait long. Il y a les maladies, les gens ont différentes maladies. C’est la
tête, le foie ou autre, c’est clair. Mais dedans, qu’est-ce qui se passe ? C’est cela
qu’il faut trouver. Si tu trouves, tu es un vrai chamane. Si tu ne trouves pas, tu
n’es pas un chamane. C’est ce que je pense. La personne ne tombe pas malade
comme ça. La personne tombe malade à cause d’une autre personne. Dans le
monde contemporain, l’homme nuit à l’homme. Si tu as maudit quelqu’un, il
tombe malade. Et ensuite la médecine ne peut rien faire. Elle ne trouvera pas
la cause.
- Dans le monde contemporain, l’homme peut-il atteindre le succès sans nuire
à quelqu’un ?
- Non, dans le monde contemporain, on ne peut pas. C’est pourquoi ça
augmente. Même il y a vingt ans il y en avait peu.
- Les gens faisaient peu de malédictions ?
- Oui. C’étaient des cas exceptionnels. Pas seulement à l’époque soviétique
mais avant la révolution, pendant le féodalisme420. Maintenant et dans l’avenir,
ça va se développer. Parce que l’homme veut survivre. Tels sont les principes
des gens aujourd’hui.
L’homme a un seul clan [ru. rod]. Tant qu’il y a des moyens, du capital,
l’homme veut que son clan soit riche, et les autres, il faut les écraser, pour
qu’ils partent même dans l’autre monde [tv. bo örtemčej], pour qu’il n’y ait plus
de concurrence. C’est elle, la concurrence, qui produit les malédictions.
- C’est pourquoi c’est apparu après la perestroïka.
- Bien sûr. (…) C’est pareil pour les commerçants qui commercent l’un à côté
de l’autre, l’un contre l’autre. Ils commercent l’un à côté de l’autre et se font
du mal l’un à l’autre. Et les dirigeants aussi. Ceux qui sont en haut écrasent
ceux qui sont en bas. C’est la concurrence qui produit les malédictions.
- Qui gagne ? Comment être plus fort pour gagner ?
- Il faut avoir une protection [kamgalal], un êêren, fait par les chamanes, les plus
forts. Pour ne pas être touché par les malédictions. »

Kara-ool reconnaît qu’il fait du mal non seulement à des chamanes mais même à des
gens simples. Pourtant, il n’admettrait jamais qu’il jette des mauvais sorts čatka.
Quelle différence tellement évidente à ses yeux fait que son action est noble alors que
celle des chamanes desservant les ennemis de ses clients est scélérate ? C’est que
Kara-ool défend des faibles et des opprimés. Dans la hiérarchie des relations sociales
il fait monter le mal des humiliés vers les puissants. Ce chamane qui renverse les

420Dans l’histoire enseignée dans les écoles soviétiques, le féodalisme a succédé à Touva au régime
clanique et a précédé le socialisme.
526

puissants et relève les humbles paraîtra peut-être bien chrétien ou bien


révolutionnaire et l’on est tenté d’attribuer cette éthique à son éducation communiste.
Les exemples sont pourtant nombreux dans le folklore des Turcs de Sibérie de récits
de lutte d’un chamane contre le pouvoir tyrannique d’un prince. Le chamane touva
Kajgal-Xam vint un jour chez le fonctionnaire čaŋgy nommé Seŋgin, homme célèbre
pour sa cruauté. Il avait l’habitude de saisir et battre cruellement les pauvres [karačal
kiži] qui passaient près de son campement. Le chamane commença une séance et fit
voir au fonctionnaire, stupéfait de frayeur, ses esprits auxiliaires, sept loups gris qu’il
sortit de son sac. Il déclara alors au fonctionnaire421 :

Sen moon soŋgaar kiži bastyr düržok čoruuŋ Désormais, cesse d’humilier [bastyr]
kag. Bir êves bo xevêêr doškun čoruur bolzuŋza, cruellement les gens. Si tu continues à être
boo-moŋgu aksynga kirer sen. cruel, tu seras frappé par le fusil moŋgu [ ?]

Nous retrouvons l’expression bastyr qu’employait Kara-ool pour dénoncer les haut
placés. L’opposition que le chamane manifeste aux puissants lorsque leur pouvoir
devient insupportable n’a donc rien d’une innovation due à l’expansion de l’esprit de
la révolution d’Octobre à travers l’Asie. L’idéologie chamanique a pour principe des
relations cognatiques qui sont niées par l’ordre patrilinéaire et en tant que tels les
chamanes sont porteurs d’un ferment subversif422. En revanche, la dénonciation du
népotisme est sans conteste un héritage soviétique. Dans les relations sociales
traditionnelles des Touvas, le népotisme n’était pas un vice, mais bien au contraire
une obligation. La notion de népotisme implique une contradiction entre les
solidarités familiales et un système de sélection anonyme pris en charge par une
institution bureaucratique. Or, aucune institution de ce genre n’existait à Touva,
même sous l’empire mandchou.
Quelques mois après ce premier entretien, j’interrogeai à nouveau Kara-ool sur la
sorcellerie.

« Hormis les erreurs, il y a des chamanes qui font le mal spécialement ?


- Les chamanes de Tos-Dêêr font des čatka. Le résultat, c’est que leurs bonnes
forces disparaissent. Les bons esprits les quittent quand ils font ça. Mais punir,
on peut. [Ce n’est pas faire une action mauvaise comme jeter un sort]. Il faut punir ceux
qui vexent, qui humilient. Moi, je renvoie la souffrance.
- Et faire cela, ce n’est pas un čatka ?
-Mais non ! C’est l’autre qui a fait le mal, moi je le lui renvoie. L’êêren m’aide à
punir. »

La distinction entre Kara-ool et les mauvais chamanes qui jettent des sorts est
nettement établie. Lui ne produit pas le mal, il le repousse et le fait revenir à sa
source. Il est un canal de transfert qui n’est pas contaminé par la nature de ce qu’il

421Kenin-Lopsan éd. 2002, 100. Information de Maas Moŋguš né en 1918 dans la région de Süt-Xöl.
422Hamayon (1994) parle même d’un « contre-pouvoir ». Sur les liens entre chamanes et mouvements
révolutionnaires, voir Humphrey & Onon [1996] 2003, chap. « The Shaman and the Revolutionary ».
527

véhicule, et demeure ainsi innocent. D’ailleurs, il n’accomplit pas cette action tout
seul de sa propre initiative : il y a un êêren qui agit, ydyk-ok [« flèche sacrée »].

« La personne vient se plaindre à moi de ce qu’on lui fait. L’êêren entend et il


agit sur le champ. [Ici c’est l’êêren qui agit et non plus le chamane.] Il n’y a même
pas besoin que l’êêren soit à côté, que je sois dans mon cabinet. [La flèche ydyk
ok est suspendue au mur de son cabinet dans le centre chamanique.] Il entend par mon
oreille [les plaintes des clients]. Dès que j’entends, mes pensées partent tout de
suite [à l’attaque]. Il faut juste que je sache comment est la personne [qui a fait le
sort], où elle habite. Elle peut être à Londres, à Paris. Ça traverse les océans.
-Et ensuite ?
-Elle meurt. Celui qui demande reçoit. Je suis comme l’ambulance [ru. skoraja
pomošč’]. »

Il n’y a pas d’autre issue que la mort dans les affaires de sorcellerie. L’image de
l’ambulance est assez curieuse quand il s’agit de faire mourir ceux vers qui elle
s’élance. C’est sans doute autant la générosité de l’aide qui est soulignée par l’image
de l’ambulance que la rapidité et l’automatisme de la réponse. L’automatisme met la
volonté personnelle de Kara-ool en dehors du processus. La métaphore, peut-être
trop humanitaire, est immédiatement complétée par une référence militaire
grandiose.

« C’est comme Gengis Khan. Il avait déjà conquis beaucoup de territoires, il


en avait suffisamment. Mais des sujets du Chah sont venus se plaindre à lui
d’être humiliés dans leur pays. Alors il s’est fâché, et il a fait tomber la colère
du ciel sur le royaume du Chah423.
Gengis Khan savait commander les esprits célestes [deŋgerler]. C’était un
homme comme moi, je pense. Fort, puissant, volontaire. »

La comparaison n’est pas modeste mais bien dans le caractère de Kara-ool.


L’expansion territoriale donnée en exemple n’est pas voulue par son auteur, elle est
une conséquence mécanique d’un événement extérieur, la plainte des sujets pour
Gengis Khan, comme celle des clients pour le chamane. Quelle est cette force que
Kara-ool attribue à Gengis et à lui-même ? Ce n’est pas la force animale du bœuf
tirant sa charge, intrinsèque et isolée, c’est une force d’aspiration, de transmission et
de démultiplication. Gengis Khan, dont Kara-ool fait un chamane, s’approprie le
ressentiment des Persans, le transforme en colère et le transmet au ciel qui châtie le

423Kara-ool fait visiblement allusion ici à l’événement déclencheur de la campagne de Gengis Khan
contre la Perse. À la suite du massacre d’une caravane mongole envoyée par Gengis Khan en vue
d’établir des relations pacifiques, Gengis Khan lança en 1218 ses armées contre le royaume de
Muhammad Chah en 1218. René Grousset (1944, 271) commente ainsi l’événement : « quelles que
dussent être par la suite les atrocités commises par les Mongols au cours de cette guerre, n’oublions
pas le légitime courroux allumé dans le cœur du Conquérant par le massacre de ses caravanes et le
meurtre sans excuse de son ambassadeur. » C’est donc par vengeance plus que comme justicier que
Gengis Khan a frappé la Perse. Cependant, la rapidité intransigeante de la réponse et sa « légitimité »
suggérée par Grousset peuvent justifier le rapprochement que Kara-ool fait avec sa propre action.
528

coupable, le Chah, en anéantissant son royaume. Il crée entre les hommes et les
esprits un circuit où transite le mal et qui se referme sur son point d’origine, frappé à
mort. La souffrance imposée à quelques sujets du Chah revient démultipliée sur le
souverain perse et son domaine après un immense circuit.
Kara-ool a un autre moyen de se dédouaner de tout soupçon de désirer le mal à
autrui, ce qui ferait de ses « châtiments » des sorts véritables :

« Ma grand-mère était kara xam [« chamane noire »], elle punissait, c’est
pourquoi je m’appelle Kara-ool. C’est mon nom qui punit lui-même : kara,
c’est la punition [en russe]. Les gens viennent me voir en pleurant, je les
réconforte en renvoyant leur mal à leur ennemi. C’est entre le blanc et le
noir. »

En réalité son nom est touva et signifie « noir-garçon », mais Kara-ool identifie le
touva kara « noir » au russe kara « châtiment », homographe en cyrillique (кара) mais
d’accent tonique différent. Par ce curieux jeu de mots, Kara-ool déplace la
responsabilité de sa volonté à son nom supposé châtier sans qu’il ait lui-même à y
songer.
Au total, Kara-ool présente son action comme punitive et justicière de sorte qu’il ne
peut pas être plus accusé de mal que le juge qui punit le coupable. Le modèle
d’interprétation de la sorcellerie qui se dégage des discours de Kara-ool n’est pas celui
de la jalousie maléfique. Il correspond au schéma ancien de la sorcellerie autoritaire
selon lequel c’est un fort qui frappe un faible. Pourtant, la catégorie des forts s’est
considérablement élargie : alors que les Touvas liés à la campagne n’y font entrer que
les chamanes, les lamas et certains Mongols, un chamane urbain comme Kara-ool
crédite de pouvoirs de nuisance magique divers haut placés de l’administration ainsi
que des nouveaux riches, ceux-là même qui figurent comme victimes dans le modèle
russe.

III. L’action rituelle : dédoubler pour repousser

Les clients des chamanes touvas contemporains sont souvent des gens qui ont vu
s’accumuler des infortunes plus ou moins graves et suspectent une cause non
ordinaire face à laquelle ils ne peuvent agir par leur propres moyens. En contexte
urbain, il est fréquent que le chamane demande au visiteur s’il se connaît des
ennemis. Le client raconte alors le conflit qui l’oppose à telle personne et que, peut-
être, il soupçonnait déjà quand il a décidé de consulter. Le chamane va alors proposer
une interprétation « spéciale » d’un conflit exposé de façon « ordinaire » par le
profane. En soupçonnant d’actes de sorcellerie la personne avec laquelle son client
est en conflit familial ou professionnel, le chamane dédouble la lutte en la projetant
sur un plan symbolique. L’action rituelle aura pour but de rendre l’avantage au client
au moins sur ce plan-là.
529

Tous les conflits ne sont pas susceptibles de subir dans le discours du chamane un
dédoublement semblable. Quelles sont les relations d’animosité qui fournissent un
terrain favorable à l’attribution d’intentions sorcières, dans quelles conditions le
dédoublement émerge-t-il ?

A. La belle-mère tueuse

Au début du mois de septembre 2006, une femme d’une cinquantaine d’année vint se
présenter au centre chamanique Adyg-êêren. Elle souhaitait rencontrer le chamane
Kara-ool. En attendant, elle me raconta l’histoire qui l’amenait.
Son fils était mort récemment. On avait déjà accompli les rituels du 7e jour et du 49e
jour. Le chagrin de cette femme transparaissait dans chacun de ses gestes et de ses
regards et l’on devinait sans l’avoir connue auparavant que ce malheur l’avait
terrassée. Pourtant, ses sentiments restaient contenus dans la dignité grave des
femmes touvas endeuillées. Dans toute notre conversation à aucun moment, elle ne
s’étendit sur ses sentiments personnels, elle cherchait à justifier objectivement, par
d’autres raisons que sa position de mère, les regrets qu’elle émettait : « Il était brillant
à l’école. Il travaillait comme chauffeur pour les dargalar [« chefs »]. Il avait vingt-cinq
ans seulement. C’est pitié [ru. žal’ko]. S’il avait vécu jusqu’à trente ans au moins, mais
vingt-cinq ans, c’est si jeune… »
Son fils souffrait depuis longtemps d’une maladie des reins et ses parents étaient
parvenus à le faire opérer à Moscou. Les médecins lui avaient ordonné de ne prendre
de bain chaud en aucun cas.
Quelques précisions sont nécessaires pour la suite du récit d’Irina. Le bain de vapeur
(ru. banja) est une institution en Russie. On le prend dans des cabanes qui sont bâties
à cet effet au fond des jardins des maisons russes. À Kyzyl, la plupart des izbas de
bois des faubourgs sont nanties d’une banja. Ceux qui les habitent, qu’ils soient
Russes ou Touvas, chauffent généralement le bain une fois par semaine pour se laver.
Il est fréquent d’aller au bain à plusieurs, ce qui en fait un lieu important de
convivialité424 et explique le maintien de bains publics même dans des zones urbaines
à logements collectifs équipés de douches.
Le bain est en somme un plaisir auquel il est difficile de renoncer.

« La dernière fois, sa femme a insisté pour qu’ils y aillent, et lui aussi avait
envie. Moi, j’aurais dû être chez eux, mais ils m’avaient envoyée chez sa sœur
[la fille d’Irina]. Ils ont fait chauffer le bain, ils y sont allés, et il est mort. Un
coup de tension. Je ne sais pas s’il n’avait plus envie de vivre. Il savait qu’il ne
devait pas [aller au bain car il risquait la mort]. Rien ne marchait dans sa vie, et
cette maladie pénible… Il en a eu assez. »

424 Mais pas nécessairement un lieu de stupre comme le pensaient les voyageurs étrangers en Russie au
XVIIIe siècle.
530

Le fils d’Irina aurait donc délibérément choisi de mourir pour être libéré des
souffrances de sa maladie et d’une vie qui ne le satisfaisait pas. Peut-être Irina se sent-
elle coupable de n’avoir pas su donner plus de goût de la vie à son fils ou de n’avoir
pas pu le soigner. L’histoire est triste et simple et, pour le moment, le motif de la
venue d’Irina dans le centre chamanique n’est pas clair.
Nous sortons dans la cour où un chamane est assis sur un banc occupé à fumer des
cigarettes. Ce n’est pas le chamane qu’Irina attend, pourtant elle lui raconte à
nouveau son histoire avec de nouveaux détails. La première fois que la fiancée leur
fut présentée, elle et son mari lui dirent : « Ce n’est pas de toi que notre fils a besoin,
c’est d’une infirmière qui le soigne. » Irina aurait en effet préféré qu’il épouse une
infirmière mais elle ne put dissuader son fils. « Ils étaient collés, la fille s’était
véritablement collée à lui » (Klejlenip kaan ol urug-dur bo ëzulug). Le parti leur plaisait
d’autant moins que la jeune fille, en classe de 10e, équivalent de la première française,
n’avait pas encore fini l’école. Irina chercha à convaincre la mère de la jeune fille de la
pousser à obtenir son diplôme, mais celle-ci la fit au contraire abandonner. « Trois
mois après, la fille est venue avec un ventre gros comme ça. Si mon fils n’avait pas
été malade, j’aurais dit à la fille d’aller avorter. Mais j’ai eu pitié de mon fils.
Maintenant j’ai quand même une petite-fille de quatre ans. » Ils se marièrent au
ZAGS425 mais contre la volonté d’Irina et son mari. La noce ne fut pas célébrée, ni
les rituels préparatifs qui impliquent que des consanguins du jeune homme viennent
demander la jeune fille aux parents de cette dernière et échangent des cadeaux
(kudalaar).
Irina insiste sur les grands sacrifices qu’elle a consentis, malgré son opposition à ce
mariage pour leur permettre de s’installer.

« J’ai donné ma part d’héritage, j’ai vendu mon appartement pour leur acheter
le leur. J’ai offert les meubles, et puis quand ils ont été usés j’en ai offert de
nouveaux. Et tous les meubles de mon appartement, je les leur ai offerts aussi.
Maintenant je ne sais comment faire : elles ne me rendent rien. Si elle était
honnête, ma bru devrait me proposer de me rendre ma part. Mais avec sa
mère, elles veulent vendre l’appartement et prendre l’argent pour elles. C’est
une famille riche, ils ont plusieurs maisons. Moi je voudrais que l’appartement
reste au nom de ma petite-fille, ainsi je pourrais y habiter. Je n’ai nulle part où
loger. Pour le moment, je suis chez ma fille. Mon mari est déjà mort. »

Le don d’Irina était important il dépasse ce que l’usage touva impose à la famille du
fiancé, puisqu’elle avait donné les meubles d’un appartement. D’ordinaire, les parents
de la fiancée offrent les meubles tandis que ceux du fiancé se chargent des murs (soit
qu’ils offrent une yourte, construisent une maison ou paient un appartement). Après
la mort de son fils, tout le bien d’Irina est passé sous le contrôle de sa bru et ses kuda
(parents d’époux d’enfant) qui, apprend-on, sont déjà des gens riches, et font donc

425 Administration des mariages héritée de la période soviétique.


531

preuve d’une voracité insatiable. Pour la famille de la femme, la mort du jeune


homme s’avère être un événement avantageux, peut-être même heureux, du moins
est-ce ainsi qu’Irina perçoit les choses. La kuda d’Irina aurait-elle désiré cette mort
pour pouvoir réaliser plus rapidement la spoliation ? Irina évoque un épisode qui
paraît clairement confirmer cette supposition :

« À un moment, cette année, mon fils et sa femme se sont disputés. La mère


de ma bru [kudam] m’a dit : ‘Ton fils va mourir cette année. Si ce n’est pas
cette année, ce sera la suivante : des gars viendront le tabasser. Je connais le
moyen de le faire mourir.
– Mais comment pouvez-vous parler ainsi ? Vous êtes mère, vous aussi !’ »

Les relations entre les deux familles étaient donc mauvaises au point que des menaces
de mort ont été proférées par la kuda d’Irina. Elle désirait réellement l’événement
tragique qui s’est produit, et évoque même le moyen qu’elle pourrait utiliser (le passer
à tabac). Pourtant, elle n’eut pas besoin d’y recourir, puisque le jeune homme mourut
de mort naturelle. Encore faut-il se souvenir que cette mort est arrivée par une action
délibérée qui mettait automatiquement le jeune homme en danger de mort : la prise
d’un bain de vapeurs. Et Irina, avant de défendre l’hypothèse d’une volonté suicidaire
de son fils, affirmait que son épouse avait insisté pour qu’il prenne ce bain. Si le jeune
homme s’est montré suicidaire en acceptant, n’est-ce pas la jeune femme qui est
responsable de l’avoir poussé au bain, peut-être de l’avoir exigé de lui avec l’intention
de le faire succomber pour revenir chez sa mère et faire bénéficier sa famille de la
vente de leur appartement ? L’hypothèse est très noire, mais elle est suggérée sans le
dire par les récits d’Irina. L’entretien avec le chamane Kara-ool, auquel je n’assistai
pas, va faire surgir un scénario bien plus noir encore.
Lorsqu’elle sortit du bureau de Kara-ool, Irina continua à discuter avec lui, la
secrétaire de la société et d’autres personnes. Son ton avait changé et ses paroles
étaient devenues vindicatives. Elle continue ses plaintes contre la cupidité de sa kuda
et sa bru, comme si elle ne pouvait plus s’arrêter.

Bažyŋny ap-la aap bodaar-dyr men, čüge-dize Je voudrais prendre la maison, parce que je
men bažyŋny vnučkamga arttyryp kaar dep pense à la laisser à ma petite-fille. Mais je n’ai
bodap turar kiži diin men. Duu ulustuŋ ol pas pu obtenir les documents de ces gens, de
kerniniŋ talazyndan alyrga, dokumentyzyn ma bru : ils me demandent 15 000 roubles. Je
kyldyryp čadap kagdym, on beš muŋnu tölêêr n’ai pas 15 000 roubles, moi. En fait, avec les
dêêr čüve-dir. On beš muŋ aškam čok. Xerek funérailles, on a touché 56 000. Mon fils a
kyrynda mynda poxoronda bežen aldy muŋ reçu 34 000 de son travail, de la base
xOl’ga kirgen čüve diin. Bo oolduŋ ažyldap automobile.
kaan aškazy üžen dört muŋ beš čüs bOl’gan.
Avtobazadan.
-Kajy avtobasadan -Quelle base automobile ?
-Avtobaza pravitel’stva. Ooŋ soonda bo oolduŋ -Celle du gouvernement. Ensuite, la sécurité
baštajgy ažyldap turgan, social’naja zaščita-bile sociale du premier travail de mon fils a donné
532

üngen, baza beš muŋ ažyg aška bergen. Oon am en plus 5 000 roubles. Et elle [la bru] nous a
oglunuŋ xamyk aškazyn bisten čažyryp kaan. caché tout cet argent de notre fils.
-Berge-berge -C’est dur, c’est dur.
-Bo ool êrten aldy čedi šak üezinde čok apargan -Le garçon [le fils d’Irina] est mort vers 7-8
bolza, bo morgka bargaštyŋ, iji muŋ aškazyn ta heures du matin, ils sont allés à la morgue et -
kančap yndyg dürgen mergen ap turgan kiži je ne sais pas comment elle a pu être si rapide
kajgaar čüve diin. et habile - elle a pris l’argent, c’est incroyable !
[Elle est allée tout de suite récupérer les allocations]

On savait que l’épouse et sa mère s’apprêtaient à récupérer l’appartement pour le


revendre, mais ce n’est pas tout : le jour même du décès, l’épouse s’est précipitée
auprès des administrations compétentes pour recevoir les aides auxquelles elle avait
droit comme veuve. La rapidité et l’habileté de la jeune femme sont « surprenantes »
(kajgaar), mais aussi sa scélératesse. Comment douter qu’elle ait prévu et organisé
cette mort, si elle s’est montrée si efficace et si peu troublée après l’événement ?
Suite à la mort du garçon, des parents sont venus et la belle-mère a reçu tout le
monde.

Törelder čedip kêêrge avazy kara-šajyn Quand les parents sont arrivés, la mère [de la
kutkaštyŋ grečka-kašany üs-daa čok, tus- femme de mon fils] a versé du « thé noir » et a
daa čok, čö salyp bergen. Oon kunčuum donné du gruau de sarrasin sans huile ni sel. À un
[kudam426] xoradaaš aalynče sös moment, ma belle-mère [la belle-mère de mon
sögledipkeštiŋ. fils] s’est fâchée et s’est mise à dire des choses
contre leur campement [leur foyer].

L’expression « thé noir » désigne non le thé noir par opposition au thé vert, mais du
thé « à la russe », c’est-à-dire servi sans lait ni sel comme le font les Touvas. Le gruau
de sarrasin est un plat russe. Ces manières de recevoir trahissent une avarice étrange
et un mépris choquant des règles de l’hospitalité.
Ces manières mesquines inspirent à Kara-ool une conclusion qu’il a déjà développée
avec Irina dans son cabinet mais que j’entends exprimer ouvertement pour la
première fois :

-Kargyš salyp turar -Elle fait des malédictions.


-Yndyg be ? -C’est vrai ? répond Irina.
-Am silerže kargyš salyp turar, dürgen -Et elle vous fait à vous une malédiction, il faut
ynčap turbajn šimčedir bolza eki dir. agir vite pour déplacer cela.

L’accusation est nette : la kuda est une jeteuse de sort, et sa prochaine victime sera
Irina elle-même. Irina se donne l’air de douter encore, peut-être pour pousser le
chamane à répéter cette accusation. Le chamane lui explique qu’elle doit faire un

426Irina appelle parfois la mère de la femme de son fils kunčuum « ma mère de mari » au lieu de kuda
« parent d’époux d’enfant » qui serait le terme correct.
533

rituel pour ôter la malédiction (kargyš). Mais le prix du rituel de purification dépasse
ce qu’elle peut payer :

Am men pensijam ünerge, čedip kêêr men. Je reviendrai quand j’aurai eu ma pension [de
retraite].

La secrétaire qui est aussi une comptable avisée voudrait qu’Irina s’engage à payer.

Üš muŋ aška beletkep aar-dyr siler. Ol Vous préparerez trois mille. Une malédiction ça
kargyš dêêrge ajyyldyg čüve diin. Oon-daa peut faire beaucoup de choses.
xöjnü čolep bolur.

Irina, en attendant le rite, doit se protéger. Le chamane l’incite à modifier


profondément son attitude à l’égard de la famille de sa bru.

Ynaar körbede, ol ulustu. Ne regarde plus là-bas, vers ces gens.


-Čaa. -D’accord.
-Ol ulus-bile čeleve. Boduŋ dürgen am ynaar -Ne leur parle plus. À partir de maintenant ne va
barba, ije. plus chez eux.
-Oon dörten tos xonuu êrtken soonda, bister -Après le rite du 49e jour, elle a dit : « Venez
törelderinge xevin aryglap alyŋar dêêr čügle prendre ses vêtements [du défunt] pour les
oozun bêêr čordu. laver[ ?]. »
-Ol ol čölep turar ol-dur. Ynčangaštyŋ -Elle fabrique quelque chose. C’est pourquoi,
öžegerêên am čugaalašpajn, dürgen büdüü efforce-toi de ne pas parler à ces gens, fais
kyldyryptyp kaavyt. Dürgede, dürgede! Bo seulement un petit bruissement [pour répondre].
kadajny uzutkap kaapkaštyŋ, ol bažyŋny Dépêche-toi, dépêche-toi. Elle pense : « Quand
alyr-dyr. cette femme sera liquidée, on prendra la maison. »

Devant ce déchaînement d’accusations, Irina ne se retient plus comme auparavant et


se met à employer elle-même le vocabulaire de la sorcellerie. Depuis que le chamane
a formulé une accusation explicite, elle peut se permettre d’avouer les soupçons
qu’elle nourrissait elle-même et qu’elle a un jour maladroitement laissé éclater :

Poxoron soonda men ol kadaj-bile dutčup Après les funérailles, je l’ai rejointe [la mère de
kaan men. Kargyžyn salgan dêêštiŋ, sêêŋ bru]. Je lui ai dit au sujet de sa malédiction : « Tes
aksyŋ četken, sen ynčaar mynčaar söglep mots ont atteint leur but, tu avais bien dit ‘ceci
turgan sen dêêrimge, čok men yndyg sös cela arrivera’. » Elle a répondu : « Je n’ai pas
söglevejn men. Mêêŋ oglum xaraadančyk prononcé de telles paroles. » J’avais pitié de mon
šêêj, xoradap söglep turganym ol. fils, c’est pourquoi j’ai dit ces mots en colère.

Ces paroles prononcées auparavant par la kuda et prétendument oubliées par elle, ce
sont les menaces de mort qu’Irina rapportaient plus haut. Aksyŋ četken, littéralement
« ta bouche a atteint » : l’expression est ambiguë. Elle peut être comprise comme
534

« Tes paroles sont arrivées jusqu’à leur accomplissement », c’est-à-dire « Ta


prédiction s’est avérée malheureusement juste ». Mais dans cet emploi intransitif, le
verbe čet- « atteindre » peut abandonner son sens spatial pour exprimer l’idée de
suffisance. La négation četpejn se traduit ainsi « cela ne suffit pas ; il y a un défaut. »
Aksyn četken doit donc plutôt être compris comme : « Tes paroles ont suffi, ont été
efficaces ». Ainsi Irina attribuait depuis longtemps cette force non ordinaire aux
paroles de sa kuda qui l’amène aujourd’hui à en parler comme d’une « malédiction »
(kargyš).
La conclusion du chamane est nette :

Kargyš bar-dyr, ol-la končug šyyrak êrni Il y a une malédiction, elle a détruit un
uzutkaaapty körden. Ölür-daa xire êves ool homme très puissant, regarde. Il ne pouvait
diin, kêêrgenčig. pas mourir [ainsi tout seul].

Le garçon était jeune, plein de la puissance de son âge : selon le chamane sa mort
prouve la puissance de la kuda.

Sêêŋ ašaaŋ baza oktap kaapkan, ol končuun Ils ont aussi jeté [tué] ton mari, regarde. Et
körden. Am seni čorguzar dep turary ol šeej. maintenant ils peuvent t’envoyer [dans l’autre
monde].

La mort du mari d’Irina est maintenant mise aussi sur le compte de la kuda. Irina ne
sera-t-elle pas la troisième victime ?
Irina reconnaît qu’elle a déjà eu depuis quelque temps des perceptions étranges et
qu’elle ne se sent pas bien.

Ol ynčan čazyn ol bažyŋga čaaskaan xünzêên Au printemps, une fois, j’étais toute seule à la
men. Čaaskaan čytkan aa uduvaanda men, maison. Je me suis couchée toute seule, mais je
anaa čürêêm odug, karaam-bile udup čytkan ne m’endormais pas, mon cœur m’en empêchait
men. Ej-le dêêštiŋ ejt-le dep-tur. Oon kiži même si mes yeux étaient fermés. Quelqu’un a
kortpas čüve dijin dêêštiŋ. Bir körgež dit « Eh », « Eh eh », puis « N’aie pas peur ». Je
körüŋerimge, čüü-daa čok. Oon uruglarymga me suis retournée : personne. Je l’ai raconté à
baza čugaalaan men. Araj yndyg boorga men mes enfants. Et puis depuis peu, j’ai commencé
baza aaryksap tur men kandaj čüvel. à être un peu malade.

Ces faits sont troublants mais Irina, qui s’en tient à son rôle de « personne simple »,
se garde de les interpréter, elle ne sait pas de quoi il s’agit, elle ne peut en nommer la
cause. C’est à un chamane que peut revenir la tâche de l’interprétation de ces
phénomènes, exprimée aussitôt par Kara-ool :

Yndyg berge kadaj logoj. Yndyg čatkalyg C’est une femme difficile. Il y a des femmes
xerêêženner. Kargyžy ulug kadaj-dyr, ije. comme cela qui font des mauvais sorts. La
Končuun kördaan bo, ulustarga öžêên malédiction de cette femme est grande. Elle ne
535

sagyžyn bodap čoruur. pense qu’à sa vengeance.

Structuralement, les relations impliquées dans ce cas de sorcellerie répondent tout à


fait au modèle de l’êmig kargyžy, la « malédiction du sein » : une mère d’épouse maudit
les consanguins de son gendre. Pourtant, le ressort psychologique du conflit est tout
différent. Au lieu qu’autrefois la mère d’épouse était soupçonnée de ne pas accepter
de donner sa fille, ici d’après Kara-ool la mère de la jeune fille a fait une malédiction
parce que les parents du fiancé ont tenté de lui résister et d’empêcher le mariage.
C’est ainsi que Kara-ool m’expliqua les choses ensuite :

« C’est parce qu’ils ne voulaient pas donner leur fils à marier. Le mari a déjà
été éliminé. Et puis le fils a compris ce qu’ils faisaient. Alors ils l’ont éliminé
aussi. Maintenant, ils attaquent la mère. »

Autrefois, les relations entre kuda étaient réglées par diverses normes de conduite
écartant toute familiarité (information de Xovalygmaa). Si les kuda ne se respectent
plus comme autrefois, c’est, selon Kara-ool, à cause de l’âpreté au gain de certains :
« Aujourd’hui on veut de l’argent de ses kuda. Des kuda pauvres et un gendre pauvre :
les riches les mangent427. »
Loin d’être une laissée pour compte des échanges qu’implique la noce, la « sorcière »
d’Irina apparaît comme une intrigante redoutable. Ce qui motive la malédiction chez
elle, ce n’est pas le dépit d’une inférieure humiliée, mais la volonté de puissance d’une
riche qui veut écraser les pauvres.
On ne peut pas dire non plus que cette femme se rebelle contre l’ordre patrilinéaire.
Celui-ci n’existe tout simplement pas dans cette histoire où il n’est question à aucun
moment du père de l’épouse. La configuration de ce cas de sort est donc tout à fait
différente du modèle ancien de la « malédiction du sein. » On est passé, dans les
termes de Leach, d’une sorcellerie structurale à une sorcellerie autoritaire. Si la
« sorcière » d’Irina a frappé, ce n’est pas parce que sa position dans la structure des
relations de parenté la rendait dangereuse malgré elle. En effet, cette structure
traditionnelle est détruite, elle n’est plus capable de régler les relations entre les kuda
dans un contexte où les jeunes se choisissent eux-mêmes comme époux. Le mariage
traditionnel mariait autant les kuda que les fiancés. Les échanges et les rites
préparatoires avaient pour but de sceller entre les kuda une alliance à laquelle les
fiancés n’étaient pas associés. Autrefois, il était commun que les parents imposent un
époux à leurs enfants, aujourd’hui ce sont les enfants qui imposent des kuda non
désirés à leurs parents.

427L’espoir de faire du profit aux dépens de son kuda n’est pas aussi neuf que Kara-ool le suppose
comme en témoigne cette chanson recueillie dans l’Ulug-Xem par Katanov : Kudagajym amyr
amyr !/Kulun sürü mändi mändi!/ Paarlarym amyr amyr !/ Mal sürü mändi mändi ! « Bonjour, bonjour, ma
kuda !/ Salut, salut, l’abondance de poulains ! /Bonjour, bonjour mes kuda !/ Salut, salut, l’abondance
de troupeau ! » (1907, I, 8, n°118).
536

Dans le cas présent, la « sorcière » d’Irina n’occupe pas en réalité la position


traditionnelle réservée au kuda : elle en déborde de toutes parts par sa supériorité
écrasante et sa cupidité meurtrière. C’est bien pour cette raison que l’appellation
kunčuum « ma mère d’époux (belle-mère) » qu’utilise Irina pour parler d’elle n’est pas
totalement une erreur. Si la kunčug est une figure féminine autoritaire imposée par
d’autres, alors c’est bien ainsi et non par le terme de kuda qu’Irina doit nommer sa
« sorcière ». Bien entendu, cela ne signifie pas que, par une simple translation, les
relations entre Irina et cette femme soient soumises au modèle de la relation de belle-
mère et de bru. Le problème de leurs rapports est qu’ils échappent à tout modèle
disponible de relation d’affinité. Les parents n’ont pas eu de part au choix de l’union
de leurs enfants, la noce n’a pas eu lieu, les hommes sont absents. La relation entre
Irina et sa kuda reste entièrement accidentelle, soumise non pas à des règles
préexistantes mais, dans une mesure bien plus importante qu’elle ne pouvait l’être
autrefois, à l’arbitraire de l’évolution autonome de leurs rapports, donc en fait à
l’expression de la puissance de chaque personnalité.

B. La découverte du sort : l’accusation négociée

La question du mécanisme du diagnostic d’un mauvais sort est cruciale, car ce sont
les chamanes qui donnent la confirmation indispensable au soupçon que peuvent
nourrir les profanes. Nul ne se permettrait d’affirmer, ni même de croire avec
certitude, qu’un sort a été jeté si un chamane ne l’a pas établi. Dans cette procédure,
le client suspicieux teste la légitimité de son soupçon autant qu’il met à l’épreuve le
chamane.
De son côté, le chamane doit être capable d’affirmer si l’inconnu qu’il a en face de lui
est frappé ou non par un sort. Il est censé fournir sa réponse intuitivement, sur la foi
de ce que lui font connaître ses capacités sensorielles spéciales. Dans les faits, il
scrute ses clients, examine leurs histoires, lance de nombreuses questions. Comment
détermine-t-il son arrêt ?
Pour examiner l’interaction qui mène au diagnostic du sort, nous prendrons comme
exemple une consultation chamanique, qui eut lieu en juillet 2003 dans le centre
Adyg-êêren, et au cours de laquelle la chamane Xovalygmaa a établi en un temps très
bref que les deux inconnues qu’elle avait en face d’elle étaient prises dans une affaire
de sort428.
En entrant dans le local de la rue Ouvrière, les deux femmes examinèrent d’abord
avec attention les affiches détaillant les services des chamanes. L’une a environ
quarante ans et porte un tailleur rose de style un peu vieilli. L’autre, entre vingt et
trente ans, est en robe décolletée aux teintes légères et tient un sac à main élégant.
Elle garde un visage réservé derrière ses lunettes qui lui donnent un air sérieux.
Les deux femmes, qui n’ont guère d’expérience de ces consultations, n’ont apporté ni
lait ni genévrier pour le rite. La chamane peut leur fournir le genévrier (qui sera payé

428 Cette séance a été filmée ce qui nous permet d’en donner une description détaillée.
537

à la caisse) mais il faut que le lait soit apporté par les clientes elles-mêmes. Elles vont
donc en acheter dans une boutique voisine.
À leur retour, Xovalygmaa les interroge tout en revêtant son costume chamanique :

« Vous êtes de quel kožuun ?


-Du kožuun Kaa Xem.
-Les gens sont gentils j’ai fait une cérémonie saŋ salyr là bas. »

Habillée, elle s’installe derrière son bureau et prépare de l’aržaan, mélange de petits
brins de genévrier, de lait et d’eau.

-Kančap bo araj düš tügün baskyrap tur be, -Eh bien, as-tu eu des mauvais rêves ou des
kurtuŋnaaš apardyŋ be ? kančap angoisses ? Pourquoi veux-tu absolument faire
arygladyyŋ düŋgürlediiŋ dep turaryŋ ol ? une purification avec tambour ?
-Doozup čadap turup bergen kiži dir men ; -Je n’arrive pas à finir mes études. J’ai du mal
Diplomum-bile araj. pour [obtenir] le diplôme.

La jeune fille habite Kyzyl. La chamane saisit dans sa main droite le poignet gauche
de la jeune fille et lui prend le pouls. De sa main gauche, elle tient son battoir posé
sur la table. En prenant le pouls (sudaldaar) de son client, le chamane est censé
pouvoir déterminer l’état des différentes composantes de sa personnalité.

« Ton xej a’’t429 est bas, c’est pourquoi tu as un obstacle cette année
[šaptaraazyn boop turar]. Tu as aussi le sülde430 bas : si tu en as la possibilité, il
faut aller à rituel auprès d’une source [sug bažy dagyyr]
Combien tu as de meŋgi431. Trois bleus ?
-Oui, trois bleus.
-Tu es en quelle année [à l’université] ?
-En dernière année.
-Quel est ton nom ?
-Olija. »

La chamane a désormais suffisamment d’informations pour émettre un jugement


général. Elle ferme les yeux et se concentre quelques secondes, puis annonce :

« Il y a de l’envie, ma fille [adaargal baza bar-la dyr, kyzym]. »

Selon Xovalygmaa, des gens sont jaloux de la jeune fille. Pour une Touva, Ol’ga se
distingue par sa taille élancée, ses beaux cheveux. De plus sa mise est soignée.

« Tu as un petit ami ? [Tanyžyŋ bar be ?]

429 Dans le bouddhisme, le xej a’’t (mong. xij-morin), littéralement « cheval de vent », est un symbole de
tonus vital (Pimenova 2006, 13, n.3).
430 « Force vitale ». Voir glossaire.
431 Signe astrologique. Sur l’astrologie à Touva, voir Pimenova 2006.
538

- Oui.
- Vous êtes en famille ou c’est juste comme ça ? [ög-büleŋer azy anaa ?]
- On est ensemble, mais avant j’avais une autre famille. Nous n’avons pas
divorcé [čarylbaan].

La chamane hoche la tête.

Čerle düŋgürledip azy čok bolza lama Tu dois faire rite avec un tambour ou bien aller voir
baškylarga nom nomčudup turar bolza les maîtres lamas pour qu’ils te lisent [des sutras].
eki

Poursuivant son idée de jalousie, Xovalygmaa questionne :

Bylaaškaktyg turgan čüve be ? kandaaj Il y avait une chose que des gens se disputaient.
čüvel daan ? Vous aviez quelque chose comme ça ?

Les deux femmes hésitent. La chamane se tourne vers la mère :

« C’est votre fille ?


- Oui.
- Quand elle était petite, quelqu’un voulait-il l’adopter [azyrap alyr] ?
- Quand elle était petite, elle était rousse [ak-saryg] et tout le monde l’admirait.
Elle était très belle [dyka čaraš kiži]. »

La mère ne se souvient pas d’une personne ayant désiré adopter sa fille, mais en
parlant de sa beauté, elle offre à la chamane un matériau confirmant l’hypothèse de
l’envie. Xovalygmaa continue avec assurance :

Birêê-le yndyg xerêêžen kižiniŋ setkilli Il y a une certaine femme qui a laissé sa pensée.
čydyp kalgan. Bylaaškaktyg turgan čüve irgi Elle pensait à cette chose qui était disputée, elle
be dep men bodap azyraar-uzuraar dep espérait l’adopter.
turgan čüve irgi be dep bodap.

Cette chose disputée, c’est bien sûr Ol’ga elle-même. Une femme est soupçonnée.
Qui peut éprouver de l’envie et de la jalousie devant une enfant trop belle, sinon une
femme ? Ol’ga se tourne vers sa mère et lâche :

Petjanyŋ avazy êves be azy ? Ce ne serait pas la mère de Petja?

Xovalygmaa les laisse parler et se garde de commenter leurs propos ou de leur


demander qui est Petja. En fait, Ol’ga s’engage dans une interprétation différente de
celle proposée par la chamane. On saura dans la suite de la conversation que ce Petia
est le mari d’Ol’ga. La mère de Petja, ici soupçonnée par Ol’ga, est donc sa belle-
mère. Ainsi, c’est dans une tout autre direction que la jeune femme oriente ses
539

soupçons du côté non pas d’une jalousie ancienne ayant pu produire une nuisance
même involontaire sur le modèle du sglaz russe, mais dans un conflit réel qui est en
cours.
Xovalygmaa ne s’y attarde pas et fait passer la conversation à l’horoscope (čuragaj)
d’Ol’ga, puis à la personnalité du jeune homme avec qui elle vit présentement. À
l’évidence, elle entreprend de résoudre une question, que d’ailleurs on ne lui a pas
posée : Ol’ga et son ami sont-ils compatibles, vont-ils former un couple heureux
ensemble ?

-Ton fiancé fait quoi dans la vie ? [Xüregen432 kajda čünü kančap turar]
-Il fait aussi des études. Il est de Süt-Xöl. »

La chamane se trouble légèrement et reste pensive quelques secondes. Süt-Xöl est sa


région d’origine.

« Et toi, tu penses qu’il est bien ?


-Oui, normal.[anaa]
-Bon, approuve la chamane. Quel est son nom ?
-Ertine Moŋguš.
-Est-ce qu’il est prétentieux ? Ou non ? [Araj-turazy ulug be ? Turamykaj be ? azy
yndyg eves be ?]
-Non il est calme [oožum].
-Il est de quelle année ?
-Aussi de 79.
-Il est clair ? brun ? [saryg be, kara be ?] Son aspect physique ? Toi par exemple
pour une Touva tu as les cheveux clairs. »

Il est grand et brun. La chamane demande à nouveau le nom et l’année de naissance


du jeune homme, comme pour prendre ses sécurités, avant de se lancer. Elle ferme
les yeux et devient immobile.
Après une brève pause, elle reprend :

« Bon, ça va. [Čogum xaryŋ ažyrbas]. Vous comptez vous marier à l’avenir ?
-On en n’a pas encore parlé.
-Ne te dépêche pas, finissez d’abord vos études et attendez pour les enfants. Il
est gentil, mais ne te dépêche pas. Ton sülde et ton xej a’’t sont bas.
Du côté astrologique [čuragaj], ça va, du côté chamanique [xam talazy-bile] aussi.
En regardant ton pouls tout est normal et lui aussi. Le gars est bien, tu peux
vivre avec lui, mais ne pense pas trop à l’avenir. Pour ce qui est de vivre avec
lui, ce n’est pas visible [Xovalygmaa ne « voit » pas cette perspective]. Ne vous
dépêchez pas de vivre ensemble. Tu as encore des questions ? »

432Littéralement, « le gendre ». En touva contemporain, xüregen peut s’employer pour parler d’un
« petit ami ».
540

À ce point de l’entretien, Xovalygmaa estime qu’elle a répondu à ce qui paraît devoir


intéresser la jeune fille : pourra-t-elle ou non fonder une famille avec le jeune homme
qu’elle fréquente. Il est vrai que les filles qui viennent consulter les chamanes pour
déterminer si elles peuvent épouser le garçon qu’elles fréquentent ne sont pas rares.
Mais Ol’ga a une autre question :

Am demgi bir dugaar kižim bile iji čyl ažyr En fait, avec mon premier homme, cela fait deux
čarlap čadap tur men. ans que je n’arrive pas à me séparer.

C’est Petja qui préoccupe Ol’ga et non le « tranquille » garçon qu’elle fréquente
actuellement. Avec ce dernier, ils n’ont pas encore parlé de mariage et il n’est pas sûr
qu’Ol’ga soit franchement attirée par cette perspective, contrairement à ce que
suppose la chamane.
C’est la première fois que la jeune fille a pris l’initiative d’une déclaration, sans
répondre directement à une question. Sa voix s’est faite plus insistante, visiblement le
sujet du divorce est la question qui lui pèse, plus sans doute que les études qu’elle
avançait d’abord comme motif de sa visite. Xovalygmaa ne s’y trompe pas et se
rassied derrière son bureau. Des difficultés scolaires justifient difficilement la venue
d’une mère et sa fille chez le chamane. Plus exactement, c’est l’accumulation de
difficultés d’ordres divers qui détermine les gens à s’adresser à un chamane.

-Sud tavaryštyr boldunmas tur be ? ol kiži -Vous n’arrivez pas à avoir le tribunal ? Ou
ynavas tur be? c’est lui qui ne veut pas partir ?
-Dokumentyleri baza čok kiži diin bodunda. -Il n’a pas ses documents.

La perte des documents est un fréquent malheur chez les Touvas. Peut-être Petja a-t-
il perdu son passeport, le livret de famille et la redoutable bureaucratie russe achoppe
sur cette irrégularité. Xovalygmaa reprend son enquête :

« Qu’est-ce qu’il fait ?


-Il travaille dans la police.
-Son nom ?
-Petja. »

À nouveau, la chamane se concentre. Elle prend entre les paumes de ses mains le
petit sac de soie contenant ses cailloux divinatoires, le porte à sa bouche et ferme les
yeux. C’est le geste que l’on fait habituellement en début de divination xuvaanak avant
de déposer les cailloux sur la table. Xovalygmaa rouvre les yeux : « Il est touva ? -
Khakasse » répond la mère. « Un Khakasse, oh ! » fait la chamane en riant
légèrement, avec l’air de dire : « Eh bien, voilà, tout est clair, que ne parliez-vous plus
tôt ! » Tout semble être devenu évident :

Seeŋ-bile čurtaar dêêš-daa kyzyp eves, seŋêê Bon, [s’il ne veut pas te donner le divorce], ce
nazlo. Anaa ynda čüzünde-daa eves-dir n’est pas parce qu’il veut vivre avec toi, mais
541

kyzym. Ažyrbas yndyg čüve üezi aptar sen. pour faire du mal [ru. nazlo]. Mais avec le temps
tu l’obtiendras [le divorce].

La sincérité des sentiments d’un Khakasse à l’égard d’une Touva est une chose bien
fragile pour Xovalygmaa. Petja n’est pas simplement un homme attaché à sa femme
qui tente de la retenir : il agit nazlo, « pour faire le mal ». Ce n’est pas par hasard que
Xovalygmaa a recours à un terme russe pour exprimer cette idée. Car l’idée est russe,
non que les Touvas, dans leur pureté, ait ignoré l’idée de mal avant la colonisation,
mais il est difficile de trouver dans le vocabulaire touva une notion ayant les
implications métaphysiques du mal chrétien, un mal pur, substantiel, un mal qui
trouve en soi son propre but. Avec des intentions si malveillantes, on peut s’attendre
à toutes choses de la part de cet homme et des siens. Pour réagir, la jeune fille doit
changer d’attitude.

Bičii kažar boor bolzuŋza eki, kajgal boor Il faut que tu sois rusée et habile [kajgal]. Chaque
bolza eki. Kiži bürüzünge sagyš-setkilin homme doit cacher ses sentiments, chacun a des
xaryn ažydar bolza ažydar-la, čugaalavas choses qu’il ne doit pas dire aux autres. Tu es
čüveler. Ooŋ araj sen büzürêêčen sen. Yndyg terriblement crédule. Et tu as tendance à avoir
kêêregej baza bêêr setkidig-dir sen. Xaryn pitié des gens. Tu me diras : « Comment ça, il ne
kêêrgeves deêr bolza kajyn boor aan, anaa faut pas avoir pitié ? » Il faut connaître les
öjün bodap turgaš. mesures, c’est tout.

On notera que la chamane pour inciter la jeune fille à l’habileté emploie le mot kajgal,
que nous avons rencontré au sujet des voleurs de chevaux. Or, le kajgal est
précisément ce Touva qui par son adresse doit lutter contre des étrangers riches et
cruels qui tentent de le châtier par leurs malédictions.
La chamane part chercher son tambour. En revenant, elle annonce d’un ton rieur
ambigu :

Baštaj mynčaar čüve kyzym. Ulustarnyŋ C’est comme ça, ma fille. Il y a de l’envie des
adaargaly baza bar. Porča öske söök kižige gens. Quelqu’un d’étranger a fait un mauvais sort
kyldypkan. [ru. porča].

Xovalygmaa continue de sourire avec bonté tout en prononçant cet avis inquiétant.
Le ton léger qu’elle emploie forme un contraste saisissant avec les habitudes de
discrétions des Touvas abordant ces thèmes. On peut supposer qu’elle cherche à
rassurer sa cliente, mais cette gaieté exagérée peut aussi paraître tout à fait
inquiétante. En fait, elle obéit surtout à une logique qui dépasse ce genre de calculs
psychologiques. Cette logique est celle qui règle les relations entre le chamane et
l’homme simple, celle qui fait qu’un mauvais sort, qui peut menacer de mort le
second, est pour le premier un objet d’amusement. Par son ton, la chamane construit
un discours élaboré en opposition par rapport au discours ordinaire. Elle continue,
souriante :
542

Kara söök kadajlarnyŋ čüvezin ušturga, Enlever les trucs des femmes d’os noir, c’est très
dyka belêên boor. Čordu mynda xakas facile. J’ai déjà enlevé ici une chose faite par une
kadajnyŋ čüvezin uštupkan kiži men. femme khakasse : ça va, ce n’était pas dur.
Ažyrbas. Byžyg eves bOl’gan.

À demi-mot, Xovalygmaa désigne le coupable. Le contexte ne laisse aucun doute


possible, pourtant la chamane n’a jamais prononcé explicitement d’accusation. Elle a
établi que l’auteur du sort est un homme d’un « autre os » (öske söök), donc un
étranger, mais le terme est très large : il peut inclure des Russes, des Caucasiens, des
touristes. Quand ensuite elle évoque les « femmes d’os noir » (kara söök), la précision
est bien plus grande, mais c’est sans relation directe avec l’affaire. La catégorie « d’os
noir » dans la langue touva contemporaine désigne souvent les populations non
russes et non touvas de la Fédération de Russie. Mais au sens strict, ancien, elle
s’applique aux Turcs environnant les Touvas, comme les Altaïens et les Khakasses.
La chamane évoque ces femmes « d’os noir » et même une « femme khakasse » à
propos de cas passés comme pour souligner son expérience. Mais les clientes ne
peuvent s’y tromper : c’est bien parce qu’une femme « d’os noir » est sans doute en
cause dans leur propre cas que la chamane évoque ainsi sa compétence. Pourtant, à
aucun moment la chamane n’a dit : « C’est une Khakasse qui vous l’a fait ».
La mère suggère : « C’est sans doute quelqu’un d’ailleurs [öske-daa ulus] », comme
pour encourager la chamane à ne pas s’écarter de cette voie. L’expression öske ulus est
très vague, habituellement elle a plutôt le sens de « quelqu’un d’autre », pourtant
l’intention de la mère est précise. Ces « autres », ce sont bien sûr les Khakasses, la
famille qui a donné son fils comme premier mari d’Olja. La mère veut guider la
chamane vers ceux qu’elle soupçonne, pourtant, elle reste aussi allusive que possible,
discrète car sa qualité de « personne simple » l’oblige à la réserve, mais aussi parce
qu’elle voudrait entendre la chamane découvrir d’elle-même le coupable. Tout
d’abord pour vérifier si elle est une chamane « authentique » et non un « charlatan »,
mais aussi pour ne pas avoir à supporter la responsabilité d’une accusation aussi
grave que celle de sorcellerie. L’identité des soupçons formulés implicitement par la
mère et explicitement par la chamane opère une double confirmation : celle des
soupçons de la mère et celle de l’authenticité de la chamane qui sans rien connaître
de l’affaire s’oriente « d’elle-même » vers la même interprétation que la mère.
Xovalygmaa confirme en effet :

Ije, öske söök kiži salgan. Tyva kiži počergi Oh oui, c’est quelqu’un d’une autre nationalité
êves, tyva xam čatka ynčaan közülbes. qui l’a fait. Ce n’est pas l’écriture d’un Touva, ça
n’a pas l’aspect d’un mauvais sort de chamane
touva.
543

Xovalygmaa donne la caution de son expérience et de ses perceptions spéciales aux


suppositions de la mère, pourtant elle ne s’engage pas plus elle-même dans la
définition du coupable. Pour Xovalygmaa, il n’est pas dans la tâche du chamane
d’identifier et d’accuser le jeteur de sort. C’est aux intéressés d’y voir clair et de
reconnaître la vérité derrière les indications du chamane. Bref, chacune des deux
parties s’efforce de laisser à l’autre la responsabilité de l’accusation.
La chamane se fiant à l’apparence physique agréable et à la mise cossue de la jeune
fille s’est d’abord orientée vers une interprétation fondée sur l’envie. Ol’ga ne
réussissait pas ses études parce que dans son enfance une femme charmée par sa
beauté, aurait souhaité s’en emparer, et de dépit l’avait maudite. Cette hypothèse
s’appuie sur un ensemble d’usages poussant à éviter de mettre en avant la beauté d’un
enfant. On doit éviter de faire des compliments sur un enfant, et, bien souvent, on
utilise même un pseudonyme apotropaïque pour le nommer. Mais,
traditionnellement, ces pratiques ne sont pas liées à la crainte des mauvais sorts,
danger mineur en comparaison de celui, mille fois attesté par de nombreux exemples
colportés par la tradition et des cas récents, d’une attaque d’esprit en quête de chair
enfantine. L’hypothèse du sort est simplement inutile en comparaison de la force
explicative de la dévoration interspécifique en contexte de chasse et d’élevage. Chez
les Touvas urbains contemporains, les pratiques d’évitement des compliments à
l’égard des enfants paraissent être réinterprétées sous l’influence de la sorcellerie
russe et de la sorcellerie new age qui insistent sur la puissance du voisin jaloux.
L’hypothèse émise par Xovalygmaa est une tentative d’application du modèle
théorique fondé sur l’envie dont nous avons vu qu’il est d’apparition récente. Or
cette interprétation ne rencontre aucune adhésion de la part des clientes qui ont leur
propre hypothèse. Pour elles, c’est la mère de Petja qui est en cause. La relation
qu’elles soupçonnent n’est pas la relation d’envie, mais celle, bien plus féconde en
sorts, de l’alliance brisée.
En apparence, la chamane est le personnage qui, dans cette interaction, détient
l’autorité et impose sa vision à ses visiteurs. Le rapport de force, tel qu’il se manifeste
par la répartition du temps de parole et le ton employé, met la chamane dans une
position de supériorité écrasante. Pourtant, à en juger par la dynamique des échanges,
c’est la chamane qui est manipulée tout au long de l’entretien pour donner
précisément aux clientes la confirmation impartiale qu’elles attendent. Elles
repartiront avec la double satisfaction de voir leur opinion confirmée et le sentiment
de ne pas avoir à porter la responsabilité de l’accusation.

L’interprétation d’un problème ou d’une infortune n’est pas l’application mécanique


du modèle théorique explicite en vogue que les informateurs citent à l’ethnographe.
Le modèle de la jalousie est retenu et répété car il a l’avantage de constituer une
explication vraisemblable d’un phénomène global, l’augmentation des histoires de
sort. Il appartient à la sociologie indigène. Mais lorsque les Touvas sont amenés à
reconnaître pour eux-mêmes qu’ils suscitent une haine maléfique, ce n’est pas
l’analyse sociologique qui les guide, mais la logique pratique des interactions sociales.
544

Une affaire de sorcellerie n’est pas une idée, c’est une situation dans laquelle on est
plongé.

IV. Soigner la victime du sort

A. Prendre en charge le dédoublement

Les clientes avaient donné à Xovalygmaa comme information l’existence d’un conflit
les opposant à une famille khakasse. La chamane en réponse leur « apprenait » qu’une
femme de cette famille leur avait jeté un sort. Le conflit est donc projeté sur le plan
des choses non ordinaires : c’est ici que Xovalygmaa doit agir.
Tout en annonçant que la jeune fille était frappée d’un sort, Xovalygmaa fixait à la
traverse de son tambour des rubans présentés comme une offrande à son instrument
de la part de ses clients. Elle fit une fumigation de ses instruments, les deux femmes
s’installèrent sur un petit banc face à elle, et le rituel de purification (aryglaaškyn)
commença. La procédure est très simple, concentrée sur la parole de la chamane,
laissant les clientes à peu près immobiles.
Xovalygmaa, se tenant debout face à elles, bat du tambour, d’abord sans parole avant
de commencer à invoquer ses esprits : « Mes êêren, mes dieux, mon Ciel de guerre,
protégez ! » (êêrennerim burgannarym, dajyn dêêrim avyraldyŋar !)
Un peu plus tard, elle s’interrompt et recommande aux clientes : « Pensez à ce que
tout le mal [bagaj] s’en aille. Pensez que les disputes [aas-dyl] vont se taire, que les
mauvais regards s’effacent, que les déceptions [xaraadal] s’éloignent. »
Elle reprend : « Que mon affaire soit bonne ! que ma tête, mon corps soient purs !
Faites que les mauvais esprits [aza-četker] s’en aillent. Mes esprits célestes [deŋgerler],
exaucez les vœux de vos enfants qui demandent votre aide. Ciel-destin [Čajaan-dêêr],
purifiez devant, derrière, à droite à gauche. »
Xovalygmaa cesse son battement de tambour et annonce aux clientes : « Maintenant
nous allons purifier avec l’aide de l’esprit de la montagne [taŋdy-syn êêzi]. » Le tambour
reprend son rythme et la chamane invoque ses esprits, les albys, car, rappelons-le
Xovalygmaa se dit « chamane d’essence albys » (albys uktug xam) : « Oh, mes albys
[albystarym], aidez-moi ! » Elle entreprend ensuite une invocation des esprits-maîtres
de toutes les régions : « Maîtres [êêleri] de Kyzyl-Tajga, de Tožu, maîtres du kožuun
d’Êrzin, du kožuun Süt-xöl, kožuun Kaa-xem, kožuun Tes-Xem, maîtres de Kyzyl, je
vous prie, venez ici. » Cette invocation est caractéristique des chamanes de Kyzyl.
L’environnement cité dans les rituels anciens était celui qui entourait directement le
campement : les montagnes et les rivières des alentours. Aujourd’hui l’espace invoqué
est abstrait : il n’est pas visible du lieu où est mené le rituel, il est même très éloigné
de Kyzyl, il s’agit du territoire national touva évoqué non comme un espace vécu
mais comme une carte géographique et administrative de la république avec ses
545

différentes provinces, les kožuun qui sont nommés tels quels par la chamane. Cette
représentation de l’espace traduit un sentiment d’identité nationale encadré dans un
territoire républicain tel qu’il a été produit par l’éducation soviétique.
Xovalygmaa s’interrompt un instant et demande à Ol’ga : « Tu es de Büren-Xem ? -
Oui. » Elle reprend alors :

« C’est une fille de Büren-Tajga, esprits du kožuun Kaa Xem433, Ciel guerrier
[dajyn dêêr], purifiez votre fille en haut, en bas, purifiez, que le malheur s’en
aille. Mes dieux, allez. Que les malheurs s’en aillent, les obstacles sur sa route
s’en aillent. Purifiez votre enfant, que ses inquiétudes disparaissent, que les
maladies disparaissent, que le malheur s’en aille, que la mort s’éloigne ! »

Pour finir, la chamane passe à des souhaits de bonheur : elle prononce des paroles de
jörêêl (mong. ërööl) « bénédiction » : « Que votre route soit heureuse ! »
La séance est finie mais la chamane rappelle à Ol’ga ce qu’elle lui avait annoncé au
début de la consultation : « Tu dois faire un rite auprès d’une source sacrée [aržaan] et
si tu as un appartement, il serait bon que tu fasses un êêren. Quel est ton pays natal,
montagne ou steppe ? » C’est la steppe. Dans ce cas, la cliente doit acheter des rubans
de couleur verte, jaune, bleu et rouge. Ensuite, la chamane procédera à son
animation, comme elle l’explique : « Cet êêren, il faut le nourrir avec de la fumée et le
rendre vivant [dirgizider]. » Plus tard, « quand il sera sale il faudra le suspendre à un col
après l’avoir fumigé. » Après avoir convenu avec la chamane d’un rendez-vous pour
l’installation de l’êêren, les clientes quittent le local.

Comme on le voit, cette « purification » ne fait pas une grande place au mal et à la
lutte contre lui. Je n’ai pas entendu prononcer le mot de čatka dans l’invocation.
Comme elle le disait avant le rite, le sort čatka envoyé par une Khakasse n’est pas une
chose dangereuse. Par ailleurs, la procédure n’est pas finie puisque la chamane devra
encore faire un rituel dans l’appartement de la cliente.
Dans d’autres circonstances, Xovalygmaa agit plus spécifiquement sur le mal lui-
même et elle doit fournir bien plus d’efforts. Selon elle, chaque malédiction a une
forme particulière qu’elle seule peut percevoir. Pour cela, elle ferme les yeux devant
son client et parfois dessine ce qu’elle voit : ce peut être un serpent à sept têtes, un
homme, un oiseau noir ou un tourbillon. Quand le cas est dur, une procédure
impliquant des gestes doit être mise en place. Parfois, la chamane installe le mal dans
une figurine de pâte qui est ensuite jetée dans la rue par le client. Dans les cas de
čatka-kargyš les plus graves, ceux qui sont héréditaires et qu’elle appelle döstüg doora
« obstacle de racine », elle utilise des sabres qu’elle a en sa possession et avec lesquels
elle exécute des mouvements autour du corps du client pour séparer ce qui s’est
accroché à lui. Ce rite peut être rapproché d’un geste qu’elle exécute plus
couramment pour chasser les čatka-kargyš moins sévères : elle frappe le corps du

433 Le kožuun d’Ol’ga.


546

client de quelques légers coups de fouet. Il arrive aussi que Xovalygmaa doive
retourner le sort à son expéditeur. Elle m’expliquait les choses ainsi :

« Je demande conseil [à mes esprit êêren] : comment va-t-on faire ? Juste une
purification [aryglaaškyn] ou une purification xürüm434 ? Xürüm c’est quand on
renvoie. Ils [les esprits] disent si cette personne l’a mérité, dans ce cas il faut
lui renvoyer xürüm, sinon non. »

Généralement, Xovalygmaa préfère ne pas renvoyer le mal. Elle préfère, dit-elle,


l’enfermer dans un coffre :

« J’ai des coffres, un en or, un en argent. Je les enfonce dedans, je ferme et je


les envoie au dieu noir, Erlik. Ensuite il décide, quoi à qui. Renvoyer à la
personne pendant cette vie, ou à ses enfants. »

Les Touvas sont généralement convaincus que le mal reviendra de toute façon sinon
au jeteur de sort, du moins à sa descendance. Dans ce processus, le chamane peut
jouer un rôle d’accélérateur puissant. Svetlana Moŋguš rapporte ainsi le cas d’une
femme soignée par la chamane Zoja Xomušku. « C’est sa belle-mère qui le lui avait
fait. Elle a consulté trois chamanes. C’est Zoja Xomušku [de Düŋgur] qui l’a purifiée.
Un an après, la belle-mère est morte. Les racontars disent que c’est à cause de ce qu’a
fait sa belle-fille qu’elle est morte. »

À la différence de Xovalygmaa, le chamane Kara-ool, nous le savons, assume


pleinement la procédure justicière qui consiste à faire retomber le maléfice sur celui
qui l’a conçu. C’est même pour lui le seul moyen efficace garantissant le succès de la
« purification » (aryglaaškyn).
Pour cela, Kara-ool établit avec ses êêren un circuit dans lequel il inclut son client. Il
utilise pour cela un fil de couleur qui deviendra pour le client un sagyyzyn « talisman »
(de sagy- « surveiller, protéger »). Cette procédure est accomplie aussi par d’autres
chamanes avec diverses variantes.
L’animation (dirgizider) du talisman comporte les mêmes éléments principaux que
celle des êêren. Le chamane choisit des fils de différentes couleurs en fonction des
signes astrologiques (meŋgi) du client. Kara-ool prend également un brin d’herbe
sèche, dont un petit bouquet est suspendu près de la porte de la pièce principale de la
société. Il roule ensemble les fils et le brin d’herbe afin d’en faire une tresse. Le fil
composite obtenu est ensuite trempé dans un mélange de lait, d’eau et de brin de
genévrier (aržaan), puis on l’enfume avec des branchettes de genévrier ardent, avant
de faire sonner autour de lui une clochette. La procédure d’animation est achevée.
Ensuite le fil est fixé au poignet du malade. Kara-ool attache l’autre extrémité à la
poupée (kiži-êêren) qui pend à son tambour, ou à l’un des kiži-êêren indépendants

434Habituellement, en touva contemporain, xürüm a deux sens très distincts : « prière » et « péché ».
Les Touvas que j’ai interrogés connaissaient soit le premier sens (à Baj-Tajga) soit le second (à Kyzyl),
mais pas les deux à la fois.
547

suspendus au mur qui représentent ses ancêtres. D’autres chamanes attachent le fil à
la traverse du tambour considérée comme le bras du maître du tambour düŋgür-êêzi.
Le tambour aura été préalablement nourri par des fumigations de genévrier et des
libations de lait ou d’aržaan.
Kara-ool commence alors des invocations à voix basse, tenant le fil tendu entre les
deux lames d’une paire de ciseaux. Puis il coupe le fil d’un coup. Il fait parfois le
geste d’arracher quelque chose du corps du client en poussant un cri. Ensuite, le fil
est définitivement noué autour du poignet du client. Celui-ci devra le garder jusqu’à
ce qu’il tombe de lui-même.

Figure 135. La chamane Ljudmila Kara-oolovna trempe un fil dans le lait pour l’« animer » avant de l’attacher au
poignet de sa cliente allongée.
548

Figure 136. Dončun-Ool coupe le fil qui relie sa patiente au kiži-êêren de son tambour.

C’est ainsi que s’accumulent sur le kiži-êêren des paquets de fils multicolores,
représentant autant de clients. « Tu vois, m’expliquait Kara-ool, combien de
personnes ! Combien j’en ai reçues, et mes ancêtres avant moi ! Si on comptait, ce
serait terrible, on atteindrait le million. »
Kara-ool, en nouant le fil, commentait ainsi son geste à l’un de ses clients : « Le mal
est resté sur l’autre partie du fil. J’ai attaché le mal sur l’êêren. Tout ce qui est bon est
resté sur ta partie, ce sera pour toi un protecteur. »
Le fil a donc une double fonction. D’un côté, il est un protecteur comme Kara-ool
l’affirme à ses clients : « C’est une protection [kamgalal] plus forte que le fer. L’autre
bout je l’ai accroché à l’êêren pour qu’il vous protège. Où que vous soyez l’autre bout
vous protégera. » Le chamane place ainsi son client sous la protection de son
tambour ou de l’un de ses ancêtres kiži-êêren. Le talisman agit comme un
intermédiaire par lequel transite la puissance de l’êêren du chamane vers le corps du
client.
Si l’on reprend les éléments principaux de l’animation du talisman sagyyzyn, on voit
qu’interviennent quatre termes qui entretiennent entre eux une relation circulaire : le
client, le chamane, l’êêren et le talisman lui-même. Le client venu demander une
protection au chamane doit apporter du lait pour préparer le liquide aržaan avec
lequel on nourrira le tambour et les êêren chamaniques avant la séance. Pour faire
l’aržaan il faut, en plus du lait, du genévrier (artyš) qui est vendu directement par la
société. Ce premier paiement sera suivi par le paiement complet de la rétribution du
chamane. Mais le nourrissement n’est pas exécuté par le client ; c’est le chamane seul
qui a le pouvoir d’exécuter le geste. La rétribution et le lait sont donc transformés par
le chamane en nourrissement de l’êêren. Ayant été honoré et nourri, l’êêren accordera
une protection sur le talisman, lequel devient ainsi lui-même un protecteur du client.
En somme, seuls deux termes sont réellement producteurs tandis que les deux autres
549

ont un rôle d’intermédiaires. Le chamane transmet l’offrande ; le talisman transmet la


protection. Le client, lui, produit la matière du nourrissement, et l’êêren produit la
protection.

Mais ce n’est pas tout. Dans l’autre moitié du fil, le chamane a placé le mal, la
malédiction que ses clients portaient. L’amas de fils suspendus au tambour et aux
êêren de Kara-ool ce sont donc toutes les malédictions, maladie et maux divers de ses
clients.

Figure 137. Le circuit du sort.

Au cours de l’entretien entre le chamane et le client, le conflit que vit ce dernier subit
un dédoublement, sa face spéciale est substantialisée dans le domaine des choses non
ordinaires sous le nom de čatka-kargyš « maléfice-malédiction ». Alors que l’agression
était peut-être bilatérale dans la réalité, elle prend dans son aspect sorcier une
direction unilatérale dont le client est la victime. Ainsi recouvert d’un nom et fixé
dans une catégorie traditionnelle, le mal peut désormais être manipulé par le
chamane. La procédure rituelle prolonge cette démarche en localisant le mal et en le
fixant dans un objet matériel, le fil. Le chamane est ensuite censé en disposer : il le
renvoie vers celui qui l’a produit. « J’enlève la malédiction et je la renvoie comme un
ballon de football », résume énergiquement Kara-ool. La tâche de retourner le mal est
confiée précisément à la flèche ydyk ok, le « missile sol-air » de Kara-ool. « Je lui
indique la destination où elle doit frapper », affirmait le chamane au groupe de
visiteurs khakasses. De cette manière, Kara-ool donne à voir à son client comment le
mal qu’il a apporté est branché et absorbé dans le réseau des êêren du chamane, qui
sont liés entre eux par de nombreuses relations. Le mal est supposé passer par le fil-
talisman sagyyzyn du corps du client au kiži-êêren, puis de celui-ci au tambour, qui le
transmet à la flèche ydyk ok laquelle le retourne à l’imprudent jeteur de sort.
À partir d’un conflit réel, le chamane produit un vaste circuit, non seulement
intentionnel mais même partiellement matériel, dans lequel il donne l’avantage à son
client. Rétabli sur le plan symbolique, assuré par le chamane d’avoir pris l’avantage, le
client pourra désormais envisager sa relation avec son ennemi d’un point de vue
550

nouveau et il lui sera moins difficile de reprendre le dessus dans le conflit réel qui
l’occupe.

B. Nœuds, rets matériels et réseaux sociaux

Êêren et tambour auxquels sont fixés les fils talismaniques sagyyzyn, ces objets rituels,
dont les plus importants sont pensés comme des supports perceptifs, prolongent le
corps du chamane et le dispersent autour de lui dans son environnement mais aussi
chez ses clients, comme le montre le schéma ci-dessous.

Figure 138. Réseau symbolique et social du chamane. En bleu le réseau d’un chamane avec ses êêren (triangles) et ses
clients. En rouge, le réseau concurrent d’un autre chamane.
551

Au cours de l’action rituelle, le corps du chamane est entouré par son double
matérialisé, le costume. Celui-ci est fait d’un manteau qui épouse le corps naturel du
chamane et d’une seconde couche constituée par l’ensemble des objets qui y sont
suspendus. Ces breloques diverses cousues et nouées au manteau forment un réseau
dense qu’elles font du chamane qui le porte « un nœud de nœuds », pour reprendre
l’heureuse expression de Caroline Humphrey (Humphrey & Onon [1996] 2003, 270).
Plus loin, mais toujours autour de lui, le chamane est environné par la présence de
ses êêren le long des murs de son cabinet ou, autrefois, sur les parois circulaires de sa
yourte. Tous les clients au poignet desquels Kara-ool a noué des talismans sont
supposés être soumis à la protection du tambour et de l’êêren du chamane. Ils portent
sur leur corps la marque de leur appartenance à son réseau.

Autrefois, c’était le scénario de la disparition d’âme qui, avec celui de la dévoration


par un esprit, dominait les diagnostics chamaniques. Mais comme dans le modèle
moderne de l’attaque sorcière, le client était intégré au réseau du chamane.
Dyrenkova (1949a, 119) rapporte que les chamanes téléoutes suspendaient pendant la
séance chamanique un filet appelé tor à la porte de la maison où ils se trouvaient. Les
esprits auxiliaires du chamane, des oiseaux, étaient censés l’utiliser pour attraper l’âme
du chamane.
Chez les Touvas orientaux, on ne prenait pas les âmes au filet, mais au lasso. Êreksen
rapporte que le costume chamanique de sa région doit porter entre les omoplates des
« lanières [mančak] de sept pas de long en forme de lasso [sydym] ». Le « lasso » de
gauche est rouge, celui de droite est noir. Avec le noir, le chamane attrapait et
punissait ses ennemis. Pour ses clients, il utilise le rouge435 :

Bir êves kižiniŋ sünezini čoruj bargan Si l’âme [sünezin] de quelqu’un est partie,
bolza, šaanda šyyrak xamnar sydym-bile autrefois les chamanes puissants l’attrapaient et la
tudup êkkêêr. ramenaient avec le lasso.

Une fois que l’âme avait été ramenée dans le corps du malade, celui-ci recevait du
chamane des protecteurs êêren domestiques436 qui étaient suspendus dans sa yourte. Il
en va de même dans les cas kyzyliens contemporains, quel que soit le scénario
diagnostiqué par le chamane. En vue de l’installation d’un êêren domestique dans leur
appartement, les clients préparent les matériaux demandés : des morceaux de tissu de

435 Šoončur Sojan, le maître d’Ereksen, donnait des couleurs différentes : blanc d’un côté et noir de
l’autre, pour le « travail noir », c’est-à-dire pour tuer (Karalkin 1966). Ces explications apportent sans
doute un éclaircissement à la phrase « Quand vous voulez nuire à un individu quelconque / Vous
l’attrapez au lasso dans vos neuf lanières [manžig] rouges » dans une invocation d’un chamane darkhate
du clan Xuular (Kuular, « les Cygnes ») d’origine touva, traduite par M.-D. Even (1988-1989, 160).
L’opposition que le texte darkhate applique aux lanières rouges et blanches entre position droite et
position gauche est cohérente avec les informations données sur le manteau chamanique par les
chamanes touvas Šoončur et Ereksen (ceci à propos de ibid. n. 104).
436 Les êêren domestiques, possédés par les profanes, se distinguent des êêren chamaniques qui sont les

esprits auxiliaires du chamane. L’êêren domestique a une fonction protectrice : il n’est pas supposé
donner accès à des perceptions spéciales comme celui du chamane.
552

différentes couleurs, des os de mouton, dont, assez souvent aujourd’hui mais jamais
autrefois, une omoplate.

Figure 139. Le type d’êêren domestique le plus répandu à Touva aujourd’hui. On y voit une omoplate (čaryn) et
d’autres os de mouton.

Au cours du rite d’animation, le chamane fabrique l’objet, qui prend l’aspect d’une
sorte de gros nœud liant rubans et os, le « nourrit » puis chante des invocations. Il
appelle les esprits du lieu de naissance de la personne (čeri eezi « maître de la terre »,
čurt eezi « maître du pays »). Le chamane Mixail explique la procédure :

« Le chamane avec l’aide de ces esprits, il anime l’êêren. Il lie [xolbaštyrar] les
esprits à cet êêren, il les accroche. Ensuite les clients doivent le nourrir. Pas
tous les jours mais quelque chose comme trois fois par mois il faut leur faire
une aspersion de lait. »

Les nœuds de l’êêren, souvent de véritables tresses, sont l’image et la mise en œuvre
même de cet acte de fixer, lier et retenir dans un lien (xolbaa) des entités dispersées.
Dans le contexte urbain contemporain, il est très fréquent que le chamane se pose en
intermédiaire entre le client et sa province d’origine. À Touva, les urbains sont tous
perçus par les chamanes, et se perçoivent souvent eux-mêmes, comme des déracinés
qui ne se définissent réellement que par leur province d’origine. Les chamanes se
donnent pour but par le rituel de rétablir le contact perdu du client avec sa terre, ses
montagnes protectrices. La chamane Marina de Adyg-êêren possède des cailloux de
toutes les kožuun de Touva qu’elle utilise pour soigner ses clients selon leur origine.

Avant de commencer un rituel, les chamanes de Kyzyl demandent à leurs clients :


« Pensez au bien, aux sources, aux montagnes de votre kožuun ». Fréquemment, après
le rituel, le chamane recommande d’aller faire une offrande aux esprits-maîtres de son
lieu de naissance en fixant des rubans et des écharpes rituelles (kadak) sur un ovaa ou
553

sur les arbres d’un col. Xovalygmaa renvoya ainsi une Mongole travaillant à Touva
dans son pays pour y accomplir une offrande.
À une commerçante du Sud de Touva qui travaillait à Kyzyl, Xovalygmaa fit la
recommandation suivante :

« Va à ton pays, à Tes-Xem. Et là, couche-toi sur le dos quelque part, puis
retourne-toi deux ou trois fois. Ensuite prends une pierre de cet endroit. Tu as
quel meŋgi ?
-Jaune.
-Ensuite, enveloppe-la de tissu jaune. Puis mets-la sur un endroit élevé, par
exemple sur une armoire. Avec ça, personne ne pourra te nuire. »

De cette manière, le chamane reconnecte le client à son pays par l’intermédiaire des
esprits-maîtres des lieux qu’il est seul à pouvoir convoquer.
Dans les faits c’est toujours à son propre réseau à la fois symbolique et social que le
chamane intègre le client. L’êêren, dont Mixail disait que les forces des maîtres du lieu
de naissance du client y sont accrochées, est installé par le chamane dans le logement
des clients, généralement près de la porte où il joue le rôle de dajynčy « soldat ».
Malgré certains aspects communs, Feliks Kon avait raison de noter que « l’êêren fait
par un chamane se distingue par ses détails de celui fait par un autre » (Kon 1934,
70). Kon lui-même observa des êêren utilisés en cure en forme de bras ou de jambe
qui n’ont, à ma connaissance, jamais été vus ailleurs.
Les êêren de Xovalygmaa sont souvent constitués d’un morceau de bois en fourche
couvert de rubans tressés, comme celui qu’elle fabriqua pour une vieille femme
vivant dans une yourte de bois de l’Üstüü Iškin dans la région de Süt-Xöl.

Figure 140. Un êêren fait par Xovalygmaa


suspendu au mur d’une yourte de bois dans la Figure 141. Un êêren personnel de Xovalygmaa.
vallée du haut Üstüü Iškin.
554

Figure 142. Un êêren fait par Kombu-xam au Figure 143. Un êêren de Kombu-xam sur le mur d’un magasin de
pare-brise d’un habitant de Sug-Aksy Sug-Aksy.
(région de Süt-Xöl) .

Dans cette même région, j’eus l’occasion de rencontrer plusieurs êêren fabriqués par
un chamane de la ville voisine de Čadaana appelé Kombu-xam. L’un d’eux était
suspendu au pare-brise d’une voiture : il était constitué de fils supportant des perles,
une épingle de nourrice, des aiguilles, et plusieurs rubans sur lesquels était inscrit le
nom du client. D’après le propriétaire de la voiture, il s’agissait d’« armes contre le
mal ». La figure 135 représente un êêren fabriqué en forme d’arc muni de son aiguille-
flèche par le même chamane. Il était suspendu au mur d’un magasin de Sug-Aksy.
L’intégration d’aiguilles dans les êêren est une particularité du chamane Kombu-xam.
Il faut y reconnaître un emprunt aux techniques magiques slaves : ainsi est-il parfois
d’usage chez les Russes contemporains de cacher des épingles de nourrice dans les
manteaux des enfants pour les protéger des sorts (par exemple Anikin éd., 1998,
313).
Les êêren fabriqués par les chamanes touvas anciens pour leurs clients étaient, eux
aussi, marqués par la diversité. Au début du XXe siècle, Olsen a observé dans un
groupe tožu un type d’êêren qui n’est décrit nulle part ailleurs, il s’agit d’une pierre
trouée en son centre comme on en trouve souvent le long des rivières touvas, à
travers laquelle passent quelques rubans (Olsen [1915] 1921, 163).
Les êêren portant ainsi la marque typique de leur fabricant constituent des relais du
réseau du chamane. Olsen qui chercha à acquérir des êêren remarqua à quel point ils
étaient liés, pour les Touvas, à la personne du chamane qui les leur avait donnés (ibid.
164) : « Les Soïotes ne veulent se défaire de ces objets à aucun prix. Une femme, qui
s’était montrée jusque-là très aimable, me dit que si elle me vendait ces choses, le
chamane, en revenant, la tuerait, elle et tous ses fils. » En se défaisant de leurs êêren,
les clients se déconnecteraient du réseau du chamane, ils deviendraient pour lui des
555

traîtres ou même seulement des étrangers, donc des gens qu’il peut dévorer. Les êêren,
animés par le tambour du chamane, sont des connecteurs qui placent les clients qui
les possèdent dans l’aire d’influence du chamane.
Ainsi se forme autour du chamane une série de cercles concentriques que traversent
des rayons de force relayés par les supports matériels que sont les êêren et talismans
confiés aux clients, le tout tissant un réseau symbolique qui quadrille et verrouille le
réseau social du chamane (schéma, fig. 138). Les clients, qui peuvent paraître de cette
manière pris dans les rets d’un chamane, n’en sont pas pour autant les prisonniers
impuissants comme des moucherons tombés dans une toile d’araignée. Il n’y a rien
d’impossible aujourd’hui à ce qu’un client portant un talisman que lui a remis un
chamane possède dans son appartement un êêren confectionné par un autre. Le client
se trouve alors partagé entre deux champs d’influence, représentés sur notre schéma
par les ellipses pointillées rouges et bleues. Ce cas n’est pas rare ; au contraire, il
domine actuellement, surtout pour les Touvas vivants à Kyzyl qui n’ont aucune
difficulté à consulter de nombreux chamanes.
Tout porte à croire que la possibilité de consulter plusieurs chamanes était, dans une
moindre mesure certes, assez fréquente autrefois pour avoir également une
signification sociale. Contre l’idée que les anciens chamanes ne desservaient que leur
groupe de filiation, les exemples sont nombreux de chamanes acceptant de prêter
leurs services à des étrangers ou même les leur proposant de leur propre initiative
(Gmelin 1767, II, 92).
Dans l’Altaï, les missionnaires orthodoxes avaient remarqué, dans les années 1860,
que les indigènes de la taïga (Chors et Altaïens du Nord) préféraient inviter des
chamanes de la steppe, tandis que les indigènes de la steppe (Altaj-kiži) s’efforçaient
de faire venir des chamanes de la forêt437. Chez les Altaj kiži, d’après des données
d’Alekseev (1984, 206), à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, on invitait
n’importe quel chamane en prenant pour critère non son clan, mais ses capacités. On
voit chez les Chors, un chasseur s’adresser à une chamane sagaï (Alekseev 1984, 212).
Quant aux Sagaïs, ils pouvaient consulter des chamanes koïbals et réciproquement
des Koïbals pouvaient préférer les chamanes koïbals à ceux de leur ethnie (Katanov
1897, 22, 37 ; Alekseev 1984, 211). On apprend de Klemenc qu’à la fin du XIXe siècle,
les Kyzyls ne faisaient pas confiance à leurs chamanes et préféraient en faire venir de
chez les Katchines (cité par Potapov 1957, 244). La popularité en dehors des limites
de son voisinage est un trait attribué traditionnellement au grand chamane. Moŋguš
Belev, un Touva né en 1881, raconta à Kenin-Lopsan les souvenirs suivants (2002,
187) : « Les chamanes forts étaient souvent invités non seulement dans le territoire de
leur sum, mais même dans des kožuun éloignés. Quand j’étais jeune, on invitait les
chamanes touvas dans les pays khakasse, altaïen et mongol438. » Nous avons vu que
Jakovlev rencontra effectivement une chamane touva dans les steppes de
Minoussinsk. Certains chamanes pauvres, pour gagner leur vie, voyageaient en faisant

Pravoslavnoe obozrenie, t. 19, n° 1, 1866, 72, cité par Bat’janova 1995, 61, n. 15.
437

Citons un autre exemple : le chamane Dongak kajgal, qui faisait des tours de magie (ilbi), allait en
438

Mongolie, Khakassie, dans l’Altaï pour soigner les malades (Kenin-Lopsan éd. 1995, 161).
556

le tour des campements pour proposer de fabriquer des êmegelčin (D’jakonova 1977,
208).
Dans les rites collectifs, le groupe ne fait pas nécessairement appel à l’un des siens.
Pallas rapporte que les Katchines qu’il a rencontrés faisaient appel à des chamanes
des Tatars de Tomsk pour leurs grands rituels collectifs de printemps ([1771-1776]
1793, VI, 323). De nos jours, je n’ai pas remarqué d’effort particulier des Touvas
pour que le chamane qui dirige un rituel collectif appartienne au groupe qu’il dessert.
Xovalygmaa raconte que, parmi ses ancêtres, trois frères, des Moŋguš, ont installé
l’ovaa des Ondar (ondarlar ovaazy) dans la vallée de l’Üstüü Iškin. Cet ovaa a été remis
en service après la perestroïka par un chamane de la société Düŋgür qui n’était pas
non plus un Ondar. Les Touvas vivant en province affirment fréquemment qu’ils ne
font pas confiance aux chamanes vivant dans leur localité et qu’ils préfèrent en faire
venir d’un peu plus loin, voire de la capitale.
En somme, il existait autrefois comme aujourd’hui un marché des services
chamaniques assez ouvert, à l’intérieur duquel divers réseaux de clientèles
chamaniques s’entrecroisaient. Notre schéma n’est évidemment qu’une simplification
extrême des superpositions de champs d’influence à l’œuvre dans les interactions
sociales : si les chamanes sont des « nœuds de nœuds » et se donnent à voir comme
tels, leurs clients sont les interconnexions discrètes d’un réseau de réseaux.

V. L’acte du sort : intrusion et attaque

Le cercueil miniature découvert dans le cimetière de Kyzyl et décrit par la journaliste


Sajana Moŋguš trahissait une imagerie occidentale du maléfice car cimetières et
cercueils sont des innovations apportées par les Russes. Les Touvas ont d’autres
idées des moyens à employer pour faire un maléfice čatka. Il est pourtant très peu
vraisemblable que ces procédures soient réellement employées, tant est partagée la
certitude que le sort revient au sorcier ou aux siens. Le rite du sort ne nous intéresse
pas comme pratique mais comme représentation dans la mesure où il peut expliquer
certains aspects de l’affaire de sorcellerie. En quoi les représentations concernant le
rite du sort favorisent-elles le succès de la diffusion des scénarios de sorcellerie ?
Le diagnostic dominant autrefois, celui de l’attaque d’un esprit, mettait en scène la
dévoration du corps du malade par cet esprit. Ce dernier ingère la chair de sa victime
pour emporter sa substance vitale avec lui. Ainsi les aza emportent-ils les âmes des
hommes qu’ils ont dévorés dans le royaume d’Erlik dont ils sont issus. Dans la
sorcellerie, il en va autrement car le jeteur de sort n’est pas censé faire sienne la chair
de l’ensorcelé en le mangeant. L’action se fait à distance alors que l’attaque de l’esprit
est supposée directe, sans intermédiaire ni duplicité. Jamais on n’imagine que les
esprits jettent des sorts aux humains par des actions rituelles particulières.
Le caractère de l’acte sorcier, nous semble-t-il, est de constituer une intrusion
agressive indirecte. L’aspect indirect distingue le sort d’un acte malveillant ordinaire.
Un meurtre peut avoir les mêmes résultats qu’un mauvais sort, la mort, pourtant il est
557

en quelque sorte moins inquiétant. Très souvent les meurtriers à Touva agissent sous
l’effet de l’alcool et de la colère sans préméditation. Une mort supposée être causée
par un maléfice est effrayante car elle trahit un pouvoir immense du côté du sorcier
et une haine qui probablement ne se satisfera pas d’une seule victime.
Le chamane Êreksen Boranak, originaire de la région du lac Tere-Xöl, décrit ainsi
différentes pratiques de sorcellerie :

Karganyp, depsenip bistiŋ ulus yndyg-la Les gens chez nous font ça : on se fâche, on tape
logoj, ine-ana örtedip algaš duu ol kižiniŋ du pied, on prend une aiguille, on la fait brûler et
orun-savazynče oktaar. Ooŋ soonda ol on la jette dans le ménage de la personne. Ou
kižiniŋ xeviniŋ öönüŋ čižêêde baryp kol encore, on coupe un morceau de la yourte, ou du
kedip turar xeviniŋ öönden kezip algaš, vêtement principal que porte la personne et on le
čüvege oraap algaš örtedipter. fait brûler.
« Örtenip kalzyn, čok bolzun » dêêr On dit par exemple : « Qu’il brûle ! qu’il crève ! »
čižektig, šak yndyk xevirlig čüveler kylyr. C’est comme ça que ces choses se font. Dans la
Kolduun keziinde, demgi ol ulustarnyŋ plupart des cas, ce que les gens utilisent, ce sont
ažyglap orar čüvezin köörge, ineler-bile les aiguilles, avec lesquelles on peut faire des
končug čüve kylyp turar. Ol bargaš büdüü choses terribles. Par exemple on va au
bargaštyŋ čižêêlêêrge aaldyŋ kodanynyče campement discrètement et on la jette dans la
oktaptar, azy bargaš êžiinče šančyp kaar, cour, ou bien on la plante dans la porte, ou bien
čok bolza demgi kižiniŋ azyp kaan on va la planter dans le manteau de la personne
tonunga baryp šančyp kaaš čoruptar. Dyka quand elle l’a suspendu. Le résultat est très
bagaj boor tüŋneli, ol kižige dyka bagaj mauvais, ça ira très mal pour la personne [visée].
bolur.
Oon yŋaj bir čatka salyr čüvezi izig čüve Un autre moyen de jeter un sort, c’est de prendre
salyp algaš, dirig küskeni algaš oktaptar. une chose brûlante et d’y jeter une souris
Ol mynda algyryp-kyškyryp turda, vivante. Quand elle crie et hurle là-dedans, on
čatkalaan kižizin adap-adap ol kiži kylyp prononce le nom de l’autre en disant : « c’est
tur êvespe dep turar kiži ynčap orar. Ol untel qui le fait. » En réalité, c’est bien lui qui est
baza dyka dêêštig bagaj čüve-dir. Ol kiži en train de faire le mauvais sort. C’est aussi une
dyka söölünde xinčektenip ynčaar. Eŋ chose mauvaise qui va droit au but. L’autre
söölüne dêêm čatkalaan kiži êki čüve personne en souffre beaucoup ensuite. En fin de
körbes. Êlêên üeler êrtkende, ol kižige compte, celui qui a fait le sort ne verra rien de
dömej. bon. Au bout d’un certain temps, cela lui
reviendra.

Tous ces gestes se distinguent nettement d’une attaque ordinaire. Au lieu de faire
brûler la personne elle-même, on brûle un morceau de ses vêtements ou un autre
être : une souris. Au lieu de poignarder sa victime on jette une aiguille dans sa
maison. Ces actions renvoient toutes à un mode de causalité contre-intuitif.
Les exemples donnés par Amir Xovalyg, dans la vallée du Xüürektig, insistent sur la
souffrance imposée à un animal :
558

Xakastar bolza küske xooraar. Adaanga Les Khakasses font cuire une souris. Ils mettent
ot salgan paš ištinče dirig küske kiir une marmite au feu et ils y jettent une souris
oktaptar, taraa xoorgan yškaš. Mooldarnyŋ vivante, comme quand on fait cuire des grains de
kargyš salyry xojnu dirigge sojup kaaptar millet. Les Mongols, pour faire une malédiction,
kežin. Ooŋ kargyš salyry. Ol kežin sojgan arrachent la peau à un mouton vivant. Cela donne
xojnuŋ xilinčêê kargyš salgan kižige čede une malédiction. La souffrance du mouton
bêêr. écorché vif atteint la personne visée.

Hormis les cas, rares, où l’on fait brûler un objet arraché au patrimoine de la victime,
le principe général est de diriger quelque chose de nuisible vers le destinataire : un
objet pointu, de la cendre (sale), des mots furieux, ou la souffrance d’un animal.
L’expression désignant l’action est čatka salyr : « déposer, jeter un čatka ». C’est
l’inverse de la dévoration qui consiste à s’approprier le corps d’autrui. Le jeteur de
sort ne prend pas, il apporte quelque chose, un objet plein de mal, qui agit par
contamination.
Le contexte donné par Êreksen aux exemples qu’il cite est plutôt rural : tout évolue
autour de la yourte. Il est donc vraisemblable que ces représentations aient eu une
existence antérieure à l’urbanisation, même si l’apparition des aiguilles métalliques est
liée à la colonisation russe. Pourtant, ces scénarios devaient rarement trouver des
occasions de réalisation vraisemblables : il est totalement impossible de s’approcher
furtivement d’une yourte pour y jeter une aiguille car l’arrivée d’un visiteur est
remarquée à plusieurs centaines de mètres par les chiens qui préviennent leurs
maîtres de leurs aboiements. Les représentations concernant les rites de sorcellerie
trouvent en ville et dans les villages un contexte anonyme bien plus favorable car les
occasions de les accomplir y sont multipliées. Les maisons des villages sont séparées
de la rue par une barrière de bois qui cache la vue. Rien de plus facile que de jeter des
« saletés » de la rue en passant, sans se faire remarquer. D’après Klara Doržu, on peut
ainsi faire un čatka en jetant du sable, une pierre ou une poupée près de la porte de la
personne visée.
Cependant, il ne suffit pas qu’un geste producteur de sort paraisse avoir été accompli
pour qu’une affaire de sorcellerie soit supposée être en œuvre. Ainsi, dans le village
de Têêli, Viktor Salčak découvrit un jour dans les buissons entourant sa maison une
petite poupée en bois sculpté avec des nattes. Cet amateur d’art populaire la trouva
jolie et voulut la garder, mais une vieille lui dit : « C’est peut-être un mauvais sort
[čatka] ». La vieille recommanda à Viktor de ne pas l’emporter comme il comptait le
faire, mais de la jeter la tête en bas dans un fossé. Viktor suivit son conseil à regret.
Un peu plus tard, Viktor et sa femme invitèrent la chamane Zoja d’un village voisin.
Viktor raconte que « comme un policier, elle a demandé : ‘Tu as des ennemis ?’ J’ai
dit : ‘Je ne sais pas.’ Elle a dit : ‘Tu es bon, tu ne devrais pas avoir d’ennemis. On l’a
peut-être fait pour rigoler.’ Elle me connaît Zoja, elle a dit que ce n’était pas possible,
que ce n’était pas un sort [čatka]. »
Pour qu’une affaire de sort soit identifiée, il ne suffit pas qu’un indice d’action rituelle
offensive soit trouvé, il faut qu’un conflit réel existant soit connu à partir duquel
559

l’idée de conflit magique puisse se développer. En l’absence de conflit, le soupçon de


sort n’a pas de fondement, il est donc oublié en raison de son invraisemblance.
Viktor évoquait cet événement avec le sourire d’une personne victime d’une
amusante erreur de destinataire.
C’est dans les relations sociales et leurs évolutions que se trouve le fondement de
l’essor récent des affaires de sort.

VI. Crépuscule des esprits et nouvelles figures de


l’infortune

« C’est la vie qui nous oblige à aller chez les


chamanes. »
Nina Ojnarova (Xandagajty)

Il serait injustifié d’idéaliser la société ancienne et d’affirmer que les sorts n’y avaient
pas d’importance du fait que les conflits devaient y être rares et faibles. Mais il est
vrai que le contexte urbain démultiplie les rapports sociaux éphémères et contingents
qui ne sont pas maîtrisés par des institutions productrices d’ethos comme la parenté,
l’amitié ou l’hospitalité. Ainsi le travail urbain impose-t-il de fréquenter des collègues
avec qui aucune relation n’est établie par ailleurs. Au contraire chez les nomades, les
campements rassemblent souvent deux ou trois yourtes entre les habitants desquelles
de nombreuses relations de parenté sont tissées. Les rites de mariage, les procédures
minutieuses réglant sur un mode contractuel les relations entre kuda, les usages de
politesse, laissaient peu de place à l’improvisation et canalisaient les éventuels conflits
liés à l’alliance. Il n’était même guère possible de faire connaissance sans qu’une tasse
de thé et de la nourriture soient échangés autour du foyer d’une yourte selon les
règles pointilleuses de l’hospitalité.
Les évolutions de la société touva qui ont accompagné la colonisation soviétique ont
généré des rapports anonymes dépouillés de tout cet apparat socialisant créateur
d’obligations et d’échanges, des rapports qui sont donc non maîtrisables et suspects.
Ainsi le danger latent des rapports sociaux, le climat de concurrence impitoyable né
de l’instauration du libéralisme économique, les conflits et fréquents divorces dus à
l’évolution des mœurs, tout cela fait que l’attention est d’ordinaire suffisamment
occupée par les haines humaines pour ne pas avoir besoin de solliciter l’existence des
esprits dans les scénarios explicatifs de l’infortune439.
Svetlana en vient à repousser les règles de l’hospitalité en me disant qu’elle refuse
parfois de boire le thé qu’on lui propose : « Et s’il y avait un čatka ? » Elle se prétend
alors malade ou trempe ses lèvres sans avaler. Sajana Moŋguš rapporte qu’une
connaissance lui interdit un jour de jeter dans un bol les restes de graines de

439Liliane Kuczynski constate le même processus chez les marabouts parisiens. En ville, les rivalités
entre les hommes paraissent « suffire » à l’explication des problèmes (2002, 219).
560

tournesol qu’elle grignotait de crainte d’un sort. « C’est du délire ! » s’écriait Sajana en
me racontant ces pratiques. Diverses techniques sont ainsi recommandées afin
d’éviter de recevoir les contaminations maléfiques apportées par des visiteurs
suspects, comme par exemple ne pas avoir de cendrier. Dans de nombreuses
boutiques, on propose des dizaines de talismans d’origines chinoise, russe ou turque
comme des protecteurs (kamgalal) contre le malheur et en particulier celui qui vient
des sorts. Un climat de méfiance s’instaure ainsi à Kyzyl, bien différent de l’idéal
d’hospitalité revendiqué par les Touvas.

Figure 144. Vente de talismans bouddhiques et feng-shui à Kyzyl.

Figure 145. La crainte des sorts pénètre également le bouddhisme. Au dos de cette image-talisman du bodhisattva
Vajrapani, le commentaire au recto dit en russe qu’« il protège de la magie, du mauvais œil [slgaz], et des
malédictions ». Dans la parenthèse sont indiqués les termes touva čatka et kargyš. La formule finale est tibétaine.
561

Chez les peuples sibériens de la taïga, l’infortune a des contours précis bien définis.
Comme le résume Hamayon (1990, 409-410), « pénurie de gibier et maladie sont
conçues comme deux faces indissociables de l’infortune entravant la vie physique. »
Les ongones qui gênent le succès à la chasse sont aussi ceux qui provoquent des
maladies. Pour éloigner ces deux infortunes, on les nourrit de viande.
Chez les éleveurs touvas, l’infortune majeure est sans doute la mort des enfants, puis
viennent la maladie des adultes, les pertes frappant le bétail et, avec un bien moindre
degré de gravité, et dans certaines régions seulement, la sécheresse qui détruit les
cultures. L’infortune frappe donc essentiellement des corps : même lorsque le bien de
l’éleveur est frappé, c’est sous la forme de son bétail qui est tout son patrimoine. Ces
atteintes contre les corps qui, si rien n’est fait, entraînent nécessairement la mort,
sont régulièrement interprétées comme l’action d’esprits invisibles qui mangent leurs
victimes440. L’infortune prend place dans le vaste système de dévoration universelle
que nous avons décrit plus haut. Bien entendu, les causes de l’enclenchement d’une
dévoration peuvent être diverses et il arrive que quelqu’un soit supposé être tombé
malade, donc attaqué par un esprit, à la suite d’une infraction à une règle441.
En ville, la maladie s’est retirée du système de dévoration. Les théories de la
médecine occidentale ont introduit des modèles explicatifs mobilisant de nouveaux
dévorateurs, microbes et virus, mais sur lesquels on agit par des médicaments et non
des rituels. L’action du chamane a été presque totalement évincée à l’époque
soviétique et le domaine qu’elle a reconquis est bien spécifique. Aujourd’hui, en cas
de maladie la plupart des Touvas, en dehors de certaines circonstances particulières,
s’adressent d’abord à un médecin de l’hôpital public. La théorie de la dévoration par
un esprit est donc largement abandonnée.
Quant au patrimoine des Touvas, il s’est évidemment diversifié avec le mode de vie
urbain. Il ne se résume plus seulement ou plus du tout à la possession de bétail, mais
a pris des formes monétaires et immobilières. Conséquemment l’infortune a pris des
formes nouvelles : l’incendie qui frappe parfois les izbas de bois des faubourgs de
Kyzyl ou les maisonnettes des villages est un malheur qui n’avait pas d’équivalent
chez les nomades. Dans les années 1990, en raison de l’inflation du rouble, le
patrimoine monétaire était souvent conservé sous forme de paquets de dollars et les
histoires sont nombreuses de disparition ou de vol de ces liasses. La perte d’un
emploi, le chômage de longue durée, infortunes les plus communes qui ont frappé la
population touva depuis vingt ans, sont aussi, bien entendu, des phénomènes
nouveaux. Or, toutes ces infortunes ne trouvent en aucune manière d’interprétation
dans le modèle ancien de la dévoration qui implique une chair comestible. Quel esprit
serait supposé manger des maisons, des dollars, ou des emplois ? Dans tous ces cas
d’infortunes modernes, des responsables se présentent rapidement, qui rendent bien

440 Lorsque le diagnostic chamanique révèle une disparition de l’âme du malade, on redoute
l’installation d’un esprit dévorateur dans le corps abandonné et c’est plutôt à lui qu’est attribué le décès
s’il survient.
441 Hamayon parle dans ce cas de « maladie-sanction », conception qui est en Sibérie propre aux

éleveurs (1990, 413).


562

inutiles le recours à l’hypothèse des esprits. L’incendie doit avoir son incendiaire, le
vol son voleur, le chômage son dirigeant corrompu et inefficace.
À chaque infortune paraît appartenir, dans le monde des hommes, son responsable
particulier. Pourtant, lorsque les malheurs se multiplient, les explications ordinaires
ne suffisent plus. Les malheurs sont alors perçus comme les parties d’un tout
maléfique dirigé non par un esprit mais par un homme.
Pourquoi les esprits ne sont-ils pas sollicités à ce moment de l’interprétation ? On
peut avancer d’abord des explications circonstancielles, comme le fait que les esprits
ne sont pas supposés vivre en ville, « espace humain » (ulustug čer) par excellence où
des non-humains n’ont pas leur place. Mais pourquoi n’imaginerait-on pas des esprits
d’un type nouveau, urbain, qui, au lieu de dévorer, puisqu’il est difficile de concevoir
des esprits dévorant des passeports ou des emplois, chercherait simplement à causer
le mal pour le mal ? En fait, une telle conception trouverait très difficilement un accord
avec les principes de représentation des rapports entre les espèces, qu’elles soient
ordinaires ou spéciales. Aucune espèce ne doit ni ne peut chercher à nuire à une autre
avec pour seul but de lui nuire. Ce qui est maladie, souffrance ou mort pour une
espèce est festin pour une autre. Il faudrait que soit admise la notion d’un mal absolu
commun aux différentes espèces pour que soit concevable une espèce qui veuille
faire le mal et que ce mal soit en effet un mal pour l’espèce victime.
Pourtant, l’idée de mal absolu a trouvé à s’appliquer avec succès à l’intérieur de
l’espèce humaine avec la figure du jeteur de sort. La référence aux esprits régresse
dans l’interprétation de l’infortune aux dépens de ces hommes malfaisants. La
représentation du malheur passe d’un schéma hiérarchisé vertical qui superposait des
espèces prédatrices et des espèces proies dans une vaste dévoration à un modèle
démocratique horizontal qui laisse à l’espèce humaine la responsabilité de ses
souffrances. Mais pour rendre possible ce « crépuscule des esprits442 », l’idée de mal
doit perdre son caractère relationnel et se substantialiser dans un mal absolu dont les
zélateurs sont représentés par les figures nouvelles du chamane noir et de la femme
toute-puissante.
Dans la sorcellerie contemporaine, le jeteur de sort (čatka salyr kiži) n’est pas un
dévorateur, mais un assassin. Il est totalement noir tel le « chamane noir » (kara xam).
Le sorcier ne tue pas pour se nourrir mais pour tuer, comme font les Russes
lorsqu’ils chassent : un rapport à l’altérité totalement nouveau qui était dénoncé par
les Touvas âgés au début du XXe siècle (Jakovlev 1900). La dévoration a la grandeur
noble de l’inéluctable, elle implique une supériorité naturelle, l’appartenance à une
catégorie plus forte que celle de la proie. Le sorcier, lui, n’est pas conçu comme
supérieur : il tue par contact, infection, corruption, en enfonçant quelque chose et
non en absorbant. Avec la sorcellerie, le relativisme des espèces cède la place à l’idée
de mal absolu.

442Nous empruntons cette expression en la modifiant à Didier Fassin qui parle d’un « crépuscule des
sorciers », le terme « sorcier » désignant dans le contexte africain un type d’esprit (Fassin 1992).
563

A. Des chamanes noirs

Parmi les catégorisations de chamanes, il en est une qui emporte un grand succès
parmi les urbains, c’est celle qui oppose sur une base morale chamanes noirs et
chamanes blancs. Cette distinction ancienne a pris un sens tout à fait nouveau. Pour
les urbains, il existe des « chamanes noirs » kara xam qui « jettent des sorts » (čatka
salyr) soit par pure méchanceté, soit pour répondre à des commandes de « personnes
simples » qui souhaitent nuire. « Ils accomplissent des vengeances, assassinent »
écrivait Vladimir Xovalyg443, des tueurs à gages et non des dévorateurs en position
dédoublée d’hommes-esprits dans l’ordre global de la chaîne alimentaire, comme les
čêêk xam « chamanes ogres » d’autrefois444, dont le nom même est inconnu des
Touvas contemporains. Face aux chamanes noirs, agissent les « chamanes blancs » ak
xam « dont l’âme est en vérité blanche comme le lait et la neige » comme écrivait
Vladimir Xovalyg : ils soignent et lèvent les sorts envoyés par les premiers. Les blancs
sont bons comme les noirs sont méchants.
Cette opposition morale est sans aucun doute à mettre en rapport avec l’apparition et
le succès massif en Russie post-soviétique des notions de « mage blanc » (ru. belyj mag)
et « mage noir » (ru. černyj mag). Le mag n’est pas une figure de l’héritage slave, le
terme lui-même étant un emprunt livresque à l’allemand magus. Il est vrai qu’existe,
dans les traditions russes, l’image ancienne des sorciers de village (ru. kolduny) « qui
choisissent d’avoir partie liée, de façon permanente, avec les forces obscures » (Conte
1994, 298), et ces personnages voués au mal n’ont pas leur équivalent dans les
représentations traditionnelles des Turcs de l’Altaï-Saïan. Mais, l’opposition entre
bien et mal n’était sans doute pas aussi radicale qu’elle paraît l’être aujourd’hui avec
les figures du « mage noir » et du « mage blanc », car, comme Francis Conte l’a
montré, pour les paysans russes, en contraste avec l’enseignement officiel de l’Église,
« certaines forces surnaturelles étaient alternativement bonnes ou mauvaises,
favorables ou défavorables. » (ibid.). On peut dire que l’idée d’une spécialisation totale
dans le bien ou le mal est pour les Russes une radicalisation, alors que pour les
Touvas elle représente une nouveauté complète.
Aujourd’hui les « mages » font parler d’eux dans d’innombrables publicités publiées
dans la presse, des reportages télévisés et même des émissions spécialisées. Ils ont
largement recours à internet pour capter leur clientèle. Cette mode exerce une
influence incontestable sur les Touvas qui regardent assidûment la télévision russe.
Le « mage noir » peut utiliser ses forces pour faire le mal : il accomplit par exemple la
« liquidation des ennemis et concurrents » de ses clients445. Les personnes se
revendiquant « mage noir » sont très rares sur le marché de l’occultisme russe. Le

443 Article publié dans Šyn du 30 mai 1998.


444 Voir plus haut chap. VII « Les corps conducteurs ».
445 C’est l’un des services proposés pour 800 dollars par le mage noir Tamerlan à ses clients VIP sur

son site : http://magtamerlan.ru/uslugi.html


On notera l’emploi du terme très soviétique de likvidacija « liquidation » : appliqué autrefois aux
« ennemis du peuple », il l’est maintenant aux « ennemis » en affaires. Le mage noir Vladimir Kucoba
accomplit la « zombification des époux infidèles » : http://www.mag.org.ua/users/vl.php
564

mage et la magie noirs existent plutôt comme repoussoirs dans le discours de ceux
qui se disent « mages blancs ». Une grande partie des services proposés par ces
derniers consiste en effet à lutter contre l’activité malfaisante des « mages noirs ».
Les choses sont très semblables à Touva. Kara-ool résume la situation en ces termes :

« Il y a deux directions aujourd’hui dans le chamanisme à Touva : l’une bonne,


l’autre noire. Elles finiront pas se rencontrer [et ce sera le choc].
- Et les forces bonnes vont-elles gagner ?
- Bien sûr, les forces bonnes gagnent toujours. Parce qu’elles sont libres. Les
forces noires sont liées. Ici il n’y a que des chamanes purs, pas comme à Tos-
Dêêr, Düŋgür. Nous, nous n’acceptons pas les commandes de malédiction
[kargyš].
Le chamanisme, c’est la démocratie. Il n’y a qu’un seul interdit : il ne faut pas
envoyer de malédiction [kargyš]. »

Cette affirmation d’un interdit de pratiquer les malédictions paraîtra étrange à qui
connaît les récits traditionnels concernant les chamanes touvas. La malédiction,
comme nous l’avons vu plus haut par plusieurs exemples, apparaissait comme une
preuve éclatante de la puissance du chamane. Kara-ool n’est pas si urbanisé qu’il
ignore cette conception. Au contraire, dans le même entretien, il m’affirmait que sa
grand-mère comme beaucoup d’autres grands chamanes punissait les voleurs de
bétail par ses malédictions. Mais Kara-ool a conscience que sa grand-mère
appartenait à un univers culturel qui est décidément différent du sien, où la figure du
chamane entretenait d’autres rapports avec les valeurs morales collectives.
L’accusation de sorcellerie est, bien entendu, réciproque entre les sociétés de
chamanes. La chamane Alesja Saarlyn, de Düŋgür assure : « Il y a un chamane qui fait
ça à Adyg-êêren. Sa femme est morte, il n’y a pas longtemps. Bien sûr, cela revient ! »

Dans le chamanisme touva ancien aussi, certains chamanes se disaient noirs et


d’autres blancs. Mais on n’y voyait pas une opposition morale systématique dans
laquelle tout chamane devait choisir son camp446. Ces couleurs désignaient plutôt un
style, parfois un domaine de compétence, elles apportaient une spécification
supplémentaire à la catégorie d’essence, plus répandue. Pour toutes les catégories de
chamanes, qu’ils soient d’essence céleste, d’aza ou autres, qu’ils soient noirs ou
blancs, on raconte des histoires de combat à mort avec d’autres chamanes ou de
punition contre des « gens simples ». L’attribution de ces épisodes à un chamane ne
tend nullement à qualifier sa moralité, mais se veut une illustration frappante de sa
puissance. Et la puissance n’est pas réservée à une catégorie d’essence particulière.
Les chamanes noirs, tels qu’ils sont conçus en ville aujourd’hui, sont des chamanes
qui font le mal pour le mal. Le changement est profond et l’influence des médias
russes n’est pas une explication suffisante. En effet on peut supposer que, si les

446D’une manière générale, Roberte Hamayon a souligné le fait que, en Sibérie, la distinction entre
chamanes noirs et blancs « ne saurait être ramenée à une opposition entre bénéfique et maléfique,
moins encore à une opposition métaphysique entre Bien et Mal » (1990, 655).
565

colons russes avaient répandu l’idée d’une opposition morale entre magie blanche et
magie noire au XIXe siècle, cette représentation n’aurait eu aucun succès parmi les
Touvas et n’aurait guère modifié leur image des chamanes. Admettre que seuls
certains chamanes, nuisibles, sont capables de tuer, ç’aurait été admettre que les
autres sont moins puissants. Les proches et les clients d’un grand chamane exigeaient
qu’il fût capable de tuer pour lutter éventuellement contre un chamane qui voudrait
leur nuire, mais surtout parce qu’un vrai chamane doit être un quasi-esprit, donc se
trouver en position de prédateur par rapport aux hommes. Si aujourd’hui le dualisme
moral a pu s’imposer si facilement au chamanisme touva, c’est qu’il l’a rencontré dans
un état profondément modifié. Autrefois, par le rite d’investiture, le chamane était en
situation de dépendance à l’égard des profanes, et il leur devait en retour le service
auquel il s’engageait même parfois explicitement. De nos jours, le chamane est libre
de s’acheter son équipement lui-même auprès d’un artisan. Malgré le maintien du rôle
de vérificateur d’un chamane expérimenté, le nouveau chamane paraît souvent au
public ne plus dépendre de personne, n’être soumis à aucune obligation de service.
Ainsi les forces de ceux qui passent par la crise chamanique semblent se développer
librement. La ville de Kyzyl est regardée comme un foyer où les forces meurtrières
naissent et pullulent de façon anarchique. C’est sans doute cette impression
d’absence de tout contrôle social sur l’accès à la fonction de chamane qui a favorisé le
soupçon sur l’activité des nouveaux chamanes et permis le succès rapide de l’idée de
nombreux chamanes noirs voués au mal.
Une fois encore, on aurait tort d’imaginer que ce modèle moral venu de la culture
russe s’est imposé chez les Touvas comme une simple copie. Il ne paraît pas avoir le
même statut pour les Russes et pour les Touvas, chez qui il demeure largement
théorique. À y regarder de près, la réalité des pratiques de Kara-ool est nettement
plus ambiguë que ne le laisseraient supposer ses déclarations philosophiques sur la
lutte entre le bien et le mal. Ces chamanes qui disent ne pas jeter de sort, tiennent
souvent à affirmer qu’ils en seraient bien capables. Kara-ool eut une réaction presque
indignée lorsque je lui demandai s’il était incapable faire des čatka-kargyš : « Ce n’est
pas que je ne peux pas, mais je ne veux pas. »
Dans la société Adyg-êêren, lorsque j’interrogeai les chamanes Ekaterina et Gennadij
sur les sorts, il fut évident que leurs opinions étaient assez divergentes :

Ekaterina : - Si un chamane fait un sort [čatka] toute la famille ira mal. C’est
pourquoi un vrai chamane ne doit pas faire ça.
- À Kyzyl, il y a des chamanes qui font des sorts [čatka] ?
Gennadij : -Sûrement il y en a.
Ekaterina : -Un chamane blanc ne fait jamais ça.
-Et vous êtes noirs ou blancs ?
Gennadij : -Moi, je suis blanc, je soigne les gens. Mais si je veux, je peux
envoyer un sort [čatka]. Si quelqu’un m’envoie un sort-démon [čatka-aza], je le
renvoie.
566

Ekaterina s’identifie parfaitement au modèle du chamane blanc. Elle aime aider les
gens, soigner les petits enfants, apporter du « bonté-bonheur » (bujan-kežik) au
peuple. Pour elle, le travail de chamane est de l’ordre d’un service public. Gennadij se
dit blanc lui aussi, mais ne veut pas donner l’image d’un être inoffensif et donc
vulnérable.
Le caractère catégorique et principiel de l’opposition morale entre mage blanc et
mage noir dans l’occultisme russe contemporain est donc loin d’avoir été
parfaitement intégré dans le chamanisme touva. Car tout en voulant éviter l’image
luciférienne du « mage noir » colportée par les médias russes, les chamanes touvas ne
souhaitent pas pour autant renoncer à la figure touva ambiguë du chamane tout-
puissant qui se pose au-delà des classifications morales des « gens simples ».
La chamane Xovalygmaa est l’une des rares à protester contre l’invasion des
représentations russes à propos des chamanes noirs. Elle se dit elle-même sans
complexe « chamane noire » tout en précisant aussitôt : « mais entre les chamanes
noirs et les blancs, la différence n’est pas comme entre la magie noire et la magie
blanche. » Selon elle, certains chamanes noirs viennent de la terre, d’autres du ciel.
Parmi les chamanes célestes, ceux qui viennent du ciel inférieur (aldyy dêêr) sont noirs
tandis que les autres sont blancs.
Comme pour la jalousie, nous repérons donc une concurrence ou une
complémentarité entre un modèle théorique importé mobilisé dans les discours et un
schème pratique indigène qui gère les situations concrètes.

B. La puissance nouvelle des femmes.

Les histoires de sorts contemporaines, malgré toutes les différentes configurations de


haine et de rivalité qu’elles mettent en scène, ont cependant généralement un
caractère commun : c’est d’attribuer le mal à une femme.
Systématiquement, comme instinctivement, on me citait une femme comme
l’exemple même du jeteur de sort. Xovalygmaa, on s’en souvient, nous avait fourni le
modèle théorique de la jalousie comme explication des phénomènes de sorcellerie.
Pourtant, lorsque je lui demandai une autre fois un cas typique de sort grave, elle me
raconta l’histoire suivante :

« Voici un exemple : une fille issue d’un lignage riche rencontre un jeune
homme pauvre qui n’a que sa mère et ils souhaitent se marier. Pour empêcher
cette union, le père ou l’oncle de la jeune fille tue le jeune homme. La mère,
dont c’est le seul enfant, fait une malédiction [čatka-kargyš] très forte qui frappe
tout le lignage. »

C’est à la colère d’une femme qu’est attribuée la puissance maximale. Dans les
représentations anciennes, les auteurs de malédictions kargyš étaient les chamanes,
aujourd’hui les chamanes s’en défendent. On a vu que les chamanes sont parfois
567

distingués entre noirs et blancs. Kara-ool formule à ce sujet une intéressante


précision :

« Ce sont les femmes chamanes [xam kadajlar] qui font des kargyš. Il faut faire
attention aux femmes chamanes.
Si les choses avaient été faites correctement, les forces chamaniques seraient
très grandes aujourd’hui. Mais Kenin-Lopsan n’a pas agi comme il faut. Il a
trop respecté les femmes.
- Mais chez vous aussi il y a des femmes chamanes.
- Ici elles ne font pas ça. Et si elles essaient, elles partent vers l’autre monde.
Les femmes sont une arme dangereuse, mauvaise. »

À suivre Kara-ool, les femmes sont dangereuses par leur féminité même, et ce danger
est multiplié lorsqu’elles sont chamanes. Il est vrai que de nombreux dangers étaient
attribués autrefois aux femmes dans toutes les cultures sibériennes. Mais ce danger
était produit par la femme malgré elle et de nombreux tabous permettaient de le
contenir. L’impureté féminine n’avait nullement le caractère agressif que lui attribue
Kara-ool lorsqu’il parle d’« arme ». Seul le contrôle de Kara-ool et la soumission de
leur féminité à sa virilité paraissent rendre inoffensives les femmes chamanes de
l’association qu’il préside.
L’apparition de nombreux chamanes noirs qui font un mauvais usage des pouvoirs
chamaniques s’explique pour Kara-ool par une négligence de Kenin-Lopsan au
moment où le chamanisme a été reconstruit sous son influence à Touva. La
complaisance du savant à l’égard des femmes est souvent soulignée par Kara-ool qui
parle parfois d’un « harem » de femmes chamanes dont il s’est entouré.
Pourquoi les femmes se voient-elles ainsi placées à la source des histoires de sort ?
Précisons d’abord que le point de vue de Kara-ool n’est pas uniquement attribuable à
sa misogynie personnelle, qui est sans doute réelle. Les femmes qui collectent des
histoires de sorts attribuent, tout autant que lui, à des femmes l’origine de l’acte
magique malveillant. La question de savoir pourquoi il en est ainsi doit être abordée
de deux côtés. On doit d’abord se demander pourquoi il arrive que des femmes se
trouvent dans des situations où certaines personnes sont tentées de leur attribuer la
volonté de tuer, puisque le but d’un sort est toujours en définitive de faire mourir.
Puis il faut comprendre pourquoi les femmes contemporaines, ou certaines d’entre
elles, se voient attribuer la capacité d’agir à distance, alors même que, dans la
classification traditionnelle, elles sont des « gens simples ».
Une grande partie des affaires de sort concrètes dans lesquelles des gens sont
réellement impliqués opposent une belle-mère à sa bru ou son gendre ou plus
généralement une femme à la belle-famille de son enfant. Nous l’avons vu avec
l’histoire d’Irina attaquée par une mère de bru et celle d’Ol’ga attaquée par une mère
d’époux. Par rapport au modèle ancien de la « malédiction du sein » supposée venir
de la mère de fille, on observe donc une extension. Devant les visiteurs khakasses
venus le consulter, Kara-ool donna comme modèle du scénario de sort une vieille
femme khakasse qui « refuse de donner son fils » à une Touva. Elle maudit la famille
568

touva et Kara-ool renvoie ensuite la malédiction « de l’autre côté des Saïans447 ». Dans
cet exemple, les fiancés se sont installés à Touva en dépit de la volonté de la mère du
jeune homme qui a quitté son pays d’origine. Ici une mère de garçon frappe donc la
famille de sa « bru ».
L’extension du modèle de la « malédiction du sein » aux mères d’époux s’explique par
le changement du mode de résidence. Autrefois, la fiancée quittait le campement et
parfois la région de sa famille pour rejoindre ceux des parents de son mari.
Aujourd’hui, en contexte urbain, la patrilocalité est abandonnée et a laissé
généralement la place à la néolocalité. Le jeune couple s’installe selon les possibilités
de logement qui se sont présentées ou selon l’emploi de l’un des membres. Les
hommes quittent donc généralement leur mère, ce qu’ils ne faisaient pas auparavant.
Pourtant, il serait inexact d’affirmer que le modèle ancien voit simplement son
champ d’application étendu. On a vu que la « belle-mère tueuse » se voit attribuer un
sort pour des raisons qui se sont pas réductibles à sa position dans un schéma de
relations de parenté, en premier lieu parce que ce schéma n’existe plus. Nous n’avons
plus affaire à une sorcellerie produite par le système d’alliance, mais à des sorts dus à
l’absence d’alliance. Ici, c’est certainement l’effondrement du système d’alliance
traditionnel qui est en cause. D’une part, des mariages sont décidés par les fiancés en
dépit de l’avis de leurs parents et l’usage du mariage entre cousins a disparu, de sorte
que les relations de filiation entrent fréquemment en conflit avec celles d’alliance.
D’autre part l’alliance matrimoniale est fragilisée par l’augmentation des divorces qui
fournissent aux histoires de sort un terreau des plus fertiles.
La sorcellerie contemporaine des mères est sans doute moins à mettre en rapport
avec le modèle de la « malédiction du sein » qu’avec d’autres cas de conflits
impliquant des femmes. Ainsi, d’après l’expérience de Xovalygmaa, il est fréquent
que des femmes viennent la voir et s’avèrent souffrir d’un sort jeté par l’épouse de
leur amant ou, au contraire, par la maîtresse de leur mari. « Autrefois, affirme la
chamane, on ne faisait pas ça. Mais aujourd’hui, on ne te respecte pas si tu n’as pas de
maîtresses. » Ainsi l’évolution de l’alliance et de la sexualité des femmes est
génératrice de situations conflictuelles violentes favorables à l’émergence d’histoires
de sorts.
Mais pourquoi des femmes en colère se voient-elles prêter un pouvoir de tuer à
distance qu’on ne leur reconnaissait pas auparavant ?
Les femmes étaient autrefois soupçonnées de faire des malédictions dans des cas
particuliers : si elles étaient chamanes, et dans ce cas leur sorcellerie était
« autoritaire », ou si elles étaient mères d’une fille. Dans ce dernier cas, elles
occupaient une position dans un schéma de « sorcellerie structurale ». Aujourd’hui,
les circonstances qui font supposer qu’une femme jette un sort sont semblables à
celles qui devaient entraîner une malédiction de la part d’une chamane : par exemple
lorsqu’un enfant est humilié. Pourtant, ce pouvoir de vengeance est maintenant
attribué à des femmes ordinaires. D’une belle-mère non chamane soupçonnée de

447 Cet exemple fourni à des Khakasses devait sonner comme une mise en garde.
569

sort, Xovalygmaa affirme qu’« elle a des pouvoirs comme une chamane448. » Alors
que seule une sorcellerie structurale leur était attribuée, les femmes occupent
maintenant une position d’autorité. C’est la perception générale de la femme dans la
société touva qui est génératrice de crise et de conflit.
Il faut noter que les femmes accusées sont généralement non des jeunes filles mais
des femmes d’âge mûr, des belles-mères. Or ces femmes, nées dans les années 1950-
1960, occupent précisément dans la société une position particulière. Leurs mères
sont nées dans la société touva traditionnelle, mais elles ont été les premières à
occuper massivement des places de pouvoir réservées jusque-là aux hommes.
Aujourd’hui, il est fréquent que des femmes de cette génération occupent en effet des
positions importantes d’autorité comme ministre, chef d’entreprise, mais aussi plus
couramment comme chef de bureau, directrice d’école et bien d’autres fonctions.
Les femmes de cette génération se sont émancipées de la place que leur réservait la
société traditionnelle, elle ont accédé à des positions d’autorité, en même temps que
le prestige des hommes, lié au monde de l’élevage et à la chasse, a connu, surtout
après la perestroïka un brutal déclin. La puissance magique maléfique prêtée aux
jeteuses de sort est selon nous liée à cette montée en puissance générale des femmes
nées dans l’après-guerre qui a constitué un bouleversement profond de la société
touva.

VII. Vers une société matrilinéaire ?


A. Apparition d’une affiliation matrilinéaire

Le port du nom de famille (familija) imposé par l’administration russe a, en quelque


sorte, congelé le système nominal des clans qui avait été vidé de sa substance sociale
par l’organisation territoriale sino-mandchou. En effet, malgré de nombreuses
erreurs, ce sont généralement les noms de clan qui ont été portés sur les passeports
pour faire office de familija. C’est sans doute pour cette raison que les Touvas
connaissent aujourd’hui beaucoup mieux leurs clans que les Mongols qui, pourtant
soumis au même régime jusqu’en 1911, paraissent en avoir perdu le souvenir
jusqu’aux récentes tentatives de reconstruction (Pop 2002).
Malgré cette meilleure résistance du clanisme, beaucoup de jeunes Touvas ont des
hésitations au moment de répondre à la question du clan auquel ils appartiennent. Se
fiant à leur nom de famille, nombreux sont ceux qui donnent le nom du clan de leur

448 On en trouvera un exemple dans le cas d’une vendeuse traitée par Xovalygmaa à Kyzyl-Dag, dans
la région de Süt-Xöl. Xovalygmaa me raconta après le rituel : « C’est une femme vivante qui le lui a
fait. Elle a des pouvoirs comme une chamane. C’est une femme dont le mari et les fils sont morts. J’ai
décrit cette personne, et la vendeuse s’est écriée : « Ma belle-mère ! » [kunčuum]. Elle a compris tout de
suite qui le lui a fait. C’est la mère de son premier mari. Elle a épousé un nouveau mari jeune. Le
précédent avait douze ans de plus qu’elle. Elle a eu deux enfants du premier. Mais elle a perdu un
enfant du deuxième mari. » La mort de cet enfant apparaît comme la vengeance de la première belle-
mère.
570

père, même s’ils ne fréquentent pas ce dernier ni sa famille. Certains nomment deux
clans, celui de leur père et celui de leur mère. D’autres se laissent guider par
l’inspiration. Sur son passeport, la chamane Xovalygmaa porte, par son père, le nom
d’un des plus anciens clans turcs, les Kuular (« les Cygnes »). Mais elle a peu de
relations avec ses parents paternels. Au contraire, sa mère s’est efforcée dans son
enfance de lui transmettre de nombreuses légendes à propos de ses ancêtres
maternels et une excellente connaissance de sa généalogie. Elle considérait en effet
comme essentiel que sa fille connût ses parents maternels afin d’éviter une alliance
incestueuse. Cette explication de Xovalygmaa est en contradiction avec l’usage ancien
du mariage matrilatéral, mais conforme à l’opinion générale contemporaine. Peut-être
pour la mère de Xovalygmaa y avait-il un enjeu féministe à imposer ses consanguins à
sa fille comme des consanguins non moins proches que ses paternels. En tout cas,
refusant de se soumettre à l’ordre patrilinéaire, la mère de Xovalygmaa utilisa un
curieux procédé pour transmettre à sa fille son appartenance au clan Xovalyg : elle
imposa à son mari d’accepter pour leur fille le prénom Xovalygmaa, forgé sur
Xovalyg. Aujourd’hui, Xovalygmaa fréquente souvent ses lointains parents maternels
et aime à répéter le proverbe touva : Ie törel ištik, ada törel daštyk « La parenté
maternelle est intérieure, la parenté paternelle est extérieure ».
Pourtant, la chamane dit ne se sentir réellement ni Xovalyg ni Kuular. Elle se
considère comme Ondar, clan auquel appartenait sa grand-mère maternelle, chamane
dont elle se veut l’héritière. Pour elle, Ondar est son seul vrai clan, et elle en donne
pour preuve le fait suivant. Un jour, raconte-t-elle, un archéologue russe lui
demanda : « Quel est votre clan ? » Elle répondit : « - Ondar. - Je m’en doutais, dit
l’archéologue, vous avez exactement les mêmes traits que les crânes ouïghours que
j’étudie en ce moment. » Les Ondar sont en effet supposés être les descendants des
Ouighours de l’antiquité dont ils portent parfois le nom (Ondar-Ujgur).
L’appartenance clanique, qui a perdu toute réelle signification sociale, n’est plus une
définition que l’on reçoit à la naissance pour toute la vie. Elle relève d’un choix
individuel, et, plus qu’à des principes généalogiques, c’est souvent à leur sentiment
intime que les Touvas se fient pour déterminer à quel clan ils appartiennent. Et chez
les plus jeunes, c’est le clan de la mère qui paraît être le plus attractif et le plus
souvent nommé.

B. Évolutions terminologiques

La terminologie de parenté se transforme à des vitesses et selon des mécanismes


complexes qui varient selon les milieux. Que l’on soit en ville, dans un village ou sous
la yourte, les termes ne seront pas les mêmes et une même personne selon qu’elle se
trouve dans ces différents milieux s’efforcera naturellement d’adapter son discours.
Un Touva habitant en ville, mais issu de la campagne, pourra ainsi appeler une tante
maternelle habitant en ville ugbaj et, à la campagne, une autre tante maternelle plus
pointilleuse daaj avaj, même si toutes les deux sont des aînées de sa mère.
571

On trouvera dans le schéma ci-dessous (fig. 146) une nomenclature de termes de


consanguinité représentative des usages que nous avons relevés en milieu semi-
nomade, dans la région de Süt-Xöl. Ce modèle domine largement dans la population
touva. On remarque plusieurs évolutions par rapport au système du début du XXe
siècle (fig. 25).
À la génération G (celle d’ego), la terminologie a perdu son caractère bifurqué. Les
cousins maternels ne sont plus distingués des paternels qui sont eux-mêmes nommés
comme des germains comme autrefois. Ainsi les noms de germains (aky/ugba/duŋma)
sont étendus à l’ensemble de la génération, ce qui est un trait de système hawaïen.
Pourtant, il n’en va pas de même au niveau des autres générations. Les individus
situés sur la génération G-1 (génération des enfants d’ego et des enfants de ses
germains) sont distingués entre directs et collatéraux. De plus, lorsqu’ils descendent
de « germains » cadets, les collatéraux sont traités différemment selon qu’ils sont
utérins ou agnatiques, comme dans le système ancien. Un enfant de « sœur » cadette
est généralement nommé čêên par ego masculin et ool « fils » ou urug « fille » par ego
féminin. Un enfant de « frère » cadet est appelé duŋma « frère cadet ».
À la génération G+1, collatéraux et directs sont toujours distingués, mais la
bifurcation n’est pas totalement conservée. Les germains cadets de mère sont
nommés comme des germains de père. Ces derniers ne sont généralement plus
distingués entre aînés et cadets et sont tous appelés « germains aînés », même si dans
certains cas, chez les éleveurs, les germains aînés de père sont, comme autrefois,
appelés « grands-parents ». Une tendance à l’uniformisation générationnelle s’observe
en ville, où certains appellent indifféremment daaj tous les frères de père et de mère.
Réciproquement, d’après les informateurs urbains, tous les enfants de germains
doivent être appelés cêên mais il est peu vraisemblable que, dans la pratique, les termes
de germanité (aky/ugba/duŋma) n’interviennent pas également. Même s’il n’est pas
parfaitement réalisé, le nouveau modèle urbain est donc très proche du système russe
qui qualifie de « frère » (ru. brat) et de « sœur » (sestra) tous les individus situés en G et
d’« oncle » (djadja) et « tante » (tetja) les collatéraux situés en G+1449.
À G+2 et aux générations supérieures, le fait est universel chez les Touvas
contemporains, maternels et paternels ne sont plus distingués.
D’une manière générale, la terminologie touva tend à perdre son caractère bifurqué
tout en gardant la distinction entre lignes collatérales et lignes directes. Cela signifie,
conséquence très importante, que les consanguins par les femmes tendent à n’être
plus distingués des consanguins par les hommes. Cette évolution est en cohérence
avec l’intégration des maternels au groupe sur lequel s’étend l’interdit de l’inceste.

449Elisabeth Gessat-Anstett a étudié le système russe et ses évolutions (2000). Il est intéressant de
noter que, au Moyen Âge, la terminologie russe était de type soudanais et assez semblable à la
terminologie touva ancienne (à l’exception des traits omaha de cette dernière). Le système touva
présente donc des transformations comparables à celles qu’a connues le système russe à la fin du
Moyen Âge.
572

Figure 146. Système touva contemporain des termes de consanguinité relevé dans la région de Süt-Xöl.
Les germains sont rangés par ordre d’aînesse de gauche à droite.
573

C. Les « anciennes » remplacent les « anciens » dans les


rituels dagyyr

Autrefois, chez les Touvas, comme chez de nombreux peuples turco-mongols, les
femmes ne participaient pas au rituels collectifs généralement organisés sur les
montagnes auprès des ovaa. En pays touva, à l’époque sino-mandchoue, ces rituels
généralement dirigés par des lamas rassemblaient la population masculine d’une
circonscription administrative.
Depuis la chute de l’URSS, des réunions semblables ont fait leur réapparition. Elles
rassemblent les habitants d’une vallée ou d’un district (sum). Elles sont organisées à
l’initiative de l’administration locale et se font toujours à l’exclusion des femmes450.
Il est intéressant de faire une comparaison avec la situation de la société voisine des
Altaïens. Les Altaïens n’ont pas été soumis à l’administration sino-mandchoue, ayant
demandé la protection de l’empereur de Russie dès 1750. La région garda une relative
indépendance, car l’envoi de population russe dans le territoire ne commença qu’à la
fin du XIXe siècle, à la suite de l’abolition du servage dans les campagnes russes en
1861 (Znamenski 1999). Les rites claniques très importants dans la vie sociale jusqu’à
la révolution réapparurent à la faveur de la perestroïka. Il s’agit bien de réunions de
personnes se considérant comme membres d’un même clan et non de
rassemblements à base territoriale comme chez les Touvas. Pourtant, les femmes, y
compris les épouses y sont désormais admises. L’altaïenne V. Ja. Kydyeva (1994, 53)
raconte ainsi un rite collectif de son clan, les Majman, accompli en 1989 :

L’un des participants les plus actifs à l’organisation de la fête était une femme
âgée. Elle-même était du clan Mundus, mais elle considérait les choses
ainsi : « Comment aurais-je pu rester à l’écart, puisqu’on m’a amenée dans le
clan Majman [elle était mariée à un homme du clan Majman451] ? Mon fils est
Majman et maintenant j’élève un petit-fils Majman. Comment aurais-je pu
rester à l’écart des affaires d’un clan dans lequel on m’a amenée ? »

L’exclusion des femmes du groupe de parenté n’est plus possible après la période
soviétique.
Chez les Touvas, les grands rassemblements à base administrative sont rares et ne
concernent que la population rurale. Bien plus importants sont les rituels qui
réunissent chaque année une parentèle d’hommes et de femmes incluant des
consanguins cognatiques et des affins autour d’un lieu sacré. Dans la plupart des
descriptions de rituels qui m’ont été données et dans ceux auxquels j’ai assisté, ce
sont des femmes qui dirigeaient le rituel ou, si un chamane ou un lama était invité, se

450 Par exemple : Ondar Čaŋ-ool « Ovaa dagylgazy » Leninči oruk du 4 juillet 1992. Cet article relate la fête
pour la recréation d’un ovaa organisée par l’administration du sovkhoze Iškin (région de Süt-Xöl). Le
rituel fut dirigé par un vieil homme de 73 ans nommé ovaanyŋ dargazy « chef de l’ovaa ». Cette fonction
peut être comparée à celle des bagchi, les anciens qui dirigeaient les rites aux obo chez les Daours
(Humphrey & Onon [1996] 2003, 153).
451 Incise de Kydyeva.
574

trouvaient à son initiative. Dans ce cas, le chamane donne à l’ancienne la première


place et la traite comme la responsable du groupe. Dans ces rituels de parentèle, ce
sont souvent plusieurs dizaines de personnes qui se réunissent ainsi autour d’une
vieille femme, une centaine même dans le cas d’Aleksandr Moŋguš. Sa mère, âgée de
85 ans, a eu 11 enfants dont l’aîné a 62 ans. À Touva, rares sont les hommes qui
pourraient espérer rivaliser en longévité avec cette femme. Ses descendants et leurs
affins se réunissent chaque année au début du mois de juin pour un rituel dagylga à
l’« arbre chamanique » (xam dyt) familial. Cet arbre pousse dans les environs de la
sépulture du père de la vieille, un chamane, dont l’âme paraît être assimilée au maître
de la montagne (tajga êêzi). Un feu (saŋ) est allumé dans lequel la doyenne, qui est une
profane mais « qui sait faire », jette des offrandes en demandant la longue vie (nazyn),
la santé pour les enfants et des troupeaux nombreux. Une fois sur deux, cependant,
un chamane est invité pour accomplir ce rituel à sa place. Des jeux sont ensuite
organisés, notamment des concours de lutte traditionnelle (xüreš). Aleksandr me
rapporta que certains membres du groupe proposèrent d’ouvrir le rituel à tous les
habitants de la vallée, mais sa mère s’y opposa affirmant que « c’est familial ». Elle ne
tenait pas à voir ce rite, fondé sur la consanguinité et l’alliance, phagocyté par le
système de la ritualité territoriale.
Ce genre de rituel de parentèle identifie ses jeunes participants comme des
descendants cognatiques d’une femme. Nous citerons encore à titre d’exemple Ajlana
Irgit, née en 1980, qui a perdu son père à l’âge de deux ans, illustration tragique de la
mortalité précoce des hommes. Elle, son frère et sa sœur n’ont jamais pris part à des
rituels avec la famille de son père et n’entretiennent pas de relation avec elle. En
revanche, ils participent régulièrement aux rituels organisés pour la famille de leur
mère auprès d’une source sacrée aržaan familiale. La tenue de ces rituels est décidée
par les tantes maternelles d’Ajlana. Pour elle, l’affiliation au clan Irgit n’a aucune
signification sociale réelle.
Ces rassemblements existaient autrefois : il s’agit des rites familiaux auprès d’un arbre
(baj-dyt dagyyr) ou du feu (ot dagyyr) (cf supra pp. 422 et seq.) L’idéologie mixte et
cognatique de ces rituels, typiquement chamaniques, explique leur succès à Touva
dans le contexte contemporain.

D. « La fin du servage des femmes »

Les évolutions de la perception de la femme que nous avons évoquées sont en


grande partie le résultat d’une politique volontariste menée pendant la période
communiste. La première constitution de la République populaire de Touva en 1921
proclama l’égalité de tous ses citoyens hommes et femmes. Le code de la famille
adopté par le gouvernement de la RPT en 1923 qualifiait de délit les brutalités et
grossièretés envers les femmes (Zabelina 1973, 84). En 1925, le IVe congrès du parti
TNRP (Parti populaire révolutionnaire touva) affirma que « la participation des
575

femmes à la construction de la république n’est possible que par une augmentation


de leur niveau culturel et le renforcement de leurs droits à participer dans la vie
socio-économique et politique à égalité avec les hommes. » (ibid., 85). Une campagne
fut menée pour faire entrer des femmes dans le parti où elle atteignirent 21% en 1931
(ibid., 88). Le terme xerêêžok (« inutile »), une des appellations désignant la femme, fut
interdit et remplacé par xerêêžen (xerêê et la racine russe žen- « femme ») sur une
proposition du linguiste Pal’mbax en 1930 (ibid., 89). La même année, le
gouvernement de la RPT adopta une nouvelle loi très importante « Sur le mariage, la
famille et la tutelle » qui interdit le paiement du prix de la fiancée (ru. kalym), le
règlement des mariages par les parents sans le consentement des fiancés et le mariage
des mineures (ibid., 89). Le 8 mars, journée des femmes en URSS, est fêté à Touva
depuis 1929.
L’interdiction des compensations matrimoniales et du lévirat à l’époque soviétique a
eu pour conséquence que la femme n’est plus « achetée » et n’appartient plus au
lignage de son mari ; libre de choisir, elle préfère presque toujours retourner dans sa
famille d’origine. Ses enfants s’intégreront donc à cette dernière et non à celle de leur
père. Alors qu’autrefois, en cas de décès du père, l’entretien de sa veuve et ses enfants
relevaient de la responsabilité des frères du défunt, aujourd’hui c’est plutôt à l’oncle
maternel que revient cette charge452.

Chez les Touvas, dès après la Deuxième Guerre mondiale, l’interdit de l’inceste
s’étend aux maternels au même degré de parenté que pour les paternels (sept le plus
souvent). En vertu de l’usage russe imposé pendant la période soviétique, les femmes
mariées portent dans leur état-civil le nom de famille de leur mari, ce qui rend
difficile le maintien de l’idée qu’elles sont étrangères au groupe de filiation de leur
mari. Il faut noter que cette règle d’interdit de l’inceste étendu est aujourd’hui très
respectée et l’on cite plusieurs cas de projets de mariages repoussés à cause de la
découverte d’une lointaine parenté commune en ligne maternelle.
L’ensemble des parents avec lesquels le mariage est interdit ne forme nullement un
groupe intégré comme un clan ou un lignage. Il faut plutôt recourir à un concept
utilisé généralement pour les sociétés occidentales, celui de « parentèle » qui inclut les
consanguins bilatéraux (Godelier 2004, 604).
On peut dire que la société touva dans la deuxième moitié du XXe siècle n’était déjà
plus patrilinéaire. En effet, l’unifiliation implique l’appartenance à un groupe qui
partage des droits, des biens, des rituels. Or ni les clans ni les lignages touvas ne
possédaient rien de tel à l’époque soviétique. C’était déjà largement vrai pour les clans
à la fin de la période sino-mandchoue. De nos jours, les rituels de groupe de parenté
qui réapparaissent ont une base matrilinéaire. Ce fait, joint à une forte tendance de la
jeune génération à s’identifier comme descendant de sa mère et membre du groupe
de celle-ci, nous incite à proposer l’hypothèse d’une orientation contemporaine de la
société touva vers la matrilinéarité.

452Ainsi, Aleksandr Moŋguš à Xandagajty élève les enfants de sa sœur dont le mari a été assassiné par
un ivrogne.
576

Cette évolution, réalisée en une période très brève, n’a été possible que par un
effacement général des hommes dû à la grave crise d’identité qu’ils subissent.

E. Le grand déclin des hommes

Pendant la période soviétique, l’interdiction du lévirat, le mode de vie sédentaire et


urbain, l’accès des femmes au marché du travail ont placé de nombreuses femmes
dans une position d’indépendance économique et sociale. Au contraire, les hommes,
déjà déstabilisés de leur position dominante dans la société traditionnelle liée à
l’élevage, sont frappés depuis la fin du système soviétique par une crise profonde
dans une société où ils ne trouvent plus leur place.
Démographiquement d’abord, les hommes ont brutalement perdu du terrain. Le
phénomène de régression du niveau de vie qui s’est produit à Touva dans les années
1990 est exceptionnel et l’inégale répartition de ses conséquences entre les sexes
mérite d’être détaillée453.
On sait que l’espérance de vie a diminué en Russie depuis la chute de l’URSS pour
atteindre en 2002 le niveau de 64,8 ans. Au sein de la Fédération, c’est la république
de Touva qui détient les plus mauvais résultats avec un niveau de 54,3 ans alors qu’il
était de 62,4 en 1989. Les hommes sont les plus atteints par cette baisse avec une
espérance de vie très basse de 48,8 ans en 2003, pour 57,3 en 1989. En quatorze ans
les hommes ont perdu 8,5 années d’espérance de vie. Les femmes ont perdu 7,4 ans
mais gardent malgré cette baisse un avantage de plus de onze ans sur les hommes,
avec une espérance de vie de 60,4 ans.
Le résultat est un déséquilibre accentué entre les sexes dans la pyramide des âges.

Proportion de femmes pour 1000 hommes par tranches d’âge.

Année 1959 1970 1979 1989 2002


0-19 997 989 980 993 999
20-29 1078 1026 1015 1019 1101
30-39 1139 976 1019 1030 1136
40-49 1054 1101 1013 1047 1170
50-59 1113 1138 1249 1102 1237
plus de 60 ans 1149 1369 1508 1577 1529
Ensemble 1049 1027 1032 1037 1108

Les femmes représentent en 2002, 60% de la population des plus de 60 ans alors
qu’elles étaient 53% en 1959. Les anciens deviennent très majoritairement des
anciennes. Entre 1989 et 2002, la proportion de veuves parmi les femmes de 35 à 39
ans a augmenté de 40%.

453 Nous utilisons ici et dans la suite les sources statistiques nommées en introduction.
577

Les causes de la mortalité masculine sont les accidents du travail et de la route, dus
généralement à la consommation d’alcool qui est elle-même cause directe de
nombreux décès. L’alcoolisme plonge ses racines dans un sentiment de déchéance
des hommes frappés par un chômage massif (plus de 50% en zone rurale).

1. Les hommes exclus du travail

Dans le domaine de l’emploi, la crise économique des années 1990 a eu pour


conséquence un fort chômage des hommes. Les femmes sont passées de 47% de la
population active employée en 1992 à 57,5% en 2005. La société touva
contemporaine constitue donc un cas exceptionnel d’économie de marché où
l’activité économique est dominée par les femmes alors que les hommes sont réduits
à l’inactivité.

Cette chute de l’emploi masculin s’explique par l’évolution de la structure de


l’économie. Les hommes étaient employés auparavant massivement dans l’industrie
et l’agriculture, deux domaines d’activité qui ont perdu leurs effectifs, ayant été, pour
le premier, totalement anéanti, et pour le second, sévèrement affaibli. Les hommes
ont été incapables de s’adapter au nouveau contexte économique, en grande partie en
raison de leur manque de formation. Dans la population rurale en 1989, au moment
où la crise s’apprêtait à éclater, 22,1% des femmes de plus de 15 ans disposaient
d’une formation professionnelle moyenne alors que ce chiffre était de 14,3% pour les
hommes. En 1956, les femmes représentaient 68% des instituteurs de la région
(oblast’) de Touva (Torug-ool 1957, 138).
Ce déséquilibre en faveur des femmes s’explique par des raisons idéologiques. C’est
dès les années 1930 que fut engagée une campagne d’éducation en faveur des
femmes des populations indigènes de Sibérie (Slezkine 1994, 230-233). Aujourd’hui
les emplois subsistant appartiennent à des secteurs d’activité massivement féminins à
l’époque soviétique : commerce, santé, éducation. L’élevage nomade, porteur de
toutes les valeurs masculines de la société, est devenu résiduel en raison de la
collectivisation et de la sédentarisation réalisées après la Seconde Guerre mondiale.
Son déclin s’est brutalement accéléré au moment de la privatisation du bétail dans les
années 1990.

2. L’effacement des pères

Les hommes perdent leur statut dans l’économie mais aussi dans la famille. Le
mariage est moins pratiqué qu’auparavant. En 2005454, 65,6% des naissances ont eu
lieu hors mariage pour 34,5% en 1989. Ce taux est l’un des plus élevés de la
Fédération, où il est en moyenne de 29,5% et, sans doute, l’un des plus élevés du

454 Les chiffres de 2004 donnent des résultats presque identiques.


578

monde. Ce record s’explique en partie par l’augmentation des couples non mariés qui
représentent 25,9% de l’ensemble des couples (2002).
Parmi les enfants nés hors mariage en 2004, seuls 43% ont été reconnus par leur
père. Au total, 39,8% des enfants nés en 2005 n’ont pas de père officiel. Le
phénomène touche les Touvas plus que les Russes, ce qui apparaît clairement par les
chiffres concernant les populations rurales où les Russes sont très peu nombreux. À
la campagne, ce sont 44,6% des enfants qui ne sont pas reconnus par leur père et la
proportion atteint même 52,3% dans la région Tožu, dominée autrefois par l’élevage
de rennes, où 78,5% des enfants naissent hors mariage.
Il est vrai que ces enfants seront peut-être reconnus ultérieurement si un mariage est
décidé. Au début du siècle, il était assez fréquent que des enfants nés hors mariage,
élevés par le lignage de leur mère, soient ensuite adoptés par le lignage de leur père
après la conclusion du mariage. Aujourd’hui, l’appauvrissement extrême des
populations rurales rend souvent difficile la réalisation de la noce traditionnelle, très
coûteuse, qui rassemble au moins une centaine de personnes et exige l’abattage d’une
quinzaine de moutons. Nombreux sont donc les cas où un jeune homme et une
jeune femme, vivant chacun chez leurs parents, ont un enfant élevé chez les parents
de la mère et se destinent à se marier plus tard, quand leurs ressources le leur
permettront.
Cependant, en vertu de l’état-civil russe, les enfants non reconnus par leur père
portent automatiquement le nom de famille de leur mère ce qui pourra ensuite
difficilement être modifié. Le nom de famille est généralement le nom de clan.
Lorsqu’il se posera la question de son appartenance clanique, l’enfant sera porté à
répondre par son nom de famille, donc le nom de clan de sa mère.
Mais même les 60% d’enfants reconnus par leur père ne s’affilient pas pour autant
définitivement au groupe de filiation de celui-ci. Ils portent son nom de famille, mais
cela ne signifie pas que les liens qu’ils entretiennent avec la parentèle de leur père
seront les plus solides. En effet, la mort prématurée des hommes, les séparations et
les divorces ont généralement pour conséquence que les enfants passent plus de
temps avec leur mère et fréquentent plus la parentèle de cette dernière.

Nous avons vu que, sur de nombreux plans, démographique, économique, rituel, et


dans le domaine de la parenté, la femme occupe une place nouvelle dans la société
touva. Plutôt qu’une orientation vers l’égalité des sexes, c’est presque un
renversement de la domination en faveur des femmes que l’on observe. Ce
bouleversement s’est accompli dans des conditions exceptionnellement rapides et
brutales. L’idéologie masculine n’est pas tombée dans l’oubli en si peu de temps et
elle entre nécessairement en conflit avec les nouvelles configurations sociales. Il est
vraisemblable que l’émergence de la figure de la femme toute-puissante et maléfique
que nous avons observée dans les affaires de sorcellerie soit en partie le résultat des
contradictions engendrées par cette mue douloureuse. Il n’y a évidemment dans ce
phénomène aucun mécanisme. Toute société qui voit péricliter l’ordre masculin n’est
pas traversée par des crises de sorcellerie. La montée en puissance des scénarios
579

sorciers est, en elle-même, liée à de nombreuses autres raisons, en particulier


l’apparition de nouveaux types de relations sociales difficilement maîtrisables à la
suite de l’adoption du mode de vie urbain et la perte de pertinence des explications
du malheur impliquant des agents intentionnels comme les esprits. C’est l’image
générale d’une circulation de la vie entre les domaines des hommes, des animaux et
des esprits qui cède silencieusement la place à une représentation substantialiste du
mal.
580
581

Conclusion
Et alors je me demandais si l’originalité prouve vraiment
que les grands écrivains soient des dieux régnant chacun
dans un royaume qui n’est qu’à lui, ou bien s’il n’y a pas
dans tout cela un peu de feinte, si les différences entre les
œuvres ne seraient pas le résultat du travail, plutôt que
l’expression d’une différence radicale d’essence entre les
diverses personnalités.
Marcel PROUST, À l’Ombre des jeunes filles en fleurs455.

Au cours du XXe siècle, la société touva a, d’une certaine manière, adopté sur elle-
même, sur les relations de parenté et sur l’individu le point de vue chamanique. Les
fonctions d’intégration sociale et politique autrefois réservées à la relation agnatique
sont aujourd’hui assumées par les liens cognatiques mobilisés dans les rituels de
parentèle. La dissonance entre le point de vue masculin caractéristique de l’ordre
patrilinéaire lignager et le point de vue matrilatéral ou indifférencié, attribuant des
propriétés mystiques et physiques, toujours non sociales, à la relation cognatique,
s’est résorbée. Dans ce conflit, c’est le second qui l’a emporté. Le pouvoir soviétique
pensait saper les fondements du chamanisme en détruisant l’ordre patrilinéaire et
« féodal » sur lequel il le supposait établi. Or, au contraire, le chamanisme ne pouvait
que connaître un développement nouveau avec l’affaiblissement du système lignager :
l’idée de relations naturelles et non sociales sur lesquelles il se fonde se trouva en
accord avec la nouvelle image donnée à la femme et aux rapports familiaux à
l’époque soviétique. L’existence ancienne de schémas accordant une efficacité
chamanique aux relations de parenté cognatiques a certainement favorisé
l’effondrement rapide de l’idéologie patrilinéaire, car un modèle concurrent était tout
prêt à sortir de l’ombre pour prendre la première place.

Nous avons vu en effet que, chez les peuples turcs de l’Altaï-Saïan, un schème
robuste oriente les jugements et les attentes concernant les chamanes. Ce modèle,
propre selon notre hypothèse à un chamanisme pastoral, présente deux
caractéristiques : il est essentialiste, car aucun trait visible n’est nécessaire et suffisant
pour identifier un chamane, et il est naturaliste, car le trait sous-jacent ou l’« essence »
supposée produire causalement le chamane se voit attribuer des manifestations et un
mode de transmission obéissant à l’idée de phénomène naturel par opposition au
phénomène social.

455Gallimard (Folio), 1993, 119.


582

La transmission de l’essence est réputée possible par les femmes comme par les
hommes d’une manière discontinue alors que, dans l’usage de ces sociétés, statuts et
biens passent du père au fils. À de nombreux indices, on peut estimer que la qualité
chamanique suit en matière de transmission l’image de la maladie congénitale. Les
manifestations du trait sous-jacent sont physiques : dans les récits d’accès à la
fonction de chamane, le novice, parfois dès sa naissance, est supposé se distinguer
par son comportement et par des anomalies de son corps : un os en trop ou en
moins, un squelette d’une nature spéciale, un sein supplémentaire, et d’autres
singularités. Un peu plus tard, – c’est la seconde étape, – l’enfant doit manifester des
facultés perceptives spéciales. Autrement dit, ses propriétés physiques s’avèrent être
de nature perceptive et relationnelle. Dans la suite des récits, à l’adolescence, cette
disponibilité relationnelle (radix relationis) entre en usage par l’établissement d’un
contact avec des entités spéciales. À cette troisième étape, on distingue, dans une
même population, deux types de narrations qui peuvent donner l’impression de deux
traditions divergentes. Certains narrateurs présentent les entités agissantes comme
des ancêtres qui font subir à leur descendant une action causale brutale : ils
« écrasent » (pazyr) le novice, ce que l’on constate par la crise pénible que celui-ci
traverse. Dans les récits de ce type, la passivité totale du chamane est soulignée avec
une vigueur frappante. Tout est fait pour écarter l’idée d’un choix individuel ou
familial. L’insistance sur le caractère causal de l’accès à la fonction répond
logiquement au refus de l’idée d’apprentissage. Le principe fondateur de ce modèle
de crise chamanique est que, pour exercer une action sur les esprits, il faut pouvoir
subir leur action. Non pas la subir d’une façon accidentelle qui peut être interrompue
par une manipulation rituelle, mais en vertu d’une nature héritée.
On rencontre, par ailleurs, de nombreux récits où l’accès au statut de chamane est
présenté comme la conséquence de l’établissement d’une relation de type non causal
mais social, parfois érotique, avec un être spécial. Cette relation n’est pas de nature
simplement logique comme le lien de filiation : elle est conçue comme une
interaction empirique fortuite avec une altérité à forme souvent animale et non un
ancêtre. Ainsi observe-t-on une divergence entre des récits insistant sur une
transmission et un développement causal de l’essence et d’autres attribuant un rôle
déterminant à l’établissement fortuit d’une relation empirique.
Un examen pragmatique de l’origine de ces discours permet de clarifier cette
divergence. Ce sont les profanes qui, lorsqu’ils relatent l’accès à la fonction d’un
chamane, emploient un vocabulaire naturaliste : ils décrivent un comportement
déviant et des traits physiques anormaux qu’ils attribuent à l’action causale d’ancêtres
(l’ « écrasement » pazyr). Les récits mettant en scène des amours fantastiques avec des
esprits non ancestraux apparaissent, quant à eux, dans les discours autobiographiques
de chamanes : ils appartiennent à un registre de discours qui n’est pas volontiers
pratiqué par les profanes ou avec de prudents marqueurs de discours rapporté. Nous
voyons à l’œuvre dans ces registres différents niveaux d’accommodation du regard
posé sur un même objet.
583

Malgré ces différences, dans le récit chamanique non moins que dans le récit de
profane, c’est un schème essentialiste génétique qui domine, car on n’imagine pas que
l’esprit tombe amoureux d’un être humain ne présentant pas déjà des qualités
intrinsèques innées hors du commun. D’autre part, les esprits inconnus, malgré une
apparence zoomorphe, se révèlent bien souvent être des ancêtres. Ce qui demeure
particulier dans le discours du chamane sur soi, c’est que le déterminisme de la
transmission de l’essence est balancé, complexifié et agrémenté par la thématique de
la chance et de l’élection individuelle. Mais la qualité innée précède la relation
conformément au schème essentialiste.
Ce schème qui pose une différence de nature entre les chamanes et les profanes
explique la position d’autorité exceptionnelle et le monopole dont jouissent les
chamanes touvas. Nul ne discuterait en sa présence la parole d’un chamane, nul ne se
permettrait de proposer son interprétation personnelle du résultat d’une divination,
nul n’imaginerait accomplir un rituel réservé au chamane ou créer de ses mains un
talisman êêren.

Il nous semble que c’est la question répétée de l’authenticité de tel ou tel chamane qui
exprime, stimule et diffuse l’idée que les chamanes se distinguent des hommes
ordinaires par une essence naturelle. Le problème de l’authenticité des chamanes, qui
préoccupe perpétuellement les populations de la région d’après des témoignages
répétés depuis le XVIIIe siècle, nous paraît jouer un rôle moteur dans le chamanisme.
On l’observe aujourd’hui à Touva, où les clients élaborent différentes stratégies pour
distinguer les « vrais chamanes » des « faux ». En définitive, le seul moyen fiable de
savoir si un chamane a une essence chamanique, c’est de tester les pouvoirs causaux
qu’elle est censée lui donner : des capacités de divination, de guérison, et d’appel de la
chance. L’essence chamanique doit faire dire au chamane la vérité. Ainsi les clients
tâchent-ils de donner le moins d’information possible au chamane pendant la
consultation afin d’apprécier ce qu’il sera capable de trouver de lui-même. Il peut
arriver que l’on reconnaisse le vrai chamane à une guérison qui lui sera attribuée, mais
c’est surtout le faux chamane que l’on confond quand un malheur se produit après
son intervention pour appeler le bonheur.
Le chamane, de son côté, s’efforce d’influencer le jugement des clients en sa faveur et
en la défaveur de ses rivaux. Il attribue le malheur de la famille au fait que le chamane
invité précédemment était un « charlatan ». Par cette affirmation péremptoire, il
actualise vigoureusement pour la famille l’opposition entre vrai et faux chamanes, et
par son ton assuré, l’aisance de son interprétation, écartant l’idée d’une stratégie
réfléchie au profit de celle d’une inspiration, il cherche à se positionner lui-même
dans la catégorie des porteurs d’essence.

Bien que l’essence soit tenue pour indispensable, on n’imagine jamais que le chamane
soit disposé ou même capable d’aider les profanes du seul fait de ses capacités
naturelles. Le comportement caractéristique de la crise qui précède l’accès à la
fonction l’enferme dans une relation dyadique égoïste avec ses esprits. Sa qualité ne
584

devient un statut social qu’à partir du moment où il intègre le point de vue tiers des
profanes. Cette opération de domestication du talent inné et naturel du chamane est
réalisée au moment de l’acquisition de ses accessoires rituels qui lui imposent de
transformer sa relation dyadique en une relation triadique impliquant la société. En
effet, au cours du rituel d’animation des accessoires, qui, pratiquement, marque
l’entrée en fonction du chamane, ses esprits se voient attribuer des prolongements
matériels dans des artefacts, des supports d’esprits, qui les rendent désormais visibles
par tous. Réciproquement, le corps du chamane subit une projection dans le domaine
des perceptions spéciales par l’attribution de l’excroissance dédoublée qu’est son
costume. Désormais, le corps chamanique est vu, surtout en contexte rituel, comme
un lieu de circulation de forces qui ne sont plus unilatérales mais
multidirectionnelles : il est capable de transmettre les pressions et aspirations qu’il
subit des esprits, mais aussi de faire parvenir à ceux-ci les offrandes des hommes,
notamment en les mangeant. Dans cette conception, le chamane en exercice est un
dévorateur, car il répercute la force aspirante des esprits. Grâce à ces propriétés
reconnues par tous les peuples turcs de l’Altaï-Saïan, le corps conducteur et multiple
du chamane peut prendre une place centrale dans des circuits d’échange des forces
vitales dont les configurations sont variables selon les contextes culturels. Il est ainsi
supposé pouvoir réguler les transferts de chair, échanger, dans la cure, le corps du
malade contre un autre corps, mais aussi capter chance à la chasse et prospérité du
bétail pour le groupe qui le sollicite.

Si les chamanes sont quelquefois présentés comme porteurs d’une essence commune,
donc très comparables de ce point de vue à des exemplaires d’une espèce, c’est
seulement dans le discours généralisant des profanes. Dans la pratique, le client,
aiguillonné par la question de l’authenticité, attend du chamane un travail interprétatif
inspiré et neuf ; il exige une personnalité originale. Il veut voir dans le comportement,
les paroles et même les accessoires du chamane l’effet causal d’une essence qui n’est
pas une essence d’espèce, mais une essence unique, individuelle. S’il vient à en
douter, alors, tel le jeune héros de À la Recherche du temps perdu face à un écrivain
décevant, le client soupçonnera le « résultat du travail », l’œuvre de l’apprentissage et
de l’imitation et parlera de « faux chamane ».
Sa nature est supposée pousser le chamane à produire un style différent qui se repère
dans son costume, sorte d’excroissance singulière de son corps, dans ses chants
supposés être uniques et dans sa manière de mener le rituel. Ce style n’est pas pure
invention et rejet de la tradition, mais combinaison nouvelle d’éléments empruntés à
un répertoire ancien auxquels s’ajoutent parfois créations et emprunts. Le style
individuel se manifeste aussi dans le discours du chamane. Le chamane utilise les
règles propres au jeu de langage qu’est le registre commun du discours chamanique
pour produire des interprétations toujours déconcertantes et neuves pour les
profanes. Dans cette perspective, nous voyons que l’interprétation est à considérer,
non comme un parasitage, mais comme une modalité d’action créative qui joue un
rôle central dans le chamanisme. Dans l’action rituelle de cure, le chamane multiplie
585

entités et niveaux ontologiques pour dessiner entre le domaine des perceptions


ordinaires et celui des perceptions spéciales de vastes réseaux auxquels il connecte le
malade.
L’essentialisme chamanique produit donc des représentations opposées à
l’essentialisme biologique selon lequel le comportement des membres d’une espèce,
déterminé par une nature commune, doit être semblable d’un individu à l’autre. Au
contraire, les Touvas s’attendent à ce que les chamanes connaissent chacun un
développement différent de leurs capacités, qui prendront elles-mêmes des formes
individuelles. Pour les Touvas, mais aussi les autres Turcs de l’Altaï-Saïan, il n’existe
pas une essence chamanique commune, mais autant d’essences qu’il y a de chamanes.
Même si, dans le modèle dominant, elle est nécessairement héritée, l’essence
chamanique est tenue de se manifester sous une forme individuelle originale. Le
modèle de l’ « espèce sociale » ne peut donc convenir pour décrire le dispositif
chamanique.
C’est précisément en raison de ce principe de différenciation perpétuelle et de l’idée
d’incompatibilité essentielle à laquelle il conduit, que le phénomène corporatiste, bien
qu’il ait existé à Touva comme tentative et comme tendance, s’est soldé par un échec.
Il n’existe pas à Touva de clergé chamanique, défini par une doctrine et une liturgie
commune, et on n’en verra vraisemblablement pas apparaître tant que le schème
essentialiste sera partagé par la majorité des acteurs. Copier, c’est soumettre la
création à un processus intentionnel et non causal : c’est pour cette raison que les
chamanes des associations ne sauraient être trop semblables, sous peine d’exhiber le
caractère artificiel et usurpé de leur compétence.
En somme, l’originalité dans le rite comme dans l’interprétation n’est pas, selon notre
hypothèse, un phénomène lié à la modernité : dans cette perspective, on est amené à
passer de l’idée d’une « invention de la tradition », qui a pu paraître spécifique au
champ religieux post-colonial, à celle d’une « tradition de l’invention456 », qui
appartient en propre au dispositif chamanique.

D’ordinaire, l’attribution d’une essence spéciale à un être n’implique rien quant à


l’auteur même du jugement. Ainsi, chez Proust, reconnaître une essence originale à
un écrivain n’est pas préjuger de son propre talent.
Il n’en va pas de même dans le chamanisme puisque celui qui reconnaît un homme
pour un « vrai chamane » dit beaucoup sur lui-même : il se définit le plus souvent
comme dénué des puissances du chamane, comme un « homme simple » (bödüün kiži)
soumis à différents tabous dont est affranchi le chamane. C’est pour cette raison que
s’affirmer chamane dans une société occidentale est porteur de peu de sens puisque
l’entourage n’est pas disposé à se définir comme non-chamane. Le modèle
essentialiste ne rend pas compte de cette corrélation des jugements que l’on voit dans
la définition relationnelle du chamane impliquant la catégorie d’homme simple.
La notion d’essence a montré sa pertinence dans la modélisation des représentations
concernant le chamane, son corps, ses facultés perceptives, son accès à la fonction

456 Nous empruntons cette heureuse expression à Jane I. Guyer (2000).


586

considérés isolément. Mais qu’en est-il lorsque le chamane est pensé d’un point de
vue global, en relation avec les autres hommes, en premier lieu lorsqu’il pratique sa
fonction ? Il n’est pas alors conçu de manière substantialiste mais aussi en relation
systémique avec d’autres catégories d’humanité et de compétences, comme celles de
forgeron, conteur ou porteur de pierre à pluie. Les relations entre ces compétences
ne sont nullement semblables à des relations interspécifiques empiriques comme
celles du prédateur et de sa proie : ce sont des relations logiques mises en œuvre par
les définitions mêmes des catégories. Penser que quelqu’un est chamane, ce n’est pas
seulement penser qu’il possède un trait sous-jacent spécial, c’est imaginer que l’on
peut entretenir avec lui certaines relations rituelles dans lesquelles on se définit soi-
même comme homme ordinaire. Ceci n’est pas seulement vrai du chamane équipé de
ses accessoires : avant même son accès au statut, les facultés et propriétés internes
spéciales du chamane, telles qu’elles apparaissent dans les récits, sont conçues par
opposition et donc en relation de complémentarité avec l’incapacité des « gens
simples ». La définition classique du contenu des perceptions du voyant le montre
assez : « ce que les gens simples ne voient pas. »

Les dispositifs rituels comme les usages différentiels du langage sous forme de
registres de discours spécifiques tracent entre les humains, momentanément ou
durablement, des frontières infranchissables. Ainsi le rituel chamanique, au cours
duquel le chamane met en scène ses interactions avec les esprits, fait percevoir au
public l’insuffisance de ses propres facultés perceptives en comparaison de celles du
chamane. L’homme dédoublé par son costume qu’est le chamane n’est reconnu
comme chamane aux yeux de l’assistance que parce que celle-ci se voit comme
simple, inférieure, quand bien même dans les relations sociales ordinaires, c’est le
malade qui est un « riche » (baj) et le chamane un « homme simple », au sens non
chamanique du terme.
Il ne s’agit pas, en effet, d’affirmer, de façon fonctionnaliste, que le rituel a pour but
d’attribuer à chacun le rôle défini qui lui revient dans la société. La différence entre
chamane et profane n’a que très peu de signification sociale en dehors de l’expérience
rituelle même, et l’autorité du chamane s’évanouit en grande partie lorsqu’il retire son
costume. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’une essence spéciale, lui permettant de
retrouver ces pouvoirs au rite suivant, ne lui soit pas attribuée. Mais les interactions
mises en œuvre pendant le rituel servent, non pas à conforter le pouvoir d’une classe
des chamanes, qui n’existe pas, mais à penser l’efficacité de l’action rituelle elle-
même. Ainsi, admettre que le chamane, pendant la durée du rituel, est doté d’un
corps dédoublé et qu’il voit ce que je ne vois pas permet de concevoir qu’il voyage
alors que je le vois ici, qu’il se bat contre des êtres puissants bien qu’invisibles, et
donc qu’il peut les vaincre et me guérir bien qu’il soit un homme. Les différences
hiérarchiques entre l’homme complexe qu’est le chamane et l’« homme simple » ne
sont pas imposées par un modèle leur dictant leurs relations l’un par rapport à l’autre,
mais par les modalités d’action différentielles qui leur sont attribuées. C’est par leurs
attitudes relationnelles à l’égard des entités contre-intuitives que sont les esprits, qu’ils
587

se distinguent. À l’« homme simple », reviennent des gestes conventionnels dont le


mode d’efficacité se présente comme insaisissable pour celui qui les exécute : attacher
un ruban à la patte d’un mouton pour que le troupeau croisse, « nourrir » le feu de
gouttes de lait pour que les enfants soient en bonne santé. La posture de l’homme
complexe, le chamane, est au contraire d’un réalisme irréel : elle est celle d’un homme
qui voit ce sur quoi il agit et comprend la mécanique de ses gestes alors que l’objet de
son action, les esprits, sont invisibles. Mimant des poursuites et des gestes brutaux
contre des esprits, le chamane est celui qui exerce une action intuitive sur des objets
contre-intuitifs. Ces modalités d’action et répertoires de gestes contrastés font en
quelque sorte revêtir au chamane et au profane des costumes gestuels différenciateurs
nécessaires à l’accomplissement du scénario rituel.
Si la différence entre chamane et profane se prolonge en dehors du rituel, c’est dans
les registres de discours qu’ils emploient. Dans l’économie des compétences
spéciales, les usages de la parole sont inégalement distribués. Le profane parle une
langue simple qui donne de l’univers une représentation moniste. On le voit aussi
bien dans son expression quotidienne que dans les prières qu’il adresse aux choses :
les montagnes, les rivières, le feu, le ciel. Le registre chamanique de discours, au
contraire, chatoie par de nombreuses figures fantastiques, divers esprits-maîtres des
objets dont le profane n’aperçoit que la face ordinaire. L’homme complexe dessine
de surprenantes fronçures dans la surface plane qui apparaît à l’« homme simple » et
les hypostasie dans des couches ontologiques indéfiniment superposées.
Le discours du profane n’est donc pas une langue neutre, c’est le discours du non-
chamane, qui, soulignant son insuffisance, renvoie au discours chamanique et dessine
en creux la figure du chamane. Ce parler modeste contient en lui l’efficace, la « magie
sociale » comme disait Bourdieu (1982), qui appelle à la naissance de chamanes.
Le chamanisme des Turcs de l’Altaï-Saïan mobilise donc un schème essentialiste
articulé à une représentation relationnelle et systémique des compétences. Il n’y a pas
contradiction entre ces deux outils de pensée qui sont mobilisés diversement selon
les exigences du contexte pragmatique.

Cet ensemble complexe de schèmes cognitifs, de modèles relationnels rituels et de


registres de discours que l’on nomme chamanisme demande l’apparition régulière de
chamanes, selon des processus pensés comme naturels et ensuite socialisés dans le
rite. Aujourd’hui à Touva, le dispositif chamanique est toujours productif et n’a pas
été remplacé, comme dans plusieurs autres républiques sibériennes, par une doctrine
idéologique se présentant comme nationale et accessible à tous, donc neutralisant le
principe moteur qu’est l’opposition entre ceux qui savent et peuvent et les profanes.
Quelles évolutions peut-on voir se dessiner à Touva ? Le cadre associatif qui a permis
après la chute de l’URSS de créer une enclave pour la pratique rituelle et la
fabrication d’accessoires chamaniques, indispensables à la préservation du dispositif
que nous avons décrit a été lui-même victime de la tendance centrifuge de ce
dispositif. Aujourd’hui, les chamanes formés dans les associations ont pris assez
588

d’assurance pour devenir indépendants et il faut s’attendre à ce que ce mouvement de


défections s’amplifie.
Ceci nous rapprocherait du modèle ancien. Mais un bouleversement s’est produit
dans la conception du travail chamanique, qui laisse présager d’autres
reconfigurations. Le scénario explicatif de la sorcellerie, attribuant le pouvoir de nuire
à distance à des profanes, a connu un succès massif, en sorte que l’image
traditionnelle de la dévoration du malade par un esprit, si elle se maintient à la
campagne, est en cours d’effacement en ville. L’opposition entre chamanes blancs et
noirs est en train de se moraliser. Le maléfice du nouveau chamane noir n’est plus la
dévoration, signe de puissance du grand chamane pris malgré lui dans un vaste
système de circulation de la chair. Comme le chamane blanc, plein de bonté pure
dans les conceptions nouvelles, le noir est solitaire et monolithique dans sa haine :
tous deux s’inscrivent dans une représentation non plus ambiguë et relationnelle mais
simple et cloisonnée de l’individu, une représentation moderne.

Dans le nouveau modèle qui se dégage mais n’est nulle part réalisé parfaitement et
qui suscite des résistances évidentes, les choses perdent leur ambiguïté morale. Elles
s’organisent dans un monde horizontal à ontologie unique, sans lignes de fuite vers
des altérités. On ne conçoit plus une superposition de domaines ontologiques
porteurs de leurs morales propres entre lesquels circulent chairs et forces mais un
domaine simple où sont réparties puissances bonnes et puissances mauvaises. Le
chamane, dans ce modèle, est moins un corps conducteur, pénétré et pénétrant,
qu’un exécuteur de tâches techniques visant à rétablir un équilibre harmonieux en
renvoyant le mal au mal. Bien que les chamanes luttant contre les sorts continuent
souvent de connecter leur client à un circuit à ontologies complexes, ils sont moins
mobilisés eux-mêmes dans leurs corps, ce qui se laisse voir immédiatement dans la
monotonie et le peu d’effort de leurs gestes rituels dans les associations chamaniques.
S’il n’y a plus ingestion ni lutte contre des esprits, si les propriétés matérielles du
corps deviennent moins nécessaires au rituel, il est possible que les représentations
concernant la qualité de chamane perdent leur caractère naturaliste. Cette évolution,
encore hypothétique, mais observée dans les régions voisines, serait en cohérence
avec le spiritualisme égalitaire new age, à l’influence duquel le chamanisme touva ne
résistera pas éternellement, ne serait-ce que par les progrès de la russification toujours
en cours. De nouvelles reconfigurations sont à attendre et la seule chose qu’on puisse
en dire avec vraisemblance, c’est qu’elles seront multiples et sans doute étonnantes.
589

Liste des informateurs


Les informations concernant le lieu d’habitat et la situation professionnelle sont données
pour la période de l’enquête en 2006. Le premier nom est le nom de famille (ru. familija). Il
correspond majoritairement au nom du clan de la personne. Lorsqu’un nom de clan distinct
du nom de famille nous a été fourni, nous l’indiquons entre parenthèses. Le second nom est
le prénom.

DAMBAA Oksana : professeur de langue touva à l’université de Kyzyl. Mère de trois enfants.
DONČUN-OOL Kara-ool (clan Adyg-Tülüš) né en 1948 à Kara-Bolum, région de l’Ulug-Xem.
Habite Kyzyl. Ancien chauffeur de Kenin-Lopsan. Chamane, président fondateur de
l’association chamanique Adyg-êêren.
DORŽU Klara : enseignante à la faculté de langue touva l’université de Kyzyl,. Habite à Kyzyl.
ÊREKSEN Boranak : né en 1946 à Kuŋgurtug, ancien membre du kolkhoze de Kuŋgurtug,
habite à Kyzyl. Chamane.
Gennadij : voir Saaja
IRGIT Ajlana : née en 1980. Après des études de français à Abakan, a vécu plusieurs années
aux États-unis et vit maintenant en France.
Kara-ool : voir Dončun-ool Kara-ool.
KENIN-LOPSAN Moŋguš : né en 1925. Docteur en histoire de l’université de Leningrad,
écrivain et ethnologue touva. Nommé « Trésor vivant du chamanisme » par le Fonds pour
les études chamaniques de Michael Harner en 1994. Habite Kyzyl.
KOMBU Anatolij. Directeur du musée national Aldan-Maadyr à Kyzyl.
KÜŽÜGET Irina : retraitée. Habite à Kyzyl.
KÜŽÜGET Lorisa : chamane membre de la société Adyg-êêren. Habite à Kyzyl.
KUULAR Aziana : née en 1989 à Kyzyl. Habite Kyzyl. Étudiante.
KUULAR Xovalygmaa : née en 1969 à Sug-Aksy (région de Süt-Xöl) où elle a grandi. Habite
Kyzyl. Chamane. Sa sœur Ölčejmaa est également chamane, ainsi que son frère Lodoj.
LAZO Moŋguš : président de Düŋgür après Ooržak et avant Sat. (Non rencontré).
MOŊGUŠ Aleksandr : fonctionnaire, employé de la direction de l’agriculture du Kožuun Övür.
Habite à Xandgajty.
MOŊGUŠ Sajana : habite à Kyzyl. Attachée de presse auprès du parlement (Grand Xural),
journaliste d’opposition.
MOŊGUŠ Svetlana : Bouriate mariée à un Touva, Viktor Nursat, parle touva et russe.
Institutrice à la retraite, a vécu à Tožu et à Čadaana, habite Kyzyl.
MOŊGUŠ Urana : ancienne chamane. Habite Xovu-Aksy.
NURSAT Viktor : mari de Svetlana Moŋguš. Ancien militaire. Bioénergéticien. En 2006, il a
travaillé comme gérant de la société Tos-Dêêr, puis est devenu membre praticien de la société
Adyg-êêren. Il fait des massages et ne se donne pas le titre de chamane. Habite à Kyzyl.
OJNAROVA Nina : Commerçante à Xandagajty.
590

ONDAR Aleksandr (Saša) : né en 1951. Éleveur à Bora-Šaj, flanc sud du Tannu-ola, région de
l’Övür.
OORŽAK Jurij : jeune chamane, membre de la société Düŋgür. Originaire de la région Baryyn-
Xemčik. Se dit aza uktug, « d’essence aza ».
OORŽAK : habite à Kyzyl, chamane, ancien directeur de l’association chamanique Düŋgür,
reçoit ses clients dans une maison où il exerce désormais individuellement. Il reçoit des
touristes étrangers à qui il vend des tambours chamaniques qu’il fabrique avec un assistant.
OSTUR Elena : chamane de l’association Düŋgür. Originaire de la région Čöön-Xemčik, haibte
à Kyzyl.
SAAJA Gennadij : chamane de la société Adyg-êêren.
SAARLYN Alesja : d’origine khakasse, veuve de son second mari, le premier étant en prison,
vit à Kyzyl. Sa langue maternelle est le khakasse, parle aussi le touva et le russe. Masseuse de
profession. Chamane, elle se dit héritière de son grand-père qui aurait dans la taïga des
environs de Minoussinsk. Elle a travaillé d’abord dans la société Tos-Dêêr puis à Düŋgür.
SAFAROVA Amalija : né en 1968. Travaille dans l’administration municipale de Kyzyl.
Cousine de Čajaan Serom qu’elle élève.
SALČAK Olimpiana : âgé d’une trentaine d’année. Institutrice dans le village Kočetovo,
kožuun Taŋdy.
SALČAK Viktor : né en 1955 dans la région de Baj-Tajga. Instituteur à Têêli.
SAT Nadežda : institutrice à la retraite, chamane, directrice de l’association chamanique
Düŋgür. A fait un voyage en France, à Clermont-Ferrand. Vit à Kyzyl.
SAT Sergej : né en 1946, éleveur de moutons et de vaches. Ses campements se trouvent dans
la vallée de l’Üstüü Iškin, région de Süt-Xöl.
SÊÊRIN Zinaida (Zina) (clan Irgit) : née en 1940 à Köp-Söök, ancienne éleveuse nomade. Vit
à Têêli. Elle est čattyg kiži (porteuse de pierre à pluie) et xuvaanakčy (elle fait des divination
avec des cailloux xuvaanak).
SENTAŽY Omak (clan Salčak) : né en 1974 à Têêli où il habite. Sans profession.
SEROM, Čajaana : né en 1987. Orpheline de mère, élevée par Amalija Safarova. Étudie à
Moscou depuis en 1ère année.
SUNDUJ Galina : pédagogue, travaille au ministère de l’Éducation nationale. Auteur de
manuels de « Traditions populaires » pour les écoles touvas.
SURUNMAA Marat : né en 1937 à Kuŋgurtug. Ancien projectionniste de cinéma en plein air,
retraité. Vit à Kuŋgurtug. Rencontré à Kyzyl.
SÜZÜKEJ Valentina : habite à Kyzyl. Ethnomusicologue, attachée à l’Institut touva TIGI.
TUMAT Sergej : habite à Kyzyl, chamane, « forgeron ».
USPUN Adyr-ool : né en 1952, chamane, habite à Mugur-Aksy (Möŋgün-Tajga kožuun, Ouest
de Touva).
XOVALYG Amir : né à Sug-Aksy (région de Süt-Xöl) en 1967. Éleveur. Son campement d’été
se trouve dans la vallée du Xüürektig. L’hiver, il habite au village de Sug-Aksy.
Xovalygmaa : voir Kuular, Xovalygmaa
YMYJ-OOL Mixail (clan Xovalyg) : chamane âgé, membre de l’association Adyg-êêren passé à
Düŋgür en 2006.
Zina, voir Sêêrin Zinaida.
591

Glossaire

Les termes du glossaire sans mention de langue sont touvas. Lorsqu’un terme
mongol est indiqué entre parenthèses « (mong.) », l’équivalent touva en est souvent,
mais pas toujours, dérivé. Nous signalons par la notation « (commun) » certains
termes touvas que l’on retrouve, aux variations phonétiques près, dans la plupart des
autres langues turques de l’Altaï-Saïan. Pour les abréviations, voir p.6.

aal (mong. ajl) : campement. Regroupe


anaa : normal. Anaa kiži, homme normal.
souvent plusieurs yourtes.
Antonyme : tuskaj « spécial ». Voir bödüün.
aas-dyl (littéralement « bouche-langue », cf.
aŋ : bête sauvage.
mong. xel-am, litt. « langue-bouche »,
« racontars ») : disputes, esclandre ; araga : alcool de lait obtenu par distillation.
racontars. aryglaaškyn : purification. Ce terme désigne
aas-kežik (littéralement « bouche-part ») : généralement la séance chamanique de
le bonheur. cure dans le jargon des chamanes
kyzyliens.
adaargal (mong. ataarxal) : envie, jalousie.
aržaan (mong. aršaan du sanscrit rasāyana) :
albys (mong. almas) : esprit séducteur.
En touva, ce mot a deux sens distincts. Il
D’ordinaire, il prend, dans les récits, une
désigne une source d’eau sacrée
forme féminine quand il apparaît aux
généralement thermale, mais aussi un
hommes et masculine quand il se montre
mélange d’eau, de lait et de brins de
aux femmes.
genévrier utilisé par les chamanes dans
albysta- : être fou, être pris de crises de leurs rituels.
folie. Voir tenek.
aza (tv. alt. ; connu chez les Turcs
aldyy : inférieur. Aldyy oran : monde anciens) : esprit malfaisant. Parfois
inférieur, pays d’Erlik. interprété comme une âme de mort non
reconduite. Se rencontre souvent en
algyš : invocation chamanique.
couple dans les collectifs aza-četker et aza-
amy (mong. am’) : souffle vital. Ce buk.
mongolisme a tendance à éclipser le terme
azar (mong. asuur’, sanscrit asura) : nom
d’origine turque équivalent, tyn. Ces deux
générique de divinité céleste. Rarement
mots sont du reste souvent couplés par
employé. Il est généralement synonyme de
les Touvas dans la paire amy-tyn.
deŋer.
592

baj (commun) : riche aussi lorsqu’ils se trouvaient dans la taïga


en campagne de chasse.
bašky (issu avec métathèse du mong. bagš.
Connu en ouïghour ancien, ce terme čaja-, jaja- (alt.), čaja- (ch.), aj-
aurait une origine chinoise, bag-ši) : (iak.) (commun) : créer. (cf. mong. zaja-
« maître, professeur ». Ce titre est donné « prédestiner, accorder »).
actuellement aux lamas et aux enseignants,
čajaačy : créateur. Titre donné dans l’Altaï-
mais, traditionnellement, il ne convient
Saïan à Kudaj/Ülgen.
pas aux chamanes. En Asie centrale, au
contraire, baksy a évincé le turc commun čajaan : facture, façon dont un être est
kam/xam. créé ; destin.

bojdus (du mong. tümên bodis « mille čajaattyngan : « qui s’est créé comme ça ;
choses ») : la nature, comme ensemble des ainsi fait ». Se dit d’un caractère inné.
choses naturelles. Cette notion littéraire čalbaryg (du verbe čalbary-, mong. zalbir-) :
ne s’emploie pas chez les nomades. prière généralement accomplie par les
bödüün kiži : homme simple, par chasseurs avant de partir en chasse.
opposition soit, en un sens social, au čat, alt. jada, jak. sata : pierre magique
fonctionnaire (darga) ou au riche (baj), soit, utilisée pour provoquer la pluie ou le beau
en un sens chamanique, au spécialiste temps.
rituel, généralement le chamane. Voir
čatka : mauvais sort, action maléfique.
anaa, karačal.
čažyg, alt. čačylgy¸ch. šačyg : geste de
buga (mong. bux) : taureau. En contexte de
projeter, semer ; rite de libation.
chasse, peut désigner un cerf maral.
čêên, alt. jeen (commun) (mong. zêê) : neveu
buk (mong. bug) : bug est l’équivalent
utérin.
mongol du turc aza. Pour les Touvas, buk
est une variété peu personnalisée de čer (commun) : la terre, le pays. Erlik čeri
mauvais esprit. Un buk peut naître d’une « le pays d’Erlik. » Voir oran.
souffrance imposée jusqu’à la mort à un četker (mong. čötgör) : variété de mauvais
animal ou d’une malédiction. Le buk est esprit. Souvent employé en paire lexicale
considéré par les Touvas comme moins aza-četker.
dangereux que l’aza. Les deux termes se
čižir (formé sur či- « manger » augmenté du
rencontrent en association dans aza-buk.
suffixe du contributif -ž-) : s’entre-
burgan (mong. burxan) : bouddha, divinité dévorer. Ce terme décrit les combats
lamaïque. Ce nom est aussi employé pour mythiques de chamanes qui s’achèvent à
désigner toute divinité sans référence au la mort de l’un des duellistes.
bouddhisme.
čuragaj (mong. zurxaj) : chiffre
bužar (mong. buzar): souillure, péché. astrologique ; astrologie.
čadyr (commun) : hutte. Habitat čurt (commun) : le campement et les
traditionnel des Touvas orientaux. Les territoires de chasse ou de pâture qui en
Touvas occidentaux en construisaient dépendent. En touva contemporain, čurt
désigne aussi le pays au sens d’État-
593

nation. Le français « yourte », dérivé de instruments ou accessoires rituels du


cette racine turque par le russe, s’applique chamane.
seulement à l’habitat des nomades (voir
dirgizider (de dirig « vivant ») : rendre
ög).
vivant, animer ou ranimer. S’emploie à
čymyrčy (tél.) : « chuchoteur », spécialiste propos des objets chamaniques.
rituel chargé de chasser les mauvais esprits
doj, alt. toj : festin, fête.
üzüt par des formules. Chez les Tofalars,
existe le symyranyr kiži « homme qui doora : adverbe signifiant « en travers ».
chuchote ». Dans le discours chamanique, le mot est
employé comme substantif pour désigner
daaj, alt. taaj (commun): oncle maternel.
par euphémisme un mal non identifié,
dagy-, dagyyr (mong. taxi-) : (verbe) mauvais esprit ou mauvais sort.
consacrer, accomplir un rituel d’offrande ;
dör, alt. tör (commun) : coin d’honneur de
(nom) ce rituel (synonyme de dagylga). Les
la yourte, face à la porte. Il se trouve
exemples les plus courants sont ot dagyyr,
traditionnellement du côté ouest.
rite au feu, xam yjaš dagyyr, rite à l’arbre
chamanique, ovaa dagyyr, rite à l’ovaa. dös (commun) : racine, fondement. Êêren-
dös ou čajaan-dös désigne parfois en touva
Dajyn dêêr : « Ciel guerrier ». Divinité
l’esprit électeur du chamane. Il peut être
céleste.
représenté sous la forme d’une petite
dalgan : farine ; farine cuite. poupée. En plus du sens de « racine », tös
désigne, dans les langues altaïennes, en
daŋgyna (mong. dagina, du sanscrit dakini) :
chor et en khakasse, des esprits
dame, princesse. Ce titre est parfois donné
protecteurs des profanes, généralement
aux esprit-maîtres des lieux conçus
des ancêtres, mais aussi les auxiliaires,
comme féminins.
humains ou non, des chamanes. Chez les
darga, pl. dargalar (mong. darga) : (époque Khakasses, les tös sont aussi les divers
sino-mandchou) chef, fonctionnaire ; supports d’esprit dans les maisons des
(URSS) fonctionnaire important, profanes.
« apparatchik ».
düŋgür, alt. tüŋür, khak. tüür : tambour de
demdek (mong. têmdêk « signe ; cachet ») : chamane.
signe, marque, parfois synonyme de
dyt : mélèze. Baj dyt, « riche mélèze », arbre
taŋma ; présage. On le rencontre aussi en
protecteur d’un groupe de parenté.
composition dans im-demdek avec les
mêmes significations. êê (commun) : maître, propriétaire. En
contexte chamanique, désigne les esprits-
deŋer (mong. tenger) : le ciel ; divinité
maîtres : tajga êêzi : « maître de
céleste.
montagne » ; sug êêzi : « maître de
dêêr (mot turc, de teŋer, digir) : le ciel. Voir rivière » ; čer êêzi « maître de lieu ». Kaj êêzi
deŋer, kudaj. (alt.) « maître du conte », désigne l’esprit
derig : équipement. Désigne souvent le protecteur des conteurs (voir kaj).
manteau chamanique. La paire lexicale êêren : esprit auxiliaire de chamane ;
derig-xereksel évoque l’ensemble des support d’esprit (voir ongon).
594

êmdik (mong. êmnêg) : non dressé. Se dit kat (commun) : couche, étage. La division
des poulains. en couches est typique du discours
chamanique.
Erlik (turco-mongol commun, de êr
« homme, mâle ») : dans la mythologie des kiži (commun) : homme, être humain.
Turcs de l’Altaï-Saïan, divinité régnant sur Voir bödüün.
le monde inférieur. Il donne la mort aux
körmös (alt.) : catégorie très générale
êtres vivants. Pour les Touvas, le grand
d’esprits qui inclut aussi bien les
khan Erlik, Erlik-lovuŋ-xaan commande à
auxiliaires du chamane que les ancêtres et
de plus petits Erlik et aux aza.
leurs représentations gardées dans les
igil : vielle généralement surmontée d’une yourtes des profanes. La mort d’un
tête de cheval (en mongol morin xuur). malade est souvent interprétée comme
une dévoration par un körmös.
ilbi (commun) (mong. ilbê) : magie, tour de
magie. kožuun (mong. xošuu) : province dans
l’administration sino-manchoue. Après la
ilbiči : magicien.
perestroïka, le nom de kožuun a
jasak (ru.) : à l’époque tsariste, tribut ou officiellement remplacé le terme de
impôt en fourrures payé par les peuples l’administration russe rajon. Les kožuun
autochtones sibériens à l’administration sont subdivisés en sum.
russe.
kuda (mong. xud) : terme réciproque
jörêêl (mong. ërööl) : bénédiction, vœu. employé par les parents d’époux. Ce
kaj/xaj (alt., ch., tél., khak.) : ce terme terme désigne aussi la fête du mariage.
désigne à la fois le conte (y compris kudaj (de l’iranien khodâ « dieu ») : en tv. le
l’épopée), un timbre particulier de la voix ciel ; en khak. divinité céleste créatrice.
sur lequel le conte est exécuté et, dans Voir Ülgen.
certains cas, l’esprit protecteur et
Kurbustu, alt. Kurbustan (mong. Xurmast, du
inspirateur des conteurs (dit aussi kaj êêzi).
nom du dieu iranien Ahura Mazdā,
kamgalal (mong. xamgaalal) : défense, Ohrmazd chez les manichéens) : divinité
protection. Dans la langue céleste. Généralement synonyme de Kudaj
contemporaine, ce terme désigne souvent et Ülgen.
les êêren reçus des chamanes par les
küš (commun) : force. En touva, kara küš :
profanes. Il n’est pas appliqué aux êêren
force noire (mauvais esprit ou, dans le
des chamanes dont la fonction dépasse la
chamanisme contemporain, mauvais sort).
simple protection.
küš-šydal : « force-puissance » propre du
kara : noir. Kara-kuš « oiseau noir » : coq spécialiste.
de bruyère.
kut (commun) : force vitale, âme, qui, à la
karačal kiži (terme apparaissant dans les différence du tyn, survit en dehors du
contes) : homme simple. Synonyme de corps, notamment après la mort. Voir
bödüün kiži. sünezin.
kargyš (du turc commun kargy-/karga- küzüŋgü (commun) : miroir de bronze
« maudire ; injurier ») : malédiction. utilisé par les chamanes le plus souvent
595

pour voir l’avenir et établir leurs esprit. Ce terme est employé dans
diagnostics. Chez les Touvas, le küzüŋgü l’ethnographie pour désigner tous les
est un êêren chamanique, donc un esprit supports d’esprits des différents peuples
auxiliaire qui se voit attribuer, en plus de sibériens.
la fonction de divination, celle de protéger
orba (commun) : battoir de tambour
le chamane ou de le porter vers les ciels.
chamanique.
Kydaj-baxsy (iak.) : esprit protecteur des
oran (mong. oron) : le pays. Erlik orany « le
forgerons chez les Iakoutes.
pays d’Erlik ». Voir čer.
mal (mong. mal) : bétail.
oran-taŋdy : « pays-montagne ». Cette paire
meŋgi (mong. mêngê) : neiges éternelles ; lexicale désigne la région vue comme un
signe astrologique. Les meŋgi de chaque vaste espace dominé par une haute
individu varient selon le nombre et la montagne protectrice. On rencontre
couleur. souvent dans les invocations chamaniques
des appels à oran-taŋym êêleri « maîtres de
naadym (mong. naadam) : fête estivale des
mon pays-montagne ».
éleveurs à Touva.
ög : yourte (de feutre ou de bois).
ovaa (mong. ovoo) : littéralement « tas ».
Désigne un montjoie ou cairn de pierres ög-büle (calque du mong. gêr bül) : famille
dans les régions de steppe et un amas de (habitants d’une yourte).
branchages dans les régions de taïga. À
öören- : apprendre, étudier.
l’époque sino-mandchoue, chaque sum
possède en principe son ovaa où ööret- : éduquer ; dresser.
l’administration organise chaque année un öršêê (mong. öršöö) : « pitié ! ». Ce mot est
rituel appelé ovaa dagyyr. Ces pratiques l’impératif du verbe öršêê- « avoir pitié ;
sont réapparues après la perestroïka. On donner merci ». On rencontre souvent
rencontre également des ovaa sur les cols dans les invocations chamaniques
importants et au pied des montagnes. Le l’expression synonyme öršêêzinde. Voir
culte des montagnes sacrées se fait par xajyrakan.
l’intermédiaire d’un ovaa. Voir dagyyr.
porča (ru.) : détérioration quelconque ;
ok [prononcé avec pharyngalisation o’’k] : mauvais sort.
flèche ; balle de fusil. Ydyk ok : variété
šagaa : nouvel an lunaire traditionnel.
d’êêren touva possédé autrefois par les
profanes et les chamanes, aujourd’hui, sagyš : pensée, conscience.
suite aux confiscations, par les chamanes sagyyzyn (de sagy- « surveiller, protéger »,
uniquement. mong. saxi-) : talisman. Dans la pratique
olča-kežik : chance à la chasse. Cette paire des chamanes touvas contemporains, il
lexicale réunit olča du mong. olz « butin » s’agit généralement d’un fil donné au
et kežik, terme turc commun désignant la client à porter au poignet.
« part », le « bonheur », de kez- « couper ». saŋ (tibétain bsang « offrande de
ongon (mong.) : artefact conçu comme le fumigation de genévrier) : bûcher rituel
support, le point d’attache matériel d’un dans lequel sont brûlés du genévrier et
596

parfois des offrandes alimentaires taŋdy : haut massif montagneux.


destinées à des esprits sollicités. Spécifiquement : le massif du Tannu-ola.
Voir oran-taŋdy.
saržag : beurre. Contraction de saryg čag
« gras jaune ». tel yjaš : arbre à deux troncs. Après
consécration (tel yjaš dagyyr) un arbre
seri : caisse de planches portée par quatre
semblable peut devenir protecteur d’une
poteaux dans laquelle les Touvas
famille.
déposaient le corps du chamane défunt
avant l’obligation des enterrement dans tenek : débile (voir albysta-).
les cimetières à l’époque soviétique.
tos karak (« neuf yeux ») : cuiller rituelle à
söök (commun) : os ; clan. neuf concavités utilisée pour les libations
(voir čažyg).
šulbus (mong. šulmas) : type de mauvais
esprit. tölge (mong.tölgö) : divination, quel qu’en
soit le procédé.
sülde (mong. süld) : type de force vitale. En
mongol, cette notion désigne la vitalité tölgeči : devin
d’un être et peut aussi renvoyer au « génie
tös : voir dös
tutélaire » d’un défunt exceptionnel
comme Gengis Khan et à son étendard töš : sternum du mouton. La viande de
(Even 1988-1989, 437-438, Heissig 1973, cette pièce est offerte aux esprits dans les
404). bûchers saŋ.

sum : subdivision de kožuun. tuskaj (mong. tusgaj) : particulier, spécial.


Antonyme : anaa.
sünezin (mong. süns) : âme. À l’époque où
Katanov rassembla son corpus, le terme tyn (commun) : souffle, vie, force vitale.
était süne. Ce mongolisme a tendance à Tous les êtres vivants en sont supposés
éclipser en touva le turc commun kut. porteurs. Contrairement au kut, sa
disparition entraîne la mort immédiate de
sus : force vitale, vigueur.
l’être. Tv. tyny uštur « déchirer le souffle »
šydal (de šyda- pouvoir) : puissance, signifie « mourir ». À la différence du
capacité. sünezin, le tyn est mortel (tv. ölür tyn « tyn
mortel »). Il arrive pourtant que tyn soit
šyn : exact, vrai ; vérité ; vraiment,
employé comme synonyme de sünezin.
correctement. Le « vrai chamane » (šyn
Voir amy.
xam) « parle vrai » (šyn čugaalaar). Šyn est le
nom de l’organe du parti révolutionnaire taŋma (commun) (mong. tamga) : marque
touva, le premier journal en langue touva, sur le bétail.
créé en 1930. Il demeure aujourd’hui
uk (commun) : origine ; espèce, genre ;
l’instrument de propagande du
groupe de filiation. Dans le contexte
gouvernement.
chamanique touva, uk désigne aussi bien
tajga (commun) : montagne boisée ; forêt l’ancestralité que la qualité, l’essence de
de cette montagne. chamane. Dire d’un chamane qu’il n’a pas
d’uk (uk čok xam) peut donc signifier soit
qu’il n’a pas d’ancêtres chamanes (et qu’il
597

a acquis la qualité de chamane par l’action xaraača (fermeture supérieure de la yourte)


d’un esprit non ancestral), soit qu’il n’a et xaar (xag-) (« fermer ») sont des notions
pas d’essence chamanique, autrement dit intimement liées.
qu’il est un imposteur. Chez les Touvas,
xaj : voir kaj
l’essence uk est censée se manifester dans
une catégorie, tel dêêr uk « essence xajyrakan (mong. xajrxan) : bienveillant.
céleste » ou čer uk « essence terrestre ». La Voir p. 272 n. 220.
catégorie dans laquelle s’inscrit l’essence xam, alt. ch. khak. tél. kam (commun) :
d’un chamane ne dépend pas chamane.
nécessairement de celle de ses ancêtres.
xam yjaš : arbre chamanique.
uktug (adjectif dérivé de uk) : porteur d’uk,
xaragan : acacia. Utilisé dans certains
c’est-à-dire « héréditaire » ou
rituels pour chasser les forces mauvaises.
« authentique ».
Des branches de xaragan sont souvent
ulus (mong. uls) : le peuple ; les gens. suspendues au seuil des maisons touvas
us (commun), iak. uus : artisan; forgeron. afin d’empêcher le mal d’entrer.

udagan (mong. udgan) : femme chamane. xolbaa (mong. xolboo) : lien. Lors de
L’emploi de ce terme est rare en touva l’animation d’un êêren domestique, le
sauf dans les régions mongolisées au Sud chamane kyzylien crée un lien (xolbaštyrar)
du Tannu-ola. Généralement xam est entre l’objet et les esprits-maîtres du lieu
appliqué indifféremment aux chamanes de naissance de son client.
hommes et femmes. xöömej (mong. xöömij) : type de chant
uža : queue grasse du mouton. Elle est diphonique.
offerte aux esprits dans les bûcher saŋ. xuvaanak : procédé de divination avec des
Ülgen (alt., ch., tél.) : divinité céleste cailloux, généralement issus du gésier d’un
créatrice des peuples de l’Altaï. Chez les coq de bruyère ou trouvés sur les rives
chasseurs, Ülgen est donneur de gibier. d’une rivière.
On distingue parfois un Ülgen principal xuvaanakčy : spécialiste pratiquant le
(Baj-Ülgen « riche Ülgen ») et de xuvaanak.
nombreux Ülgen inférieurs. Ülgen
xürêê (mong. xürêê, « cercle ») : temple
correspond au Kudaj des peuples du Saïan
bouddhique.
(Khakasses et Touvas).
xüreš : lutte sportive traditionnelle.
üstüü : supérieur.
zajsan (ru.), jajzaŋ (alt.) : titre d’origine
üzüt (alt., ch., tél.) : mauvais esprit,
chinoise (czaj-sjan) répandu dans l’empire
généralement une âme de mort non
mongol. Ce nom a été utilisé par les
reconduite.
Altaïens du Sud au sein de l’empire russe
xaača : protection magique du foyer. pour désigner leurs sept principaux chefs,
Lorsque le xaača est supposé ouvert, un responsables du rassemblement de l’impôt
chamane doit accomplir un rituel pour le payé aux Russes (jasak) et de la justice.
fermer (xaača xaar « fermer le xaača »).
Selon l’étymologie populaire touva, xaača,
598

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Grač, Aleksandr. Čonnuŋ čančyldary artar užurlug (« Les coutumes du peuple doivent
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Šülüt, B. Ulus mölčüürünüŋ argazy-dyr (« Un mode d’exploitation du peuple ») Šyn du 11


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Ondar, Čaŋ-ool. Ovaa dagylgazy (« Un rite à l’ovaa »), Leninči oruk du 4 juillet 1992.

Xovalyg, Vladimir. Meni čop « ak xam » dêêril ? (« Pourquoi me dit-on ‘chamane blanc’ »),
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pravda du 24 octobre 1954.

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Ojun, Aj-Čürek. Paršivaja ovca v stade, Urjanxaj du 27 avril 2006.


624

Table des figures

Figure 1. Carte générale des peuples autochtones de Sibérie. Études mongoles et sibériennes
(n°22-23, 131).............................................................................................................................20
Figure 2. Populations turques de l’Altaï-Saïan. ...............................................................................21
Figure 3. Séance de cure chamanique chez les Khakasses. 1939 .................................................23
Figure 4. Hutte dans l’Altaï du Sud (čadyr). XXe siècle, Potapov 1953, 294.. ..............................24
Figure 5. Couple de Télenghites devant une yourte de feutre. Potapov 1953...........................24
Figure 6. Jeune Altaïenne. Musée de Novossibirsk........................................................................24
Figure 7. Famille chore devant une yourte de bois.. ......................................................................26
Figure 8. Chors aisés en costume de ville. .......................................................................................26
Figure 9. Chamane chez lesTchelkanes............................................................................................26
Figure 10. La république de Touva dans la carte administrative de la Fédération de Russie. .30
Figure 11. La république de Touva et ses régions (kožuun en touva, rajon en russe). ...............30
Figure 12. Dans la yourte de Nikolaj Kyrgys. Région d’Êrzin, 2002. .........................................32
Figure 13. Le campement d’Aleksandr Salčak. Région de Möŋgün-Tajga, 2002. .....................32
Figure 14. Baptême orthodoxe chez les Tofalars au début du XXe siècle...................................34
Figure 15. Vue de Kyzyl, capitale de la république de Touva. .....................................................36
Figure 16. Amir (à gauche) préparant un mouton avec son cousin dans leur campement d’été
(Süt-Xöl, 2006)...........................................................................................................................37
Figure 17. Êreksen Boranak dans sa maison à Kaa-Xem près de Kyzyl (2006)........................37
Figure 18. Xovalygmaa Kuular dans sa province natale de Süt-Xöl (2006)..............................38
Figure 19. « Le discours du camarade Staline » publié en première page du journal Šyn (« La
vérité ») en alphabet touva latin (8 janvier 1938)..................................................................48
Figure 20. Une chorégraphie touva contemporaine à Kyzyl lors des Rencontres
internationales de la jeunesse d’Asie et du Pacifique (2006)...............................................62
Figure 21. Publicité à Kyzyl pour la projection d’un « film éducatif » : « La réincarnation.
Faits scientifiques, écritures saintes, expérience de témoins. » (2006). .............................62
Figure 22. Chamanes autrichiens participant à une cérémonie collective à Tos-Dêêr. Août
2003..............................................................................................................................................78
Figure 23. Le local de la société Adyg-êêren, rue Ouvrière en 2003...............................................81
Figure 24. Généalogie du chamane altaïen Taštan (d’après Anoxin 1924, 124-125). (En rouge
les chamanes)............................................................................................................................102
Figure 25. Système de consanguinité touva ancien. Le genre d’ego est indifférent................108
Figure 26. Les termes d’affinité. Les germains aînés du conjoint sont à gauche, les cadets à
droite..........................................................................................................................................112
Figure 27. Termes désignant les affins de consanguins...............................................................113
Figure 28. Femmes du Xemčik en 1903-1904. Cliché de F. Kon (1934, 130).........................127
625

Figure 29. Tüŋgürček, représentation d’ancêtre chamane. Altaïens de la région du Bij. 18 x 16


cm. RÊM, n° 8761-8166 (Gursman dir. 2006, 142)...........................................................133
Figure 30. Tüŋgürček altaïen. 22 x 24 cm. Musée du Quai Branly, n° 71.1966.46.129.............133
Figure 31. Burjat-ongon. Représentation d’un esprit « bouriate » dans une yourte touva de
l’Altaï mongol...........................................................................................................................134
Figure 32. Transfert asymétrique régulier des femmes et des esprits........................................135
Figure 33. Patte d’ours attachée au lit de la yourte de Kargan. Sukpak, région de Kyzyl. .....136
Figure 34. Êmeglečin touva et son étui. Potanin 1883, planche 14, fig. 70 et 71. ......................137
Figure 35.Vue d’une yourte kalmouke avec à gauche deux emegelčin. Pallas 1776-1801, I, pl. 7.
....................................................................................................................................................137
Figure 36. En rouge le transfert des esprits féminins, en bleu la filiation patrilinéaire. .........140
Figure 37. La transmission de la qualité chamanique chez la chamane Xovalygmaa. ............141
Figure 38. Fête de la première coupe de cheveux d’une petite fille à Kyzyl en 2006. C’est un
maternel qui donne le premier coup de ciseaux. ................................................................145
Figure 39. Kara-ool montre son certificat de « Grand chamane » (Ulug Xam) remis par
Kenin-Lopsan. Kyzyl, 2003. ..................................................................................................177
Figure 40. Zina, les pierres de son xuvaanak en main, fait le geste de symyranyr (Têêli, 2006).
....................................................................................................................................................182
Figure 41. Le xuvaanak de Zina. .....................................................................................................182
Figure 42. Tombe du chamane Sergej le jour de ses funérailles (avril 2006). ..........................204
Figure 43. Un ancien arbre chamanique « désaffecté ». Région de Süt-Xöl.............................210
Figure 44. Arbre chamanique (xam yjaš) photographié en 1903-1904 (Kon 1934, 80)...........210
Figure 45. Généalogie du chamane Aleksej Šulbaev et du chamane Mitri. Les chamanes sont
marqués en rouge.....................................................................................................................233
Figure 46. Tambour de la chamane Xovalygmaa Kuular. 2006. ................................................254
Figure 47. Kara-ool et son tambour-loup à manche anthropomorphe. 2003. ........................256
Figure 48. Reconstitution d'un cheval de Pazyryk. Rudenko 1953............................................265
Figure 49. Représentations touvas d’ancêtres chamanes (xam êêren). ........................................268
Figure 50. « C’est ma grand-mère. » Kara-ool en 2003................................................................269
Figure 51. Kara-ool entouré de ses êêren en 2006. ......................................................................269
Figure 52. Kara-ool anime son nouveau tambour........................................................................272
Figure 53. Kara-ool attache des rubans à son nouveau tambour. .............................................272
Figure 54.Neuf fléchettes de fer attachées à un morceau de peau sur le dos du costume du
chamane Jurij Ooržak. ............................................................................................................280
Figure 55. Coiffe que le chamane Sergej Tumat porte avec son costume................................282
Figure 56. Coiffe simple que Sergej porte sans costume.............................................................282
Figure 57. Le chamane Jurij Ooržak avec sa coiffe ornée d’un visage (2006). ........................282
Figure 58.Oeil sur le manteau du chamane Jurij Ooržak ............................................................282
Figure 59. Chamane tožu, photographié en 1903 par Felix Kohn (détail). RÊM, Gurman
2006, 113...................................................................................................................................283
Figure 60. Femme chamane télenghite, photographiée en 1924 par Rudenko. RÊM,
Gursman 2006, 32. ..................................................................................................................283
Figure 61. Le chamane Šoončur Sojan. Photographie publiée dans Vajnštejn 1969, 41. ......283
626

Figure 62. Chamane touva. Début du XXe siècle. Musée d’anthropologie et d’ethnographie de
Saint-Pétersbourg (Nioradze 1925, fig.14).. ........................................................................286
Figure 63. Chamane tofalar. 1911. Musée d’ethnographie des peuples de la Fédération de
Russie, Saint-Pétersbourg (Gurman 2006) ..........................................................................286
Figure 64. Le costume chamanique de Šoončur Sojan. Musée national touva, Kyzyl Van
Alphen dir. 1997 n°36, 39, 41................................................................................................286
Figure 65. La relation dyadique aux esprits avant l’investiture...................................................290
Figure 66. Le dispositif relationnel mis en place par le rite d’investiture. ................................290
Figure 67. Patte de cerf maral suspendue par Sergej Sat près de son campement (région de
Süt-Xöl).....................................................................................................................................296
Figure 68. La chamane Alesja Saarlyn montre le trou ménagé au niveau de l’aisselle dans son
costume. ....................................................................................................................................305
Figure 69. La circulation d’énergie à un étage selon Svetlana.....................................................307
Figure 70. La circulation étagée des forces selon Êreksen..........................................................309
Figure 71. Homme jouant Koča-kan chez les Chors, vallée du Mras, ulus Ust’-Kobyrzu....313
Figure 72. La coiffe de Xovalygmaa est ornée d’une plaque métallique figurant une tête de
loup. ...........................................................................................................................................333
Figure 73. Pierre en forme de tête de loup, un « cadeau » des maîtres de la taïga...................333
Figure 74. Bande dorsale avec ornementation classique. Touva ou Tofalar. Musée du Quai
Branly. Beffa et Delaby 1999, 72, fig. 18 d. .........................................................................338
Figure 75. Bande dorsale avec ornementation originale. Élément collecté par F. Kon chez les
Tožu en 1903-1904. Musée ethnographique russe n° 650-42. Gursman 2006, 264.....338
Figure 76. Un crâne d’ours d’une taille exceptionnelle. 2003.....................................................339
Figure 77. Kara-ool caressant son adyg-êêren. 2003........................................................................339
Figure 78. Ydyk ok « flèche sacrée » ancienne. 2003 ....................................................................340
Figure 79. Saaskan êêren, la pie. 2003...............................................................................................340
Figure 80. Tête sculptée laissée par un client. 2003 .....................................................................340
Figure 81. « Petit êêren » avec griffes d’ours patte de coq de bruyère, et petit küzüŋgü. ..........342
Figure 82. Coquille d’escargot. ........................................................................................................342
Figure 83. Les cailloux xuvaanak de Sergej. ...................................................................................342
Figure 84. Patte d’ours......................................................................................................................342
Figure 85. Cloche...............................................................................................................................342
Figure 86. Tarentule. .........................................................................................................................343
Figure 87. Défense de sanglier.........................................................................................................343
Figure 88. Ydyk ok « flèche sacrée » fabriquée par Sergej............................................................343
Figure 89. Motifs sur un tissu accompagnant un flèche ydyk ok ancienne. ..............................343
Figure 90. Le dos du manteau de Sergej ........................................................................................343
Figure 91. Un serpent de plastique sur la manche du manteau..................................................343
Figure 92. Corbeau sur l’épaule du manteau. ................................................................................344
Figure 93. Une cloche russe sur le dos d’un costume chamanique khakasse. Musée de
Minoussinsk, n° 3164. Butanaev 2006, cahier central........................................................347
Figure 94. Photographie de F. Kohn, 1903-1904. RÊM, n° 1134-142. Gursman dir. 2006, 83.
....................................................................................................................................................347
627

Figure 95. Photographie de F. Kohn, 1903 (détail). RÊM n°1134-147. Gursman dir. 2006,
293..............................................................................................................................................347
Figure 96. Coiffe du chamane Gennadyj. En bas à droite, une pièce commémorant les jeux
olympiques................................................................................................................................348
Figure 97. La même coiffe vue de face. On reconnaît un visage...............................................348
Figure 98. Coiffe chamanique touva collectée par Felix Kohn en 1904...................................350
Figure 99. Kara-ool vraisemblablement en 2001 .........................................................................352
Figure 100. Le même en 2003. ........................................................................................................352
Figure 101. Kara-ool en 2006. .........................................................................................................352
Figure 102. Cercle de verre utilisé par Olesija dans sa thérapie .................................................354
Figure 103. Modèle de clystère (klizma) utilisé par Olesija..........................................................354
Figure 104. Pendeloques métalliques de costume de chamane iakoute. Jochelson 1933, 110,
fig. 5 a-c.....................................................................................................................................369
Figure 105. Bélier portant un xög.Vajnštejn 1972, 38, fig. 2. ......................................................380
Figure 106. Après l’enterrement, on dépose alcool et nourriture sur la tombe.......................383
Figure 107. Le chamane Kara-ool dispose de la nourriture sur le bûcher (saŋ).......................392
Figure 108. Il verse de l’alcool (araga) dans le feu tout en s’adressant au défunt.....................392
Figure 109. Schéma du rituel du 49e jour.......................................................................................393
Figure 110. La vallée de l’Üstüü Iškin à gauche............................................................................405
Figure 111. Yourtes de bois de la vallée du Xüürektig. ...............................................................406
Figure 112. Mur à droite de la porte de la yourte de Tolja dans la vallée du Xüürektig. .......406
Figure 113. Êêen sur le mur à gauche de la porte..........................................................................406
Figure 114. Tolja façonne une figurine de pâte. ...........................................................................411
Figure 115. La chamane Xovalygmaa et son patient Tolja. ........................................................411
Figure 116. Tajylga avec peau de cheval sacrifié chez les Altaïens du Nord. Gluxov 1926, 100,
fig. 4. ..........................................................................................................................................425
Figure 117 Cuiller rituelle Tos karak (neuf yeux). Œuvre d’un artisan de Kyzyl. ....................427
Figure 118. Un femme nourrit le feu de lait. Ijime, région Čöön-Xemšik, 2006. ..................427
Figure 119. Un ovaa à Tere-Xöl. Région d’Êrzin, Touva, 2002..................................................427
Figure 120. Rite de consécration de « riche mélèze » (baj-dyt dagyyr). Xüürektig 2006. ...........428
Figure 121. À la fin du rite, l’assistance attache des rubans à l’arbre.........................................428
Figure 122. Bivouac de chasseurs chors avec un joueur de vielle..............................................448
Figure 123. La forge chez les Kalmouks, Pallas 1776-1801, I, pl. 5.. ........................................454
Figure 124. Zina, 66 ans, čattyg kiži, son neveu Viktor et sa petite-fille. 2006..........................459
Figure 125. Carte de la plaine de Têêli-Šolu..................................................................................462
Figure 126. Les variables de l’échange et de la filiation dans les compétences spéciales. ......479
Figure 127. Un chamane chez les Touvas. Cliché de F. Kohn, 1903. RÊM (n° 1134-143).
Gursman dir. 2006, 95. ...........................................................................................................486
Figure 128. Ongon bouriate. ..............................................................................................................490
Figure 129. Ongon bouriate Naxuraj................................................................................................490
Figure 130. Le chamane Kara-ool fumige son tambour à manche anthropomorphe............491
Figure 131. Poupée kiži-êêren suspendue sur le même tambour.................................................491
Figure 132. Représentation du chamane sur sa monture Kamnyŋ tyn burazy.............................491
628

Figure 133.Figures peintes sur la membrane d’un tambour altaïen. Anoxin 1924, 54 fig. 56.
....................................................................................................................................................492
Figure 134. Manche de tambour altaïen à double tête. Anoxin 1924, 53, fig.49. ....................492
Figure 135. La chamane Ljudmila Kara-oolovna trempe un fil dans le lait pour l’« animer »
avant de l’attacher au poignet de sa cliente allongée..........................................................547
Figure 136. Dončun-Ool coupe le fil qui relie sa patiente au kiži-êêren de son tambour........548
Figure 137. Le circuit du sort...........................................................................................................549
Figure 138. Réseau symbolique et social du chamane .................................................................550
Figure 139. Le type d’êêren domestique le plus répandu à Touva aujourd’hui. ........................552
Figure 140. Un êêren fait par Xovalygmaa suspendu au mur d’une yourte de bois dans la vallée
du haut Üstüü Iškin.................................................................................................................553
Figure 141. Un êêren personnel de Xovalygmaa. ...........................................................................553
Figure 142. Un êêren fait par Kombu-xam au pare-brise d’un habitant de Sug-Aksy. ............554
Figure 143. Un êêren de Kombu-xam sur le mur d’un magasin de Sug-Aksy (Süt-Xöl kožuun).
....................................................................................................................................................554
Figure 144. Vente de talismans bouddhiques et feng-shui à Kyzyl. .............................................560
Figure 145. Image-talisman du bodhisattva Vajrapani ................................................................560
Figure 146. Système touva contemporain des termes de consanguinité relevé dans la région
de Süt-Xöl.................................................................................................................................572
629

Table des matières

INTRODUCTION 7
I. Plan 11
II. Enquête et méthode. 13
III. Sources 15
A. Sources concernant le chamanisme des peuples turcs de Sibérie
méridionale. 15
B. Sources concernant les Touvas 16
IV. Un domaine : les peuples turcs de l’Altaï-Saïan. 19
A. Géographie 19
B. Populations 22
C. La population touva 30
V. Principaux informateurs 37

CHAPITRE I. HISTORIQUE DE LA SITUATION RELIGIEUSE À TOUVA 41


I. Des échanges historiques nombreux 41
A. Dominations turques et mongoles 41
B. Sous l’empire sino-mandchou (1755-1911) 43
II. Chamanisme et religion à Touva pendant la période soviétique 44
A. Dans la mouvance russe 44
B. Le temps de la terreur 45
C. Politique religieuse : des « survivances » indéracinables (1946-1980) 48
D. L’âge du folklore : la culture comme phénomène visible. 51
III. L’entrée dans une nouvelle ère 55
A. Des survivances qui renaissent 55
B. La restauration du nouvel an šagaa 58
C. L’exemple des bouddhistes 60
D. Un conflit interethnique ? 62
E. « Êkstrasensy de Touva, unissez-vous ! » L’apparition d’un ésotérisme
savant. 64

CHAPITRE II. KYZYL, CAPITALE DU CHAMANISME 67


I. Reconstruire le chamanisme par en haut 67
A. Le choix de la forme 69
B. La personne de Kenin-Lopsan 73
630

C. Les chamanes, leurs ethnologues et leurs touristes 74


II. Les sociétés chamaniques touvas 76
A. Tos-Dêêr (les Neuf Ciels) 76
B. Düŋgür (le Tambour chamanique) 78
C. Adyg-Êêren (l’Esprit-Ours) 79
D. Cadre standardisé, contenu original 81
E. Chamanes en province 82
III. Un clergé chamanique ? 84
A. Une école prophétique iakoute : le choix du fond 85
B. L’impossible unité 88

CHAPITRE III. DEVENIR PRÉDESTINÉ 89


I. Une qualité qui ne s’apprend pas 89
II. Qu’est-ce qu’une représentation essentialiste d’une catégorie
sociale ? 92
III. La catégorie touva des chamanes est-elle un cas d’essentialisme
social ? 95
A. Des traits visibles ordinaires ni nécessaires ni suffisants 95
B. Une notion explicite proche 96
C. Absence de rite d’initiation 97
D. Aspects naturels de l’ « essence » chamanique 99
E. Un statut héréditaire 100
F. Une transmission cognatique de la qualité 101
G. Le modèle de la maladie héréditaire 105

CHAPITRE IV. LA CONCURRENCE DES HÉRITAGES 107


I. La terminologie touva ancienne 107
A. Termes de consanguinité 108
B. Termes d’affinité 112
II. Règles de filiation et d’alliance 114
A. La conception, les substances paternelle et maternelle 114
B. Le principe patrilinéaire 116
C. Du clan au territoire 116
D. Le sens politique de l’exogamie 117
E. Règles d’alliance 120
F. Un système de préférences et non de prescription 122
G. Un accord de lignages 123
H. Le maintien de l’alliance : sororat, lévirat, polygynie sororale 123
I. Les alliances de clan 124
J. Des cas isolés d’échange symétrique 125
631

III. La femme 127


A. La question du statut de la femme 127
B. Liberté sexuelle et mariages arrangés 129
C. La compensation matrimoniale 129
D. La dot 130
E. Aspects matrilinéaires au sein du système ancien 142
IV. L’oncle maternel 144
A. La première coupe de cheveux 144
B. Un rite dans le mariage : askak kadaj 146
C. Le cliché de l’héritage matrilatéral 148

CHAPITRE V. NATURE, RELATIONS, NATURE RELATIONNELLE 151


I. La notion de nature chez les Touvas 152
II. L’objection relationnaliste 155
A. La relation réduite à une propriété chez Boyer 155
B. L’identité précède la relation. 156
III. Troisième objection : la diversité des chamanes 159
IV. L’essentialisme en pratique : vrais et faux chamanes 162
A. Une insécurité cognitive originelle 163
B. Mythes du premier chamane : la puissance chamanique à l’épreuve du
pouvoir politique 165
C. Faux chamanes : le doute 171
D. Stratégies des clients 173
E. Stratégies des chamanes : impliquer le client 177
V. Les marques d’un destin 185
A. Un singulier corps d’enfant 186
B. L’entrée en relation 193
VI. Le théâtre des esprits 198
A. « L’esprit écrase » 198
B. Soumis à la contrainte des esprits 199
C. Le dépècement en rêve 200
VII. Le chamane « ainsi fait » 205
A. La notion de čajaan 205
B. Un ancêtre électeur 211
C. Le créationnisme est-il un perspectivisme ? 214
D. Écarter la vocation ? 218
VIII. Hasard et relation 219
A. Chamanes non héréditaires (uk čok xamnar) 220
B. Rencontres fortuites 221
C. La relation amoureuse 222
632

IX. L’articulation des schèmes essentialiste et relationnel 237


A. Esquisse d’une comparaison : nature et muse chez les Grecs 237
B. Les deux niveaux d’action du hasard 239

CHAPITRE VI. ÉQUIPER LE NATUREL 245


I. Les attributs du chamane : transformer un talent inné en un statut 245
A. L’apprentissage : de la passion à l’action 248
II. Équiper le naturel 249
A. Le monde sauvage 249
B. L’épopée touva : mériter son héritage 250
C. Le héros domestiqué 250
III. Le tambour : apprivoiser en hybridant 254
A. Une peau d’animal sauvage (ou presque) 257
B. L’animation 259
C. Une ambiguïté maintenue 263
IV. L’apprivoisement du chamane 265
A. Socialiser un corps sauvage 265
B. Le dédoublement des esprits 267
C. Un rite d’animation contemporain : au service de son peuple 271
D. D’une relation dyadique à une relation triadique 275
E. Le mariage avec le tambour 277
V. Le costume 278
A. Un corps dédoublé 281
B. La création de la discontinuité 288
C. L’analyse rituelle 289

CHAPITRE VII. LES CORPS CONDUCTEURS 291


I. Un corps puissant 291
A. La force du chamane 292
B. Les exploits du corps pénétrable 293
II. La physique des forces et des offrandes 295
A. Un monde de dévoration 295
B. Le chamane dévorateur 298
C. Combats de chamanes et meurtres symboliques 301
D. Tirer les esprits à soi 303
E. Un corps conducteur 304

CHAPITRE VIII. L’ORIGINALITÉ DU CHAMANE 315


I. Conflits dans les sociétés chamaniques 316
633

II. Les catégories d’essences uk 329


III. Des hommes sans pareil 334
A. Une beauté d’exception 335
B. Un attirail original 336
C. Originalités dans la pratique chamanique 353
D. Le paradoxe de l’originalité 355
E. De l’interprétation comme type d’action 365

CHAPITRE IX. LE CONTEXTE RITUEL 377


I. Gestes et objets contre-intuitifs 377
II. Rites funéraires 381
A. L’enterrement 381
B. Reconduire l’âme 383
III. Un cas d’âme disparue 400
A. L’impérieuse volonté des esprits 400
B. Une casquette oubliée 407
C. Une interprétation multicausale 411
IV. Le dispositif rituel et ses dédoublements 413
A. Dédoublements à modalités variables 413
B. Le malade décomposé et recomposé 415
C. Objectiver le mal et le séparer de la conscience. 420
D. Des rituels à identifications individuelle, politique et familiale 422

CHAPITRE X. ÉCONOMIE DES COMPÉTENCES MAGIQUES 429


I. Pouvoir et puissance au village 430
II. Faiblesse et cécité des gens simples 434
A. Les spécialités ordinaires. 434
B. Ontologie de l’homme sans qualité 434
III. Les chasseurs, une relation passive 437
A. La relation indirecte : prières de chasseurs (čalbaryg) 437
B. La relation directe du chasseur aux esprits : alliance et chance 439
IV. Les voyants : la vision impuissante 443
V. Les spécialistes rituels : une puissance aveugle 444
A. Magicien : la puissance égoïste 445
B. Le conteur 445
C. Le forgeron 451
D. La pierre à pluie čat/jada et son porteur 458
VI. Économie des compétences spéciales 478
634

A. Échange et filiation 479


B. Action causale et interaction sociale 480
C. Un système différentiel 484
VII. Le chamane : perception et interaction 486
A. Un pseudo-dialecte 487
B. Monisme des simples, dualisme des chamanes. 489
C. Le redoublement matérialisé 490

CHAPITRE XI. L’ÂGE DES SORTS 493


I. La sorcellerie glorieuse de chamanes 494
II. Une explosion contemporaine 496
A. Science et sorcellerie 497
B. Les sorts à la campagne 502
C. Une sorcellerie structurale 514
D. Les sorts en ville 515
III. L’action rituelle : dédoubler pour repousser 528
A. La belle-mère tueuse 529
B. La découverte du sort : l’accusation négociée 536
IV. Soigner la victime du sort 544
A. Prendre en charge le dédoublement 544
B. Nœuds, rets matériels et réseaux sociaux 550
V. Le rite du sort : une intrusion, attaque 556
VI. Crépuscule des esprits et nouvelles figures de l’infortune 559
A. Des chamanes noirs 563
B. La puissance nouvelle des femmes 566
VII. Vers une société matrilinéaire ? 569
A. Apparition d’une affiliation matrilinéaire 569
B. Évolutions terminologiques 570
C. Les « anciennes » remplacent les « anciens » dans les rituels dagyyr 573
D. « La fin du servage des femmes » 574
E. Le grand déclin des hommes 576
CONCLUSION 581
Liste des informateurs 589
Glossaire 591
Bibliographie 598
Table des figures 624
Table des matières 629
635
636

LES CORPS CONDUCTEURS


Enquête sur les représentations du statut et de l’action rituelle des chamanes
chez les Turcs de Sibérie méridionale à partir de l’exemple touva.

Résumé : Chez les peuples turcophones de Sibérie méridionale, le monopole des


chamanes sur de nombreuses actions rituelles fait que l’on parle de « chamanisme
professionnel » par opposition au « chamanisme familial » connu dans d’autres
régions. Cette thèse a pour objet l’étude des fondements anthropologiques de
l’autorité des chamanes de ces populations à partir de l’exemple touva. On examine
d’abord les tentatives corporatistes apparues après la chute du régime soviétique et
les raisons de leur échec. En l’absence d’organisation institutionnelle légitimant
traditionnellement leur position, on cherche à définir les principes schématiques des
représentations concernant les chamanes, l’origine de leurs pouvoirs, la nature de leur
qualité et ses modes d’acquisition. L’examen de la question de l’héritage, replacée
dans le contexte du système ancien des relations de parenté et d’alliance chez les
Touvas, permet de faire ressortir les spécificités de la descendance chamanique. Le
modèle essentialiste et naturaliste qui se dégage des récits d’accès à la fonction de
chamane est relayé par l’idée d’une socialisation du talent inné grâce à l’acquisition
des accessoires rituels. L’examen des registres de discours et des dispositifs rituels fait
ressortir un système logique de relations entre les compétences des spécialistes et la
position négative de l’« homme simple ». Ces principes sont aujourd’hui remis en
cause à Touva par l’apparition de scénarios interprétatifs nouveaux liés à la
sorcellerie.
Cette étude s’appuie sur plusieurs enquêtes de terrain chez les Touvas ainsi que sur
un vaste ensemble de sources surtout russophones remontant au XVIIIe siècle.

Mots-clés : chamanisme, Touva, Altaï, peuples turcophones, Sibérie, sorcellerie,


culture matérielle, rituels, spécialistes, essentialisme social, systèmes de parenté,
anthropologie religieuse.

Indications bibliographiques : 1 volume, 636 pages, 146 figures, 380 références


bibliographiques.

Laboratoire de rattachement :
Groupe sociétés, religions, laïcité. G.S.R.L. - UMR 8582. EPHE-CNRS
Site Pouchet 59-61, rue Pouchet 75849 Paris cedex 17

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