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Tout non-travail mérite salaire
VITTORIO DE FILIPPIS 16 AUT 2015A 1855,
Extrait des séries du photographe Alain Bernardin, eLes Allongés, dans limprimerie Yvert & Amiens. (Photo Alain Bears
anatyse L’idée du revenu universel refait surface dans
plusieurs pays comme une réponse au chémage de masse,
mais aussi comme philosophie de vie.
Un revenu d’existence versé a tous, sans conditions ni contreparties ? L'idée n'est pas neuve.
Elle date du XVIII" siécle. Mais dans des sociétés contemporaines frappées par un sous-emploi
permanent, elle fait son grand retour. Un peu partout en Europe, et sous diverses appellations
Saeed
ts 1264A96 ss DEINBIDOIS.Tout non-travail mérite salaire - Libération Page 2 sur 4
(allocation universelle, revenu d’existence, revenu social garanti...), des pays se disent préts &
expérimenter un nouveau pacte social, dont 'une des premigres étapes serait celle @un revenu
de base. En Espagne, Podemos (gauche radicale) I’ inscrit sur la plateforme de son
programme électoral. Aux Pays-Bas, la ville d’Utrecht est sur le point d’expérimenter un
systéme d'allocation universelle (lire ci-contre) : les résultats de Vétude seront déterminants
pour juger du comportement (passivité, responsabilité...) des 250 bénéficiaires. En Suisse, une
initiative populaire qui a recueilli plus de 100 000 signatures donnera lieu, avant la fin de
Vannée, a un référendum, En Finlande, la récente victoire du Parti du centre a amené au
pouvoir une formation (en coalition avec le mouvement d'extréme droite des Vrais Finlandais)
dont le programme prévoit, lui aussi, une expérimentation d’un revenu de base. Méme le
Brésil Ia inscrit dans sa Constitution, mais comme un idéal a atteindre.
Le revenu de base est, selon ses promoteurs, bien plus qu'une assistance sociale. Cette
allocation universelle reviendrait & accorder & tout citoyen, de maniére inconditionnelle, qu'il
travaille ou non et quels que soient ses revenus, une part de la richesse nationale eréée par la
collectivité, La paternité de ce mécanisme de redistribution revient en fait & Thomas Paine, & la
fin du XVII sidcle, Militant pour l'indépendance des colonies britanniques d’Amérique du
Nord, cet Anglais devenu Américain, qui fut aussi député de la Convention en France, plaide
pour un plan «capable d’améliorer la situation générale de tous les hommes».
Llargumentaire de Paine est fondé sur une critique de la propriété fonciére. Pour lui, tous les
hommes détiennent «un droit naturel sur la terre». En clair, nous devons une partie de notre
richesse personnelle aux gigantesques efforts d’accumulation des savoirs, des équipements
dinfrastructures légués par les générations précédentes. Il est done normal qu’une part des
revenus individuels issus de cette société, et non uniquement des talents de chacun, soit
redistribuée. Pour compenser l’appropriation de la terre par quelques-uns, Paine préconise
alors de prélever un impét sur les successions au sein des familles de propriétaires terriens.
Cette justice agraire rendrait les héritiers moins riches quand les autres seraient moins
pauvres.
VERS LA FIN DU CAPITALISME
Plus de deux siécles plus tard, Vidée navigue entre les courants de pensée et traverse
allégrement les frontidres idéologiques et géopolitiques. Keynésiens, libéraux, ultralibéraux,
écologistes, anarchistes, libertariens, philosophes, 'idée ne manque pas de supporteurs de
renom ; Martin Luther King, André Gorz ou encore les Prix Nobel d’économie Milton
Friedman, James Tobin, Paul Samuelson ou Amartya Sen. Pour n'en citer que quelques-uns. TL
existe, en fait, presque autant de formules que d’économistes, Certains y voient le début de la
fin du capitalisme. D’autres, un nouveau chemin vers la socialisation des revenus ou la fin de
Paliénation par le travail. D’autres encore, imaginent une société post-travail, celle du temps
libéré, Ce droit inconditionnel a un revenu de base permettrait d’exercer ce que le philosophe
politique John Rawls appelait les libertés fondamentales (éducation, culture, logement, santé,
sécurité). Malgré la disparité des courants politiques, les points de convergence sont
nombreux.
Ainsi, un revenu d’existence serait un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec
autres revenus, distribué par une communauté politique (un pays) 4 tous ses membres, de la
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naissance a la mort, sur une base individuelle, sans contréle des ressources ni exigence de
contrepartie, «Un revenu de base non pas pour exister, mais simplement parce qu’on existe»,
martélent ses avocats. Et qui permettrait enfin de défaire Yemprise de 'emploi salarié sur la
protection ou Pintégration sociales. De quoi mettre un terme au dualisme qui clive les sociétés
entre, d’un c6té, ceux qui ont accés a un emploi et, de Yautre, ceux qui en sont exelus.
«Les Retardateurs», plage de Saint-Nazaire. (Photo Alain Bernardini)
L’EMPLOI SALARIE SE RAREFIE
Sicette idée d’un revenu existence fait recette, c'est sans doute par la réponse qu'elle semble
apporter A la persistance d’un chémage de masse. Partout, le doute s'insinue. Les
gouvernements ont beau annoncer tous les matins le «retour prochain de la croissance», ou
concocter des lois pour Pencourager, rien n'y fait. Inquiets des ratés qui, depuis des décennies,
ne cessent de se répéter, c'est la perplexité qui Yemporte sur lespoir d'un retour a Ja croissance
porteur de plein-emploi. Et siles Trente Glorieuses n’avaient été qu’une parenthése ? Pour les
promoteurs d'un revenu d'existence, il serait done temps d'admettre que Yemploi salarié se
raréfie. Et qu’il ne peut plus étre la pierre angulaire sur laquelle est fondé essentiel dela
politique de protection sociale. Une politique sociale qui, malgré un cot toujours plus élevé
(400 milliards d’euros en France), délaisse un nombre croissant de personnes.
Certes, le revenu de base souléve une objection. Ne va-t-l pas produire une masse d’oisifs
vivant du travail des autres ? Et ces autres ne vont-ils pas exiger que loisiveté soit interdite et
que le revenu d’existence soit assorti d’une obligation civile minimale ? A priori, l'idée du
revenu de base est relativement séduisante. Elle propose «le meilleur des mondes», observent
ses détracteurs, Qui ajoutent : «méfions-nous des meilleurs des mondes car ce sont des
prisons». Présenté comme un outil de délivrance, beaucoup eraignent qu'il se transforme en
instrument d’exploitation. D’un montant trop faible pour se passer de travailler, il offrirait au
capitalisme une armée de réserve au rabais.
Attrayante, ’idée du revenu de base se complique singuligrement dés qu’ll s’agit de trouver les
moyens dele financer. Pour les uns, il suffirait de mettre en place une vraic taxe sur les
transactions financiéres. Pour d’autres, souvent d’obédience libérale, il suffirait de mettre fin
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au millefeuille des aides en tous genres et de les remplacer par cette seule et méme allocation,
ou plutét ce revenu de base.
Fixé & environ 700 ou 800 euros dans beaucoup de projets, ce revenu de base aurait la
prétention d’éliminer la grande pauvreté. Il permettrait A chacun de choisir d’oceuper son
temps comme il entend. A condition, estiment de nombreux économistes, d'inventer tun
double systéme : des biens fondamentaux comme la culture, la santé ou encore V’éducation
tout au long de la vie, qui seraient attribués par une monnaie affectée, non thésaurisable, des
chéques culture par exemple, et des biens autres (superflus ou de luxe) que chacun pourrait
choisir d’acquérir, mais en vendant son temps. Certains diraient en vendant «sa force de
travail».
Certes, en théorie cette nouvelle allocation d’existence donnerait aux plus faibles le moyen de
sortir du dénuement et de choisir avee plus de liberté son travail. Mais beaucoup se
demandent s'il serait encore possible de faire société sans le travail. Quand d'autres estiment
qu'il vaudrait mieux instaurer un revenu maximum, ou encore plancher sur de nouvelles
formes de partage du travail. S'i est un théme qui n'est plus & la mode, en revanche, c'est bien
celui de la réduction du temps de travail. Du moins pour T'nstant.
Vittorio DE FILIPPIS
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