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Sa propre Biographie 2
Du Cœur au Coeur 19
Vérité et Liberté 23
La Joie Chrétinne 35
La Pauvreté de Dieu 38
Bien que n'étant pas leur élève, j'étais tout le temps fourré chez les Frères, dont l'un
était mon oncle Auguste. Celui-ci aimait beaucoup la Sainte Vierge et c'est sans
doute lui qui m'a donné une grande dévotion pour elle. Depuis ma première
communion, je me levais tous les jours à 5 heures pour aller à la Messe de 6 heures
et je prenais mon petit déjeuner chez mon oncle qui m'aimait beaucoup et ne m'en
voulait pas de ne pas fréquenter son école.
Le catholicisme ambiant était très rituel, il offrait un monde de facilité qui n'engageait
à rien : il suffisait d'avoir une mémoire des formules du culte pour être comblé. Tout
pouvait se résumer en une pratique religieuse sans aucune expérience de Dieu. Les
formules étaient justes et vraies, donc admissibles, mais mortes. Le salut était dans
la conformité à des formules bien choisies. La religion familiale était imposée sans
résistance.
Aux écoles communales, où je suis resté jusqu'à ma quinzième année, tous les
maîtres étaient protestants, tous étaient bons, bienveillants et ils ne parlaient jamais
du catholicisme. Mes camarades, pour la plupart protestants, étaient charmants. Les
professeurs et mes compagnons savaient que je pensais à la prêtrise et tous
respectaient ma décision...
entre autres, les livres de Victor Hugo et de Pascal pour rattraper les études que son
père voulait qu'il fasse et qu'il avait refusées, ce qu'il regrettait amèrement, mais il ne
voulait pas rebrousser chemin et retourner en arrière.
Nous l'avons copié à l'encre rouge. Nous étions emballés et nous nous entraînions.
C'est l'époque où j'inscrivais les versets de saint jean sur le papier peint de ma
chambre. J'avais rencontré Quelqu'un. Les paroles que j'avais entendues cent fois
devenaient étonnamment vivantes. Il y avait un Ami qui avait le secret de la vie :
c'était l'époque de la découverte, de la nouveauté, de l'enthousiasme. Période
inoubliable, car une flamme avait été allumée à ce moment-là. Ce fut l'élan foncier
qui a fait naître et alimenté ma vocation, aurore d'une vie religieuse qui ressemblait à
un mouvement de l'esprit, à une confidence personnelle qui s'adressait au plus
profond de moi-même. Depuis ce temps-là, l'Évangile m'est devenu tout à fait
personnel.
Le récit de Victor Hugo dans Les misérables que me lisait mon ami et qui raconte
l'histoire de jean Valjean a fait sur moi une énorme impression: j'ai résolu de devenir
le prêtre des pauvres, de n'avoir jamais rien à moi. Ma maison serait la maison de
Jésus-Christ. En effet, toute ma vie, des mendiants m'ont exploité et des pauvres
m'ont vidé les poches et les tiroirs...
C'est aussi aux environs de mes quinze ans ou un peu avant qu'a eu lieu un autre
événement capital qui a marqué toute ma vie. je me trouvais à l'Église lorsque, tout
d'un coup, j'ai senti la présence de la Vierge Marie.
C'était quelque chose de mystérieux. J'ai reçu de la part de la Sainte Vierge, une
sorte d'appel, urgent, instantané, bouleversant et irrésistible qui a changé toute ma
vie. Il n'y avait pas de vision, rien de visible mais quelque chose d'intérieur qui ne
souffrait aucune espèce de résistance. Depuis lors, ma vie a été entre les mains de
la Sainte Vierge et je n'ai rien fait sans elle, rien de bien, naturellement, et j'ai gardé
pour l'Immaculée Conception une sorte de tendresse profonde.
J'ai eu la certitude que ma vie était dans ce sillage, dans cette ligne, que j'étais
engagé d'une manière absolue, que ma vie avait commencé avec ce mystère, que
tout était engagé avec cette nouveauté de l'Immaculée Conception, qu'elle était au
coeur de la Rédemption, son accomplissement le plus parfait. je ne devais rien faire
sans elle et, en effet, je n'ai rien fait sans elle. Ma santé, ma respiration, mon
intelligence, mes actions, mes connaissances et mes nombreuses courses
perpétuelles, tout est entre ses mains. Chaque fois que j'ai la moindre difficulté, je
célèbre une messe de l'Immaculée Conception et je remets tout entre ses mains,
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 4
certain que, puisque je ne vis que pour elle, je dois lui abandonner absolument tout.
L'abbé du couvent était un saint et l'on gardait dans l'abbaye le plus grand silence et
le plus parfait recueillement. La liturgie y était célébrée avec perfection. je n'ai jamais
assisté, depuis, à une messe pontificale où tous les ministres gardaient les yeux
fermés...
La vie liturgique y était une chose vécue, dont on ne parlait d'ailleurs pas, mais on en
vivait avec une intensité prodigieuse. Cent cinquante moines vivaient dans le silence
sans que je m'en aperçoive : ce fut un apport fondamental. Ce cérémonial, découvert
à travers l'Évangile, c'était la réconciliation de l'Évangile avec le visible. Il était
incarné sur la terre dans la Parole, les couleurs et les sons, tout cela autour de la
Table du Seigneur. La vie monastique était sur tous les plans du réel. Le silence était
vraiment présence de Quelqu'un. Ce côté rituel, je l'ai vu comme un voile de lumière
jeté sur un Visage. La vie à travers toutes les réalités visibles, ordonnées dans la
mesure, tout cela était fait pour harmoniser tous les plans de l'existence.
Il y avait une chapelle dédiée à la Vierge Noire, appelée ainsi parce qu'elle avait
échappé au feu. Chaque soir, on y chantait solennellement le Salve Regina. La
Sainte Vierge faisait partie de la vie. Pendant ces années, j'étais extrêmement
heureux et j'étais comblé par la présence de la Sainte Vierge. Je pense que j'y serais
resté, tellement j'y ai respiré cette vie monastique, cette régularité parfaite, cette
liturgie, ce silence et ce recueillement, si les circonstances n'avaient pas obligé à
évacuer tous les étudiants français. C'est la patrie de mon esprit et je suis resté oblat
de Saint Benoît.
Je suis alors retourné à Fribourg pour faire ma théologie, une terrible épreuve. C'est
là que la Parole de Dieu devint un sujet d'examen, ce qui est quelque chose
d'extrêmement douloureux pour quelqu'un qui a commencé à connaître Dieu par
l'Évangile, qui est attiré vers une certaine expérience de Dieu.
On enseignait saint Thomas en mauvais latin et du matin au soir on répétait «ad quid
ergo, ad quid ergo». On apprenait par coeur les hérésies, on prouvait la vérité par
des arguments. Il fallait montrer, démontrer Dieu par des formules sèches et arides,
dont personne de ceux qui les enseignaient ne vivait. Première déception : ma vie
religieuse avait pris naissance au Sermon sur la montagne et il m'était difficile de
trouver Dieu dans des formules verbales, sans chaleur, sans aménité. Il était
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 5
J'avais hâte de finir avec les études et de sortir prêtre. Sur la prêtrise et sur le célibat,
on ne nous disait rien du tout. On nous faisait étudier, on nous préparait à des
examens. Pour le reste, ça passait comme ça venait. Enfin, je suis sorti prêtre le 20
juillet 1919; j'étais très jeune, j'avais vingt-deux ans et demi.
Absurdité de l’activisme
J'ai été nommé vicaire dans la ville de Genève et j'ai reçu une charge sur l'autre.
J'étais aumônier d'un pensionnat de jeunes filles et aussi d'un hôpital, je devais faire
le catéchisme aux enfants, donner des leçons de doctrine chrétienne aux collégiens,
donner des cours à l'Université et aider les pauvres. Enfin, j'étais accablé de travail,
surchargé à n'en plus pouvoir. Souvent, je disais mon bréviaire à minuit et à 2
heures, et parfois à 4 heures du matin, je préparais mes classes. je dormais peu,
trop peu, deux heures ! Il fallait lire en toute hâte, en diagonale, sans aucune
profondeur, les livres qu'il fallait réfuter. je menais une vie activiste au suprême
degré. J'étais accablé d'un travail insensé, impossible, où je me vidais de toute
substance spirituelle, qui me mettait à bout de nerfs et m'obligeait à vivre à la
surface.
Vraiment, c'était un surmenage absurde, une vie à vous casser le cou, ou plutôt ce
n'était pas une vie, c'était fou. je me souviens encore de mes leçons où je prouvais
l'existence de Dieu avec des arguments et, au bout de cette classe, j'avais vraiment
honte. Je sentais que c'était faux et malhonnête et que cela ne prouvait rien du tout,
cela ne pouvait convertir personne.
Mais les pauvres m'ont sauvé. Ils étaient pour moi le sacrement de Dieu. Les
pauvres auxquels je croyais et en faveur desquels je vidais mes poches. C'est grâce
à eux, et spécialement à la Sainte Vierge, qui m'est restée toujours présente, ainsi
qu'à l'Évangile goûté dans mon adolescence, que j'ai pu surnager dans cette vie
d'activisme.
Ensuite vint la grâce des grâces, la présence de saint François d'Assise. Je l'ai
rencontré à ce moment-là et je ne pouvais imaginer l'influence qu'il devait avoir sur
moi qui concordait avec ce que la théologie m'avait apporté de meilleur.
Quand on pense à l'histoire des dogmes - ce mot qui hérisse tous les gens qui ne
savent pas ce que cela veut dire - ces notions s'acharnaient, en fait, à montrer que
tout reposait sur la qualité de relation et sur la générosité. L'incendie s'est allumé en
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 6
Saint François m'est apparu comme celui qui a eu la mission unique de chanter la
pauvreté comme une personne et de voir en elle Dieu lui-même. Ce que les
théologiens disaient admirablement, mais sèchement, devenait vivant et le
regroupement s'est fait de lui-même. La sagesse de Dieu s'identifiait avec la
pauvreté. C'était la fin du «système».
Ce n'est que très tard que j'ai compris, que j'ai commencé à comprendre, et je ne fais
que commencer, que justement la Vérité est une Personne, que Dieu est Esprit et
que Dieu est Pauvreté. Ce n'est que très tard que j'ai eu, et d'une manière vitale,
vivante, expérimentale et personnelle, ce contact avec le Dieu pauvre.
Combien j'ai peiné pour vivre la pauvreté de Dieu! La notion de Dieu pauvre, je
l'avais dans l'esprit mais pas dans le coeur, mais pas dans la vie. Combien j'ai peiné
pour apprendre la pauvreté de Dieu, pour prendre la dernière place! La pauvreté de
Dieu devient tous les jours plus claire pour moi, tous les jours plus exigeante, c'est
tous les jours à recommencer et à me convertir de nouveau chaque matin.
Il fallait tout changer, tout remettre en question, toute la Bible, toute la tradition, toute
la liturgie, toute la morale chrétienne, toute la philosophie, toute la conception de la
connaissance, de la science, de la propriété, du droit, de la hiérarchie, parce que
c'était tout faire passer du dehors au-dedans, c'était tout faire passer sur un autre
plan, sur le plan du mariage et de l'amour, sur le plan de la liberté absolue.
Il n'y avait plus aucune espèce d'obligation, il n'y avait plus de commandement, ni
pour l'intelligence, ni pour la volonté : la foi est essentiellement la libération de
l'intelligence plongée dans la lumière de l'intimité divine, la morale est
essentiellement la création de l'Univers, enracinée dans la liberté divine.
Dieu ne pouvait rien commander, rien prescrire, rien punir. Puisqu'Il est l'Amour qui
n'est qu'amour, Il est incapable de rien posséder. Il ne peut pas posséder le monde,
ni nous posséder, Il ne peut rien nous imposer. Il ne peut que souffrir et se proposer,
et mourir, mourir crucifié ! Il ne peut punir personne. Il ne peut que s'offrir comme un
contrepoids d'amour. Il ne peut qu'être victime du mal, et le Bien ne peut être que
Lui-même à aimer.
Ne pas L'aimer, c'est Le tuer, ne pas L'aimer, c'est Le crucifier, c'est L'exiler de son
coeur. Ne pas L'aimer, c'est effacer son existence dans l'Univers et en soi-même. La
Création prend donc un sens tout à fait nouveau.
Dieu crée par amour, pour l'amour, Il ne peut construire sans l'Amour, Il ne peut pas
construire sans les autres, sans les créatures intelligentes, sans la réciprocité! La
Création de l'Amour peut donc échouer, elle peut être manquée parce que Dieu est
Amour et rien qu'Amour : Il est toujours là, et si nous, nous ne sommes pas là, rien
ne se passe, sinon la crucifixion de Dieu.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 7
Alors, tout est changé : on est libre ! Davantage : on ne peut qu'être libre, et le seul
devoir, c'est d'être libre, libre, libre. Libre de tout, libre à l'égard de tous, libre devant
Dieu qui est la Liberté même, libre d'abord de soi-même.
La liturgie reste le mystère le plus sacré parce que, à travers les gestes et les
symboles, il s'agit de rencontrer la Présence de l'Amour. Nous n'avons jamais à faire
qu'à la Présence de l'Amour, jamais à vivre que pour l'Amour, jamais à témoigner
que de l'Amour, jamais à s'effacer que devant l'Amour.
Tout apostolat, c'est ceci : ne laisser transparaître que l'amour, rien d'autre ! Ce qu'il
faut sauver dans les autres, c'est l'Amour, et comment le sauver ? Par l'Amour.
Il ne s'agit pas de prêcher l'Amour, mais d'être l'Amour, et cet amour est ineffable, et
justement, magnifiquement voilé dans les sacrements de l'Église, dans le sacrement
des sacrements, le sacrement de la Liturgie, le sacrement de l'Univers, celui du
Silence et de l'Amour.
Alors, peu à peu, à travers ses calculs et ses mesures, à travers son microscope,
son télescope, ses dissections anatomiques, il va être en contact et en dialogue avec
Quelqu'un, et la Vérité, ce sera cette Présence d'amour qui lui permettra de dépasser
le laboratoire, les calculs et les observations pour dialoguer à travers eux avec la
Lumière qui commence à illuminer son intelligence et à lui faire comprendre que
l'Univers est en avant de lui, que l'Univers est imparfait, inachevé, qu'il n'existera
finalement que lorsqu'il aura fermé l'anneau d'or des fiançailles éternelles, donné le
complément et le supplément de son oui, le supplément et le complément de son
amour.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 8
Priorité à la Présence
Dès qu'on cesse de s'effacer dans la divine Pauvreté, dès qu'on cesse de voir en
Dieu l'amour qui se donne et ne peut que se donner, dès qu'on cesse de vivre de cet
amour en se donnant soi-même, c'est fini ! Cette lumière s'efface, tout le dogme
redevient une formule et se matérialise, tous les sacrements se changent en rites
extérieurs, toute la hiérarchie devient une tyrannie, toute l'Église devient une perte de
temps et une absurdité, toute la Bible un tissu de mythes !
La vie nous révèle à nous-même comme une capacité d'infini. C'est là le secret de
notre liberté. Rien n'est à notre taille et l'immensité même des espaces matériels
n'est qu'une image de notre faim. Toute barrière nous révolte et toute limite exaspère
nos désirs.
C'est aussi la source de notre misère. Une capacité n'est qu'une aptitude à recevoir.
Une capacité d'infini est une indigence infinie, qui exige d'être comblée avec une
urgence proportionnelle à ses abîmes.
Il est d'ailleurs évident que ce n'est pas à notre corps, qui n'est qu'un point dans
l'univers, que nous devons cette ampleur illimitée du vouloir. Notre âme s'y révèle, et
la qualité des nourritures qui doivent nous combler : C'est dans l'invisible seulement
qu'elles se peuvent rencontrer dans l'univers intérieur de l'Esprit.
Notre chair même y doit trouver accès et s'assouplir à ses exigences immatérielles,
si toute une part de nous-même ne doit point rester étrangère à notre suprême
réalisation. Mais le monde invisible l'épouvante et la déconcerte; elle se sent
dépossédée à son approche et s'attache avec d'autant plus de violence à son
domaine.
Ne parvenant pas à réaliser notre unité par en-haut, nous nous efforçons de
l'atteindre par en-bas. Par un transfert de notre appétit sur les objets sensibles, nous
leur prêtons la séduction infinie qui répond à l'immensité de nos désirs.
Quoi de plus naturel dès lors que de céder à leurs promesses et de subir
l'envoûtement de leur attrait ? Comment pourrions-nous résister à leur appel,
affamés d'infini, quand l'infini semble à portée de la main ?
Nous ne voyons pas que ce qui nous fascine et nous enivre, c'est la projection sur
les choses du besoin infini qui nous travaille, le scintillement de l'esprit sur la croupe
mobile des vagues fuyantes. Nos mains gardent de leur capture autant qu'un enfant
qui s'efforce de saisir l'iris d'une bulle de savon. Nos désirs s'exaspèrent, nos
raffinements se dépassent et notre vide s'accroît.
Il faudrait, à ce point, nous montrer ce que nous poursuivons réellement, plutôt que
de nous accabler sous la vanité des objets qui nous séduisent. Car ce ne sont pas
eux qui nous ensorcellent, mais le chatoiement de l'infini dans les plis de leur étoffe :
nos pires excès témoignent encore de notre vocation divine, et ne représentent
souvent que l'élan désespéré de notre cœur vers un bonheur insaisissable.
Quelle blessure est souvent, en vérité, la révélation de notre grandeur, et quelle
résonance illimitée donne à toutes nos émotions cette capacité d'infini qui est le fond
de notre nature ! Nos douleurs et nos joies sont sans bornes, comme nos tendresses
et nos admirations. Et pourtant nos réalisations semblent si précaires et si vaines.
Nos gestes seront-ils éternellement des simulacres dont l'éclat des mots couvrira le
vide, ou faudra-t-il admettre avec un tranquille scepticisme, pour échapper à la magie
du lyrisme, que la vie se limite aux accidents incohérents d'une physique et d'une
chimie délirante ?
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 10
L'Amour est une éternelle extase au berceau de la vie. Il s'est enchanté de tous
les espoirs, il a connu tous les sanglots, il s'est meurtri de toutes les blessures, il a
poussé jusqu'à la mort l'ivresse de la vie. Il s'est approprié le langage de l'adoration :
tellement il était sûr d'être aux prises avec l'Infini. Mais il est rare qu'il en ait reconnu
la véritable nature. Comme l'art et comme la science, il a subi, le plus souvent,
l'aimantation qui l'entraînait sans cesse au-delà, sans en discerner la source; et il a
soumis l'homme à d'indicibles tortures, dont celui-ci était souvent lui-même, avec une
aveugle frénésie, la victime et le bourreau.
L'Art et la Science se sont généralement déchaînés avec moins de violence; mais ils
se sont contaminés parfois au contact de l'homme qui les pratiquait, en perdant,
dans le tumulte de ses passions, leur transparence et leur docilité, jusqu'à devenir
les enseignes de son orgueil et de sa vanité.
Le mystique a sondé ces plaies avec un indicible respect et une magnanime
compassion. Il a compris que l'élan magnifique devait retomber sur soi, ou trébucher
sur une idole, que cette sortie triomphale ne pouvait qu'aboutir à la pire captivité, si
l'extase ne rencontrait son objet véritable, si l'infini ne se révélait indubitablement
comme un Autre : à qui tout l'être pût être réellement donné, avec toutes les
exigences de sa vie intérieure, toute la richesse de ses désirs, et toute l'immensité de
son cœur. Un Autre, mais qui fût de l'ordre de l'Esprit, et tellement intérieur que la
personne acquît sa véritable autonomie en lui cédant et en s'y abandonnant comme
à son vrai moi. Un Autre en nous, qui ne fût pas nous, et sur qui notre être moral pût
être fondé, dans un altruisme qui consacrât son unité.
Le mystique saisit du premier coup la nature divine du problème, et l'immensité des
valeurs en-gagées dans ces erreurs tragiques, dont un être spirituel est seul capable.
Il sait d'ailleurs que les blessures de l'âme sont aussi les points d'insertion de ses
ailes, et que nos instincts les plus profonds, ressaisis dans toute leur pureté, et
réalisés selon toute l'ampleur de leur élan, aboutissent d'eux-mêmes aux régions
silencieuses de la prière. Il est ouvert à tous les êtres, et tous les gémissements de
l'univers, toutes les recherches de l'esprit, tous les rêves de l'art, tous les émois et
toutes les blessures de l'amour ont trouvé un refuge dans son cœur. Il entend toutes
ces voix en leur résonance intérieure, en leur « De Profundis », en leur divine
clameur; et les mots de la parabole lui deviennent mystérieusement lisibles comme
le dénouement positif de toutes ces angoisses : « mon ami, monte plus haut » .
Il vous faut entrer encore plus avant dans vos recherches, vous identifier plus
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 11
L'EAU LUSTRALE
L'ASPERSION
Quelle admirable promotion de l'eau, quelle tendresse, quel respect, quelle charité !
Le poète déjà avait chanté les sources, les fleuves et les mers. Et de cette eau qui
est la nourrice féconde de tout ce qui vit sous le ciel, il avait retracé le cycle
merveilleux, toute l'immense aventure qu'elle ne cesse de courir — dans la fraternité
des astres et du vent, et sous la conduite éclatante du soleil et l'aimantation
silencieuse de la lune — pour être tour à tour le torrent qui dévale ou le ruisseau qui
murmure, le lac rêveur ou l'océan déchaîné, le fleuve puissant ou la paisible fontaine,
la pluie lourde et drue ou la rosée diaphane qui a son berceau dans le cœur de la
rose.
Le poète déjà avait recueilli dans ses odes le soupir des vapeurs et la tristesse des
brouillards, et fait entrer dans des vers héroïques la procession magnifique des
nuages.
Il semblait que l'eau eût reçu sa part de gloire et qu'elle eût accompli tout son destin
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 12
et ils chantent :
Alleluia, alleluia.
L'eau ne t'est-elle pas plus proche maintenant, ne sens-tu pas trembler en elle le
mystère de l'Amour qui te la donne, et ne l'aimes-tu pas déjà comme une sœur ?
Elle t'accueille à l'entrée de l'église, l'eau de ton baptême, l'eau de ta candeur, l'eau
de ton enfance divine. Et voici que le prêtre, par surcroît, avec un sceptre humide la
diffuse dans l'air, pour qu'elle retombe sur ton front en rosée d'allégresse :
Asperges me, Domine, hyssopo :
et mundabor.
Vous m'aspergerez, Seigneur, avec l'hysope,
et je serai pur.
Vous me laverez, et je deviendrai
plus blanc que la neige.
1. PREPARATION
LE SIGNE DE LA CROIX
Nous entrons dans la Divine Liturgie en nous signant : au nom du Père, et du Fils, et
du Saint-Esprit. Nous traçons sur nous la figure de la Croix dont nous allons vivre le
Mystère. Nous appelons l'éternelle Charité dont elle est, au carrefour des siècles, la
sanglante extase. Nous invoquons l'indivisible Trinité à laquelle le Sacrifice est offert
par l'Humanité sainte qui subsiste dans le Verbe.
Nous adorons le Père qui s'exprime en disant le Verbe, le Verbe qui s'affirme en
exprimant le Père, et l'Esprit qui se veut comme la flamme éternelle du baiser qui les
joint. Nous confessons la mystérieuse fécondité de l'Unité suprême et la sainteté
infinie des relations personnifiantes, où la Vie divine ne subsiste, n'émerge en foyer
personnel que sous forme d'élan vers un autre, où le soi de chaque personne est
tout extase et tout altruisme, où l'incommunicabilité du moi est fondée sur une
éternelle communication, où l'appropriation est l'absolue diffusion de tout l'être, où
nul égoïsme n'est concevable, nul repli, nulle complaisance et nulle « possession »,
où la limpidité éternelle de l'Amour sans rivage laisse entrevoir, dans « le trésor de
ses abîmes » le Visage ineffable de la très Sainte et très Magnanime Pauvreté .
C'était peut-être à nos yeux une simple formule enregistrée dans notre mémoire, un
pur problème méta physique, où une distinction subtile et d'ailleurs véritable,
accordait la multiplicité du Trois à l'unité de l'Un.
C'est bien autre chose au regard de la Foi : le mystère de l'éternelle Sainteté dans
l'altruisme infini d'une éternelle charité. N'est-ce pas ce que suggère S. Jean dans sa
première épître : « Pour nous, nous connaissons la Charité que Dieu a pour nous et
nous y croyons : Dieu est charité » .
Faut-il s'étonner dès lors que la parabole temporelle de la Vie divine, en l'incarnation
du Verbe, s'achève sur la Croix, dans l'anathème de la plus atroce pauvreté — et
dans l'ouverture infinie des bras étendus ?
L'Abîme appelle l'Abîme dans l'échange incompréhensible d'ineffables « De
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 15
Profundis » .
Avec quel respect, quelle ferveur, quelle ouverture de coeur et d'esprit ; quelle
profonde admiration et quelle joyeuse reconnaissance ; quelle indicible confusion et
quelle universelle Charité; quelle sobre lenteur et quelle totale intériorité, il convient
donc de faire le signe de la Croix, partout et toujours, mais avec un recueillement
plus intime encore, en entrant maintenant dans la divine Liturgie :
Au nom de Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen.
JUDICA ME
Cette antienne nous reporte au temps où le psaume 42 était récité à titre privé par le
prêtre, avant de se rendre à l'Autel. Elle est chargée de toute l'ardeur et de toute la
nostalgie du psalmiste exilé aux sources du Jourdain, loin de la sainte montagne de
Yaweh.
C'est l'antienne de la Messe, qui est le fruit mûr de l'arbre de vie planté sur le
Calvaire : le Mystère de la douleur créatrice de Joie dans l'ascension de l'Amour.
II est si Facile de prononcer les mots qui signifient le don de soi-même, et il est si
difficile d'en remplir la promesse.
Quand il n'y a plus rien à recevoir, quand vient l'heure de donner, c'est-à-dire, en
vérité, quand vient l'heure de l'Amour, nous ne reconnaissons plus le visage dont
notre ferveur implorait la présence. Nous repoussons le calice d'amertume, nous
nous détournons de la Croix, et notre coeur n'est qu'une plainte contre l'injustice du
sort.
Juge-moi, Elohim, arbitre ma querelle, Et d'une nation impie, de l'homme de fraude
et d'iniquité, délivre-moi. Car c'est Toi, mon Dieu, ma forteresse. Pourquoi m'as-Tu
rejeté, et pourquoi suis-je errant dans le deuil, tandis que l'ennemi m'opprime ?
Cette plainte, Dieu la comprend si bien qu'Il en a Lui-même épelé les mots sur les
lèvres du chantre inspiré, pour que nous ne doutions jamais qu'Il est éternellement
ouvert à nos gémissements. Il ne se lasse point de nos cris, Lui qui a donné à la
solitude humaine le refuge mystérieux d'une angoisse infinie : « Père, si c'est
possible, que ce calice s'éloigne de moi » .
Mais ce n'est pas tou jours possible, hélas ! Il y a des biens si grands, que notre
cœur doit se rompre pour leur donner accès. Comment l'Infini, pour s'intégrer à notre
vie, n'en ferait-il pas éclater les limites ?
Notre être chancelle d'épouvante sous les coups de cette mort qui nous enlève
brusquement tous les appuis familiers, en nous rendant étranger jusqu'à notre propre
visage. Ah ! que du moins naisse en nous la Vie véritable, et que l'âme ressuscite en
la divine Clarté :
Envoie Ta Lumière et Ta Vérité ! Elles me conduiront et m'amèneront Vers Ta Sainte
Montagne, Et vers Ton Tabernacle.
La Charité a trouvé son ordre qui est d'aimer soi pour Dieu, et Dieu pour Lui-même
dans la gratuité d'une adhésion qui dépasse infiniment notre bonheur. La tristesse
désormais ne sera plus ce repliement de l'âme qui se retranche dans ses blessures,
mais la douleur de voir l'Amour méconnu et son Règne retardé. Et comme rien ne
peut limiter l'élan de la Charité dans le silence du coeur, les sources de joie
demeurent au plus intime de l'âme, quand même elles ne viennent point au jour :
Pourquoi être abattue, ô mon âme, Et pourquoi gémir sur moi ? Espère en Elohim,
puisqu'encore je Le louerai, Lui, le salut de ma face Et mon Dieu .
C'est ainsi que l'exil prend fin et que l'âme retrouve sa patrie dans la louange
désintéressée de la pure contemplation :
Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Comme il était au commencement,
Maintenant et tou jours : Aux siècles des siècles. Amen.
CONFITEOR
l'horreur et nous en guérit . La conscience la plus aiguë de notre culpabilité est donc
liée à l'espérance indéfectible du pardon, et la contrition la plus profonde exclut
pourtant tout accablement, dans le renouvellemeni d'une confiance filiale, car
Notre secours est dans le nom du Seigneur qui a fait le ciel et la terre.
Alors, approfondi par la contrition et rajeuni par le pardon, l'amour, avec un élan
nouveau, reprend son ascension, au rythme du dialogue rapide où demandes et
réponses se recoupent, ardentes et brèves, comme des javelots de feu, pour faire le
siège du Coeur de Dieu :
En Vous tournant vers nous, mon Dieu, Vous nous donnerez la Vie Et Votre peuple
en Vous trouvera sa joie. Montrez-nous, Seigneur, Votre miséricorde Et donnez-nous
Votre Sauveur. Seigneur, écoutez ma prière Et que mes cris montent jusqu'à Vous.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 18
La montée à l'Autel va consommer cet appel. Avant d'en gravir les degrés, le prêtre
adresse au peuple fidèle le salut qui le ralliera à toutes les étapes de la Sainte
Liturgie, en établissant le contact entre lui et le célébrant, en l'intimité du Christ,
invisible Officiant, à l'Action duquel les fidèles ne sauraient prendre une part moins
grande que le prêtre qui en est seulement le ministre :
Enlevez-nous nos iniquités, nous vous en prions, Seigneur, afin que nous puissions,
avec un coeur pur, entrer dans le Saint des Saints. Par le Christ Notre-Seigneur.
Amen.
DU COEUR AU COEUR
Maurice Zundel
Nous sommes très souvent dupes du succès, éblouis par les galons, flattés par les
titres, subjugués par l'argent. Nous nous grisons de paroles, nous quêtons les
compliments, nous nous empressons auprès des gens arrivés pour qu'ils nous
fassent la courte échelle.
Mais tout cela demeure extérieur à nous. Notre âme en sent le vide dès qu'elle se
souvient d'elle-même. Ce qu'elle ne fait jamais aussi bien qu'en rencontrant dans un
être un élan de véritable bonté.
Quel mystérieux baptême sont ces larmes que nous refoulons à peine, quand un
visage d'amour traverse notre regard, en nous révélant le monde que nous croyions
peut-être aboli, et auquel nous sentons maintenant que nous appartenons par toutes
les fibres de notre être : le monde de l'esprit et de la qualité, du silence et de la
clarté.
Nous étions là comme d'autres jours, engagés dans les mêmes gestes, esclaves des
mêmes attitudes, et cette lumière a passé, faisant surgir au-delà de cet automatisme
opaque, au-delà des routines vulgaires, une Présence encore voilée, mais aussitôt
reconnue en l'émoi qu'elle suscitait en nous. C'était comme un lever d'aube dans la
nef d'une cathédrale, quand les vitraux sortent de la nuit, en laissant voir, dans la
matière diaphane, tout un peuple divin qui chante le Cantique du Soleil.
Cette expérience, tous ceux qui l'ont vécue le savent, est indépendante de toute
condition de race, de culture, de milieu, d'âge ou de sexe.
Tout être est capable de nous faire ce don merveilleux qui nous découvre l'humanité
vraie. Et ceux qui nous l'ont fait sont à jamais nos bienfaiteurs, quand bien même
nous ne les aurions aperçus qu'une seule fois sur la route, car la seule chose qui
compte vraiment en nous, c'est ce fonds lumineux dont chacune de ces rencontres a
augmenté la richesse.
Notre estime et notre enthousiasme vont spontanément à ceux dont la bonté toute
gratuite nous a appris ce que c'est qu'être homme. Les autres admirations sont de
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 20
commande ou de surface, celle que nous leur vouons coule de source et ne tarit
point. Ils constituent pour nous la grande révélation : celle qui s'atteste comme
lumière de vie en la transparence d'un être où le divin Visage resplendit.
Comment ne dirais-je pas ici tout ce qu'un prêtre reçoit des âmes qui viennent
auprès de lui chercher la Parole d'un Autre, et qui voit tous ces mots qu'il prononce
devenir vivants de leur vie.
Aucun contact ne nous apprend mieux combien sont inexistantes les barrières de
classes, et superficielles les barrières de peuples; aucune rencontre ne fait saisir
plus vivement l'universalité de l'Église : comment ne pas voir les enfants d'un même
Père en tous ces visages tendus vers la même Lumière ?
Une humanité spirituelle existe déjà, en vérité, et, dans l'écroulement de toutes les
hiérarchies humaines, l'Esprit de Dieu ne cesse de susciter l'aristocratie silencieuse
des âmes, qui attestent que pour être, il faut se donner.
C'est par là que les iniquités sociales, sans cesser d'être crimes, sont
mystérieusement annulées : par l'action rayonnante de la vie intérieure, qu'il est
aussi impossible de contrefaire qu'il est impossible de l'arrêter.
C'est ainsi que se manifeste dès ici-bas la vraie justice qui est l'ordre de l'amour. Ce
que l'on fait n'importe pas, mais ce que l'on est : la qualité d'être ne pouvant d'ailleurs
se maintenir en dehors d'une certaine qualité d'action où sa valeur s'exprime.
Mais alors, pourquoi Dieu vous la donne-t-Il aujourd'hui, dans les circonstances où
vous êtes, Lui qui les connaît mieux que vous, si vous n'êtes nécessaire à l'équilibre
de l'univers, si chacun des battements de votre coeur n'est indispensable à
l'accomplissement de sa vocation divine.
Si vous ne pouvez plus rien faire, si vous êtes infirme et seul, si l'on vous a remplacé
par une machine comme on le ferait d'un outil, vous demeurez toujours capable de
l'action qu'une âme vivante peut seule accomplir, et sans laquelle toute notre
civilisation matérielle n'est qu'une immense barbarie : aimer.
A quoi sert que les hommes puissent communiquer d'un pôle à l'autre en l'espace
d'un éclair, s'ils n'ont plus rien d'essentiel à se dire, s'ils sont également vides de
l'unique nécessaire ?
Et quel avantage à ce qu'ils disposent tous de la même technique s'il n'en doit
résulter qu'une concurrence plus meurtrière et une misère plus générale ?
Il n'y a que l'esprit de pauvreté qui use bien de la richesse, il n'y a que le
désintéressement de l'amour qui rend clairvoyant.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 21
En fait, rien n'est plus tragiquement certain, nous avons renié l'homme. En mettant
une énergie farouche à sauvegarder les appuis matériels de la vie, nous sommes
devenus indifférents à sa vie. Et des millions de jeunes gens demain (Ceci était écrit
avant le mois d'octobre 1935) périront peut-être, pour assurer ce Pain dont ils ont pu
manquer déjà, et qu'ils ne mangeront plus.
Nous avons renié l'homme, nous n'avons pas pris au sérieux les richesses de son
esprit et de son coeur, qui sont les seules valeurs proprement humaines.
Mais Dieu, Lui, ne renie jamais ceux auxquels Son amour ne cesse de donner l'être,
et Il a promulgué ce commandement unique qui vise au plus haut de nous-mêmes, et
qui situe au-dedans toute notre noblesse et toute notre grandeur :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, et de tout ton
esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi- même. »
N'est-ce pas là toute la religion : Dieu est Amour, il faut L'aimer et le faire aimer, en
aimant.
Quand l'Église, au XVIIIe siècle, voulut répondre aux arguments des Encyclopédistes
qui prétendaient mesurer au compas de leur logique les mystères de l'éternel Amour,
elle promulgua le culte du Sacré-Coeur, comme pour ramasser en ce symbole
ineffable, tout ce que l'on peut savoir de Dieu :
Nous sommes généralement beaucoup plus honteux des transgressions qui éclatent
au dehors ou qui s'inscrivent dans la chair. Et pourtant, ce ne sont là que les
conséquences et les symptômes de cette faute qui est le principe de toutes les
autres : le refus d'amour qui nous sépare de Dieu.
Le péché n'est pas une dette inscrite dans un livre. C'est nous-mêmes en état de
refus. La lumière nous envahira aussitôt que nous nous ouvrirons.
Nous ne pourrons sans doute jamais aimer autant que nous sommes aimés. Nous
pouvons, du moins, aimer chaque jour davantage, en nous efforçant d'être toujours
plus sincèrement tout coeur pour Dieu et tout coeur pour nos frères.
« Là où il n'y a pas d'amour, mettez l'amour, et vous extrairez l'amour », dit saint
Jean de la Croix.
Il n'y a pas de maxime plus chrétienne, il n'y a pas de programme plus beau.
L'humanité peut encore être sauvée, et elle le sera, dans la mesure où nous
estimerons la vie plus que l'argent, et le coeur plus que l'action, et Dieu plus que tout.
La route sera longue, mais nous pouvons commencer, en essayant de vivre à plein
l'instant présent, pour rendre plus fécond celui qui suivra, le regard fixé sur la
Lumière qui nous conduit :
V É R I T É E T L I B E R T É
Maurice Zundel
Ayant été édifié par une conférence sur la liberté religieuse, donnée par le P.
Maurice Zundel, au Centre d'Etudes grec-catholique " Dar Es-salaam ", au
Caire, j'ai demandé à l'éminent conférencier de bien vouloir rédiger cette
conférence à l'intention des lecteurs de notre Revue "Le Lien". C'est ce
numéro spécial du "Lien" que j'ai l'honneur et la joie d'offrir aux
Excellentissimes Pères Conciliaires, à l'ouverture de la quatrième Session du
Concile Vatican II, en sollicitant leurs prières à l'intention de l'auteur et de
moi-même
Elias Zoghby,
Archevêque titulaire de Nubie
1 - Le Contexte historique.
Il est inutile de dire que toute tentative de freiner une telle audace et un tel
progrès est vouée à l'échec et que les savants n'attendent la permission de
personne pour accélérer les découvertes qui accroîtront le pouvoir de
l'homme un l'univers.
2 - L'argument traditionnel.
Nous devons donc tout faire pour préserver l'esprit humain de l'erreur et pour
empêcher la diffusion de celle-ci. On ne saurait hésiter à engager un tel
combat, si l'on admet - comme il le faut - que la vérité est le bien de l'esprit.
Et non seulement, le bien, mais encore, surtout s'il s'agit de vérités révélées,
le devoir de l'esprit. Comment, en effet, récuser une vérité proposée et
garantie par Dieu, sans nier Dieu ?
Bien sûr, nous devons reconnaître que des hommes de bonne foi ne
parviennent pas, de fait, à discerner la vérité. Nous pouvons donc être
amenés à tolérer leur erreur, en raison précisément, de leur bonne foi. Il reste
que leur erreur est en soi un mal que nous devons réprouver, endiguer et
combattre tout en usant d'indulgence envers les personnes supposées
jusqu'à preuve du contraire, être de bonne foi.
3 - Objections.
L'inquisition avec ses prisons, ses fortunes et ses bûchers, les guerres de
religion avec toutes leurs atrocités et d'innombrables explosions de
fanatisme, se sont autorisées du droit exclusif dont la vérité a le privilège
4 - L'Impasse.
Allons-nous conclure pour désavouer ces excès que l'erreur a les mêmes
droits que la vérité, qu'une révélation divine ne peut fonder aucune obligation
et que chacun demeure libre de l'accepter ou de la refuser ?
" La vérité, écrit saint Augustin, est aimée à ce point que ceux qui aiment
autre chose (qu'elle) veulent que ce qu'ils aiment soit la vérité." (Confessions
X. XXIII. 34)
Ce qui veut dire, le plus souvent, selon les appétits du moi possessif avec
lequel nous sommes généralement portés à nous identifier, en prenant le
parti de nos préjugés individuels ou collectifs. Pour voir autrement, il faudrait
changer de regard et, pour changer de regard, il faudrait changer d'être : en
évacuant le moi passionnel qui nous envoûte, en refusant de subir l'être
préfabriqué que nous tenons de notre naissance charnelle, avec toutes les
limites qu'il nous impose.
b) Univers-chose et Univers-personne.
On voit poindre ici, l'exigence suggérée par Paul Claudel dans le jeu de mots
justement célèbre : " Connaître c'est co-naître." Pour connaître
authentiquement, il faut naître à une vie authentique. De quelque chose que
l'on est d'abord, comme disait Flaubert, il faut devenir quelqu'un : en passant,
selon la terminologie augustinienne, du dehors au-dedans. Pour atteindre à la
vérité, autrement dit, il faut devenir une personne.
Les techniques ne cessent de se modifier selon que notre prise sur la nature
est plus ou moins fine. La réalité des choses apparaît autre à mesure que
s'accroît notre pouvoir de la pénétrer, de la transformer et de susciter des
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 27
d) L'attitude du savant.
On n'en saurait douter en lisant "La joie de connaître" de Pierre Termier, les
déclarations d'Einstein sur le "sentiment mystique", "semence de toute
science véritable", sur "l'émerveillement et le respect" sans lesquels un
homme "est comme s'il était mort", et ces pages inattendues et si
merveilleusement humaines, qui terminent son "peut-on modifier l'homme" où
Jean Rostand affirme, avec la plus émouvante ferveur, que la dédicace de
tout son être à la vérité, est l'unique passion du savant.
Comment justifier cette ferveur et où situer cette vérité qui éclaire de la même
flamme la recherche du physicien et du biologiste, de l'astronome et du
géologue, comme celle du mathématicien dont toute science est aujourd'hui
tributaire ?
Il nous semble que la seule réponse qui rende compte de la lumière que tant
de savants ont puisée et puisent encore dans leurs contacts avec l'univers
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 28
Rivés à lui par leurs besoins organiques, ils se sont affranchis de lui en
nouant avec lui un dialogue rationnel, issu spontanément de la conviction que
l'intelligence humaine n'aurait jamais pu surgir d'un monde aveugle et qui
l'ignore, pas plus qu'elle ne pourrait se satisfaire en ne rencontrant jamais
que le mur opaque d'une réalité totalement étrangère à l'esprit.
Mus par la certitude d'une telle réciprocité, les savants ont été un pont
immatériel entre nous et l'univers. Ils l'ont reconnu intelligible, ils l'ont cru
pensable et capable de vivre en notre pensée; ils l'ont intériorisé en faisant de
lui la nourriture de leurs méditations et en l'éclairant par les exigences de
leurs calculs.
Sans doute, elle n'émanait pas de lui, mais elle se transmettait par lui, pour
s'actualiser en eux. Le dialogue engagé par eux avec le monde portait plus
loin que lui et plus loin qu'eux-mêmes. Se déplaçant chacun sur un segment
différent de la circonférence représentant les phénomènes, ils se sentaient
tous liés à un centre identique et toujours nouveau où respirait une Présence
unique qui les comblait : comme c'est autour de la beauté que toutes les
oeuvres d'art gravitent.
Les formules et les théories qui résumaient leur vision du monde, pouvaient -
en fonction de leur prise plus ou moins rigoureuse sur les phénomènes - se
modifier, se compléter, se corriger, s'opposer parfois ou être remplacées par
d'autres entièrement différentes, dans une vision plus ample, comme c'est le
cas de la gravitation dans l'hypothèse d'Einstein comparée à celle de Newton.
La vérité dans son essence ne tenait pas à elles.
Elle se concentrait dans cette Présence dont le jour se levait en eux, comme
une intimité s'annonce à l'intimité qui l'accueille et ils la reconnaissaient
toujours à ceci : qu'elle les libérait d'eux-mêmes dans l'espace diaphane où
circulait sa clarté.
Sous cet aspect, le seul essentiel, on peut dire qu'il n'y avait, qu'il n'y a
toujours pour eux, qu'une seule vérité, vivante et ineffable, qui s'atteste
comme la source unique de leur liberté. Ils ne la nomment pas. Ils n'en sont
pas, le plus souvent, distinctement conscients. Mais c'est elle qui suscite leur
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 29
amour et qui est la fontaine de leur joie, comme c'est à elle que leur vie se
consacre et que s'adresse leur ferveur.
On voit que, toujours aimantés par le même centre auquel ils vouent, comme
à Quelqu'un, le plus intime d'eux-mêmes, les savants, en même temps qu'ils
nouent un lien de liberté avec l'univers, contractent aussi un lien de liberté
avec eux-mêmes. Cette double promotion du réel et d'eux-mêmes est leur
manière de devenir quelqu'un, de se faire personne : dans l'univers nouveau
qu'ils découvrent et auquel ils accèdent en échappant aux options qui altèrent
en nous la vérité, laquelle a besoin, canine la Présence infinie qu'elle est,
d'un espace illimité pour se manifester sans se réduire à une mesure qui la
trahit.
Une révélation divine, au stade définitif, tout au moins, ne saurait se situer sur
un plan inférieur à celui de la science qui est déjà un dialogue avec
Quelqu'un. Insistons une dernière fois sur ce point.
La vérité suppose la possibilité d'un lien de liberté avec l'univers comme avec
nous-même. Elle suppose que nous pouvons crever l'enveloppe de cet
univers-chose, de ce monde aveugle et qui nous aveugle, et atteindre, à
travers lui, dans un nouveau contexte, un univers humain où devienne
possible un dialogue de personne à personne. Autrement, pourquoi une
science authentique exigerait-elle un esprit affranchi de toute passion
désordonnée ?
Ceci dit, nous pouvons tout de suite affirmer qu'une révélation divine, si elle
s'ajoute à celle dont l'univers du savant est le truchement, ne pourra se situer
dans l'univers chose où nous emprisonnent nos options passionnelles. Elle
pourra éventuellement, dans sa phase initiale plus particulièrement
s'exprimer - sans aucunement s'y lier - dans le langage élémentaire d'une
humanité encore fortement ancrée dans la matière et être transmise par des
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 30
Dans cette perspective, la vérité révélée pour elle-même - non en vue d'autre
chose - s'identifierait toujours avec la manifestation personnelle de Dieu dans
une lumière issue de son intimité et transparaissant à travers les événements
et les visages qui devraient inscrire sa présence dans notre histoire.
c) Le critère pratique
Il s'agit là, évidemment, d'un critère concret et pratique, mais à quel autre
recourir si l'on vise à une prise réelle sur les hommes et sur les événements ?
7 - Vérité et Liberté.
a) Universalité absolue.
Tout ce qui est exclusivement propre à une race, à une classe, à une nation, à une
culture, à un langage, à un rite, à une tradition locale : tout ce qui est particulier en un
mot, tout ce qui implique un élément étranger à une partie quelconque de l'humanité,
doit s'effacer, cela va sans dire, dans la présentation d'un témoignage qui s'adresse
à tous les hommes. Mais comment découvrir le langage universel où tout homme se
reconnaîtra sans revivre constamment l'expérience où l'on devient réellement
quelqu'un en s'affranchissant de soi
Les mots, ici, ne comptent pas : à moins de sourdre de la vie et d'en offrir la
transparente communication. C'est précisément ce qui exige une radicale démission
de soi - comme celle du lavement des pieds - de tout homme appelé à concourir à la
libération d'autrui.
La vie intérieure des autres nous échappe. Celui qui paraît hérétique peut être le Bon
Samaritain. Celui qui donne à Dieu un autre nom que nous, celui même qui la vie en
raison des limites où une centaine tradition l'a emprisonné, peuvent en vivre plus
profondément que nous. Est-il présomptueux de penser que l'un et l'autre le pourront
reconnaître, s'il n'a d'autre visage en nous que la Présence libératrice où chacun naît
à soi ?
Si nous nous mettons à la place des autres, nous sentirons aisément combien nous
serrions blessés de n'être pas pleinement acceptés dans la sincérité de nos
convictions - quelles qu'elles soient, dans le respect de l'honnêteté naturelle - et
combien nous offenserait la tolérance dont on voudrait bien nous faire l'aumône.
Aussi bien ne s'agit-il pas de remplacer une formule par une autre, comme si les
mots par eux-mêmes pouvaient changer la vie : mais de laisser vivre et transparaître
en soi la Présence qui est pour chacun, identiquement, la vie de sa vie.
Il nous est proposé par l'Eglise, enfin, dont l'infaillibilité résulte de la désappropriation
rigoureuse qui permet de l'identifier avec Jésus - comme Saul fut amené à le faire
sur le chemin de Damas - en l'effacement total en Jésus de tout ce qui n'est pas lui.
d ) Désappropriation.
C'est donc à lui qu'il doit s'adresser : avec tant d'humilité que chacun puisse se sentir
inclus dans son universalité par cela même qui le fait homme. C'est uniquement sous
cet aspect que tout homme reconnaîtra à l'Eglise le droit de lui parler.
e) Parler à la personne.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 34
Une longue expérience nous a appris à ne pas contester ce que les autres disent,
mais à chercher à les atteindre dans ce qu'ils sont ou, tout au moins, dans ce qu'ils
peuvent être. Une lumière de fond, qui est le regard de l'être, l'emporte sur les clartés
ou les ténèbres de la raison. C'est dans l'axe de cette lumière qu'il s'agit de se
placer. 0n parle ainsi à la personne, sans provoquer les réactions défensives d'une
biologie complice de ses limites. Et même si on ne la nomme pas, on lui présente la
vérité : comme on présente une personne à une personne en les laissant en tête-à-
tête.
f) Parabole du vitrail
Comme les images rendent sensibles les idées, nous terminerons notre méditation
par une parabole :
C'est ce soleil vivant que les hommes cherchent dans leurs ténèbres.
Ne leur parlons pas du soleil. Cela ne leur servira de rien.
Communiquons-leur sa présence, en effaçant en nous tout ce qui n'est pas lui.
Si son jour se lève en eux, ils connaîtront qui il est et qui ils sont,
dans le chant de leur vitrail.
Conclusion –
Nous n'avons pas la moindre autorité pour émettre le vœu qu'une déclaration
conciliaire sur la liberté religieuse, si elle doit être faite, s'exprime dans un
langage par lequel tout homme puisse se sentir libéré, en étant saisi dans
l'universel qu'il porte en lui. Et nous n'aurions jamais eu l'outrecuidance
d'écrire ce petit essai, si un Evêque ne nous avait pressé de le faire. On
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 35
voudra bien trouver, dans cette invitation, l'excuse d'une audace qui n'est
qu'une affectueuse obéissance.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 36
LA JOIE CHRÉTIENNE
Maurice Zundel
Article publié dans Foi Vivante, revue des Carmes à Bruxelles en 1964
puis Dans le silence de Dieu, Éd. Anne Sigier
Le grand poète Oscar Wilde écrivit, en prison, que la plus grande bénédiction
de sa vie lui advint quand la société lui imposa cette réclusion, qui scellait son
déshonneur en le privant à jamais de son foyer et de tous ses biens. Il lui
fallut du temps pour parvenir à cette conviction. Pendant une année il ne
connut guère que la révolte et le désespoir. Le souvenir de l'hommage rendu
à sa détresse, le jour de sa condamnation, par le seul ami qui lui fût demeuré
fidèle, finit par s'imposer à lui avec la force d'une présence. Quelqu'un avait
cru en lui quand sa déchéance avait paru irrémédiable; quelqu'un s'était
incliné devant une valeur qui pouvait encore vivre en lui; quelqu'un, bravant le
mépris public qui l'accablait, n'avait pas cessé de l'aimer.
C'est dans la lumière de cette amitié qu'il découvrit l'Amour infini qui
l'attendait au plus intime de lui-même et auquel il suffisait de consentir pour
jouir d'une liberté qu'il n'avait jamais connue et que les murs de sa prison ne
pouvaient aucunement restreindre. Il n'était plus seul dans sa cellule. Un Ami
invisible ne cessait de le visiter, en ouvrant à son âme un espace illimité.
L'amour est plus fort que la mort... Il n'y a pas de douleur qu'il ne puisse
transfigurer, pas d'infirmité dont il n'allège la pesanteur. Les aveugles sont les
grands voyants du monde sonore et c'est à un sourd que nous devons
l'Hymne à la Joie le plus triomphant.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 37
"Pourquoi vouloir être quelque chose quand on peut être quelqu'un?" écrit
Flaubert dans son journal, scandalisé par un billet de Baudelaire qui lui
demande de pousser sa candidature à l'Académie Française. C'est qu'il
n'ambitionne, lui, Flaubert, d'autre récompense que d'exprimer toujours
mieux, en s'effaçant devant elle, cette "Beauté toujours ancienne et toujours
nouvelle" qui ravissait le coeur de Saint Augustin. Avec la même humilité
Einstein affirmait que "l'homme qui a perdu la faculté de s'émerveiller et d'être
frappé de respect est comme s'il était mort", car il n'aspirait qu'à ce dialogue
"mystique" avec un univers perçu dans la Pensée créatrice dont la nôtre tire
toute sa lumière. Et qui a mieux chanté "la joie de connaître" que Pierre
Termier déchiffrant la genèse de la terre dans le grand Canyon du Colorado?
Mais non moins admirable est ce témoignage d'une pauvre bergère illettrée
qui n'arrivait jamais au bout de son "Notre Père" parce qu'elle éclatait en
sanglots dès les premiers mots, en pensant qu'une chétive créature comme
elle jouissait du privilège incroyable d'invoquer Dieu comme son Père.
La Musique qui est le chant du Silence, par le ministère des grands Artistes
qui sont nos hôtes, va nous disposer à entendre selon le mot de Saint Ignace
d'Antioche, ce "mystère de clameur accompli dans le silence de Dieu", dont
chaque Liturgie renouvelle la présence et l'appel.
Il ne suffit pas, en effet, que Dieu se donne pour que sa joie soit en nous.
Seul le consentement de notre amour peut fermer l'anneau d'or des
fiançailles qu'Il ne cesse de nous proposer, comme en témoigne Saint Paul
aux Corinthiens dans cette parole qui s'adresse à nous: "Je vous ai fiancés à
un Epoux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge pure".
Mais comment cela peut-il nous atteindre réellement? Allons- nous verser
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 38
Toute illusion à cet égard est écartée par le mandatum qui fait de l'amour
effectif envers les hommes le critère exclusif de notre amour envers Dieu.
C'est d'abord dans le jardin d'autrui que doit fleurir, par nos soins, la rose du
Laetare.
C'est là le noeud des deux préceptes qui n'en font qu'un: l'amour de Dieu et
l'amour de l'homme.
L'Evangile est la bonne nouvelle de l'Emmanuel: "Dieu est avec nous". Mais
comment l'apprendra l'homme d'aujourd'hui, si le sourire de notre amitié ne
lui rend pas sensible le Visage qu'un coeur humain, ne peut reconnaître qu'à
travers un amour humain où il transparaît?
Le Testament de joie est remis entre nos mains, comme le plus urgent appel
à notre générosité qui en peut seule assumer l'accomplissement dans le
monde contemporain, au cours du temps dont chacun de nous dispose pour
s'éterniser.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 39
LA PAUVRETÉ DE DIEU
Maurice Zundel
Article publié dans Foi Vivante, revue des Carmes à Bruxelles en 1963
puis Dans le silence de Dieu, Éd. Anne Sigier
Une petite fille qui avait été au catéchisme et qui l'avait suivi assidûment,
essayait de se représenter Dieu. On avait dit que Dieu est tout-puissant, qu'il
peut faire tout ce qu'il veut, que rien ne lui résiste, qu'il est riche de tous les
biens, qu'il est tellement heureux que tous nos malheurs ne peuvent
l'atteindre, comme aucune de nos joies ne peut l'enrichir et que cela est ainsi
depuis toujours. Eternellement. Dieu est comblé, saturé de biens, débordant
de richesses et doué d'une irrésistible puissance. Et la petite fille se disait : «
Il en a de la chance, le bon Dieu ! Parce qu'enfin, il ne l'a pas mérité, cela a
toujours été ainsi. Au fond, ce n'est pas juste. Cela devrait être chacun à son
tour d'être Dieu ! » Et elle attendait tranquillement son tour d'être Dieu.
C'est Dame Pauvreté qu'il va chanter sur toutes les routes de la terre, elle est
son unique trésor, son seul héritage. Cette dame, passionnément aimée et
défendue, sous l'image de laquelle il se représente Dieu, c'est cela l'immense
aventure, la plus grande de l'histoire chrétienne. François l'a compris le
premier. Il a vécu avec une intensité brûlante cette identification de Dieu avec
la pauvreté. « Bienheureux ceux qui ont une âme de pauvre », dit Jésus en
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 40
tête des Béatitudes. C'est la première Béatitude, parce que c'est la Béatitude
de Dieu. Dieu est pauvre, dit François, et le petit pauvre se tient devant le
grand pauvre. Et, par là, François, le chantre de la pauvreté, nous donne la
clef de ce mystère insondable et merveilleux, qui est le mystère de la Sainte
Trinité. La très sainte Trinité, que l'on présente comme un rébus
indéchiffrable, la Sainte Trinité sur laquelle tant de théologiens ont exercé
leur admirable subtilité. Mais jamais ils n'ont été au cœur de cette vie
débordante, parce qu'ils n'ont pas compris que la clef de la Trinité, c'est la
pauvreté.
Trinité cela veut dire que Dieu, s'il est unique, n'est pas solitaire. Dieu n'est
pas quelqu'un qui tourne autour de soi, qui se regarde, qui se repaît de lui-
même, qui se loue et s'adore et nous demande de le louer et de l'adorer,
dans une demande égocentrique et possessive. Non, la vie de Dieu est une
vie trinitaire: autrement dit, Dieu n'a prise sur son être et sur son acte qu'en le
communiquant. Dieu ne se regarde pas. En Dieu, la connaissance, c'est le
regard : c'est l'élan du Père vers le Fils et le regard et l'élan du Fils vers le
Père. La connaissance est un échange, un don consubstantiel, un don total,
car ce qui constitue le Père, c'est uniquement cet élan, ce regard vers le Fils.
Il n'a rien d'autre que d'être tout donné à ce Fils, qui n'a rien d'autre que d'être
donné à ce père et ensemble, ils ne possèdent pas l'amour, ils le donnent, ils
le communiquent dans une aspiration vivante vers le Saint-Esprit, qui est,
une respiration vivante vers le Père et le Fils. En sorte qu'en Dieu, tout est
éternellement donné, communiqué, dépouillé dans une pauvreté tellement
absolue, qu'il faut dire que Dieu n'a rien, qu'il ne peut rien avoir, qu'il ne peut
rien posséder, que la divinité n'est à personne, car elle n'est au Père que
dans son élan vers le Fils et au Fils dans son élan vers le Père, et à l'Esprit
saint dans cette respiration d'amour vers le Père et le Fils.
Ainsi Dieu, non pas un Dieu solitaire, mais un Dieu dont toute la vie est un
pur jaillissement d'amour sans aucun retour sur soi possible. Nous, nous
pouvons toujours défaire l'union, rompre une harmonie, nous séparer les uns
des autres. En Dieu, il n'y a pas d'adhérence à soi, parce qu'en Dieu, le moi
est tout élan, toute communication, tout altruisme, tout don, toute
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 41
C'est ce que nous dit magnifiquement le prologue de saint Jean : « En lui est
la lumière, et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne la saisissent
pas. » Il est dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne le
connaît pas. Il vient chez les siens et les siens ne le reçoivent pas. Et que
peut-il faire ? Il meurt. Il meurt pour tous ceux qui refusent de l'aimer. Et il n'y
a pas pour lui d'autre issue, et c'est ce que veut dire la croix. La croix veut
dire que Dieu est l'amour qui n'est qu'amour fragile qui appelle notre amour
mais qui ne peut rien en nous sans nous.
C'est pourquoi il ne s'agit pas de nous sauver d'une menace qui viendrait de
Dieu, mais de sauver Dieu de la menace que nous sommes pour lui, de le
sauver de nos ténèbres, de le sauver de notre opacité, de le sauver de nos
limites qui font de lui constamment une idole. C'est pourquoi Graham Greene
a pu dire magnifiquement dans La Puissance et la Gloire: « Aimer Dieu, c'est
vouloir le protéger contre nous-même. » Dieu est fragile autant qu'il est
amour. Fragile comme la vérité. Il suffit de se boucher les oreilles et la vérité
ne peut plus rien. Fragile comme la musique : il suffit de taper sur une
casserole, et la musique ne peut rien. Fragile comme l'amour : il suffit de
fermer son cœur et l'amour ne peut rien.
Quelle découverte ! Comme la petite fille, nous étions tentés de voir en Dieu
un pouvoir exorbitant ou, comme Nietzsche, un pouvoir révoltant qui appelait
notre révolte. Et voilà maintenant que Dieu nous apparaît, dans le chant de
saint François, comme celui qui n'a rien. Il nous apparaît comme le
dénouement éternel, il nous apparaît comme la simplicité d'une pauvreté si
grande que jamais nous ne pourrons être aussi pauvres que lui. Car il y aura
toujours en nous ces adhérences par lesquelles nous collons à nous-même,
ce sens de la propriété qui fait de nous des esclaves de nos possessions.
Dieu seul est libre, d'une liberté infinie, qui est la liberté du dépouillement
total. Ainsi son ‘‘ être par soi’’, cela veut dire aussi qu'il y a en lui toutes les
conditions de la pauvreté absolue du dépouillement infini et de l'amour
parfait.
Nous devons donc faire silence en nous pour pénétrer dans ces abîmes de
lumière et de joie, où notre liberté a son origine première. Et, nous
souvenant que Dieu est la musique silencieuse, que Dieu est fragile, nous
essayerons de le protéger contre nous-mêmes.
Alors Dieu prendra pour nous un autre visage, un visage adorable, un visage
passionnant, un visage toujours nouveau. Car quelle découverte plus
bouleversante que celle-là, de savoir que Dieu n'a rien, qu'il ne peut rien
posséder et que nous ne sommes suspendus qu'à son amour, comme il est
suspendu au nôtre ! C'est ce que Claudel a découvert le jour de Noël 1886,
où il fut foudroyé par la grâce, comme Saül à Damas, Claudel entrant à Notre
Dame pour y chercher en dilettante des émotions esthétiques et entendant
soudain à travers les antiennes des vêpres de Noël, cette annonce
formidable de l'enfance éternelle et de l'innocence déchirante de Dieu.
Article publié dans Foi Vivante, revue des Carmes à Bruxelles en 1960
puis Dans le silence de Dieu, Éd. Anne Sigier
Je revoyais, l'an dernier à Louqsor et à Karnak, les statues colossales des Pharaons, ces
Pharaons dont l'effigie multipliée à des centaines d'exemplaires se dresse à 8 mètres de
hauteur et veut donner l'impression d'une puissance divine :le Pharaon dominant son peuple,
qui n'est que poussière sous ses pieds.
C'est ainsi que l'humanité a conçu la grandeur. L'humanité n'a jamais pu comprendre
autrement la grandeur que sous la forme de la domination. Le plus grand, c'est celui qui
écrase, qui a des sujets, qui commande et exige d'être obéi. C'est celui devant qui le peuple
n'est que poussière. Et c'est pourquoi les Pharaons sont divinisés. Ils reçoivent leur investiture
de la divinité et ils exigent d'être obéis et d'être reconnus comme des dieux. Le Pharaon est
Dieu. C'est l'impression que l'on reçoit immédiatement devant le spectacle de ces statues
gigantesques où le Pharaon a multiplié son visage comme le visage de la divinité.
Mais si le Pharaon est Dieu, Dieu est aussi un Pharaon. Cette image de la grandeur divine va
traverser l'histoire. Dieu apparaîtra lui aussi comme un monarque, comme un despote, comme
le maître absolu devant lequel nous ne sommes que néant, celui qui peut nous imposer son
joug et nous châtier des derniers châtiments si nous nous soustrayons à sa volonté. Et dans la
Bible elle-même, dans l'Ancien Testament qui est d'ailleurs dans son essence un mouvement
vers Jésus - et c'est là toute sa valeur - il n'en reste pas moins vrai que l'image de Dieu est
cette image royale, le plus souvent l'image d'un dominateur, d'un despote absolu, dont la
présence fait mourir.
Aussi bien, voyons-nous Isaïe, lors de sa première vocation, saisi de terreur : il va mourir et,
lorsque les Hébreux se trouvent au pied du Sinaï, et qu'ils s'apprêtent à affronter la présence
de Dieu, ils crient vers Moïse en disant : "Parle-nous, toi, mais que Dieu ne nous parle pas.
Car si Dieu nous parle, nous allons mourir ".
C'est ainsi que si les hommes ont donné à leurs rois, dans l'antiquité, le visage de la divinité,
ils ont donné aussi à la divinité le visage de leurs rois. C'est ainsi que nous tous nous
concevons la grandeur. La grandeur, c'est de dominer ; la grandeur, c'est d'être au-dessus des
autres ; la grandeur, c'est d'être applaudi ; la grandeur, c'est d'avoir des sujets. Dans un ordre
quelconque, la grandeur, c'est de regarder de haut en bas vers une foule qui admire et qui offre
le tribut de ses hommages. Et nous sommes tout infectés, tout empoisonnés de cette image de
la grandeur, puisque nous aussi, dévorés comme nous le sommes par notre amour-propre,
nous ne pensons qu'à nous mettre en valeur, éclipser les autres, en faisant parler de nous.
Cette image corrompt notre esprit, corrompt aussi notre religion, parce que justement
l'Evangile nous a apporté une autre échelle des valeurs. A cette échelle des valeurs fondée sur
la domination, sur l'écrasement de la fragilité humaine par la puissance divine, selon l'image
que les hommes étaient alors capables de construire, l'Evangile oppose une nouvelle échelle
des valeurs, incroyable, merveilleuse et dont nous n'avons pas encore commencé de
comprendre la portée.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 44
Le Jeudi Saint, à quelques heures de l'Agonie, las apôtres sont encore entrés au Cénacle sans
comprendre. A la table même de la Cène, ils se sont disputés pour la première place. Car il ne
reste pas autre chose que des premières places, et Jacques et Jean - Jean lui-même, le disciple
bien-aimé - ils ont, par l'entremise de leur mère, réclamé les premières places. Ils rêvent de
s'asseoir sur des trônes pour juger les douze tribus d'Israël. Ils ne savent pas, comme disait
Jésus, de quel esprit ils sont. Ils sont dominés, comme nous le sommes encore, par cette image
de domination. Pour eux, la grandeur, c'est de regarder de haut en bas, d'avoir des sujets et de
recevoir des hommages.
Et Jésus va nous introduire maintenant dans la véritable grandeur. Il va mettre de l'eau dans
un bassin, il va se ceindre d'un linge, il va s'agenouiller devant eux, il va leur laver les pieds,
faisant le geste que les esclaves des Hébreux eux-mêmes auraient refusé à leurs maîtres. Et
Pierre, toujours dominé par son image de la grandeur, de la fausse grandeur, se scandalise :
"Mais non, Seigneur, c'est impossible !" Il veut détourner Jésus de cette humilité, comme il
voulait le détourner naguère de la croix. Il faut que Jésus affirme qu'il n'aura aucune part au
Royaume s'il ne se laisse faire. Et maintenant Jésus, à genoux, lave les pieds de Judas qui l'a
vendu, de Pierre qui va le renier, de Jacques et Jean qui vont s'endormir dans le jardin de
l'agonie, de tous les autres qui vont s'enfuir quand il aura été livré et qu'il apparaîtra désormais
comme le condamné voué à l'infamie.
C'est ici que commence la Nouvelle Alliance, que le voile se déchire, que le vrai visage de
Dieu apparaît et que cette échelle de grandeurs nouvelle, incomparable, nous est enfin
révélée : la véritable grandeur, ce n'est pas de dominer, la véritable grandeur, c'est la
générosité, c'est la générosité... Le plus grand, c'est celui qui donne le plus, celui qui donne
tout, celui qui donne infiniment, celui qui n'a rien, celui qui n'est qu'amour et qui ne peut
qu'aimer.
Ce visage de Dieu se révèle enfin, le vrai, l'unique vrai visage de Dieu, inconnu, insoupçonné,
imprévisible, merveilleux, celui que le monde d'aujourd'hui attend et ne connaît pas encore.
Car enfin, tout l'athéisme moderne : Marx, Nietzsche, Sartre, Camus, tous ces grands talents,
tous ces grands hommes, chacun à sa manière, pourquoi refusent-ils Dieu ? Mais justement,
Dieu, ils le voient toujours sous l'image du Pharaon, comme une limite à l'homme, comme
une menace contre l'homme, comme un interdit, comme une défense, comme une barrière !
Ainsi que l'écrit Sartre dans ce raccourci terrifiant : "Si Dieu existe, l'homme est néant.", tant
ils ont le sentiment que si l'homme doit se tenir debout, s'il veut être un créateur, s'il veut
courir une aventure qui en vaille la peine, il ne doit compter que sur soi, ne pas faire appel à
ce Dieu qui nous dispense de tout travail, de tout effort créateur, parce qu'il a tout fait, parce
que les jeux sont faits, parce que le sort en est jeté, parce que notre destin est éternellement
prédéterminé. Et c'est au nom de l'activité humaine qu'ils revendiquent leur athéisme, pour
que l'homme soit pleinement lui-même, pour qu'il atteigne à toute sa grandeur, pour qu'enfin
il soit vraiment un créateur.
Ils ne savent pas combien nous sympathisons avec eux. Nous aussi, nous sommes des
hommes, nous aussi nous avons le sens de la dignité, un sens brûlant, ineffaçable. Nous aussi,
nous savons qu'une conscience humaine est inviolable, qu'un homme n'est pas un objet dont
on puisse disposer comme d'une marchandise, que l'homme est un sujet, qu'il doit être
vraiment l'origine et la source de ses actes. Et le Créateur lui-même, dans l'ordre de la
générosité et de l'amour, où tout est fondé sur la réciprocité, va nous donner - et c'est cette
immense révélation - cette lumière inépuisable du lavement des pieds.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 45
Devant quoi Jésus est-il à genoux ? Devant ce Royaume de Dieu que nous avons à devenir. Et
il n'y en a pas d'autre. Le Royaume de Dieu, c'est la Royauté d'amour de Dieu au plus intime
de nous. Et cette Royauté, Dieu ne peut pas l'accomplir tout seul. Autrement, Jésus ne serait
pas à genoux devant ses disciples. Pour que cette Royauté existe réellement, il faut notre
consentement, il faut que le cœur de Judas s'ouvre, que le coeur de Pierre accepte, que le
coeur de Jacques et de Jean s'éveille, que tous les autres sortent de leur sommeil et qu'ils
prononcent ce oui sans lequel rien ne peut s'accomplir. Et c'est justement pour éveiller ce
consentement, pour rendre attentif chacun de ses disciples et nous-même à ce Royaume
intérieur que Jésus est à genoux. Jamais l'homme n'a reçu tant d'honneurs, jamais la liberté
humaine n'a reçu une telle dimension que dans cet agenouillement du Seigneur devant ses
disciples et devant nous-même.
C'est cela le vrai visage de Dieu. La grandeur, ce n'est pas de dominer. Dieu n'est pas celui qui
a le goût de l'esclavage. Dieu n'a pas de sujets - au sens de Pharaon - Dieu ne domine
personne. La Royauté de Dieu, c'est justement de nous toucher par sa liberté pour susciter la
nôtre.
Il faut que nous entendions cet appel, que, comme le veut le Pape saint Léon dans son homélie
de Noël, nous prenions conscience de notre admirable dignité. Dieu n’a pas le goût de cette
soumission d'esclave. Il attend notre amour de fils. Il attend notre confiance d'ami. Il veut
faire de nous des collaborateurs d'un monde qui ne peut pas s'achever sans nous. Le grand
romancier Pasternak, dans son livre bien connu, Le Docteur Jivago, a deux ou trois pages
miraculeusement belles sur la nouveauté du Christianisme et il oppose aux miracles de
l'Ancien Testament, aux grands mouvements des peuples sous la conduite de Moïse, le
miracle silencieux de la conception de Marie. Ce miracle secret qui s'accomplit à l'ombre du
Saint-Esprit, ce miracle que la langue humaine est incapable d'exprimer. Ce miracle où Dieu
vient à nous, ce miracle va resplendir à travers la pauvreté de Marie, le visage éternel du Dieu
vivant. Et il conclut ces pages par ce raccourci prodigieux, emprunté à la Liturgie russe “
Adam a voulu se faire Dieu et il n'a pas réussi, il ne l'est pas devenu. Mais maintenant, Dieu
s'est fait homme afin de faire de l'homme un Dieu."
On ne peut pas, comme le fait la liturgie russe, opposer d'une manière plus brutale les deux
échelles de valeurs, celle de l'Ancien Testament, fondée sur l'image de domination où le péché
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 46
suprême était de vouloir ravir à Dieu ses droits en se faisant Dieu au lieu d'être un esclave
courbé dans la poussière, et la nouvelle échelle de grandeurs du Nouveau Testament, fondée
uniquement sur la générosité où, comme le disait Athanase et après lui Augustin, Dieu s'est
fait homme afin que l'homme devînt Dieu. Car bien sûr, dans l'échelle de générosité, il n'y a
plus de rivalité possible, car celui qui donne tout, ne demande rien d'autre que communiquer
tout ce qu'il est, pour nous faire pénétrer dans son intimité afin que sa vie devienne la nôtre et
la nôtre la sienne.
Voilà la charte de notre liberté : l'Evangile nous délivre de ce monarque, nous a délivrés de
cette menace d'un Dieu dont on avait peur et devant lequel on pensait toujours devoir mourir.
L'Evangile nous fait entrer dans l'intimité du Dieu vivant, qui fait surabonder la vie, et il vient
à nous comme la Bonne Nouvelle d'aujourd'hui, la plus brûlante, la plus passionnante, la plus
magnifique. Il nous demande de nous redresser, d'atteindre à notre stature qui est la stature du
Christ et de devenir avec Dieu des créateurs dans le même ordre de grandeur que lui, l'ordre
de grandeur de la générosité, de l'amour et du don de soi. Car justement, Dieu s'est fait
homme afin que l'homme devînt Dieu.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 47
Maurice Zundel
Dernière homélie prononcée par Maurice Zundel qui décédait en août 1975
des suites d’une thrombose cérébrale.
Chers amis,
Il est étonnant que nous n’ayons pas retenu le mot de saint Augustin qui est
unique en son genre, qui est prodigieux dans son raccourci et qui jette une
telle lumière sur la nouveauté de l’expérience spirituelle. Il dit à Dieu : « Tu
étais dedans, c’est moi qui étais dehors ! »
Mais si nous saisissons, comme Augustin l’a saisi avec cette puissance
incroyable, que c’est Dieu qui est dedans, et nous dehors, que c’est Dieu qui
est la suprême expérience de notre humanité, que nous n’arrivons jusqu’à
nous-mêmes qu’à travers Lui, alors Dieu deviendra la respiration même de
notre esprit et de notre cœur.
propre vie, sa propre vie bien sûr mêlée à celle des autres, sa propre vie en
relation avec celle des autres, mais toujours sur ce plan d’humanité où il est
impossible de se tirer d’affaire sans rencontrer l’infini.
Dès que vous percevez cela dans un petit enfant qui vient de naître, dans ce
premier sourire de cet enfant, dès que vous sentez ce dedans, que vous en
prenez conscience, vous êtes bouleversé. Vous sentez que tout est là
finalement, qu’à travers cette fragilité il y a une grandeur incommensurable,
qui est d’autant plus éclatante que l’enveloppe est plus fragile. Et au fond,
toutes nos amitiés, toutes nos tendresses, tous nos amours, finalement,
qu’est-ce qu’ils cherchent ? sinon précisément un dedans, c’est-à-dire une
source inépuisable, c’est-à-dire une vie véritable, c’est-à-dire le Dieu Vivant,
celui qui est le secret le plus intime de notre cœur, qui est le lien éternel de
toutes nos tendresses.
Le Christ au milieu de l’histoire, le Christ qui meurt, c’est Dieu qui meurt au
milieu des hommes. Ce n’est pas un Dieu étranger, c’est Quelqu’un qui porte
l’humanité, qui cherche justement au-dedans de chacun de nous, à édifier ce
sanctuaire qui est la seule cathédrale digne de lui. Toutes les églises de
pierre ne peuvent conduire finalement qu’à cette Église intérieure qui est le
sanctuaire de nous-même.
De quoi s’agit-il, en effet, dans ce carême qui devrait être une sorte de
procession vers la fête de Pâques ? De quoi s’agit-il ? - De jeûner ? Nous ne
jeûnons pas ! - De nous priver des choses qui nous font plaisir ? Nous ne le
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 49
faisons pas ! - De quoi s’agit-il ? Mais il s’agit d’épargner cette vie divine que
nous portons en nous ! De la protéger contre nous-mêmes ! D’en témoigner
en la laissant transparaître pour que les autres puissent la respirer !
Çà, c’est un Carême qui aurait un sens, parce que justement, si Dieu est ce
Dieu dont Jésus parle à la Samaritaine, ce Dieu qui est en elle, ce Dieu qui la
cherche, ce Dieu qui est la source éternelle de sa vie, si Dieu est cela, nous
savons bien qu’à chaque instant nous risquons d’intercepter sa lumière,
d’empêcher le courant de passer, de fermer la porte aux autres, de ce
Royaume intérieur à eux-mêmes que nous devrions leur apprendre à
découvrir, non pas en parlant mais en vivant.
L’Évangile est complètement dans la vie, ou il n’a aucun contact avec elle. Au
contraire, s’il est dans la vie, c’est à nous donc de devenir un Évangile vivant.
Non pas bien sûr en faisant du prosélytisme et en nous mettant à prêcher,
mais en ayant ce souci, - ce souci, puisque c’est vrai que Dieu est dedans
puisque nous le portons en nous, – en ayant ce souci de communiquer,
sans rien dire, le sourire de Sa tendresse.
Combien les hommes qui nous entourent, qui nous valent bien, qui valent
souvent tellement plus que nous-mêmes, combien ils seraient acclimatés, si
l’on peut dire, à la présentation de l’Évangile, si nous devenions nous-mêmes
ce message vivant de libération et d’amour !
C’est de cette manière que nous avons à prendre notre part de souffrances
dans l’annonce de l’Évangile. Cà vaut la peine. Car rien n’est plus
bouleversant que de penser et prendre conscience que la Vie de Dieu a été
remise entre nos mains, la vie de Dieu a été remise entre nos mains. Ce
n’est pas un vain mot. C’est l’expérience quotidienne. Si nous sommes
fermés, bloqués, c’est que nous rencontrons des visages fermés, qui nous
empêchent justement d’atteindre à notre intimité et à la leur. Si Dieu devient
étranger, c’est parce qu’il ne constitue pas le sommet de notre expérience
humaine par notre faute ou par ignorance.
Il s’agit donc, encore une fois, de prendre le tournant et de nous rappeler que
tout tient dans ce passage du dehors au-dedans, dans ces deux petits
mots des Confessions de saint Augustin : dedans, dehors.
Comme c’est merveilleux de penser qu’un grand génie comme lui, qu’un
grand chrétien, un saint admirable, ait découvert cette chose que nous avons
tellement de peine à réaliser, à savoir : c’est que nous sommes étrangers à
nous-mêmes, et que nous sommes jetés dans notre propre intimité que
lorsque, tout d’un coup, libérés de nous-mêmes par la Présence de ce que
saint Augustin appelle la beauté si antique et si nouvelle, nous ne sommes
plus qu’accueil dans la libération de nous-même.
Voilà donc le carême que nous avons à vivre. Laisser Dieu passer,
communiquer Sa lumière, et laisser Dieu donner aux autres, dans notre
sollicitude humaine, la Présence adorable et l’éternel Amour.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 50
Maurice Zundel
Vous vous rappelez la dernière question posée par les apôtres au jour de
l'Ascension. Tandis que Jésus les invite à se recueillir et à attendre l'Esprit
saint qu'il doit leur envoyer, la dernière question qu'ils lui posent, c'est : «
Est-ce en ces temps-là que tu rétabliras le règne en faveur d'Israël ? »
Et cette lumière est inépuisable, cette lumière est à suivre qui nous conduit
du dehors au-dedans. Nous sommes tous esclaves du dehors. Nous voulons
jouer un rôle, nous portons un masque, nous désirons exercer une influence,
jouir d'une primauté, être loués et admirés et, tandis que nous poursuivons
toutes ces exhibitions de nous-mêmes, nous perdons notre substance, nous
devenons toujours plus extérieurs à nous-mêmes et nous finissons par n'être
plus qu'une apparence d'existence.
Toute âme, l'âme d'un enfant qui vient de naître, toute âme, tout esprit
humain est capable de cette immensité, est appelée à cette grandeur et doit
devenir le Royaume de Dieu. Chacun de nous est appelé à avoir et à devenir
un dedans... un dedans. Ce petit mot de rien du tout, comme il est
merveilleux !
Quand Augustin dit à Dieu : « Tu étais dedans et moi j'étais dehors », il nous
fait sentir toute la grandeur de ce petit mot, être dedans, c'est-à-dire être soi-
même une source, être soi-même une origine, être soi-même une valeur, un
trésor, être soi-même un créateur, être soi-même tout un univers.
Rien n'est plus merveilleux, rien ne nous atteint plus profondément, parce
que rien ne nous libère davantage. Être libre de soi, mais c'est totalement
impossible si on n'a pas trouvé, au fond de son cœur, cette Présence infinie
qui est seule capable de nous combler, qui est le seul chemin vers nous-
mêmes, le seul chemin vers les autres, la seule signification de tout l'univers.
Nous avons donc à recueillir ce merveilleux héritage, à découvrir, ce matin,
ce don infini de l'amour éternel.
Aujourd'hui, nous pouvons entrer dans cet immense amour dans la mesure,
justement, où nous commençons par nous recueillir, où nous commençons
par entrer dans ce silence infini où naissent toutes les vies. C'est ce silence
qui est l'origine de toute grandeur, c'est dans ce silence que l'on découvre la
Présence infinie, c'est dans ce silence que l'on naît à soi, c'est dans ce
silence que l'on rencontre toutes les présences, c'est dans ce silence que l'on
atteint jusqu'à la racine de soi et jusqu'à la racine des autres.
C'est donc dans ce silence que nous allons nous enfoncer, en demandant au
Seigneur de nous communiquer la plénitude de son Esprit et de nous
délivrer, enfin, de ce vieux moi qui est usé jusqu'à la corde, de nous donner
un point de vue neuf qui soit simplement un regard d'amour vers lui.
Qu'il nous envoie pour donner simplement par notre présence, pour donner
au monde cette joie, cette joie de Dieu, cette joie de l'éternel amour, cette joie
du visage du Christ après laquelle toute la terre soupire.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 52
Maurice Zundel
Chers amis, quand on lit une page des grands mystiques, comme St-Jean de
la Croix, et j’avais l'occasion cette semaine de reprendre « Le Cantique
Spirituel », et singulièrement cette strophe admirable ou St-Jean de la Croix
dit : « Réjouissons-nous, mon Bien-Aimé, allons nous voir dans Ta Beauté ».
Et le commentaire qu'il en fait est absolument extraordinaire, ce commentaire
dont le lyrisme est débordant et où le mot « Beauté » revient une vingtaine ou
une trentaine de fois dans quelques lignes : « Allons nous voir dans Ta
Beauté : je me verrai dans Ta Beauté, je serai moi dans Ta Beauté et Tu
seras moi dans Ta Beauté... »
Impossible de dire ces mots sans se rendre compte que, pour St Jean de la
Croix, comme pour tous les mystiques, le contact avec Dieu est celui qui
suscite la vie, l'enthousiasme, parce qu'il s'agit d'un lien nuptial, d'un lien où
la personne s'échange dans le plus profond, dans le plus intime d'elle-même
avec Dieu, où la personne se constitue dans ce don et dans cette offrande et
où elle n'est jamais lasse de s'émerveiller, parce qu'elle ne cesse jamais de
grandir et de s'accomplir.
Et, entre ces pages du mystique, entre ces pages – d'une suprême poésie et
d'une suprême grandeur – et la religion de nos paroisses, on a l'impression
qu'il s'agit d'autre chose. Il semble que, dans nos paroisses, on soit endormi,
chloroformé, et que la vie religieuse y soit un pensum, un devoir, quelque
chose qu'il faut accomplir parce qu'on est soumis à une puissance par le
jugement de laquelle on devra passer, et qu'il est plus sûr, malgré tout, de
mettre les chances de son côté.
On s'ennuie dans les églises : je m'y ennuie, je m'y ennuie si souvent, je m'y
ennuie parce qu'on a l'impression que tout est terne et gris, on rabache des
mots, on ressasse, on redit, on répète. Alors que, pour le mystique, Dieu est
brûlant, alors que pour le mystique comme pour Pascal, dans la fameuse nuit
de sa conversion, Dieu est un feu qui ne s'éteindra plus jamais : au plus
intime de son coeur. On a l'impression, dans nos paroisses que Dieu est un
ennui; c'est un devoir, c'est une espèce de personnage lointain, redoutable,
émouvant quelque fois, mais la plupart du temps ennuyeux.
Ce n'est pas une découverte, ce n'est pas une joie, ce n'est pas une
jubilation, ce n'est pas un jaillissement toujours nouveau devant la Beauté de
Dieu qui se communique à nous. Ce n'est pas surtout une aventure
incroyable qui donne à la vie une saveur inépuisable et qui, chaque jour, fait
se lever un monde nouveau.
D'où vient que la vie chrétienne, qui est issue pourtant de l'Évangile, lequel
veut dire : « Bonne Nouvelle », d'où vient que cette vie est si terne, si grise, si
morne, si banale, et que la plupart des chrétiens ressemblent à tous ceux qui
ne sont pas chrétiens, vivent avec quelques scrupules de surface,
exactement comme tous les autres. D'où cela vient-il? D’où vient cet échec,
d'où vient cet ennui?
La science est une prodigieuse aventure, magnifique, qui fait le plus grand
honneur à l'esprit humain; et l'on comprend le savant qui s'y consacre avec
une passion brûlante, on comprend ce mot de Branly, un des inventeurs de la
télégraphie sans fil, une découverte bien ancienne comparée à celles
d'aujourd'hui, on comprend ce mot de Branly après une séance de parade où
l'on avait visité son nouveau laboratoire, disant, après le défilé de tous les
invités : « Eh bien, ça ne vaut pas, ça ne vaut pas une journée d'expériences!
»
La science est une aventure. L'art est une aventure et l'on pouvait voir, à
certains jours, Clara Haskil, le visage décomposé, sortant d'un concert, ayant
l'impression d'avoir tout raté parce que, justement, on ne sait jamais, on ne
sait jamais si on est digne, on ne sait jamais si on est au niveau de la Beauté,
si on a pu faire passer dans ses doigts tout le chant de son coeur, et si le
public a communié jusqu'au fond avec cette source éternellement jaillissante
qui a fait naître au cours de l'Histoire tous les chefs-d'oeuvre.
Et l'alpinisme aussi est une aventure, et des hommes armés d'un courage
magnifique aiment ce goût du risque; ils s'exposent eux-mêmes, ils se
risquent eux-mêmes parce qu'ils veulent connaître à la fois la grandeur du
danger et la splendeur de vivre. Exposant leurs vies, ils en savourent mieux
le prix; ayant échappé aux périls, ils vivent avec un coeur plus ardent et plus
joyeux.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 54
Et nous, que faisons-nous? Que faisons-nous alors que des milliers de gens
vont se geler pendant des heures pour assister à une compétition sportive?
Nos églises, si souvent, en dehors de la messe obligatoire du dimanche, nos
églises sont si difficiles à remplir parce qu'on s'y ennuie, parce que ce n'est
pas une aventure, parce que l'on ne comprend pas que, si l'homme crée la
science, s'il crée l'art, s'il invente le sport, il y a en lui une valeur encore
infiniment plus grande que toutes ces créations, d'ailleurs admirables, où il
s'exprime. Et c'est justement l'aventure au terme de laquelle il doit se créer
lui-même, où il doit faire de tout son être une source, une origine, un espace
illimité; où il doit marquer de son empreinte l'Histoire et en changer le cours,
et élever toute l'Humanité, en la soulevant, et accomplir ainsi le geste de
Dieu, qui est éternel, le geste de l'Amour qui donne.
Est-ce que nous sommes aveugles? Oui, nous le sommes! Nous ne voyons
donc pas que la Croix qui éclate au sommet de nos églises, cette Croix qui
étend ses bras vers nous, cette Croix qui est notre unique espérance, ne
voyons-nous pas que cette Croix mesure, d'une mesure infinie, la grandeur
de notre vie? Car enfin, la Croix veut dire que Dieu meurt, que Dieu meurt
pour nous conquérir, qu'il y a en nous quelque chose de si formidable que,
pour le faire surgir, il ne faut pas moins que la mort de Dieu, pas moins que
l'agenouillement du Seigneur au Lavement des pieds.
C'est de nous qu'il s'agit, c'est nous, qui devons devenir justement quelque
chose de tellement précieux, de tellement grand, de tellement beau, qu'il
apparaisse en effet que le Ciel est au-dedans de nous et que, à travers notre
visage, la Présence même infinie, la Présence Infinie se révèle et se
communique.
Car finalement, l'aventure que nous avons à courir, ce n'est pas moins que
celle-là : je veux dire de révéler Dieu, de le faire entrer dans l'Histoire,
d'inscrire sa Présence, sa Présence de lumière et d'amour dans tous les
gestes de la vie.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 55
Qui est Dieu pour les habitants de Lausanne? Qui est Dieu pour les hommes
que nous croisons dans la rue? Qui est Dieu pour nous, en dehors de la
réunion dominicale, en dehors de l'heure que nous passons à l'Église? Qui
est Dieu? Un inconnu, un étranger. Nous avons une petite lueur qui nous
amène à la liturgie du dimanche, une petite lueur, et après...? Nous
retombons dans nos servitudes quotidiennes et nous oublions qu'au-dedans
de nous, ce feu continue à brûler, qu'au-dedans de nous Dieu veut nouer
avec nous une alliance éternelle, qu'au-dedans de nous, Dieu veut donner à
tous nos gestes une portée, une valeur infinie, qu'au-dedans de nous Dieu
veut faire la conquête du monde, qu'au-dedans de nous, Dieu veut
transparaître et se révéler au visage de nos frères.
Une immense aventure est la vie chrétienne qui engage tout Dieu, puisque
Dieu n'a pas d'autre moyen d'entrer dans notre Histoire que nous-mêmes.
Comment voulez-vous que Dieu apparaisse, que Dieu soit une réalité de la
vie, qu'Il soit une Présence qui s'impose à tous, joyeusement, comme la
Présence la plus réelle, celle qui vivifie toutes les autres, si nous ne sommes
pas capables de transmettre et de vivre cette Présence?
Il existe de tels moments, j'en suis sûr. Je pense à celui où une jeune maman
voit pour la première fois son premier enfant, son enfant, cet enfant qui était
si près de son coeur mais qui restait pour elle un inconnu, cet enfant dont elle
portait la vie mais dont elle ignorait le visage : le voilà devant elle; elle peut le
reconnaître. Et peut-être aussi le premier mouvement de l'amour dans un
jeune homme et une jeune fille qui, pour la première fois, comprennent que
leur vie n'aura de sens que s'ils scellent cette union qui les donnera l'un à
l'autre. Peut-être que dans ce moment, comme dans le moment de la
naissance, y a-t-il ce frisson de l'infini, ce sentiment qu'en effet la vie est
immense et qu'elle est une aventure inépuisable!
Oui, c'est de cela qu'il s'agit : « Je pleure parce que l'Amour n'est pas aimé! »
Dieu est l'Amour même et rien d'autre. « Regarde en moi, disait le Christ à
Ste Angèle de Foligno, regarde en moi et dis-moi si tu vois en moi autre
chose que l'Amour ».
Et c'est pourquoi nous allons nous recueillir pour écouter, en disant au plus
profond de nous-même au Seigneur qui ne cesse de nous attendre au plus
intime de nous : « Seigneur, aidez-moi à révéler votre Visage dans le sourire
du mien ». Amen.
Maurice Zundel
Tous les grands hommes, tous les génies, tous les savants, tous ceux
qui sont à la tête de la course dans l'humanité, sont des êtres qui ont
su admirer et s'émerveiller. Et c'est Einstein, un des plus grands
savants de tous les temps, qui a dit ce mot magnifique où il nous
révèle son âme : L’homme qui a perdu la faculté de s'émerveiller et
d'être frappé de respect est comme s'il était mort.
Il ne faut donc pas penser que la prière pour nous s'épuise dans les
formules que nous récitons à l'église, dans le chapelet, dans le
chemin de croix, dans le « Notre Père» où le « Je vous salue Marie ».
La prière, c'est la respiration de l'âme qui découvre, tout d'un coup, le
visage imprimé dans notre coeur.
Et, comme chacun de nous est différent, comme chacun de nous est
irremplaçable et unique, comme Dieu ne se répète jamais en créant
une âme, il donne à cette âme, justement, il lui confie un rayon de lui-
même, et il l’appelle à exprimer sa beauté dans son langage à elle,
qui est unique, afin que toutes les âmes, ensemble, constituent une
immense symphonie où la beauté de Dieu ne cesse jamais d'être
chantée.
Au fond, tous les saints ont été de grands passionnés et, le plus
grand de tous, saint François d'Assise, a voulu mourir en écoutant
chanter le Cantique du Soleil. Et saint Augustin, lorsqu’il veut
exprimer le mouvement le plus intime de sa conversion, se tourne
vers cette beauté toujours nouvelle et toujours ancienne qui est au-
dedans de nous, et dans laquelle nous trouvons la plus personnelle et
la plus vivante révélation de Dieu, puisque c'est Dieu lui-même,
caché en nous comme un soleil, dont la lumière est le jour de notre
intelligence et le repos de notre coeur.
Et, c'est pourquoi l'essentiel pour nous, pour chacun de nous, ce n'est
pas tant de suivre telle ou telle démarche déjà connue, mais c'est,
bien davantage, chaque jour, de nous donner la possibilité de nous
émerveiller. Si chaque jour, nous respirons, pendant cinq ou dix
minutes, le silence où notre vie retrouve son origine, si chaque jour,
Dieu nous apparaît sous des traits absolument nouveaux, si chaque
jour, nous sommes promus, comme dit un grand poète, à la dignité
d'être admirants, alors Dieu n'aura jamais pour nous ce visage du
déjà vu, qui nous lasse et qui nous ennuie.
Celui qui aime chante, a dit saint Augustin. Celui qui aime chante,
justement, parce que l'amour jaillit toujours de l'émerveillement.
Maurice Zundel
Fais-nous un Dieu qui marche devant nous. (Ex.31/I) : Le cri des Hébreux
dans le désert, le cri éternel de l'homme.
Il n'y a que Dieu qui puisse nous remplir, mais il n’y a que l'homme que nous
puissions voir. C'est pourquoi, sans cesse, glisse vers l'homme l'élan qui
nous entraîne vers Dieu.
Alors l'amour qu'on aura pour nous ira plus haut que nous et Dieu sera le lien
vivant, éternel de toutes nos tendresses. Alors nous connaîtrons toute la joie
d’aimer.
Nous croyons avoir une immense faim d'aimer, mais la faim de Dieu est plus
grande que la nôtre. Et c'est seulement pour dilater notre Amour à la mesure
du sien, qu'il semble parfois briser nos cœurs.
Quelle prière convient mieux à notre faiblesse, quel cri exprime mieux nos
rêves ?
dans nos frères, les traits du visage divin et d'illuminer nos regards du
rayonnement de la lumière éternelle.
Vous avez été rachetés d'un grand prix, dit saint Paul, glorifiez et portez Dieu
dans votre corps. (1 Co 6, 20)
Un Chrétien est un être qui ne pose pas. Pose, signifie artifice, plaqué,
mensonge.
Un Chrétien sait se donner à ses frères, avec tant d'Amour et tant de respect,
avec tant d'intimité et tout ensemble avec tant de recul, qu'il les laisse
toujours libres de soi, et qu'il réussit parfois à les délivrer d'eux-mêmes,
suscitant en eux ce qu'ils ont de meilleur, pour qu'eux-mêmes s'harmonisent,
à leur tour, dans cette glorieuse liberté des enfants de Dieu.
Qu'Il nous donne d'être pour nos frères, un pain vivant, et qu'ils ne nous
quittent jamais sans s’être nourris de lui.
Maurice Zundel
Vous savez qu'en Égypte les coptes représentent l'élément chrétien et que,
sur vingt millions d'habitants, il y a un million et demi de coptes. Ils savent
qu'ils sont chrétiens. Ils savent qu'ils ne sont pas musulmans. Ils ont gardé la
foi, alors que leur intérêt aurait été de se faire musulmans. Ils sont, à leur
manière, les témoins du Christ. Mais souvent, ils ne savent rien d'autre sinon
qu'ils sont chrétiens et pas musulmans. Ils peuvent même être si ignorants,
qu'ils ne savent pas même qui est Jésus-Christ.
Des jeunes gens de l'Action catholique, qui étaient dans un village copte,
demandaient à un jeune homme : " Est-ce que tu connais Jésus-Christ ? "Il
leur répondit : " Je ne suis pas de ce village, demandez au maître."
Qu'est-ce que les Apôtres ont compris de Jésus ? Qu'est-ce qu'ils peuvent
nous dire de Jésus ? Que savons-nous de Jésus ? Jésus lui-même a dit : "
On ne peut pas mettre du vin nouveau dans de vieilles outres "(Cf. Luc 5, 38)
" J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas
les porter ". (Cf. Jn 16, 12)
Alors, comment notre Seigneur a-t-il dit ce qu'il avait à dire, puisque ses
Apôtres ne pouvaient le porter ? Au fond, Jésus-Christ, on ne le connaîtra
que dans le mystère de l'Eglise. C'est le jour de la Pentecôte que les Apôtres
découvrent Jésus-Christ, et que découvrent-ils ? Ils découvrent que Jésus-
Christ est au centre de leur vie. Ils découvrent que Jésus est pour eux
exactement ce que Dieu a toujours été pour eux. Et c'est là le grand mystère
de la Pentecôte, que ces Juifs - les Apôtres sont Juifs - qui ne connaissaient
rien à la Trinité, ont compris sans aucune hésitation que Jésus était au centre
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 64
de leurs prophéties, que Jésus était leur vie et que, sans être idolâtres, ils
pouvaient vivre en Jésus, comme ils avaient désiré vivre en Dieu.
Et comment cela est-il possible ? C'est là, entre Juifs et chrétiens, entre
musulmans et chrétiens, le débat éternel : " Comment pouvez-vous adorer un
homme qui a vécu comme nous, sans être idolâtres ?"
L'erreur des musulmans et l'erreur des Juifs, c'est justement de loger Dieu
dans un ciel, un ciel tellement lointain qu'il n'a plus aucun rapport avec nous.
Evidemment, cela paraît fou de penser que le Dieu, qui trône sur les cieux,
vient se promener sur la terre - et il n'existe pas. Dieu ne trône pas au-dessus
des étoiles. Le trône de Dieu, c'est le ciel véritable, et il est au-dedans de
nous.
C'est ce que dit saint Jean : " II était dans le monde et le monde ne l'a pas
connu ". (Jn 1, 10) Et il ne faut pas chercher Dieu là-bas : il faut le chercher
au-dedans de nous. Dieu n'a jamais cessé d'être présent au plus intime de
l'âme humaine.
L'Incarnation, ce n'est donc pas que Dieu descend sur une terre où il n'était
pas, puisqu'il y était déjà. L'Incarnation, c'est qu'une humanité devient
présente à Dieu, un Dieu éternellement présent. C'est l'homme qui était
absent, et pas Dieu qui n'était pas présent.
Mais pourquoi Jésus-Christ a-t-il cette place unique ? Pourquoi Jésus n'est-il
pas simplement un prophète ? Pourquoi les Apôtres, sans même se poser la
question, sans que cela soulève la moindre difficulté, ont-ils adoré Jésus ?
Adoré, c'est-à-dire considéré comme le centre de leur vie celui avec lequel ils
avaient vécu, mangé et bu ? C'est qu'il y a dans l'humanité de Jésus une
transparence infinie. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Nous savons très bien - nous-mêmes nous l'avons remarqué mille et mille
fois - nous savons très bien que nous n'existons vraiment que quand nous
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 65
Quand nous ne sommes plus qu'un regard vers Dieu, alors ça va : nous
pouvons communiquer aux autres pour un moment le sourire de la bonté
divine. Nous ne sommes vraiment des personnes que dans la mesure où
nous sommes suspendus à Dieu et le mot de Rimbaud : " Je est un autre "est
bien cela : notre vrai moi est en Dieu. Notre véritable liberté, c'est Dieu, et
nous devenons vraiment un homme, une créature, dans la mesure où nous
sommes réellement en relation avec Dieu.
Seulement, je ne suis cela que momentanément. Il est rare que l'on soit dans
cet état de transparence à Dieu qui fasse de nous le sacrement de sa
présence. Nous essayons, nous recommençons. Mais nous ne sommes pas
continuellement dans cet état de dépouillement parfait qui lui permet de
transparaître toujours.
Les saints, avec une continuité beaucoup plus grande, laissent Dieu
transparaître en eux ; et cependant les saints n'ont jamais fini ce travail de
libération et ils sont les premiers à dire qu'ils n'ont jamais fini de se purifier de
leurs limites et de leurs frontières et, eux aussi, les saints, bien plus que
nous, sont suspendus à Dieu et ont leur moi en Dieu.
L'humanité de notre Seigneur, cette créature qui a été conçue par l'opération
du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Marie, n'a plus aucune adhérence à
elle-même, et c'est là la différence entre son humanité et la nôtre. Elle est
continuellement une relation vivante à Dieu.
Elle n'échappe plus à l'attrait de la grâce. Elle est jetée en Dieu avec un élan
qui est Dieu. Elle est portée, soulevée par l'aimant.
d'opposer soi à Dieu, parce qu'il est entièrement aimanté, perdu en la divinité
et jeté en Dieu par cet aimant qui est Dieu, parce qu'en Dieu chaque
Personne est un élan vers l'autre.
Si Dieu ne passe pas par nous, bien qu'il soit en nous comme il est dans le
Christ - c'est le même Dieu qui est toujours totalement lui-même, le même
Dieu dans notre âme et dans celle de Jésus, le même Dieu, le même Dieu
que dans les saints - si ce Dieu, en nous, ne resplendit pas, c'est qu'il y a en
nous une adhérence à nous-même qui empêche cette infinie charité, cette
infinie pauvreté, de luire à travers.
Nous serions le Christ lui-même si nous étions dans cet état de pauvreté
absolue, totale, unique dans lequel se trouve l'humanité de notre Seigneur,
cette humanité qui est entièrement dépouillée d'elle-même, qui n'est plus
qu'une relation vivante à Dieu, qui ne peut plus témoigner d'elle-même et qui
témoigne de Dieu, dont chaque geste, chaque parole, dont la présence tout
entière est le témoignage de la divinité.
Nous avons, là, la suprême révélation universelle, définitive, non pas dans les
mots, mais dans la présence de Jésus-Christ.
II ne faut donc pas mettre en quelque sorte le mystère de Jésus dans une
espèce de stratosphère, je veux dire le faire sortir entièrement de l'horizon de
notre vie spirituelle. Nous sommes tous en marche vers ce point infini où se
trouve le Christ. Pour nous aussi, la vie vraie, c'est le dépouillement, la
transparence, c'est de répondre à l'aimantation de l'amour divin, c'est d'être
suspendus à Dieu, d'être Dieu. Nous sommes bien en route vers cette
divinisation, c'est bien ce que nous reconnaissons comme le suprême
bienfait.
Mais justement, chez nous, c'est intermittent, cela vient, puis cela passe.
Nous retombons et nous recommençons, ce n'est jamais achevé. II y a
toujours en nous quelque chose qui nous ramène à un centre qui n'est pas
Dieu.
Mais il reste que nous sommes tendus vers ce dépouillement, vers cette
union totale, vers cette entière expropriation de notre moi, cette union qu'on
appelle dans le Christ " hypostatique", c'est-à-dire qu'elle est en plénitude. Au
fond, l'homme idéal, l'homme parfait, la personnalité pleine, c'est Jésus-
Christ, et nous tous ne serons pleinement des personnes que dans la
personne de Jésus.
Ce n'est pas une descente matérielle du ciel. Dieu est toujours présent, c'est
nous qui sommes absents. Dieu nous donne toujours toute sa lumière, c'est
nous qui sommes dans les ténèbres. Et toute l'imperfection de la Révélation
dans l'Ancien Testament ne vient pas de Dieu, mais de ce qu'il n'y avait
personne d'assez transparent pour communiquer cette lumière en plénitude.
C'est cela qu'il faut retenir : c'est que Dieu étant la pureté d'un amour sans
ombre et sans réserve, il ne pouvait se révéler pleinement que dans une
humanité sans ombre, et si les Apôtres n'ont pas compris avant la Pentecôte,
c'est qu'ils ne pouvaient comprendre, avant que leur cœur soit consumé par
le feu de l'Esprit saint.
C'est en entrant dans cette pauvreté totale, en nous laissant toujours plus
parfaitement conduire par cette aimantation divine, c'est par-là que nous
connaîtrons Jésus-Christ, parce qu'il n'est pas un enseignement, il est une
présence, une présence infinie, une présence de lumière, sous sa forme
silencieuse, dépouillée, et nous ne pouvons atteindre cette pauvreté infinie
que dans le dépouillement de nous-même.
Jésus nous est confié et notre mission, c'est de le représenter. Nous savons
que, depuis l'Ascension, Jésus a quitté le plan de l'histoire visible. Seulement,
nous ne sommes pas assez purs pour être en contact sensible avec lui, bien
qu'il soit en nous, au milieu de nous, au-dedans de nous.
Toujours est-il que, depuis l'Ascension, le Christ ne peut être visible qu'à
travers nous. C'est ce qu'il y a de plus bouleversant, de plus magnifique ; que
l'Incarnation se continue à travers nous. Tout le mystère de l'Eglise, c'est
cela. Par conséquent, chacun de nous est le visage du Christ pour les autres.
Il n'y a pas d'autre chemin vers Dieu que Jésus-Christ, mais il est justement
la divinité incarnée, donc visible, et puisque Jésus est invisible, il n'est donc
visible qu'a travers nous. Même si nous n'avons pas l'envie d'être parfaits,
même si nous sommes fatigués des efforts que nous avons faits, il reste
ceci : c'est que le Christ nous a fait crédit, et comme répondait le Padre Pio à
un homme qui disait : " Je ne crois pas en Dieu " : " Mais Dieu croit en vous !"
Vous êtes le Christ des autres. Ils n'ont pas d'autre Christ que vous, parce
que c'est uniquement a travers vous qu'ils voient le Christ. Ils chercheront le
Christ à travers vous, ils ne pourront l'aimer que dans la mesure où il sera
aimable. Et c'est cela qui fait de l'Evangile la Bonne Nouvelle, parce qu'il y a
là pour nous l'appel que nous adresse une générosité infinie qui se remet
entre nos mains.
Ce n'est rien de faire son salut, ce n'est rien de poursuivre son équilibre et sa
perfection. Mais comment résister à ce fait que Dieu n'a pas d'autre révélation
possible que nous-même, que nous sommes la seule expression de son
visage dans le milieu où nous vivons et que les autres ont le droit de me
demander d'être Jésus-Christ : malgré toutes mes fautes, je suis chargé
d'être le Christ.
C'est la, je crois, la porte de lumière qui s'ouvre sur le mystère de Jésus : que
l'Incarnation se continue à travers nous et que nous sommes chacun le Christ
des autres. Saint Augustin le dit : " Nous n'avons pas seulement été faits
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 69
chrétiens, nous avons été faits Christ ", et pas seulement Christ pour vivre en
union avec lui, mais pour porter aux autres la lumière et la présence du
Christ, pour être ce qu'il serait à notre place, pour continuer le geste du
Lavement des pieds, pour être donnés, consumés, mangés comme le Christ,
pour être la nourriture des autres.
Tout cela tient dans un seul mot : être Jésus. La, nous ne pouvons pas nous
tromper. Notre foi trouvera toujours plus ses assises en entrant dans ce
mystère, en le vivant et en étant, pour les autres, le visage du Seigneur.
Rien n'est plus beau et rien n'est meilleur que ce crédit infini, que cette
identité avec lui-même qu'il accomplit en nous. Voilà toute notre grandeur, et
quand nous sommes à bout de forces, il reste toujours que le Seigneur a
besoin de nous et que, finalement, nous sommes la seule chance de Dieu
dans le monde d'aujourd'hui. Si nous pouvions montrer le Christ en nous,
sans en parler, enfin l'heure serait accomplie et le monde serait sauvé.
Maurice Zundel
Si vous voyez les coqs se battre dans un poulailler, vous pouvez bien avoir
pitié des coups qu'ils se donnent et de la mort probable de l'un des deux,
mais vous n'êtes pas scandalisées comme d'une faute morale. Vous savez
que deux coqs ne peuvent se supporter. De toute façon, le coq sera mangé,
alors qu'il se tue ou qu'on le tue, cela revient au même.
Il n'en est pas de même pour l'homme, parce qu'il engage dans son action
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 70
J'ai déjà fait allusion à ce drame d'une femme qui avait quitté son foyer, pour
raison de santé, et qui le retrouve dévasté par un autre amour. Son mari
n'avait pas supporté la solitude. II avait été consolé par une jeune fille qui
avait eu pitié de sa solitude et son coeur s'était détourné de sa femme. Mais
cette jeune fille, qui avait pris la place de sa femme et à qui il avait découvert
qu'il avait des griefs contre elle, s'est sentie la vocation de le comprendre. Et
c'était si beau, cet homme malheureux que son coeur comprenait que, de fil
en aiguille, il y a eu un enfant entre eux. II y a eu un avortement, car
comment voulez-vous mettre un enfant au monde dans des conditions
pareilles ? On a cru que ce n'était pas un drame, parce qu'on était heureux. Il
y avait bien la première femme, mais on n'y pensait pas.
Puis, tout à coup, un craquement. La jeune fille qui a tout accepté, qui s'est
chargée d'un avortement, s'aperçoit que son ami devient indifférent, et
finalement, il la laisse tomber. II y a alors un changement extrêmement
émouvant chez cette femme qui devient avide de se venger et de piétiner cet
amour pour lequel elle a tout sacrifié, son rang, sa famille, sa mère.
Et voilà qu'à son tour, elle est lâchée. C'est alors qu'elle comprend que
l'amour la cherchait elle-même et qu'au fond, ce qu'elle avait cru tenir dans
cet amour, c'était justement l'échange de son âme. Elle a cru que c'était cela,
elle s'aperçoit que non et qu'il y a un enfant mort entre eux deux, avec le sort
de cette âme. Qu'est-il devenu, cet enfant ? Comment l'atteindre ? C'est alors
qu'on voit que l'acte humain ne finit jamais : on ne peut faire un acte humain
sans viser jusqu'à l'infini.
Dieu ne peut être connu qu'à travers une présence humaine, mais qu'il faut
ouvrir, qui doit rester transparente pour le communiquer. Tout acte humain
est la recherche de Dieu, de l'infini, même s'il l'ignore.
Je voudrais souligner le caractère infini de tout acte humain, pour que nous
comprenions que le détachement n'est qu'un immense amour. Il ne s'agit pas
pour nous de nous détacher de la création telle que Dieu l'a conçue, ni de
nous détacher des êtres confiés à notre amour. Il s'agit de les aimer
infiniment.
Le sens de la pauvreté en esprit, c'est d'aimer les créatures comme Dieu les
aime, de participer par cet amour au geste créateur de Dieu et de ramener
les créatures à Dieu.
Il ne faut pas que nous soyons en conflit avec le Créateur, avec l'humanité, et
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 71
que nous imaginions une espèce de jalousie entre Dieu et l'humanité, comme
si Dieu ne pouvait pas souffrir qu'on aime la création.
On pèche, non pas parce qu'on aime la créature, on pèche parce qu'on ne
l'aime pas assez. Si cette femme avait aimé cet homme à fond, et si cet
homme avait vraiment aimé cette femme, ils n'auraient pas dévasté ce foyer,
où il y avait une femme et des enfants, ils n'auraient pas mis en route une vie
qu'ils devraient tuer, ils n'auraient pas abouti à cette deuxième catastrophe.
Il est clair que si vous recevez un cadeau de quelqu'un qui vous aime, il est
revêtu de l'amour de l'être qui vous le donne. Un cadeau, c'est un signe, un
symbole, un sacrement de l'amitié, et tout ce qui fait la matière du cadeau,
c'est que, dans le cadeau, il y a un coeur qui s'exprime et qui se donne. Un
cadeau, nous le gardons précieusement, parce qu’à travers le livre qui nous a
été donné, nous voyons le visage de la tendresse, de l'amitié, et c'est cette
dimension qui fait la valeur du cadeau.
Il n'est pas du tout chrétien de mépriser les choses, et vous pouvez trouver
une jubilation à boire un vin excellent, parce que vous sentez qu'il y a là tout
le travail de l'homme et tout le don de Dieu. Cet acte n'est pas bestial.
L'amitié est un acte infini. Le sens de la vertu, c'est de traduire dans chaque
action cette dimension infinie qui en fait un don, une action de grâce. C'est le
sens de la pauvreté franciscaine. Si saint François d'Assise est incapable de
posséder, c'est qu'il est incapable de mettre le monde dans sa poche, parce
qu'il l'assume dans son coeur, parce qu'il voit, dans un caillou, le don de la
sagesse de Dieu, et ce caillou devient précieux comme le cadeau de l'Ami
divin.
brime plus, parce qu'ils sont trop grands. Ce qu'on voudrait, c'est qu'ils
grandissent encore, qu'ils aillent jusqu'au bout de leur vocation. Nous ne
pécherons jamais parce que nous aimons trop, nous pécherons dans la
mesure où nous n'aimons pas assez, où nous n'aimons pas comme Dieu, de
cet amour généreux qui donne et qui enrichit les autres du don même qu'il
accomplit.
Pour le chrétien, la pauvreté n'est pas le mépris des choses, mais l'amour
personnel de toute réalité vue à travers Dieu qui la donne pour qu'elle
devienne une Présence que l'on ne peut percevoir que par un geste d'amour.
D'ailleurs, c'est si vrai que saint François, qui était tellement jaloux de la
pauvreté, tellement irréductible sur ce point, c'est si vrai que saint François a
glorifié dans le Cantique du Soleil toutes les créatures. Pour lui, le monde est
transfiguré par l'amour. C'est ce monde qu'il chante jusque dans la mort.
Si chaque acte humain a une portée infinie, si chaque geste a une portée
royale et une ampleur divine, cela veut dire aussi que chaque acte débouche
dans l'éternel et a une valeur d'éternité. II a une importance immense.
Nous sommes toujours tentés de dire : " Demain, je ferai cela. Demain, je
penserai à Dieu. Demain, je ferai du silence en moi. Demain, ce sera le beau
jour où j'entrerai dans ma vocation. Demain, je prendrai le chemin de la
sainteté ". Mais ce n'est pas du tout le cas, parce que si vous attendez à
demain, vous ne le ferez jamais. Si vous attendez à demain, vous croyez que
la sainteté, c'est la lecture du Père Rodriguez , tandis que la sainteté, c'est
vous, devenues le Royaume de Dieu, c'est vous divinisées par le don de
vous-mêmes.
Une femme qui aime vraiment ne se dit pas : " Demain, j'aimerai mon mari,
demain, j'aimerai mes enfants, demain, j'aurai le temps de penser à eux.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 73
"Mais c'est maintenant qu'elle les aime, parce que chaque travail est fait pour
eux dans l'attente de leur retour.
C'est maintenant qu'elle aime et c'est dans chaque geste qu'elle s'engage
tout entière. C'est exactement ce que nous avons à faire. II n'y a pas à
attendre l'après-midi, c'est maintenant, c'est ici, c'est tout à l'heure au
réfectoire, devant votre bureau ou vos machines. C'est là que Dieu vous
attend, c'est là votre éternité, c'est là votre communion infinie, parce que
chaque geste humain, s'il est le don de nous-même, est un geste créateur
d'éternité. Il n'y a pas à attendre autre chose. Si vous mourez ce soir et que
votre journée a été pleine de Dieu, vous serez dans l'éternité, parce que vous
serez devenus vous-mêmes l'éternité, et c'est la seule manière de vaincre la
mort, c'est d'éterniser le maintenant. Ici, maintenant, aujourd'hui, à la cuisine,
en portant les plats sur la table, en récréation, devant vos comptes au
bureau, c'est à chaque seconde que la vie divine vous appelle, qu'elle peut
circuler à travers vous, se communiquer aux autres, pourvu que vous soyez
attentives à l'immensité de la vie.
Dieu, ce n'est pas quelqu'un dont on parle, c'est Quelqu'un que l'on respire,
que l'on communique par l'atmosphère qui émane de nous. Si vous êtes
constamment en communion avec Dieu, cela se sent autour de vous. II n'y a
pas d'action religieuse : c'est toute la vie qui est religieuse, toute la vie ou
rien, toute la vie ou rien...
Il n'en faut pas davantage pour communier à Dieu. Le travail, le repos, les
rapports quotidiens des hommes entre eux, c'est cela la religion, pourvu que
chaque acte soit revêtu de cette Présence divine et la communique.
S'il y a des moments où nous nous rassemblons à l'église, ce n'est pas pour
nous séparer de la vie ; c'est le moment où, revenus du travail, on se met
ensemble et on communie ensemble dans la tendresse autour de la table.
Mais ce rassemblement à la chapelle, ce n'est pas pour faire une coupure
dans notre vie, c'est pour mieux faire circuler la plénitude de cette vie.
Si nous pouvons mettre l'éternité dans chaque geste, alors nous vivrons dans
la sérénité, parce que nous ne serons plus tourmentés, tendus vers un
lendemain qui n'arrivera jamais. Nous bâtirons l'éternel et nous serons libres.
Il y a une Action catholique qui est de l'agitation et cela ne donne rien, parce
que personne ne vit cette vie dont tout le monde parle, parce que personne
n'en vit et que la vie divine ne peut se communiquer qu'à travers notre amour.
Cette vie est complètement stérile.
Il est certain que le Seigneur nous révèle dans sa propre vie la dimension de
notre vie, la dimension du monde, la grandeur de la créature pour nous inviter
à y entrer comme des créatures qui savent que la plus infime réalité, un
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 74
Car connaître Dieu, ce n'est pas se creuser la tête sur ses attributs ;
connaître Dieu, c'est le rencontrer parce qu'il est né de notre coeur au coeur
même de notre travail. C'est le sens du sacrement. Le pain deviendra le
Corps du Christ, parce que toute la vie peut devenir la manifestation de la
Présence divine.
Toute action est une hostie entre nos mains pour être transformée, par notre
amour, au Corps et au Sang de Jésus.
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 75
l'arbitre très actif, partout présent et tout-puissant de toute l'économie intérieure, sur
un sol d'ailleurs pourvu de toutes les richesses imaginables.
Les autres plans -internationaux- du type Charte de l'Atlantique, sont plus vagues
encore que les 14 points de Wilson sur lesquels fut édifiée la S.D.N., ou ne visent
qu'à constituer le trust menaçant des grandes puissances.
J'ai essayé, sans entrer dans aucune polémique, de prévoir des institutions encore
inexistantes fondées sur la nécessité d'un marché mondial, en établissant, comme
un principe, que le progrès technique doit être le levier d'un humanisme toujours plus
gratuit, où l'activité créatrice de valeurs humaines serait rendue toujours plus
largement possible par la mise en commun des risques, par l'impôt que toute
invention technique devrait payer avant toute application, suivant le système de
compensation indiqué dans le texte, avec des détails précis.
Les institutions de mon pays m'ont fourni des suggestions pour l'organisation
générale de l'Union projetée.
Je me suis attaché avec beaucoup de soin à sauvegarder l'exigence aristocratique
dans la distribution des charges et la répartition des biens, sans spoliation ni
privilège, au-delà du communisme et du capitalisme, en enlevant tout prétexte à
l'intervention des grands Etats dans les affaires des petits, et en sauvegardant les
droits des minorités.
Il fallait montrer, enfin, qu'il est vain de parler de liberté si une réforme économique
n'intervient pas.
Il s'agissait d'exclure la concurrence sans produire la strangulation tout ensemble, et
de répartir équitablement les richesses sans porter atteinte au droit de propriété.
Il s'agissait surtout de décider si l'on voulait sauver la vie ou rester très extérieur à
l'humanité.
Je crois que je n'ai esquivé aucun problème (social, militaire, culturel et financier),
tout en étant aussi gardé que les différents aspects de la question et les exigences
des censures le comportaient. Le plan découle des principes et se tient tout entier
dans le cadre de leurs exigences.
Si j'avais trouvé un plan meilleur dessiné par un autre, je n'aurais pas été obligé de
deviser celui-ci. La S.D.N. était un organisme juridique dépourvu de sanctions réelles
et sans base économique, et conclue par la tragédie divine qui est l'âme du livre. Je
ne crois pas m'être exposé à ces erreurs.
Il me semble que pour un chapitre, c'est déjà beaucoup, et je ne vois pas que Daniel
Rops ou Maritain aient été aussi soucieux de concret, aussi impérieusement
scrupuleux d'adhérer à la terre et de revendiquer le pain, pour qu'il soit l'aliment de la
liberté et que l'homme gagne sa vie, en le gagnant.
Veuillez excuser cette apologie, mon bien cher René, et croyez à toute ma tendre
amitié.
M. Z.
Maurice Zundel
Abbé Maurice ZUNDEL - L'amour, une éternelle extase 78
René Habachi,
Philosophe libanais, René Habachi est né en Egypte en 1914. Ami d'Emmanuel
Mounier, de Maurice Zundel et de Theilard de Chardin, il a occupé à Paris le poste
de directeur du département de philosophie à l'Unesco. IL a été longtemps
professeur très apprécié, il a partagé ses activités entre l'écriture et les conférences
jusqu'à sa mort en janvier 2003. Il a parlé de Zundel dans ses sept derniers livres,
une douzaine d'articles de revue et dix retraites inédites ronéotypés sont consacrées
à la présentation et l'analyse pensée de Zundel en la situant dans le paysage de la
philosophie contemporaine.