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Emprise et voie de fait

Il existe des interpénétrations entre les compétences juridictionnelles des deux


ordres, ainsi les théories de l’emprise et de la voie de fait en sont un exemple
particulier. L’emprise se caractérise par l’atteinte que porte l’administration à une
propriété privée immobilière. Cette atteinte s’exprime la forme d’une prise de
possession régulière ou irrégulière qui peut être momentanée ou définitive. La voie
de fait, pour sa part, se définit dans l’accomplissement d’une activité matérielle
d’exécution, pour laquelle l’administration commet une irrégularité grave qui a pour
conséquence de porter atteinte au droit de propriété ou à une liberté publique
fondamentale.
Ces théories sont alors de la compétence de l’ordre judiciaire car l’on considère que
les juges judiciaires sont les gardiens des libertés individuelles, par conséquent qu’ils
ont à connaitre des litiges concernant l’état des personnes, la liberté et la propriété
privée indépendamment de la qualité des parties. Il est alors intéressant de constater
que le juge judiciaire peut être amené à connaitre des conflits entre des personnes
privées et l’administration en général. Alors que, traditionnellement, c’est l’autorité
administrative qui a vocation à connaitre des litiges entre les particuliers et
l’administration.
En effet, depuis les lois révolutionnaires des 16 et 24 aout 1790, confirmées par le
décret du 16 fructidor an III qui instaurent une juridiction administrative, celle-ci a
vocation à connaitre des litiges qui mettent en cause l’administration en général.
Cependant comme il est admis que le juge judiciaire reste, seul, gardien des libertés
individuelles il apparait alors logiquement que celui-ci vient à connaitre de tous les
conflits qui mettent en avant l’atteinte à ces libertés. Et cela même s’il s’agit de
l’administration qui par une décision ou une exécution aurait contrevenu à une de
ces libertés. Il faut donc constater que le juge judiciaire dispose d’une compétence
de principe dans un domaine et que cette compétence vient affronter la compétence
de jugement de l’autorité administrative. Ainsi l’élément matériel des droits violés
vient supplanter la qualité des parties aux litiges. Par conséquent emprise et la voie
de fait suivent des régimes particuliers de compétence.

Comment ce régime de compétence juridictionnelle se caractérise-t-il ?

Si le juge judiciaire dispose d’une compétence de principe pour connaitre des


litiges qui concernent l’emprise ou la voie de fait (I), celle-ci ne peut nier l’existence
du juge administratif et les prérogatives que seul celui-ci peut remplir par conséquent
elle n’est pas absolue. Il faut donc considérer son étendue (II).
I. La compétence de principe du juge judiciaire

Dans le domaine de l’emprise et en cas d’atteintes plus graves aux libertés


individuelles, c'est-à-dire en cas de voie de fait, la jurisprudence et certains textes
reconnaissent une compétence de principe au juge judiciaire pour connaitre de ces
litiges. Il faut donc voir que ce qui fonde cette compétence est l’atteinte aux libertés
fondamentales et publiques (A). Le juge judiciaire est également compétent quand le
droit de propriété est remis en cause par les actions de l’administration (B).

A. La protection des atteintes aux libertés individuelles

Il y a atteinte aux libertés individuelles et publiques seulement dans le cas de la


voie de fait, c’est ainsi le sens de l’arrêt du Tribunal des conflits du 8 avril 1935,
Action française qui protège en l’espèce le droit de la presse. L’atteinte aux libertés
individuelles ne se situe que dans la voie de fait car celle-ci constitue un niveau
supérieur d’illégalité dans l’action de l’administration. Ainsi une des caractéristiques
de la voie de fait se trouve être la violation d’une liberté individuelle par un acte
administratif ou par l’exécution de l’acte administratif. C’est pour cette raison que le
juge judiciaire sera compétent pour connaitre d’un litige, en effet, il est considéré
comme étant le gardien des libertés individuelles. Par conséquent, même si
l’administration est mise en cause, l’autorité judiciaire doit connaitre de ces litiges. Ici
la qualité des parties n’est pas source de la compétence du juge mais c’est la nature
des droits violés qui confèrent cette compétence au juge judiciaire. C’est, dès lors,
tout le sens de l’arrêt Hilaire du 18 décembre 1947 qui confère une portée générale
au principe de compétence du juge judiciaire lorsque : « La sauvegarde des libertés
individuelles (…) rentre essentiellement dans l’attribution de l’autorité judiciaire ». On
constate bien que le tribunal des conflits attribue la compétence au juge judiciaire du
fait de l’essence même des droits violés.

Il faut également constater à quel moment les libertés individuelles peuvent être
transgressées. Ainsi l’existence de la voie de fait est définie par la jurisprudence.
Celle-ci considère l’existence d’une voie de fait quand il y a un acte matériel
d’exécution (TC 8 juillet 1944, Epoux Hugueneau). L’arrêt Hilaire précise que : «
c’est la menace précise d’exécution d’une mesure assez illégale pour entrainer une
voie de fait ». La voie de fait est donc caractérisée par une irrégularité, de l’acte ou
de l’exécution de l’acte, « manifeste et insusceptible de se rattacher à l’application
d’un texte législatif ou à l’exercice d’un pouvoir appartenant à l’administration ». C’est
le principe qu’énoncent la jurisprudence en deux temps avec les arrêts Schneider de
1940 et Carlier de 1949.

Par conséquent lorsqu’il y a atteinte à une liberté individuelle ou publique, le juge


judiciaire est compétent pour connaitre du litige, même lorsqu’il s’agit de
l’administration. Car ce dernier a une vocation fondamentale à protéger les libertés
individuelles qui sont mises en cause dans la voie de fait exclusivement.
Cependant il existe d’autres atteintes qui entrainent la compétence de ce juge.
B. La protection face aux atteintes du droit de propriété

Le juge judiciaire est également reconnu compétent pour juger des conflits qui
mettent en cause l’administration lorsque celle-ci aurait violé le droit de propriété. La
violation du droit de propriété peut avoir lieu dans le cas de l’emprise mais aussi de
la voie de fait. Seulement dans ce dernier cas, il faut voir que l’atteinte peut être plus
large et que la voie de fait, dès lors, englobe des droits liés au droit de propriété que
ne compte pas la théorie de l’emprise.

Dans la théorie de l’emprise, il ne peut y avoir atteinte au droit de propriété que


dans deux conditions. Il faut qu’il s’agisse d’une propriété privée immobilière et que
l’atteinte portée soit une dépossession. La notion d’emprise est par conséquent plus
étroite que la notion de voie de fait, que l’on considérera ensuite. Le juge judiciaire
est compétent dans le cas de l’emprise si les deux conditions sont réunies. De plus
l’emprise existe seulement dans le cas de la dépossession c'est-à-dire quand le
propriétaire du bien n’est plus en mesure d’exercer les droits que lui confère le droit
de propriété notamment ceux d’user de la chose, d’en jouir et d’en disposer. Cette
dépossession peut être momentanée ou définitive. Mais en tout cas il y a emprise
lorsque la dépossession résulte de l’administration, que celle-ci soit l’auteure de
l’acte matériel de dépossession ou qu’elle ait autorisé une personne privée à
déposséder. La jurisprudence ne considère pas que le simple dommage causé au
bien « de l’extérieur » constitue une emprise (arrêt TC 24 décembre 1904, Consorts
Montlaur).

L’atteinte au droit de propriété est plus large dans le cas de la voie de fait. La
jurisprudence considère qu’il y a atteinte à la propriété privée lorsqu’il y a une atteinte
à une propriété privée mobilière ou immobilière. Pour qu’il y ait atteinte il faut que
celle-ci dans le cas d’une propriété privée immobilière soit « grossièrement illégale »
et dans le cas de la propriété mobilière il faut qu’il y ait destruction de biens mobiliers
comme l’énonce l’arrêt Carlier.

Ainsi dans les cas d’emprise ou de voie de fait lorsque la propriété privée est
attaquée par l’administration ce sera toujours le juge judiciaire qui aura une
compétence de principe pour connaitre de ces litiges.

Si la voie de fait et l’emprise n’existent que dans certaines conditions comme


expliquées précédemment ; il est nécessaire également de garder en vue qu’il s’agit
ici d’un régime spécial. En effet le juge administratif aurait dû être compétent puisque
ce sont des litiges qui opposent l’administration aux particuliers. Cependant le juge
judiciaire est compétent en raison de la nature des droits violés. Cette compétence
est-elle alors absolue dans les cas de l’emprise et la voie de fait ?
II. L’étendue de la compétence du juge judiciaire

Considérer l’étendue de la compétence du juge judiciaire c’est implicitement parler


de ses limites par conséquent, étant donné la présence de l’administration dans les
litiges, c’est se demander si le juge administratif a un rôle à jouer dans ce type de
procédure. Ainsi il faudra voir quel est le juge compétent pour contrôler les actes
sources d’emprise ou de voie de fait (A) et quelle peut être l’action du juge judiciaire
face à l’administration (B).

A. Le contrôle des actes administratifs sources d’emprise ou


de voie de fait

Dans les cas de la voie de fait ou de l’emprise ce peut être l’acte en lui-même qui
est à l’origine de la violation d’une liberté fondamentale. Si cet acte est
particulièrement irrégulier dans la voie de fait cela n’est pas le cas dans l’emprise. Le
juge judiciaire est-il alors autorisé à contrôler ces actes de la même manière ?

Lors de l’emprise le juge judiciaire ne peut pas contrôler la légalité de l’acte


administratif qui cause cette emprise. Il revient alors au juge administratif de
retrouver sa compétence traditionnelle pour juger de la légalité des actes de
l’administration. Le juge judiciaire doit alors sursoir à statuer et poser une question
préjudicielle au juge administratif afin de savoir si l’acte est illégal ou non. C’est donc
le juge administratif qui peut infirmer ou affirmer la présence d’une emprise. En effet,
si celui-ci décide d’annuler une décision pour illégalité cela revient à dire qu’il y avait
bien emprise et le juge judiciaire devra statuer en ce sens, l’emprise étant alors
irrégulière. Dans le cas contraire l’emprise est régulière et le juge judiciaire peut tout
de même avoir connaissance de l’affaire puisqu’il y a atteinte à la propriété privée
immobilière. C’est l’arrêt, Nogier du tribunal des conflits qui indique qu’il revient au
juge administratif en cas d’emprise de dire si l’acte est régulier ou non.

En ce qui concerne la voie de fait, on considère que l’atteinte est tellement grave
et que l’illégalité est tellement grossière, visible que le juge judiciaire est compétent
lui-même pour constater une voie de fait. C'est-à-dire qu’il peut lui-même vérifier la
légalité de l’acte administratif et par conséquent n’a pas besoin de sursoir à statuer
pour poser au juge administratif une question préjudicielle. Or la compétence du juge
judiciaire n’est pas exclusive puisque le juge administratif peut être amené lui aussi à
constater une voie de fait, lorsqu’il est saisi par un recours pour excès de pouvoir.
Dans les deux cas l’irrégularité de l’acte entraine la nullité, c'est-à-dire son
inexistence. Cette inexistence peut donc être constatée, à la différence de l’emprise,
par les deux juges. Le juge administratif vient également concurrencer le juge
judiciaire depuis quelques années avec l’apparition du référé liberté de l’article L521-
2 du code de justice administrative. Le juge administratif est saisi par un particulier
pour faire suspendre ou ordonner les atteintes à une liberté fondamentale.

Par conséquent si dans l’emprise le juge administratif intervient lorsque la


légalité d’un acte est soulevée, il n’en est pas de même quand le juge judiciaire a à
connaitre d’une voie de fait. Or il faut également considérer si le juge judiciaire
dispose des mêmes pouvoirs que le juge administratif pour faire cesser l’emprise ou
la voie de fait.
B. L’action du juge judiciaire face à l’administration

Le juge judiciaire dans le cas de l’emprise ne peut pas tout faire pour contraindre
l’administration à faire cesser la dépossession. Il est compétent pour fixer des
indemnités pécuniaires. C'est-à-dire que c’est lui qui apprécie le dommage principal :
il s’agit de l’indemnité de dépossession. Depuis un arrêt du tribunal des conflits du 17
mars 1949 c’est le juge judiciaire qui est compétent pour fixer les indemnités du
préjudice accessoire. En effet, avant cette date le juge administratif seul était
compétent pour fixer le prix du préjudice accessoire car il était considéré comme le
seul à pouvoir juger des fautes commises par l’administration. Mais pour des raisons
d’unification des compétences le juge judiciaire a reçu cette compétence. Cependant
tout comme le juge administratif, le juge judiciaire lors d’une emprise ne peut pas
former d’injonction face à l’administration pour faire cesser une dépossession (arrêt
TC 17 mars 1949, Société Rivoli-Sébastopol).

En ce qui concerne la voie de fait, l’ordre judiciaire a toute compétence pour faire la
faire cesser. C'est-à-dire qu’en plus de pouvoir fixer une indemnisation pécuniaire, le
juge judiciaire dispose d’une compétence exclusive d’enjoindre à l’administration
pour faire cesser la voie de fait. Dès lors l’administration est soumise à un contrôle
total de la part du juge judiciaire comme si elle n’était qu’un simple particulier. Ceci
étant justifié par la gravité de son comportement dans la voie de fait.

Par conséquent il faut noter que le juge administratif ne disparait pas


totalement lors d’une emprise ou d’une voie de fait. Mais son rôle est moindre dans
la voie de fait, ce qui fait resurgir le problème de la séparation des autorités
juridictionnelles. Puisque le juge judiciaire dans le cas de la voie de fait se comporte
comme un juge administratif, il tend à abolir cette distinction des deux ordres
pourtant à valeur constitutionnelle depuis 1980.

Bibliographie indicative

Droit administratif des biens de Guettier Christophe (Broché - 5 novembre 2008)

Histoire du droit administratif de François Burdeau (Reliure inconnue - 1er juin 1995)

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