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ALBERT ADÈS

LA DERNIÉRE PHYSIONOMIE D’OCTAVE MIRBEAU

Aucun homme ne pouvait souffrir de la guerre davantage. Car aucun homme n’a mieux
aimé la vie. Il ne connaissait ni les petites satisfactions, ni les petits désirs. Regarder une fleur,
c’était pour lui une joie intense. Et cette même joie, il la trouvait à toucher un morceau de bois.
Auprès de sa personnalité vigoureuse, âpre, installée comme au centre de la nature,
jouissant de tout, souffrant de tout, vous vous sentiez secoué, remué, par un souffle vivifiant.
Jusqu’à ce jour, vous n’aviez été qu’un passant distrait, au milieu des éblouissantes richesses de la
vie. Soudain vous preniez conscience du bonheur de vivre, vous étiez un homme nouveau, dont
l’âme, brusquement, s’était ouverte à la lumière1. Surtout, qu’on ne s’y méprenne pas. Je ne parle
point de Mirbeau suivant un souvenir de jeunesse. D’autres l’ont évoqué dans la violence et dans
l’éclat de son verbe. Pour moi, je n’ai pas connu le Mirbeau brillant, mais le Mirbeau vieilli, retiré
du combat, et qui disait :
– Vous me voyez… je suis devenu une chose ridicule.
Ses jambes ne le portaient qu’avec peine. Il me reconduisait lentement à la grille de son
jardin et je le voyais ensuite regagnant la maison d’un pas fatigué. Eh bien, malgré cela et quelles
que soient les larmes versées sur ce que, stupidement, on appelle son déclin2, ce vieillard maigre,
presque sans phrases, par des mots brefs que lui seul savait trouver, par la contagion de son
immense vitalité, a renouvelé mon être, m’arrachant au mystère où j’aimais à me réfugier, pour me
mêler, pleinement, à la vie.
Non, il n’avait pas décliné. Il était devenu un homme différent. Josipovici et moi, qui vivions
tout près de lui, qui avons été nourris par sa pensée profonde et précise, nous savons quels
horizons elle a pu nous ouvrir.
– Vous voulez penser, expliquait-il, eh bien ! regardez la nature. Si vous savez voir, c’est là
que vous puiserez des idées profondes, les seules qui ne soient pas des inventions stupides et
dangereuses : de la littérature !
Parfois, au bout d’un silence, posant sur nous des yeux inquiets, il disait :
– Alors, c’est bien décidé, vous continuez à faire de la littérature ?
Nous nous taisions, attendant le reste de sa pensée.
– De la littérature ! Ah ! la la !… pauvres fous !… Moi, si j’avais à recommencer ma vie, je
me ferais jardinier3 !
Et il faisait sonner, il prolongeait ce mot de jardinier pour bien nous faire sentir qu’il nous
avait donné l’expression suprême de sa sagesse.
Il lui arrivait pourtant, au cours d’un entretien, de parler d’un livre – bien qu’il se plaignît
de l’avoir perdue, sa mémoire était prodigieuse. Il se rappelait tout, le nom des personnages, leur
physionomie, leurs opinions. Frédéric Moreau, Marie Arnoux, la duchesse Sanseverina, Julien
Sorel, Ivan Illich, Lévine, Léon Muichkine, le général Ardalion, Ivolguine et Natacha,

1
Albert Adès exprime ici, à sa manière, ce qui a été le projet littéraire de Mirbeau : ouvrir les yeux de ses
lecteurs « à la lumière ». Mais, modeste et toujours insatisfait de lui-même, il ne l’aurait jamais formulé avec une
semblable présomption. Pour sa part, il s’est contenté de dire que la littérature en général avait pour mission d’obliger à
voir « les aveugles volontaires ». .
2
Mirbeau est devenu incapable d’écrire depuis plusieurs années (c’est Léon Werth qui a dû achever Dingo en
1913), il est presque constamment malade, sa capacité d’attention est fort diminuée, et l’horreur de la guerre, qui
l’obsède, achève de le déprimer.
3
Il exprimait déjà ce regret dans une lettre à Claude Monet de la fin juillet 1890 (Correspondance avec Monet, p.
103).
l’incomparable Natacha Rostow4, avaient été mêlés à sa vie. Il les avait vus respirant, pensant,
mangeant. Il les nommait comme des familiers 5.
Vite, on exploitait son émotion. Pourquoi méprisait-il la littérature, puisqu’elle avait enrichi
sa conscience de tous ces êtres ?
Mirbeau vous regardait sévèrement, haussant les épaules, et s’écriait :
– Laissez-moi donc tranquille ! De la littérature, ça ! Natacha ! de la littérature ! Comment
pouvez-vous ? Natacha !
Et, plus calme, il vous expliquait, en vous touchant légèrement le bras :
– Natacha, mon petit, ce n’est pas de la littérature… c’est de la vie6 !
Transcrire la vie fidèlement, aussi complètement que possible, sans rien y ajouter, comment
le reprocher à qui en est capable ? Tolstoï l’avait fait, et Tolstoï était pour Mirbeau une espèce de
demi-dieu, « sublime !… inouï !… ébouriffant !… », le contraire d’un littérateur, un homme qui
vivait d’abord, qui écrivait ensuite, tandis que le littérateur n’est pas un homme : c’est un
littérateur !… Il ne vit pas : il fait de la littérature !…
– On dit : « Vous n’empêcherez pas que la vie racontée dans un livre soit de la littérature ».
Non, il ne suffit pas que la vie soit racontée dans un livre pour qu’elle devienne de la littérature. Il
faut encore que cette vie ait été pressurée, minimisée, falsifiée dans tous les alambics où l’écrivain
la fait passer : son imagination, sa philosophie, son esthétique… et sa sottise !
Lorsque la vie est notée au passage, profonde, entière, par un reporter de génie, qui le
comprend et ne cherche pas à remplacer ce qu’il n’a pas su voir par un produit de son cerveau, la
vie demeure ce qu’elle était : la vie !
Vous comprendrez un jour ce que je veux dire, m’expliquait-il, car vous ne comprenez pas
encore… Non… Vous croyez avoir compris… Ce n’est pas vrai !
Peu à peu il se complétait :
– Et savez-vous pourquoi vous n’avez pas compris ? Parce que, mentalement, c’est ce qui
distingue la vie de la littérature que vous voyez. Vous ne le sentez pas encore.
Il reprenait avec force :
– Il faut sentir !… Pour comprendre, il faut sentir ! Quand une pensée reste confinée dans
votre cerveau, dites-vous bien qu’elle vous est étrangère. Vous la voyez, vous voyez sa forme. Mais
vous ne savez pas au juste ce qu’elle est. Il faut que la pensée vous soit descendue dans la chair…
Mirbeau vous donnait le temps de bien saisir le sens profond de ses paroles. Il tenait son
idée comme une chose qu’il aurait eue dans sa main, mais il cherchait l’expression tangible,
définitive, de cette idée :
– Le corps ! Ah ! la ! la !…Un incompris !… Mais c’est un instrument merveilleux, le
corps ! La pensée, toute seule, combine, crée… Mais il en sort des folies !… bien plus de folies que
d’idées vraies… Pour choisir entre ces idées, surtout ne méditez pas. Ce serait un cercle vicieux… Il
suffit de savoir si ces idées, vous les sentez, si votre être tout entier les agrée… Sinon, ce sont des
fantômes… des sottises !
Au bout d’un instant :
– De quoi parlions-nous ?
– Vous distinguiez entre la vie et la littérature.
– Parfaitement !… Eh bien, avez-vous compris ?
– Oui…
4
Personnages de L’Éducation sentimentale, de Flaubert, de La Chartreuse de Parme et de Le Rouge et le noir,
de Stendhal, de La Mort d’Ivan Illitch et d’Anna Karénine, de Tolstoï, de L’Idiot, de Dostoïevski et de La Guerre et la
paix, de Tolstoï.
5
Dans Les 21 jours d’un neurasthénique, un personnage vivait au milieu des personnages de Balzac et « les
nommait comme des familiers », mais c’était un fou (Œuvre romanesque, tome III, pp. 43-44).
6
Natacha Rostov apparaît comme un idéal de beauté et de pureté, elle est pleine de joie de vivre et
d’enthousiasme. Elle est aimée par le prince André Bolkonski, aide de camp de Koutouzov, à qui elle s’est fiancée
secrètement à l’âge de seize ans, mais elle se laisse séduire un temps par les apparences d’Anatole Kouraguine, aux
mœurs dissolues et dont elle ignore qu’il est déjà marié, et ne se pardonne pas d’avoir rompu avec le prince André, qui
meurt en 1812 au cours de la campagne de Russie. Elle finit par épouser Pierre Bézoukhov un an plus tard et, quoique
vieillie prématurément par les épreuves, se comporte en épouse et mère modèle (elle a quatre enfants en sept ans).
– Mais vous n’en savez rien !… Il faut lire… Il faut lire, mon petit… C’est alors que vous
vous rendrez compte… Le jour où vous verrez la vie, vous souffrirez de ce qui la déforme… de la
littérature ! Ce jour-là seulement vous aurez compris… Je ne vous le répéterai jamais assez : ce
n’est pas mentalement, c’est physiquement qu’on doit comprendre !
La Grande revue, mars 19177

7
Mirbeau est décédé le 16 février 1917 à Paris, dans son appartement de la rue Beaujon. Sacha Guitry prétendra
qu’il est mort dans ses bras et que ses dernières paroles ont été : « Ne collaborez jamais ! »

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