You are on page 1of 128

D'habitude, Claire me parlait d'elle, de sa vie.

Un soir,
elle me parla de Martin. Elle qui aimait les femmes,
s'intéressait à un homme !
Quelques jours avant, je fêtais mes 30 ans dans la
maison que mon père possède à l'ouest de Paris, près de
Montfort l'Amaury. Cette maison basse est au détour de
la route qui nous sépare des terres des environs. Les
voisins absents, la sono cracha ses BPM en plein virage
du vendredi soir jusqu'au dimanche matin. Après ce
week-end, nous ne nous étions pas revus, juste appelés.
Jusqu'à notre rendez-vous. J'avais invité Claire à dîner ce
soir-là. Elle avait accepté. Je devais passer la prendre. Et
croiser cet homme, Martin.
Une fin d'après-midi de novembre. Je montai au
deuxième étage de l'immeuble où Claire travaillait. Pas
d'hôtesse, le même mobilier qu'ailleurs, quelques plantes
vertes et un point d'eau, froide ou tempérée. Je savais où
aller. Les portes des bureaux étaient fermées, les stores
baissés. Au fond du couloir, j'entrai sans frapper dans
une salle de réunion. Je m'excusai. Claire n'était pas seule.
Pierre Miller me salua. Je connaissais Simon Lebrun.
Trois autres hommes étaient assis autour de la grande
table ovale. Claire me présenta Martin. Il vint me serrer
2 Un homme dans sa vie

la main alors que Simon me demandait de patienter une


demi-heure. Non ! J'emmenai Claire. Elle partait tôt !…
Pierre Miller me laissa faire. Il mit aussitôt fin à la
réunion et remonta dans son bureau, au troisième. Il
partirait le dernier, après avoir relu et annoté ses dossiers.
Souvent seul, ce directeur général. Un homme décidé,
parfois rigide. Claire le disait brillant, avec une part
d'ombre. Un homme posé, équilibré. Certains voyaient
en lui quelqu’un de froid, distant, autoritaire. Un homme
qui soignait son apparence ; svelte et de taille moyenne.
Quelques mois plus tôt, il ouvrait la porte de son
bureau. Pierre Miller remerciait Claire. Détendu, il
s'essaya à une dernière figure d'analyse. Cet homme
grisonnant avait encore l'âge de jouer au pygmalion. Elle
n'était pas sa fille ! Elle n'allait pas lui sauter au cou.
Claire se leva. Elle s'avança vers lui, s'approcha et glissa
une main dans la sienne. Avait-il entendu ou deviné
quelques mots ? Pierre Miller fut surpris par une
complicité fugitive, un charme équivoque que Claire
laissait traîner. Après ce rendez-vous et un long
entretien, il décida de recruter cette femme. Expérience
décisive, réelle maîtrise intellectuelle, que pouvait-on lui
demander de plus ? Elle saurait séduire sans se faire
prendre et profiter de la faiblesse des imaginations pour
réduire au silence des témoins involontaires quand,
comme ce soir-là, un homme viendrait la chercher.
En cette fin d'après-midi de novembre, Claire est
partie plus tôt que d’habitude. Nous avons marché un
peu dans le VIIIe arrondissement de Paris, avant d'entrer
Un homme dans sa vie 3

dans un bar.
Dans la rue, des gens passaient. Le temps aussi… La
nuit avançait. Sur sa chaise, légèrement de côté, Claire
mélangeait des sourires au cocktail qu'elle buvait. Parce
que je ne l'écoutais pas, elle me parlait de lui, Martin,
sans rien me dire, ce qui l'amusait. Une voix fluide,
pleine d'exclamations ! C'était lui, pas de doute.
« Pourtant je n'ose pas lui parler. Il m'intimide. Il est
trop gentil. »
Je croisai les jambes, oubliant Claire assise en face de
moi. Elle finit par se redresser et me dit :
« Simon et Pierre pensent qu'il manque de
caractère. »
Elle soupira alors bruyamment, le verre vide.
Impatient, je reposai mon pied.
« Ça va ? » Une banalité qui m'échappa avec dépit.
Je précisai :
« J'espère que tu n'auras pas de problèmes parce que
tu es partie plus tôt.
– Des problèmes, j'en ai déjà. Je n'ai pas ta chance
Thomas, je dépends du monde dans lequel je vis. C'est
implacable. Mais ça ne durera pas… On y va ? »
Presque un aveu, intimement pressenti, espéré. Claire
n'y croyait pas ou plus. Elle n'y avait jamais vraiment cru,
je pouvais en témoigner. Elle n'était pas définitivement
adulte. Elle voulait grandir, partir. Pour commencer,
Claire voulait quitter ce bar.
C'est ce que nous avons fait.
Nous bavardions en marchant lentement avenue
4 Un homme dans sa vie

Franklin Roosevelt. Sous nos pieds, des ombres, des


pièces d'écorce d'arbres et quelques feuilles sales. Devant
nous, un couple sans histoire. Ils allaient nous dépasser,
continuer et disparaître au rond-point. Claire portait un
petit sac de cuir rouge en bandoulière, une écharpe
colorée et un manteau deux longueurs.
Elle parlait.
Claire était consciente des difficultés qu'elle
rencontrait depuis peu. En ces temps de crise, l'individu
est ce n'importe qui, celui à qui tout peut arriver. Il attend
son tour ou son heure, une forme d'anonymat.
Il y a derrière le désordre des cycles économiques une
vie animale, me dit-elle. Une vie d'hommes ! Des cas
d'espèces. Elle y voyait une fable, qu'elle illustrait en
dessinant avec ses mains une terre entre parenthèses.
Chanté, cela eut été :

La Grosse Pomme
Le ciel est en poussière,
elle est tombée par terre,
si bas que dans nos mains
file une corde sans fin.
J’aimais cette façon qu’avait Claire de s’exprimer,
même si je ne partageais pas ses idées. Grosse pomme
ou pas, n'en parlons plus ! Tenace ou provocatrice, elle
me demanda où j’étais ce jour-là. Où étions-nous ?
Devant un écran de télévision, tous prostrés, agenouillés,
illuminés et frappés par l'explosion en direct d'une
Un homme dans sa vie 5

nouvelle révolution globale de nos sociétés — la


dernière ? La suite est hors du temps, une histoire sans
fin. Après la déflagration, nous avons déterré et
dépoussiéré un monde qui a vécu. À la Française, avec
cette modestie que nous honorons. Un modèle réduit à
un bon sens proverbial et à une totale absence de mesure
qui nous laissent penser que tout est possible et que les
cents valent les mille. Ainsi confortés, nous décidons. De
quoi ? D'édicter une morale complaisante, sous forme de
règles de savoir-vivre et obligations de transparence.
Nous instaurons la réalité en principe. À force
d'attendre, nous finissons par observer un mieux-être.
Nous y croyons sans douter, avant de ne plus y croire et
regretter, un par un, moi y compris, dans un même
contentement général et actes de contrition, la fin des
années folles et pleines de fric.
Il faisait froid. Nous nous sommes hâtés. Quelques
mots, quelques pas et nous étions assis à notre place,
Claire et moi. Un restaurant asiatique, cuisine chinoise.
Nous n'étions pas seuls, d'autres tables étaient occupées.
Tout semblait étrangement réservé. Encore et partout la
même distance, celle du vol d'un papillon. Sauf lorsque
vint un serveur un peu curieux. Blanc comme la cire de
la lampe posée là, du bout des doigts, il fit briller
d’étranges éclats lunaires sur nos visages.
Dans ce restaurant, une couleur dominait. Était-ce un
concept ou une déclinaison artificielle de l'intensité des
lumières ? Cela donnait une moitié d'orange. L'allumette
soufflée, le serveur nous tourna le dos. Il s'éloigna vite,
6 Un homme dans sa vie

avant de se fondre dans l'intimité contrastée d'un autre


couple. Un homme, corpulent et barbu, était assis en
face d'une femme vêtue de noir et de rouge. Lui, plus
âgé. Elle, une Espagnole ou une Corse. Les parents de
quelqu'un ? Pas les miens. J'en souris. Je me rapprochai
de Claire. Je penchai la tête.
« Que penses-tu de raviolis avec des galettes de riz et
une bière ? Soirée vapeur et mousse ! »
Un sens de l'humour dicté par la carte. Claire
apprécia.
« Voilà ce qu'il manque à Paris, Thomas, le dîner en
peignoir !
– Tiens ! Hier, j'ai eu une idée. La thalasso
d'entreprise !… Hammam, douches et tout le monde
pieds nus dans le couloir. Avec un solarium sur le toit.
Cela pourrait plaire aux Japonais...
– Laisse les Japonais tranquilles. Et puis, crois-moi, la
"corporate vinotherapy" marcherait mieux. Mais, tu sais
Thomas, tu restes pour moi une source d'inspiration
inépuisable.
– Quand je te dis de proposer mes services à Pierre.
– Comme garçon de bain ? Finalement je vais
prendre une marmite de queues d'écrevisses. »
Sa voix siffla sur écrevisse.
Ici, je goûtais à tout. Des yeux haut perchés, un
soupçon de baiser sur sa bouche, je n’en perdais pas une
miette. Des instants de liberté que prenait cette fille,
grande, ovale, lumineuse, timide et têtue, qui pouvait
tout exprimer, figurer, suggérer, avec stupeur et
Un homme dans sa vie 7

animalité, une façon bien à elle de vous dévisager puis de


sourire ou de se fondre dans ses mèches blondes.
Interdite et tendre Claire.
Instants de plus en plus rares. Depuis un an, elle
vivait entourée d'hommes. Beaucoup d'hommes. Tous
les hommes pour elle. Des hommes réfractaires à l’idée
d’être coulés dans un même moule. Douée de raison
derrière une féminité désarmante, elle les voyait émotifs
et craintifs. J'aurais aimé être à sa place pour être aussi
catégorique. Caricatures, avatars ! Cheveux courts sur
deux pattes, montés sur un âne, assis sur des largeurs,
dévorés par un trop plein d'énergie ou le manque
d'ambition… Voilà quel était le portrait de ces
commandeurs, associés dans un incontournable,
intentionnel mais prévisible immobilisme.
« Le plus difficile n'est pas de l'imiter en parlant de
soi, mais de se taire et de l'écouter. »
Des propos fréquents. Une violence sourde qui à
chaque fois me frappait. Les jugements de Claire
pouvaient être durs. Une intransigeance telle que j'en
serais presque devenu un défenseur ou un complice de
Simon ; Simon Lebrun, le collègue de bureau de Claire
chez Atlantis. Caractériel actif doté d'une véritable force
d'entraînement, ce trentenaire excellait dans l'exercice
quotidien de l'usure d'autrui. Un mélange personnel de
défis physiques et d’ascendants verbaux, une thérapie
artisanale, une manière à lui de se soigner.
Si le cynisme est une pulsion de mort alors il n'a
jamais été cynique. Égoïste, sûrement ! Jusqu'à en être
8 Un homme dans sa vie

altruiste pour s'en cacher. Égoïste et franc, un vrai


modèle ce Simon. L'hypocrisie est hors norme, au
contraire de nouvelles façons de s'affirmer. Assouvir à
défaut de sublimer, asservir et ne pas assumer, une
normalité faite pour durer. Une limite, presque une loi !
Celle d'un opportunisme marginal. Être soi et n'y être
pour rien.
« Et lui, il t'écoute ?
– Il me cherche ! Toujours à l'affût d'un faux-
semblant. Vigilant comme un mâle ! Un homme,
pardon... »
Le visage de Claire se ferma. Puis, il s'ouvrit.
« Il me fixe des yeux. »
La mimique explicite de Claire me fit sourire.
« Il s'obstine à ne parler qu'à l'idée qu'il se fait de
moi. »
Claire hésita alors, avant de m'interroger :
« Il est prêt à tout ?
– Il n'a pas d'amour-propre.
– Je devrais peut-être lui parler.
– Il aura peur d'être trompé.
– Toi aussi !
– Moi aussi ?
– Peur d'être trompé.
– Par qui ?
– Moi par exemple.
– Toi ? Claire, tu es le doute incarné. »
Je me tus. Claire ne bougeait pas. Je voulais garder le
silence, prendre mon temps. Je m'approchai d'elle.
Un homme dans sa vie 9

« Thomas, l'amour n'est pas une promesse. C’est un


aveu. »
Elle dit aussi :
« Une confession. »
Claire était sérieuse.
« Une soumission. », répondis-je. Puis, je l'invitai à
boire.
Singulière, charismatique, Claire but son vin en tenant
haut, les mains jointes, un verre à pied dont elle serrait la
coupe.
Une subtile transparence coula peu à peu sur son
visage.
Elle m'apparut fragile, fêlée, la figure suave et
reposée. Comment saisir une émotion, un reflet, un salut
et moi en qui j'étais sûr de croire ? Consciemment, je ne
voyais plus qu'un bout de table ronde et un jeu de
colonnes qui partaient vers la voûte. Je baissai davantage
mes yeux sur le trouble à l'encre noire des calamars dans
mon assiette.
1

Claire habitait près de Paris. Elle avait auparavant


vécu plusieurs années à Los Angeles. Je fis sa
connaissance là-bas, chez Julia, une amie commune.
Curieusement, si j'avais accepté de l’accompagner
pendant ses vacances en Europe, Julia n'aurait peut-être
jamais rencontré Claire. Julia organisa une soirée
quelques jours après leur retour de Grèce. Dès mon
arrivée, en fin d'après-midi, sous la véranda, contre le
jour qui tombait, les bras nus, elle posa sur moi ce regard
qu'elle portait. Rien d'autre que l'éclat d'une maturité. Le
visage soufflé par l'émotion, Julia m'embrassa. Elle me
donna un verre de vin et me présenta Claire. Enfantins,
les yeux de Julia brillaient. Elle s'excusa. De joie, dit-elle,
je pleure de joie. Puis, Julia nous laissa seuls.
Claire vivait depuis quatre ans en Californie. Ce fut la
première chose que je sus d'elle. Elle y était partie
travailler. Une opportunité. Elle n'avait nullement hésité
lorsqu'un ami de son père lui proposa à la fin de ses
études un poste à l'étranger. Nous avions le même age.
Je venais de terminer une pièce. Une pièce de théâtre. 30
pages, un acte et deux personnages. Auteur ? Ecrivain,
auteur de belles lettres. Vrai ! Un premier roman,
quelques nouvelles, des piges. Plus rédacteur
12 Un homme dans sa vie

qu'écrivain ? Cela ne changeait rien. Mon clavier, mes


stylos, du papier, des mots pour vivre. Je lui dis que ma
pièce était en anglais ; bilingue, élevé par ma mère
américaine, nourri par mon père. Elle me crut.
Nous allions bavarder plusieurs fois ensemble au
cours de cette soirée. Je ne dansais pas, je buvais peu.
Claire s'amusait, riait. Elle bougeait beaucoup. Elle me
faisait des signes. Elle attendait que je sois seul. Elle
venait alors vers moi.
Claire avait décidé de rentrer en France. Des raisons
personnelles.
« Je suis arrivée au bout », me répéta-t-elle.
Je lui proposai mon aide. Elle me glissa son numéro
de téléphone. Plus tard, Claire me confira une peine de
cœur, une séparation douloureuse, la fin d'une histoire.
Dès le lendemain, je devais rejoindre ma mère.
Curieux chemin des écoliers ! Un gâteau aux cerises au
bout d'un millier de kilomètres. Avant de m'éclipser, je
cherchais Julia. Je voulais la saluer, m'assurer que tout
allait bien. Je l'avais peu vue. Lointaine, presque distante,
je la crus assagie. Très entourée, Julia avait trop fumé,
trop bue. Beaucoup trop. Elle avait passé son temps à
déguster des fromages et du vin autour d'une table basse.
Entre deux hommes plus jeunes, Julia disserta sur un art
de vivre. Trop longtemps. Elle finit par perdre le fil, au
fond du canapé. Et elle tacha sa robe.
Elle frottait la tache avec de l'eau. Je passai la porte, le
blouson à la main.
« Ça va Julia ? »
Un homme dans sa vie 13

Elle hurla presque, respirant fort. Maladroite, Julia


venait de s'éclabousser. Un tourbillon de rage et
d'angoisse au-dessus d'un lavabo.
Elle n'était pas trempée, juste mouillée. Je calmai
Julia. Je lui tendis une serviette propre :
« Essuie-toi. »
Ce qu'elle fit. Julia s'excusa une nouvelle fois, en riant.
Un peu de grâce ou de sauvagerie lui collait à la peau.
Nous étions seuls dans la salle de bains, proches l'un
de l'autre.
« J'y vais, Julia. »
Elle m'agrippa par la nuque.
« Appelle-moi ! »
Julia m'encouragea à le faire. Pour m'entendre,
creuser l'air du temps. Comme toujours ! Parler de moi,
de l'avenir. Avec attention, empathie.
Égoïste viscérale, Julia a ce don de soi qui prête aux
convulsions et à la générosité ordonnée. 20 ans au milieu
des années 70, les dernières veillées des utopies
libertaires, les derniers feux. Non-combattante, pas
militante, sympathisante non-engagée, Julia a gardé les
cheveux de paille de ces années grises et délavées. Des
années à lutter par nécessité où Julia a gagné par hasard.
Sans pouvoir en parler, elle le sait. Tout a basculé du bon
côté. Elle comprend l'époque dans laquelle elle vit mais
ne l'explique pas. Par conformisme, elle a beaucoup
fait — mal ou bien s'habiller. Qu’importe ! Son amour-
propre a des limites. Julia a même épousé un Français.
Un polytechnicien, qu'elle quittera en le forçant à partir.
14 Un homme dans sa vie

Comédienne. Ce talent, Julia l'exprime souvent avec


caractère. Elle le regrette parfois.

Hors cote, un art postcontemporain, le défaut de la


copie, de la similitude, une école de l'ébauche sans fin,
une débauche de moyens ou des artistes victimes de leur
minimalisme, ce qui les rend invisibles. Des explications
brouillonnes qui ne pardonnaient pas ma période de
répression. Après plusieurs années d'abandon, je
recommençais à traîner dans les musées et les galeries, à
me planter devant des toiles. Seulement, je découvrais
d'autres peintres à présent. Un bleu vivant de Bonnard a
ainsi rejoint dans ma serre picturale — mon herbier de
couleurs —, un jaune de Delacroix que je ne verrai
jamais.
Le téléphone sonna. Claire. Elle me donnait rendez-
vous chez Marie, vers 21 heures. Puis, j'appris qu'elle
avait déjeuné la veille avec Martin.
Peu importe où et comment. Il était en face, Claire
parlait. Plus que lui. Elle avait cessé de le vouvoyer en
descendant la rue qui menait à un bistro. Maquillée,
Claire avait dégagé son front, souligné ses sourcils. Rose
et blanche. Que Martin ne se doute de rien. Fragile ou
décolorée ? qu'il comprenne ce qu'il veut. S'il était
l'homme qu'elle cherchait, Claire apparaîtrait alors,
sincère, d'une extrême sincérité, jusqu'à courir après lui
et le retenir, s'il le faut. Pour ne pas le perdre. Qu'il ne
souffre pas.
Comment le lui dire ? Tout bas ? La voix serait
Un homme dans sa vie 15

douce. Claire avait choisi l'endroit, une table sur la rue, le


plat du jour et choisi d'attendre.
Ils finissaient de déjeuner.
« On se connaît depuis combien de temps, Martin ?
– Deux mois. Pourquoi ?
– Depuis plus longtemps, tu sais.
– C'est à dire ?
– Moi, je t'ai tout de suite reconnu.
– On se connaît ?
– Écoute-moi ! Il y a dix ans, je vivais à Charenton. Je
t'ai souvent croisé à l'époque. Tu étais plus maigre. Très
maigre. Tu étais malade. »
Il ne l'était plus. Le poing sur la joue, Martin ne
tremblait pas. Il restait muet, un doigt entre les dents.
Deux tasses, un cendrier, une bouteille d'eau minérale, la
carafe et son paquet de cigarettes, tout était là, il
n'oubliait rien, à part des serviettes en papier. Mais le
souffle d'une conscience peut vous étouffer. Une mort
dans l'âme, il cherchait une raison, pas des souvenirs. La
fragilité de son être commençait à battre plus vite. Il
voulut tout effacer. Martin secoua la tête.
Son menton tomba dans la paume de sa main.
Plus rien ne bougeait. Martin revenait au monde. Est-
ce-que tout autour de lui des voix allaient se faire
entendre, des gens lui parler, ramasser des bribes de sa
vie, répondre à ses pensées ? Qui ? cette femme qui se
levait, l'homme qui revenait à sa table ou l'autre derrière
lui ? Le goût du café était passé sur ses lèvres, Martin
hésitait encore, mais il se sentait plus fort. Que pouvait-il
16 Un homme dans sa vie

craindre ? Tout cela ne durerait pas. Une inquiétude sur


la figure pâle de Claire finit de le calmer. Il ressentit le
besoin de retrouver la douceur de ce visage.
Martin était calme maintenant. Claire respirait. Elle
posa ses mains sur celles de Martin.
« Tu ne parles jamais de toi. »
Martin ne répondait toujours pas.
« Tu vis seul Martin ?
– Tu vis avec Thomas ? »
Claire sourit.
« Il est mon ami. »
Ils étaient proches. Comme deux pays.
Deux terres,
tenues par un bras de mer.
Deux rives,
séparées par une eau vive.
Claire et Martin avaient habité dans la même ville, aux
portes de Paris. Une ville avec un cœur en forme d'étoile
et un poumon plein d'arbres — et d'eau… Avec ses
carrefours et ses places, une ville de rassemblements ; en
particulier le week-end.
D'abord, Claire l'avait croisé, quelques samedis matin,
dans le bois de Vincennes. Il traînait avec force sa
marche lente le long d'un sentier, ici, autour du lac, près
du zoo, quand d'autres et elle couraient. C’était au
printemps. En tennis blanches, Claire avalait la distance
qui les séparait d’une foulée incisive. Elle fut une
première fois frappée par le visage de Martin. Le tour
Un homme dans sa vie 17

suivant, la même allure. Deux ou trois tours. Deux ou


trois samedis ainsi. Puis, il disparut.
Martin. Fatigué, saoulé de sueur, les yeux baissés, les
épaules brisées. Un poids exorbitant.
Un midi, Claire retrouva Martin. En sortant du tabac,
il traversa la rue de la Mairie et entra en face sous un
porche ; elle apprendra plus tard qu'il habitait là. Martin
et son blouson en daim… Elle se souvenait qu’une autre
fois, un autre jour au même endroit, il attendait de
pouvoir traverser la même rue. Les voitures passaient
vite. Le bruit d'une averse rompait la monotonie d’un
temps gris. Martin ruisselait, le col de son manteau
simplement relevé.
Martin. Un personnage. Il en était un pour elle, celui
d’une rencontre. À l'époque, Claire aidait parfois sa
mère, le docteur Martine Henry, médecin cardiologue.
Assurant les tâches de secrétariat, elle avait ainsi accueilli
Martin après lui avoir donné rendez-vous. Elle le
reconnut immédiatement.
« Tu t'en souviens ? »
Claire avait vérifié en retrouvant le dossier de Martin
dans l'ordinateur de sa mère.
« Des douleurs dans la région du cœur ! »
Martin sourit. Il confessa :
« Quelle histoire ! En fait, je me rappelle une cure de
magnésium. »
À l'époque, seule la variante spasmophile du stress
faisait l’objet d’un traitement.
« Il n'y avait pas que ça ! Le soir même, ma mère m'a
18 Un homme dans sa vie

parlé de toi. Elle ne l'avait jamais fait avant. »


Claire n'oubliait pas la suite :
« Cette fois-là, elle a regretté de ne pas avoir voulu
t'aider, son absence de compassion.
– Pour des douleurs dans la poitrine ?
– Le bilan cardiaque ne montrait rien, oui. Mais,
quand tu lui as parlé de tes histoires de toxicomanie, elle
t'a envoyé chier. Ma mère t'a conseillé d'aller voir un
psychiatre, je crois. Elle a pris son fric et puis basta… »
L’aveu n’excusait pas le médecin. Claire souffrait
d’avoir à dénoncer sa mère. Une émotion non feinte qui
apaisa Martin. Tranquillement, il dit :
« Tu savais tout ça… »
Moi aussi. Je savais tout.
Claire finit par me laisser.
Je reposai le téléphone sur son socle. Le bleu émail
du peintre me revint à l'esprit. Mais il me semblait
entendre Martin supplier Claire.
L'immeuble était situé dans le Xe arrondissement.
Après le portail, le passage d'entrée. Puis, sur la gauche,
dans la cour intérieure, l'escalier. L'appartement était au
premier.
C'était l'une de ces soirées improvisées, portes
ouvertes, qu'une fille qui s'appelait Marie aimait
organiser. Pour l'occasion, alors que les invités ne
cessaient d'arriver, elle devait être quelque part, à
attendre, guetter des débuts hésitants, à surprendre petits
et grands arrangements ou craindre un choc frontal de
personnalités. À deviner qui… Et sourire ! Marie nous
Un homme dans sa vie 19

offrait un lieu, quelques heures, rien de plus. Rien de


prévu. Une adresse, un rendez-vous. Nous avions juste
été prévenus par un bouche à oreille dans l'après-midi.
Moi, je connaissais Marie. Je savais quelle était sa
démarche. Une démarche hasardeuse, dilettante mais
pleine d'ingénuité. Elle nous rassemblait avec l’idée de
nous diriger et de trouver la personne qui se montrerait
un interprète exemplaire. Un homme de préférence.
L'homme d'une situation.
Marie pense que le stéréotype est une quintessence,
un prisme, une forme de présent, un passage obligé de
l'ego à l'acte, la matrice d’un être. Agir et jouer sont
indissociables. Un art immédiat, accidentel. Une vision
sans artiste, prétention que Marie me conteste, de même
qu'elle me reproche un manque d'instinct, sinon celui de
conservation.
Neuf heures du soir en semaine. Du monde.
Beaucoup de monde. Perceptible, mais difficile à
dénombrer. Déjà quelques dizaines de personnes dont
les piétinements, à partir du vestiaire — une petite pièce
au fond du vestibule —, puis dans l'antichambre,
faisaient un bruit remarquable sur un parquet en bois.
Derniers instants pour penser à soi avant d'entrer dans
une grande salle de réception. Un décor naturel,
intimidant, irrégulier, déformé, déformant. Immense et
nu. Pas un meuble. Une lumière à la réflexion blanc
cassé, de même couleur que les chutes de toile qui
abritaient les fenêtres. Comment briser la justesse du
silence ? Tous avaient le réflexe de se presser d'occuper
20 Un homme dans sa vie

l'espace. Des gens rangés et des cas. Figuration


brouillonne, petits cris, sautillements. Quelques
surprises !… Nous allions être livrés à nous-mêmes.
Livrés, jusqu'à l'absurdité à la fourberie des clichés. Quel
exercice ! S'exhiber ou se montrer discret. Plus qu'un
défilé, un roman-photo. Voilà…
Je passai à côté de Marie qui me tournait le dos. Elle
avait dû entendre un craquement car la fille brune en
face d'elle me sourit, comme si elle me connaissait.
Je cherchais Claire. J'entrai dans la pièce suivante —
une bibliothèque selon Marie —, plus petite que la
précédente, presque totalement vide. Coté rue, une baie
vitrée sans rideaux, les volets tirés. La marque d'une
cheminée au milieu du mur du fond. Contre la cloison
qui séparait les deux salles, un type avec une capuche sur
des cheveux longs. Je me penchai vers lui. Agenouillé, il
fouillait un tas de CD rangés sous une table pliante. Il
grimaçait, visiblement agacé par l'écoute de cette
musique trop basse. Cela me gênait également. À ce
volume, l’effet subliminal augmentait l'impression de
surdité. Dérangeant !
« Ne monte pas le son, s'il te plaît ! » Marie venait
vers nous. J'embrassai la joue qu'elle m'avait tendue, en
lui pinçant l'épaule. Marie me présenta Emma, la brune
aux cheveux plaqués. Puis elle me dit :
« Je sais que le son est mauvais et qu'il n'y a rien à
boire. Mais pourtant regarde ce monde ! »
Marie ouvrait ses bras pour m'attirer dans le grand
salon et m'offrir le spectacle désordonné, erratique, d'un
Un homme dans sa vie 21

théâtre vivant qui s'y déroulait.


« Regarde ! Il ne se passe absolument rien. Tous ceux
qui sont là ont une vie ailleurs… »
Elle prit son temps :
« Et demain le jour se lève ! »
Incorrigible Marie. Elle agitait ses mains, puisant en
elle passion et esprit.
« La seule attitude possible serait de partir. Mais
personne ne le fait. Pas encore… Pas avant de… »
Elle cherchait ses mots. Qui sait ? Rituel coutumier,
païen, devions-nous communier ? C'était peut-être une
messe ! Il y avait bien alors une rime qui valait, mais je
préférai aviver la ferveur de Marie en clamant :
« Pas avant de voir Rome brûler. »
Marie était visiblement déçue.
« Thomas, c'est idiot ! me reprocha-t-elle. C'est cet
endroit qui est magique. »
Marie était à l'intérieur de la grande salle. Je la suivais.
Il n'y avait rien de magique. Ces gens n'étaient pas
différents de moi. Je n'attendais rien, eux non plus. Marie
s'ennuyait et nous avec. Avertie, Marie se colla contre
moi.
Elle chuchota :
« Ça t'ennuie ? »
Avant de me glisser :
« Tu n'as pas peur, Thomas ?
– Du vide ?
– Non !… Peur d'une absence de raison, qu'un
mystère l'emporte sur l'ordre des choses ! »
22 Un homme dans sa vie

Avant mes soupirs, Marie s'enflamma :


«Au-delà du vide, il y a une force qui nous unit, un
feu sacré, cette humanité que nous adorons. »
Et moi d'entendre Marie, enthousiaste :
« La croyance est une primarité de l'être.
– Tu as vu Claire, Marie ? »
Marie éclata de rire. Elle se tourna vers Emma :
« Il faut savoir que Thomas a des idées fixes. Il est
sujet à une forme apathique de monomanie sentimentale
qui peut dégénérer en MST, épela-t-elle. Une misère
sexuelle transmissible ! Alors, si tu ne veux pas l'entendre
toute la soirée te poser la même question, tu lui parles de
Matisse.
– Thomas, j'adore Matisse ! »
Pauvre Emma, je n'aimais pas Matisse. Au point de
l'ignorer et d’estimer que sa célébration posthume était
l'œuvre d'une vie tout entière passée à la postérité. Cela
me faisait penser à Mitterand. Sanctifiés dans un dernier
soupir. Ces sacrés vitraux en guise de trépas.
Marie fit un pas en arrière. Elle souleva ses talons.
Elle les reposa et sourit. Toujours souriante, elle tira sur
son pull. Soudain, Marie fila vers l'entrée. Dans la foulée,
elle fit un signe de la main en direction d'Emma qu'elle
abandonnait. Moi aussi, désolé pour elle. En suivant un
regard de Marie, j'avais aperçu Martin. Il était dans un
coin, accroché à son pan de mur comme une nature
morte. Il n'était pas à sa place. La faute à Claire qui l'avait
laissé là. Je ne pouvais pourtant pas l'ignorer.
« Je m'appelle Thomas. Nous nous sommes salués
Un homme dans sa vie 23

chez Atlantis. Tu es venu avec Claire, n'est-ce pas ?


– Oui. Elle est partie vers le fond. Je ne l'ai pas revu
depuis. »
Il souriait. Enfantin ! J'avais enfin à un rôle à jouer. Je
devais accompagner Martin. Pas censeur ou confesseur,
non ! L'accompagner simplement. Oui, lui montrer le
chemin. Même si Claire voulait en faire un être à part,
j'en étais convaincu, lui courait après elle.
« Tu ne vas pas rester ici toute la soirée… Dis-je avec
condescendance. Claire doit être de l'autre côté. »
Malheureux Martin. Se sentait-il proche d'elle ?
« Suis-moi. Tu verras, c'est étonnant ! »
L'appartement est étonnant. En U majuscule. Il
couvre presque tout un étage. Cinq ou six logements à la
suite. Avec quelques murs de cassés, cela fait une
quinzaine de pièces à traverser avant d'en voir la fin —
pas moins. Les premières pièces sont vastes, les
suivantes exiguës et les dernières vastes à nouveau. La
plupart sont inoccupées, mal éclairées, défraîchies,
pleines de caisses, de sacs remplis de vieux rouleaux de
papiers. Plusieurs escabeaux, des pots de peinture,
quelques chaises. Des draps jetés par Marie, ici et là ; ils
donnent aux visiteurs le sentiment d'une présence dans
ces lieux. Une œuvre inachevée mais particulière,
envoûtante. Le legs d'un grand-père paternel.
Marie avait la chance de vivre là. Elle partageait
l'endroit avec son frère Stéphane. Elle habitait la partie
où nous nous trouvions et lui l'autre côté, en face donc.
Là où je voulais emmener Martin.
24 Un homme dans sa vie

«Viens ! »
Je marchais en direction de la bande de ceux qui
s'agitaient le plus. De vrais mecs, démonstratifs, qui à
tour de rôle, les bras et le verbe très hauts,
s'improvisaient lutteurs.
Pas si simple. Il faut y aller !… Rester dans le cercle,
trouver ses limites, s'y tenir, se lâcher, les défier, les
flatter, se jouer d'eux. Difficile ! Plutôt virils. Tous.
Taillés au burin, un peu négligés. La barbe, le pantalon
ample, les cuisses larges. La question ne se pose pas,
mais les cuisses sont peut-être ce qui nous fait en
premier juger un homme ou une femme.
À moi ! Ils m'attendaient, les mains plein les poches.
Dans les parages de Marie, qui les encourageait.
Comment après elle, oser se frotter à une telle garde ?
Hélas, je n'en avais ni le talent ni le tempérament. Quel
esprit de corps ! Des casseurs d'ambition. La ligne que je
n'ai pas franchie n'était pas imaginaire. Ils m'ont coupé la
parole et tout a volé. De mes intentions, retournées,
fouillées, jusqu'à une certaine image de moi, ma fierté,
que je dus ramasser, avant de me prendre une remarque
plus directe. À propos de Claire. Toujours par le même.
Une histoire de séduction, une rancune tenace née du
ridicule d'un soir.
Le brave insista :
« Tu sais qu'elle s'est rasé le sexe ? » Goguenard, il
grogna en direction de Marie. Je refusai de la regarder.
Martin ne disait rien. Difficile de savoir s'il comprenait.
Je saisis un gobelet en plastique qui m'était tendu. De là,
Un homme dans sa vie 25

je pris au vol une autre conversation.


Entraîné dans une ronde, je courais de milieu en
milieu, en parlant de cinéma, musique ou télévision. Des
propos plutôt désarticulés. Est-ce que tu as vu ? Pas
mal !… J'aime pas. Donc, je ne verrai pas. Concept ?
Avances, recettes. Je confondais les Desplechin, ce qui
n'arrangeait rien. Personne ne m'en voulut. Un grand
merci à mon père. Beaucoup ne me fréquentaient que
pour ce qu'il est. Si cela pouvait les aider.
« Ici seuls les films français ont le droit de cité. »
Usage que j'enseignais à Martin.
« Ou les gros succès américains, que tout le monde
connaît mais dont personne ne parle. » Ajoutai-je, avant
de me taire et de laisser Martin regarder autour de nous.
Ni maîtres ni élèves, esprit de conquête ou servitudes.
Ce n'était pas une classe mais presque une troupe que
Marie, faussement, surveillait. Comment s'y retrouver ?
Madame, la cour est dans le jardin ! Et les spectateurs, où
sont-ils ? Qui sont-ils ? Eux. Là ! Ceux qui par souci de
singularité se ressemblent tous. Avec un bouc. Plus ou
moins chauves.
Paradoxalement, le respect des codes et signes
distinctifs est devenu une perte d'identité. Il ne provoque
plus que l'indifférence. Par souci d'argent, certains
mettent un uniforme, la marque d'une d'organisation —
d'une économie. D'autres sont portés sur une exception
cultivée mais radicale. Un dernier petit carré garde pour
lui un esthétisme de mise : romantisme noir dans l'ombre
et classicisme blanc en lumière.
26 Un homme dans sa vie

Finalement, jeunesse européenne dans l'attente d'une


nouvelle vague, la plupart d'entre nous étions les enfants
d'une nomenklatura médiatique — une intelligentsia
étatique ?
Martin, lui était vêtu d'une veste sur un polo. Il évitait
ainsi les élans spontanés de sympathie. Il portait au
poignet une montre à petit cadran. Par contre, des
chaussures au pied large et le bout biseauté. Un petit côté
gris. Et méchamment l'air jaune. Je voulus lui en parler.
Mais à trop le regarder je ne le voyais plus. Peut-être
n'existait-il pas ? Ne voulant pas le perdre, je l'emmenai
avec moi dans la bibliothèque.
Le peu d'alcool à boire engageait déjà certains à la
tristesse.
Sans perdre le temps de présenter à Martin un tel, un
tel et tous ceux que je saluais, Pierre, Paul ou Jacques, il y
avait là quelques gueules particulières que je voulais lui
montrer. Qu'il comprenne bien. Je n'étais pas dupe et
même averti. Il n'était pas différent d'eux.
Quelques-unes de ces vies en négatif finiront en
couleurs ou bien en poster. Espérons-le. D'autres, plus
que Martin ne l'aura été, seront des ombres illustrées.
Certains déjà le sont. Hirsutes, griffonnés. Le visage
plein de grisaille, de traits définitivement tirés. Zombies.
Sur notre passage, un couple enlacé, tête contre
épaule. Baiser ou adieu.
« L'amour revient ! », criai-je à l'attention de Martin,
qui ne m'entendait pas. Quelle insanité ! Je refusai
pourtant de me laisser toucher par de bons sentiments.
Un homme dans sa vie 27

Du prosélytisme surtout. Marre d'avoir trop à penser, si


peu à vivre. Trop d'impostures et pas assez d'obscénité.
Je traînai Martin dans la pièce où Marie étudiait. Des
bouquins, une pile de revues. Un plan de travail sur des
tréteaux, oblique. À côté, pendu dans l'obscurité — en
fait posé au sol —, trônait non pas un squelette mais un
mannequin paré d'une l'armure de samouraï. Une
cuirasse noire marquée d'un caractère d'argent, qui se
dessinait distinctement. Plus guerrier que les poupées de
Star Wars, plus moderne qu'un Cyclope ou Goliath, il
nous renvoyait nos regards. Le présent à son fils, d'un
père de retour d'un voyage en Extrême-Orient.
Rien d'autre. Personne à qui parler. Nous dûmes
revenir en arrière.
« Tu connais Marie ? » Je questionnai Martin. Je
l'observais. Malgré son détachement, il était mon
prisonnier. Je le menais à sa peine.
« Suis-moi ! »
Un travail de menuiserie remplaçait inutilement les
moulures de plâtre. Plinthes, montants, croisées,
traverses grossièrement peintes et poussiéreuses, se
multiplaient. Furtivement, je surpris à l'écart un autre
couple. Le temps de voir une main disparaître sous une
jupe et une bouche béante se figer, nous nous
engouffrions sous la clarté dirigée d'une simple ampoule.
Derrière nous, le palier d'un escalier de service aperçu
au passage par une porte entrouverte ; à gauche de la
chambre d'où nous sortions. Je m'engageai ensuite dans
un couloir qui cette fois partait sur la droite. Il flottait un
28 Un homme dans sa vie

reste d’odeur de tabac dans l'atmosphère froide de ce


boyau dégradé et gris. Passé cet angle du bâtiment, un
petit salon et ensuite une cuisine. Rien qu'une table en
carrelage. Dessus et dessous, les cuves d'un évier. Au
bout, une colonne, rouillée çà et là, montait le long du
mur. Du plafond tombait une lumière puissante. Un
oeuf ! De l'eau gouttait du robinet entartré. Une bouteille
de pastis vide était posée à côté. Enfin du monde !
Je discutais avec Chloé et Jeanne, étudiantes
inséparables depuis une heure. L'une roulée dans un jean
me poussait vers l'autre d'apparence plus banale. Jeanne
tâchait de garder ses distances. Elle me rappelait Marie
lorsque je fis sa connaissance deux ans plus tôt. Même
réflexe, même frisson. Volontaire, lucide, cristalline,
comme Marie. La même acidité à fleur de peau, sous une
vague de cheveux châtains et courts. Peut-être un peu
plus grande.
Etudiante ne suffit pas, il me manque un mot en
français entre fille et femme.
Ce n'est qu'après que je vis Claire. Là où je l'attendais.
Nous finissions notre tour Martin et moi. Moi en tête.
J'entrai dans l'appartement du fond, le dernier. Juste
devant, à cinq mètres, Claire, de dos, penchée sur une
fille. Une nouvelle chemise… L'expression est d'elle.
Chacune un bras en arrière. Claire, qui tenait l'épaule de
son amie, se laissait caresser et pousser dans une autre
pièce.
J'ai eu peur d’y aller. J'ai attendu que Martin me
rejoigne. Nous nous sommes ensuite dépêchés
Un homme dans sa vie 29

d'avancer.
La partie occupée par Stéphane, le frère de Marie,
était un tout autre décor. Un clair-obscur, chaleureux,
confortable. Du charme. De l'étoffe, de la matière, un
whisky 12 ans d'age. Il s'y tenait une causerie. Une
intimité de circonstances. Amis ou non, peu d'invités
venaient jusqu'ici, ou bien ils ne restaient pas. Jamais
Martin ne serait venu seul.
« Il y a un cendrier sur la cheminée. » Distant,
Stéphane montrait l'endroit à Martin, qui s'écarta de
nous. Stéphane ne fumait pas, mais il supportait que les
autres le fassent.
Stéphane reposa sa main sur le genou de sa voisine.
Ces soirées organisées par sa sœur lui ramenaient des
filles. Il ne s'en cachait pas. Il ne s'en privait pas.
Ma présence lui permit de ne plus parler de lui.
« Pourquoi n'écris-tu pas un bouquin de cul ? »
Les quelques personnes présentes s'en amusèrent. Je
leur proposai une œuvre collective. À Stéphane de rire. Il
n'hésitait jamais à me donner un conseil. Il avait toujours
une idée de roman. Stéphane était obsédé par le succès.
Tout se passait ainsi, mollement, un verre à la main,
quand j'entendis :
« Thomas ! »
C’est le signe de la main que Claire faisait qui m'a
attiré.
Elle était seule dans un couloir sombre. Elle recula
avant de franchir une porte.
La pièce était vide. Martin m’avait suivi. Nous étions
30 Un homme dans sa vie

seuls avec Claire appuyée contre un mur. Le bas de sa


chemise était retroussé et noué sur ses hanches nues.
Elle lança ses bras par-dessus le V de son col et fit voler
ses mains très haut. Un peu tristement.
« Ça manque de musique ici. »
Elle gardait la tête en l'air, les reins cambrés. J'imitai
Martin et fixai la taille déboutonnée du jean de Claire, sa
ceinture défaite et une braguette ouverte sur un collant.
Sans baisser les yeux, elle dit :
« Donne-moi une cigarette, Martin. »
Lui fouillait déjà dans sa veste, sans parler. Quelqu'un
d'autre le fit.
« Claire ?… »
Une femme. À côté. En face. Insistante.
« Viens… »
Il suffit alors d'une figure à Claire, un moment de
voltige, ses seins pointés pour nous empêcher d'avancer.
Un grand signe de la main et une parole accompagnèrent
son baiser :
« Bisou ! »
Elle s'échappa. Je manquai d'attraper son bras. Elle
disparut en quelques secondes.
Je danse mal. Je n'ai jamais su m'exprimer avec mon
corps. J'avais besoin de parler. À Martin.
« Claire est lesbienne. »
Et, je ne sais pas pourquoi, j'ajoutai :
« Une gouine, si tu préfères !
– Je ne préfère rien, Thomas. »
Pour la première fois les paroles de cet homme
Un homme dans sa vie 31

avaient un sens précis. Rien ne trahissait chez lui la


moindre émotion quand soudain une expression de
Claire m’apparut distinctement sur son visage.
Marie avait posé le plateau par terre. Elle se servit une
tasse de thé avant de s'asseoir parmi nous — cercle de
prostrés sur nos chaises étroites.
Ce salon improvisé au milieu d'une grande pièce vide
était le sien. Marie y tenait. Elle bavardait avec sa voisine.
Ou seule, en s'adressant à tous. Marie parlait d'elle,
surtout. Elle semblait également y tenir. D'abord une
présentation, sous forme de curriculum vitae. Elle
comptait poursuivre et finir ses études de médecine.
Ensuite, elle nous donna des nouvelles de son père
architecte :
« Il est à New York. Il vit à l'hôtel. »
Troublant. Marie finit même par regarder Thierry, qui
était assis à côté d'elle. Elle précisa qu'ils allaient se
séparer. Elle insista sur leurs derniers rapports sexuels.
Buccaux. Cliniques. Et Thierry qui n'aimait pas le goût
du latex… Sous ces lumières lointaines, Thierry avec ses
cheveux rasés et son visage émacié ressemblait à une
gomme. Avec un pull à bandes jaunes et noires, il se
serait changé en crayon de papier.
Claire passa devant nous. Elle nous salua. Je
demandai à Marie le prénom de la fille qui marchait
devant Claire.
« Corinne. »
Cinq minutes plus tard, Martin, si silencieux,
intervint. Glacial, il s'en prit à Marie, qui répliqua
32 Un homme dans sa vie

sèchement :
« Ce n'est pas la faute des médecins. » Marie l'affirma
haut et fort. Elle et Martin s'observaient. Je craignais
d'entendre parler de maladies, de malades. Mais Marie ne
regardait déjà plus Martin. Elle se tourna vers moi.
« Quel est le pléonasme de la semaine, Thomas ?
Boire une tasse ?
– Voter Chirac…
– C'est toujours le même ! Rien de nouveau ?
– Pisser par terre !… »
Martin roulait vite, assez pour nous éviter de trop
parler. Il fumait. Je me taisais. Une présomption tenace,
la condensation des rancoeurs, l'étrangeté des ombres,
les rues de Paris, les vitres fermées, la fumée, une
incandescence, une cigarette, des cendres, Claire, Martin
et tous les autres, j'aurais voulu aller plus vite. Tout
écraser. Tout foutre en l’air.
Il me déposa. Je restais sur le trottoir. Martin repartit.
J'entrai rapidement chez moi. Encore dans le noir, je me
mis aussitôt à la fenêtre. Trente secondes à perdre. Mais
rien… La nuit. Là, nue, couchée entre les murs de corps
en pierre et brique. Pas plus de lumières en face que de
figures soustraites ou d'intensité nocturne. Comment
surprendre mes voisins ? Comment les imaginer, eux
faisant l'amour ?
Je n'ai jamais vraiment eu l'occasion d'être voyeur.
Surtout à cette époque. L'appartement que je louais rue
de Liège — rue de Berlin, jusqu'en 1914 — était en rez-
de-jardin. Il donnait sur une cour. Je ne me voyais pas
Un homme dans sa vie 33

courir après la femme élégante et séduisante qui habitait


avec son expert-comptable de mari dans la maison à
côté. Grimper des escaliers ? Avec joie ! Mais pas
traverser une cour…
Je m'allongeai pour penser à Claire. Passait-elle la nuit
avec Corinne ? Avec Corinne et peut-être Marie jouant
les anges bleus. Le samedi soir du week-end de mes 30
ans, je cherchais partout Marie en criant son nom. Elle
apparut en collants, les seins nus. Elle sortait d'une
chambre pour me demander de ne pas y entrer. Marie se
trompait, je ne voulais pas la suivre. Les aventures
sexuelles de Claire ne m'excitaient déjà plus. Claire ne me
cachait rien, j'en savais trop, presque tout. Ce qu'elle ne
me disait pas, je l'apprenais par d'autres. Un jeu de
miroirs dans lequel je m'étais découvert plus qu'elle ne
s'y était montrée. Sa liaison avec Julia était l'un des rares
points d'ombre. J'avais été l'amant de Julia. Mais Claire ?
Avait-elle réussi à l'être ? La question était plutôt de
savoir si Julia avait osé.
Avec le radiateur électrique au plus bas et assez de
couvertures, je me préparais à vivre une maternelle
matinée d'hiver, me transformant au réveil en une espèce
humaine de limace chaude, gonflée de fatigue et
parcourue de contractions. Une sensation plus forte que
n'importe lequel des sentiments ou toute conviction
inaliénable.
Il est impossible d'en parler, mais la solitude,
lorsqu'elle répond à des raisons intimes, est facile à vivre.
34 Un homme dans sa vie

J'écoutais, sur une radio anglaise, un communiqué


quasi officiel qui rappelait la nature explicative de l'œuvre
de Sigmund Freud. Je m’interrogeais. La vie n’est-elle
qu’un trait tiré entre une enfance et la mort ? On
découvrira sûrement un jour qu’elle n’est pas aussi plate
que ça… Dans ce cas, les sciences humaines suivraient la
course de celles de la terre.
De la même manière, lors d'une émission télévisée,
j'avais entendu avec un certain amusement l'annonce de
la résurrection de Karl Marx en père de la globalisation.
Père, oui !, de la Sainte Trinité de l'être socialiste. Ainsi
donc, nous accorderons à Engels la mention d’Esprit
Saint et réhabiliterons Lénine, le fils prodige qui inventa
la nouvelle économie. Reconnaissons aussi que les fonds
communs de placement sont une forme de propriété
collective des moyens de production. Souvenons-nous
également que, dans la Bible, l'Armageddon est une lutte
finale. Je me permettrai enfin d'inviter le vénérable
professeur Lyssenko, qui viendra nous parler des OGM.
Et pour ne rien oublier, une adorable athlète — femme
ou poupée —, s’exprimera sur le dopage dans les pays de
l'Ouest. Pourquoi ? Pour rendre aux sportifs les muscles,
drogues et 4x400 mètres qu'ils ont gagnés.
Finir nu comme un ver… Un temps pourri. J'étais
gâté !… Ne pas sortir me condamnait à trouver refuge
dans un monde plus grand. Dans l'intimité, l'art est un
état tout aussi irrésolu que l'angoisse. La féerie
schizophrénique en plus.
Cela ne dure pas. Les mots ne tiennent pas.
Un homme dans sa vie 35

À ce propos, je me rappelle les leçons de mon père,


graphiste, publiciste, vulgarisateur et volontiers prosélyte
d'une modernité plastique :
« Au début, il y a eu l'image, m'avait-il expliqué.
L'homme s'est levé pour dessiner sur les parois de sa
caverne. »
Ceci également me vient de mon père :
« Depuis le premier roman, s'écrit le livre des
morts…
La vie est une condition.
La vie n’est pas une condition.
L'intelligence est un devoir de mémoire.
Bientôt la raison aura conscience de la fin de
l'histoire.
Peter Handke est le dernier des auteurs. »
Handke, l’homme qui a perdu son honneur en
affirmant sa non-slovénité…
Ces points de suspension ne suffisent pas à donner
un sens à ce qui précède. Des lignes, il en faudrait des
milliers. Écrire est une affaire de petites mains. Mon père
me l’a répété. Il m'a encouragé, découragé, culpabilisé.
En tout cas, il a réussi à me faire travailler avec lui.
J'ai beaucoup appris — à couper une phrase et y
coller un mot avant de prendre ma pause…
Tout était si simple. À la fin du XXe siècle, ma
génération prend conscience de la nature perceptive des
motivations de masse. Nous avons remis le pouvoir aux
images et le monde en état de marche. L'introspection
des mythes collectifs a nourri nos rêves individuels. Une
36 Un homme dans sa vie

part à consommer sur place et le reste à emporter. Un


petit tour dans la bonne direction, deux tours et plus
rien.
Tout était devenu si trouble, refoulé, hurlant. Désolé !
En crise. Crise de civilisation, d'identité. Un repli sur soi
qui transformait le monde en une minuscule prison
cadenassée par notre obsession de l’irresponsabilité, par
la peur que la liberté n’ait pas de sœur ou l’espoir qu’elle
n’ait pas de visage.
Dans le métro, je marchais sur des idées sans fond,
des objets sans forme, des idoles sans nom. Publicité à
terre, gratuite, qui ne se paierait pas ma tête ! Comme, à
les regarder, celles de ces passagers, étrangers, individus,
iconoclastes, avec qui je sortais sauf, à l'air libre, de cette
perte de contrôle des imaginations.
Avec le même regard, une voûte souterraine se
changeait en angles d'une ville, les premières pierres d’un
rêve construit sur une pulsion créatrice née de la
frustration nouvelle de la beauté des êtres, de la férocité
des œuvres et des libertés prises par d'autres.
Merci à la littérature. Littérature, sauvée de la
figuration par le cinéma ou la photographie — ainsi que
de l'abstraction par la peinture et le silence.
Sans idées fixes ou jardins d'enfance, je me trouvais
un jardin d'hiver. Je lus Soudain l'été dernier tout en
regardant le film. Un film dont la beauté sauvage
m'inspira une maison blanche. Une maison sur une
lande. La lande d'une île proche d'un continent. Je
cherchais en vain une dimension humaine dans une
Un homme dans sa vie 37

clarté balayée par de grandes vagues d'impressions. L'île


vierge devint un astre noir. Je déchirai la page. Une autre
réminiscence, un village roman. Dévêtue par la lumière
du jour et la chaleur de l'été, une femme brune traversait
la place d'une l'église avant de disparaître dans une
fontaine sous les yeux d'un photographe assis sur un
banc. J'avais un modèle. J'imaginais la naissance d'une
histoire couchée sur du papier, avec une tête, un corps,
des mains, des seins... Je songeais même à écrire une
pièce de théâtre. Une pièce qui débuterait par un acte
salutaire. Un acte d'amour :
« L'avez-vous tuée ? »
Je m'essayais au mélange des genres. Une façon
comme une autre de tout faire, tout prendre et ne rien
perdre. Je ne sortais de chez moi que pour remplir ma
vie et non pas en changer. Encore que j'eusse aimé me
travestir, oser me promener dans les rues avec une
canne, prendre mon élan rue de Rivoli et mesurer aux
Tuileries toute l'importance des lieux.
Cela se passe le long des grilles. À pied, à cheval, en
voiture, tous, inconnus ou célèbres, ont disparu,
disparaissent et disparaîtront ici, leur souvenir sacrifié
depuis des siècles à la mémoire de ces maudites pierres.
Demain, Paris sera encore la plus belle ville du
monde, comme toutes les autres plus belles villes du
monde.
Un jour pourtant, Paris a eu peur. Paris est tombé,
cette ville s'est terrée. Elle a rendu une âme. Décembre
1999, il y eut à l'aube une tempête mémorable. Voitures
38 Un homme dans sa vie

écrasées, cheminées arrachées. La Madeleine effondrée.


Je ne suis pas sorti.
Beaucoup attendent que les choses changent, qu'elles
bougent ou disparaissent. Moi, j'attends qu'elles
m'arrivent.
Un autre jour, ce matin-là. J'ouvris en grand la baie
vitrée. Autant que le vent, le froid m'enflamma. Où
étaient-ils ? Libre à Claire de se cacher derrière le passé
de Martin. Je lui tournai le dos. Ma vie était devant moi,
sur mon bureau, un bureau submergé de livres, de
feuilles. Parcourues, les lignes de ces textes donnaient un
début de sens à mon existence. Imaginer, ressentir,
entendre une voix fidèle ou infidèle, aimer des mots
jamais lus ensemble, haïr une histoire différente, maudire
l'auteur, sa jubilation, sa virtuosité, tout était là. Je
pouvais être jaloux d'un autre, mais pas de Martin. Lui,
Claire, tous deux étaient des êtres sentimentaux, sensuels
comme certaines plantes sont carnivores, par nature.
Simplement, ils vivaient à une époque non romantique.
Claire aimait l'amour. Elle aimerait l'aimer.
Je rangeais mon bureau en attendant Philippe, lequel
détestait Claire, mais cela n'était pas la raison de sa visite.
Philippe revenait comme une constante dans ma vie.
Nous avions en commun un quartier de Paris, notre
adolescence, une scolarité que nous avions poursuivie
ensemble. Avec le temps, j'avais découvert en cet esprit
fier et critique, un cruel manque de passion. Pire que
l'ennui. Il en était unique, toujours le même, avec tout le
monde.
Un homme dans sa vie 39

Philippe passerait donc chez moi faire preuve


d'intransigeance. Ma confession, un peu de musique, les
derniers disques que j'avais achetés, ensuite un bar
d'habitués. Là ou ailleurs, notre petit cercle se fermerait
inexorablement. Venus en témoins ou en victimes, nous
y finirions défenseurs de nos personnes et ainsi par faire
ce que les autres font : prendre ce qui est à prendre, dire
ce que l'on peut taire. Qu'importe, Philippe détestait
Claire, tout ce que je voulais entendre.

Un drame n'arrive jamais seul. Il est rare de le vivre,


mais cela est inscrit dans une loi. Il est plus difficile de se
souvenir que nul n'est censé ignorer le sens de sa vie.
Le dos à la fenêtre, Pierre Miller posa sa nuque sur
son épaule. Comme pendu, perdu. Assis depuis un long
moment à l'intérieur de son bureau, il attendait que
l'obscurité se fasse avant de partir. Lui s'en tirerait, pas le
bleu des murs, ni aucun des objets qui l'entouraient.
Trop personnels, ils disparaîtraient avec lui. Il
contemplait la chaîne murale, haute-fidélité. Ses yeux
effleurèrent le canapé au tissu crème, un sofa profond
dont l'assise inclinée pliait les gens installés.
Il était encore assis. Sa figure rasée veillait sur l'écran
plat éteint. Il se redressa. D'une seule main, il creusa ses
joues et tira la langue. Il put alors respirer. Il mit sa tête
en arrière contre la peau et le métal de son fauteuil. Il
commença à puiser son énergie dans un mouvement
régulier de bascule. Quel vertige sa vie !
Curieux mélange de volonté, de faiblesse. Il luttait
40 Un homme dans sa vie

contre un sentiment honteux qu'il sauverait avec les


apparences. Le souvenir de ces derniers jours le blessait.
Naïf, provocant, subversif, aveuglé, entêté par sa
personne, Pierre Miller n'avait rien remarqué. Il n'avait
rien entendu. Pas une parole, pas un regard, rien ne
l'avait frappé. Il avait licencié cette fille pour faute
professionnelle car les raisons étaient fondées. Il s'était
fait entendre sur ce point sans vouloir s'en expliquer ou
négocier. Finalement, Pierre Miller pensa avoir été
compris. Pas de menaces, pas de révolte, pas de vagues,
quelques têtes baissées et le soutien de Simon Lebrun.
Un matin, banalement, Pierre Miller jeta un œil au dessus
de l'épaule de Christine, une employée qui assistait sa
secrétaire depuis trois mois. Elle relevait les messageries
électroniques. Blême, Pierre courut dans son bureau et
ouvrit son courrier. Sous le titre "à suivre…", une lettre
d'insultes, anonyme, adressée à tous. Avec l'image d'une
photo attachée. La première d'une série. Plusieurs
messages circulèrent. L'homosexualité de Pierre Miller
devint une rumeur. Pour un amant d'un jour ou presque.
2

Le téléphone sonnait. Encore !… C'était Julia. Elle


voulait surtout parler à Claire qui se trouvait à mes côtés.
Claire gémit :
« Je prends quelques jours… Non, Julia ! Je voulais
juste avoir de tes nouvelles… Julia, s'il te plaît !… Je t'en
prie … Je ne sais pas encore où. »
Ces mots tombèrent sèchement. Je lâchai les pages du
journal que j'avais dans les mains pour écouter. Claire se
tut. Je levai les yeux. Face à moi, suspendue à un
minuscule boîtier de téléphone devant la porte-fenêtre,
Claire me laissa faire. Autant donner mon sang à une
poupée, elle le savait. À cet instant, libre de les fermer, je
levai encore mes yeux. J'entendis un oui. Puis un non !
Vivante et morte à la fois, Claire me tourna le dos.
Janvier, 7 heures — 19 heures. Dans la pénombre
proche, quelques mètres, cette maison si particulière qui
recelait des curiosités. À découvrir, une cour
transformée. Un vrai jardin ! De grands pots de la taille
d'un enfant. Il y avait même un arbre dans une équerre…
Sur ma gauche, contre l'une des vitres sans rideaux,
Claire regardait dehors. Elle caressait ses cheveux. Elle
parlait avec Julia. Une voix calme, nuancée. J'entendis un
murmure. Plus long et dense qu'un murmure. Un
42 Un homme dans sa vie

murmure qu'elle étira avec ses doigts. Lentement,


doucement, ils glissèrent sur son visage, sa nuque, son
cou et d'une épaule jusqu'à sa taille. Je vis sa main rouler
sur sa hanche. Claire continua. Un peu. Subtilement. Elle
fit presque un demi-tour et je la vis sourire. Le temps
d'un sourire. Mais elle bougea. Claire quitta le salon et
disparut, derrière la cloison coulissante de ma chambre
qu'elle tira.
« Tu es chez toi. Seulement, évite de salir les draps ! »
Comme souvent, je dis ce que je pensais sans toujours
penser à ce que je dis ; avec un humour personnel, abus
de langage et éducation. Claire était presque chez elle. À
dix minutes à peine en voiture, elle passait souvent chez
moi à la sortie de son travail.
J'en avais fini avec le quotidien du soir, plié. Affalé
sur le divan, les bras tirés, les jambes tendues, je mesurai
la hauteur de la grille qui surmontait le mur du fond de
ma petite terrasse. Derrière ces barreaux, bien que placé
plus bas qu'eux, je tenais souvent mes voisins en respect.
Ironie et distinction, ce couple, ne sachant jamais
comment me saluer, était toujours à la merci de l'une de
mes révérences polies.
Quand Claire pointa son nez, je fus incapable de me
redresser. Je lui balançai :
« Soulagée ?
– Elle m'agace ! »
Claire ravala son exaspération. Elle étouffa un rire et
laissa tomber ses bras, mimant une femme accablée. Elle
se dirigea ensuite vers la cuisine US. Elle en revint avec
Un homme dans sa vie 43

une serviette en papier.


« Pense à acheter des kleenex, Thomas !
– Comment se porte-t-elle, mère Julia ? » J'avais
répliqué sans même me soucier de Claire que je ne
regardais pas. Je m'appliquai à m'installer
confortablement, en ramassant, si possible, tous les
coussins autour de moi. Après m'être recoiffé, avec une
gravité fortuite j'ajoutai :
« Tu pars en vacances ? »
Une voix râpée. Je toussai. Claire me devança.
– Julia est trop curieuse, dit-elle. On dirait une gosse.
– Vous partez ensemble ? » J'insistai.
« Je n'aurais pas dû l'appeler. Oh ! »
Claire souffla. Elle s'en amusa et se demanda :
« Pourquoi lui ai-je laissé un message ?
– Tu ne me réponds pas.
– Je voulais juste avoir de ses nouvelles, rien d'autre.
– Tu n'es pas obligée de m'en parler. », dis-je, coincé
ou vautré mais les fesses serrées, avant de me ressaisir,
m'asseoir sagement et plaisanter :
« Répudié ! Le triste sort d'un homme de compagnie.
– Tu ne vas pas jouer les eunuques !
– Si tu le souhaites, je peux t'accompagner. »
Voilà où je voulais en venir. Je n'eus pas le temps de
m'expliquer, la réponse de Claire fusa :
– Tu m'emmerdes, Thomas ! cria-t-elle. Toi et Julia,
vous m'emmerdez. Et toi plus qu'elle ! Laissez-moi
tranquille. Juste quelques jours. »
Sachant qu'elle avait eu tort de s'énerver, Claire
44 Un homme dans sa vie

s'excusa, avant d'ajouter :


« Je vais sûrement partir seule. »
Claire se redressa, inspira et fit un pas, grave. Un pas
de plus. Un autre. Un équilibre lancinant… Soudain,
obligée de rompre, Claire baissa la tête, loin hors de la
ligne de son corps, qui finit par plier. Elle tomba dans
l'un des deux fauteuils.
Claire était assise sur ma droite. Pas un mot. Elle
respirait, semblait éprouvée, défaite. Je n'aimais pas la
voir se débattre ainsi, obstinée.
« Laisse-moi te parler, Claire. » Je marquai une pause.
« C'est mieux ! » Une autre pause.
« C'est à propos de Pierre, n'est-ce pas ? »
J'en voulais presque à cet homme.
« Tu n'es pas en cause, Claire. C'est une belle
saloperie. C'est d'une bêtise crasse, mais le mal est fait !
– C'est à Pierre de répondre. »
Claire était passée voir Pierre Miller dans son bureau.
Il avait refusé de déjeuner avec elle. Non ! Mais le
lendemain, il déposa une lettre dans le courrier de Claire.
Qu’elle me le dise ne me surprenait pas, mais la solennité
de l'acte m'énervait. Inhabituelle. De nos jours, il est rare
d'écrire. Ce n'était donc pas innocent. Trop rare.
Pourquoi l'avoir fait ? Pour se taire. J'en voulais à Pierre
d'imposer le silence. Une loi à laquelle je ne me
soumettrais pas ! Je ne souhaitais pas lire ces feuilles.
Indécent, frustrant. Claire, elle acceptait cela.
« Pierre me demande de déchirer sa lettre après
l'avoir lu, me dit-elle. Je ne ferai pas. »
Un homme dans sa vie 45

Tu vas l'oublier dans un tiroir, pensai-je. La perdre…


Mais je laissai Claire poursuivre, en imaginant que, dans
quelques années, elle maudirait ces lignes, leur étrangeté,
l'auteur avec.
« Quand je lui ai parlé de moi, Pierre n'a rien dit.
Maintenant il m'écrit que je pourrais presque être sa fille
et sûrement son amie. »
Beaucoup de pudeur, Claire insistait :
« Pierre s'en veut. »
La paume de l'une de ses mains se referma sur l'autre.
« Il ne se cache pas, il ne cache rien. »
Claire hésita, en se mordant une lèvre. Mensonge ? Le
silence de Pierre n'était pas un mensonge. Tout le monde
ment, lui avait choisi de se taire. Par manque d'amitié
plus que par crainte. Sa vie privée n’avait d'ailleurs jamais
été remise en question. Chez Atlantis, personne ne
constata le moindre changement. Tout s'était passé si
vite.
« Pierre a divorcé il y a un an, m'avoua-t-elle. Ensuite,
il a rencontré un homme. »
Quand ? Je voulais en savoir plus. Surprise, Claire me
dit pourtant tout ce qu'elle savait. Elle me parla aussi de
la femme de Pierre, laquelle avait un amant.
« Ils ont voulu ensemble sauver les apparences quand
elles pouvaient l'être. »
Claire ajouta :
« Ils ont deux enfants, une fille et un garçon. »
Je préférais me taire, en hochant la tête.
Loyauté, fidélité, Claire empruntait ces mots à Pierre,
46 Un homme dans sa vie

mais au-delà leur sens strict, elle les inscrivait dans une
absurde réalité.
« Son ami l'a quitté il y a quelques semaines. »
Distrait, je n'écoutais plus, le regard suffisamment
rond pour ne pas me montrer curieux. Claire ne
remarquait rien. Cette histoire était ignoble, sans être
spectaculaire. Ni décès ni accident, pas même
d'agression. Du terrorisme social, très efficace. Une
affaire de mœurs, un genre remis au goût du jour. Ce fait
divers ne me fascinait pas, il ne m'excitait pas, il
m'intéressait. Un modèle ! Une bombe, un effet de
groupe, une dissipation. Un chaos exemplaire suivi d’une
absence prévisible de tragédie. Tout m'intéressait, les
détails surtout, y compris les photos. J'aurais également
voulu interroger Simon, plus tous ceux que je
connaissais. Les réactions de tous, sauf Martin,
m'intriguaient.
Difficile de rester attentif, pertinent, consensuel.
J'essayai pourtant :
« Pourquoi Pierre ne porte-t-il pas plainte ? Vous
pourriez également le faire à sa place ? Vous savez qui
c'est ! » Élémentaire... L'envoi était anonyme mais
consécutif au licenciement.
Il n'y eut qu'une réponse de Claire :
« C'est Simon qui est derrière tout ça. Il n'y a que lui
qui en soit capable. »
Tout était rangé, pas le moindre petit objet à pousser
sur la table basse — une manie. Les gros titres du journal
ne changeraient pas, j'étais tranquillement enfoncé dans
Un homme dans sa vie 47

le canapé. Et donc ? Je ne pouvais pas la prévenir, mais


Claire devait comprendre que nous serions tous
solidaires, enchaînés par imaginaire interposé.
Cela commence par une annonce, le refoulement
sexuel a été vaincu, par sublimation notamment. Mais
restent les pulsions, reste le métabolisme des émotions,
le psychisme. On ne peut pas l'interdire. Peut-il être
recyclé ? Ici débute le travail des démiurges. Si les
névroses sont réprimées, les fantasmes sont encouragés,
suggérés avec perversité. Organe vital du réel, la fiction
facilite la digestion de toutes les luttes, conflits,
rancoeurs, phobies. Un facteur de… Une fonction
logique qui tend à l'assimilation des normes, au respect
des formes, à l'obéissance. Identitaires, de nouveaux
réflexes d'appropriation aident à renforcer le sentiment
d'appartenance. Chacun s'y retrouve. Individu par
individu ou collectivement, cela reste positif, bénéfique,
sans risque. Donc, si les soupçons de Claire s'avéraient
être justes, elle finirait par constater la complicité de
chacun, leur satisfaction, entrain et même leur gaîté. Car
tous, sans exception, l'avaient compris, Pierre Miller
devait partir. Cela les encourageait à continuer comme si
de rien n'était.
« Tu ne crains pas d'aller trop loin ? Ou pire, d'être
manipulée.
– Ce n'est pas un jeu de société, Thomas. C'est une
histoire vraie. »
Claire se leva. Elle se rendit une nouvelle fois dans la
cuisine. Un jet puissant. De l'eau coulait. Des
48 Un homme dans sa vie

claquements, un placard. Elle revint et reprit sa place, les


dents un peu plus serrées. J'étais prêt à l'écouter.
Egon Schiele en prison d’Arthur Roessler, récit de la mise
en détention provisoire du peintre autrichien. Un huis
clos sauvage. L’achèvement de la libération d'un homme.
Emprisonné, Pierre Miller ne l'était pas. Pas même
condamné. Il le regrettait presque. Il citait la dernière
phrase du livre1. Ni écorché ni mis à nu, lui ne souffrirait
que du ridicule d'être démasqué, ses propres mots. Pire
que le talion — une peine d'exclusion comme la fille —,
il redoutait qu'on lui jette à la figure la banalité de son
cas. Ce n'était pas le silence ou un discours abrutissant
que Pierre craignait, mais d'être confronté à l'objectivité,
avec la peur de se voir refuser l'exception, de regarder sa
vie se retourner contre soi, de devoir s'exécuter et tout
accepter.
Ce n'était pas décidément pas une histoire pour moi.
Je n'y avais pas le moindre rôle à jouer. Je dissimulais mal
un manque de sentiments. Consternée, Claire comprit
qu'elle n'arriverait pas à m'arracher la moindre
compassion.
« Tu te doutes de ce que Pierre va faire. Il risque de
foutre sa vie en l’air. Quel sens des responsabilités, n'est-
ce pas ! Doit-on lui faire remarquer que toute autre
réaction de sa part serait amorale ?
– Évidemment.
– Tu t'en fous. Ça va de soi ! C'est ce que tu lui aurais

1
Tout un chacun qui n'a pas souffert comme moi devra désormais
avoir honte devant moi !
Un homme dans sa vie 49

conseillé ? ajouta-t-elle. C'est le verdict attendu ?...


Regarde-moi, Thomas. Ça ne peut pas être qu'un simple
sujet de conversation. Il est question de liberté. »
Claire souffla un peu, avant de répéter le même mot :
« De liberté, Thomas. »
Elle souffla à nouveau et reprit :
« Oui, bien sûr, le mot est trop fort. Mais moi, j'en ai
besoin. »
Silencieuse, Claire me regarda, avec un léger sourire.
Elle lâcha une petite phrase :
« Je comprends. »
Elle martela la suivante :
« Je dois me taire. »
Elle ne se taisait pas.
« J’ai ce sentiment. Je le vois dans vos yeux. Je vous
entends.
– Claire, ne me confonds pas avec les autres.
– Bien sûr. J’entends des voix... »
Elle se tut, me regarda et dit :
« Je suis vivante, Thomas. Je vis !
– Moi aussi !
– Toi aussi. »
Une plainte remplaça le martèlement :
« J’existe, Thomas. Tu ne peux pas nier que j'existe,
que Pierre existe. Qu'il est un homme ! »
– Bien sûr. »
Bien sûr. Mais je ne pouvais être juge. Seul, un
individu ne peut pas juger. Il n'y alors pas de principe qui
vaille. Ensuite, la tolérance n'est pas une vertu, elle est
50 Un homme dans sa vie

sans limites. Je pris alors comme excuse la lassitude dont


je faisais preuve. J'avais tort de croire que cela calmerait
Claire. Elle s'emporta.
« Nous devrions tous défiler à poil devant Pierre et
déclarer : je suis lesbienne, je suis nympho, moi
fétichiste. Je suis impuissant. Je trompe ma femme, ma
femme me trompe. Combien d'adultères à déclarer ?
Sans oublier de parler de l'argent, des maladies ou des
dieux de chacun. »
Avant de se taire, elle ajouta :
« C'est aussi con et simple que cela. »

Quelle prétendue liberté ! Lesbos, Laïos, père


d'Œdipe, nulle part je ne retrouvais les références
mythologiques que je cherchais. Une complaisance
narcissique, voilà ce que je pensais de la vanité avec
laquelle Claire refusait de s'afficher, suivant en cela
l'exemple de Pierre.

Une semaine bien remplie, je pouvais brandir mon


agenda. Tous les jours, jusqu'en début d'après-midi, je
travaillais avec mon père ; ses bureaux étaient situés à
Boulogne. Mardi, une date importante. Par fétichisme,
non par superstition, j'avais juste noté une adresse dans
la colonne. Je ne risquais rien sinon des apostrophes. À
côté, mercredi, un prénom souligné : Chloé. Ensuite,
jeudi soir, le vernissage d'une exposition, nouveaux
architectes d'intérieur et mobilier. Du design
postindustriel. À quand le postvirtuel ? Champagne ou
Un homme dans sa vie 51

jus d'orange ? Cela n'était pas précisé sur le carton


d'invitation. L'institut était situé avenue Daumesnil. Je
savais où c'était.
Le lundi fut sans surprise.
Le lendemain matin, je reçus un appel inattendu :
« Bonjour, Sylvie Deluc de la SIAD, pourrais-je
parler à… » L'inconnue n'était plus anonyme. D'une voix
non monotone, mais usant de formules, elle s'excusa
avant de m'annoncer l'annulation du rendez-vous prévu
dans l'après-midi avec son directeur ; la jeunesse
supposée de mon interlocutrice expliquait peut-être ce
possessif. Je ne connaissais pas cet homme, le directeur
du comité d'organisation d'un festival d'art dramatique.
Une rencontre arrangée par l'un des nombreux amis de
mon père. J'étais consterné. Définitivement annulée ?
Repoussée ? Pas avant ? Pourquoi ? Autant dire
jamais !…
« Je ne suis qu'une stagiaire. » Elle me le répéta avec
un brin de malice. Assurée de son impunité, elle prit de
l'assurance. Elle voulut jouer. Plus mon amertume
tournait à l'aigreur, plus ses répliques candides étaient
acidulées. Un délice fragile. Je l'assommai avec toujours
les mêmes questions.
Je passais l'après-midi que j'avais à perdre, au forum
des Halles. Dans un livre je lus "je descendais acheter le
pain". Dans ce magasin, personne ne m'observait.
J'aurais dû arracher la page.
Quel coup de grâce ! Je ne savais pas écrire. Regardez,
c'est marqué ! Les coups de fouets peuvent tomber, mon
52 Un homme dans sa vie

double, fou furieux, me torturer, je ferai ainsi une


économie. Des économies ! Pourtant, j'avais bien une
recette de cachée : une idée, un lieu, une chose, un
personnage. Coup de chiffon…
J'avais réussi à taper trois lignes.
Ecrire c'est du vent, une énergie.
Ecrire c'est une pipe, des bouffées.
Ecrire c'est un robinet, un goutte à goutte.
J'en étais là… Tragique, je pensais y rester ! Bien
mérité. Le repos éternel.
Vint le mercredi. 16 heures et quelques. La terrasse
du café penchait un peu sur la gauche. Elle épousait la
pente d'une petite place qui s'écrasait sous l'ombre d'un
platane. J'avais pris une menthe à l'eau, pour la couleur.
J'écoutais Chloé, la fille — ou la femme — que j'avais
rencontrée chez Marie. Je l'imaginais se promenant nue
chez moi. Depuis trois semaines, elle était hébergée, par
un couple d'amis. Chloé couchait avec le plus vieux,
locataire et jaloux, mais elle était attirée par l'autre, beau
gosse, trop possessif et capricieux. Lui rapidement
choisit de s'absenter le plus souvent, pour la punir elle et
magnanime avertir l'autre. Et Chloé cessa de se
promener nue. Rageant ! Quel dommage de ne pouvoir,
si près de chez moi, mordre à l'appât de ses vingt ans, de
son corps d'Angélique — la marquise — et de ses
cheveux courts.
Chloé fut franche. Je compris qu'elle cherchait un
toit, pas un plafond à contempler, ni un parquet à
Un homme dans sa vie 53

lessiver. Après l'évocation d'un groupe de musiciens,


d'un pharmacien, de Stéphane, le frère de Marie, et du
patron d'une boite de nuit qu'elle voyait le soir même, je
pus me consoler d'être le seul présent parmi ceux qu'elle
comptait sur les doigts de sa main.
Curieux volatile ce Stéphane. La semaine précédente,
il avait invité Chloé à dîner, un jeudi. Ils dînèrent
ensemble. Ensuite, Stéphane raccompagna Chloé en
voiture. Il la laissa devant la porte de l'immeuble où elle
habitait. Chez ses parents, crut-il…
Chloé et moi étions toujours ensemble, philosophes
et désinvoltes, à passer le temps. Travers et raccourcis de
notre époque ! Le soleil est à des milliards de kilomètres,
cela ne l'empêche pas de briller. Une intuition, des signes
de vérité, ni impatience ni mépris, nul doute que ce coin
de ciel bleu au-dessus de nos têtes nous inspira. Je ne
balayais pas sa vie, elle me remercia en feuilletant avec
légèreté le carnet que j'avais posé sur la table.
Chloé y nota des idées simples. Un célibataire n'a pas
de seins. Sans gros moyens, hétérosexuel, s'il ne devient
pas fou, à 30 ans, il se case. Toutes les femmes le savent.
Mon père aussi le dit.
Elle sut aussi avoir des gestes tendres, arrondir la
mèche sur mon front, ramasser ma veste. Une mère, une
bonne, pas une putain.
J'ai payé pour nos deux verres et tiré un trait de plus
sur l'ardoise de mes expériences sexuelles.
En attendant, je passai chez le coiffeur.
Jeudi, il plut tôt le matin. Je dormais. Quel contraste
54 Un homme dans sa vie

avec la veille, saisissant ! Il faisait froid et gris. Couvert,


léthargique, rampant, j'étais lent. Incapable de
m'organiser, je manquais de courage. Quelques degrés de
plus, j'étais fiévreux. Un taxi. Deux taxis… Un pour le
retour. Ce genre de détails impossibles à rattraper qui
vous fuient. À force d'indécision, je dus répéter dix fois
mon arrivée devant la galerie d’art. Jusqu'à chez moi, où
j'ouvrai et fermai tout ce qui ressemblait à une porte sans
rien trouver de mieux à faire. En début de soirée, cédant
à la confusion, je redoutais de recevoir le coup de
téléphone qui me permettrait de présenter mes excuses
et d'être soulagé de la corvée. Je dus être l'un des seuls
absents, car finalement personne ne songea à m'appeler.
Ce soir là, curieux happening sensoriel, j'étais un
légume, passant d'un frigidaire à une télévision. Plongé
dans une tiède torpeur, je baignais deux heures durant
dans la paresse. Un petit filet de fraîcheur me ranima.
Mon père m'avait associé à un projet de rétrospective.
Je lisais l'autobiographie de Chaplin — Charlie Chaplin,
Charlot. Avant d'aller me coucher, je terminai le
paragraphe relatant une sollicitation mesquine d'Orson
Welles à propos de la paternité d'une idée originale.
Pendant l'interlude de mon sommeil, une énigme
m'apparut. Étrange monsieur Welles. Un être
magnifique, sphinx et phénix. Grandeur, folie et
servitudes, cet homme fut un prince, jamais un roi.
Combien vaut sa vie ? J'ai dû m'endormir sans finir de
compter.
Il restait trois jours. Week-end ! Je partis en fin de
Un homme dans sa vie 55

matinée. Évasion dans la continuité d'une fuite,


dépaysement, une seule frontière… Les Yvelines.
Bienvenue ! Nulle forme de contradiction ne m'arrêta.
L'envie de quitter une vie pour une autre m'avait pris.
Prenante comme de respirer sous une cloche
l'authenticité toujours aussi forte du meilleur de soi, des
siens. J'y voyais un monde à part, en plus, un univers à
côté, une réalité construite sur le désir et le rêve. Peu
m'importaient les racines, je vivais à la surface de ces
terres. Je partageais ce goût pour la rusticité des matières
et des manières qui m'occuperaient solidement l'esprit
tout le long des journées. J’avais besoin de ce qui
manque à d'autres. Conscient du privilège, j'en profitais.
De mon plein gré, attaché au présent, je participais aux
offices et occupations rituelles. Manger, boire, bicyclette,
randonnées, brocantes. Allons-y ! Sports, pêche et
traditions. Je respectais même l'heure de la sieste.
Cependant, une différence notable, j'échangeais
volontiers les fumées d'un barbecue contre celles
d'échappements. Une voiture. Conduire. De hameau en
hameau. Jouer avec une boîte de vitesse, un embrayage
et un frein. Me garer dans un village. Repartir. Rouler.
M'arrêter.
Une fin possible. Je pouvais rester. Ici, plus besoin de
partir ou de fuir. Une bouteille de vin. Ivresse. Une nuit.
Le matin. Visite chez un garagiste, une poignée de main.
Un peu de graisse. Puis une discussion dans un bar avec
des gars frustes. Deux frères alcooliques et des habitués,
dont un cantonnier. Le soir, une fête entre amis. Une
56 Un homme dans sa vie

famille. Mon père. Une autre nuit. Un autre matin.


Jusqu'à la solitude du dimanche soir.
Deux jours après, Claire me proposa d'échanger nos
appartements. Une simple idée. Juste quelques mois. Si je
le voulais, bien sûr !
Je n'y avais jamais pensé. Pouvais-je refuser ?
Je ne la vis qu’une demi-heure en milieu d'après-midi,
rue de Liège.
Claire avait coupé et teint ses cheveux. En noir.
« Je vais garder cette couleur quelques jours
– Quand est-ce que tu reprends le travail ? »
Elle haussa les épaules. Je dus répondre à sa place.
« C'est demain !… Tu n'as pas peur que les gens
s'interrogent ?
– C'est ma réponse.
– Oh, Claire ! Tu es revenue d'Italie avec de sombres
intentions. »
Claire ramassa le magazine qui traînait sur le bar. Elle
le feuilleta de droite à gauche et me présenta la
couverture.
« Tu lis ça ? »
À mon tour de me taire. Si Claire avait choisi de se
battre, de se rebeller, de résister, elle ne m'écouterait pas.
Claire reprit sa lecture. Après quelques instants,
convaincue de devoir me parler, elle leva les yeux.
« Le monde va craquer, je craque. Le monde va
changer. Je change. Tout change. Sauf toi ! Tu as raison.
Tu n'as pas de raison de changer.
– Que dis-tu ?
Un homme dans sa vie 57

– Tu n'es pas une femme.


– Claire, s'il te plaît ! »
Elle éclata de rire. Moi aussi, moins fort. Claire
m'étonnait. Je pointai l'horloge de la cuisine, avec la tête
et un doigt en l'air.
« Moi, après le déjeuner, il faut tout m'expliquer.
– Tu peux essayer de comprendre. »
Non. À quoi jouait-elle ? D'une main, Claire frappait
sur ses lèvres. Quand elle baissa son bras, j’entendis :
« Thomas, repense à toutes ces filles, toutes celles qui
dans la rue ont les cheveux rouges, orange ou roux. Tu
les vois ? »
Les bras croisés, Claire haussa ses épaules, sourit et
reprit :
« Tu comprends ? C'est quoi ? un phénomène de
mode ? Oui ! mais c'est plus que ça. Ne le crois pas, mais
c'est un signe... Plus encore, c'est un langage. »
Je ne comprenais ni ce que Claire disait, ni surtout les
raisons de toutes ces couleurs.
« Oh ! Eh bien, pourquoi le rouge ?
– Peu importe. En tout cas, c'est plus qu'une simple
image. Il y a une voix, une voix pas comme les autres.
Oui, c'est une vision ! Annonciatrice, prophétique. »
Elle fit un petit tour avant de revenir vers moi.
« Les femmes sont un média d'un genre nouveau. »
Était-elle sérieuse ? D'un geste gracieux, ample et
souple, Claire ouvrit ses bras sur un sourire d'enfant. Elle
se permit d'ajouter :
« Hélas, nous ne sommes le plus souvent qu'un
58 Un homme dans sa vie

moyen, un instrument. Je ne sais pourquoi. Il nous


faudrait un discours, mais nous n'en voulons pas. »
Ce n'était qu'un jeu insignifiant. Je marquai pourtant
mon désaccord, inexplicablement.
« Ainsi, la femme existe. Il y a donc deux solutions.
Soit je ne comprends pas… Et dans ce cas, c'est pénible.
Car, au premier degré, ce que tu dis est militant, sectaire
Inquiétant même. On croirait voir une armée de
femmes ! Ce n'est plus un mouvement de libération, c’est
une loi martiale.
– Non, tu ne veux pas comprendre. C'est juste un
reflet, celui de l'irrésolution des hommes. Le rappel des
questions que vous vous posez. Ce n'est pas moi qui le
dis. »
Je repris la parole avec une voix de père.
« Soit je comprends… Mais c'est tout aussi pénible. »
L'emploi des mains ne m'aida pas à tourner mes
phrases.
« Un mythe qui irait de Cassandre à madame Irma.
Une boule de cristal transformée en miroir. Qui a pu dire
ça ? »
Anticipée, la réponse de Claire chevaucha mes
derniers mots.
« Martin le pense.
– Martin ? Non ! Pourquoi me parles-tu de Martin ?
Et toi ? Toi, tu es une femme.
– Moi, je ne suis pas lucide. »
Ell s'approcha. Je pensais qu'il serait bon de
m'expliquer. Claire avança sa main. Ses doigts se
Un homme dans sa vie 59

crispèrent.
« Je suis partie avec Martin en Italie. »
Elle avait hésité.
Un aveu. Tardif. Claire aurait pu le répéter à l'infini.
Impensable. Cela n'avait pas de sens. Je ne m'en étais
jamais douté. Pourquoi osait-elle m'en parler ? Était-ce
vrai ?
Bizarrement, je m'inquiétai des détails.
Martin n'était resté qu'un week-end. Lui était déjà
venu dans cette région de la péninsule. Vérone et le lac
de Garde. Vérone, oui… Mais où est-ce ? Et ce lac… La
Lombardie ? La Vénétie. Les Dolomites.
« C'est moi qui lui ai proposé, dit-elle. J'ai même dû
insister plusieurs jours. »
Martin avait finalement cédé. Claire était radieuse.
Moi, si soupçonneux :
« Méfie-toi !
– Ne sois pas si tragiquement romanesque. »
Claire multiplia les anecdotes comme autant de
preuves de ses vacances. Un pays riche. Des biens, une
histoire, une lumière, une minéralité. Une modernité.
Dans un port de pécheurs, le capot rouge d'une Maserati
qui sortait d'une rue étroite. Une dolce vita hyperréaliste
dépeinte avec une inclination toute latine. Claire finit par
une belle Ferrari, un playboy gominé au bord d'une
piscine, sa montre en or, son drôle d'accent et un éclat de
rire sous la verrière du jardin d'été d'une discothèque…
Un coup de sonnette. La concierge ! D'habitude elle
frappait à la porte. Claire en profita pour me laisser. Elle
60 Un homme dans sa vie

filait dans les grands magasins tout proches. Moi, il me


restait cette demi-heure passée avec elle.
J'avais compris. Un itinéraire inconscient ! Oui, ce
voyage était un retour aux sources d'une sensibilité
retrouvée. Claire avait eu raison de ne pas m'en parler
avant. Libre ou pas, je n'aurais pu aller là-bas avec Claire.
Elle ne pouvait y être que seule ou accompagnée de
Martin.
Claire courant après des souvenirs d'adolescente.
Miracle, je crus la voir disparaître dans une fontaine.
Depuis l'auberge où nous avions dîné, nous
marchâmes jusqu'à l'appartement de Claire.
C’est vert en journée. Et sombre la nuit. Les hauts de
Sèvres, rive gauche, s’élèvent bien au-dessus de Paris. La
pente y est rude. Le pain est au même prix qu'ailleurs,
mais il faut descendre pour en acheter, ce qui équivaut à
une ascension d'un kilomètre au retour. Malgré cela,
entre le risque d'une crise de neurasthénie hivernale et
pouvoir emprunter la voiture de mon père en y
stationnant sans problème, j'avais choisi… D'habiter là !
Après une semaine de réflexion, j'avais accepté.
Dos au mur, j'étais assis sur le lit. Une porte dans un
coin de la chambre, une fenêtre, rien en face de moi.
Rien à portée de la main, excepté une lampe. Je
n'entendais pas les chants d'oiseaux dont Claire parlait.
Mystérieusement, même en hiver paraît-il, des cris
éclataient en pleine nuit, sans qu'elle puisse l'expliquer.
Tout commençait comme une bataille de chats, mais
continuait de piailler et partait en vrille longtemps après.
Un homme dans sa vie 61

« Je ne savais pas que les oiseaux se battaient !


– Ils ne se battent pas, Thomas. »
Claire ne me regardait qu'à moitié. Son front et son
nez étaient écrasés contre l'arête du mur. Sur la gauche
de l'encadrement de la porte, elle ne montrait qu'une
partie de son visage et une épaule.
« Je sors ce soir.
– Où allons-nous ?
– Je, Thomas ! Je sors. Si je te dis que j'ai envie de
baiser, ça te suffit ? »
Il est vrai que le ton n'était pas le même. J'insistai
pourtant :
« Tu oublies que Martin doit passer !
– Alors, tu l’attends ! »
Une voix forte. Un souffle ! Les lumières se
dispersèrent autour d'elle, vidant une ombre sous ses
lèvres. Claire se cachait un peu plus. Elle guettait ses
sentiments. Pour s'en débarrasser et être enfin triste ou
heureuse.
« Qu'est qu'il y a Claire ?
– Je veux un enfant, Thomas. Un enfant… Un enfant
de Martin ou de… »
C'est solide une pièce. Il y a un volume, un centre,
des lignes. On sait où l'on est. On s'y tient. Dehors, je
me serais sûrement enfui et perdu.
J'ai pensé ne jamais le dire. Pourtant, je balbutiai :
« Un enfant de qui ?
– Personne. »
J'avais cru entendre "un enfant de toi". Claire voulait
62 Un homme dans sa vie

un enfant. Mais elle n'avait pas terminé sa phrase. Elle ne


le répéterait pas. Claire me tourna le dos.
Elle ne peut pas me quitter. Elle ne peut pas me
tromper. Elle ne peut pas m'aimer. Tels étaient les
dogmes qui fondaient la nature de notre relation. Mais
Claire voulait un enfant. De Martin. Et moi ?
« Tu es folle, Claire. »

Tonalité, impulsions… J'espérais une main tendue.


«Julia ?
– Oui. »
Cette voix portait un visage, celui de Julia…
La porte avait claqué, presque, enfin Claire était
partie. J'étais resté silencieux, après l'avoir traité de folle.
Je m'étais assis dans le salon, avant de me lever et de
téléphoner à Julia sur sa ligne privée. Elle était dans son
bureau.
« Tu ne me déranges pas, Thomas. »
Julia était seule. Je m'excusai quand même une
seconde fois afin de convaincre Julia de me laisser
parler :
« Écoute-moi Julia ! »
Je crachai rapidement les quelques mots enfoncés
dans ma gorge.
Claire ? Un enfant ? De qui ?
Julia me renvoyait mes questions et m'en posait une.
Je m'interdis de prononcer le nom de Martin. Je répétai
ce que je venais d'entendre sans râler :
« Un enfant de qui ?
– Un enfant de toi, chéri ? »
Un homme dans sa vie 63

Lequel de nous deux prenait l'autre pour un fou ?


J'hésitai entre raccrocher et forcer Julia à me répondre.
« Julia, tu ne me réponds pas !
– Tu vas être surpris. »
C'était à moi de faire un effort, écouter et bien
comprendre. Partager ma vie ? non, Claire ne le voulait
pas. Partager une vie ? Oui, elle le voulait ! Claire voulait
être mère, être un ventre, nous donner un enfant…
Un pluriel étonnant. Un pluriel de trop. Frappé, j'étais
submergé, dans le vague, dépassé par le souffle de Julia.
Elle, était calme, sure d'elle :
« No sex, Thomas, semen ! »
Julia répéta une expression que je n’avais pas
comprise. Être un ventre ! Un ventre. Mon ventre ? Je
ressentis une contraction. Qui pouvait m'aider ? Que
faisait-elle, Julia ?
« Tu es assise ? »
Elle était debout. Je l'entendais donc scander.
Ahurissant ! Une litanie. J'étais horrifié. Julia semblait
envoûtée par la magie d'une promesse faite par Claire. Je
devinais un pacte entre les deux. Heureuse, Julia
savourait une victoire ; ma rencontre avec Claire n'était
pas due au hasard. Je compris que son rôle était de
préparer l'avenir. Quel bonheur ! Claire reviendrait vivre
là-bas.
« Julia, tu connais Martin ?
– Non. »
Je laissai Julia à des milliers de kilomètres sur son
souhait de venir en France prochainement.
64 Un homme dans sa vie

J'avais raccroché. Les murs étaient encore là, crépis,


blancs. Dehors, une nuit moins importante à mes yeux
que les toits au premier plan. Je m'approchai de la
fenêtre. Un calme incroyable. Le potager des voisins.
Des escaliers que personne n'empruntait. La rampe en
fer glissait seule vers le bas. Je fermai les volets.
J'étais bouclé dans le double séjour, ramené au point
de singularité de ma vie. Je respirais. Apaisé, mais
déterminé. Confiant. Je m'en remettais à ma prudence
coutumière ; celle qui me fait généralement passer à côté
des choses simples. J'attendais Martin. Je voulais
l'entendre. Lui savait qu'il n'était pas l'homme d'une vie.
Il devait me le dire.
Pourquoi cette main viscéralement posée sur moi ? Je
n'étais pas blessé. Pas d'hémorragie, aucune douleur, je
ne souffrais pas. Je pris un bloc de papier sur la table et
j’arrachai une feuille. Je me mis à griffonner. Des traits,
un dessin, une tête. Voilà ce que j'avais dans le ventre, un
enfant de Martin !
Martin arriva. Il devait avoir le code d'entrée. Il avait
pris l'escalier et sonné à la porte sans prévenir. Peut-être
était-il déjà venu !
Ses premiers mots ne le trahirent pas.
« Habiter au moins un, ce n'est pas banal.
– Personne n'en veut de ces locations. Les gens ont
peur. Ils doivent penser qu'ils auront à supporter tout le
poids de l'immeuble. »
J'avais déniché cet appartement. Une résidence
plantée dans le creux d'un parc. En fait, il y a un étage en
Un homme dans sa vie 65

dessous, donc le rez-de-chaussée est au deuxième.


Imperturbable Martin. Froidement, je lui appris le
départ de Claire. Il me sourit. Qu'est-ce-que je pouvais
faire d'autre ? Il n'était pas gêné par ma présence, ce qui
me rassura. Il me suivit ensuite jusqu'au salon.
En lui servant un verre, je lui annonçai ma décision
d'habiter là. Je n'omis aucun détail. J'avais besoin
d'espace, comme ici. En plus, il y avait mon père, sa
voiture. Important ! Travailler aussi, pouvoir écrire dans
ce coin tranquille. J'insistai encore sur la proximité de
mon bureau, toujours mon père. Je n'oubliais rien. Je
répétais même ce que je disais. Ainsi, Martin dut se taire.
Que vouliez-vous qu'il fasse ? Martin se leva, le verre
à la main. Il ne parlait pas, il bougeait. Est-ce qu'il y a un
langage du corps et des messages dans l'air ? Peut-être
comprenait-il des signes laissés par Claire… Cette liberté
prise par Martin me fit perdre le sens de notre
confrontation. Les mots ne suffisaient plus à transcender
la maigreur de mes sentiments. J'étais impuissant,
désarmé. Je devenais anxieux. L'immobilité m'ankylosait.
Le besoin d'une vraie solitude m'obsédait. Je
commençais à souffrir de l'appauvrissement de ma
personne.
« Tu es toujours aussi silencieux, Martin ?
– Je pensais à Claire. Elle est perturbée par ce qui se
passe chez Atlantis. »
Cela lui valut un haussement d'épaules. Quel age
avait-il ? N'ayant jamais posé la question à Claire, je ne le
savais pas.
66 Un homme dans sa vie

«Tu es marié ? Tu vis avec quelqu'un ? »


Mon obstination ne gêna pas Martin. Cela frisait
pourtant l'acharnement. Avec intelligence, en quelques
phrases, il s'intéressa à mon travail.
« J'aimerais être capable d'écrire, avança-t-il.
– Raconter une histoire ?
– Le rapport au temps. »
Martin ne resta pas. Quelques dizaines de minutes.
Je sortis le croquis que j'avais mis dans ma poche.
Toujours la même petite gueule ronde à qui je pouvais
parler. Insiste, je te répondrai ! Un enfant ? Moi ? Non !
Ou bien… Oui. Oui ! Pour cela j'enfoncerais Martin
dans la vie de Claire.

Le plus dur fut de lui téléphoner.


Je m'étais préparé à tout, même son insouciance. En
cet instant fragile, Claire me dit :
« Je suis heureuse que tu m'appelles, Thomas. »
Elle était sincère. Franche aussi. Elle répondit à une
question posée par politesse :
« Martin est avec moi. »
Claire aurait pu mentir. Elle aurait pu attendre. Elle
aurait dû. Quelle importance ? L'objet de mon appel
suffit. Cet échange d'appartements était son idée, Claire
accepta. À 10 heures, le matin du samedi suivant, Martin
était au rendez-vous. Une fatalité ? Je n'eus pas le temps
d'y penser. Philippe m'accompagnait. Grâce à Martin et
lui, tout fut fini avant midi. J'avais les clés, Claire était
partie vivre à Paris. Je restais avec Philippe. Il ne se
Un homme dans sa vie 67

montra pas curieux. J'oublierais vite. Une heure après,


nous roulions sur les quais de la Seine, rive gauche, à
l'ouest, vers Suresnes, en direction d'un restaurant. Là où
mon père nous attendait.
J'étais fier de tous les efforts fournis. L'endroit me
plaisait. Nous étions trois. Philippe était mon invité. Une
obligation, mais je n'oubliais pas que j'avais insisté à
plusieurs reprises avant qu'il accepte de m'aider. Je
l'écoutais discuter avec mon père. Philippe parlait
beaucoup et m'ennuyait autant.
Mon père finit par lâcher :
« Reconnais quand même que le monde s’est plus
transformé en un siècle qu'en vingt. »
Cela conclut une conversation à propos de
Halloween où les thèmes s’enchaînèrent sur un mode
hypertrophié : du petit Harry Potter aux nouvelles
valeurs, de religions à spiritualité en passant par
communautés ou groupuscules. Pendant cette discussion
mon père avoua sa pratique du bouddhisme.
Heureusement, Philippe n'osa pas le lui reprocher.
Philippe n'est pas provocateur, mais souvent agressif.
Son esprit de contradiction n'est qu'un masque, une
réplique emblématique des jugements qu'il porte sur les
gens. Sacrée morale ! Dénoncer en condamnant, un vice
de puritain.
Je tus mon sentiment que le monde n'avait jamais été
plus immobile. Fermé !
Dans l'après-midi, je poussais tout d'abord le lit. Je le
plaçais près de la porte de la chambre, en face de la
68 Un homme dans sa vie

fenêtre. Claire avait emporté les draps. Le matelas était


encore là. Qu'avait-elle fait de son odeur ? Je vérifiai,
sans me vautrer. Chienne de vie.
Je pus profiter d'une voiture pendant toute la soirée.
Il y avait un bar dans Paris que je fréquentais alors. Peu,
mais toujours avec plaisir. Je crois me souvenir d'une
conversation sur les faux seins. Quelqu'un d’autre me
saoula avec son idée de roman à plusieurs voix sur la vie
d'un cendrier.
Cela faisait trois semaines que j'avais traité Claire de
folle.

L'altercation entre Martin et Simon sera brève. Une


porte de claquée. Pas de coups, des éclats de voix dans
un couloir menant aux toilettes ; près de la salle de repos
et jusqu'aux oreilles des fumeurs, buveurs de soda ou de
produits caféinés et chlorés, ainsi que des amateurs de
barres en chocolat.
L'histoire fit du bruit.
Claire n'y assista pas. Elle mit un certain temps avant
de comprendre ce qui se passait. En croisant plusieurs
fois les deux mêmes garçons d'ordinaire si discrets, elle
s'étonna qu'ils puissent bavarder aussi longtemps.
D'habitude, ils ne se montraient jamais ensemble. Cela
lui parut drôle. Elle n'avait jamais prêté attention à leur
ressemblance. Les lunettes peut-être. Amusée par le fait,
Claire pensa qu'il ne s'agissait pas d'un simple détail
physionomique. Elle se souvint d'une scène dont elle
avait été témoin dans un supermarché. Il y avait là deux
Un homme dans sa vie 69

hommes, à des caisses différentes, qu'elle observait à


tour de rôle sans trop savoir pourquoi, lorsqu'elle
remarqua que l'un avait sur le front une bosse et l'autre
un creux au même endroit ! Curieux hasard, pensa-t-elle.
Un mystère de l'évolution ! Sûrement un cas de sélection
naturelle. Pouvaient-ils s'accoupler ?
Finalement, Claire apprit ce dont tout le monde
parlait. Elle était inquiète, Martin avait disparu. Elle passa
voir une fille au premier étage pour en savoir plus. Une
modeste employée. Les jeunes diplômés parlent de cas
social ; avant de penser à tirer profit des aides à l'emploi.
Une employée modestement modèle, une gentille fille
travaillant plus et souvent mieux que les autres.
« Ça a bardé au deuxième. » L'amie chuchotait, très
heureuse d'aider Claire, sa confidente. Elle devinait son
affolement. À cause de Martin.
Simon, lui ne s'embarrassait pas de sentiments.
Simon, ce héros. Simon ? Oui. Le portrait d'un brave
balayant de l'index accusations et menaces. Parler de
crise d'autorité ne lui ressemblait pas, il en rajoutait donc.
C'était plus fort que lui. Après constatations d'usage, les
commentaires étaient en sa faveur. Il reçut le soutien
unanime des hommes présents dans son bureau.
Par contre, l'épisode précédant l'incident restait
confus. Martin était entré dans les toilettes derrière
Christine, l'assistante de Pierre Miller.
Christine. Pourquoi elle ? Dans le parking d'Atlantis,
Pierre Miller avait fait cette confidence à Martin :
« C'est sûrement Christine. J'étais au téléphone, il n'y
70 Un homme dans sa vie

avait qu'elle à l'étage. Je me souviens très bien avoir


prononcé plusieurs fois le nom de cet établissement en
notant l'adresse. Je ne sors pas beaucoup et je ne
connaissais pas cette boîte. Les photos ont été prises là-
bas. »
Les photos. Martin ne les avait pas vues.
« Vous savez, dessus il n'y a rien de bien… »
Martin ne voulut pas en savoir plus.
Comment être sûr que vous êtes dans une brasserie ?
Autour de la caisse, il y a toujours toute une famille de
gérants qui vous regarde lorsque vous appelez un garçon
pour payer. Marie demanda l'addition. Nous nous
trouvions près de l'hôpital Bichat où elle partait prendre
son service. Elle irait là-bas à pied.
Elle voulait me parler, m'avait-elle dit deux heures
avant.
« Tu pourras en profiter pour faire un tour aux
Puces. C'est ouvert le lundi. »
Un prétexte inutile. Immédiatement après l'appel de
Marie, je quittai Boulogne en voiture pour la rejoindre.
Marie avait rencontré Martin chez Claire.
« Chez Claire ?
– C'est encore chez toi ! »
Je manquai une première fois de lui répondre. Marie
n'insista pas. Elle m'apprit la rencontre entre Martin et
Pierre Miller, en hésitant sur le nom de ce dernier qu'elle
ne connaissait pas. La suite amusait Marie.
« Martin est tombé sur Christine dans les toilettes. »
Christine avoua qu'elle avait bien surpris une
Un homme dans sa vie 71

conversation de Pierre et prévenu Simon. Martin en


colère insulta Christine qui se mit à crier. Simon n'était
pas loin, il arriva… C'est ainsi que tout le monde vit
Martin sortir le dernier et claquer la porte.
Je ne pouvais pas comprendre.
« C'est glauque. Aller se battre dans les toilettes.
– Martin ne s'est pas battu. »
Elle hésita, avant de conclure :
« Il n'était pas obligé d'aller jusque-là, c'est vrai. »
Glauque, sordide, Marie l'admettait. Mais, nul doute
que Martin avait voulu protéger Claire.
« S'il ne l'avait pas fait, elle serait allée trouver ce mec,
Simon. Tu la connais. »
Claire. Claire… Claire était là, dans la bouche de
Marie.
« Tu n'aimes pas beaucoup Martin, n'est-ce pas ? »
Je ne répondis pas. Qui sait ce que Marie aurait pu
me dire ? Je me contentais d'apprendre le licenciement
négocié par Martin. Exit Atlantis. En cas de problème,
précisa Marie, Martin pourrait habiter chez Claire.
« Presque chez toi… »
Marie n'insista pas plus. Elle me livra son avis
personnel sur Christine.
« Elle a sûrement essayé de séduire Pierre. Il n'a pas
dû le remarquer. »
Une Vosgienne Christine, venue travailler à Paris.
Cela n'expliquait rien. Marie comprenait mal pourquoi
toute cette histoire avait dégénéré. Mortification ?
Punition ? Analyse clinique. Mais, Marie n'avait pas le
72 Un homme dans sa vie

temps de pratiquer l’autopsie de notre petit monde. Elle


aurait pu. Marie étudiait la psychologie à ses heures
perdues. Deux hémisphères, trois cerveaux. Une dualité
plus une trinité, avec un thalamus au centre. Suffisant !
Pour le reste ? Peut-être la nature fractale de
l'interprétation des comportements, mais Marie ne me
l'assurait pas.
« Demande à ton boucher ! Il te montrera où cela se
trouve. »

Une enveloppe bleu pâle. Deux pages de couleur


blanche. Pas de signature. Une lettre anonyme,
manuscrite. Une belle écriture. Deux paragraphes. Une
lisibilité parfaite. Je ne pouvais pas simplement la
parcourir. Je dus la lire.
Brut, factuel. Une scène. Quatre heures du matin,
l'homme se déshabille dans le couloir. Il entre nu dans la
salle de bains. Il pisse l'avant-bras contre le mur. Ensuite,
il se lave les mains. La lumière le gêne, il baisse ses yeux.
Il voit des marques sur sa verge. Des marques rouges. Il
regarde, touche. Du rouge à lèvres. Rouge, oui. Soudain
une espèce de trou. Un trou béant ! Il réussit à ne pas
tomber. Il ne touche plus à rien. Il se souvient du
préservatif à moitié enfilé moins d'une heure avant. La
bouche ouverte, il ne peut pas crier. Du sang ! Il respire.
Non, ça ne peut pas être ça. Ce n'est pas du sang, non ! Il
s'interdit d'y penser. Il s'essuie vite, plus vite, aussi vite
qu'il peut pour tout effacer. Image par image, il s'arrache
un cri et se lave les mains.
Un homme dans sa vie 73

Une joue, des cheveux bruns, un parfum charnu, des


lèvres rouges… Je lus la scène en entier. Ostentiation
d'un fou ou aveu d'un ami, l'impression fut la même,
détestable. Encore quelques lignes, une demi-page. Je
continuai.
Du sang sur une bouche ? Une mort collée sur
l'amour. La cerise ! Une confiserie des années sida.
Rouge à lèvres ou sang, cet homme ne le saura jamais. Il
n'est pas tombé malade, malgré une alerte, une semaine
après. Juste une fièvre suspecte, rien de plus. Rien d'autre
excepté une invitation à déjeuner. Un hasard, pense-t-il,
si la femme qu’il écoute, celle qui vient de poser ses
mains sur les siennes, veut l’aider à ne pas oublier ce que
sa vie a été.
Je me suis arrêté de lire. J’entendais une voix. Celle de
Claire. Une lettre de Claire. La voix était distincte.
Pourquoi m'écrivait-elle ? Que voulait-elle ? Me parler ?
Oui, me parler. Je repris la lettre. L'homme était Martin.
Martin, l'homme qu'il était, une vie glauque, une double
vie, une vie racoleuse comme du rouge sur un sexe. Je
repris la lettre à la recherche d’une main tendue, d'une
détresse, d'une blessure, d'une angoisse. Claire devait
m'aider à comprendre. Je lus et relus les deux pages.
Plusieurs fois. La fin surtout. Martin rentra chez lui et
pleura avec les yeux de Claire, son vrai visage. Je lâchais
les feuilles. Non ! Pas avec moi, il n’y avait pas tant de
grâce dans les yeux de Claire. Je ne pouvais pas croire au
partage d'un destin, à ce qui ne s'explique pas, à ce qui
n'arrive jamais. Claire me harcelait. Elle m'écrivait pour
74 Un homme dans sa vie

me punir. Marie lui avait parlé !…


Deux jours après, Je reçus trois lettres.
3

« Ne te sers pas de moi ! »


L'enfant ne bougeait plus. Retentissant, l'écho de sa
voix répétait ces mêmes mots. Quelque chose continuait
à sonner. À battre aussi. Comme un cœur, le temps allait
s'arrêter, s'enfoncer à l'intérieur de moi et mourir.
Et l’enfant disparut.
Je me réveillai. Nu, l'imaginaire nu. Le corps bandé, je
me redressai. L’obscurité était plaquée contre les murs de
ma chambre. Tout semblait en ordre au passage du jour.
Pris dans la ronde, en déséquilibre, je retombai sur le
dos. Le matelas, posé sur des lattes, encaissa ma chute.
Quelques gestes brisés. Je ne voyais plus rien. Je pleurais.
Un air givré… De la glace qui me coulait des yeux.
Embrasée, éteinte, froide, l’indélébile conscience de mon
rêve s’était fondue dans une matière grise.
Avec le déclic d'une minuterie, la réalité se mit en
marche.
Il y avait du bruit dans l'escalier. Une voix forte,
précédée de cris plus vifs. Des cris aussitôt rattrapés par
un rire affectueux. Un gamin courait. Oui. Oui ! Je me
souvins d’une voisine, une femme brune croisée dans le
couloir. Elle était toujours accompagnée d’un petit
garçon.
76 Un homme dans sa vie

Le choc de la porte de la résidence sur ses taquets me


secoua. Mes voisins approchaient. Ils descendaient. Ils
rentraient donc. Quelle heure est-il ? Dimanche matin !
À l'esprit, un premier souci : si je ne me dépêche pas,
tout sera fermé.
Je m’étais levé et pensais fort à perdre mes habitudes.
Pas de café, pas encore. J'ouvris quelques lettres de mon
courrier. Du papier, encore du papier ! Avec mon nom
dessus en gros caractères. Un rappel du retard que j'avais
pris sur ma vie, en si peu de temps.
Je passais dans le salon.
O espirito ! Joie et félicités. Joao Bosco, guitariste
brésilien, m'accompagne en chantant. Bienveillant, il
m’aide à franchir un cap. Vigilant, il m'avertit du danger,
du sort qui me guette. Le monde va et vient, vibrant,
fragile. Moments troubles, chavirés. Syncopes…
Liberdade.
Reposé, calme, assis au centre de cet univers presque
vide que j'aimais déjà, j'étais libre à cet instant. Libre et
seul. Libre de puiser mes gestes dans un espace plein de
tous les mouvements possibles. Je retenais mon souffle,
immobile, suspendu dans un filet d'air frais à une lumière
matinale. Les deux fenêtres ouvertes, n'importe qui
pouvait me voir de la rue ou au loin. Aucune crainte.
Tout serait sans importance. Je respirai profondément.
Saisi par le désir d’écrire, je me levai d'un bond. Je devais
répondre à Claire, m'expliquer. Et si cela ne suffit pas, si
cela ne sert à rien, écrire pour moi. Écrire de la manière
dont Martin devait oser se parler :
Un homme dans sa vie 77

Baisse-toi
Ramasse ta vie
Prends ces années
Tu les as faites
Je tapais quelques phrases, mon portable sur le
bureau. D'ordinaire, je préfère un canapé, mais j'avais
besoin de place. En haut d'une feuille volante, en
évidence, le titre que j'avais gratté la veille — Un homme
dans sa vie. Fatigué, il était tard, je n'avais pas poursuivi.
Mais, bonne nouvelle du jour, après une nuit démesurée,
j'avais de quoi m'accrocher et la force de continuer. Sans
Claire et malgré lui, je devais m'acquitter de l'enterrement
du passé de Martin. Avec le matériel posé là. D’une pile
de lettres, bribes et briques, je devais faire une gerbe, un
requiem ou un éloge. Adieu aux souvenirs avant le repos
et l'oubli. Qu'ils dorment en paix !
L'enfant d'abord. Cinq ans, guère plus. Martin ne le
vit qu'une fois, au pied de l'immeuble dans lequel il
habitait. Martin rentrait chez lui. Il marchait, tête basse.
Par terre, sur un sol en bitume, il aperçut une béquille.
Martin sourit quand il vit un petit garçon debout, seul à
côté. Dans la continuité de ses pas, sans réfléchir, Martin
allait se baisser. Grande, si large, sa main pointait l'objet
de métal et de plastique quand il comprit. L'enfant avait
les jambes prises dans une prothèse. Polio. Peut-être !
Peut-être, souffre-t-il de poliomyélite, pensera plus tard
Martin. Mais surtout, rageur, barrant le passage de
l'adulte d'un coup de tête, l'enfant grimaçait. Il refusa le
secours de cet homme avec force. En se cassant, ce
78 Un homme dans sa vie

gosse brisa toutes les bonnes intentions de Martin et


ramassa lui-même sa canne.
Après s'être enfui, Martin entra précipitamment dans
le hall de son escalier. Sa boîte à lettres était ouverte.
Curieux et triste hasard, même les choses se passaient de
lui.
Martin venait de recevoir l'une de ses plus
mémorables leçons. En voulant l’aider, n'avait-il pas
poussé ce gamin à se faire mal ? Une parole aurait suffi.
Une parole plutôt qu'un geste. Je cherchais la preuve qui
me manquait. Je n’étais pas encore maître de cette
histoire. J'espérais en perdre le fil et en tirer le sens.
J'aimais travailler sur une table très longue, étroite et
placée contre un mur. J’avais étalé dessus un carnet, des
feuilles, des notes mal écrites. Celle-là ! Dissonances
criantes et craintes… Une écriture léchée, méritant un
coup de langue. Belle métamorphose de mots ! Vaine,
inutile, empruntée. Mais une petite idée était lisible en
dessous : la mémoire de la douleur existe.
Une morsure, la peur, la terreur. Le temps qui s'en
mêle. Une durée qui s'installe. Une rigueur de
métronome. Enfoncée au plus profond, la blessure est
vivante. Et vous avec. Assis dans un lit, les bras croisés,
une habitude vous prend. Une épaisseur palpable, un
endurcissement. Quand viennent une lumière ou un
bruit, l'espoir s'enfuit. Un espoir caché de s'affranchir et
de ne plus être asservi, esclave de dérèglements. Ne plus
être malade à heures fixes !
Lutter, combattre le mal, survivre, le mythe naît là.
Un homme dans sa vie 79

Un double dont Claire refusait d'admettre l'existence.


Sinon, comment expliquer ce comportement de créature
sensible qu'elle décrivait dans l'une de ses lettres ?
Héroïque Martin ! Une carapace sur un corps mou.
Martin avait-il gagné sa liberté à force de volonté ?
Un particularisme souvent mentionné par les
psychologues. Une ascension de soi, cosmique, sublime
métaphysique conditionnée par une conduite des
énergies et des pulsions. Une vie préméditée avec
l’amour-propre comme mobile. Cela pouvait paraître
fondé. J'en doutais cependant. Il me fallut attendre de
longues heures, toute la nuit de dimanche et une journée
entière jusqu’au lendemain soir. La fraîcheur,
l'immobilité venant, m'allonger, me replier, me relever,
aussitôt me recoucher. Et enfin comprendre. Non,
Martin ne s'aimait pas. Moins que nous qui y sommes
obligés si nous ne voulons pas être seuls.
Où se cachait-il alors, s’il ne s’aimait pas ? Ne
cherchez pas ! Aucune trace de révolte, pas de tentative
de réhabilitation ou de fuite, juste un trou ! Une
empreinte monstrueusement trop grande dont il ne
restait rien sinon ce trou. La conscience condamnée, le
noir le plus complet, l'oubli, c'est tout. Rien ! Une
duplicité dans l'abandon et la poursuite de soi. Complice
de ne plus être ce qu'il avait été, Martin ne pouvait pas
témoigner. Il s'était débarrassé de tout. Sauf d'une
morsure pour mordre et d'un cri pour crier. Sans Claire,
Martin serait passé inaperçu.
Depuis, Martin se taisait. Il n'avait pas changé.
80 Un homme dans sa vie

Seulement, grand, il avait grossi. Timide, il était devenu


patient. Il attendait. Pas différent de Claire, il agissait
comme elle. Il pouvait être franc, libre de se confier sans
mentir. Non sans raison, par acquis de conscience, car il
ne voulait pas croire à une nature humaine.
Je relus l’épisode de la prison. L'homme était presque
beau. Il portait un nom à deux syllabes. Bénévole au
secrétariat d'une association qui offrait un soutien
scolaire aux détenus, il donnait à Martin des indications
sur les démarches à suivre.
« Des formalités à remplir. C’est purement
administratif, vous savez.
– Vous devez savoir que… »
Éclatant ! Quelques phrases. Drogue. Un seul mot.
Plus fort que les apparences, ce mot changea Martin en
un autre homme.
Martin n'a jamais revu ce conseiller.
La franchise de Martin n'eut que peu de
conséquences, moins d'indulgence à son égard. Il devint
ordinairement suspect. Sa candidature fut remise en
question, avant d'être acceptée, par défaut.
Enseignant en milieu carcéral, Martin ne le sera que
cinq jours dans sa vie. Cinq fois à faire le même
parcours. Un trottoir en face la porte principale. Un sas.
Un entretien avec le vaguemestre — seulement à la
première visite. À l'intérieur, une cour, puis l'entrée d'un
bâtiment et un rond-point. Là, derrière les grilles, des
divisions ethniques. Allée A, le couloir de gauche. Des
cellules. Des hommes, parfois dehors. Un escalier étroit.
Un homme dans sa vie 81

Des niches posées à chaque étage. Les gardiens y


perchent. À chacun d'entre eux, Martin présentait la
même liste. Un ramassage scolaire. Un tel ne viendra pas,
grève de la faim… La Santé était une prison lugubre,
franchement insalubre. J'avais au moins appris cela.
Trois ans plus tard, Martin entrait chez Atlantis.
Embauché par Miller. Ce jour-là, il serra pour la
première fois la main de Claire.
Une boucle de bouclée, comme disent les prisonniers.
Deux heures du matin. Il restait Marc.
Marc est mort. Marc, un homme qui fait de vous un
être à part entière. Car qui pourrait vivre ce qu’il a vécu ?
Ni Martin ni vous. Lui, ce n'est pas moi ! Moi, je ne suis
pas lui. À toi, Marc, dirait un Martin reconnaissant.
Claire avait pleuré. C'était écrit, je m'y plongeais.
Marc, l'ami que Martin n'a pas sauvé. Marc aidera
Martin en lui faisant don d'une parole et de la cruauté
innommable de la fin de sa vie. Pire ! Un calvaire. Un
homme écorché, s'arrachant la peau.
À leur dernière rencontre, Marc se leva et disparut.
Martin resta seul, assis. Depuis, pendant toutes ces
années, Marc sera derrière Martin. Seulement, Martin ne
l'entendra pas. Une loi de l'indifférence. Pas une fois,
Martin ne se retournera. Pas avant d'être arrivé là où
Marc l'attendait.
Trois heures du matin. Malgré ma fatigue, je me
promis de ne pas perdre le lendemain ce que je venais de
gagner.
Mardi, en début de soirée, le téléphone sur l'épaule.
82 Un homme dans sa vie

Quelques sonneries. Une belle voix de femme. Mais


Claire ne répondrait pas après le bip. J'essayai une
dernière fois. Qu'attendait-elle ? Elle devait me répondre,
me souffler la suite.
Fini. Claire ne jouait plus. J'étais réduit au silence,
dans une pièce carrée. Éveillé sur mon lit, j'entendais des
rappels derrière les rideaux tirés. Dernier souper d'une
diva, qui, martyr, héroïque et pathétique, se découvre à
l'écoute du jugement des siens et tombe sous le regard
des autres. Je passais de longues minutes ainsi, avant
d'ouvrir les yeux. Je repensais à l'enfant. L'enfant de qui ?
Il n’est pas de moi ! Qu'était-il devenu ? Ce n'était plus
qu'un songe.
Il n'aurait pas fait ce froid de février, je sortais.
Par chance, malgré ses habitudes, Claire avait
toujours reculé devant le problème posé par l'installation
d'une douche. Je me coulais lentement dans un bon bain.
Une heure chaude, tiède, douce.
Je ne mangeai pas. Des cheveux mouillés sous une
serviette, une odeur soyeuse, ma nudité et mon sexe,
autant de signes palpables d’une indolence manifeste.
Aucun doute, ça suffit ! J'en avais assez ! Honteux,
banal ! Possédé par mes désirs ? Non, j’étais obsédé par
la peur tenace d'aller trop loin, d'être emporté Quelle
pauvreté ! Avais-je eu la rage et vécu en cage ? Non. Il
avait plu. Les flammes, le bruit, la fureur que j'avais cru
voir, entendre ou vivre ? Une casserole tombée par terre.
Pourtant, il n'y avait pas que les errements, l'égarement,
la solitude. Pour m'en convaincre, je relisais des
Un homme dans sa vie 83

fragments écrits les trois derniers jours.


J'avais commencé par lui parler :
Martin,
Tu me prends Claire. Je prends ta vie pour écrire.
Avant de m'essayer à la poésie :
Le matin,
le feu est en cendres,
le foyer froid.
Le monde est sans mémoire.
Seuls les êtres en gardent une marque.
Trois pages, rien d'autre. Décevant. Assez pour me
servir un verre de vin. Rouge. Quel plaisir ! Le vin ?
Non, le repos, la quiétude, l'oubli. Le bien-être de mon
corps libérait en moi une harmonie nouvelle. Du vin.
Vibrer, tournoyer ! Lever la main, imaginer prendre la
parole, m'insurger et me livrer.
J'improvisai :
Si je le peux, je ne me révolterai pas. Un manifeste de moins.
Un trop-plein. L'histoire a fini dans la fosse aux idées. Une
raison objectant, exempte de conscience. Passé et futur délivrés l'un
l'autre. Une dérive. Nous dérivons sur des anticipations
chaotiques, les courbes d'un avenir à minima. Accidenté ou
accidentel ? Ni réel ni rêvé et pas même virtuel. Le règne de la
contingence : attention, tout peut arriver !
Des petits plus. Ce n'est plus la peine. Ce n'est plus une
peine ! Notre quotidien est devenu un jeu, avec ses règles, ses pièges,
qui nous rapporte son lot d'essais et d'erreurs.
84 Un homme dans sa vie

La vie a changé. Les temps ont changé. Nous y sommes, il n'y


aura pas de monde meilleur. L'histoire n'a pas de fin mais la notre
si.
À nous de vivre débarrassés des idées.
Je pensais et faisais exactement le contraire. Quel
carcan ! Quel manquement à la réalité ! Quelle absence
de mysticisme ! Hélas... Aspiration hégémonique,
croyance en l’irréversibilité ou fébrilité, je ne souffrais
pourtant pas de ces affections partisanes, celles qui
placent les idéologies dans une perspective historique.
J'étais au bord du sens commun, poussé à un dernier
soupir.
Une page de tournée. Devais-je continuer ? Aller
jusqu'au bout, droit au but. La mode est au sujet ? Alors,
nous. Nous ou le réel enfermé dans une boîte. Nous,
passés de la caverne à la lucarne, de la grotte au gouffre,
avec la même incrédulité. Combien de temps perdu ? Je
n'ai plus la force de me relever, je suis un homme
endormi. Je m'épie. Combien sommes-nous ? Combien
étions-nous ? À écouter. À vouloir entrer dans le poste,
nous asseoir, interpeller ceux qui nous parlent, bavarder
avec eux. Et continuer le matin à répondre aux
questions…
Vivement le retour des slogans :
L'histoire a fini dans un débarras d'idées.
Médiateurs d'une représentation du pouvoir, des intellectuels en
cessation de savoir, participent, pour un verre d'eau, à
l'émancipation des systèmes et la collectivisation des esprits.
Un homme dans sa vie 85

Sociétés en état de fait.


Justification sans fin des moyens.
Pensée unique égale différence entre opinion publique et liberté
d'expression.
Avec notre accord tacite.
Sans moi ! Monter sur une table, brandir un billet et
prendre mes distances ? Jamais ! Je n'étais pas assez fou.
Je démissionnai.
Débarras d'idées. Un devoir d'inventaire.
Intégration, chômage, ozone, SIDA. Carré magique. Que
puis-je faire ? Que voulez-vous ? La démobilisation gronde aux
frontières des luttes citoyennes et sociales. Une menace ? Annulons
tout ! Le concept zéro plaît ? Après les corvées du bien-être,
favorisons une culture du mieux-être.
Résistons, réjouissons-nous…
Un dernier verre de vin. Plus de leçons à tirer ou à
donner. Je n’eus pourtant pas le courage de tout
déchirer.
Post-scriptum :
À ne pas mettre entre toutes les mains.
Si instinct et conscience font vivre, il nous faut exister pour
juger et de la déraison pour croire.
Les artistes n'ont qu'une vie. Ils sauveront l'art, pas le monde.
Avec la sagesse de ne pas perdre de temps, le sens du paradoxe et
un esprit de contradiction.
Adeptes du singulier, du présent, des circonstances, du
particulier, partisans de l'équilibre, de la saisonnalité, de
86 Un homme dans sa vie

l'enracinement, ils font les gens se lever et s'asseoir, et non bouger


les choses.
Ne sont-ils pas derrière nous lorsqu'on les croit devant ?
L’abus de formules rend idiot… Saoul, je cherchais
de quoi vider mon trop plein de sentiments. Je dus me
baisser et ramasser les souvenirs de Martin parmi un tas
de feuilles éparpillées sur le sol.
Il faut lire Flash après son premier joint. Martin l'a lu
avant, ça n'a pas marché. Rien n'a marché. Pourtant,
Martin y a cru. Il a d’abord cru en Dieu, puis en
l'Homme. Une jeunesse pleine d'utopies, d'humanismes,
de croyances, de fantasmes, d’héroïsme et de peur des
autres. Un destin lui pendait au nez. Toute tracée dans
les lignes tirées de sa main, sa vie devint un rituel.
Hiver 1983, l'héroïne s'était littéralement répandue
comme une traînée de poudre, une nappe toxique de
sucre brun sur des bidons de villes et des putains de
cités. Une vision dilatée, artifice d'une métaphore sociale.
Une chance de s'en tirer
Et un manque à gratter
Qu'est-ce qui allait changer ? Les causes auront pour
effet de remettre de l'ordre dans les mots : territoires
interdits, populations à risque, traduction d'explosion des
banlieues et de sang contaminé. Impératifs chimiques
changés en stigmates d'associabilité ou en comportements
caractéristiques. Rapidement, un rideau — de plomb —
sera tiré. Oui, le rideau est tombé ! Non coupables ?
Irresponsables, tous ! Martin le plus chanceux. Alors ?
Un homme dans sa vie 87

Amnésie générale en échange de la fin des mensonges et


des confessions.
Tout est politique, même le pouvoir, sauf la violence
et le reste.
Le monde devait s'effondrer d'ailleurs. À commencer
par un mur, puis tout un bloc et le XXe siècle tout en bloc.
En 2001, la chute de deux tours marquera la fin de la fin
de l'histoire et le début du choc des civilisations. Ce n’est pas
un raccourci, c’est le ralenti de ma jeunesse. Une fatalité
dans l'esprit de Martin. 15 ans avant, un quartier tout
entier fut détruit puis reconstruit. À dix minutes de
Notre-Dame, un endroit nommé l'îlot Chalon. Trois
rues, une petite place en carré dans un recoin, des squats
délabrés qui jouxtaient la gare de Lyon voisine, alors
cathédrale d'une nouvelle cour des miracles. Un banal
enfer sur terre où les feux étaient ceux d’allumés venus
s’y brûler la cervelle. Jour et nuit, une ronde hallucinante
d’ombres aux yeux sans autre regard que le vide qui
s’ouvrait devant eux sur un monde défoncé. Des
carcasses dépouillées, des cadavres incarcérés, des chiens
errants, des crans d'arrêt, un Opinel. Une fille hurlant à
côté de son ami en sang, le visage lacéré. Dix sacs ! Un
petit paquet. Le prix de la vie, cloué sous la gorge.
Certain de ne pouvoir gagner une vie en perdant son
âme, Martin finit par jouer avec la chance. Tirée de nulle
part, la lame d’un couteau de cuisine frôla son ventre de
quelques centimètres. Une tentative de suicide par
accident, il le comprendra plus tard. Heureusement pour
lui, Martin tomba plus bas encore. Il vécut des instants
88 Un homme dans sa vie

pitoyables. Imaginez-le les yeux enfoncés entre des


cuisses. Incapable de bander, il remuait la langue comme
un rat remue sa queue. Sordide ! La fille n'oubliera jamais
son dégoût. C’est la nécrose d'une narine qui fera sentir à
Martin son propre pourrissement.
La drogue vint à manquer. Le jeu de mots est facile.
Plus de rails… Martin s'arrêta.
Il se réveilla un matin. La brume se dissipait. Il y avait
des trains. Cinglé par le vent, le mauvais temps, les
intempéries, Martin marchait au-dessus des voies ferrées,
le long d'une passerelle. La pluie sur son visage fut sa
première émotion.
Huit mois plus tard, la rechute. Hôpital Saint-
Antoine, dans le XIIe arrondissement de Paris. La salle des
urgences était parcourue en long et en large par un va-et-
vient d'entrées et de sorties que Martin n'entendait pas. Il
y avait des gens debout qui se rassoyaient Et des regards
d'enfants dans les bras de femmes ou d'hommes. Martin,
lui se balançait encore dans le vide. Il avalait une pensée
à chaque respiration. Rien ne pouvait l'en empêcher. Il
était entré comme un fou dans cet hôpital, après avoir
parcouru plusieurs centaines de mètres. Une longue
traînée depuis l'épicerie où il avait renversé des dizaines
de boîtes de conserves en s’écroulant. Personne ne l'avait
arrêté. Pas un mot au passage. Pas une parole dont il se
souvienne. Le monde était devenu muet.
L'infirmière à l'accueil lui avait demandé d'attendre.
Martin essaya pendant de longues minutes. Absent par
moment. Il rit lorsqu'un interne lui demanda s'il allait
Un homme dans sa vie 89

bien. Non, il n'était pas ivre… Il avait du mal à


s’expliquer. Il s'excusait de prendre la place d'un autre. Il
devait s'asseoir. Il ne pouvait pas rester assis. Il voulait
qu'on le surveille. Martin avait peur de s'évanouir, de
s'enfuir ou de disparaître.
Chassé de la salle d'attente, personne ne le vit plus.
Près de la sortie, les bras écartés, il suivait une ligne
imaginaire sur un sol en damier. Étrange Icare ! Les yeux
pleins de cire, il se battait tel un funambule pour rester
sur terre et ne pas tomber.
C’est la seule image de Martin que je veux garder.
J’avais presque fini de lire la dernière lettre de Claire.
Encore une page.
« Tu n’es pas fou, crois-moi, insista Marc. N'écoute
pas ce que l'on dit. » Marc termina son café au comptoir.
Il salua Martin et quitta le bar. Tout était si clair et
simple. Tout cela était arrivé à Martin comme à Marc ou
à d'autres.
Il avait juste beaucoup maigri.
Martin retrouva Marc, quelques mois plus tard. Dans
un bar-tabac qui faisait l'angle à un carrefour. Martin
l'avait aperçu depuis la rue, derrière l'une des vitres de la
terrasse.
Il le rejoignit. L'air était irrespirable. Ça sentait le gaz.
« Je sais que je pue, s'excusa Marc. Je fais des bains
de cuivre. »
Ces bains devaient lui éviter de s'arracher la peau en
se grattant. Ils pourrissaient sa vie. Les souffrances sur sa
gueule se changeaient en dégoût sur celles des autres. Car
90 Un homme dans sa vie

c’est quoi un homme qui sent le cuivre ? C'est une


couleur plaquée sur un visage creusé. C'est froid puis
tiède, comme un coup de marteau. Et surtout, une odeur
de verts et de gris vous prend à la gorge et étouffe toute
compassion.
Seul Marc put parler.
« Je vais mourir. Les médecins ne peuvent plus rien
faire. »
Marc avait dit une fois à Martin qu’il était un Juif avec
une tête d'Arabe. Ça veut dire personne, pour personne
ou si peu de gens. Marc avait été accidenté, poignardé,
interné. Il devint un pestiféré. Un acquis déficitaire. Il fut
soigné par tâtonnements à partir de 1986. Après une
tuberculose, re-interné. Bien aidé jusqu'à la fin.
Marc n'avait presque plus d'argent, mais il paya les
deux verres. Il offrait sa dignité à Martin. Après plus de
dix ans de galères, il ne prenait plus de drogue — la
dope. Pour se voir mourir. En 1989.
Quelques mois après, Martin emménagea en face
d'un tabac. Fin de la dernière lettre de Claire.
Il se faisait tard. Très tard.
Le matin arriva trop vite. Je n'eus pas le temps de
l'éviter. Un cri retentissant. Claire criait !… Je venais de
renverser de l'eau. La bouteille, celle que j'avais lâchée,
rebondit une fois sur la table. Une seule fois.
Sur un dessin, de l'encre coulait déjà de la tête d'un
enfant.
Je n'ai pas tendu la main. Je ne me suis pas baissé, je
n'ai pas couru. Avant que tout ne s'efface et n'imprègne
Un homme dans sa vie 91

ma vie, je déchirai tout. Le dessin et toutes les lettres.


Claire ne dirait rien. Elle m'avait tout écrit pour pouvoir
se taire.

J'avais dénudé un fil électrique avec des ciseaux.


J'avais refermé le boîtier et vissé le tout. Je branchai la
lampe. Lumière ! La prise fonctionnait à nouveau.
Il ne pleuvait plus. Je pus sortir.
Je traversai un pont à pied. Un pont large, long à
traverser. Je croisai un enfant. Le premier. Puis d'autres
vinrent vers moi. Je ne vis plus qu'eux. Je m'enchaînai à
leur sourire en passant de l'un à l'autre. Dans la rue, en
haut d’un escalier, en bas, debout, assis, les pieds en l’air
ou par terre, ils me regardaient sans comprendre.
Je m'engouffrai dans le métro.
Les sourdes masses d'air, qui d'habitude rasent les
parois des tunnels, hurlèrent dans le grincement des
freins. Les lumières perdirent leur confinement. Prise par
le vide de l'allure, la rame plongea, entraînant avec elle les
quelques voyageurs présents. Les épaules de la femme,
celle que j'observais, plièrent sous le choc. Son corps
bascula dans la continuité de ses cuisses écartées. Elle
écrasa sa main droite sur la banquette, baissa la tête, les
yeux ouverts. Étonnamment calme, elle fit disparaître la
crispation de son visage et se rassit les genoux serrés.
Elle laissait certains hommes seuls et d'autres sans
réponse. Il y eut un ébranlement mécanique, pas un mot
du machiniste, puis peu de temps après l’immobilité des
quais. Elle descendit là.
92 Un homme dans sa vie

Selon l'idée que je m'en faisais, cette femme aurait pu


être Christine, la secrétaire de Pierre Miller.
La rame repartit. Je fermai les yeux… Christine
finissait de se laver les cheveux. Elle commençait son
travail tard dans la matinée. Elle ne prendrait le métro
que dans une heure. Son mari s’éloignait, dans le couloir
puis l’escalier. Debout dans la salle de bain, elle ouvrit
son peignoir. Christine était vosgienne. Ses seins l'étaient.
Et quelques souvenirs aussi ! À la sortie de l’hiver, sur la
route du village, le membre d'un homme fort qu'elle
affûta avec ses lèvres au coin d’un bois… Je m'étais
assoupi. Pas longtemps. Une station, un couloir. Je
changeais de ligne. Une autre rame, quelques arrêts et
enfin un escalier mécanique qui m’amena dehors.
Rive gauche. Le XVe arrondissement. J'étais descendu
à Javel. Je passais le long des quais en me dirigeant vers
Bir-Hakeim.
Front de Seine. Beaugrenelle. Le point de chute des
Japonais à Paris. Le drapeau y flotte ! Vous y trouverez
une fondation, la maison de la culture, des restaurants et
un hôtel qui leur appartenait. Hôtel Nikkon, je note son
nom car il a été rebaptisé après avoir été vendu
Pourquoi ce quartier les a-t-il séduits ? Les nouveaux
riches qu'ils étaient regrettent-ils l'affaire maintenant ?
Ces chasseurs d'image ont acheté une vue du ciel. Sous
un autre angle, l'ensemble est un quartz. Certains se
rappellent le filon. Mais le temps s'y est arrêté. Une
époque non identifiée, révolue, météorite, s'est abattue
là. Un OVNI. Les jours de mauvais temps, ce lieu piège
Un homme dans sa vie 93

les éléments. Vent, froid ou pluie, la dalle intérieure est


impraticable, glissante. Les grondements sont
assourdissants. Tant d'illusion architecturale donne le
vertige.
J'entrai dans un bâtiment dont le tronc était en
ciment. Je pris un ascenseur cintré au plus près du corps.
Dans les couloirs, des couleurs, des formes. Un cocktail
d’oranges et de bulles. Attention à ne pas sombrer dans
l’amertume ou l’ivresse si vous marchez là.
Comble de tout, dans l'appartement, la fenêtre ne
s'ouvrait pas…
Les orteils de mes pieds dépassaient du drap jaune
qui me couvrait le nombril. Sans être musclé, j'avais
maigri. 1 m 75, brun. Suffisamment poilu. Pas beau mais
attirant. Un peu de noirceur, de virilité. Être couché
comme cela dans la pénombre m'allait bien. Je suivais les
jambes nues de Jeanne. En une seconde, elle avait giclé
hors du lit, passé une chemise et ouvert la porte.
« Entre !
– Je ne vous dérange pas ? »
Moi ? Cela ne me dérangeait absolument pas. Mes
mains étaient à plat, bien en évidence. J'avais eu le temps
de me caresser la verge — de me la recoiffer. Jeanne
recula, vint s'asseoir dans la chaise de toile et offrit le
rebord du lit d'un geste de la main :
« Tu ne vas pas rester debout ! »
Jeanne serra ses genoux dans ses bras et les embrassa.
Elle était contente, moins embarrassée que son amie.
Jeanne me présenta son ancienne colocataire, laquelle
94 Un homme dans sa vie

préféra le fauteuil placé en plein milieu.


Mon slip traînait encore par terre. Jeanne poussa mes
vêtements sous le lit. Elle ramassa ensuite le préservatif
qui était sur la table de chevet. Notre relation prenait un
tour nouveau et Jeanne avait envie que cela se sache. Elle
montra l’objet intact et ajouta :
« Nous sommes ensemble depuis deux mois ! »
Le spectacle de cette improbable scène de ménage à
trois m'amusait. Je pensais à Chloé, sans oser en parler.
Jeanne le fit. Pas par hasard. Elle évoqua le soir de notre
première rencontre. Son amie n’aimait pas l'allure de
Chloé et désapprouvait son attitude. Jeanne se tut et me
regarda.
Jeanne louait seule un studio à l'une de ses tantes ;
sœur aînée de son père, qui lui payait le loyer. Jeanne
avait attendu patiemment que cet appartement se libère.
Depuis, elle ne cherchait pas à s'installer ailleurs.
L'organisation de son emploi du temps était désormais
bouclée jusqu'à la fin de ses études. Restaient les week-
ends et les jours fériés à occuper.
Précisément… Pâques ! Nous y étions.
Je tenais à ne pas me laisser impressionner :
« Je sais qu'il y a la mer !
– Allons là-bas début août.
– L'eau devient rouge ?
– Il y a des régates. »
Nous étions de ce côté-ci de la Manche, le bord
méridional, la côte normande, en baie de Seine, à
quelques encablures d'un mémorial du débarquement,
Un homme dans sa vie 95

quelques dizaines de kilomètres de la gare maritime


d'Ouistreham, un peu plus de l'embarcadère de la
compagnie de ferries et à une distance raisonnable de l'île
de Wight où nous devions nous rendre le premier week-
end d’août. L'invasion de la rade naturelle de Cowes
commence à la fin juillet quand une jeunesse vient du
monde entier participer aux manifestations que Jeanne
voulait me faire découvrir.
Après quelques variations sur le thème de la mer,
j’interrogeai Jeanne sur la suite de nos vacances. Elle
hésitait entre gagner le pays de Cornouailles et visiter
l’Écosse. L'instinct poussait Jeanne vers le nord, vers
l'étoile des plages de son enfance, ce diamant qu'elle
montrait du doigt, face au vent qui lui recrachait au
visage les vœux et le sable qu'elle venait de lancer.
Adolescente, Jeanne débarqua une première fois sur
la petite île britannique de Wight. Elle me raconta qu'à
douze ans, elle avait attrapé un coup de soleil sur les
plages du sud de ce losange, souffert d'une terrible
canicule et fait une découverte :
« C'est effrayant, tous les Anglais sont tatoués. »
Je pensais aux hippies, au festival.
« C'était en 1969 ?
– Thomas, plus personne ne s'en souvient. »
Jeanne préférait bacon, saucisses et haricots ; le bon
goût d'un breakfast chez une habitante à la convivialité
paroissiale, coloniale, anglaise et conservatrice.
Je marmonnai :
« C'est du scepticisme…
96 Un homme dans sa vie

– Quoi ?
– L'anglicanisme ! »
Nous n'avons pas traîné.
Un minuscule mur de vieilles pierres à une croisée de
chemins bientôt derrière nous. Nous continuions à pied
sur une route qui menait au sweet-home ; la ferme de la
grand-mère de Jeanne.
Je dus courir à travers champs quand elle partit
devant. Je ne voulais pas la perdre. Moi, ce pèlerin à la
recherche d'un asile, j'imaginais Jeanne héroïne de mon
retour. Le premier jour, j'avais attendu l'envahissement
de la nuit et notre intimité. Le matin suivant vinrent les
brumes, une mélancolie passagère, des sautes d'humeur
étonnantes. Puis, lors de la visite d'un musée qui traînait
en longueur par ma faute, pressée d'en finir avec une
tapisserie de la reine Mathilde, Jeanne disparut. Soudain
frappé par son absence, je compris alors que je ne
pouvais être dans son esprit qu'aventures et conquêtes.
Un conquérant ? Mais quel exploit accomplir ? Rattraper
Jeanne ne serait pas suffisant. La laisser faire et défaire
me semblait être le plus simple pour nous deux.
D'ailleurs, que restait-il à conquérir ? Presqu'îles, baies,
pointes, dunes, calvaires, bunkers… Pas le moindre
centimètre autour de moi qui n'ait pas un nom et une
histoire.
Un homme, une femme. Hasard et nécessité. Qui ne
veut croire à l'insouciance miraculeuse du partage des
sentiments ? Trois jours d'un ciel changeant, de vergers,
de verres de cidre, d'éclaircies, d'une volée de tendresse,
Un homme dans sa vie 97

de vœux faits à Pâques. L'idée d'un départ en vacances.


Et pour nous deux, l'envie de partir !
À peine rentré à Paris, je me préparais à rencontrer
mon homme de la semaine, l'homme du festival, celui
qui une fois m'avait fait faux bond.
Je rencontrais ce directeur, un jeudi.
Il me parla de ses bons amis. Bons avec une rondeur
de bouche suffisante. Cet été sous la tonnelle, il serait
encore là pour les accueillir, les divertir le temps d'un
festival. Le jeu en vaut la chandelle. Ils ont des âmes de
mécènes et de gros moyens. À minuit tapant, il saluera
tout le monde. Leurs gens, les siens, assistants et
docteurs en sponsoring, veilleront à garder sa
confiance — et gagner son estime. Plus tard, il
remerciera ces contributeurs dont il partage la générosité
un peu folle et comprend l'ambition, indissociable du
reste mais plus grande assurément.
Par contre, un point de modestie, sa réussite, ses
succès n'appartenaient qu'à lui. Je devais retenir la leçon.
« La communication, telle qu'on l'entend
aujourd'hui… C'est, pour ne pas dire, important ! » Une
entrée en matière magistrale. Il sourit. Il ne cachait pas sa
désaffection pour un exercice qui lui en coûtait et ne lui
rapportait rien. Il soignait une image élitiste. Sous sa
direction, ce rendez-vous annuel s'était transformé en
villégiature. Hôte bienveillant, son rôle était de couvrir
de louanges et de lauriers un parterre de bienfaiteurs, qui
œuvraient en coulisse.
Ma pièce ne l'intéressait pas. Et moi, encore moins !
98 Un homme dans sa vie

Il avait surtout souhaité rencontrer un proche


collaborateur de mon père, dont il appréciait le travail
Pour finir, j'étais assis à sa place. Il me l'avait
demandé.
« Ce bureau est trop grand pour moi. »
Cet habitué des estrades préféra un fauteuil du salon.
Il me laissait seul, les pieds sur le tapis, face à une
immense baie vitrée, plein cintre.
Le soir même, nous dînions : Jeanne, Philippe et moi.
Au milieu du repas, Je m'absentai. Je sortis prendre l'air.
Je repris ma place.
« Tu as fait l'Ecole Normale, Philippe ? »
Je préférai répondre :
« Tu le sais, Jeanne. Je te l'ai dit.
– Laisse-le parler. »

L'arrivée de Julia se précisait.


«Je suis en France…
– Depuis quand ?
– Laisse-moi finir. Je suis à Beaune le mois prochain.
À partir du 15.
– À Beaune ? Qu'est-ce que tu vas faire en
Bourgogne ? »
La tournée des grands ducs ! La route de la côte, d'or
et des plaisirs du palais. Entraînée dans cette folie par
son ami Peter, un homme que je ne connaissais pas.
« Il va te plaire. Il a mon age. C'est quelqu'un d'entier,
de très français, en plus mordant, plus urbain.
– En moins français. »
Un homme dans sa vie 99

Julia et Peter viendraient séparément. Il arriverait de


Paris, au volant d'une voiture de collection, une voiture
de sport, une Aston Martin. Une idée de Julia. Malgré
son insistance, cela ne m'évoquait rien.
« Peu importe. Écoute plutôt la suite. »
Julia, qui avait prévu de rester deux semaines en
France, avait loué une demeure sur les berges de
l'Ouche.
« Tu imagines, il y a un colombier et un cellier » Un
colombier, un cellier, un étang, douze pièces, six
chambres. Une superbe propriété. Avec une galerie en
bois.
« Je vous ai réservé le dernier week-end. Je vous y
attends. »
J'étais invité. Poliment, une digression masquée, je
choisis de remercier Julia en lui parlant de ses vacances.
Avec la sobriété de ces pugnaces élèves étrangers qui
réservent leurs accents de lyrisme aux maîtres du chai et
négociants, Julia ne fit qu'effleurer le sujet du vignoble.
Elle connaissait mon peu de goût en la matière.
D'ailleurs, elle pouvait déposséder les propriétaires de
leurs richesses ou arracher cette culture de la France
profonde, peu m'en importaient.
Je me vantais de connaître la région pour l'avoir
parcourue pendant un été.
« Mais c'est magnifique ! » Julia en était ravie.
Curieuse de m'entendre, elle me questionna
maladroitement :
« J'ai de sérieuses lacunes, s'excusa-t-elle. La Saône
100 Un homme dans sa vie

n'est pas un affluent de la Loire ?


– Pas de la Loire, du Rhône. La Loire prend sa source
en Ardèche, précisais-je. Elle remonte vers le nord et
passe plus à l'ouest. »
Confondre l'Ardèche et le Morvan ne gênait pas plus
Julia. Elle ne distinguait que montagnes et plaines. Elle
prit cependant plaisir à me laisser la corriger.
Après ma brillante leçon de géographie, Julia me
disputa pour le peu d'intérêt que je portais à son histoire
de voiture.
« Ian Fleming ! James Bond dans Goldfinger. Il
arrive à Macon au volant d'une Aston Martin. »
Il est vrai que Macon n'est pas si loin de Beaune.
Après réflexion, j'aurais pu répondre Nimier pour
l'Aston Martin. Ou, en remontant plus au nord, Albert
Camus et Facel Vega.
Déjà 20 minutes au téléphone. Julia grignotait un
fruit. Elle mangeait une pomme. Avec fraîcheur et
sourires, elle m'expliqua comment je pouvais l'aider à
préparer le week-end qu'elle nous réservait en
m'occupant des invitations.
« Si tu te débrouilles pour faire venir ton père, je te
promets de m'arranger pour que ma mère vienne.
– Jean ne viendra pas. » Avec Julia, mon père
redevenait Jean.
Je n'avais rien à ajouter. Pendant un instant, j'entendis
le souffle de Julia. Elle respirait. Je devinai à quoi elle
pensait. Nous n'avions pas parlé de Claire.
Un homme dans sa vie 101

J'ai partagé de bons moments avec elle. Ceux de


l'évocation des deux ans passés en Californie avec son
amie furent parmi les plus marquants. Combative,
inspirée, sans le moindre doute, regret, remord ou tabou,
Claire défendait jalousement Cindy — le nom de la
fille —, leur histoire dans son intégralité, leur vie
commune du début à la fin. Elle avait toujours répondu
sans faiblir à toutes mes questions.
« Tu l'as aimée ?
– Nous étions deux femmes jeunes et seules. »
Superlatifs, hyperboles, clichés… Les accords parfaits
d’un nouvel âge. Une symphonie de richesse et de
jouissance. Une Love machine… Toujours la même
histoire, plus crue à chaque fois. Laconique, émue,
sincère, triviale, Claire avouait :
« Elle m'a fait jouir ! »
La rupture alors ?
« Nous avons eu de la chance de vivre comme ça,
deux femmes jeunes et seules. »
Il n'y avait pas d'autres explications. Oui, des raisons,
des défis, une impasse et l'impossibilité de continuer.
Trop jeune pour subir, mais assez âgée pour se laisser
faire, Claire devint gracile. Un ange nu ! Recroquevillée
chez elle à même le sol.
Un autre jour Claire fut moins romanesque. Elle
m'avoua s'être déchaînée. Une séparation hystérique avec
des épisodes parfois violents. Claire aimait trop l'amour
pour céder. Je la savais capable de tout et coupable de
harcèlement, comme d’envoyer des lettres anonymes.
102 Un homme dans sa vie

Il m’est arrivé de regretter d’avoir déchiré ces lettres.


Un soir, j’ai essayé de lui écrire. Les mots m’ont manqué
autant que Claire. Je ne pouvais pas penser à elle sans
deviner l’ombre de Martin ou entendre son nom. Claire
l'appelait. Il s’avançait. Elle prenait sa main. Ils ne me
voyaient pas. J'étais pourtant là, chez Claire, chez moi.
Martin se couchait contre elle. Je ne pouvais empêcher
Martin de caresser Claire, de l'embrasser et de la prendre.
Martin, vie de Martin, enfant de Martin… Étouffés,
enterrés à l'aube dans mes rêves. Une aube de marbre, de
glace. Aussi froide qu'une lame dans mes yeux.
4

La conscience tranquille, je m'acquittais de la tâche de


prévenir mon père.
Occupé en toutes circonstances, constamment
debout quand il n'est pas seul, mon père finissait de
remplir l'un des bacs de la photocopieuse avec une rame
de papier. Je lui parlai de l’invitation de Julia sans
mentionner ma mère. Ah ! Enroué. Tout en m'écoutant,
il chercha un appui contre la machine. En vain. Il jeta un
coup d'œil par la fenêtre. Personne en vue. J'étais face à
lui. Derrière moi, le plafond tombait sur un mur blanc.
Mon père se mit doucement à siffloter, puis il reprit son
souffle et il fredonna. De plus en plus fort. Un air de
valse musette. Sur chaque temps, une main marquait le
coup. Tranchant, hargneux presque. Plutôt comique, un
côté farce. En avant la musique ! Pourquoi pas ? Il est
comme ça avec moi. Il ne se cache pas.
Mon père battait la mesure de la valse à mille temps —
la chanson de Brel. Pas de quoi bâtir un roman, mais
c’était beaucoup plus agréable que d’entendre des
grossièretés. Il continua à chanter jusqu’à ce que je baisse
les yeux. J’étais soudain puni, frappé, atterré par la
puérilité de ma démarche.
Je m’en tirai avec une remarque sans conséquences :
104 Un homme dans sa vie

« J’espère que tu as compris, Thomas. »


Après un silence, amusé, il me dit :
« Je connais bien Julia. »
Il avait raison, il connaissait trop bien Julia. Ni franc
ni malhonnête, j'ajoutai :
« Je me doutais bien que tu ne viendrais pas. Je veux
juste que tu ne sois pas surpris si quelqu'un d'autre t'en
parle. »
Parler. Entre nous deux, une autre façon de faire
prévaut. Les non-dits ont une valeur sentimentale, un
fond triste. Par essence, ils sont enterrés. Ainsi enracinés,
ils ne meurent pas. Ils sont toujours respectés comme
une parole donnée. Je partage cet état d’esprit avec mon
père, sur la foi de son intelligence, de son parcours, de
ses passions et de l'amour d'une seule femme. Même si
une certaine pudeur masque le caractère de cet homme,
je ne lui ai jamais reproché d’avoir des scrupules au
regard de ma vie privée. Il fait une simple remarque ou
pose une seule question. Il n'insiste pas, il n'attend pas
ma réponse, il m'observe. Je lui en suis reconnaissant. À
tout prendre, je préfère cela à tout autre conseil ou
complicité existentielle.
Mon père connaissait Claire que je lui avais présentée.
Il me demanda de ses nouvelles, avec insistance, cette
fois-ci.
« Je comprends que ce n'est pas facile pour toi. Votre
relation est un peu particulière, n'est-ce pas ? »
Avait-elle osé discuter avec lui ? Elle avait pu l'appeler
ou le rencontrer. Elle était capable de le faire. J'en
Un homme dans sa vie 105

oubliais mon père.


« Rassure-toi, Thomas. Je ne vais pas te demander de
t'expliquer. »
Il respecta mon silence.
Je rentrai chez moi — chez Claire — plus tôt que
prévu. Entre le téléphone, la poêle, l'huile d'olive et le
fromage de chèvre, je préparais une salade à ma façon.
Un coup de fil à donner. Dix minutes. Je mangeai après,
assis devant la télé. J'avais toute l'après-midi devant moi.
Pour quoi faire ? Rien. Juste le temps de faire une sieste,
habitude que j'avais perdue. À bien y songer, je me suis
réveillé des années en arrière. Une chambre dans Paris,
au troisième étage sans ascenseur. Deux pièces, des
poutres, une baignoire, une fenêtre. En bas, une rue, une
petite rue de Paris, celle du roi de Sicile. Ce qui se nouait
alors était beaucoup plus sombre. Tous les jours ou
presque, je descendais en fin de journée retrouver un
monde à mon échelle, m'y montrer, m'agrandir,
m'afficher, me mesurer. Je buvais beaucoup, avant de
remonter suer, expier et dormir dans une des deux
pièces.
Comment font les autres — les hommes, les plus
jeunes — ? J'en croise certains qui sont en avance sur
leur age. Décidés, ceux-là savent ce qu'ils vont faire. Ils y
croient. Le monde entier est derrière eux. C'est
sensationnel, ils doivent le sentir. Sinon, comment font-
ils ? Comment peuvent-ils continuer à ne pas perdre de
temps ? Au risque de vieillir plus vite. Quand il est déjà
trop tard, cela mène le plus grand nombre à s'abrutir.
106 Un homme dans sa vie

J'avais peur de me compter parmi ceux-là. J'avais peur de


ne plus remonter. De faire l'enfant à 30 ans. De
continuer à jouer en bas. D'y rester, prisonnier des
habitudes, du lendemain. Comment penser le présent
sans rien en attendre ? Comment être une créature
capable de changer de vie ? Il me faudrait des années,
sans y arriver. Et mourir.
Alors, à défaut d'une volonté ou d'une morale, les
circonstances viendraient à mon secours. Je ne voulais
pas douter, croire, haïr ou risquer d'aimer. Comme tout
le monde, je pouvais être pervers. Sans grande autorité
ou agressivité, je ne serais pas cruel. Il me fallait donc
jouer. N'importe quoi ! Psychodrame ou comédie,
quelque chose de simple et drôle comme d’inviter Chloé.
Début juin, le calendrier n’indiquait qu’un tout petit
nombre de saints avant le week-end chez Julia ;
heureusement, les jours sont plus longs en cette période
de l'année. J'hésitai à appeler Chloé. Je préférais
demander à Marie ou à Stéphane, de s’en charger.
Évidemment, cela ne plairait pas à Jeanne. Et après ?
Jeanne me quitterait. Pas de Chloé…
Tout cela commençait à m'enchanter. Je tapotai mon
carnet d'adresses, un calepin vieux de dix ans. Je
m’utilisais pas d’assistant électronique. J’étais attaché à
mon application manuscrite digne de celle d'un moine.
Quel travail de désoeuvré ! Différentes couleurs. Du
rouge. Un nom écrit en vert. Donc, quatre couleurs.
Certains ont besoin d'une grue — j'en voyais une au
loin —, de sable et de mortier, d'autres collectionnent
Un homme dans sa vie 107

des cartes de visite, à chacun ses fétiches ! Moi, j'avais ce


carnet. Inutile ? Brut ! Un coffre. Pas inviolable,
indéchiffrable. Des noms, Sertillange, Artois, Chevalier.
Des prénoms féminins, d'Esther, le plus ancien, à
Jeanne. Complété par mes agendas, je tenais là une
forme énigmatique et inconsciente de journal intime.
Mon intention ne résista pas à mon manque de
courage. J'osai à peine lire le numéro de Simon. Je
balançai le carnet. Trop tard pour penser à Simon, trop
tard pour l'arrêter. Trop tard pour le juger.
La proximité lexicographique entre machiavel et
machination était pratique, un pense-bête. Le machisme
me renvoyait à une autre définition. Je refermai le
dictionnaire sur masculin.
Voilà ce qui reste à faire, sans cynisme ni
misanthropie, rancune ou honte, mais avec
opportunisme, à la manière de ces gauchistes vieillissants
reconvertis en gardes suisses de l’ère néo-conservatrice.
À l'aube du XXIe siècle, si la trajectoire des parcours
intellectuels des trente dernières années est respectée,
dans les cinq, dix ou quinze prochaines, par le simple
effet mécanique de la diffusion du mouvement
civilisationnel, il nous sera alors possible d'annoncer,
déduire, justifier, prouver… Bref, de laisser croire que
nous avons trouvé des mots nouveaux et revisiter la
domination d’un sexe fort, restructurer, reconstruire,
recoloniser. À la mémoire de notre puissance passée,
nous érigerons l’état de fait et nous imposerons le
silence. Car qu'est ce qui a changé ? Le devoir d'agir et le
108 Un homme dans sa vie

droit de parler ont terrassé le patriarche. Foutu temps


présent ! À nous d’être l’un de ces vieux hommes
admirables, sourcilleux et droits dans leurs frocs.
Cela me donna une bonne raison de me lever, passer
dans l’autre pièce, m'habiller et sortir.

Juin. Des platanes barrant l'horizon. Des peupliers ?


Quelle différence ? Non pas le long des voies, mais
suivant la ligne droite d'une route ou le cours
évidemment sinueux d'un fleuve, ils comblaient un vide
entre un ciel nuageux et des hectomètres forestiers ou
agricoles. Agricole… Agricole… Agricole. Des champs.
Un village. Une heure géométrique. Une trajectoire
inusable. Ensuite, le TGV s'écarta de Laroche-Migennes
et l'évita. Dommage ! Le train aura perpétué la
renommée de ce lieu, carrefour depuis les Romains. Les
minutes d'arrêt ici valent toutes les bêtises et autres
spécialités d'ailleurs. Laroche-Migennes, un nom qui
traînait parmi mes souvenirs. Je me tus de peur de devoir
m'en expliquer. L'émoi d'une enfance, peut-être.
Dijon. Un véhicule de location nous y attendait. Tout
d’abord, j'avais pensé prendre l'autoroute depuis Paris. Je
dus finalement céder. Deux contre un. Philippe et Jeanne
ensemble, pour les mêmes raisons.
Le gravier de la longue avenue privée avait crissé sous
les roues, la voiture chassée un peu de l'arrière, Jeanne,
qui s'y trouvait, médusée, crut bien passer à travers la
vitre. Je coupai le moteur. L'incident, sans gravité, eut le
mérite de l'imprévu. Je vis Julia se précipiter du haut des
Un homme dans sa vie 109

marches du perron et nous sauter dessus.


« Quelle arrivée ! Comme je les aime, jubila-t-elle, la
voix forte. Tu n'as pas un pneu de dégonflé ?… Viens
voir ! »
Philippe sur son siège, côté passager, moi qui faisais
le tour vers l'avant droit, suivi par Jeanne. Furieuse, elle
continuait de se plaindre. Assurément, elle criait :
« Quel con ! Je me suis cognée ! »
Légèrement. J'étais fautif. Je l'enlaçai, en attendant
qu'elle se taise…
Julia plaisantait dans mon dos. Je surpris son coup
d'œil par-dessus mon épaule alors que je récupérai nos
bagages. Je ne dis rien. Julia tourna la tête et s'écarta de
moi. Je soulevai la valise de Jeanne. Ça sentait le tilleul,
un vert dans ce goût-là. En fermant le coffre, je ne vis
qu'un cordon d'arbres plus discrets — des hêtres. Ils
m’encerclaient. L'ombrage du plus jeune grimpait le long
des chaînes d'angles en brique de la façade. La bâtisse,
comme la cour d'honneur, était mangée sur la droite par
le bois environnant.
« Où est le colombier, Julia ?
– Dans ta tête ! »
Une explication simple. Julia n'avait pas obtenu ce
qu'elle voulait. Elle avait trop tardé avant de confirmer sa
venue mais heureusement cette autre propriété était
libre. Julia y gagnait quelques chambres en plus, neuf ou
dix au total.
Philippe avait ramassé son sac. Les épaules chargées,
je me coltinais le reste. Jeanne était déjà à l'intérieur.
110 Un homme dans sa vie

Philippe passa la porte. Je montai les marches avec Julia.


J'entrai le dernier. Je levai la tête. Impressionnant,
sombre, froid si la pierre vous glace. Une tranchée
centrale traversait en son milieu le corps de ce pavillon
de chasse que je découvrais. Sur la gauche du vestibule,
un escalier nous attendait. Julia me prit le bras avant.
« Nous dînons au restaurant ce soir. J'ai réservé une
table. J'espère que vous le méritez !
– Où est Peter ? Présente-le-moi !
– Non, pas aujourd'hui. Peter est à Beaune. Il est
parti retrouver trois de ses amis. Ils ont préféré demeurer
à l'hôtel. Je t'expliquerai…
– Une brouille ?
– Je prolonge mon séjour, esquiva Julia. Je reste
quelques jours de plus. Quand je suis en France, je
n'arrive jamais à faire ce que j'ai à faire comme je
pourrais le faire ailleurs. »
Julia fut elle-même surprise par tant de confusion.
« C'est du français ce que je viens de dire ?
– Tu m'expliqueras tout ça après. »
Pierre était là. Impossible de l'éviter. J'étais
redescendu seul, une demi-heure après être monté dans
les étages. Jeanne prenait une douche dans notre
chambre. J'avais rangé mes affaires avant de sortir.
Une réticence sournoise. Hésitant, debout dans la
grande pièce que Pierre traversait, prêt à me rejoindre, je
m'interdis d'avancer. Il me salua, la main tendue. Je ne
pus refuser. Je choisis aussitôt de m’éloigner de lui. Je
m’attendais à ses questions. Il prit le temps d’être
Un homme dans sa vie 111

courtois.
« Je suis heureux de vous rencontrer ici.
– Je viens reconnaître les lieux, plaisantai-je les lèvres
pincées. Espérons que l'endroit n'est pas ennuyeux. »
Pierre se caressa la gorge, le teint gommé sous une
barbe naissante. Il portait une chemise bleu pâle,
sûrement en coton ; ce coton gratté qui fait un bruit de
papier lorsqu’on le froisse. Le pantalon était en toile,
comme les baskets. Un look sportif. Un sourire amical.
Reposé, détendu, rajeuni, avec une nonchalance
particulièrement désarmante, Pierre s’avança tout près de
moi avant de reculer. Je m’affolai à l’idée de devoir le
suivre. Je vais m'enfouir ! Je me le répétai. Je devais
disparaître ou ne pas bouger.
Finalement, Pierre me répondit :
« Je comprends. J'espère que cela ne sera pas le cas.
Disons que c’est paisible. »
Il ne reculait plus. Il fit un tour rapide de la pièce :
« La décoration est… Très campagne ! Pas assez
champêtre. Les propriétaires ont fait de cette
gentilhommière un manoir. Avec des lustres, des glaces
et un sol carrelé, l'ambiance serait tout autre. Ils ont
préféré enfermer ici un véritable trésor rural. Vous
verrez, nous sommes dans le palais de l'armoire.
– Ce n'est qu'en même pas un grenier ! »
Mon embarras était palpable. Je tournai autour de lui
pour gagner le meuble le plus proche, un buffet d'un
certain style. Je m'y adossai. Je suis habituellement à
l'aise, aimable avec tout le monde, souriant, éduqué. Cela
112 Un homme dans sa vie

fait partie de mon personnage. Mais pas cette fois-là.


Heureusement, Julia passa la grande porte, les mains
dans les poches. Elle les ouvra devant nous. Vides ! Mais
Julia était prête à tout nous donner. À moi, son ami, à
Pierre, son invité. Je la regardai. Elle parla en direction
des fenêtres :
« Je peux y passer des heures. Le parc est superbe. »
Julia baissa son bras.
« Je manque de modestie. »
Elle se tourna vers nous.
« Peu importe, j'adore cette vie. Un apéritif ? Pierre !
– À quelle heure partons-nous ? demanda-t-il.
– Sept heures trente.
– Je vais monter me changer. »
Toujours chaleureux, il nous salua. Moi,
particulièrement. Sans insister, un brin chanteur.
Moqueur.
Première idée de Julia ? Elle me proposa de visiter la
demeure en commençant par la cave. Avant de m'y
conduire, Julia cherchait des clés, celles-là devaient être
dans la cuisine, donc nous nous y trouvions.
« Regarde ! Elles sont là. » Debout, appuyé contre le
montant de la porte, les jambes croisées, les pieds sur un
sol en lino blanc et noir, je montrai à Julia une corbeille
posée sur la table. Julia prit les clés et me demanda de la
suivre. Je ne bougeai pas. Je ne voulais pas quitter cette
cuisine. L'air et la lumière m'y étaient étrangement
familiers, sans doute un parfum de film des années 70,
parmi ceux que j’avais tant aimés.
Un homme dans sa vie 113

Je me décidai :
« Julia, Je n'ai pas vraiment envie de descendre à la
cave. »
Un refus anodin mais résolu, prémédité, patiemment
répété au cours des derniers mois, toutes ces heures
passées à apprivoiser mon manque de courage, de
volonté, à tout imaginer, penser à tout et tracer une
limite autour de ce que je voulais être. Intelligent ou pas,
cela comblait un vide. J'avais mûri, non pas à grands
coups de certitudes mais à force d'incrédulité, de respect
de ma personne et d'ignorance des autres. J'étais ici par
faiblesse, envie de vivre. Je voulais en profiter. Je ne
souhaitais pas renaître à leurs yeux ou disparaître. Je
voulais en rajouter à mon sujet.
Vexée, Julia revint vers moi.
« Je t'ai dit que Claire est arrivée hier soir ? Elle a
déposé Pierre. Elle est repartie presque aussitôt. Elle
devrait être de retour ce soir, demain au plus tard. »
Julia manquait de discernement. J'attendais cette
rencontre. Je n'avais pas vu Claire depuis trois mois.
Trois mois depuis ses lettres, Martin, l'enfant, cette
phrase qu'elle n'avait pas terminée.
Les sentiments sont une spiritualité, Claire ne me le
répéterait pas. Pas de vie sans âme ? Il n'y a que des
corps en vie. L'absence de Claire était là. En moi. Dans
ce que j'avais été pour elle. Dans la disproportion avec
cet homme dans sa vie que Claire portait. Quelle merde ! Je
n'avais pas voulu cela. Pas une telle folie. Jamais je
n'aurais pu donner à Claire pareille liberté. Elle n'avait
114 Un homme dans sa vie

reçu de moi que ce que je ne pouvais pas perdre. Je


n'avais plus rien à partager sinon reprendre mon
appartement et mes amis. J'essaierais. Je jouerais l'idiot,
s'il le faut.
J'évitai de râler, les yeux mouillés, me raclant la gorge.
Julia en profita gentiment.
« Je t'ai dit une fois que tu étais une huître… Je crois
maintenant que tu es un beau spécimen d'homme-
araignée.
– Chacun est son propre animal. »
Je restais à côté d'elle. Non, Julia se trompait. Quelle
toile ? Une chape de plomb. Je ne le savais pas encore.
Si le soleil se lève à l'est, il se couche à l'ouest. Telle fut ma
prière du soir. Je ne veux pas être surpris dès le matin.
Heureusement, la terre est ronde.
Léger, délicieux, raffiné, sophistiqué, un esprit
partagé par tous les convives, le dîner de la veille était
pourtant déjà bien loin. Sur la commode de notre
chambre, entre des pièces de monnaies et mes papiers
d'identité, je raflai le boîtier de verrouillage des portières
de la voiture. J'étais sincèrement désolé de la tournure
prise par les événements. Quoique… J'aurais préféré me
lever tard dans ce lit sous les toits. Difficile de ne pas y
penser. Je me tournai vers Jeanne :
« Je vais te ramener.
– Et après, tu vas revenir ici ? »
Oui ! Jeanne le savait. Pourtant, elle s'en foutait.
Réveillée par la sonnerie de son portable, prévenue par
sa sœur d'une dispute entre ses parents, Jeanne tentait
Un homme dans sa vie 115

d'organiser son départ précipité.


Tout le monde s’y mit. Peter était arrivé de Beaune,
avec ses deux amis. Julia lui demanda de reconduire
Jeanne à Paris. Jeanne refusa. Mais elle accepta que
Philippe nous quitte et l'accompagne.
Après avoir déposé Jeanne et Philippe à la gare de
Dijon, je flânais dans la ville. Sur mon parcours, le
marché du quartier Notre-Dame, une halle et une rue
Musette. En deux heures, j'avais ramassé une
contravention.
De retour chez Julia, je vis Marie, en grand, un poster
géant avec un large sourire.
« Dis bonjour Thomas ! »
Je tirai la langue, une gueule de circonstance, devant
Marie qui m'avait pris pour son chien. En retrait, Pierre
aidait Julia, tout deux les mains affairées autour d'une
table. Malgré la distance affective, il m'était impossible de
ne pas voir que la nature même de ce qui unissait ces
trois-là m'échappait. Je me sentis dépossédé d'un monde.
Dimanche, la dernière journée. J'en oubliais presque
que nous étions au même endroit le jour précédent, dans
le jardin. Les jardins…
Ce samedi, la célébration de notre plaisir d'être
ensemble débuta en fin de matinée. Sur l'esplanade,
devant une magnifique salle à manger en rotonde, vingt
personnes dans un même souffle haussèrent le ton de la
même façon quand apparut Julia. Sautillant presque, les
bras levés, elle brandissait deux bouteilles de vin. Quelle
joie ! Une joie partagée par des hommes et des femmes,
116 Un homme dans sa vie

plus d'hommes que de femmes, des amis de Julia, qui,


cheveux blancs ou barbus, autant qu'ils avaient su si
longtemps rester jeunes, avaient maintenant à cœur de
vieillir.
Nous avions tous bu. Mon voisin me tournait le dos.
Il contemplait le parc. Je t'interpellai. Il m'entendit mais
prit son temps. Nous avait-il oubliés ? Il leva son verre
avant de me parler. Il semblait inspiré par ce qu’il voyait :
deux allées après le terre-plein, des bosquets, une herbe
grasse et ce printemps soulevé par le soleil qu'un vent
léger emportait jusqu'à nous.
Il me dit :
« Ce n’est pas précisément ce que l'on peut appeler
un parc à la française...
– Oui. Les jardiniers ont tous filé. »
Il pouvait rire, un gage de mon passage. Quelques
mots, une tape amicale ; je voulais être agréable. Je
m'excusai. Claire était enfin là. Rien ne comptait plus que
de lui parler. Je me trouvais à Dijon quand elle arriva
vers 11 heures avec Martin. Seulement, je n'avais croisé
que lui. Un Martin fatigué. Il me fut facile de lui
conseiller de se reposer.
La situation était celle-là. J'avais bien vu Julia, Pierre,
Martin ou Marie. Je pensais que Claire se joindrait à eux.
Elle choisit de venir vers moi.
Nous fîmes quelques pas. Je suivais Claire qui
s'éloignait.
« Je veux juste regarder le jardin, Thomas.
– C'est plus grand qu'un jardin. »
Un homme dans sa vie 117

Non, ce parc ne serait pas assez grand.


Claire me prit la main. Elle me tira un peu vers elle.
« Je quitte la France, Thomas »
Un autre monde était-il à ce point impensable ?
Instant de liberté, grain de folie, trou noir, le temps
retrouvé ou perdu, l'énergie fut telle, que je disparus en
brisant ce silence-là.
« Claire, je veux que tu saches… Si tu veux un
enfant… Moi… Je veux bien. »
– Non, Thomas. Non !… »
Claire lâcha ma main. Elle ne me perdit pas des yeux.
Elle recula. Son bras traîna vaguement, mais elle ne me
laissa pas le moindre doute.
Claire disparut immédiatement à l'intérieur du
pavillon. Une façon d'être avec moi. Quelle que soit la
nature de ses sentiments à cet instant, elle partageait
l'énormité d'un univers qui n'était pas assez grand pour
me laisser vivre ça.
Je ne revis Claire qu'en fin d'après-midi. Elle passa
me voir dans ma chambre. Claire me proposa de dîner
avec elle le lendemain. Puis elle me laissa seule. J'eus le
temps d'y penser. Je me décidai à refuser, avant de
descendre rejoindre les autres. Peter et ses amis
m'accompagnèrent jusqu'au milieu de la nuit.
…Bientôt midi et jour du seigneur. En ce dimanche,
réunis à nouveau, nous étions sur le départ, prêts à
rejoindre Julia, Claire et Martin. Moi, je voulais être dans
une chambre, sur un lit, là-haut sous les toits.
Une carte, un rayon de 30 kilomètres et une petite
118 Un homme dans sa vie

forme pleine. Un lac. Elle avait mis le doigt sur le lac Kir.
Julia ne savait rien de précis quant au site. Un lac
artificiel, peut-être le premier plus grand lac artificiel
d'Europe. Un nom de chanoine. Kir est emprunté au
chanoine Kir, un homme du XXe siècle, l'un de ces
personnages historiques dont le nom est inscrit au
patrimoine national. Le chanoine Kir, moins connu que
le douanier Rousseau, le facteur Cheval ou le guide
Michelin. Pourquoi avoir choisi ce parc ? Les rares
photos vues par Julia montraient le plan d'eau, des
bateaux, des voiles, des moniteurs ainsi que leurs élèves.
Elle lisait les commentaires. Ils parlaient du centre
nautique, d'un golf miniature, d’un restaurant, des
hectares et kilomètres d'une promenade très fréquentée
le dimanche. La nuit, le parking se transformait en lieu
de drague. Une ligne mentionnait également la présence
de nudistes. L’endroit était vivant et pluriel. Voilà ce qui
plut à Julia. Elle décida de nous réunir là, tous ensemble.
Notre dernière communion serait à ciel ouvert et aux
yeux de tous. Elle se mit d’accord avec le restaurateur et
loua une salle.
En arrivant dans cette salle, dimanche vers 13 heures,
nous eûmes la surprise de voir Julia entourée
d'enfants. Elle distribuait des gâteaux à ceux qui avaient
le courage d'approcher. Nous restâmes à regarder, sans
oser parler et avouer ne pas s'expliquer ce qu'une dizaine
de handicapés sourds-muets faisait là, jusqu'à ce que Julia
nous invite à venir l'aider ou à nous asseoir à une table.
Je m'assis, méfiant. Je n'avais pas la prétention de
Un homme dans sa vie 119

comprendre. Un coup de cœur ? Généreux. Une idée de


Claire ? Comment Julia avait-elle réussi à persuader les
responsables d'un centre spécialisé de laisser venir ce
groupe ? La première association contactée avait accepté.
Julia fit les choses simplement. Les jeunes se prirent
au jeu. Elle amena son petit monde, animateurs et les
plus volontaires d'entre nous sur le parcours de golf.
Puis, Martin disparut. Et ensuite, Claire. La salle s'était
vidée quand Marie se leva et nous proposa de sortir.
Dehors, la lumière du jour m'aveugla. Un satané soleil.
Il n'y a ni préméditation ni refoulement, mais plus la
fin approche, plus mes souvenirs sont vagues. Je suivais
Marie et Peter. Je m'étais même précipité derrière eux
après avoir accepté de les accompagner. Il y avait
beaucoup de monde, je n’en revois aucun. Est-ce parce
qu'ils se ressemblaient tous ? Ces inconnus s'écartaient
volontiers devant nous, Marie, Peter et moi. Peter
marchait une bouteille à la main. Une bouteille d'un
whisky un peu gras et crémeux. Une provocation de
Marie qui avait poussé Peter à le faire.
Nous avions commencé le tour du lac après être
partis sur la gauche. Des arbustes, de l'herbe, un terrain
sec. L'exercice n'était pas périlleux, j'avais pourtant
manqué de me ramasser en dévalant un premier talus
hors sentier…
« Tu vas tomber ! » Marie était juchée sur un arbre.
Elle avait réussi à grimper sur l'un des deux troncs d'un
même pin. La branche pencha un peu plus. Elle
surplombait dangereusement l'eau du lac. Marie n'osa pas
120 Un homme dans sa vie

aller plus loin. Elle refusa d'attraper la bouteille que Peter


voulait lui lancer. Peter avala une gorgée et tendit son
bras vers moi. Je bus. Peter m'arrêta :
« Laisse-la dans une poubelle. »
Ce que je fis. Nous n'avions finalement vidé la
bouteille que de quelques centilitres.
Nous sommes vite repartis.
La largeur du lac me fit tourner la tête. Des formes
inconnues, vertes, trouées de bleus, floues. Perdu, j’étais
inquiet. J'avais peur de regarder plus loin et de finir
étendu comme ce paysage. Je voulais rejoindre les autres,
me confondre avec eux, me cacher.
Toute cette après-midi, des bruits dans les allées
m'auront alerté, poursuivi ou précédé. Cris, stridences,
sifflements, jacasseries, envolées désordonnés d'une nuée
de petits oiseaux sortis d'un buisson. Quels oiseaux ? En
tout cas des passereaux, sembla me dire un monsieur en
noir que je croisais. Cet homme marchait vite en
refermant l'espace que le passage éclair d'une bicyclette
avait ouvert.
Marie ralentit pour m'attendre.
« Va plus vite ! »
Elle s'enroula autour de moi et elle commença à
bavarder. Un peu saoul, je savourai, en soufflant, les
premiers mots que je prononçai. Avec un goût de miel
en bouche. La suite, Marie s'était sans doute promis de
ne pas m'en parler :
« Martin voudrait reprendre ton appartement après le
départ de Claire. »
Un homme dans sa vie 121

Marie lâcha mon bras parce que je l'y obligeai. Cela


vaut son pesant de mépris de s'estimer sain de corps et
d'esprit. Marie dut se taire.
Nous avions rejoint Peter. Je marchais derrière lui.
S'ennuyait-il ? Ses amis étaient partis. Je ne les remplaçais
pas. Lui prenait une autre dimension, charnel, large
d'épaules. Mais que pouvait-il faire ? Peter, c'est le verbe,
pas la vie ! Que peux-tu faire, Peter ? D'abord, que vois-
tu ?… Rien. Rien d'autre que ce qu'il voulait nous
montrer. Peter n'avait pas un regard particulier mais une
démarche, la sienne. J'eus le pressentiment que je ne
reverrais jamais cet homme après ce dimanche-là.
Contre notre avis, il s'enfonça volontairement sur la
droite, vers le lac. Au passage, quelques regards se
détournèrent. En dehors de nous trois, personne ne
s'aventurait par là.
La nuit c'est un lieu de drague, tel qu'indiqué dans
certains guides touristiques. Et le jour ? Je vis un
homme, un seul, torse nu, jambes nues, peut être
entièrement nu. Brun, il lisait un journal. Il ressemblait à
un garçon d'une maison d'édition que j'avais rencontré
un jour. Il restait assis, sa serviette sur le sable. Un sable
délavé, presque gris. Une laideur tenace me fit douter de
la salubrité de ce coin désert. Et un relent douteux,
craindre de fouler un sol inondé par des eaux usées.
Fausse crainte. Aucun cimetière industriel n’était à
l’horizon.
Devant nous, Marie cria :
« Venez ! »
122 Un homme dans sa vie

Elle se pressa sur la plage, le long du lac, avant de


s'arrêter et nous faire découvrir Pierre allongé. Claire
était à côté de lui, sur le ventre. Nus tous les deux.
Peter parlait plus fort que nous tous. Il parut gêné par
l'aplomb de Pierre qui s'était relevé. Claire n'avait pas
bougé, les fesses rondes.
Ayant laissé Pierre avec Claire, nous nous
approchions du bord de l'eau quand Peter proposa à
Marie de se baigner.
« Nue…
– C'est interdit.
– On ne risque rien.
– La baignade n'est pas surveillée.
– Justement ! »
Peter se tourna vers moi. Sa voix portait encore. Il
me regarda, l'air soupçonneux. Il est vrai que je
l'écoutais. Marie aussitôt nous interpella :
« Si vous ne voulez pas vous baigner, on peut
avancer. »
Nous sommes repassés au même endroit une demi-
heure plus tard. Pierre et Claire avaient quitté la plage.
Fin d'après-midi. Julia était revenue avec Martin, mais
sans les enfants. Eux partis, l'ambiance dans la salle
changea. Lumières, musique, boissons fortes. Des
cocktails furent servis sur un R'N'B revisité, samplé. Des
refrains connus, ce qui enchanta l'ami de mon père, celui
avec qui je discutai. Il bougeait la tête sur ces rythmes
nouveaux, à la manière des 70s.
J'avais une question à lui poser :
Un homme dans sa vie 123

« À quelle heure rentres-tu à Paris ? »


Il n'en savait rien.
Martin et Claire annoncèrent qu'ils partaient en ville.
Il s'y déroulait un spectacle de rue. Julia les salua. Je ne
quittais pas la salle immédiatement, pour ne pas éveiller
les soupçons. J'avais décidé de prendre ma voiture et de
les rejoindre.
Il n'y eut pas de poursuite en réalité. Par chance,
après m'être garé et dirigé droit devant, je retrouvai vite
Martin et Claire sans me perdre ou traîner.
Je tentais de me justifier :
« Je vous ai entendu parler du spectacle. »
Ils n'étaient ni surpris ni dérangés par ma présence.
Indifférent, Martin riait en frottant une main sur son
ventre. Claire chuchotait. Je la fixai. Elle fit mine de me
demander de me taire et d'écouter.
Des tambours précédèrent l'entrée en scène d'un
drôle de père Ubu vite accompagné par des éclats de oh !
Avec de petits bras raccourcis par des manches
bouffantes, le bonhomme défilait le ventre plein. Il
portait dessus sa bedaine verte de gros boutons d'une
teinte plus foncée. Ensuite un clown se présenta. Bientôt
un second. Puis vinrent des jongleurs aux chapeaux
pointus, nains de jardin ou schtroumpfs. La pression des
spectateurs, toujours plus vive, provoqua une explosion
de sons et de couleurs.
Nous nous sommes éloignés en tentant d'éviter les
mouvements d'une foule qui continuait d'affluer. Une
femme traversa une rue avec sa poussette et dedans un
124 Un homme dans sa vie

marmot, lequel, tout à son jeu, dribblait du pied droit les


cahots de la chaussée.
Ce dimanche était un jour de fête, propice à la
figuration abstraite. Nous arrivions sur un pont, un chien
y paradait en levant ses pattes.
Je m'en tiendrai à cette version. L'accident s'est
produit dans mon dos. Je regardai Claire qui s'éloignait ;
elle était partie acheter des cigarettes. Quelqu'un en
passant a-t-il bousculé Martin ? Un cycliste peut-être. Je
crois avoir vu quelqu'un courir. Martin, assis sur la
rambarde, a basculé.
Tout s'est passé si vite. Un bruit étrange, fondu dans
les clameurs lointaines du spectacle. Martin est tombé. Je
ne l'ai pas vu tomber. Je ne l'ai pas vu. J'ai entendu la
gerbe de l'eau. Mes voisins se sont avancés. Ils ont pris
place sur le pont, les mains posées fermement sur le
bord du garde-fou. Poussé devant, je me suis dressé sur
la pointe des pieds, mais je n'ai pas pu baisser les yeux.
J'étais prêt à crier, hurler si quelqu'un me le
demandait ! À crier ou tendre la main. Je ne l'ai pas fait.
Je ne bougeai plus. Je restais anonyme, absent,
sidéré, perdu dans une vie sans Martin.
Une sensation. J'étais sur un pont, immobile depuis
quelques secondes. Mais je n’étais pas seul. Depuis la
berge, sur ma droite, un homme pointait une caméra sur
Martin. En tout cas, il en faisait le geste. Instinctivement,
je fis disparaître de mon esprit toute trace de ma
présence. Il ne restait bientôt plus qu'un corps à filmer.
Martin ne se débattait pas, il ne criait pas, il flottait.
Un homme dans sa vie 125

Martin disparut. Je vis son dos, un trou noir et le


fond. La caméra, après un dernier reflet d'argent, lâcha le
fil de l'eau et se tourna vers moi. Je reculai.
Une sirène, celle d'un car de police. Les lumières
bleues éteintes, le vacarme cessa. Pris au cœur de cette
tourmente, je ne pensai pas à m'enfuir. Je m'approchai.
Je descendis sur le quai. Je suivis ceux qui se glissaient à
travers une rangée d'arbres, en direction de la piste
cyclable.
L'homme à la caméra avait disparu, de même que les
premiers témoins. D'autres arrivaient sur la berge.
« C'est le cœur…
– Il s'est heurté la tête…
– Il a dû déraper…
– Il a enjambé le parapet et a glissé en voulant sauter.
– Il s'est noyé…
– Il est mort. »
J'avais peur qu'ils me questionnent. Les visages les
plus marquants étaient énergiques, rougis et presque
hilares.
Une autre sirène. Les pompiers. Ils arrivèrent avant
une ambulance.
Je restai là. Un quart d'heure à tout entendre, à
observer sans me faire remarquer. L'herbe ne gardait pas
l'empreinte humide du corps de Martin. À cet endroit,
Claire était au sol avec un secouriste penché sur elle.
Devant eux, très entourés, les deux hommes qui avaient
eu le courage de plonger et ramener Martin.
Claire se releva. Elle pleurait. Une femme, en blouse
126 Un homme dans sa vie

blanche, la prit dans ses bras. J’étais là, derrière. Claire ne


me voyait pas. Elle se taisait. Pas un mot. Ainsi
commençait le long silence de ma vie sans elle, par un
dernier regard. Une couverture sur ses épaules, Claire
monta dans l'ambulance.
Je téléphonai à Julia. Elle arriva vite. Je l'attendais
près des portes vitrées de l'hôpital. Je fumais l'une des
rares cigarettes de ma vie.
J'entrai derrière elle. Je la laissais faire. Quelques
minutes après, un médecin s'approcha de nous. Julia lui
demanda des nouvelles de Claire.
« Rien de grave, un évanouissement. Nous la gardons
en observation parce qu'elle est enceinte. Je pense que
vous le saviez. »
Je suis sorti seul de l'hôpital. Julia n'a pas essayé de
me retenir. Je sais ce qu’elle a crié :
« Un enfant de Martin ou de Pierre. »

You might also like