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Entretien avec Calixthe Beyala

Alexandre del Valle & David Reinharc


le 15.09.2006

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Calixthe Beyala est sans doute l’intellectuelle noire la plus représentative, sans que
cette représentativité n’épuise toute son identité. Sa biographie, ses voyages, le fait,
aussi, qu’elle parle plusieurs langues – en plus du Français, elle parle l’Eton, sa langue
maternelle, ainsi que le Pidgin, l’Espagnol et quelques langues africaines – témoignent
d’une véritable ouverture d’esprit. Celle qui a écrit son premier livre à vingt trois ans a
toujours un train d’avance.
Elle n’est pas seulement romancière mais aussi militante, dénonçant, entre autres, le
manque de représentation de la société multiculturelle dans les médias, la politique
l’univers économique. Surtout, cette intellectuelle est la référence morale de la
communauté noire, sa « boussole ».Raison de plus pour lire avec attention les propos
chocs et certainement dérangeants sur Dieudonné, l’alliance Juifs et Noirs, la «
purification ethnique » des Noirs par les Arabes, Nicolas Sarkozy qu’avec une rare
franchise, elle a tenus pour Israël Magazine.
Entretien, donc, avec une voix essentielle de la France noire, qui refuse d’abreuver de
fausses certitudes l’anxiété identitaire.
Alexandre del Valle / David Reinharc : Vous êtes une intellectuelle reconnue et,
présidez, entre autres, le principal mouvement des Noirs en France, qui lutte contre les
discriminations. Peut-on dire les choses comme cela ?
Calixthe Beyala : Je ne me définis pas comme quelqu’un qui représente quoi que ce
soit. Mettons que je me définis d’abord comme une intellectuelle à qui sa
communauté reconnaît une certaine capacité de penser et d’agir. Avec le collectif
Egalité, j’ai déclenché, en effet, les prémisses de ce que sera la France noire, des
rapports entre les Français noirs et la République en signalant les dangers encourus
si le problème de représentation des minorités visibles n’est pas résolu. Et déjà à
l’époque, j’avais proposé une politique volontariste de mise en place de quotas ou de
discriminations positives afin de résoudre ce problème.
ADV / DR : Il semble, oui, que vous ayez abandonné le passé à la député Christiane
Taubira pour ouvrir un nouveau front sur l’invisibilité des Noirs en France, surtout
dans les médias. Si, grâce à la discrimination positive, on pose des quotas, ne craignez-
vous pas que d’autres groupes- les homosexuels, les Jaunes, etc. - ne s’engouffrent dans
la brèche d’une balkanisation de la France pour, à leur tour, exiger une meilleure
représentativité ?
CB : Etre noir, c’est une captation visuelle immédiate qui discrimine tandis qu’être
Juif par exemple, c’est être un Occidental comme les autres. Etre noir, c’est être
assigné malgré soi à négritude par le regard de l’autre. Cette assignation à identité –
on entre là dans le domaine psychologique – est mal vécue, et à partir de ce moment,
certains revendiquent cette représentation et se radicalisent. Etre juif n’est pas
quelque chose de physiquement visible en dehors des signes distinctifs religieux.
Etre « homo », de la même manière, ce n’est pas une captation visuelle immédiate,
si on ne le clame pas sur tous les toits.
A la différence d’un Juif ou d’un « homo », les Asiatiques sont des minorités visibles.
Lorsque je sors dans la rue, immédiatement, je suis vue comme différente : c’est cela,
faire partie d’une minorité visible.
ADV / DR : Ne peut-on trouver une contradiction dans votre discours : d’un côté, vous
analysez les émeutes des banlieues comme un problème social, de l’autre, vous y
apportez, avec la discrimination positive, des réponses ethniques ?
CB : Il n’y a pas de contradiction car ce problème social se pose à cause d’un
problème ethnique.
A titre égal, les patrons n’embauchent pas les Noirs. Le taux de chômage chez les
Noirs est de 30 % alors que le taux de chômage global en France est de 10 % !
ADV / DR : A propos de minorités visibles, la France noire : combien de divisions ?
CB : Selon moi, il y a 11 millions de personnes d’origine africaine en France si l’on
inclut les Nord-africains et les Antillais aux gens d’Afrique Noire. Parmi eux, on peut
compter 6 millions et demi de personnes d’origine noire-africaine de nationalité
française dont, à mon avis, 700 000 Africains étrangers – et parmi eux, pas plus de
10% de clandestins. Sur les 6 millions et demi de Noirs subsahariens, on compte 2
millions 250000 Antillais. On nous dit qu’il est interdit, impensable, impossible de
répertorier officiellement en France les origines. Je m’inscris en faux : il existe bien
un recensement ethnique informel dés la naissance, en vertu du lieu de naissance de
chaque individu et du pays.
ADV / DR : On sent une tentation antisémite depuis ce qu’il est convenu d’appeler
l’ « affaire Dieudonné ». D’où vient, selon vous, ce rêve secret de voir l’affinité élective
entre Juifs et Noirs s’inverser ?
CB : Je pense que cela vient d’une méconnaissance de l’Histoire, et de la souffrance
des Noirs en France qui ont été, pour certains, manipulés par des groupes n’ayant
aucun rapport avec le monde noir.
Cela n’a pas de racines dans notre Histoire, pas d’idéologues non plus, et donc pas de
construction intellectuelle autorisant cette inversion. Les référents du monde noir
francophone sont des gens comme Aimé Césaire, Senghor ou moi-même qui n’ont
jamais tenu des propos antisémites.
Entre Juifs et Noirs, il y a une alliance naturelle. Dans ses diatribes contre l’esclavage
et le colonialisme, Aimé Césaire rappelle que les Juifs sont des alliés.

ADV / DR : L’idéologie antisémite et antisioniste gagne, malgré tout, le monde négro-


africain. Afin d’opposer un vrai message de résistance, ne suffit-il pas de puiser dans les
ressources spirituelles profondes propres à la culture négro-africaine et rappeler
l’analogie établie entre le statut des Noirs et celui des Juifs chez Senghor, Baldwin,
Martin Luther King ou Nelson Mandela ?
CB : Tout à fait. Mais dans la désespérance, les peuples sont prêts à accepter des faux
prophètes. En l’espace de trois ans, il y a eu quelques noirs prêts à suivre ces faux
prophètes pour pouvoir expliquer leur mal-être. Aujourd’hui, je peux parler de cette
époque au passé. La tendance, aujourd’hui, dans l’univers noir de France, est inverse.
ADV / DR : Les Juifs stigmatisés comme étant d’anciens « négriers reconvertis dans la
finance »….
CB : C’est ridicule. De surcroît, on nous dit souvent que l’Afrique a été détruite par la
Traite occidentale et la colonisation. La vérité est que les Noirs Africains avaient déjà
été mis à genoux par les Arabes entre le VIIe et le XVIe siècle ! L’Afrique a été, si l’on
veut, « achevée » par l’Occident, car la traite qui l’a détruite durant six siècles fut
d’abord et surtout la traite arabe, laquelle n’a jamais été dénoncée avec force. La
traite et la colonisation arabes se poursuivent hélas dans certains Etats comme le
Soudan, l’Arabie Saoudite et la Mauritanie. Les Occidentaux sont arrivés bien après
les Arabes. La traite transatlantique fut d’ailleurs bien différente de la traite arabe,
qui a consisté en une véritable destruction. Les Arabes occupèrent l’Afrique du Nord
et littéralement poussèrent les Noirs toujours plus vers le Sud.
ADV / DR : Dans la loi du 10 mai 2001, qui reconnaît la traite esclavagiste comme
crime contre l’humanité, faut-il selon vous, mentionner en plus de la traite atlantique,
la traite arabe ?
CB : Oui. Toutes les formes de traites doivent être dénoncées. Les tueries et invasions
arabes furent extrêmement destructrices. L’esclavage arabe a annoncé le début de la
chute réelle de la culture et de la civilisation noire. Si les Occidentaux avaient trouvé
une Afrique solide, il n’y aurait pas eu nécessairement la traite négrière. On a passé
sous silence la traite arabe mais il faut, à un moment donné, revenir sur l’Histoire
non pas pour juger et se venger, mais juste pour rétablir la vérité historique. Cela
continue encore aujourd’hui en Mauritanie - on a tué ces derniers jours 1000
officiers noirs-, au Soudan. Dans les pays arabes, les Noirs souffrent d’un racisme
foudroyant et la question noire est taboue. Dans le passé comme au présent, il y a
une politique de « purification ethnique » des Noirs par les Arabes.
ADV / DR : Si vous pensez que cette conscientisation existe vraiment, comment
expliquez-vous que lors de notre rencontre avec Aimé Césaire, il n’en ait pas parlé ?
CB : Césaire est essentiellement concerné par la traite transatlantique tandis que j’ai,
moi, une vision mondialisée. On a passé sous silence la traite arabe au nom du
panafricanisme, de l’«Unité africaine », pour des raisons politiques. Je peux vous le
dire d’avance : ce silence n’est plus d’actualité.
ADV / DR : Pourquoi alors cette cristallisation de Dieudonné sur les Juifs ?
CB : Dieudonné a peut-être eu des déceptions dans sa vie personnelle et a, c’est
certain, été manipulé par des gens qui n’appartiennent pas au monde noir. Sur le
plan stratégique et politique, beaucoup ont intérêt à ce que les Noirs soient partis
prenante des problèmes au Proche-Orient.
ADV / DR : La souffrance du monde noir serait donc, selon vous, instrumentalisée par
la militance antisioniste ?
CB : C’est précisément ce qui s’est passé. On a voulu nous prendre en otage dans une
histoire où nous ne sommes pas directement concernés. Certains ont essayé de
manipuler des gens qui avaient une voix au sein de la communauté noire. Je peux
vous dire que Dieudonné commence à se rendre compte de son erreur. Récemment,
il m’a téléphoné très longuement et a reconnu qu’il a eu tort, qu’il aurait dû
m’écouter.*
ADV / DR : On sent malgré tout une vraie rivalité mimétique entre Juifs et Noirs, une
concurrence victimaire notamment avec la constitution du Collectif des Filles et Fils
Africains déportés (référence aux FFDJF de Serge Klarsfeld), les demandes de
réparation, l’exigence de repentance de l’Eglise et du droit, in fine, de disposer de sa
propre Shoah…
CB : Ce n’est pas cela. Les Noirs, estimant que les Juifs ont beaucoup souffert dans la
société occidentale et s’en sont sortis, les Juifs deviennent non pas un concurrent
mais un modèle à imiter.
ADV / DR : La communauté juive comme modèle. Les leçons apprises par les Israéliens,
engagés dans le même processus de construction d’une nation que les Africains, ne
devraient-ils pas servir de modèle à ces derniers ? Comme eux, ils ont été engagés dans
la lutte anticolonialiste contre les Anglais qu’ils ont chassé.
CB : Le peuple juif est pour le peuple noir le peuple le plus proche. Ce qui a
perturbé la donne, parasité la situation, ce sont les antisionistes qui n’ont rien à voir
avec la question noire et ont tenté de se servir d’une infime minorité d’Afro-français.
Et ces derniers, plus lucides, font marche arrière.
ADV / DR : Comment envisagez-vous de consolider une alliance qui souvent existe déjà
dans les faits entre votre communauté et la communauté juive ?
CB : J’ai créé, par exemple, un club d’élite noire de réflexion. Et nous allons lancer,
dés la rentrée, des initiatives, des rencontres, des projets afin de recevoir des
représentants et des intellectuels juifs – notamment, je l’espère, Roger Cukierman, le
président du CRIF. La tentative de mainmise des antisionistes sur le monde noir
nous a brisé et fait sensiblement reculer le combat pour l’égalité.
Il est temps de remettre les pendules à l’heure.
ADV / DR : Quant à Nicolas Sarkozy, n’êtes-vous pas sévère envers lui lorsque vous le
qualifiez de raciste ou d’extrémiste, lui qui fut un des premiers à prôner la
discrimination positive, à dénoncer la double peine puis à préconiser le vote des
étrangers aux élections locales ?
CB : Je ne traite pas Nicolas Sarkozy de raciste ou d’extrémiste. C’est l’image qu’il
renvoie aujourd’hui aux minorités. D’ailleurs, jusqu’en octobre dernier, les minorités
mettaient leur espoir en lui et étaient prêts à voter pour lui. Puis, il y eut ses
réflexions sur la polygamie, le Karcher et la « racaille ». S’ensuivit l’intime conviction
qu’il mettait dans ses discours à l’Assemblée Nationale, les Noirs hors de la
communauté nationale. Il a été perçu comme stigmatisant les Noirs et à ce jour, on
ne le lui pardonne pas.
ADV / DR : Certains, au sein de l’UMP, lui reprochent pourtant le contraire, c’est-à-dire
d’être l’homme des communautarismes. Et surtout, il n’a jamais stigmatisé les Noirs…
CB : Peut-être mais alors qu’à un moment donné, il fut perçu comme un homme
providentiel, capable de désamorcer la ghettoïsation de la société, aujourd’hui il sert
de repoussoir. Pire que Le Pen !
ADV / DR : Pourtant, il dénonce depuis toujours et combat fortement l’extrême
droite…
CB : Peut-être. Reste qu’en l’état actuel des choses, il ne pourra obtenir les voix des
Noirs qui ainsi, j’en témoigne, le perçoivent. Son image a été transformée en
quelques mois. On a trouvé son image segmentante et non pas fédératrice. Je suis
bien placée pour vous dire qu’il n’aura pas de bulletins noirs.
ADV / DR : Ne pourriez-vous pas tout de même reprendre un dialogue avec lui ?
Accepteriez-vous un débat contradictoire avec lui, dans nos colonnes ou ailleurs ?
CB : Pourquoi pas ! Je vous prends au mot !

NDLR * Hélas, les dernières déclarations de Dieudonné, son appel à ce que la France
s’aligne sur la position vénézuelienne – le président Hugo Chavez vient de rappeler son
ambassadeur en Israël – ont au moins le mérite d’être claires : le chantre de
l’antiracisme reste le symbole de la barbarie antisioniste et antisémite.

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