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L'Islam vu par Julius Evola

En 1994 est paru chez Insan, une maison d'éditions d'Istanbul, un livre intitulé Modern Dünyaya
Baçkaldïrï, c'est à dire la traduction turque de Révolte contre le monde moderne de Julius Evola. Cette
initiative est due à un professeur de théologie islamique de l'Université de Marmara, qui à l'époque
avait en programme de faire publier un autre livre d'Evola, Masques et visages du spiritualisme
contemporain. D'ailleurs, Révolte contre le monde moderne à été évoqué, à l'occasion d'un entretien
publié dans "Éléments" (n. 77, 1993), par l'intellectuel algérien Rachid Benaïssa, élève de ce maître à
penser qui fut Malek Bennabi.

Si le nom de Julius Evola n'est pas inconnu en terre d'Islam, dans quelle mesure Evola a eu
connaissance de l'Islam?

Le tableau de la tradition islamique brossé dans Révolte contre le monde moderne n'occupe que
quelques pages, mais présente avec suffisamment de relief les aspects de l'Islam qui permettent,
dans la perspective evolienne, de le caractériser comme une "tradition d'un niveau supérieur non
seulement à l'hébraisme, mais aussi aux croyances qui conquirent l'Occident" (RMM, 342).

En premier lieu, Evola fait remarquer que le symbolisme de l'Islam indique clairement un
rattachement direct de cette forme traditionnelle à la Tradition primordiale elle-même, de sorte que
l'Islam est indépendant du judaïsme comme du christianisme, religions dont il rejette d'ailleurs les
thèmes spécifiques (péché originel, rédemption, médiation sacerdotale, etc.). C'est toujours dans
Révolte conte le monde moderne que nous lisons:

De même que dans l'hébraïsme sacerdotal, l'élément central est constitué ici par la loi et la tradition,
en tant que forces formatrices, auxquelles les souches arabes des origines fournirent toutefois une
matière beaucoup plus pure, plus noble et empreinte d'esprit guerrier. La loi islamique, Sharîah, est
la loi divine; sa base, le Coran, est considéré comme la parole même de Dieu - kalâm Allâh - comme
une oeuvre non humaine, un livre "incréé", existant ab aeterno dans les cieux. Si l'Islam se considère
comme la "religion d'Abraham" et a même voulu faire de celui-ci le fondateur de la Kaaba, où
réapparaît la "pierre", le symbole du "Centre", il n'en demeure pas moins qu'il affirme son
indépendance vis-à-vis de l'hébraïsme comme du christianisme, que le centre de la Kaaba contenant
le symbole en question a des origines préislamiques lointaines, difficiles à déterminer, et qu'enfin le
point de référence de la tradition ésotérique islamique est la mystérieuse figure du Khidr, considérée
comme supérieure et antérieure aux prophètes bibliques. L'Islam rejette le thème caracteristique de
l'hébraïsme, qui deviendra, dans le christianisme, le dogme et la base du mystère christique: il
maintient, sensiblement affaibli, le thème de la chute d'Adam, sans en déduire, toutefois, la notion
de "péché originel". Il voit en celui-ci une "illusion diabolique" - talbis Iblîs. D'une certaine façon,
même, ce thème est inversé, la chute de Satan - Iblîs ou Shaitân - étant attribuée, dans le Coran
(XVIII, 48), au refus de celui-ci de se prosterner, avec les Anges, devant Adam. Ainsi se trouvent
repoussés à la fois l'idée centrale du christianisme, celle d'un rédempteur ou sauveur, et l'idée d'une
médiation exercée par une caste sacerdotale. (RMM, 340-341)

Pureté absolue de la doctrine de l'Unité, exempte de toute trace


d'anthropomorphisme et de polytheisme, intégration de chaque domaine de
l'existence dans un ordre rituel, ascèse de l'action en termes de jihâd, capacité de
modeler une "race de l'esprit": tels sont, successivement, les aspects de l'Islam qui
retiennent l'attention d'Evola. Il écrit:
Le Divin étant conçu d'une façon purement monothéiste, sans "Fils", sans "Père", sans "Mère de
Dieu", tout musulman apparaît directement relié à Dieu et sanctifié par la loi, qui imprègne et
organise en un ensemble absolument unitaire toutes les expressions juridiques, religieuses et
sociales de la vie. Ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de le signaler, l'unique forme d'ascèse
conçue par l'Islam des origines fut celle de l'action, sous la forme de jihâd, de "guerre sainte", guerre
qui, en principe, ne doit jamais être interrompue, jusqu'à la complète consolidation de la loi divine.
Et c'est précisément à travers la guerre sainte, et non par une action de prédication et d'apostolat,
que l'Islam connut une expansion soudaine, prodigieuse, et forma non seulement l'Empire des
Califes, mais surtout l'unité propre à une race de l'esprit - umma - la "nation islamique". (RMM, 341)

L'Islam, enfin, observe Evola, est une forme traditionnelle complète, en ce sens qu'il est doué d'un
ésotérisme vivant et opératif qui peut fornir, à ceux qui possèdent les qualifications nécessaires, les
moyens de parvenir à une réalisation spirituelle qui dépasse le but exotérique du "salut":

Enfin (...), l'Islam présente un caractère particulièrement traditionnel, complet et achevé, du fait que
le monde de la Sharîah et de la Sunna, de la loi exotérique et de la tradition, trouve son complément,
moins dans une mystique que dans de véritables organisations initiatiques - turuq - détentrices de
l'enseignement ésotérique, le ta'wîl, et de la doctrine métaphysique de l'Identité suprême, Tawhîd.
La notion de ma'sûm, fréquente dans ces organisations et, en général, dans la Shîa, notion relative à
la double prérogative de l'ismâ, ou infaillibilité doctrinale, et de l'impossibilité, pour les chefs, les
Imams visibles et invisibles, et les mujtahid, d'être entachés de faute, correspond à l'attitude d'une
race demeurée intacte et formée par une tradition d'un niveau supérieur non seulement à
l'hébraïsme, mais aussi aux croyances qui conquirent l'Occident. (RMM, 341-342)

Parmi tous ces thèmes, celui auquel est le plus directement sensible Julius Evola, étant donnée son
"équation personnelle", est évidemment le thème de l'action, l'action sacralisée. Le régard d'Evola se
fixe donc sur la notion de jihâd et sur sa double application, conformément au célèbre hadîth du
Prophète: "Raja'nâ min al-jihâd al-açghar ilâ-l jihâd al akbar", c'est à dire: "Nous sommes revenus de
l'effort mineur à l'effort majeur"; ou bien, si l'on préfère, "de la petite à la grande guerre sainte". Ce
hadîth, qui fournit le titre pour un chapitre de Révolte contre le monde moderne ("La grande et la
petite guerre sainte"), est ainsi commenté par Evola:

Dans la tradition islamique on distingue deux guerres saintes: la "grande guerre sainte" - el-jihâdul
akbar - et la "petite guerre sainte" - el-jihâdul açghar - conformément à une parole du Prophète qui,
de retour d'une expédition guerrière, déclara: "Nous voici revenus de la petite à la grande guerre
sainte". La "grande guerre sainte" est d'ordre intérieur et spirituel; l'autre est la guerre matérielle,
celle qui se livre à l'extérieur contre un peuple ennemi, en vue notamment d'inclure les peuples
"infidèles" dans l'espace régi par la "loi de Dieu", dâr al-islâm.

La "grande guerre sainte" est toutefois à la "petite guerre sainte" ce que l'âme est au corps, et il est
fondamental, pour comprendre l'ascèse héroïque ou "voie de l'action", de comprendre la situation
où les deux choses se confondent, la "petite guerre sainte" devenant le moyen par lequel se réalise
une "grande guerre sainte" et, vice-versa, la "petite guerre sainte" - la guerre extérieure - devenant
presque une action rituelle qui exprime et atteste la réalité de la première. En effet, l'Islam
orthodoxe ne conçut à l'origine qu'une seule forme d'ascèse: celle qui se relie précisément au jihâd, à
la "guerre sainte".

La "grande guerre sainte" est la lutte de l'homme contre les ennemis qu'il porte en soi. Plus
exactement, c'est la lutte du principe le plus élevé chez l'homme contre tout ce qu'il y a de
simplement humain en lui, contre sa nature inférieure, contre ce qui est impulsion désordonnée et
attachement matériel. (RMM, 175)
Ailleurs, Evola voit dans l'idée de jihâd une "tardive renaissance d'une hérédité aryenne primordiale",
si bien que "la tradition islamique est ici à la place de la tradition aryo-iranienne" (DALV, 11).

En tout cas, la doctrine islamique de la petite et de la grande "guerre sainte" occupe dans l'oeuvre
évolienne une position privilégiée et acquiert une valeur paradigmatique; elle exemplifie, en effet, et
représente la conception générale que le monde de la Tradition rapporte à l'expérience guerrière et,
plus largement, à l'action comme voie de réalisation. Les enseignements concernant l'action
guerrière de divers milieux traditionnels sont donc envisagés à la lumière de leur coïncidence
essentielle avec la doctrine di jihâd et sont exposés à l'aide d'une notion qui est, elle aussi, de
dérivation islamique: la notion de "voie de Dieu" (sabîl Allâh):

Dans le monde de l'ascèse guerrière traditionnelle, la "petite guerre sainte", c'est-à-dire la guerre
extérieure, s'ajoute ou se trouve même prescrite comme voie pour réaliser cette "grande guerre
sainte", et c'est pourquoi, dans l'Islam, "guerre sainte" - jihâd - et "voie d'Allah" sont souvent
employées comme synonymes. Dans cet ordre d'idées, l'action a rigoureusement la fonction et la fin
d'un rite sacrificiel et purificateur. Les aspects extérieurs de l'aventure guerrière provoquent
l'apparition de l'"ennemi intérieur" qui, sous forme d'instinct animal de conservation, de peur,
d'inertie, de pitié ou de passion, se révolte et oppose une résistance que le guerrier doit vaincre,
lorsqu'il descend sur le champ de bataille pour combattre et vaincre l'ennemi extérieur ou le
"barbare".

Naturellement, tout cela présuppose l'orientation spirituelle, la "juste direction" - niyyah - vers les
états supraindividuels de l'être symbolisés par le "ciel", le "paradis", les "jardins d'Allah", et ainsi de
suite; autrement, la guerre perd son caractère sacré et se dégrade en une aventure sauvage aù
l'exaltation se substitue à l'héroïsme vrai et où dominent les impulsions déchaînées de l'animal
humain. (RMM, 176-177; cf. DALV, 12 et DF, 307-308).

Evola rapporte (dans la traduction italienne de Luigi Bonelli, légèrement remaniée par lui) toute une
série de passages coraniques relatifs aux idées de jihâd et de "voie d'Allah" (RMM, 177-178). En
outre il cite, à titre d'exemple et d'illustration, deux maximes: "Le paradis est à l'ombre des épées" et
" Le sang des héros est plus proche de Dieu que l'encre des philosophes et les prières des dévots"
(RMM, 184; cf. DF, 308). Or, si la première de ces deux maximes est effectivement un hadîth, la
seconde, extraite peut-être de quelque étude orientaliste peu digne de foi, est en réalité on ne peut
plus différente du hadîth rapporté par Suyûtî dans Al-jâmi' aç-çaghîr, qui dit textellement ainsi:
"L'encre des savants et le sang des martyrs seront pesés au Jour de la Résurrection, et la balance
penchera en faveur des savants".

Avant de passer aux formulations conférées à la doctrine de la "guerre sainte" dans des milieux
traditionnels non islamiques (surtout l'Inde et le christianisme médiéval), Evola établit une analogie
entre la mort que connaît le mujâhid et la mors triumphalis de la tradition romaine (RMM, 178); ce
thème est repris plus loin, lorsque la capacité d'"immortalisation" attribuée à la victoire guerrière par
certaines traditions européennes est mise en relation avec l'"idée islamique, selon laquelle les
guerriers tués dans la 'guerre sainte' - jihâd - ne seraient jamais vraiment morts" (RMM, 199). Un
verset coranique est cité à titre d'illustration: "N'appelez pas morts ceux qui furent tués dans la voie
de Dieu; non, ils sont vivants, au contraire, même si vous ne vous en apercevez pas" (Coran, II, 149).
Le parallèle spécifique est d'ailleurs retrouvé chez Platon (Resp. 468e), "selon lequel - rappelle Evola -
certains morts, tués à la guerre, font corps avec la race d'or qui, selon Hésiode, n'est jamais morte,
mais subsiste et veille, invisible" (RMM, 199).
Dans Révolte contre le monde moderne, il est un autre sujet qui permet certaines références à la
doctrine de l'Islam: celui du chapitre "La Loi, l'État, l'Empire". Observant que "jusque dans la
civilisation médiévale, la rebellion contre l'autorité et la loi impériale fut assimilée à l'hérésie
religieuse et que les rebelles furent tenus, non moins que les hérétiques, comme des ennemis de leur
propre nature, contredisant la loi de leur essence" (RMM, 51), Evola relève la présence d'une
conception analogue en Islam et renvoie le lecteur à la IVe sourate du Coran, v. 111. Un autre
rapprochement est ensuite établi entre la conception romano-byzantine, d'une part, qui oppose la
lois et la pax de l'oecumène impérial au naturalisme des barbares - affirmant en même temps
l'universalité de son droit -, et la doctrine islamique, de l'autre, puisqu'on trouve dans celle-ci,
observe Evola, "la distinction géographique entre le dâr al-islâm, ou terre de l'Islam, gouvernée par la
loi divine, et le dâr al-harb ou 'terre de la guerre', parce que sur cette dernière vivent des peuples qui
doivent être intégrés à la première grâce au jihâd, à la 'guerre sainte'" (RMM, 59).

Dans le même chapitre, évoquant la fonction impériale d'Alexandre le Grand, vainqueur des hordes
de Gog et Magog, Evola renvoie à la figure coranique de Dhû'l-Qarnayn, généralement identifié à
Alexandre, et à ce que dit la sourate XVIII du Coran (RMM, 57).

Les analogies existant entre certains aspects de l'Islam et les éléments correspondant d'autres
formes traditionnelles sont également relevées dans Le Mystère du Graal; mais, tandis que dans
Révolte contre le monde moderne il s'agit de purs parallèles doctrinaux - où sont parfois comparées à
l'Islam des formes traditionnelles qui n'ont jamais été en contact avec le monde musulman -, dans
l'essai sur "l'idée impériale gibeline" les similitudes entre Islam et templarisme viennent, au
contraire, s'insérer dans le cadre concret, historique, des rapports entretenus par des représentants
de l'ésotérisme chrétien et de l'ésoterisme islamique. On peut considérer, a ce propos, le passage
suivant:

On accusait en outre les Templiers d'avoir des intelligences secrètes avec les musulmans et d'être
plus proches de la foi islamique que de la foi chrétienne. Il faut probablement interpréter cette
dernière indication en tenant compte du fait que l'anti-christolâtrie était également une des
caractéristiques de l'islamisme. Quant aux "intelligences secrètes", elles doivent nous apparaître
comme synonyme d'un point de vue moins sectaire, plus universel, donc plus ésotérique que celui du
christianisme militant. Les Croisades, où les Templiers et, d'une façon générale, la chevalerie gibeline
jouèrent un rôle fondamental, créèrent malgré tout, à divers égards, un pont supratraditionnel entre
l'Occident et l'Orient. La chevalerie croisée finit par se trouver en face d'une sorte de réplique d'elle
même, c'èst-à-dire de guerriers ayant la même éthique, les mêmes coutumes chevaleresques, les
mêmes idéaux d'une "guerre sainte", et, en outre, en face de veines ésotériques similaires. (MG, 188-
189)

Puis, Evola passe à une description sommaire de ce qu'il appelle, improprement d'ailleurs, "l'Ordre
arabe des Ismaéliens", à savoir le mouvement hétérodoxe qui fut très lié aux Templiers:

C'est ainsi - écrit Evola - qu'aux Templiers correspondit exactement, en Islam, l'Ordre arabe des
Ismaélites, qui se considéraient aussi comme les "gardiens de la Terre Sainte" (également au sens
ésotérique, symbolique) et avaient une double hiérarchie, l'une officielle, l'autre secrète. Et cet
Ordre, avec son double caractère à la fois guerrier et religieux, courut le danger de connaître une fin
analogue à celle des Templiers et pour un motif analogue: son fond initiatique et l'affirmation d'un
ésotérisme méprisant la lettre des textes sacrés. Il est également intéressant de constater que, dans
l'ésotérisme ismaélien, réapparaît le même thèm que celui de la légende impériale gibeline: le
dogme islamique de la "résurrection" (qiyâma) est interprété ici comme la nouvelle manifestation du
Chef Suprême (Imam) devenu invisible durant la période dite de l'"absence" (ghayba); car l'Imam, à
un moment donné, avait disparu, se soustrayant à la mort, mais ses sectateurs restaient tenus de lui
jurer fidélité et sujétion, comme à Allah lui-même. (MG, 189-190)

L'ésotérisme islamique est défini par Evola comme doctrine qui va même jusqu'à "reconnaître dans
l'homme la condition dans laquelle l'Absolu devient conscient de lui-même, et qui professe la
doctrine de l'Identité Suprême" (OO, 35-36), si bien que l'Islam apparaît comme

un exemple clair et éloquent d'un système qui, bien qu'incluant un domaine strictement théiste,
reconnaît une vérité et une voie de réalisation plus élévées, les éléments émotionnels et
dévotionnels, l'amour et tout le reste perdant ici (...) toute signification "morale", et toute valeur
intrinsèque, et acquérant seulement celle d'une technique parmi les autres. (OO, 36)

Or, l'ésotérisme islamique, avec les enseignements de ses maîtres et son univers de notions et de
symboles, fournit à Evola des axes et références d'une certaine importance. En ce qui concerne
symboles et notions, il faut souligner l'importance, dans l'oeuvre évolienne, accordée à la fonction
polaire. Comme l'explique Evola, "au Proche-Orient" (mais il serait plus correct de dire en Islam), "le
terme qutb, 'pôle', a désigné non seulement le souverain, mais, d'une manière plus générale, celui
qui dicte la loi et qui est le chef de la tradition d'une certaine période historique" (R, 50). (Pour être
précis, il faudrait dire que le qutb, le "pôle", représente le sommet de la hiérarchie initiatique). Or,
tout un chapitre de Révolte contre le monde moderne, le troisième de la première partie, repose sur
l'idée de cette fonction traditionnelle et emploie précisément les termes "pôle" et "pôlaire".
L'étrange est que ce chapitre ne contient aucune référence explicite à la tradition islamique, tandis
que, pour ce qui est des maîtres de l'ésotérisme islamique, les noms d'Ibn 'Arabi, Hallâj, Rûmî, Hâfez,
Ibn Atâ', Ibn Farîd, 'Attâr sont mentionnés dans plusieurs écrits évoliens.

La première mention d'Ibn 'Arabî, ash-shaykh al-akbar (= doctor maximus), apparaît dans une glose
d'Introduction à la Magie qui n'est pas signée, mais qui est certainement due à Evola: y est cité "le
cas d'Ibn 'Arabî" afin d'illustrer l'"inversion des rôles par rapport à l'état où, la dualité étant créée,
l'image divine incarnant le Moi supérieur est devant le mystique comme un autre être" (IaM, I, 71).
Pour approfondir cette idée, Evola recourt au correspondant enseignement du Taçawwuf; après
quoi, dans le même contexte, il rappelle que "la fin d'El Hallaj, qui est toutefois considéré comme l'un
des principaux maîtres de l'Islam ésotérique (soufisme)", fut une conséquence de la divulgation du
secret qui s'attache à la réalisation de la condition la plus élévée. Evola revient sur ce point en un
autre endroit de son oeuvre, lorsqu'il écrit:

En réalité, si certains initiés dont personne ne niait la qualification furent condamnés et parfois
même tués (le cas typique le plus souvent rappelé est celui d'Al Hallâj en Islam), cela eut lieu parce
qu'ils avaient ignoré cette règle (celle du secret, N.d.A); il ne s'agissait donc pas d'"hérésie", mais de
raisons pratiques et pragmatiques. Une maxime dit à ce sujet: "Que le sage ne trouble pas avec sa
sagesse celui qui ne sait pas". (AM, 122)

L'autre brève allusion à Ibn 'Arabî contenue dans Introduction à la Magie est due, elle aussi, à Evola,
qui, dans le texte intitulé Ésotérisme et mystique chrétienne et signé avec le pseudonyme de "Ea",
remarque que manque dans l'ascèse chrétienne, malgré la discipline du silence, "la pratique du degré
le plus intériorisé de cette discipline, qui ne consiste pas seulement à mettre un terme à la parole
parlée, mais aussi à la pensée (le fait 'de ne pas parler avec soi-même' d'Ibn 'Arabî" (IaM, III, 281).

Dans Métaphysique du sexe, après avoir relevé que, dans l'Islam, "loi destinée à qui vit dans le
monde, non à l'ascète" (MS, 262), est absente "l'idée de la sexualité comme quelque chose de
coupable et d'obscène" (MS, 242), Evola relève qu'Ibn 'Arabî
en vient même à parler d'une contemplation de Dieu dans la femme, dans une ritualisation de
l'étreinte sexuelle conforme à des valeurs métaphysiques et théologiques. (MS, 242)

Suivent deux longues citations des Fuçûç al-hikam (Les châtons de la Sagesse), dans la traduction due
à Titus Burckhardt, dont voici la conclusion évolienne:

Dans cette théologie soufiste (sic) de l'amour, on doit voir seulement l'amplification et l'élévation à
une conscience plus précise du monde rituel avec lequel l'homme de cette civilisation a plus ou
moins distinctement assumé et vécu les rapports conjugaux en général, en partant de la
sanctification que la Loi coranique confère à l'acte sexuel dans un régime non seulement
monogamique, mais aussi polygamique. De là naît aussi le sens particulier que peut revêtir la
procréation, entendue précisément comme l'administration du prolongement du pouvoir créateur
divin existant dans l'homme. (MS, 243)

Un autre passage des Fuçûç al-hikam illustre, dans Métaphysique du sexe, la "clef de la technique
islamique" (MS, 349), la quelle consiste à assumer "la dissolution à travers de la femme" en tant que
symbole de l'extinction en la Divinité. Au même ordre d'idées se refère la signification des
"Expériences chez les Arabes" de Gallus (pseud. de Enrico Galli Angelini), un texte compris dand
Introduction à la Magie dont Evola cite quelques extraits relatifs aux "pratiques orgiaques pour des
fins mystiques (...) attestés (...) dans l'aire arabo-persane" (MS, 347).

Dans ce que Gélâleddîn Rûmî dit à propos de la danse ("Celui qui connaît la vertu de la danse vit en
Dieu, parce qu'il sait comment l'amour tue") (MS, 128), Evola distingue une autre "clef" des
techniques initiatiques islamiques, "la clef des pratiques d'une chaîne, ou école, de mystique
islamique, qui s'est continuée à travers les siècles et qui considère Gélâleddîn Rûmî comme son
maître" (MS, 128).

Dans la poésie du soufisme arabo-persan, connue de lui à travers l'Antologia della mistica arabo-
persiana de M.M. Moreno (Laterza, Bari 1951), Evola retrouve des thèmes qui, pour sa
"métaphysique du sexe", ne manquent pas d'intérêt: l'application, par exemple, du symbolisme
masculin à l'âme de l'initié, si bien que, comme il écrit,

la divinité (...) est considérée comme une femme une femme: elle n'est pas l'"épouse céleste", mais
la "Fiancée" ou l'"Amante". Ainsi, par exemple, chez Attâr, Ibn Fârid, Gélâleddîn el-Rûmî, etc. (MS,
277, note 1).

Dans la poésie soufique, Evola trouve également l'idée de l'amour comme "force qui tue" le moi
individuel, idée découverte par lui chez Rûmî et Ibn Fârid.

A une technique caractéristique du soufisme, le dhikr, est consacrée une glose d'Introduction à la
Magie que nous pensons pouvoir attribuer à Evola. Celle-ci relève en particulier la correspondance
entre une telle technique islamique, et le mantra hindou et la répétition des noms divins pratiquée
par l'hésychiasme (IaM, I, 396-397). Cette glose cite Al-Ghazâlî, dont certaines affirmations sont
citées à d'autres pages du même ouvrage attribuables avec sûreté à Evola (IaM, II, 135-136 et 239).

Encore plus enrichissante fut la rencontre d'Evola et de l'hermétisme islamique: en fait, parmi tous
les auteurs musulmans le plus cité dans l'oeuvre d'Evola est Geber, c'est à dire Jâbir ibn Hayyân. A
propos du rôle joué par les hermétistes de l'Islam, Evola écrit:
Entre le VIIe et le XIIe siècle, il s'est avéré qu'elle (la tradition hermético-alchimique) existait chez les
Arabes qui, à cet égard aussi, servirent d'intermédiaires pour la reprise, par l'Occident médiéval, d'un
héritage plus ancien de la sagesse pré-chrétienne. (MG 223)

Dans son étude plus spécialement consacrée à la tradition hermétique, Evola utilise de très
nombreuses citations extraites de textes musulmans recueillis par Berthelot et Manget. Il privilégie,
nous l'avons dit, Geber: mais ceci n'a rien d'étonnant, compte tenu de la masse énorme du corpus
gébérien; Râzî est également mentionné et un certain nombre de livres anonymes sont cités, parmi
lequels la célèbre Turba Philosophorum, traduite en italien dans le seconde volume d'Introduction à
la Magie.

Comme on sait, une grande partie de l'oeuvre d'Evola se base sur certains enseignements
traditionnels devenus accessibles au plus grand nombre à la suite de l'exposé qu'en a fait René
Guénon. Evola s'est donc en grande partie appuyé sur l'oeuvre de ce dernier, reprenant des
conceptions qui y étaient développées et les adaptant souvent à sa propre "équation personnelle".
Or, compte tenu de l'appartenance de Guénon à l'Islam et de la filiation islamique de certains
enseignements fondamentaux, perceptibles dans l'oeuvre de Guénon, il n'est pas hors de propos de
considérer ce qu'écrit Evola quant à l'intégration de Guénon à la tradition islamique:

Guénon était convaincu que subsistaient en Orient, malgré tout, des groupes encore dépositaires de
la Tradition. Sur le plan pratique, il entretint des rapports directs avant tout avec le monde islamique
où des filons initiatiques (soufis et ismaélites) continuaient à circuler parallèlement à la tradition
exotérique (c'est-à-dire religieuse). Et il s'islamisa à outrance. S'étant établi en Égypte, il avait reçu le
nom de sheikh Abdel Wahîd Yasha (sic) et même la nationalité égyptienne. Il épousa en secondes
noces une Arabe. (LD, III, 4, 22)

Et encore:

Dans le cas de Guénon, ce rattachement (initiatique) a dû principalement se réaliser - comme nous


l'avons dit - avec des "chaînes" islamiques. Mais à celui qui n'a pas d'inclination à s'en remettre à des
musulmans ou à des Orientaux, Guénon ne propose pas grand'chose. (R, 212)

Le "cas de Guénon" a donc induit Evola à reconnaître qu'existent, aujourd'hui encore et malgré tout,
des possibilités de rattachement initiatique; en plus, Evola affirme que, dans les conditions actuelles,
le choix de l'Islam comme voie traditionnelle est pratiquement obligatoire pour ceux qui adhèrent à
la doctrine traditionnelle dans sa formulation guénonienne et ne veulent pas se contenter de la
théorie.

D'ailleurs, Evola avait encore plus nettement affirmé, à propos des centres initiatiques:

Il est certain qu'il en existe encore, bien que l'Occident ne soit guère concerné ici et bien qu'il faille,
dans ce domaine, se tourner vers le monde musulman et l'Orient. (VdT, I, 3, 120; puis dans AM, 253)

Un problème qu'Evola évoque dans ce contexte, concerne le rapport existant entre les centres
initiatiques et le cours de l'histoire. Il est formulé comme suit:

Le cors de l'histoire est généralement interprété comme une involution et une dissolution. Or, face
aux forces qui agissent en ce sens, quelle est la position des centres initiatiques? (AM, 253)
Ce problème implique également l'Islam, puisqu'Evola dit:

Par exemple, il est certain qu'existent en terre d'Islam des organisations initiatiques (celles des
soufis), mais leur présence n'a pas du tout empêché l'"évolution" des pays arabes dans une direction
anti-traditionnelle, progressiste et moderniste, avec toutes les conséquences inévitables de ce
phénomène. (AM, 254)

Une telle question avait été posée par Evola dans le cadre d'une correspondance avec Titus
Burckhardt, qui, en connaissance de cause, lui avait "fait remarquer que des possibilités de ce genre
(c'est à dire traditionnelles, n.d.r.) subsistaient dans des régions non européennes" (CC, 204). Nous
ignorons si, et comment, l'écrivain suisse avait répondu aux objections d'Evola; en tout cas, on
pourrait faire observer avant tout que les "pays arabes", avec lesquels Evola semble identifier la
"terre d'Islam", ne constituent en réalité que la dixième partie du monde musulman, de sort qu'il
n'est pas correct de faire coïncider leur "évolution" avec le développement dela situation générale de
la ummah islamique.

Mais surtout, quand bien même les "centres initiatiques (soufis)" ne s'opposeraient pas, par leur
action, au processus général d'involution, il serait toutefois arbitraire d'affirmer que leur fonction est
illusoire, comme le fait Evola lorsqu'il évoque ces

échanges polémiques avec des milieux qui se font encore des illusions sur les possibilités offertes par
les "restes traditionnels" existant dans le monde actuel. (CC, 203)

En fait, le rattachement à des centres initiatiques - dont procède toute transmission régulière
d'influences spirituelles - constitue l'unique solution possible pour quiconque entend réagir à la
tendance involutive du monde moderne: tendance inexorable puisque soumise aux rigoureuses lois
cycliques qui régissent la manifestation. C'est le propre du rattachement à un centre initiatique - et,
grâce à lui, au centre suprême - d'assurer la continuité de la transmission des influences spirituelles
pour toute la durée du présent cycle d'humanité et donc permettre la participation au monde de
l'Esprit jusqu'à la fin du cycle. Dans une telle perspective, c'est le propre du processus d'involution
que de se révéler "illusoire": en fait, celui-ci ne concerne que la manifestation - laquelle, compte tenu
de son caractère fondamentalement contingent, ne représente rigoureusement rien vis-à-vis de
l'Absolu.

Claudio Mutti

SIGLES DES OEUVRES DE JULIUS EVOLA CITÉES DANS LE TEXTE

RMM = Révolte contre le monde moderne, éd. de l'Homme, Montréal-Bruxelles 1972.

DALV = La doctrine aryenne de lutte et de victoire, éd. Totalité, Puiseaux 1979.

DF = Diorama, Europa, Roma 1974.

MG = Le mystère du Graal et l'idée impériale gibeline, Villain et Belhomme - Éd. Traditionnelles, Paris
1970.

OO = Orient et Occident, Arché, Milano 1982.

R = Ricognizioni. Uomini e problemi, Edizioni Mediterranee, Roma 1974.


IaM = Introduzione alla Magia, 3 voll., Edizioni Mediterranee, Roma 1971.

AM = L'arc et la massue, Trédaniel-Pardès, Paris-Puiseaux 1984.

MS = Metafisica del sesso, Edizioni Mediterranee, Roma 1969.

LD = René Guénon e il "tradizionalismo integrale", "La Destra", a. III, n. 4, avril 1973.

VdT = I centri iniziatici e la storia, "Vie della Tradizione", a. I, n. 3, juillet-septembre 1971.

CC = Le chemin du cinabre, Arché-Arktos, Milano-Carmagnola 1983.

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