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L'ELOGE DU VIN

(AL KHAMRIYA)

ESSAI SUR LA MYSTIQUE MUSULMANE

« Comment l'âme pourrait-elle ne pas prendre son essor, quand, de la glorieuse Présence un appel affectueux, doux comme
le miel, parvient jusqu'à elle et lui dit : « Elève-toi ? » Comment le poisson pourrait-il ne pas bondir immédiatement de la terre
sèche dans l'eau, quand le bruit des flots arrive à son oreille de l'océan aux ondes fraîches ? Comment le faucon pourrait-il ne
pas s'envoler, oubliant la chasse, vers le poignet du roi, dès qu'il entend le tambourin, frappé par la baguette, lui donner le si-
gnal du retour ? Comment le çoufi pourrait-il ne pas se mettre à danser, tournoyant sur lui-même comme l'atome, au soleil de
l'éternité, afin qu'il le délivre de ce monde périssable ? Vole, vole, oiseau, vers ton séjour natal, car te voilà échappé de la cage et
tes ailes sont déployées. Eloigne-toi de l'eau saumâtre, hâte-toi vers la source de la vie... » (1)
Ainsi le grand poète persan Jalâl ad Dîn Roûmî chante l'invincible aspiration de l'âme humaine vers l'Etre absolu et la Perfec-
tion infinie. Dieu seul existe véritablement, d'une existence nécessaire. Le monde phénoménal est le reflet de l'Etre sur le miroir
du Non-Etre, et l'homme, microcosme, reflète en son cœur la somme des divins Attributs. « Qui connaît son âme connaît son
Seigneur. Man 'arafa nafsahou 'arafa rabbahou ». Lorsqu'il s'est libéré des aspirations qui le tirent en bas vers le non-être pour
tendre entièrement vers la source de toute vie, de toute beauté et de tout bien, comprenant que tout hors Dieu n'a qu'une exis-
tence illusoire, mort à. lui-même, il vit en son Seigneur. Et le moyen par excellence de cette libération est ce même Amour qui
remonte de toute beauté vers la Beauté parfaite comme il est descendu de celle-ci pour la manifester. « J'étais un trésor caché, dit
Dieu, et j'ai voulu être connu ». La connaissance et l'amour de la Vérité (al Haqq, Dieu), la ma'rifa et la mahabba sont la base de la
mystique çoufie comme de la mystique chrétienne.
Cette mystique est théocentriste. Elle n'est pas une concentration du moi sur lui-même, un entraînement, un renoncement à
vide. Le fanâ (annihilation) qu'elle implique n'est pas une extinction dans le néant, mais une évasion de l'existence contingente et
une plongée dans l'Existence véritable, une mort à l'irréel et une vie dans l'éternel absolu (baqâ). Elle proclame la gratuité de la
grâce mystique et la passivité des états supérieurs de la Voie, obtenus grâce à l'initiative divine et non par les propres efforts
seuls de l'homme (2). Elle ne demande à Dieu que lui-même, comme Bayazîd de Bisthâm, qui, voyant les deux rives du Tigre se
rapprocher pour lui livrer passage, se refusa à profiter d'un miracle alors qu'il pouvait passer le fleuve dans un bac pour une
pièce de menue monnaie (3). Elle enseigne, avec les théologiens catholiques, que l'essentiel de la vie mystique est l'union à Dieu
et non pas les merveilles, les phénomènes et les extases.
Certes, beaucoup de çoufis musulmans, comme de yogis hindous, ont pu prendre parfois l'accessoire pour le principal et les
moyens pour la fin ; leurs biographes surtout ont pu insister à l'excès sur des traits légendaires et des thèmes de folklore ou pré-
senter des apologues ingénieux pour des réalités, au point de paraître réduire, en des temps de décadence, la sainteté à une
acrobatie ; mais, comme dit Jâmî, « les grands mystiques ne font point cas » des phénomènes extérieurs, du dégagement des
sens et de l'empire sur les choses (4).

LA MYSTIQUE COMPARÉE.

Le mot mystique peut s'entendre dans le sens de doctrine et dans le sens d'expérience. La doctrine mystique, qui est alors la
métaphysique pure, implique l'expérience mystique comme réalisation et l'expérience mystique suppose la doctrine pour base.
Enfin, la théologie mystique décrit les caractères et les méthodes de la mystique vécue.
La doctrine et l'expérience mystique ont certes des formes plus ou moins parfaites et authentiques, mais sont essentiellement
universelles, de même, d'ailleurs, que leurs déviations, leurs perversions et leurs caricatures. Cette universalité, — dont la plu-
part des spécialistes ne semblent même pas se douter, car le terrain, difficile et plein de chausse-trappes, de la mystique compa-
rée, est loin d'être exploré, — pose, tout comme l'universalité des thèmes de folklore, de délicats problèmes, que la bonne
volonté, les vues et les rapprochements à vol d'oiseau ne suffisent certes pas à résoudre.
Analogie ne signifie pas nécessairement emprunt ou influence directe. Certains ont cherché à préciser des influences, à éta-
blir par exemple que la mystique musulmane, le çoufisme, vient des Indes ou de la Perse ; d'autres mettent au contraire en
doute ces influences et s'efforcent même de minimiser les analogies ; et ces deux attitudes extrêmes ne tiennent peut-être pas
compte de toutes les complexités du réel. Il faut être très prudent avant d'affirmer une identité ou une analogie. Les mêmes
mots peuvent cacher des idées différentes. Mais inversement une même conception peut revêtir diverses formes. D'autre part, la
compréhension exacte d'une pensée étrangère est assez difficile ; il faut pour cela une connaissance suffisante de la langue, des
traductions bonnes, et aussi assez d'intelligente sympathie pour revivre, au moins dans une certaine mesure, pour mimer inté-

1 Cf. Nicholson, Dîvân-i Chams-i Tabrîz de Jalâl addîn Roûmî, Cambridge, 1898, p. 116; et Auguste Bricteux, trad. de Salâmân et Absâl de Jâ-
mî, Paris, 1911, p. 17.
2 Une certaine conception de la mystique bouddhiste (hétérodoxe par rapport au brahmanisme et, semble-t-il, à la tradition générale), uni-

quement préoccupée de faire échapper l'homme a la douleur, néglige, au moins théoriquement, Dieu (car le nirvana n'est pas toujours for-
cément le néant pur et les théoriciens bouddhistes, du mahayana, grand véhicule, surtout, se sont fort éloignés de l'idée primitive), et nie le
brahman-atman hindouiste, substance suprême à laquelle participe l'âme humaine profonde. La mystique des Védantins semble au con-
traire basée sur les mêmes principes traditionnels que le çoufisme, le platonisme et la mystique chrétienne.
3 Ferîd ed Dîn 'Attâr, Le mémorial des saints, tra4. Pavet de Courteille, Paris, 1889, p. 125. Cf. une anecdote analogue dans la vie du Bouddha.
4 Cf. Silvestre de Sacy, Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque Royale, XII, 303.
rieurement le processus intellectuel en question. Le travail préliminaire des spécialistes doit donc être l'étude approfondie des
lexiques techniques et l'établissement critique de textes et traductions adéquates. Il faut enfin que l'érudit, philologue et histo-
rien, soit aussi un métaphysicien et ait un minimum de vie spirituelle.
Il faut de même être très prudent avant de conclure à un emprunt direct. L'unité de l'esprit humain est assez profonde et les
combinaisons de concepts, images, symboles, etc., assez limitées pour suffire à expliquer bien des analogies. La recherche des
sources qui obsède aujourd'hui les historiens ne doit pas faire méconnaître les ressources de l'imagination ni celles de la vie. Il y
a des Tartuffes de chair et d'os qui ne doivent rien à Molière ; bien des femmes jalouses ont réédité les fureurs d'Hermione, et,
depuis qu'Homère a montré Andromaque tendant son bébé à son mari partant pour le front, bien des épouses encore ont souri
à travers leurs larmes. Les thèses de l'origine persane ou hindoue du çoufisme tendent, semble-t-il, de plus en plus à être aban-
données, ou du moins ne peuvent s'établir avec certitude, probabilité ou même vraisemblance d'après ce que nous pouvons en
savoir. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas une analogie profonde entre la mystique musulmane et la mystique hindoue, soit
en vertu de l'unité de l'esprit humain (dans la mesure où certains concepts sont « vrais » et certaines idées adéquates), soit en
vertu d'une communauté d'origine lointaine (ce qu'un Joseph de Maistre, par exemple, appelle la Tradition primitive, dont la
révélation est le rappel et l'épanouissement (5).)
Un des moyens, nous le verrons, de comprendre les pensées orientales est même de faire, avec tout le tact et la prudence qui
s'imposent, des comparaisons entre les pensées hindoue, musulmane et chrétienne du moyen âge, correspondant toutes trois à
des formes de civilisations traditionnelles qui offrent entre elles d'incontestables analogies intellectuelles ou sociales. Une unité,
profonde malgré des nuances certaines et des divergences, apparaîtra, assez impressionnante. L'élément musulman fera le pont
entre l'Extrême-Orient et l'Occident. Nous savons, d'ailleurs, qu'une de ses sources principales est la pensée grecque qu'il a con-
tribué dans la plus large mesure à transmettre à l'Europe.
Tel est donc le sens qu'il conviendra de donner aux notes comparatives, aux rapprochements de mots ou d'idées, dont nous
avons commenté les textes qui suivent. Parfois il y a influence plus ou moins nette, emprunt plus ou moins direct (nous savons
dans quels rapports sont Aristote, Averroës et saint Thomas ; nous savons que le néoplatonisme a exercé son action sur les
Arabes et les çoufis comme sur les écrits du pseudo-Denys, de Scot Erigène ou de l'Ecole de Chartres au XIIe siècle ; nous sa-
vons que le chapelet est venu des Indes en Europe par le monde musulman et par l'Espagne, etc...) ; parfois l'on ne peut que
constater une similitude sans prononcer si elle vient d’une imitation, d'une source commune, d'une même expérience spirituelle
ou d'un même enchaînement de concepts ; parfois encore la ressemblance est purement apparente. La vérité est une. La Tradi-
tion est universelle, avec ses formes et ses déformations diverses. Les similitudes en ce cas ne font que montrer l'unité de la doc-
trine. Se refusant systématiquement à tenir compte de ce qu'il peut y avoir de vérité objective, les historiens strictement profanes
s'efforcent toujours de trouver des influences. Ils forment alors diverses hypothèses, toutes plus ou moins vraies ou plus ou
moins fausses, incomplètes en tout cas et souvent assez vaines.

MÉTAPHYSIQUE ET MYSTIQUE.

La mystique est, croyons-nous, le terme de la religion, comme la prière commune a pour aboutissement normal — et surna-
turel en même temps — l'oraison contemplative. La religion pure est théocentriste et s'oppose à l'égocentrisme de la magie ;
celle-ci veut recevoir, celle-là donner. Or, la mystique est, fondamentalement, le théocentrisme le plus complet et l'amour le plus
pur.
La théorie de l'union mystique de l'âme avec Dieu implique naturellement une conception de Dieu et de l'âme. Socrate, Pla-
ton, Aristote et Plotin ont fourni les bases métaphysiques de ces conceptions. Dieu est la Réalité absolue, l'Être nécessaire, l'Acte
pur, la « forme » parfaite sans mélange de « matière », l'Esprit immuable. Ce Dieu est à la fois transcendant et immanent, infi-
niment au-dessus de toutes les choses contingentes, mais remplissant le monde de sa présence, les choses n'existant que par par-
ticipation de son être.
Il y a dans l'âme de l'homme, ce microcosme, image du créateur, quelque chose qui lui permet d'atteindre l'Absolu, une étin-
celle divine, une fine pointe de l'esprit, un centre inaliénable, source et base de toute connaissance réelle de l'idée de Dieu et de

5 « J'appelle de mes vœux la création, aussi bien dans l'Inde qu'en Europe, de chaires de Métaphysique et Mystique compa-

rées d'Orient et d'Occident. Leur travail, qui devrait mutuellement se compléter, est actuellement indispensable à l'esprit hu-
main, s'il veut apprendre à se connaître soi-même tout entier. L'objet n'en serait pas une puérile course au clocher, pour tâcher
d'établir la primauté chronologique de tel groupe de pensée. Cette recherche n'a aucun sens : les historiens des religions qui s'at-
tachent à découvrir l'interdépendance intellectuelle des systèmes, oublient l'essentiel : à savoir que les religions ne sont pas, à
l'ordinaire, des dialectiques intellectuelles mais des faits d'expérience, et que si le raisonnement intervient après, pour construire
des systèmes sur ces faits, ces systèmes ne tiendraient pas une heure sans les soubassements profonds de ces faits. » Romain
Rolland, Essai sur le mystique et l'action de l'Inde vivante, II, La vie de Vivekananda, t. II, appendice, note II.
R. Rolland ajoute, en parlant de l'ouvrage du Prof. Rudolf Otto, de Marburg, West Oestliche Mystik, Vergleich Und Unter-
scheidung zur Wesensdeutung (Gotha, 1926) —, qui prend pour type des deux mystiques Çankara et Maître Eckhart : « Sa thèse
essentielle établit l'extraordinaire parenté des Urmotiven (motifs fondamentaux) de l’expérience spirituelle de l’humanité, indé-
pendamment de la race, de l’époque et du climat. La mystique dit-il est partout et toujours la même. Et c'est le fait de l'unité
profonde de l'esprit humain. Bien entendu, cela n'exclut point les variantes des diverses personnalités mystiques. Mais ces va-
riantes ne sont pas conditionnées par la race, l'époque ou le pays. On peut les rencontrer côte à côte dans le même milieu. »
Signalons une étude de M. Marcel Lallemand, Métaphysique et mystique chrétiennes et hindoues comparées, extr. de « Nouvelle équipe », 1930,
Bruxelles.
toutes les idéees universelles. L'âme ne peut connaître la réalité super-empirique qu'en descendant en ce centre profond, deve-
nant un avec cette Réalité (adaequatio rei et intellectus).
Il n'y a pas à opposer le Dieu de Platon et le Dieu de la Bible. Les Pères et les Docteurs de l'Eglise ne les ont jamais séparés.
L'intuition métaphysique nous présente ce Dieu en soi, la révélation religieuse nous dit ce qu'il est pour les hommes et les socié-
tés. Quand Pascal oppose le Dieu des philosophes au Dieu vivant d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, il ne s'agit que de comparer
les ratiocinations creuses, les disputes verbales, les orgueils doctoraux, à la vérité saisie par toute l'âme. Mais au-dessus de la
raison simple (qui se trouve, dit saint Augustin, au-dessus de la partie inférieure de l'âme), il y a (au sommet de la partie supé-
rieure) l'intellect qui connaît les Idées éternelles, raisons immuables des choses passagères.
La théorie platonicienne des Idées est, en effet, l'une des bases de la plupart des doctrines mystiques. Nous verrons, dans les
textes qui suivent, des allusions constantes à cette conception, qui est associée à celle des Correspondances entre le monde vi-
sible et le monde invisible. Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, avait dit Hermès Trismégiste. Toute chose ici-bas a sa
racine en haut, dit la Kabbale. Emerson verra dans le monde visible le « cadran » de l'invisible réalité. « Les idées incorporelles
sont les cachets des choses sensibles », dit Philon le Juif. « Les choses visibles sont des images des invisibles », dit le pseudo-
Denys. Commentant le mot de saint Paul, que la création est un ensemble de choses invisibles manifestées visiblement, Joseph
de Maistre dira que « dans ce monde que nous voyons tout se rapporte à un autre monde que nous ne voyons pas » et que le
monde est un « assemblage d'apparences dont le moindre phénomène cache une réalité ». En approfondissant ces données, on
arrive à un point de vue qui concorde précisément avec l'expérience vécue des mystiques. Le but suprême apparaît en effet être
l'union avec la Réalité absolue, le retour à l'unité, la prise de conscience de la réalité ontologique, le libre renoncement à l'indivi-
dualité centripète. Si nous n'avons d'autre être que celui que nous tenons de Dieu, si c'est en lui que nous avons la vie, le mou-
vement et l'existence, Dieu est immanent ; mais il est aussi transcendant, les choses n'étant rigoureusement rien par rapport à
lui. A proprement parler, « il n'y a qu'un monde », dit le Sénateur martiniste des Soirées de Saint-Pétersbourg. « Je voudrais qu'on
ne dît jamais : l'autre vie ; car il n'y en a qu'une », écrivait L. C. de Saint-Martin.
Le mystique rejette le voile qui lui couvre la réalité, il « réalise » que Dieu est l'être de son être, il renonce au moi contingent
pour trouver la « vérité de l'Existence » suprême, il arrive par les divers degrés de l'oraison à la contemplation des choses di-
vines et à l'union transformante qui « l'anéantit en Dieu, comme les lueurs de l'aurore s'anéantissent dans la lumière du Soleil
quand le soleil paraît ». (Maître Eckhart).
Certains mystiques dévoyés sont tombés dans l'illuminisme ou le panthéisme, comme certains théologiens ont méconnu
quelle réponse nécessaire la mystique donnait aux exigences les plus profondes de la vie spirituelle. L'essence de cette dernière
n'est d'ailleurs pas liée aux formules parfois maladroites qui ont prétendu l'exprimer. Mais on ne saurait voir le moindre pan-
théisme (au sens de monisme naturaliste que ce mot a pris dans l'Occident moderne), dans les doctrines de l'unité de l'être et de
l'union transformante que nous trouvons chez les mystiques les plus divers (6). Elles ne sont pas plus panthéistes, comme nous
le verrons en étudiant les textes qui suivent, chez les çoufis que chez les chrétiens du Moyen Age, les Pères de l'Eglise ou les
mystiques du XVIe et du XVIIe siècle.
Telle formule de saint Ignace ou de saint Thomas ferait crier au panthéisme si on la trouvait chez un authentique çoufi ou
dans un texte hindou. Mais dans l'un et l'autre cas, il ne s'agit en général que d'une expérience analogue ou d'une même tradi-
tion.

LA TRADITION MYSTIQUE EN OCCIDENT.

Nous assistons aujourd'hui à une certaine renaissance mystique. Des vies de Saints sont écrites, des textes sont publiés, et
des discussions sur ces problèmes suscitent un intérêt inattendu. Le snobisme s'en mêle peut-être, qui n'est pas fait pour les
éclaircir. Toujours est-il que les spécialistes eux-mêmes retrouvent depuis quelques années une tradition interrompue pendant
deux siècles. La tradition catholique, en effet, depuis Clément d'Alexandrie († vers 215) — sans parler de saint Paul et de saint
Jean — jusqu'à Bérulle et Marie de l'Incarnation, offrait une unité certaine, malgré les nuances diverses, et concordait avec la
tradition universelle, Les thèmes généraux de la vraie gnose obtenue par la mortification, et de la prière pure sans images, fu-
rent soutenus par Clément d'Alexandrie, Origène, les moines du IVe siècle, saint Augustin, saint Benoît, Grégoire le Grand, etc.
Le pseudo-Denys distingue nettement l'idée abstraite de l'union supra-intellectuelle. Normalement l'homme ne peut penser
sans image (nihil in intellectu quod nisi prius in sensu, dira la formule scolastique) ; il s'élève de la connaissance des choses sen-
sibles à la connaissance des invisibles (nous avons vu la théorie des correspondances) ; il ne peut savoir ce que Dieu est, mais ce
qu'il n'est pas. Tel est, dira saint Thomas, le mode de connaissance humain en dehors de la lumière de gloire de la vision béati-
fique. Mais la contemplation mystique est comme une vision béatifique anticipée. L'union mystique, selon le pseudo-Denys, est
donc au-delà de l'abstraction philosophique et de la via negationis.
Il invite, comme le fera saint Jean de la Croix, à dépasser les sens, les images, les opérations discursives, « et toutes les choses
qui sont sans être vraiment», pour atteindre Celui qui est au-dessus de tout être et de toute connaissance, dans la ténèbre plus
brillante que la lumière.
Il précise, d'ailleurs, que ces mots : ignorance, ténèbre, doivent être compris, non comme d'une privation, mais pour ainsi
dire d'un excès. Car, « l'ignorance en ce qui concerne Dieu est vraiment connaissance ». (7)

6 Nicholson a proposé le mot panenthéisme (non pas : tout est Dieu, mais : tout est en Dieu) : The idea of personality in Sûfism, Cambridge,
1923, p. 27.
7 Dans le même sens Mouhyiaddîn Ibn 'Arabi dit que pour les çoufis la connaissance de Dieu est une véritable ou parfaite ignorance.
Après Scot Erigène au IXe siècle, saint Bernard, Hugues et Richard de Saint- Victor au XIIe, la grande explosion mystique des
ordres mendiants au XIIe, saint Bonaventure, Albert le Grand, les deux saintes Mechtilde, sainte Angèle de Foligno, sainte Ger-
trude, puis sainte Catherine de Sienne et sainte Brigitte de Suède, Eckhart, Suso, Tauler, Ruysbroek au XIVe, sainte Catherine de
Gênes, Harphius, Gerson, Thomas a Kempis, au XVe, etc., sainte Thérèse, au XVIe, décrit avec une étonnante finesse psycholo-
gique les effets de l'oraison sur l'âme et le corps. Saint Jean de la Croix précise avec plus de rigueur et moins de féminité quelle
est l'essence de la vie mystique : l'union à Dieu et non les effets produits par les états divers. La « ligature » de l'extase est pro-
duite par l'intense concentration, les « raptures » sont plus fréquentes chez les femmes que chez les hommes et chez les esprits
faibles, comme un saint Joseph de Cupertino, que chez un saint François de Sales. Ces phénomènes sont dûs à la faiblesse du
corps humain ; plus l'homme devient spirituel par l'effet de la lumière intellectuelle, plus son âme et son corps sont spiritualisés,
de telle sorte qu'il devient capable de supporter les états les plus hauts de l'union transformante sans ligature ni extase corpo-
relle ; plus les rayons de la contemplation sont purs, moins ils sont perceptibles et moins ils affectent l'imagination et les sens.
L'habitude s'était répandue de méditer avec méthode sur-un sujet pieux défini en faisant travailler l'imagination et l'entende-
ment. Or, beaucoup de spirituels deviennent à un certain moment incapables de méditer discursivement quand ils prient ; —
c'est alors que commence la prière mystique sans images ; — ils adhèrent à Dieu de toute leur volonté, mais sont dans un état
d'aridité sans saveur, sans consolation de Dieu ni des créatures ; c'est la nuit des sens causée par les débuts de la contemplation
infuse. Saint Jean de la Croix fulmine contre les confesseurs qui ne comprennent pas les âmes et veulent les obliger à méditer
discursivement malgré tout. Vient ensuite la nuit de l'esprit avec de terribles épreuves dans lesquelles Dieu purifie et détache la
partie supérieure de l'âme pour l'union parfaite.
Au XVIIe siècle se produit, en même temps qu'une explosion mystique merveilleuse avec saint François de Sales, saint Vin-
cent de Paul, le cardinal de Berulle, le Père de Condren, Marie des Vallées, le P. Lallemant, le P. Surin, Marie de l'Incarnation,
etc..., une réaction antimystique dont M. l'abbé Bremond (8) a montré l'origine au XVIe siècle, dans la condamnation d'Alvarez
par le général des jésuites, Mercurian, et qui sera accentuée par la querelle du quiétisme.
Un renversement de la tradition se produit. On ne tient plus aucun compte des conseils de saint Jean de la Croix. On consi-
dère que la méditation discursive est la règle générale et est facile à tous. On regarde les contemplatifs comme des paresseux
faibles d'esprit ; les âmes qui ne peuvent méditer sont réduites à se considérer elles-mêmes comme des phénomènes lamen-
tables. On n'apprécie que les phénomènes extérieurs, les stigmates, les raptures, les visions, surtout celles concernant le Sacré
Cœur, la Passion, l'Enfant Jésus, etc... « L'art ne représente plus les saints agenouillés paisiblement en adoration, mais se tordant
les bras, tendant le cou et roulant des yeux en des extases de désir effréné, tandis qu'ils déchirent leurs vêtements pour soulager
leur brûlante poitrine. Les peintures de Rome et de Bologne et les sculptures du Bernin rivalisent avec l'architecture baroque,
pour exprimer avec emphase les conceptions que le XVIIe et le XVIIIe siècles se font de la dévotion (9) » Depuis une trentaine
d'années un retour à la tradition mystique s'est produit et a donné lieu à de nombreuses controverses (10). M. l'abbé Bremond,
dans les derniers volumes de son Histoire littéraire du sentiment religieux en France et dans des polémiques récentes, oppose au
théocentrisme mystique deux formes antimystiques de l'anthropocentrisme qu'il baptise panhédonisme religieux et ascé-
ticisme. Dans le premier cas, l'on pense qu'il n'y a pas de grâce sans plaisir spirituel et l'on identifie la prière au désir sensible
(Pascal, Nicole, les Jansénistes, Bossuet même), alors que la mystique traditionnelle parle sans cesse de l'état de sécheresse, se
méfie même des grâces sensibles, réclame avant tout l'adhésion de la volonté à celle de Dieu, malgré tout, et préconise le « pur
amour ». De son côté l' « ascéticisme » ne veut entendre parler que d'une prière pratique, active. Un ouvrage récent va jusqu'à
opposer au Bénédictin qui chante liturgiquement la gloire de l'Eternel, le Jésuite épris d'action et concevant la prière comme un
moyen de culture du moi ; il félicite la Compagnie de Jésus d'avoir fait triompher cette conception, plus moraliste que reli-
gieuse, de la prière-exercice, aux dépens de la conception traditionnelle, plus religieuse que moraliste, de la prière-adoration.
Impossible d'être plus nettement anthropocentriste, plus loin des Pères et des Scolastiques, plus loin d'un Bérulle et d'un Con-
dren, d’une Marie des Vallées priant Dieu de l'anéantir, pourvu que le désir de le louer demeurât en sa place, plus loin d'un
saint François de Sales (dont l'auteur pourtant se réclame), qui écrivait que les saints tâchaient de rendre leur amour si simple-
ment parfait et si pur, que « ni les consolations, ni les vertus mêmes ne tinssent aucune place entre leur cœur et Dieu », réfutant
ainsi panhédonisme et moralisme ascéticiste, tout en évitant l'excès contraire du quiétisme ; plus loin enfin du théocentrisme
musulman.

THÉOCENTRISME ET PUR AMOUR.

Le Dieu du Coran n'a, en effet, « créé les hommes et les génies que pour l'adorer », c'est-à-dire pour " le connaître et l'aimer,
commenteront les mystiques, dont le pur amour et la gloire de Dieu seront les leits-motivs continuels. « O mon Dieu , s'écriait
Hallaj, tu me sais impuissant à t'offrir l'action de grâce qu'il te faut. Viens donc en moi te remercier toi-même. Voilà la véritable
action de grâces ». Renoncer à ce bas monde, c'est l'ascèse des sens ; renoncer aux joies créées du Paradis, c'est l'ascèse du cœur ;
renoncer à soi-même, c'est l'ascèse de l'esprit. Il a garde, lui aussi, de confondre les grâces sensibles avec l'essentiel de la vie
mystique.

8 La métaphysique des saints, tomes VII et VIII, 1928, de l'Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu'à
nos jours.
9 Dom Chapman, dans son remarquable article de l’Encyclopaedia of Religion and Ethics, de Hastings, sur le mysticisme catholique.
10 Cf. les ouvrages du chanoine Saudreau, du P. Poulain, du P. Maréchal, de F. von Hügel, etc...
« Le Voisin d'abord, la maison ensuite » (al jâr tsoumma ad dâr), disait Râbi 'a al 'Adawiya. C'est à cette sainte femme, qui vi-
vait à Baçra au VIIIe siècle, que remonte l'allégorie fameuse, devenue courante chez nous au XVIIe siècle (11), de la sainte qui
porte d'une main une outre d'eau pour éteindre l'enfer et de l'autre une torche pour détruire le ciel, afin d'aimer Dieu pour lui-
même. L'anecdote a été racontée à Joinville en Egypte pendant la croisade de saint Louis (12).
« Quelle différence, s'écrie Yahya ben Mo'adz Râzî, entre celui qui va au festin pour le festin et celui qui y va pour le
Bien-Aimé !... Le paradis est la prison des gnostiques comme le bas-monde est la prison des croyants. »
Le persan Jâmî déclare que le çoufi a renoncé, non seulement à tout désir en cette vie, mais que sa volonté s'est même désin-
téressée de la vie future pour adhérer complètement à la volonté de son Seigneur. Après avoir établi la possibilité de la mahab-
ba (13), amour réciproque entre l'homme et Dieu, les çoufis la définiront l'exacte adhésion du cœur à la volonté divine et
l'anéantissement de l'amant dans l'objet de son amour.
Qochayrî rapporte une curieuse sentence attribuée àjésus :« On a dit: Dieu (qu'il soit exalté !) a révélé à Jésus (sur lui le salut
!) : Certes, quand je regarde le cœur d'un de mes serviteurs et que je n'y vois ni l'amour de ce monde ni celui de l'autre monde, je
le remplis de Mon amour. »
De la méditation même de la chahada (Il n'y a de divinité que Dieu) refusant de rien associer à Dieu, les mystiques indui-
saient en effet le renoncement à tout désir égocentriste, même celui du mérite personnel et des joies créées du Paradis.

ORIGINE ET ÉVOLUTION DU ÇOUFISME.

L'on a proposé pour les mots çoûfî et taçawwouf (çoufisme) diverses étymologies : selon certains ces termes viendraient du
verbe çafâ, être pur, du mot grec sophos, sage, de çaff, premier rang, des ahl aç çouffa, les « gens du banc », pieux compagnons du
Prophète, qui couchaient dans un coin de la mosquée de Médine. L'on s'est arrêté à l'étymologie proposée dans le plus ancien
traité arabe de çoufisme d'Abou Naçr as Sarrâj et qui fait dériver çoûfî de çoûf, laine ; l'habit de laine, le froc, ayant été choisi par
les premiers ascètes musulmans, à l'imitation sans doute des moines et ermites chrétiens d'Orient.
Le premier qui ait porté le surnom de çoufi fut Aboû Hâchim de Koûfa ( † 150/768). Le premier écrivain qui emploie ce mot
est Jâhidz de Baçra († 869) qui donne les noms de plusieurs dévots fameux par leur éloquence. Peu à peu le terme de çoufi et le
port du vêtement de laine blanche désignèrent l'ensemble des mystiques musulmans.
Remarquons qu'il s'agit ici d'un surnom donné à un groupe et que ce terme, péjoratif chez les adversaires, peut devenir un
signe arboré fièrement par les intéressés, ainsi que cela s'est passé pour les Gueux, les Guelfes, les Torys, etc... Plusieurs sens et
plusieurs étymologies sont alors possibles, ou plutôt les sens acceptés ne sont pas nécessairement l’étymologie primitive, par
dérivation phonétique normale. Par exemple, un homme appelle par dérision les dévots des « laineux ». Oui, répliquent-ils,

11 Cf. le frontispice de la Caritée de J.-P. Camus reproduit dans Bremond, Hist. litt. du sent, relig., t. I L'humanisme dévot (1580-1660), 1921, p. 184.
12 Joinville, édit. Natalis de Wailly, 1868, p. 158 : Le Soudan de Damas ayant offert son alliance à saint Louis, le roi lui envoya
des messagers, avec lesquels se rendit en Syrie « Frères Yves li Bretons, de l'ordre des Frères Prescheours, qui savoit le Sarrazin-
nois. Tandis que il aloient de lour hostel à l'ostel dou Soudan, frères Yves vit une femme vieille qui traversoit parmi la rue et
portoit en sa main destre une escuellée pleinne de feu et en la senestre une phiole pleinne d'yeaue. Frères Yves li demanda : o
Que veus-tu de ce faire ? » Elle li respondi qu'elle vouloit dou feu ardoir paradis, que jamais n'en fust point, et de l'yeaue es-
teindre enfer que jamais n'en fust point. Et il li demanda : « Pourquoy veus-tu ce faire ?» — « Pour ce que ce je ne vueil que nulz
face jamais bien pour le guerredon de paradis avoir, ne pour la poour d'enfer, mais proprement pour l'amour de Dieu avoir, qui
tant vaut et qui tout le bien nous puet faire. » Frère Yves n'avait pas vu la femme, mais il avait entendu raconter à Damas
l'anecdote qui était courante chez les mystiques. Voici ce que dit Aflakî dans sa vie de Jalftl ad dîn Roûmî (Saints des derviches
tourneurs, trad. Huart, ch. 272,1.1, p. 310) : Kirâ Khâtoûn, épouse de Jalâl addîn, demandait un jour quel était le sens du hadits : «
La plupart des habitants du paradis sont des imbéciles », son mari répondit que c'était parce qu'ils se satisfont du jardin au lieu
de ne penser qu'au Jardinier. Il récita ce vers :
Pour moi le paradis sans La voir est à la fois l'enfer et l'ennemi ; cette splendeur m'a brûlé qui est la gloire des lumières de
l'éternité.
Puis il raconta comment une compagnie de mystiques vit un jour Râbi 'a avec un brandon d'une main et une cruche d'eau de
l'autre pour incendier le paradis et éteindre l'enfer « afin de faire disparaître ces deux voiles qui nous coupent la route, afin que
le but soit désigné et que les serviteurs de Dieu le servent sans motifs d'espérance ou de crainte, car s'il n'y avait pas l'espoir du
paradis et la crainte de l'enfer, la plupart des gens n'adoreraient point Dieu ni ne se montreraient obéissants. »
Les textes publiés par Ch.-V. Langlois dans La Vie en France au Moyen Age... tome IV, La vie spirituelle, montrent à quel point la philosophie
du pur amour était courante au Moyen Age dans la littérature pieuse. M. Bremond insiste sur ce point dans un article qu'il a consacré au livre
de M. Langlois (Divertissements devant l'arche, 1930, ch. n, p. 82 et 83) : « Avec l'ancienne tra-dition, et bien avant Fénelon, qui malheureuse-
ment ne connaissait pas ces vieux textes, — hélas ! Bossuet non plus, — ils distinguent les « parfaits » des « mercenaires »... La suprême
nuance, chère à tous les mystiques modernes et dont Fénelon sera le martyr, un texte deux fois royal de saint Louis nous la montre déjà fami-
lière à la ferveur du moyen âge : « Chère fille..., mettez votre cœur à ce que, si vous étiez certaine de n'être jamais récompensée de vos bonnes
actions ni punies de vos mauvaises, vous ne laissiez pas de rien faire qui déplût à Nôtre-Seigneur et de faire les choses à son gré selon vos
forces, purement pour l'amour de lui. »
13 « Si vous aimez Dieu, Il vous aimera... Il les aime et ils L'aiment », Coran, III, 29 et V, 59. — Cf. le chapitre de la Risala de Qochayrî sur la ma-

habba.
La cabale juive proclame aussi l'amour réciproque de l'homme et de Dieu qui réunit le monde suprême au monde inférieur. « Le principe de
l'amour pur est à ce point central... que l'arbre sephirothique tout entier s'appelle « l'amour »... Le mysticisme juif, comme la gnose chré-
tienne, ne sépare pas la connaissance de l'amour. » Paul Vulliaud, La Kabbale juive, 1927, t. I, p. 148.
et nous sommes aussi les « purs » ou les « sages ». Nous voyons, en effet, un assez grand nombre de définitions anciennes du
çoufisme rapprocher ce mot de çafâ ; mais il s'agit plutôt d'un jeu de mot que d'une étymologie proprement dite. Les çoufis peu-
vent se réclamer, parmi les Compagnons du Prophète, de précurseurs, comme Abou Dzarr et Houdzaïfa. Il y eut ensuite des
dévots (nâsik, plur. noussâk), des pénitents « pleureurs » (bakkâ'oun), des qouççâç, prédicateurs populaires. Les spirituels se grou-
pèrent peu à peu, et avant de s'organiser en couvents, ordres et confréries, ils formèrent notamment les deux écoles de Baçra et
de Koûfa. Ces deux localités de Mésopotamie, aux frontières de l'Arabie, groupaient également les théologiens, traditionnistes
et autres docteurs de l'Islam. Elles avaient chacune des caractères et des tendances assez précises. « La colonie arabe de Baçra,
dit M. Louis Massignon (14), de clan tamimite, d'un tempérament réaliste et critique, éprise de logique en grammaire, de réa-
lisme en poésie, de criticisme en hadits, de sunnisme avec tendances motazilites et qadarites (15) en dogmatique, eut pour
maîtres en mystique : Hasan Baçrî († 110/728), Mâlik ben Dinar, Fadhl Raqqâchî, Rabâh ben 'Amr Qaisî, Çâhih Mourrî et 'Abd
al Wâhid ben Zaid († 17.7/793). fondateur de la célèbre agglomération cénobitique de 'Abbâdân. La colonie arabe de Koûfa, de
clan yéménite, d'un tempérament idéaliste et traditionnaliste, éprise de chawâdzdz (16) en grammaire, de platonisme en poésie,
de dhâhirisme (17) en hadits, de chiisme (18) avec tendances mourjites en dogmatique, eut pour maîtres en mystique : Rabî' ben
Khaitsam († 67/686), Abou Isrâil Moulâ'î († 140/757), Jâbir ben Haiyân, Koulaib Çaidâwî, Mançoûr ben'Ammâr, Abou'l
'Atâhiya et 'Abdak. »
A la même époque dans le Khorasan, au nord-est de la Perse, le fameux ascète Ibrâhîm ben Adham († 161/778) eut comme
disciple Chaqîq Balkhî († 194/809).
Ces spirituels du IIe siècle de l'Hégire (VIIIe de J.-C.) continuaient les ascètes (zâhid) du Ier siècle, qui poussaient à l'extrême
le point de vue coranique du néant des biens de ce monde. Ils avaient en général une excessive conscience du péché et une
crainte accablante de la justice divine, en même temps qu'un grand abandon à la volonté de Dieu (tawakkoul). Ce çoufisme pri-
mitif est souvent plus ascétique que mystique à proprement parler, bien qu'il contienne en germe les éléments essentiels de la
mystique future. Hasan Baçrî contribue pour une grande part à le faire évoluer dans ce sens en insistant sur l'intériorisation de
la vie religieuse. Il exigeait non seulement la mortification, mais aussi la purification du cœur par la méditation, et proclamait
qu'un grain de vraie piété vaut mieux que mille de jeûne et de prière extérieure. De son côté la sainte femme Râbi'a († 185/801)
préconisait, nous l'avons vu, le pur amour mystique désintéressé.
Au IIIe et IVe siècles, le çoufisme prend un caractère plus nettement métaphysique et théosophique. La purification du cœur
mène à la contemplation des réalités divines. Les mystiques aspirent à l'union par la ma'rifa (connaissance, gnose) et la mahabba
(amour). Ma'roûf al Karkhî († 200/813), à qui l'on doit la première définition du taçawwouf (« Le çoufisme c'est saisir les réalités
et renoncer à ce qui est entre les mains des créatures »), proclamait l'initiative de la grâce divine dans l'amour dont il était « eni-
vré ». D'Aboû Soulaymân ad Dârânî († 215), l'on rapporte une belle parabole sur l'amour réciproque de Dieu et de ses saints et
des définitions de la ma'rifa : « La gnose est plus proche du silence que du discours... Quand le gnostique a son oeil spirituel ou-
vert, son œil corporel est fermé : il ne voit rien que Lui... Quand le cœur pleure parce qu'il a perdu, l'esprit rit parce qu'il a trou-
vé ».
Mohâsibî († 243/857) a exposé d'une admirable façon sa vocation mystique et les étapes de sa vie intérieure.
Chez Dzoû'n Noûn al Miçrî († 245/854), le caractère théosophique du çoufisme s'affirme nettement et tout particulièrement.
« Il y avait eu des cheikhs avant lui, dit Jâmî, mais c'est lui qui a le premier expliqué le symbolisme çoufi et parlé de la voie ». Il
traça, en effet, « l'itinéraire » spirituel et on lui doit la première classification des « états » (hâl, plur. : ahwâl) mystiques et des «
stations » (maqâm, maqamât).
Il distingue trois sortes de connaissance : 1° celle de l'ensemble des fidèles ; 2° celle des philosophes et des théologiens ; 3° la
« connaissance des attributs de l’unité », celle des saints « qui voient Dieu avec leur cœur ». En dehors de cette intuition su-
prême, ineffable, Dieu ne peut être décrit que négativement (Denys l'Aréopagite, saint Thomas). « Tout ce que vous imaginez,
disait-il, Dieu en est l'opposé ».
Comme on lui demandait comment il connaissait Dieu : « Je Le connais par Lui-même », répondit-il. Il affirmait, en effet,
l'union transformante, la vraie louange de Dieu impliquant l'absorption de l'adorateur dans l'objet de son adoration. Il profes-
sait un certain ésotérisme, déclarant que cet amour divin était un mystère dont on ne devait pas parler aux profanes (19).
La doctrine de l'union transformante trouve chez Abou Yazîd Bisthâmî († 261/875) une expression singulièrement auda-
cieuse en des formules poétiquement raffinées et subtiles. Ce persan aurait employé le premier les mots fanâ' et baqâ', pour ex-
primer l’annihilation du moi et sa déiformation. « II n'y a de Dieu que moi, lui fait-on dire, adorez-moi. Gloire à moi ! Combien
grande est ma majesté ! », ce qui ne serait d'ailleurs qu'une locution théopathique, une parole de Dieu, s'exprimant par sa
bouche. Al Ançârî, auteur d'un traité de çoufisme, prévient qu'on a mis bien des extravagances apocryphes dans la bouche de ce

14 Encyclopédie de l'Islam, Dictionnaire géographique ethnographique et biographique des peuples musulmans, publié avec le concours des principaux
orientalistes par M. Th. Houtsma, R. Basset, T. W. Arnold et H. Bauer, Leyde et Paris, 1908 et suiv.
15 Le motazilisme est une célèbre école théologique et philosophique du IIe siècle de l'Hégire, de tendances libérales, rationalistes et « péla-

giennes », qui soutenait que Dieu fait nécessairement le bien et est obligé d'être juste, que l'homme est libre et auteur de ses actes. Les qa-
darites sont les partisans du libre-arbitre, par opposition aux jabarites.
16 Raretés, exceptions.
17 Littéralisme.
18 Les chiites, qui sont la majorité en Perse et s'opposent aux orthodoxes sunnites, sont les légitimistes, partisans des droits de 'Ali, gendre du

Prophète, et de la postérité de ce dernier.


19 Le précepte de Jésus de ne pas jeter de perles aux pourceaux se rapporte aux sciences mystiques, disent les çoufis.
héros légendaire du çoufisme persan. Nous citons dans les notes qui suivent quelques admirables sentences de cet étrange per-
sonnage.
Yahya ben Mo'adz ar Râzî († 258/871)» de Nichapour, lui écrivit un jour : « Je suis ivre pour avoir bu longuement à la coupe
de Son amour ». « Un autre, répondit Bisthâmî, a bu les mers du ciel et de la terre et il n'est pas encore désaltéré ; il tire la langue
et crie : N'y en a-t-il point encore ? »
Ce Yahya ar Râzî, qui fut le premier à faire un cours public de çoufisme, osa le premier aussi avouer son amour pour Dieu,
au style direct, en de courtes oraisons, pleines d'humilité.
L'amour de l'humilité, si ontologiquement et si psychologiquement sage, car cette vertu prend conscience de la réalité pro-
fonde et n'offre plus de prise à l'essence du mal, s'il est assez peu fréquent chez les docteurs de la Loi enclins au pharisaïsme,
fleurit chez les mystiques musulmans comme chez les saints chrétiens. Une anecdote (20) relative à Bisthâmî rappelle un fameux
passage des Fioretti où saint François d'Assise décrit la joie parfaite obtenue grâce aux mépris et mauvais traitements des
hommes.
Comme un vieux cheikh, plein d'admiration pour Bisthâmî, lui demandait un jour comment s'y prendre pour acquérir les
mêmes grâces : « Fais-toi raser la tête et la barbe, répliqua-t-il, quitte tes vêtements, roule autour de toi ton manteau, accroche-
toi au cou un sac de noix ; puis assemble des gamins, propose-leur une noix pour chaque gifle qu'ils te donneront et promène-
toi ainsi, à travers les marchés, devant tes amis et connaissances. »
Dans la seconde moitié du IIIe siècle de l'Hégire, tandis que les doctrines mystiques, métaphysiques et théosophiques du
çoufisme se systématisaient, les çoufis s'organisèrent graduellement en groupes plus nombreux assujettis à une discipline et à
des dévotions réglées, avec des novices (mourîd), et des directeurs spirituels (cheikh mourchid, pir, ustâds). Précurseurs des ikhwan
(frères) des actuelles confréries, les Tayfoûriya furent les disciples de Bisthâmî, les Kharrâziya ceux d'Abou Sa'îd al Kharrâz, les
Noûriya ceux d'Abou'l Housayn an Noûrî, les Malamatis ou Qaççariya, de Hamdoûn al Qaççar.
Jounayd († 297/910) écrivit la théorie du çoufisme, mais l'enseignait dans un cercle privé, tandis que Chiblî († 334/946) et
Hallâj († 309/922) la portèrent sur la place publique.
C'est alors qu'eurent lieu les premiers procès intentés aux mystiques : à Dzoû'n Noûn Miçrî, à Noûrî, à Abou Hamza, et sur-
tout à Hallâj.
Hosayn ibn Mançoûr al Hallâj, né à Bayda (Fars) au milieu du IXe siècle, vécut longtemps à Baghdad, se rendit à la Mecque,
prêcha dans le Khorasan aux païens, visita les Indes. Il connut Jounayd, Tostarî, Noûrî, Chiblî, Ibn 'Athâ, etc., mais quitta le froc
blanc des çoufis pour la mouraqqa'a, manteau de loques bigarrées, cousues bout à bout, des ascètes gyrovagues. Il étonna les
gens par ses prodiges, ses excentricités, ses prédications fougueuses coupées de cris extatiques. L'importance de son rôle dans
l'évolution de la mystique musulmane a été montrée par M. Massignon dans un ouvrage capital (21). Il est célèbre pour avoir dit
: Ana al Haqq, Je suis la Vérité (Dieu).
Hallâj, qui avait lui-même demandé à Dieu de périr martyr d'un amour dont il n'avait pas su cacher les transports, condam-
né par ses coreligionnaires qui croiraient en le faisant mourir exécuter la loi, fut emprisonné sous le calife Moqtadir, condamné à
l'issue d'un long procès qui fait penser à celui de Jeanne d'Arc, et exécuté à Baghdad en 309/922.
Flagellé, mutilé, crucifié, il mourut en pardonnant à ses bourreaux et en s'écriant : « Ce que veut l'extatique, c'est l'Unique,
seul avec lui-même ».
En Islam, comme ailleurs, les canonistes intégristes tinrent en suspicion les mystiques, lutte incessante de l'esprit et de la
lettre, des bâthini et des dhâhiri. De part et d'autre il y eut des excès. Certains foqaha et motakallimoun montrèrent à l'égard des
thèses mystiques l'incompréhension la plus complète et la défiance la plus injustifiée, comme pl-sieurs mystiques s'exprimèrent
en formules scabreuses, frisant l'hétérodoxie, ou montraient par quiétisme ou par indifférence un mépris dangereux des pres-
criptions canoniques. L'esprit doit être naturellement préféré à la lettre, et le rite n'est rien sans l'intériorisation du culte. Mais
l'une et l'autre sont inséparables comme l'âme et le corps. Si à certains moments la ligature empêche le mystique de prier voca-
lement, par exemple si une Marie des Vallées est empêchée pendant 33 ans de communier, ce n'est pas une raison pour répudier
la liturgie et les sacrements. Personne (sauf les illuminés) n'y songe. Tout au contraire, l'effort mystique tend à donner aux rites
tout leur sens, toute leur saveur et toute leur efficacité.
Si les Tayfoûria, disciples de Bisthâmî, renonçaient à contrôler leur ivresse, si certains mots mal compris d'Al Hallâj ris-
quaient de troubler les âmes simples, si des illuminés antinomiens semblaient mépriser et violer les règles canoniques, si cer-
tains derviches gyrovagues se laissaient aller, sous prétexte d'inspiration, à toutes leurs fantaisies même crapuleuses, la majorité
des çoufis s'efforcèrent, prudemment de concilier leur vie intérieure et l'orthodoxie, la « vérité » et la « loi ». Jounayd et Tostarî
insistaient sur le respect des prescriptions canoniques (22). Jamais, d ailleurs, l'Islam sunnite n'excommunia le çoufisme (auquel

20 « Évidemment excessive, mais profitable tant aux amateurs qui conçoivent la mystique comme un art d'agrément, qu'aux savants qui pen-
sent en pénétrer le lexique en consultant une bibliothèque », dit Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musul-
mane, 1922, p. 256.
On appelle malamatù ceux qui cachent aux yeux du monde leur sainteté sous des dehors frivoles ou même coupables, préférant le scandale au
pharisaïsme. Cf. ci-après, p. 83-88.
21 Louis Massignon, La passion d’Al-Hosayn-ibn-Mansour, Al-Hallaj martyr mystique de l'Islam, 1922.
22 La Loi est l'habit exotérique, la Voie l'habit ésotérique du çoufi, dit Chabistarî, Gulshan-i-Raz, vers 350 et Lahijî commente
qu'après l'état de l'ivresse et de l'annihilation, où l'on n'est plus maître de soi, il y a l'état d'union permanente consciente où l'on
s'acquitte de tous les devoirs ordinaires.
Le corps vaut mieux que le vêtement mais ce n'est pas une raison pour se promener tout nu.
le grand Ghazâlî donna définitivement droit de cité dans l'orthodoxie), qui lui fournit même une si grande part de sa vie morale
et de sa dévotion.
Il est possible qu'à une certaine époque certains sectaires mystiques aient voulu plus ou moins consciemment détruire l'or-
thodoxie. Hasan Çabbah, le Vieux de la Montagne, était même peut-être, comme le veut Barrés, un nationaliste persan qui ne
pardonnait pas à l'Islam d'être venu dans les fourgons de l'étranger arabe. Mais il serait aussi injuste de suspecter dans son en-
semble l'orthodoxie du çoufisme que de prêter à Hugues de Saint-Victor, à Gerson, à saint Jean de la Croix, qui fut accusé d'il-
luminisme, à Fénelon, suspect de quiétisme, à Joseph de Maistre, haut gradé de l'Ecossisme, le dessein de renverser l'Eglise
catholique, comme les Frères du Libre Esprit médiévaux ou la Franc-Maçonnerie moderne.
La réalité est plus complexe. Entre ces deux extrêmes, entre les mystiques rigoureusement orthodoxes et les sectes nettement
révolutionnaires, il y eut bien des nuances diverses, sans parler des mystiques protestants comme Boehme ou Swedenborg. Les
mêmes nuances doivent se retrouver dans l'Islam sunnite et les nombreuses variétés du chiisme.
Balzac distinguait la religion exotérique de saint Pierre et de Bossuet et la religion ésotérique de saint Jean et de Fénelon, dé-
clarant ne pouvoir rejeter ni l'une ni l'autre. Au lieu de les opposer, il convient plutôt de voir dans l'une le terme et l'apogée de
l'autre. De même Jésus était-il venu, non détruire la Loi, mais l'accomplir (sed adimplere).
Tout en plaçant l'Esprit au-dessus de la Loi comme saint Paul, le çoufi pouvait d'une façon générale penser que la Voie, loin
d'être incompatible avec les préceptes de la loi, suppose même leur stricte observance, pourvu que le rite ne fasse pas oublier la
réalité intérieure, pourvu que l'observance des préceptes ne fasse pas oublier, comme disait Wâsitî, Celui qui a posé les pré-
ceptes. Le Prophète lui-même n'avait-il pas dit que le vrai musulman est celui qui pratique la charité, que le vrai mohajir (émigré
de la Mecque à Médine) est celui qui émigré loin de ce que Dieu a défendu, que les actes valent par l'intention, que l'abstinence
du mensonge et des œuvres du mensonge vaut mieux que le jeune du Ramadhan, que le grand jihâd (guerre sainte) est la guerre
que l'on fait contre soi-même et les passions ? Contre le sectarisme et l'étroitesse dogmatique, contre tout pharisaïsme, les mys-
tiques proclamaient la primauté de l'Esprit.
Un malentendu pouvait naître des termes techniques employés et des formules philosophiques. La philosophie des premiers
théologiens (moutakallimoun) musulmans était atomistique, occasionnaliste, niant la spiritualité de l'âme, confondant l'unité on-
tologique et l'unité arithmétique, etc., ce qui faisait forcément paraître hérétiques les essais d'explication des premiers mys-
tiques. Quand la connaissance croissante de la philosophie grecque aura procuré à la pensée musulmane une envergure plus
métaphysique et un vocabulaire plus correct, les théoriciens de la mystique éviteront les anciens malentendus et adapteront
leurs expériences aux conceptions traditionnelles des Idées éternelles, du Logos, de l'esprit immortel, du cosmos ordonné, de la
Cause première et des causes secondes.
Ici se pose le problème des influences extérieures. Beaucoup d'orientalistes ont cru voir une opposition absolue entre la con-
ception coranique originelle et ce qu'ils appelaient le panthéisme des çoufis et ils ont conclu de là que le çoufisme ne pouvait
qu'avoir une origine extra-musulmane. Nous croyons que cette opposition n'existe pas au fond et qu'il s'agit d'une évolution
normale en même temps que d'un degré supérieur d'intellection d'une même vérité. De fait, c'est par la méditation continuelle
du Coran que les premiers spirituels cherchaient à se rapprocher de Dieu et le verbe taqarra’a, réciter le Coran, est le synonyme
primitif de taçawwafa, être çoufi. La plus grande partie des termes techniques mystiques sont empruntés au Coran et prennent
alors un sens plus plein, plus précis ou plus profond que dans l'acception vulgaire (23). L'approfondissement de la vie intérieure

23 Cf. Massignon, Essai sur le lexique technique. On a démontré que le hadits : « La rahbaniya fi'l islam : Pas de vie monastique en
Islam » n'est pas authentique. Le Coran félicite au contraire les moines chrétiens d'avoir pratiqué cette vertu surérogatoire. M.
Massignon établit que rahbaniya avait primitivement un sens laudatif. Le Prophète lui-même donna l'exemple de vœux de chas-
teté temporaire. La plupart des saints musulmans se marièrent et eurent des enfants (ce qui favorisa d'ailleurs les abus du ma-
raboutisme), mais s’ils estiment que toute chose a son temps ils entendent que la vie des sens ne devienne point un obstacle à la
vie spirituelle. Dans une certaine conception populaire superstitieuse du saint considéré comme détenteur d'une force mysté-
rieuse qui n'a plus rien à voir avec la spiritualité, les prouesses sexuelles deviennent, au même titre que les prodiges les plus in-
vraisemblables, des preuves de sa baraka. Mais ce n'est point ainsi qu'il faut interpréter la très caractéristique anecdote suivante
rapportée de Jalâl addîn Roûmî par Aflâkî. (Les saints des derviches tourneurs, trad. Huart, ch. 323, t. I, 1018, p. 354) :
« D'après de chastes femmes voilées on rapporte qu'un jour il passa dans l'esprit éclairé de Kirâ-Khâtoûn (que Dieu soit satis-
fait d'elle !) qu'il y avait bien longtemps que notre maître (Roûmî) s'occupait de diminuer la quantité de nourriture et la durée
de son sommeil, ainsi que de multiplier ses danses et ses jeûnes, ses explications mystiques et scolastiques. « Il y montre une
exagération énorme ; il se livre à des mortifications sévères. Pour cette raison, se disait-elle, il ne fait nullement attention à nous,
et ne s'occupe pas des jeux de l'amour. Est-il seulement resté chez lui une trace des qualités viriles et de devoir conjugal ? Serait-
il possible que toute envie ait disparu chez lui, et qu'il ait renoncé au plaisir ? » Cette même nuit, le maître lui fit l'honneur de lui
rendre visite et à 70 reprises lui fit sentir ses transports amoureux comme un lion furieux, à telles enseignes qu'elle dut s'enfuir
et se réfugier sur la terrasse du collège en demandant pardon ; mais le maître insista en disant : « Ce n'est pas encore terminé. »
Ensuite il dit : « Les hommes de Dieu ont le pouvoir de faire ce qu'ils veulent, ils inspectent les pensées cachées des hommes ;
partout où on les cherche, ils sont présents, et Dieu les protège et les aide ; qu'il nous garde qu'ils soient négligents par rapport
aux petites choses ! Cependant si nous avons cesséde nous livrer au plaisir, c'est par suite de notre plongée dans l'au-delà et de
nos occupations auprès de Dieu, et cela aussi est pour vous. Je veux qu'à partir de ce jour tu te prépares pour l'autre monde, car
les plaisirs et les délices y sont éternels ; ils y durent sans changement. »
« Puis il ajouta : « Cette même aventure est déjà arrivée exactement entre la très sincère ('Aïcha) et l'Élu de Dieu (Moham-
med). 'Aïcha souffrait de la rareté de sa compagnie, et elle demandait parfois à jouir des plaisirs charnels. Un jour, par hasard,
elle était assise à la vue du Prophète ; un moineau en cochait avec exagération un autre. 'Aïcha fit remarquer cette scène avec
aboutissait normalement à certains résultats et à des formules de plus en plus nettes. Le Dieu unique du Coran devenait logi-
quement l'Unique Réalité des çoufis. Les influences extérieures ont pu aider naturellement cette démarche. La chose est incon-
testable pour les thèmes issus spécialement du néoplatonisme. Il convient, nous l'avons dit, d'être prudent sur ce terrain.
Le çoufisme ressemble au vedânta, mais pour établir une dérivation, il faudrait établir avec précision les contacts entre le
monde hindou et le monde musulman à l'époque de la naissance du çoufisme et constater nettement des emprunts. C'est ce
qu'on ne peut faire avec assez de précision (24). Il en est de même pour l'hypothèse du çoufisme produit de l'esprit persan. Si
Ma'rouf al Karkhî et Bisthâmî étaient persans, ou d'origine persane, Abou Solayman ad Dârânî et Dzou'n Noûn Miçrî, qui eu-
rent tant d'action dans la formation du çoufisme théosophique, étaient, l'un arabe de Wâsit, l'autre égyptien, né de parents nu-
biens ou coptes, et instruit dans la science grecque.
L'influence de celle-ci fut à coup sûr considérable, spécialement en ce qui concerne le néo-platonisme. C'est par les Alexan-
drins que les musulmans entrèrent en contact avec la pensée grecque. Sans aller jusqu'à dire comme Nicholson que « le çou-
fisme théosophique est surtout un produit de la spéculation grecque » (25), spécialement du néo-platonisme, il est certain que,
c'est à cette doctrine qu'il recourut souvent pour trouver ses formules. Les chrétiens eurent, d'ailleurs, un rôle important comme
traducteurs des œuvres grecques en arabe, soit directement, soit par l'intermédiaire du syriaque. A part cela le rôle de l'in-
fluence chrétienne ne semble pas avoir été considérable, bien qu'il y ait eu aux deux premiers siècles de l'Hégire d'assez nom-
breux contacts et que les ascètes musulmans se soient efforcés de ne le céder en rien aux moines orientaux. Chose remarquable,
les écrits attribués à Denys l'Aréopagite et qui durent être composés au VIe siècle en Syrie par un moine chrétien néoplatonicien,
furent traduits en syriaque et en latin (par Scot Erigène) et connurent une si grande vogue que le pseudo-Denys était au IXe
siècle l'auteur spirituel « à la mode » des rives du Tigre à celles de la Seine (26).
Le moyen âge proprement dit, les XIIe et XIIIe siècles (VI et VII de l'Hégire), marquent une nouvelle période du mysticisme
caractérisée par la théorie de l'Unité de l'Existence (wahdat al woujoûd). Les choses n'ont d'autre être que celui qu'elles tiennent de
l'Etre divin. Néant en elles-mêmes, elles préexistent dans le Savoir divin et Dieu les extériorise par son Verbe. Les esprits indivi-
duels retournent à Dieu en se réintégrant à l'Esprit suprême, comme l'intellect passif d'Averroès à l'Intellect agent (27).
Cette doctrine, qui prend sa source dans le platonisme, l'anstotélisme et le néoplatonisme, rejoint celle des grands scolas-
tiques médiévaux, malgré l'apparence panthéiste de ses formules. De même l'expérience des saints, vivant la vie de la grâce. Les
deux religions, si proches l'une de l'autre à leur base (28), se rejoignent aussi à leur cime.

MOUHYIADDIN IBN 'ARABI.

Aboû Bakr Mohammad ben 'Ali Mouhyiaddîn ben 'Arabî est la figure dominante de cette période. Né à Murcie (Andalou-
sie) en 560/1165, il se rendit en Orient en 598/1201 et mourut à Damas en 638/1240 où il est enterré (29). On lui attribue des cen-
taines d'ouvrages (30). Les principaux de ceux qui ont survécu sont les Fouçoûç al Hikâm, Perles de la Sagesse, les immenses Fou-
toûhât al Makkiya, Révélations Mecquoises, où il expose un système complet de métaphysique mystique, et les beaux poèmes
réunis sous le titre de Tarjoumân al achwâq (31). Interprète des Désirs, odes mystiques dédiées à une sorte de Béatrice.
Les Foutoûhât s'ouvrent par l'allégorie suivante : faisant autour de la Ka'ba les processions traditionnelles, Mouhyiaddin voit
un esprit céleste sous a forme d'un jeune homme exécutant le même rite, qui lui montre le temple ésotérique vivant caché sous
le vêtement du temple de pierre, comme les Idées éternelles sont cachées sous le voile de la religion révélée, et, lui inspirant la
connaissance des secrets divins, lui ordonne d'écrire sur ces mystères. Comme d'autres çoufis, comme le célèbre poète persan
Jalâl addîn ar Roûmî, Ibn 'Arabî s'élevait à une largeur de vue qui unissait étroitement l'esprit de synthèse et de tolérance à la
métaphysique de l'unité et à la mystique de la déiformation. Echappant à l'atmosphère étouffante des ulémas exotériques et des
foqaha, leurs principes mêmes plaçaient les mystiques au-dessus de tout intransigeant formalisme. Quand on aspire avant tout
à la vérité, quand on cherche l'esprit derrière la lettre et la réalité derrière les apparences, quand on est tourné entièrement vers
Dieu, les divergences humaines et les oppositions des groupes sociaux qui s'adorent eux-mêmes dans leurs fanatismes, parais-

plaisanterie au Prophète qui, cette nuit-là, lui rendit visite 90 fois. Il lui dit : « O 'Aïcha, ne t'imagine pas que nous soyons im-
puissant ou qu'une fissure se soit établie dans notre force, mais c'est pour le désir du cœur que nous avons abandonné cet autre
désir, car nous sommes devenus ceux qui cherchent le désir éternel. » 'Aïcha se mit à pleurer et se repentit. »
« Abandonner les passions et les plaisirs, c'est de la générosité ; celui qui s'enfonce dans la concupiscence ne s'en relève pas. »
24 Cf. polémique entre M. Horten et M. Massignon. M. Blochet invoque le bouddhisme.Il y eut sans doute des influences, mais postérieure-

ment, et non pas, semble-t-il, à l'origine.


25 Nicholson, Origin and development of Sufism, with a list of definitions of the terms sûfî and tasawwuf, arranged chronologically, Journal of

Roy al Asiatic Society, 1906, p. 303 et suiv. Nicholson signale aussi le rôle possible du gnosticisme. « Nous ne pouvons en ce qui concerne les
circonstances historiques rapporter l'origine du çoufisme à l'Inde ni à la Perse, mais nous devons reconnaître en lui le produit de l'union de
la pensée grecque et de la religion orientale, et en particulier du néo-platonisme, du christianisme et du gnosticisme. Il est possible que
deux au moins de ces systèmes aient été influencés par les idées perses ou hindoues, mais ce grand problème n'a pas encore et ne peut pas
peut-être être résolu définitivement. L'influence directe des idées hindoues sur le çoufisme, indéniablement grande, fut postérieure et se-
condaire à côté de l'influence de la spéculation grecque et syriaque. » Ibid., p. 320.
26 Cf. A. Merx, Idee und Grundlinien einer allgemeinen Geschichte der Mystik, Heidelberg, 1893, p. 24.
27 Cf. les notes ci-après p. 135 et 235 sur le noûr mohammadî, le roûh al a'dham, l'Homme Parfait, etc...
28 Cf. notre Vie de Mahomet, 1929, notamment chap. IX.
29 L'émir 'Abdelqader s'est fait enterrer à ses pieds.
30 Cf. Brockelmann, Geschichte d. Arab. Litt., I, 441-448.
31 Édité et traduit par Nicholson : A collection of mvstical odes, Londres, 1911.
sent nécessairement moins essentielles. Le théocentrisme ne peut, comme Antigone, que prendre part à l'amour et non pas à la
haine.
Tous les hommes, les animaux même et tous les êtres, disait Ibn 'Arabî, sont « la famille de Dieu ». La charité doit être uni-
verselle. Les hommes s'accusent mutuellement d'idolâtrie ou d'hérésie, parce que leurs intelligences étant insuffisantes et ne se
ressemblant pas, ils se forment diverses conceptions inadéquates et, prenant les symboles pour la chose symbolisée, ils s'imagi-
nent Dieu de diverses façons. Mais, en réalité, « Dieu a toutes les formes et Il n'a pas de forme... Les hommes ont conçu divers
credos sur Dieu. Moi, j'ai à la fois tous ces credos ».
« Mon cœur, chante-t-il, est capable de toutes les formes : il est le cloître du moine chrétien, un temple pour les idoles, une
prairie pour les gazelles, la Ka'ba du pèlerin, les Tables de la Loi mosaïque, le Coran... Amour est mon credo ; de quelque côté
que se tournent ses chamelles, Amour est toujours mon credo et ma foi. »
« L'amour est l'essence de toutes les religions », disait Jalâl addîn Roûmî. Mystique, métaphysique, humanisme (32), universa-
lisme, largeur d'esprit sont, quoiqu'on en pense parfois, des points de vue harmonieusement et étroitement liés.
Selon une anecdote probablement inexacte, mais significative, Ibn 'Arabî aurait connu Ibn al Fâridh et lui aurait demandé de
faire un commentaire à sa grande Tâ'iya (le plus long des poèmes d'Ibn al Fâridh, rimant en Ta et constituant un traité de mys-
tique). La chose est inutile, aurait répondu le poète : tes Foutoûhât sont le meilleur des commentaires à ma qacida.
Ibn al Fâridh était en tout cas contemporain du grand penseur. Il se rattache en un sens à la même école de mystique, bien
qu'il soit un poète spontané plutôt qu'un métaphysicien systématique et bien que ce soit sans doute son commentateur Nâbolo-
sî, fervent disciple de Mouhyiaddîn Ibn 'Arabî, qui ait par la suite interprété tous ses vers selon la doctrine de celui qu'il appelle
le Cheikh al Akbar, le plus grand des maîtres.

IBN AL FARIDH.

Charaf addîn 'Omar ben al Fâridh (le Caire, 577/1181-632/1235) ne quitta l'Egypte que pour deux séjours à la Mecque. Il
commença, dit-on, dès sa jeunesse, à se détacher du monde et vécut quelque temps en ermite sur les pentes du Moqattam, cou-
chant dans des grottes et des sanctuaires abandonnés. Puis il s'installa au collège Sayfiya. Comme il vivait depuis plusieurs an-
nées dans l'austérité et la prière, mais sans recevoir l'illumination intérieure, il vit un jour un homme mystérieux, un saint
d'Allah caché sous la personne d'un vieil épicier que tout le monde prenait pour un ignorant et un idiot. S'étant rendu à la
Mecque sur le conseil du saint, il y reçut enfin l'illumination, y passa une quinzaine d'années et revint au Caire pour recueillir le
dernier soupir de son maître. En 1231, il retourna aux lieux saints où il vit le célèbre cheikh 'Omar as Souhrawardî (33). Un des
poèmes d'Ibn al Fâridh se termine par ce vers pathétique :
A toi la bonne nouvelle ! Dépouille-toi donc de ce qui est sur toi. Malgré tes imperfections il a été question de toi.

L'on raconte, en effet, que Souhrawardî se trouvant à la Mecque l'objet de la vénération d'une grande foule, se demandait
avec angoisse s'il était digne de tant de respect et quelle était sa véritable place auprès de Dieu. Ibn al Fâridh lui apparut et pro-
nonça ce vers. Souhrawardî criant de joie se mit alors à déchirer ses vêtements, et tous les assistants firent de même. Ayant ren-
contré peu après Ibn al Fâridh devant la Ka'ba, les deux hommes s'embrassèrent et causèrent quelque temps à voix basse.
Ibn al Fâridh mourut à la mosquée-université d'Al Azhar où le sultan eyoubite Mâlik Kâmil vint le visiter.
Son tombeau, dans le cimetière de Qarafa, au pied du Moqattam, fut recouvert d'une coupole par Barkouk an Nâsirî, lieute-
nant du sultan mamelouk ; il est l'objet d'une grande vénération. Les controverses sur l'orthodoxie d'Ibn al Fâridh faillirent
troubler l'ordre public au XVe siècle. Une fetwa fut alors rendue en faveur du poète. Depuis l'installation du gouvernement ot-
toman en Egypte, sa tombe est l'une des sept places où l'on fait la récitation du Coran pendant le Ramadhan.
De taille moyenne et svelte, beau de visage, élégant, de caractère doux, bienveillant, éloquent et généreux, il était passion-
nément épris de la beauté, et l'on raconte qu'il se dérangea quelque temps tous les jours pour aller voir un chameau dont les
proportions l'avaient charmé.
Dans l'un de ses plus beaux poèmes mystiques il s'écrie :
Quand II est absent, mes yeux Le voient dans tout ce qui est beau, gracieux et charmant ;
Dans l'harmonie du luth et de la flûte, lorsque ces deux instruments mêlent leurs accords,
Dans les près et les vallées des gazelles, à la fraîcheur des aubes et des soirs,
Là où tombent les gouttelettes sur un tapis de verdure brillant de fleurs,
Quand le zéphyr traîne les pans de sa robe et apporte, au petit jour, le plus embaumé de ses souffles,
Et quand ma bouche collée aux lèvres de la coupe aspire la salive du vin dans un lieu pittoresque.

Il avait, dit-on, à Bahnassa de jeunes esclaves musiciennes et il tombait en extase au son de leurs instruments.
De même que pour Jalâl addîn Roûmî ou saint Jean de la Croix, un événement extérieur pris symboliquement, un mot, un
chant d'amour profane entendu, était pour le poète l'occasion d'un transport extatique.

32 Ce mot peut prêter à des malentendus selon qu'on lui fait signifier : rien que l'humain, ou tout l'humain. Dans le premier cas, c'est le courant
naturaliste, rationaliste, moderne, dans le second c'est l'humanisme qui devient facilement universaliste et mystique, puisque l'homme vé-
ritable complet, c'est l'Homme Parfait, l'Homme Universel dont nous parlons plus loin.
33 Chihâb addîn Aboû Hafç 'Omar ben 'Abdallah as Souhrawardî, 539/1144-632/1234. Ne pas le confondre avec son oncle Abdelqâhir as Sou-

hrawardî (490/1097-562/1162) de Baghdad, ni avec Chihâbaddîn Jahjâ as Souhrawardî Maqtoûl, d'Alep († 587/1191).
Cf. Brockelmann, Geschichte der Arabischen Litterattur, Weimar, 1898, tome I, p. 440.
S'étant rendu au bord du Nil, comme il aimait à le faire le soir, il entendit un jour un foulon qui s'emportait contre une pièce
de drap : « Ce morceau de drap, disait-il, m'a coupé le souffle. S'il ne se nettoie pas, qu'il soit déchiré ! » S'appliquant le symbole,
'Omar ben al Fâridh se mit à répéter avec ferveur : « Il m'a fendu le cœur. S'il ne se nettoie pas, qu'il soit déchiré ! » Il regrettait
amèrement que son cœur ne fût pas encore complètement délivré des impuretés humaines et des attaches aux choses contin-
gentes pour être déchiré par l'annihilation de l'existence dans a contemplation de l'Auteur de toute existence.
Revenant une nuit d'une réunion, il entendit des gardes de police qui chantaient avec beaucoup d'animation.
Ils chantaient :
Mon Seigneur, nous avons veillé espérant t'atteindre.
Mon Seigneur, tu ne l'as pas permis. Nous nous sommes endormis pour rêver de toi.
Mon Seigneur, le rêve n'est pas venu, et sans doute tu ne nous prêtes aucune attention.

Saisi à la gorge par le désir d'amour, le poète, dans la rue même, se mit à chanter :
O habitants de Thaïba, est-ce que vous n'avez pas à offrir les mets de l'hospitalité ? La nuit vous a conduit un hôte étranger.

Puis, perdant tout contrôle sur lui-même, gesticulant et hors de ses sens, il déchire ses habits, jette tout ce qu'il a sur lui,
pleure, gémit jusqu'à l'aube. Les gens s'attroupent et gagnés par la contagion, ils se mettent à déchirer eux aussi leurs vêtements.
Ibn al Fâridh, comme le remarque Nâbolosî, ne semble pas être parvenu au sommet de l'état mystique. Il y a chez lui une
sorte d'amour de l'Amour divin qui n'est pas le détachement parfait, plus exactement un désir des grâces sensibles pour elles-
mêmes et de l'ivresse extatique. C'est un poète, un très grand poète, un esthète, un Racine qui a passé sa vie à exprimer en sym-
boles inoubliables les thèmes de la mystique çoufie. Ses images sont subtiles, ses vers étonnamment musicaux, pleins d'asso-
nances raffinées, de jeux de mots parfois un peu recherchés, mais souvent profonds et graves, et presque toujours d'une
perfection déconcertante. Il les composait, dit-on, au sortir d'états extatiques pendant lesquels il restait longtemps étendu im-
mobile, comme en catalepsie. « Il a plongé, dit son commentateur Boûrînî, dans les mers profondes de la poésie et en a rapporté
des perles qui ont étonné les plus habiles. Dans l'art de célébrer l'amour, il a laissé loin derrière lui tous ses rivaux. Il est le sul-
tan des amoureux parmi les hommes et les génies. » Il est le plus grand poète mystique que la langue arabe puisse opposer au
persan Jalâl addîn Roûmî.
Comme le Cantique des cantiques et comme tant de mystiques, Ibn al Fâridh exprime l'amour divin sous des figures pro-
fanes. Il use avec virtuosité de toutes les ressources du symbolisme érotique et du symbolisme bachique si développés dans la
poésie arabe (34).
Quand les derviches du Caire ou les Derqawa de Fès cherchent l'extase dans le samâ', concert spirituel, et les danses exta-
tiques, un jeune homme leur chante souvent des poèmes d'Ibn al Fâridh.
Charibnâ 'alâ dzikri 'l ‘habîbi moudâmatan
Sakirnâ bihâ min qabli an ioukhlaqa'l karmou.

« Nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne », chante la jeune voix
pathétique ; et les soupirs défaillants et les « Allah ! » extatiques raclent le fond des poitrines gonflées d'une ivresse que l'être ne
peut supporter qu'en s'oubliant.
Les mystiques ont arrangé un langage que ne comprennent pas ceux qui n'ont pas leur expérience spirituelle, en sorte que
lorsqu'ils expriment leurs états ou stations, celui qui est dans le même état comprend le sens de leurs termes, mais celui qui n'y
participe pas, le sens lui en est interdit... Certains initiés ont exprimé différents degrés de la contemplation mystique par ces
symboles de vêtements, boucles de cheveux, joues, grains de beauté, vin, flambeaux, etc... qui aux yeux du vulgaire ne forment
qu'une brillante apparence... Ils ont signifié par la boucle la multiplicité des choses qui cachent le visage de l'Aimé ; ils ont mis le
grain de beauté en rapport avec l'Unité; le vin représente l'amour, le désir ardent et l'ivresse spirituelle ; le flambeau l'irra-
diation de lumière divine dans le cœur de celui qui suit la voie. Le vêtement du témoin signifie la beauté de l'essence absolue. »
Quel que soit le jugement qu'on porte sur le concert spirituel — et des docteurs musulmans, même mystiques, en ont signalé
les dangers — il serait absurde d'y réduire le mysticisme oriental, et à plus forte raison de l'identifier aux excentricités sangui-
naires des 'Isawa mangeurs de verre pilé. Le samâ' (comme le déchirement des vêtements), n'est qu'une manifestation extérieure
del'ivresse intérieure chez les uns, un procédé de réalisation artificiel chez les autres, chez d'autres encore une déviation carica-
turale. C'est seulement la grande extension des confréries depuis le XVe siècle et la décadence générale qui ont donné tant d'im-
portance aux danses des ikhwan, qui ne doivent pas faire oublier les grandes synthèses et les vies profondément renoncées des
Jounayd, des Bisthâmî, de Hallâj, des Mohâsibî, des Ghazâlî, des Ibn 'Arabî, etc... Encore serait-il injuste de méconnaître la va-
leur du samâ’ qu'on ne peut rejeter absolument en principe sans condam-ner toute musique religieuse (35).

34 « Les mystiques, dit Lâhijî, commentateur du Goulchân-i-Râz, Roseraie du Savoir, de Châbistarî (cité par Carra de Vaux, Les penseurs de
l'Islam, tome IV, 1923 p. 288), ont convenu d'exprimer par des métaphores leurs découvertes et leurs états spirituels ; si ces images parfois
étonnent, l'intention n'en est pas moins bonne.
35 Je ne peux pas résister au plaisir de citer ici la lettre suivante très caractéristique en même temps que très évocatrice que je
viens de recevoir d'un jeune Marocain qui y décrit le dzikr des Derqawa de Fès :
« Merci, cher ami, de m'avoir donné l'occasion de revivre encore quelques instants avec mon poète préféré, le Sultan des Amou-
reux, Ibn al Fâridh. Il a été la nourriture de mon âme pendant ma jeunesse. Je le savais par cœur comme je savais mon Coran. A
la zawia et dans toute réunion où deux faqirs se rencontraient, Ibn al Fâridh était commenté et chanté.
Prends le reste du souffle que tu m'as laissé ; l'amour n'est pas parfait s'il laisse quelque chose de la vie. Ah ! qui fera périr
mon âme de l'amour d'un jeune faon...
Le faon symbolise ici, commente Nâbolosî, le degré de l'irradiation du Bien-Aimé ; habitant du désert, il fait sortir le novice
du monde des formes pour lui permettre de revêtir l'Existence Véritable.
Pour lui j'ai perdu toute retenue ; pour lui j'ai renoncé à la piété, et au saint pèlerinage.

Le mystique, en effet, ne fait plus rien que par Dieu, est passif entre les mains de Dieu, ne cherche plus aucun mérite person-
nel.
Ibn al Fândh poursuit ses images, ses antithèses, ses combinaisons raffinées de son et ses jeux de mots subtils, malheureuse-
ment presque intraduisibles.
Voici, presque en entier, l'un des plus célèbres poèmes d'Ibn al Fâridh :
Mon cœur me dit que tu es ma perte ; mon âme soit ta rançon ! que tu le saches ou non.

Nâbolosî écrivit tout un livre sur ce « que tu le saches ou non ». Dieu, dit-il, est à la fois connu et inconnu, puissant et im-
puissant, intérieur et extérieur, etc... Il se connaît lui-même par l'Homme Parfait, l'Adam cosmique (le Verbe splendeur du Père),
dans lequel il se reflète, et le mystique, anéanti à son existence propre, rejoint Dieu par ce médiateur en qui il revit à l'Existence
véritable.

Je n'aurai pas payé ton amour si je suis celui qui ne meurt pas de tristesse. Et qui tiendra comme moi sa parole ?
Je n'ai que mon âme ; celui qui donne son âme par amour pour ce qu'il aime n'est pas prodigue.
Si tu l'acceptes, je suis, grâce à ton aide, arrivé au but, que j'ai manqué sinon...

« ...Je revois encore la zawia que je fréquentais dans une petite ruelle d'El Blida, tout à fait isolée et tranquille. J'y allais tous les
vendredis vers quatre heures du soir. Les faqirs arrivaient les uns après les autres, posaient leurs babouches dans un coin, puis,
avançant lentement et sans bruit, ôtaient leur capuchon, serraient les mains de leurs frères d'une certaine manière et se met-
taient à genoux.
« Quand le nombre des faqirs est assez important, le moqaddem prend la Risala d'Al Qochayrî (le « livre mère » ainsi qu'on
l'appelle) ou un autre ouvrage du même genre et lit d'une voix très douce quelques passages en les commentant. Les faqirs po-
sent des questions et discutent avec le moqaddem ou entre eux, mais avec beaucoup d'ordre et de calme. L'âme nourrie par
cette lecture et ces discussions, l'on forme un cercle et le dzikr s'improvise sur la cadence d'un beau chant. Le chanteur prend la
précaution de ne pas moduler dès le début les vers d'Ibn al Fâridh, le Sultan des Amoureux, de peur d'exciter trop brusquement
l'extase des faqirs. D'autres poètes, comme Maqdisî, Chtourî, Baghdadî et Al Harraq sont psalmodiés sur un rythme très lent.
Les assistants font un mouvement de va et vient d'avant en arrière, accompagnant le chant en répétant La ilaha illa Allah. Les
joues se colorent, les yeux se ferment chez les uns, chez les autres au contraire s'écarquillent. Le rythme s'accentue : on se lève
d'un seul coup et La ilaha illa Allah est réduit à Llah tout court.
« On est debout. On écoute maintenant des vers d'Ibn al Fâridh, mais ceux seulement d'un mysticisme peu accentué. Les faqirs
s'excitent, ils commencent à danser. C'est alors que le chanteur passe insensiblement à des poèmes du Sultan al 'Achiqin d'un
mysticisme de plus en plus profond.
« Des Houwa, Houwa (Lui ! Lui !) déchirants partent de tous les côtés. Il n'est pas rare de voir un moussammi' (chanteur), envahi
par le souffle mystique que fait courir un vers d'Ibn al Fâridh et pris par le hâl, se mettre à danser. Les faqirs, assis hors du cercle
et qui ne dansent pas pour une raison quelconque, accompagnent de mouvements modérés la cadence du dzikr ; souvent aussi,
pénétrés par le sens d'un vers, il leur arrive de bondir alors précipitamment en poussant un cri de joie et de se mêler à la danse.
« L'excitation s'accroît, on est en sueur, les turbans se dénouent, les têtes se renversent et les yeux hagards se dirigent vers le ciel
éblouis par la vision d'une lumière ineffable... Chose difficile, que dis-je, impossible à expliquer... La khamriya d'Ibn al Fâridh a
enivré les âmes. Houwa, Houwa... Le souffle devient plus fort et précipité. Tout cela dans un ordre parfait et parfaitement ryth-
mé. Le moqaddem ou un autre faqir vénérable, au milieu d'un cercle, dirige le dzikr. S'il constate un relâchement chez les uns, il
lance lui-même un vers sublime d'Ibn al Fâridh, suivant la même mesure que le chanteur. Le distrait revient à lui, le harassé re-
prend courage. Houwa, Houwa... Lui ! Lui I On n'entend plus maintenant que le souffle de la poitrine qui diminue de plus en
plus. La faible créature s'anéantit devant Lui. Les moussami'oûn ne chantent plus ensemble. Chacun à tour de rôle, chante un
mouwal, d'Ibn al Fâridh bien entendu (qui peut se lasser d'Ibn al Fâridh ?). Des Houwa revivifient les cœurs. La sueur coule le
long des visages. Les bouches s'ouvrent. Le chanteur lance alors :
« S'il s'absente de la prunelle de mon œil, Il est en moi. Il est en moi ! Il est en moi ! Houwa ! Houwa ! » Un sourire embellit tous
les visages. « Il est en moi ! Il est en moi ! Houwa ! Houwa ! » C'est le fana' complet. On n'est plus là. On n'existe plus. Ce « II est
en moi ! » fait frémir tout le monde, même ceux qui ne chantent pas ou qui passent par hasard dans la ruelle où se trouve la
modeste zawia. Les jambes chancellent. On s'asseoit enfin. Encore quelques beaux vers, notamment : « Ah ! si cela pouvait durer
éternellement pour moi... » On se salue de nouveau. On est heureux. On se sent l'âme plus légère.
« Tout cela, hélas ! n'est plus que souvenirs pour moi. Non seulement je ne vais plus à la zawia, mais je n'entends plus parler d'elle. L'été
dernier, en traversant un jour le quartier d'El Blida, je fus amené à y entrer. Silence complet... Des toiles d'araignées partout. Un hibou lo-
geait sur le tombeau d'un des descendants de Moulay al 'Arbî. Où sont les faqirs d'autrefois ? Les vieillards sont morts ou devenus in-
firmes. Les jeunes se sont modernisés et préfèrent prendre l'apéritif aux terrasses des cafés ou faire les cent pas au Mellah et à la Ville
Nouvelle. L'Orient, hélas ! perd son essence en même temps que son charme. Le souffle divin qui s'exhale des vers d'Ibn al Fâridh ne sou-
lève plus les poitrines. Où s'achemine-t-on ?... »
C'est la réunion de l'esprit individuel à l'esprit suprême, au roûh al a'dham.

O toi qui me frustres de la douceur du sommeil et me donnes l'aspect d'un malade en m'inspirant la passion qui me con-
sume,
Aie pitié de mon dernier souffle et de ce que tu as laissé subsister de mon corps affaibli et de mon cœur blessé à mort.
La passion persiste et l'union se fait attendre ; la patience se perd et la rencontre est retardée...
Demande aux étoiles de la nuit si le sommeil a visité mes paupières. Comment visiterait-il ce qu'il ne connaît pas ?
...S'il n'y a pas d'union possible avec toi, promets-la du moins à mon espoir, et diffère-la, si tu as promis pour ne pas tenir.
Le retard de ta part, si l'accomplissement fait défaut, m'est plus doux que l'exaucement de la part d'un aimé complaisant.

Douce ou torturante conscience de la présence ou de l'absence divine. Angoisse de savoir si l'union est possible, à laquelle on
aspire et dont on expérimente les prémices tour à tour avec les dérélictions. Problème particulièrement grave dans un milieu où
des théologiens rigoristes, par souci de la transcendance, ont creusé un abîme qui semble infranchissable entre le Seigneur et ses
esclaves.
Mais le mystique authentique n'a pas plus de convoitise spirituelle qu'il n'a de concupiscence ; parfaitement renoncé, il ne
cherche que Dieu, et, à travers les angoisses de la nuit obscure comme parmi les délices de la quiétude, dans la ferveur comme
dans la sécheresse, sa volonté adhère uniquement à la volonté divine. Pur amour :
Je cours vers les souffles du zéphir pour me distraire, mais mon regard n'aspire qu'au visage de celui auquel ils ont pris leur
parfum.
Peut-être le feu qui me consume s'apaisera-t-il ; mon désir à moi est qu'il ne s'apaise jamais.
... Si un autre se contente du fantôme de son image, moi, de sa possession même, je ne me contente pas.
Mon amour est intangible et pour mon malheur je ne puis guérir qu'en périssant.
Par son amour qui s'est imprimé en moi et que je vénère comme le Livre sacré,
S'il me dit par coquetterie : « Tiens-toi sur des braises ardentes », je lui obéirai sans hésiter.
Et s'il veut ma joue pour marcher dessus, je la poserai contre terre sans dégoût.
... Toutes les lunes (36) et chaque taille svelte, quand il s'irradie, se précipitent à sa rencontre.
Si je dis : « J'ai pour toi tous les amours possibles », « c'est, dit-Il, que la grâce m'appartient et que toutes les beautés sont en
moi. »
... Le temps se pourrait passer à décrire ses beautés : il resterait toujours quelque chose à décrire.
... S'il me visite un jour, ô mes entrailles, déchirez-vous d'amour ; s'il s'en va, ô mes yeux, pleurez.
Mais qu'importé s'il semble s'éloigner ? (37) Celui que j'aime est avec moi ; s'il s'absente de la prunelle de mon œil, il est en
moi.

Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé... Le royaume de Dieu est au-dedans de nous... Qui se connaît soi-
même connaît son Seigneur...
Un des thèmes favoris de la poésie amoureuse arabe est celui du tîh. Ce mot, que « coquetterie » rend très imparfaitement,
s'applique à la froideur du bien-aimé tyran, à sa cruauté, plus douce pourtant que l'indifférence dont elle n'a que l'extérieur, à
ses dédains où l'on trouve une suavité. Avec le tîh, l'on chantera, savourant la volupté d'être son esclave, la souveraine liberté
qui donne et retient les grâces gratuites, les duretés qui rendent plus exaltantes les moindres faveurs, et la résistance de l'objet
aimé qui accroît le désir.
Dans le poème tih dalâlan, au sens profane si gracieux et au sens mystique si émouvant, Ibn al Fâridh chante cette emprise et
cet abandon, et dit au Bien-Aimé :
Montre la coquetterie la plus orgueilleuse, tu en as bien le droit, et conduis-toi en tyran, car la beauté t'a donné ce pouvoir.
A toi le commandement : décrète ce que tu veux décréter ; la beauté te fait régner sur moi. Si ma perte doit m'unir à toi, ah !
fais-la venir. Que je sois ta rançon !
... De toi la maladie ne m'a jamais séparé. Comment l'orgueil te détournerait-il de moi, ô dédaigneux charmeur !
Tu es présent en moi dans ton absence même, et dans ta cruauté je sens une tendresse.

Dans cet état, le mystique voit tout en Dieu (38) et Dieu en tout. Il voit la « vérité » des choses, il voit les choses comme des
manifestations de la Vérité, et la Vérité (qu'elle soit exaltée !) comme sous-tendant toutes choses, car le monde s'évanouirait si
Dieu se retirait de lui :
La pleine lune a remplacé pour mon œil réveillé l'image de ta face ; en toute forme étrangère ton apparition a rafraîchi mes
yeux : je n 'ai vu que toi seul.

36 Les beautés, symbolisant les âmes parfaites qui reflètent le soleil de l'Existence véritable.
37 Mot à mot : l'éloignement n'a pas de faute. C'est-à-dire : malgré tout et toujours, Dieu est en moi et je suis en lui (« n'importe où vous êtes, il
est avec vous », dit le Coran, cité ici par Nâbolosî). L'essentiel n'est pas les grâces sensibles, les délices de la ferveur, mais l'adhésion pro-
fonde de la volonté. L'éloignement, dit Nâbolosî, c'est voir autre chose que Dieu, attribuer une existence réelle absolue, hors de Dieu, aux
contingences, croire que quelque chose existe sans que Dieu soit l'être de son être, la vérité de son existence.
38 Videntes Deum omnia simul vident in ipso. Saint Thomas, Adv. Gentes, C. III, ch. LIX.
LES TRAITÉS DE ÇOUFISME.

Les plus anciens traités de çoufisme (39) que nous connaissions sont du Ve siècle de l'Hégire (XIe J.-C.), de Harawî et Houjwî-
rî (en persan), de Sarrâj et Qochayrî (en arabe) Vers la fin du VIe-XIIe siècle, le Persan Farîd eddîn 'Attâr écrivit son célèbre re-
cueil hagiographique, le Mémorial des saints, et son poème, le Langage des oiseaux, exposant allégoriquement les étapes de la voie
mystique. Les 44.000 vers du Mathnawî de Jalâl addîn Roûmî (VIIe/XIIIe siècle) forment une véritable et géniale encyclopédie
mystique. Souhrawardî de Baghdad écrit en arabe à la même époque son 'awârif al ma'ârif. Outre ses poèmes allégo-riques, le
Persan Jâmî (IXe/XVe siècle) écrivit un traité de çoufisme et recueil hagiographique, Nafahât al ouns, les Souffles de l'Intimité. Le
Gulshan i Râz de Châbistarî répond en vers magnifiques à quelques questions sur la doctrine. On peut citer encore en Perse les
traités de Chams ed dîn Ibrahîm d'Eber-kouh, d'al Makkî, etc. Les œuvres originales se raréfient ensuite au profit des commen-
taires. Zakarya al Ançarî commente au Xe/XVIe siècle la Risâla de Qochayrî, al Kâchifî commente des extraits du Mathnawî, Nâ-
bolosî commente au XIe/XVIIe le Dîwân d'Ibn al Fâridh. Mais un commentaire peut être aussi bien un chef d'œuvre d'insipidité
qu'un chef-d'œuvre de finesse et d'humanisme, (Averroès est appelé dans la Divine Comédie le Grand Commentateur d'Aris-
tote), Nâbolosî a mis dans le sien tout son cœur, toute sa science et tout son art.
Au milieu du XIXe siècle le cheikh Senoûsî, fondateur de la fameuse secte saharienne, écrivit un curieux traité de çoufisme,
où l'on trouve, pour les méthodes de dzikr, de concentration, etc., des influences hindoues modernes dues surtout aux ren-
contres de pèlerins à la Mecque.
Ces traités, en même temps qu'ils racontent la vie des saints, recueillent leurs sentences et leurs poèmes, montrent l'organisa-
tion, le lexique, les thèmes, les tendances diverses du taçawwouf. Les çoufis cherchent à se rattacher aux compagnons du Pro-
phète par des isnâds (chaîne de témoignages) dont l'authenticité est naturellement fort suspecte. Beaucoup admettent l'idée d'un
aspect ésotérique de la révélation transmis par 'Ali. Tous en tout cas pratiquent sur une grande échelle, comme nous le verrons,
l'interprétation allégorique du Coran, selon les degrés de compréhension divers des esprits. Ils trouvent, en effet, dans le Livre
sacré, nombre de versets auxquels ils donnent un sens mystique superposé au sens littéral, et un certain nombre d'autres versets
où se discerne le germe de leur mystique. Ainsi : Toute chose périt sauf la Face d'Allah, XXVIII, 88. Tout sur terre s'anéantit,
mais la Face Glorieuse de ton Seigneur subsiste toujours, CLV, 26 (d'où la théorie du fana' et du baqâ'). — De quelque côté que
tu te tournes, là est la Face d'Allah, II, 109. — Il les aime et ils L'aiment, V, 50, (d'où la mahabba, amour réciproque de Dieu et des
saints). — Et dans cela il y a certes un mémorial pour celui qui a un cœur, qui prête l'oreille et qui devient témoin, L, 36, etc...
Nombre de termes du vocabulaire çoufi ont d'ailleurs une origine coranique.
Si le principe du çoufisme était l'intériorisation du culte et la négation de tout pharisaïsme, l'organisation elle-même du çou-
fisme et sa vulgarisation devaient, malheureusement, risquer pratiquement de restaurer un autre genre de pharisaïsme.
Le mourîd, novice, aspirant, prenait la khirqa, le froc de çoûf. Le cheikh mourchid, directeur spirituel, lui enseignait la tharîqa, la
voie. Passant par la via purgativa de la guerre contre l'âme charnelle, la nafs, le moi, il élevait son cœur, qalb, son esprit, roûh et la
fine pointe de son esprit, sirr, purifiés, libérés du péché, des préjugés, de l'égoïsme et des apparences, à la contemplation amou-
reuse des réalités divines.
Dieu seul peut purifier les cœurs, mais l'homme doit collaborer à l'infusion de la grâce. Les méthodes de méditation, de répé-
tition surtout des noms d'Allah, de dzikr, dont la première étape est l'oubli du moi et la dernière l'absorption de la pensée dans
son objet, dit Jâmî, certains procédés de concentration, gestes, aspirations et expirations, qui ont pu venir des Indes, le concert
spirituel et les danses extatiques, etc., sont des moyens de valeurs diverses en eux-mêmes et aussi selon les individus qui les
pratiquent.
L'itinéraire vers Dieu est marqué par divers « états » (ahwâl) donnés, généralement passagers et hors du contrôle humain,
venant et partant « comme Dieu veut », et « stations » (maqâmât) acquises et durables : perdre et trouver, expansion et contrac-
tion, présence et absence, fana' et baqâ', —sobriété, scrupule (wara’), ascétisme (zohd), patience (çabr), abandon (tawakkoul), quié-
tude (ridhâ')...
« Les « états », disait Hallaj, c'est Dieu qui les donne tout entiers. »
« Je suis depuis vingt ans, disait Abou'l Housayn an Noûrî, entre le faqd (perte) et le wajd (trouver, ferveur). Quand je trouve
mon Dieu, je perds mon cœur (qalb) et quand je trouve mon cœur, je perds mon Dieu. »
Les traités de çoufisme (40) répartissent les hommes en diverses catégories, dont les principales sont les suivantes : 1° les ordi-
naires (brutes, pêcheurs, mondains, « voilés », « distraits ») ; 2° les bons, les pieux, les justes ; 3° les excellents, les saints, les mys-
tiques. Les premiers ne goûtent que les biens de ce monde» les seconds aspirent à ceux de l'autre, au paradis créé, les troisièmes,
aspirant à la réalité absolue, ne se contentent que du Créateur.
Ou bien (division de Jâmî) : les insouciants, qui suivent une fausse route ; les sâliks, compagnons du droit chemin ; et les par-
faits, arrivés à la gnose et au tawhîd (attestation de l'Unité divine, mais aussi, pour les mystiques, unification, intuition qu'il n'y a
d'autre être réel que Dieu et union à cette Réalité suprême). Soit, dira un autre çoufi, les gens de la nafs (âme charnelle, moi), les
gens du 'aql (intellect, raison) et les gens du roûh (esprit).
Les hommes spirituels des deux dernières classes se divisent en plusieurs catégories. Ceux de la plus haute méritent seuls en
droit le titre de çoufis ; il y a parmi eux des prophètes et des saints, parvenus au terme de la voie, mais restés en ce monde pour
diriger les hommes en tant qu'envoyés de Dieu chargés d'une révélation, ou les mystiques en tant que cheikhs mourchids, direc-
teurs spirituels parfaits ; il y a d'autre part les majdoûbs qui restent perdus dans l'océan de l'union.

39 Je ne parle pas ici des grandes œuvres plus générales de Ghazâlî, Ibn 'Arabî, etc.
40 M. E. Blochet a analysé ce que disent de cette hiérarchie spirituelle et des détails de la Règle çoufie, les traités de la dernière partie du
Moyen-Age. Cf. Journal Asiatique, 1902, et Etudes sur l'ésotérisme musulman, Louvain, 1910, extrait du Muséon.
La seconde classe (bons, sâliks) comprend (de haut en bas) : les aspirants çoufis, moutaçawwif, les malâmatîs, aux vertus igno-
rées ; les ascètes, zâhid, les pauvres, faqir (les çoufis sont tous des faqîrs, mais tous les faqîrs ne sont pas nécessairement des çou-
fis), les servants, khâdim, frères convers qui servent les religieux pour gagner des mérites et accomplissent les œuvres
d'obligation mais non les surérogatoires, enfin les simples adorateurs qui obéissent à Dieu en vue d'une récompense.
La distinction entre l'ascèse et la mystique est nettement indiquée : l'ascète marche, le çoufi vole ; l'ascète est actif, le çoufi est
passif ; le premier aspire, cherche, lutte contre soi ; le second reçoit les grâces infuses et est mort en l'unité de l'Etre éternel. Le
'Awârif al ma'ârif de Souhrawardî distingue les spirituels en quatre classes qui sont (de bas en haut) : les sâliks proprement dits
qui restent à la station (maqâm) des exercices spirituels et des mortifications ; les majdoûbs qui sont au maqâm de la quiétude ; les
sâliks parvenus au ravissement après les combats et ayant trouvé « le miel après la coloquinte », contemplant une partie du
monde supérieur ; enfin les madjoûbs parvenus à l'union complète et contemplant toutes les lumières de la certitude sans aucun
voile.
Une équivalence peut être établie entre ces quatre classes de Souhrawardî et la division donnée par Jâmî et par Ibn Khaldoun
: la première catégorie comprendrait les adorateurs, les servants, les faqirs, les ascètes, la seconde les malâmatis, la troisième les
moutaçawwifs et la quatrième les çoufis proprement dits.
Les ressemblances et les contrefaçons de chaque classe permettent de décrire d'autres variétés psychologiques.
Il y a, dit Jâmî, de faux çoufis qui abusent de la crédulité du peuple et sont un sujet de scandale (41). Aux malâmatis, dévots
de grande observance, ressemblent les kalenders, dévots de petite observance, qui jouissent de la paix intérieure, s'acquittent
des obligations, n'aspirent pas plus loin, contents de renoncer aux luttes de la vie mais sans se lancer dans les luttes spirituelles
et les grandes angoisses de la Voie mystique. Il y a aussi les faux kalenders, débauchés cyniques et pittoresques bohèmes, tels
qu'on en voit dans les Mille et Une Nuits. Il y a de même, à côté des ascètes et des faqirs, des gens qui aspirent à se détacher du
monde sans parvenir à oublier leur entourage et leur moi, des gens qui désireraient vivre dans la pauvreté, mais sont encore
tentés par les richesses. Leurs contrefaçons sont de faux dévots hypocrites et d'abominables Tartuffes.
D'un autre point de vue, essentiellement intérieur et ésotérique, l'élite des saints dans le monde est répartie selon une hiérar-
chie cachée qui soutient mystiquement le monde : les abdâl, les abrâr, les awtâd, les « délégués », enfin le Pôle (Qouthb), qui est le
« grand secours» ((Ghawts) et le Sceau (Khâtam). Le suprême Sceau des saints, dit Ibn 'Arabî dans les Foûtouhât, sera — comme
Mohammad est le Sceau des Prophètes — Jésus à sa seconde venue.
Les traités de çoufisme décrivent aussi la vie que les adeptes doivent mener dans les couvents et les détails minutieux de la
règle théorique dont les exigences positives ou négatives s'imposent, outre naturellement les obligations canoniques ordinaires,
à quiconque veut s'engager dans la Voie (tharîqa), aspire à la vie mystique et à la « réalisation » de la doctrine métaphysique.
La prière, dialogue avec l'Etre unique, adoration pure de la pure Réalité, écarte les voiles de l'illusion, fait sortir l'homme de
son être phénoménal. Les rites matériels qui l’accompagnent sont nécessaires pour faire participer le corps à l’adoration et y
disposer l’âme, mais l’essentiel est l’ascension vers Dieu. « L'ablution, dit Chiblî, est la séparation d'avec le monde ; la prière est
l'union avec Dieu. »
Sur le jeûne, sur les repas en commun, sur le sommeil, sur le silence, sur les vêtements, sur les concerts spirituels ou séances
extatiques, sur les visites aux mosquées et sanctuaires, les traités de çoufisme donnent des conseils sévères, avec toujours le sou-
ci de la spiritualité intérieure, et des jugements d'une psychologie parfois très sage.
Le çoufi régulier doit vivre généralement en communauté car il n'est pas bon que l'homme soit seul : son compagnon alors
risquerait souvent d'être Iblis (le diable). Il reste en étroit contact avec le cheikh qu'il a choisi et dont il suit les cours. Mais il peut
changer de maître et de résidence afin de connaître plusieurs méthodes et de chercher partout la science, fût-ce en Chine. Cer-
tains voyagent ainsi de zawia en zawia une grande partie de leur vie ; d'autres restent toujours au même endroit. Ces voyages
sont aussi l'objet de prescriptions détaillées. A côté des çoufîs sérieux en quête de perfection, dont la douceur du climat, la facili-
té de la vie, l'extension des zawias et l'hospitalité partout assurée favorisaient le détachement, il y eut malheureusement aussi
des vagabonds dont la robe de bure ou la moraqqa'a de loques bigarrées cousues bout à bout n'était pas toujours le signe d'une
vie édifiante. Ces bohèmes pittoresques ou ces libertins cyniques apparaissent plein de vie dans les contes et les miniatures
orientales, comme les moines gyrovagues d'Occident inspirent certains Colloques d'Erasme et les satires du XVIe siècle. Le phari-
saïsme est parfois le revers de la piété musulmane officielle. Les graves personnages drapés de blanc soyeux qui traversent les
colonnades d'Al Azhar ou de Qaraouyine, les uléma et les foqaha, docteurs de la loi et scribes, les grands bourgeois de l'Islam,
prient cinq fois par jour, s'abstiennent de vin et de porc, donnent la dîme de ce qu'ils possèdent. Ils se complaisent volontiers
dans le sentiment d'être des justes qui s'acquittent avec exactitude de leurs devoirs envers leur Seigneur. Ils ne détestent pas que
le monde le sache. Ils savent que leur vertu sera récompensée en ce monde et en l'autre. D'indicibles joies les attendent aux jar-
dins toujours verts, pleins de fruits, de ruisseaux, de houris et d'éphèbes, tandis que les infidèles grilleront dans la flamme in-
fernale ou pourriront éternellement dans des fleuves de pus ; et ils ne s'angoissent pas à l'idée qu'il y aura des damnés, comme
Hallâj et Bisthâmî regrettant que l'intercession du Prophète au Jugement dernier ne s'étende point à tous les hommes. Ils appré-
cient ici-bas une bonne réputation, non seulement pour les avantages plus ou moins précis qu'ils en retirent, mais aussi pour le
souci noble de donner un bon exemple.
Le souffle vivifiant du çoufisme, quelque exemple de pharisaïsme ou même d'hypocrisie qu'aient pu donner de soi-disant
çoufis, réagit contre cette tendance. Le culte intérieur est tout. Mais cela ne veut pas dire qu'on puisse négliger l'extérieur et

41 Il donne à certains d'entre eux le nom de bâthinîs, parce qu'ils ne tiennent pas compte des prescriptions de la loi. Le mot a été appliqué à une
secte hérétique. Mais d'une façon générale, il s'applique au contraire dans un sens favorable à tous les çoufis qui s'attachent au côté inté-
rieur, spirituel, ésotérique de la religion, sans pour cela négliger le côté extérieur et exotérique qui est au premier ce que le corps est à
l'âme.
donner du scandale, disent tous les maîtres de la mystique ; pour spiritualiser la loi, il faut commencer par la remplir et non par
la détruire. L'antinomien même sincère n'est pas plus le vrai çoufi que le pharisien convaincu n'est le véritable dévot ; moins en-
core le faqir dévergondé, qui rejoint le tartuffe. Mais certaines âmes enthousiastes, éprises de sincérité pure, ont goûté une joie à
fuir la considération des hommes, à s'attirer leur mépris. Pour mieux cacher leur vertu, les maîâmatis priaient les portes closes
et jeûnaient en secret.
En Orient, terre d'élection de toutes les originalités et de toutes les ferveurs, la plupart des mystiques, même les plus aus-
tères, n'étaient rien moins que solennels et compassés. Comment prendraient-ils au sérieux les appréciations de ce monde et son
échelle des valeurs ? Quel soulagement apporte leur aisance dans l'atmosphère étouffante que font peser les dévots respectables
et les pédants scolastiques !
Certains exagéraient sans doute, et Houjwîrî remarque avec psychologie : « l'homme ostentatoire agit en vue de gagner la
popularité, tandis que le malâmati agit en vue d'être rejeté par les gens. Tous deux ont leurs pensées fixées sur les hommes et ne
s'élèvent pas au-dessus. Le vrai derviche ne s'occupe plus de l'opinion des hommes, il est indifférent à leur blâme comme à leur
faveur. »
A plus forte raison, violer délibérément la loi pour se faire blâmer est chose condamnable. Par un raffinement d'orgueil, cer-
tains emploient ce moyen détourné d'attirer l'at-tention sur eux, et « leur façon de se rendre ainsi impopulaire n'est qu'un
simple prétexte pour acquérir la popularité ».
La méthode du « blâme » (malâmat), préconisée par Hamdoûn Qaççâr, malgré ses excès possibles, a l'avantage de déraciner
l'un des plus grands obstacles au progrès spirituel et à la marche vers Dieu. Le malâmati, qui devra éviter le scandale, n'aura
que la ressource de commettre des actes qui ne soient ni des péchés ni des indécences, pour éviter la considération des hommes.
Mais parfois il lui suffira de faire le bien pour qu'on le blârne.
« Les gens de la Vérité, dit Houjwîrî dans son chapitre sur la voie du « blâme » (malâmat), surtout les plus éminents, sont
souvent l'objet du blâme du vulgaire. L'Apôtre (Mohammad), qui est leur modèle et leur chef, et qui marche à la tête des
amants, fut honoré et bien considéré de tous jusqu'au jour où lui fut révélée l'évidence de la Vérité et où l'inspiration vint sur
lui. Alors les gens usèrent leurs langues à le blâmer. Les uns disaient : « C'est un sorcier », les autres : « c'est un devin et un
poète », ou : « c'est un fou », ou : « c'est un menteur », etc... Dieu a dit, parlant des vrais croyants : « Ils ne craignent le blâme de
personne. C'est la grâce de Dieu qu'il accorde à qui lui plaît. Il embrasse tout et connaît tout. » (Coran, V, 59.) Telle est la cou-
tume de Dieu : ceux qui parlent de lui sont blâmés par le monde, mais il préserve leurs cœurs d'être préoccupés par l'opinion du
monde. Ainsi fait-il en sa jalousie : il garde ses amants d'attacher leurs yeux à ce qui est autre que lui ; il les garde de se voir eux-
mêmes, de peur qu'ils ne s'attachent à leur propre beauté et tombent dans l'amour-propre et la satisfaction de soi... Tout ce qu'ils
font, les autres les en blâment, et ils se réprimandent eux-mêmes de faire imparfaitement le bien. Ainsi peut être écarté l'amour-
propre, qui est, pour ceux qui marchent dans la Voie vers Dieu, de tous les obstacles et de tous les voiles le plus difficile à enle-
ver... Leurs actions, quoique bonnes, ne sont pas approuvées par le vulgaire, qui ne les voit pas tels qu'ils sont réellement ; et
eux-mêmes ne regardent pas leurs œuvres de mortification, si nombreuses soient-elles, comme procédant de leur propre fond et
de leurs propres forces. Ils ne se complaisent donc point en eux-mêmes et sont à l’abri de la présomption. Qui est approuvé par
Dieu est désapprouvé par le vulgaire, et qui s'élit soi-même n'est pas au nombre des élus de Dieu. Ainsi Iblis (le diable) fut ap-
prouvé par les hommes et accepté par les anges, et il se complut en soi ; mais Dieu n'étant pas satisfait de lui, leur approbation
ne lui rapporta qu'une malédiction. Adam, d'autre part, fut désapprouvé par les anges, qui dirent : « Vas-tu placer sur la terre
quelqu'un qui y fera le mal ? » (Coran, II, 28), mais il ne se complut pas en soi, car il dit : « O mon Seigneur, nous sommes cou-
pables » (Coran, VII, 22) ; Dieu étant satisfait de lui, le blâme des anges et son repentir produisirent des fruits de miséricorde...
Le blâme des hommes est la nourriture des amis de Dieu, car il est un signe de l'approbation divine ; il est le délice des saints de
Dieu, car il est une preuve qu'ils sont près de lui ; ils s'en réjouissent comme les autres hommes se réjouissent de la popularité.
Selon un hadits que l'Apôtre aurait reçu de Gabriel, Dieu dit : « Mes amis sont sous mon manteau : sauf moi, personne bne les
connaît à l'exception de mes amis (42). » Pour certains, la « voie du blâme » est une méthode d'ascèse et de mortification ; leur
plus grande joie est d'être méprisé, misérable, humilié, avili. On demandait un jour à Ibrâhîm ben Adham s'il avait jamais connu
la satisfaction de son désir : « Oui, dit-il ; deux fois. La première, j'étais dans un navire, où personne ne me connaissait. J'étais
vêtu d'habits communs, ma chevelure était longue et mon aspect tel que tout le monde riait et se moquait de moi. Il y avait là un
bouffon qui passait son temps à me tirer la barbe, à me l'arracher et à me faire subir toutes sortes d'affronts à sa manière. J'étais
parfaitement satisfait, mais ma joie atteint son plus haut point le jour où ce bouffon s'approcha et pissa sur moi. La seconde fois,
j'arrivai à un village par une forte pluie qui avait trempé mon froc rapiécé sur mon corps, et j'étais accablé par le froid de l'hiver.
Je vins à la mosquée, mais on ne me laissa pas entrer. La même chose m'advint à la porte de trois autres mosquées où je cher-
chais abri. De désespoir, comme le froid resserrait sa griffe sur mon cœur, j'entrai dans une maison de bains et j'étendis ma robe
le long du poêle. La fumée m'enveloppa et noircit mes vêtements et mon visage. Alors je me sentis entièrement satisfait (43). »
Dans le cours de sa vie, le çoufi doit accomplir, à l'exemple du Prophète, une ou plusieurs retraites (khalwa), généralement de
quarante jours comme Jésus au désert et Moïse avant de monter au Sinaï. Cette retraite a une grande importance et est considé-
rée comme un des moyens les plus efficaces, quand on y est bien préparé, pour obtenir la délivrance. Elle se fait dans une cellule
spéciale, aussi peu confortable que possible, où l'on puisse observer le silence complet de la langue et du cœur.
On commence par faire une grande ablution, revêtir des habits parfaitement propres, faire une prière et un acte de contrition
générale. On ne sort de la cellule que pour se rendre à la prière en commun. On ne mange en principe que du pain et du sel en
s'efforçant d'en diminuer progressivement la quantité de façon à ne plus absorber qu'une demi-livre par jour dans la dernière

42 Houjwîrî, Kachf al mahjoûb, ch. VI, trad. Nicholson, 1911, p. 62 et suiv.


43 Ibid., p. 68. — Cf. un récit du même genre dans les Fioretti.
décade. Souhrawardi cite des gens qui, durant une telle retraite de quarante jours, ne mangèrent que quatre fois : le septième, le
dix-septième, le trente-deuxième et le quarantième jour.
Tout le temps est alors occupé par la méditation et la prière. Le çoufi récite la chahada (Il n'y a de divinité qu'Allah...) jusqu'à
ce qu'il sente qu'il n'y a d'autre être véritable que l'Etre absolu. Il fait le dzikr jusqu'à ce qu'il meure au monde sensible pour vivre
dans le monde réel transcendant. Il ne doit entrer en une telle retraite que sur le conseil de son cheikh, lorsqu'il y est bien dispo-
sé ; sinon le démon entrerait avec lui dans sa cellule. Si l'esprit (roûh) et la raison ('aql) ne prédominent pas en lui sur l'âme char-
nelle (nafs) et l'imagination (wahm), la solitude et les austérités ne lui feraient que du mal. Il en est de même pour l'assistance au
samâ’, concert spirituel, séance de musique et de danse extatique. D'une façon générale d'ailleurs, le cadre de la Règle doit être
assez élastique pour s'adapter aux états et aux facultés diverses de chacun. Tout individu, dit Souhrawardî, doit avoir sa part
déterminée d'exercices matériels et d'exercices spirituels, et seulement celle-là. Le cheikh n'apprend à chacun que la partie de la
doctrine qu'il est capable de comprendre. Son habileté consiste à reconnaître les capacités de chaque terrain et d'y semer les
graines adéquates aux moments convenables.
L’on doit obéir au cheikh mourchid sans discuter, perinde ac cadaver, comme à Dieu même. L'obéissance est en effet une ex-
cellente méthode de renoncement et un rempart contre l'illuminisme. Mais une passivité absolue peut avoir ses dangers si le
supérieur est indigne ou au-dessous de sa tâche. Aussi les traités de çoufisme attachent-ils une extrême importance au choix du
cheikh.

LES CONFRÉRIES. LE MARABOUTISME. L'ÉTAT PRÉSENT DE LA MYSTIQUE MUSULMANE.

Les centres de çoufisme devinrent non seulement des écoles de sainteté, mais aussi parfois ce que M. Massignon appelle des
« fumeries d'opium surnaturel, des Gobineau Verein de l'extase », où l'on échangeait de subtiles sentences finement ciselées
dans un style technique, et plus répétées que toujours vraiment vécues.
De même que l'Un néoplatonicien finit par être pratiquement détrôné par les daïmons, anges et éons formant l'échelle entre
le ciel et la terre, de même, note M. Nicholson (44), les çoufis qui professaient l'adoration de l'Unique Réalité, risquèrent souvent
de faire d'individus humains l'objet de leur culte effectif.
Plus ou moins directement le çoufisme est lié au culte des saints, qui dégénère, dans les masses ignorantes des époques de
décadence, en maraboutisme effréné, avec la complicité des chefs spirituels. Alors que, par la hauteur de leurs vues et leur lar-
geur d'esprit, les grands çoufis avaient été les pionniers de la tolérance, les membres des confréries devinrent parfois les cham-
pions du fanatisme.
Le Saint, le walî, le çâlih, est l'élu, l'ami de Dieu, et tout ce que nous avons dit de la mystique montre quelle importance a
l'idée de sainteté dans la vie musulmane. Elle est malheureusement étendue parfois abusivement dans la pratique. La notion de
baraka, de force surnaturelle émanant quasi matériellement du corps du saint ou de son tombeau, est alors agrandie démesuré-
ment au détriment de la notion de valeur spirituelle et morale. L'on considérera comme saints des individus excentriques ou
faibles d'esprit et l'on appréciera leur sainteté à proportion de leurs extravagances ; instruments passifs de la force surnaturelle
qui les possède, ils seront considérés comme irresponsables et au-dessus de toute critique. L'idée de pauvreté est si intimement
liée à celle de sainteté que le mot faqîr, pauvre, est synonyme de saint. Mais il sert aussi trop communément à désigner un vul-
gaire mendiant qui veut passer pour un saint. Enfin la personne ou la tombe des saints est l'objet de tant de superstitions rappe-
lant le paganisme qu'on a pu dire que le maraboutisme était, plutôt que l'Islam, en plusieurs régions, la religion de fait d'une
partie des masses musulmanes. Les confréries se multiplièrent et admirent, outre les çoufis proprement dits voués à la vie reli-
gieuse dans les zawias, un nombre de plus en plus grand de « frères », tiers-ordre vivant dans le monde, mais participant à cer-
tains exercices publics et à la baraka de l'ensemble.
Cette extrême vulgarisation amena progressivement les confréries, surtout depuis le XVIe siècle, à s'occuper des choses de ce
monde, à jouer un rôle politique, en même temps "qu'elle favorisait toutes les déviations, superstitions et abus.
Contre ces abus proteste aujourd'hui énergiquement le mouvement réformiste : puritanisme radical et « protestant » des
Wahabites, réformisme modéré des disciples du cheikh égyptien Mohammed 'Abdou, laïcisme extrémiste des Kémalistes turcs.
Malheureusement, le modernisme musulman risque d'arracher le bon grain en même temps quen l'ivraie et d'attaquer avec le
çoufisme la fleur même, l'âme profonde et vivifiante de la civilisation musulmane, que fut la tradition métaphysique et mys-
tique.
Dans la si délicate et difficile adaptation à la vie contemporaine, le monde musulman, si l'évolution ne se fait pas dans la
ligne de ses vraies traditions, risque de prendre à l'Europe ses défauts, sans acquérir ses qualités et de perdre, à proprement par-
ler, son âme. Si d'une part la jeunesse évoluée se désintéresse des traditions, qu'il ne faut pas confondre avec les routines, et de
la Tradition universaliste, qui est aux antipodes de tous les préjugés, et si d'autre part les conservateurs conservant leurs préju-
gés et leurs routines refusent d'élargir leur horizon, le flambeau de l'humanisme et de la mystique, lesquels sont, quoi qu'on en
pense parfois, étroitement liés l'un à l'autre, ne sera plus sauvegardé que sous un boisseau de plus en plus clos.
Telle est, d'ailleurs, peut-être, à l'âge de fer que nous vivons la destinée de l'Esprit.

*
* *

44 Introduction à son édition et traduction anglaise du Divani Shamsi Tabriz de Jalâl addîn Roûmî, p. XXI.
Le Dîwân des poèmes d'Ibn al Fâridh fut réuni par son petit-fils 'Ali. Il donna lieu à de nombreux commentaires, notamment
par Sirâj al Hindî, Kâchânî, Chams al Basitî, Farghânî, Zouhairî, Hamawî, Qazwînî, Jâmî Qaïçarî, Boûrînî, Nâbolosî.
Une partie des commentaires de Boûrînî et de Nâbolosî a été imprimée dans l'édition du Diwan d'Ibn al Fâridh (sauf la
Grande Tâ'iya), faite par le Syrien chrétien Rochayd ad Dahdâh, à Marseille en 1853, édition qui fut démarquée par plusieurs
autres, imprimées en Orient (45).
Un manuscrit de la Bibliothèque Nationale nous a permis de compléter le texte de Nâbolosî pour des passages essentiels. Da-
té de 1232/1817, il contient, en effet, l'intégralité du commentaire, en quatre volumes classés sous la cote : Mss arabes 3159-3162,
et intitulés Kachfou's sirri 'l ghâmidh fî charhi dîwân Ibni l Fâridh. « Mystères profonds mis à découvert pour servir d'explication au
Diwan d'Ibn al Fâridh, par 'Abdelghanî ibn Ismâ 'il an Nâbolosî.
Le commentaire de la Khamriya se trouve aux folios 14-85 du 4e volume.
Il existe d'autres manuscrits du commentaire de Nâbolosî au British Muséum, (add. 7564-5 Rich.,) à Berlin et à Leyde.
Le commentaire de Boûrînî est surtout grammatical et littéraliste, nous n'en n'avons donné que quelques passages pouvant
avoir leur intérêt ; celui de Nâbolosî, composé en 1086/1675, est nettement métaphysique et mystique.
Al Hasan ibn Mohammad ad Dimachqî aç Çaffoûrî Badr addîn al Boûrînî naquit en 963/1556 à Çaffoûriya en Galilée, vécut
surtout à Damas et à Jérusalem, fut en 1020/1611 cadi de la caravane syrienne du pèlerinage de la Mecque, et mourut en 1024
(11 juin 1615). Il est l'auteur d'un recueil de 205 biographies, de quelques poèmes et du commentaire d'Ibn al Fâridh (46).
'Adbelghanî an Nâbolosî (de Naplouse en Palestine), né en 1050/1641,mort en 1143/1731, étudia sept ans à Damas près de la
mosquée des Oméiades les œuvres d'Ibn 'Arabî et celles de 'Afîf addîn at Tilimsânî, s'affilia aux confréries Qadiriya et Naq-
chbandiya, se rendit en 1664 à Constantinople, en 1666 à Baghdad, en 1688 au Liban, en 1689 à Jérusalem, en 1693 en Egypte et à
la Mecque, en 1700 à Tripoli, et revint à Damas où il vécut jusqu'à sa mort au faubourg de Çâlihîya. Les bazars de la ville fermè-
rent le jour de son enterrement, le 24 cha'bân 1143/4 mars 1731. Beaucoup le considéraient comme un saint ; il n'en avait pas
moins été accusé d'impiété et maltraité au cours d'une émeute.
Brockelmann donne (op. cit., II, 345 et suiv.) une longue liste de ses ouvrages. A part ses commentaires de nombreux poètes
et auteurs mystiques, les plus intéressants sont les récits de ses voyages. Il fit aussi des poèmes en arabe classique et en langue
dialectale, un ouvrage sur les songes très populaire en Orient, une défense des Mawlawis, derviches tourneurs disciples de Jalâl
addîn Roûmî, etc. M. Massignon (47) a trouvé un curieux manuscrit dont on ne connaît que deux exemplaires, intitulé Ghâyat al
mathloûb fî mahabbat al Mahboûb, où Nâbolosî, défendant l'amour platonique, s'efforce d'établir à coup de hadits mohammediens
qu'il est licite de regarder avec plaisir de beaux visages adolescents.
Dans son commentaire d'Ibn al Fâridh, Nâbolosî interprète les vers du poète selon la doctrine çoufie et, spécialement, celle
d'Ibn 'Arabî, qu'il appelle le Cheikh al Akbar, le maître par excellence, mais en s'efforçant d'atténuer les formules que l'on pourrait
juger scabreuses chez ce dernier et d'en donner une interprétation orthodoxe.
Ibn al Fâridh (48) est fort peu connu en France. Fabricius dans son Specimen arabicum, Rostock, 1638, in-4°, p. 151, en avait tra-
duit en latin 14 vers (du poème : « C'est toi qui est ma loi »...). W. Jones, dans ses Commentarii poeseos asiaticæ, Londres, 1774 et
Leipzig, 1777, in-8°, p. 79, avait donné le texte et la traduction latine de la qacida : « Est-ce un éclair à l'horizon, ou le voile de
Leïla qui en tombant a laissé voir son visage ? »
G. A. Wallin édita en 1850 à Helsingfors la qacida rimant en : -âhâ : Carmen elegiacum ibnu'l Faridi cum commentario Abdulgha-
nini (Nâbolosî), avec texte arabe autographié.
Silvestre de Sacy, dans sa Chrestomathie arabe, tome III, p. 143-74, donne avec des notes le poème : « Pourquoi ne m'est-il pas
permis d'étancher sur tes lèvres la soif qui me dévore ? » ainsi que neuf petites énigmes.
Grangeret de Lagrange traduisit en français quelques courts poèmes dans une plaquette de dix-huit pages : Extraits du divan
d'Omar ibn Faredh, 1823, et dans son Anthologie arabe, 1828, notamment la Khamriya, dont sa traduction est reproduite dans les
Pages choisies des grands Ecrivains : Les auteurs arabes, avec une introduction par L. Machuel, Paris, Colin, 1912, p. 253 à 256.
Une Khamriya est, on le sait, un genre classique de poème consacré à l'éloge du vin, profane ou mystique.
D'autres poèmes mineurs d'Ibn al Fâridh sont traduits dans : F. de Martino et Abdel Khalek bey Saroit, Anthologie de l'Amour
arabe, 1902, p. 259-264, par V. Jamati dans un numéro du Monde poétique de 1886, p. 164, et par Wacyf Boutros Ghaly dans Les
Perles Eparpillées.
Ces traductions laissent en général beaucoup à désirer. Les plus récentes semblent ignorer que les poèmes ont un sens mys-
tique et n'y voir que des chants d'amour profane. Grangeret de Lagrange, qui sait qu'il s'agit dans la Khamriya de l'Amour di-
vin, met par convenance le Bien-Aimé au féminin. Dans sa Littérature arabe, p. 116, Clément Huart, consacrant quelques lignes à
Ibn al Fâridh, le présente comme un poète bachique aimant fort le jus de la treille. Silvestre de Sacy est le père et le géant de

45 La première édition imprimée du Diwan est d'Alep, 1257/1841. Les autres éditions avec commentaires sont de Beyrouth.
1304/1887,1308/1891,1312/1895, Le Caire, 1289/1872, 1306/1889. et 1310/1893. — Cf. à la Bibliothèque Nationale les Mss. Arabes
645,1343,1932,3143-8, 3157-66, 3171, 4261, 5088, 5906, 6084.
46 Lithographie au Caire en 1279/1862. Cf. Derenbourg, Les manuscrits Arabes de l'Escurial, N° 420, 4 ; — Brockelmann, Geschichte der Arab. Lit-

ter. II, 290.


47 Cf. Recueil de textes inédits concernant l'histoire de la mystique en pays d'islam, 1929, p. 242-243.
48 Outre ces travaux, l'on trouvera des notices biographiques sur Ibn al Fâridh, par son petit-fils 'Ali, dans l'introduction au Dîwân, dans : Ibn

Khallikân, Biographical dictionary translated by Baron Mac Guckin de Slane, Londres et Paris, 1843, t. II, p. 388 ; — Abou'l Fahâh
'Abdalhayy, Chadharat al Dhahab, texte arabe reproduit par Nicholson dans Journal of the Royal Asiatic Society, 1906, p. 797 ; — Brockel-
mann, Geschichte der Arabischen Litteratur, t. I, p. 262 et suiv., avec une longue liste des éditions, des manuscrits et des commentaires de ses
poèmes.
l'Orientalisme ; sa place est de tout premier rang et ses œuvres ont une importance capitale, mais à son époque le çoufisme était
encore assez mal connu. Il fut d'ailleurs le premier à l'étudier comme le prouve son essai sur les Nafahât al ouns de Jâmî. Mais il
ne s'arrêta pas autrement à Ibn al Fâridh.
C'est en Italie que les poèmes d'Ibn al Fâridh ont eu le plus de vogue. Pietro Valerga traduisit et compara aux vers de Pé-
trarque les poèmes mineurs : Divano di Omar figlio di Âl-Fared, 1874 ; et Il Divano di Omar ben al Fared, tradotto e parogonato col can-
zoniere del Petrarca, Florence, 1874. C'est la seule traduction complète en Europe des poèmes mineurs. En 1901, l'éditeur
Carrington en avait annoncé une traduction française en édition de luxe, par M. Bichara Facaire, d'après l'édition arabe du
cheikh Rochayd ad Dahdâh de 1853 ; mais elle n'a pas paru.
D'autre part, la grande Tâ'iya, long poème didactique de 761 vers sur la mystique, important mais moins vivant que les qaci-
das, a été l'objet de savantes études en Italie. Le professeur Ignazio di Matteo en fit une traduction autographiée non mise dans
le public, à Rome, en 1917 : Ibn al Fârid, Il gran poema mistico noto col nome al-Tâ'iyyah al Kubrâ, Roma, 1917, autogr., 8°, II-257
pages. A ce propos le professeur C. A. Nallino publia dans la Rivista degli studi orientali, 1919, t. VIII, p. 1-106, un long article tiré
à part : Il poema mistico arabo d'Ibn al Fârid in una récente traduzione italiana. I. di Matteo répondit en un article de la même revue,
1920, 479-500 : Sulla mia interpretazione del poema mistico d'Ibn al Fârid, auquel M. Nallino répliqua (ibid, 501-562) : Ancora su
Ibn al Fârid e sulla mistica musulmana.
De cette polémique M. Reynold Alleyne Nicholson, professeur à Cambridge, écrit dans ses Studies in islamic mysticism, Cam-
bridge, 1921, p. VII : « Les articles de Nallino, qui comprennent un examen critique de nombreux passages du poème, sont la
plus impor-tante contribution qu'un orientaliste européen ait apportée à l'étude d'Ibn al Fâridh... Pour lui, comme pour moi, il
semble clair que le point de vue de Di Matteo est erroné. Ni la forme ni la substance de la Tâ'iya ne suggèrent qu'elle fut inspirée
par Ibn al'Arabi, quoiqu'on y puisse trouver quelques traces de son influence. Elle n'est pas du même genre que des poèmes
inspirés certainement par lui, tels que la 'Ayniyya de Jîlî. Surtout c'est l'autobiographie d'un mystique, la description par un
poète de sa vie intérieure, et les termes employés appartiennent au vocabulaire psychologique du çoufisme, à part de rares ex-
ceptions. Je ne contredis pas ceux qui appellent Ibn al Fâridh un panthéiste ; mais son panthéisme (à la différence de celui de ses
commentateurs) est essentiellement une manière de sentir, non un système de pensée. » Ces remarques sont assez justes, mais il
convient d'ajouter que, même chez Nâbolosî, disciple d'Ibn 'Arabî et même chez ce dernier, il s'agit, non pas de panthéisme au
sens occidental moderne, mais de ce pour quoi M. Nicholson lui-même a proposé le mot panenthéisme.
M. Nicholson a traduit en prose anglaise les trois quarts de cette Grande Tâ'iya (49), ainsi que quelques fragments d'autres
poèmes (50).
En allemand, Ibn al Fâridh eut la « malchance d'être traduit (51) par von Hammer (52) ».
Nous remercions M. L. Massignon, professeur au Collège de France, M. René Guenon, Si Mohammed el Fasi, Si Mohammed
ben 'Abdeljelil et Si Ahmed Bennani, de Fès, des conseils et des indications qu'ils nous ont donnés.
E. D.

49 Studies in islamic mysticism, p. 195-266.


50 Ibid., p. 162 et suiv., et dans : A literary history of the Arabs, Londres, 10,01, et Translations of eastern poetry and prose, Cambridge, 1922. Cf. aussi
Browne, Literary history of Persia, II, p. 504.
51 Das arabische hohe Lied der Liebe das ist, « Ibnol Fâridhs Taïjet » in Text und Uebersetzung zum ersten Male... herausgegeben von Hammer-

Purgstall. Vienne, Imprimerie Impériale, 1854, in-4°. L'édition du texte arabe vocalisé est excellente, mais la traduction en vers allemands a
été sévèrement appréciée.
52 Nicholson, op. cit., p. V et p. 189 : « To transcribe is one thing, to translate is another and as « translation » of a literary work usually implies

that some attempt has been made to understand it, I prefer to say that Von Hammer rendered the poem into german rhymed verse by a
method peculiar to himself, which appears to have consisted in picking out two or three words in each couplet and filling the void with
any ideas that wight strike his fancy. Perhaps, in a sense, the Tâ'iyya is unstranlatable... »
LA KHAMRIYA
(Éloge du Vin)

Poème mystique d’Ibn al Faridh


Suivi du commentaire
De ‘Abdalghanî an Nabolosî

Cette traduction inédite a été faite d’après les éditions


du Diwan d’Ibn al-Fâridh complétées par un manuscrit
de la Bibliothèque Nationale.
Elle comprend aussi, quand ils ont un intérêt particu-
lier, certains passages du commentaire de Boûrînî.

NOUS AVONS BU A LA MÉMOIRE DU BIEN-AIMÉ UN VIN QUI NOUS A ENIVRÉS AVANT LA CRÉATION DE LA
VIGNE.

NOTRE VERRE ÉTAIT LA PLEINE LUNE. LUI, IL EST UN SOLEIL ; UN CROISSANT LE FAIT CIRCULER. QUE
D'ÉTOILES RESPLENDISSENT QUAND IL EST MÉLANGÉ !

SANS SON PARFUM JE N'AURAIS PAS TROUVÉ LE CHEMIN DE SES TAVERNES. SANS SON ÉCLAT L'IMAGINATION
NE POURRAIT LE CONCEVOIR.

LE TEMPS EN A SI PEU CONSERVÉ QU'IL EST COMME UN SECRET CACHÉ AU FOND DES POITRINES.

SI SON NOM EST CITÉ DANS LA TRIBU, CE PEUPLE DEVIENT IVRE SANS DÉSHONNEUR ET SANS PÉCHÉ.

IL EST MONTÉ PEU A PEU DU FOND DES VASES ET IL N'EN RESTE EN VÉRITÉ QUE LE NOM.

QU'IL VIENNE UN JOUR A L'ESPRIT D'UN HOMME, LA JOIE S'EMPARE DE CELUI-CI ET LE CHAGRIN S'EN VA.

LA SEULE VUE DU CACHET POSÉ SUR LES VASES SUFFIT A FAIRE TOMBER LES CONVIVES DANS L'IVRESSE.

S'ILS ARROSAIENT D'UN TEL VIN LA TERRE D'UN TOMBEAU, LE MORT RETROUVERAIT SON AME ET SON CORPS
SERAIT REVIVIFIÉ.

ÉTENDU A L'OMBRE DU MUR DE SA VIGNE, LE MALADE DÉJÀ AGONISANT RETROUVERAIT AUSSITOT SA


FORCE.

PRÈS DE SES TAVERNES, LE PARALYTIQUE MARCHE ET LES MUETS SE METTENT A PARLER AU SOUVENIR DE SA
SAVEUR.

SI LES SOUFFLES DE SON PARFUM S'EXHALENT EN ORIENT, UN HOMME PRIVÉ D'ODORAT DEVIENT DANS
L'OCCIDENT CAPABLE DE LES SENTIR.

CELUI QUI TIENT LA COUPE, LA PAUME FARDÉE DE CE VIN, NE S'ÉGARERA PAS DANS LA NUIT ; IL TIENT UN
ASTRE DANS LA MAIN.

UN AVEUGLE-NÉ QUI LE RECEVRAIT DANS SON CŒUR RECOUVRERAIT AUSSITOT LA VUE. LE BRUISSEMENT DE
SON FILTRE FAIT ENTENDRE LES SOURDS.

SI DANS UNE TROUPE DE CAVALIERS SE DIRIGEANT VERS LE TERROIR QUI LUI DONNE NAISSANCE, QUEL-
QU'UN EST PIQUÉ PAR UNE BÊTE VENIMEUSE, LE POISON NE LUI FAIT PAS DE MAL.

SI L'ENCHANTEUR TRACE LES LETTRES DE SON NOM SUR LE FRONT D'UN POSSÉDÉ, CES CARACTÈRES LE GUÉ-
RISSENT.

BRODÉ SUR LE DRAPEAU DE L'ARMÉE, CE NOM ENIVRE TOUS CEUX QUI MARCHENT SOUS L'ÉTENDARD.

IL POLIT LE CARACTÈRE DES CONVIVES ET PAR LUI SE CONDUISENT DANS LA VOIE DE LA RAISON CEUX QUI
N'ONT PAS DE RAISON.
CELUI DONT LA MAIN N'A JAMAIS CONNU LA LARGESSE DEVIENT GÉNÉREUX, ET CELUI QUI N'AVAIT PAS DE
GRANDEUR D'AME APPREND A SE MODÉRER, MÊME DANS LA COLÈRE.

SI LE PLUS STUPIDE DES HOMMES POUVAIT BAISER LE COUVERCLE DE SON AIGUIÈRE, IL ARRIVERAIT A COM-
PRENDRE LE SENS DE SES PERFECTIONS.

ON ME DIT : « DÉCRIS-LE, TOI QUI ES SI BIEN INFORMÉ DE SES QUALITÉS ». — OUI, EN VÉRITÉ, JE SAIS COMMENT
LE DÉCRIRE.

C'EST UNE LIMPIDITÉ ET CE N'EST PAS DE L'EAU, C'EST UNE FLUIDITÉ ET CE N'EST PAS DE L'AIR, C'EST UNE LU-
MIÈRE SANS FEU ET UN ESPRIT SANS CORPS.

SON VERBE A PRÉEXISTÉ ÉTERNELLEMENT A TOUTES LES CHOSES EXISTANTES, ALORS QU'IL N'Y AVAIT NI
FORMES NI IMAGES.

C'EST PAR LUI QU'ICI SUBSISTENT TOUTES LES CHOSES, MAIS ELLES LE VOILENT AVEC SAGESSE A QUI NE
COMPREND PAS.

EN LUI MON ESPRIT S'EST ÉPERDU DE TELLE SORTE QU'ILS SE SONT MÊLÉS TOUS DEUX INTIMEMENT; MAIS CE
N'EST PAS UN CORPS QUI EST ENTRÉ DANS UN CORPS.

VIN ET NON VIGNE : J'AI ADAM POUR PÈRE. VIGNE ET NON VIN : SA MÈRE EST MA MÈRE.

LA PURETÉ DES VASES EN VÉRITÉ VIENT DE LA PURETÉ DES IDÉES ; ET LES IDÉES, C'EST LUI QUI LES FAIT
CROITRE.

ON A FAIT UNE DISTINCTION ; MAIS LE TOUT EST UN ; NOS ESPRITS SONT LE VIN ET NOS CORPS LA VIGNE.

AVANT LUI, IL N'Y A PAS D' « AVANT » ET APRÈS LUI, IL N'Y A PAS D' « APRÈS » ; LE COMMENCEMENT DES
SIÈCLES A ÉTÉ LE SCEAU DE SON EXISTENCE.

AVANT QUE LE TEMPS FUT, IL A ÉTÉ SOUS LE PRESSOIR. LE TESTAMENT DE NOTRE PÈRE N'EST VENU QU'APRÈS
LUI; IL EST COMME UN ORPHELIN.

TELLES SONT LES BEAUTÉS QUI INSPIRENT POUR LE LOUER LES PROSES HARMONIEUSES ET LES VERS CHAN-
TANTS.

CELUI QUI NE LE CONNAIT PAS ENCORE SE RÉJOUIT DE L'ENTENDRE CITER, COMME L'AMANT DE NOU'M
D'ENTENDRE LE NOM DE NOU'M.

ILS ONT DIT : « TU AS PÉCHÉ EN LE BUVANT.»— NON, CERTES, JE N'AI BU QUE CE DONT J'EUSSE ÉTÉ COUPABLE
DE ME PRIVER.

HEUREUX LES GENS DU MONASTÈRE ! COMBIEN ILS SE SONT ENIVRÉS DE CE VIN ! ET POURTANT ILS NE L'ONT
PAS BU, MAIS ILS ONT EU L'INTENTION DE LE BOIRE.

AVANT MA PUBERTÉ J'AI CONNU SON IVRESSE; ELLE SERA ENCORE EN MOI QUAND MES OS SERONT POUS-
SIÈRE.

PRENDS-LE PUR, CE VIN ; OU NE LE MÊLE QU'A LA SALIVE DU BIEN-AIMÉ ; TOUT AUTRE MÉLANGE SERAIT
COUPABLE.

IL EST A TA DISPOSITION DANS LES TAVERNES ; VA LE PRENDRE DANS TOUTE SA SPLENDEUR. QU'IL EST BON
DE LE BOIRE AU SON DES MUSIQUES !

CAR JAMAIS NULLE PART IL N'HABITE AVEC LA TRISTESSE, COMME N'HABITENT JAMAIS ENSEMBLE LES CHA-
GRINS ET LES CONCERTS.

SI TU T'ENIVRES DE CE VIN, FUT-CE LA DURÉE D'UNE SEULE HEURE, LE TEMPS SERA TON ESCLAVE DOCILE ET
TU AURAS LA PUISSANCE.
IL N'A PAS VÉCU ICI-BAS CELUI QUI A VÉCU SANS IVRESSE, ET CELUI-LA N'A PAS DE RAISON QUI N'EST PAS
MORT DE SON IVRESSE.

QU'IL PLEURE SUR LUI-MÊME, CELUI QUI A PERDU SA VIE SANS EN PRENDRE SA PART.

NOUS AVONS BU A LA MÉMOIRE DU BIEN-AIMÉ UN VIN» (53) DONT NOUS NOUS SOMMES ENIVRÉS AVANT LA
CRÉATION DE LA VIGNE.
BOURINI — Sache que cette qacida est composée dans la langue technique des çoufis, dans le lexique desquels le Vin, avec
ses noms et ses attributs, signifie ce que Dieu a infusé en leur âme de connaissance, de désir et d'amour. Le Bien-Aimé, c'est tan-
tôt le Prophète, tantôt l'essence du Créateur, l'Eternel (qu'il soit grand et haut !), parce que Dieu (qu'il soit exalté !) a désiré être
connu et a créé. Sa création provient de l'amour (54) ; et puisqu'il a aimé, puis créé, il est donc l'Amant et l'Aimé, le Demandeur
et le Demandé. Le Vin, ici, c'est la Connaissance de Dieu et le désir ardent d'aller vers Dieu.

53 Le Vin est employé pour signifier l'amour divin, amour de Dieu pour Lui-même et amour de Dieu pour les hommes et des
hommes pour Dieu, cause et fin de l'univers. Amour générateur du monde et amour déiformateur des âmes. Amour insépa-
rable de la connaissance. Mahabba et ma'rifa. Amour d'autant plus grand que la connaissance est plus parfaite (Léonard de Vin-
ci). Amour qui nait de la connaissance vraie aussi nécessairement que la lumière du soleil (Spinoza). Amour qui transforme
l'amant dans l'objet de son amour, au point que l'Amant, l'Aimé et l'Amour deviennent un.
Le symbolisme bachique est très ancien et très fréquent chez les mystiques. Le Cantique des Cantiques l'emploie en même
temps que le symbolisme érotique. La vigne, le raisin, le vin et la coupe se trouvent dans les mystères antiques, la légende du
Graal, la messe catholique. Un des fameux vitraux de Saint-Étienne du Mont, le « pressoir mystique », représente le corps du
Christ sous une presse d'où coule à flots la boisson salvatrice. Jésus s'était lui-même comparé à la vigne.
En hébreu, les mots vin (yain) et mystère (sôd) ont la même valeur numérique : 70, et se rapprochent par conséquent selon le
procédé cabalistique de guématrie. Le Talmud indique en effet ce rapport à plusieurs reprises. Le Zohar, à propos du banquet
des élus après la résurrection, parle du vin conservé depuis la création et qui sera servi aux justes ; il s'agit, dit-il, des mystères
cachés depuis la création du monde et qui seront alors révélés. Le grand recueil cabalistique parle aussi du vin où le Roi-Messie
a lavé sa robe dès le jour de la création du monde, conformément au mystérieux verset LIX, II, de la Genèse. Selon Siméon ben
Yochaï, les grappes de la Terre Promise rapportées à Moïse par ses espions figurent l'enseignement de la Hagada. Selon la tradi-
tion juive talmudique commentant le Cantique des Cantiques, Dieu est l'Époux, l'Assemblée d'Israël, ensemble des âmes sancti-
fiées, est l'Épouse, et la Loi est symbolisée par le vin. (Cf. Paul Vulliaud, La Kabbale juive, I, 164, et Le Cantique des Cantiques
d'après la tradition juive, p. 59).
En Islam, l'interdiction de boire le vin matériel accentue encore la force et la portée du symbole. Les poètes profanes lui fe-
ront signifier les plaisirs mondains et les poètes mystiques la grâce divine, l'ivresse de l'amour spirituel et la science ésotérique.
Les uns et les autres ont manié ce thème d'une façon très heureuse. « Le vin, la torche et la beauté sont les épiphanies de la Véri-
té (Dieu) », dit Mahmoûd Châbistârî dans son beau poème Gulshân i Râz, le Jardin de la Rose (texte persan et traduction an-
glaise, par E. H. Whinfield, Londres, 1880, in-4°, p. 78). Le Vin, commente Lâhijî, est l'extase qui transporte le çoufi hors de lui-
même à l'apparition des irradiations du Bien-Aimé ; la Torche, c'est la lumière allumée dans son cœur par cette apparition, et la
Beauté, c'est la Vérité elle-même rendue manifeste et présente. « Bois à longs traits, continue Châbistârî, le vin de l'annihilation...
Bois le vin qui te délivrera de toi-même et fera tomber dans l'Océan l'être de la goutte d'eau. Bois le vin, car sa coupe est la face
de l'Ami ; la coupe est son œil chaviré par l'ivresse. Cherche le vin sans coupe ni gobelet ; le vin, c'est le buveur, l'échanson, c'est
la coupe. » C'est-à-dire que le vin de l'unification annule toute pluralité phénoménale, détruit le moi et absorbe tout dans l'unité.
De même, Bâyazîd Bisthâmî ( † 261/875) disait : « Je suis le buveur, le vin et l'échanson. Dans le monde de l'Unification tous
sont un ». Yahya ben Mo'âdz ar Râzî lui ayant écrit un jour : « Je suis ivre d'avoir bu à fond la coupe de son amour », Bisthâmî
lui répondit : « Un autre a bu les mers du ciel et de la terre et n'est pas encore désaltéré. Il tire la langue et demande s'il n'y en a
pas encore. » A partir de cette époque le symbolisme bachique devient courant dans le çoufisme. Avant lui les deux premiers
exemples connus sont de Dâ'oûd at Tâ'î († 165), un des premiers çoufis (comme il avait souri et qu'on lui demandait pourquoi, «
au crépuscule, répondit-il, on m'a donné un vin qui s'appelle la boisson de l'intimité ; aujourd'hui j'ai fait un festin et me suis
abandonné à la réjouissance »), et de Dzoû'n Noûn al Miçrî ( f 245) qui parle de la coupe de l'amour. Naturellement, les çoufis
ont tiré parti et interprété mystiquement le verset LXXVI, 21 du Coran, qui dit : « Leur Seigneur leur fera boire une boisson pure
», le verset LXXXIII, 25 : « On leur donnera à boire un vin parfumé et scellé », les versets XLVII, 16, XXXVII, 44-46, LVI, 18,
LXXVIII, 34, LXXVI, 5 et suiv., etc., qui parlent de boisson, de vin, de coupes, de sources et d'échansons.
La taverne peut être le lieu de réunion des çoufis, comme elle peut signifier le monde entier, manifestation de l'Absolu. De
même l'échanson peut être Dieu, versant sa grâce, ou le mystique initié capable de la communiquer aux hommes.
Le symbolisme du vin a été employé par les mystiques chrétiens, notamment à propos du Cantique des Cantiques, commenté ou imité par
saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, etc., etc... Marie des Vallées entendait par vin les joies spirituelles.
54 « J'étais un trésor caché, J'ai voulu être connu et J'ai créé », dit un hadits souvent cité par les mystiques.

« L'amour est la cause finale de la création », dit Jâmî dans Yousouf et Zoulaïkha. — « Tu saecla nondum currere coeperat, Tu nos amabas ». (Hymne
des Vêpres du Sacré-Cœur).
L'expression NOUS NOUS SOMMES ENIVRÉS signifie que nous avons été enivrés en entendant : « Ne suis-je pas votre Sei-
gneur (55) ? ». AVANT LA CRÉATION DE LA VIGNE, c'est-à-dire avant l'existence ; car la vigne veut dire ce monde possible et
temporel que l'omnipotence divine a fait sortir du néant.
NABOLOSI — L'expression NOUS AVONS BU signifie que nous, qui marchons dans la voie de Dieu de toute notre âme et
de toute notre volonté tendue, nous avons bu.
A LA MÉMOIRE DU BlEN-AlMÉ. Ce Bien-Aimé, c'est la Vérité (56) (qu'Elle soit exaltée !) qui s'irradie sur ses serviteurs, ex-
térieurement et intérieurement, par la forme de toutes les choses, celles-ci étant la trace des beaux Noms (57) de celui qui est ab-
solument transcendant.
La MÉMOIRE (dzikr), c'est le souvenir après l'oubli de la distraction et après le voile de l'éloignement ; et ce mot peut signi-
fier la citation avec la langue ou avec le cœur. C'est la répétition de son Nom (qu'il soit exalté !), conformément à sa parole (Co-
ran, VI, 91) : « Dis : Allah ! et laisse-les à leur jeu vain. » Car s'occuper d'autre chose que Lui est un jeu vain, qui leurre les
ignorants. C'est l'habitude des buveurs débauchés de boire au son des instruments et des chants. Notre cheikh (Ibn al Fâridh) a
fait la même chose, mais en renversant l'ordre et en découvrant les réalités de la générosité divine. Et il veut faire entendre que
la mémoire (mention) de l'Aimé est pour lui, comme le serait une musique, le meilleur moyen d'arriver à l'allégresse.
Le VIN signifie la boisson de l'Amour Divin qui résulte de la contemplation des traces de ses beaux Noms. Car cet amour
engendre l'ivresse et l'oubli complet de tout ce qui existe au monde (58).
DONT veut dire : par ce Vin, émanation (nach'a) générale et particulière, qui s'irradie de forme en forme (çoura), qui descend
de sourate (du Coran) en sourate (soura) (59)
NOUS NOUS SOMMES ENIVRÉS, c'est-à-dire nous avons perdu, à force d'allégresse, connaissance de tout ce qui est autre
que la Vérité. Nous sommes parvenus, par le fumet de cette subtile liqueur, à l'oubli même de notre oubli.
AVANT LA CRÉATION DE LA VIGNE, veut dire que cette ivresse a devancé dans la prescience divine l'apparition de toute
chose prédestinée. En effet, sans la réalisation première dans l'existence éternelle, la réalisation seconde ne serait pas, ni la trace
contingente de l'Existence éternelle.

LA PLEINE LUNE EST SON VERRE ; ET LUI EST UN SOLEIL QUE FAIT CIRCULER (60) UN CROISSANT. QUE
D'ÉTOILES RESPLENDISSENT QUAND IL EST MÉLANGÉ ! (61)

NABOLOSI — Ce VIN, c'est l'Amour divin éternel qui apparaît dans les manifestations de la création. Dieu (qu'il soit exal-
té !) a dit (Coran, V, 59) : « Il les aime et ils L'aiment. » Le soleil de « Il les aime » se reflète dans la lune de « ils L'aiment », et c'est
toujours la même lumière, la lumière de l'une étant de même nature que celle de l'autre (62). Et c'est encore, ce Vin, la lumière

55Lors du Covenant (mîtsâq) (Coran, VII, 171). Quand Dieu interrogea la masse des âmes futures dans les reins d'Adam pour se
faire rendre un témoignage solennel d'adoration et d'obéissance. Cf. ci-après, p. 235.
56 Al Haqq ou la Réalité, c'est-à-dire Dieu.
57A Dieu les plus beaux noms, dit à plusieurs reprises le Coran. On en compte 99 : le Généreux, le Puissant, le Fort, le Miséricordieux, le Clé-
ment, sans borne, l'Éternel, Celui qui subsiste par soi-même, etc...
58 On trouve une nourriture délectable quand on renonce aux vanités de la vie », conclut saint Thomas d'Aquin au chant XI du Paradis de

Dante. — « C'est un sacrifice agréable à Dieu que celui par lequel on s'arrache en quelque sorte à son corps et à ses inclinations ; c'est le vrai
culte divin. Celui qui dans ses pensées rejette toute image visible et tout ce qui vient des autres sens pour ne plus faire agir que sa pure intelli-
gence, celui-là poursuit la vraie philosophie... L'âme du gnostique doit être tout d'abord débarrassée de son enveloppe matérielle, c'est-à-dire
affranchie des frivolités des sens, des idées vaines et inadéquates et des passions ; alors elle recevra la lumière qui la sanctifiera » (vie purga-
tive, illuminative et contemplative), dit Clément d'Alexandrie (Stromates, V, II), qui ajoute : « Ce n'est pas sans fondement que les mystères
chez les Grecs commençaient par les ablutions. Pour nous, chrétiens, la purification se fait par la confession et on arrive à la contemplation par
l'analyse ». — Le gnostique de saint Paul et des Pères de l'Église, c'est le 'ârif, et la gnose, la ma'rifa des çoufis. Les mystiques catholiques mo-
dernes insistent plus particulièrement sur le côté expiation, compassion, via crucis, et les çoufis sur le côté métaphysique, sur la conscience de
l'unité de l'être prise par le mystique, mais si les méthodes et les attitudes diffèrent parfois, la doctrine est la même.
59Les créatures diverses, manifestations de Dieu, sont comme les chapitres, versets, mots et lettres de la Parole divine. Cette idée
se retrouve chez plusieurs çoufis.
Elle montre clairement le sens panenthéiste, non panthéiste, de la doctrine.
60 Le mot adâra peut signifier entourer ou faire circuler, offrir à la ronde. Il y a dans ce vers une double série d'images subtiles pivotant sur ce

mot et réunissant tous les astres du ciel : le disque et le croissant lunaire, le soleil, enfin les étoiles ; et d'autre part une série d'images se
rapportant au vin : verre que fait circuler un échanson (le hilâl, croissant, évoque une jeune beauté ; on pourrait paraphraser : « Que fait
circuler un (échanson beau comme un) croissant » ; mais l'image, si elle en devenait plus claire et précise, serait peut-être trop matériali-
sée.) Le commentaire de Boûrînî précise que le vin est la connaissance divine, le verre ceux qui ont cette connaissance, spécialement les
prophètes et surtout Mohammad, et le croissant, ceux qui la transmettent, notamment les compagnons du Prophète qui a dit : « Mes com-
pagnons sont comme des étoiles qui vous guident dans la bonne volonté », et les disciples de ceux qui ont la Connais-sance.
61 Quand on verse quelque autre liquide dans une coupe de vin des bulles brillantes se forment à la surface. Cette image est assez fréquente

dans la poésie orientale. « Les êtres sont comme des bulles sur le vin dans le gobelet de l'existence », dit 'Omar Khayyâm.
62 Ailleurs, dans le commentaire du poème : « Mon cœur m'a dit ... », Nâbolosî,-établit de même, en s'autorisant de ce verset coranique, la pos-

sibilité de la Mahabba, amour réciproque entre Dieu et l'homme, et écrit : « L'amour divin qui est dans le serviteur, c'est la descente de
l'amour divin qui est dans le Seigneur ». — Dieu est en effet la Beauté éternelle qui par nécessité de nature désire être aimée, et se mani-
feste par amour. L'amour profane est une image de l'amour divin, comme la lumière de la lune reflète celle du Soleil (comme l'être des
créatures a sa source dans l'Être divin). L'âme languit du besoin de se réunir à ce dont elle a été séparée par l'illusion de l'individualité et le
voile du monde sensible. L'Amour s'incarne tout particulièrement dans l'Homme Parfait qui fait le pont entre les deux mondes et les deux
qui brille en tout lieu, et c'est encore le vin de l'Existence véritable et l'appel véridique. Toute chose a bu de ce vin et en elle ap-
paraît l'ombre et ce qui donne l'ombre. Il est l'amour qui fait germer toutes les graines et il est le vin qui enivre l'esprit de Zeid et
de 'Amr (63) et il est l'existence qui fait déborder toutes les générosités. Il est l'appel de : « Kôun fa yakoûn. Sois, et elle est (64) »,
d'où sort tout mouvement et toute stabilité. Il est la substance qui maintient toutes les substances. Et tout cela n'est que descrip-
tions et manières de dire pour désigner seulement les vêtements de Soulaïma et de Asma (65), car celui qui a compris le signe n'a
pas besoin de l'expression, et ceux qui en ont goûté savent le sens vrai de ce qui est écrit sur le papier et le secret des cœurs
nobles.
Que veut dire la PLEINE LUNE (badr) ? C'est l'homme parfait, le savant qui cherche consciencieusement la vérité et qui la
pratique (66) Le Qâmoûs (67) dit que badr c'est la lune en son plein ; le Çahâh (68) dit qu'on l'a appelée badr parce qu'elle « s'em-
presse après » le soleil, comme si elle activait le coucher de celui-ci. L'homme parfait est rempli de la Vérité (qu'Elle soit exaltée
!) (comme un verre de vin) par l'irradiation (tajallî), l'apparition et le lever de Sa lumière. L'homme parfait s'empresse après le
soleil de l'Unité (69) en se levant dans les ténèbres de la création, comme s'il activait son coucher ; il le cache aux yeux des scep-
tiques ; il est le lieu où s'irradie parfaitement la Vérité ; il est la porte des dons et des grâces (70).

modes de l'être, cause première et cause finale de la création, (« Tu m'as aimé avant la fondation du monde », dit Jésus, Jean, XVII, 24)
image de Dieu qui reflète tous ses Attributs, et qui se manifeste par les prophètes et les saints, seuls parfaits effectivement, alors que tous
les hommes le sont en puissance. (Cf. note 10.) — L'amour est l'essence de toute religion, dit Jalâl addîn Roûmî, « plus un homme aime et
plus profondément il pénètre les secrets divins. L'amour est l'astrolabe des mystères célestes ; il purifie et rend clairvoyant l'œil spirituel. »
II implique l'identité de volonté ; il abolit le conflit entre la liberté et la nécessité ; il unit à l'être universel, au-dessus de toutes les limita-
tions. « Je ne suis d'aucun pays... au-dessus du ciel et de l'enfer... hors de la lignée d'Adam... Transcendant l'âme et le corps, je vis dans
l'âme de mon Bien-Aimé, de nouveau Un. »
63 Noms employés couramment dans les exemples de grammaire. Comme nous dirions : de Pierre et de Paul, c'est-à-dire de quiconque.
64 Noms employés couramment dans les exemples de grammaire. Comme nous dirions : de Pierre et de Paul, c'est-à-dire de quiconque.
65 Kounfa yakoûn. « Quand Dieu a résolu quelque chose, il dit : « Sois » et elle est. » Coran, II, III ; XXXVI, 82.
66 « Faire la vérité », dit saint Jean. Ici il s'agit de celui qui est à la fois uléma, docteur, qui sait ce qu'il faut faire, et qui le fait. Idée fréquente

chez les moralistes. Cf. Patrologia orientalis, t. XIII, 1919, p. 349, Asin Palacios, Logia et agrapha Domini Jesu apud moslemicos scriptores... : «
Dixit Jesus qui scientia prœditus fuerit, et fecerit et docuerit, hic vocabitur magnus in regno cœlorum », d'après Ghazâlî.
67 Encyclopédie, par Firoûzâbâdî, † 1414, défenseur d'Ibn 'Arabî.
68 Autre dictionnaire.
69 Ou de l'Unicité.
70 Selon la métaphysique de l'école des Wahdatîya, professant l'Unité de l'Existence, wahdat al woujoûd, fondée par Ibn 'Arabî, les
choses ont un degré supérieur d'existence dans le Savoir divin (cf. la dissertation de saint Thomas d'Aquin se demandant s'il
vaut mieux pour les créatures exister seulement dans le Savoir divin, ou avoir une existence extérieure actuelle) dont elles éma-
nent par une évolution en cinq temps. Les esprits, par une involution inverse, réintègrent l'essence divine. — On voit ici une
conception analogue aux théories néoplatoniciennes, et qui se retrouvera en Europe, spécialement accentuée chez un Scot Eri-
gène, puis chez les théosophes martinistes du XVIIIe siècle, etc. — L'Homme Parfait ou l'Homme Universel est le nœud de cette
évolution-involution. Il est le microcosme à travers lequel Dieu est manifesté à lui-même. En cet Homme-Dieu sont réunis les
deux attributs complémentaires Seigneur et serviteur. C'est ce Médiateur universel que Dieu proposa sous la forme (çoura)
d'Adam à l'adoration des Anges. Iblis (Satan) fut damné pour avoir, trop radical monothéiste, refusé de se prosterner devant lui.
De même, selon des spéculations chrétiennes, Satan refusa d'admettre le Christ, nouvel Adam, incarnation du Verbe Fils du
Père, de la seconde hypostase en laquelle Dieu prend conscience de soi-même éternellement, médiateur et sauveur universel en
lequel Dieu réunira toutes choses, tant ce qui est dans les cieux que ce qui est sur la terre (Ephès., I, 10). Cf. ce que nous disons
ci-dessous du roûh al a'dham et du noûr al mohammadî.
L'esprit humain réintègre l'essence divine en s'identifiant avec cet Homme Parfait (cf. saint Paul, Ephès., IV, 13), comme le
chrétien doit devenir un autre Christ. De telle sorte que le terme peut s'appliquer à la fois à cet Adam cosmique et au mystique
parvenu à l'union complète.
'Abdalkarîm al Jîlî (1365-1428) a développé cette conception dans son Insân al Kâmil fi ma'rifati'l awâkhir wa'l awâ'il, «
L'Homme Parfait dans la gnose des dernières et des premières choses. » (Cf. une importante étude dans Nicholson, Studies in
islamic mysticism, Cambridge, 1921, ch. II, p. 77-148). Nâbolosî a écrit un commentaire de cet Insân al Kâmil de Jîlî.
Quand les chrétiens parlent d'aller à Dieu par le Fils, le Verbe, le Christ, ils ne disent en somme pas autre chose que les Mu-
sulmans parlant de l’insân al kâmil, du roûh et du noûr. Il est d'ailleurs évident que les hommes ne peuvent dépasser l'indi-
vidualité et sortir de la multiplicité qu'en s'unissant à cet Homme Universel.
Les Esotéristes musulmans de cette période ont donné de l'Homme Parfait et du Pôle, Qouthb (cf. p. 172-173), des définitions
qui semblent parfois extravagantes. Mais il convient de distinguer entre l'Homme Parfait mythique, Verbe, Adam Kadmon, In-
telligence universelle, et le saint humain qui par la voie mystique s'unit à lui. Voici la définition que Jorjanî donne (Silvestre de
Sacy, Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque Royale, 1818, t. X, n° 211) de l'Homme Parfait : « Il est la réunion de tous
les mondes divins et naturels, universels et partiels. Il est le livre dans lequel sont réunis tous les livres divins et naturels. A rai-
son de son esprit (roûh) et de son intellect ('aql), c'est un livre raisonnable nommé la Mère du Livre (oumm al kitâb, terme cora-
nique désignant le prototype céleste des livres révélés, le Verbe et l'Esprit divin, que Jorjanî identifie à l'Intelligence première). A
raison de son cœur (qalb), c'est le livre de la Tablette bien gardée (sur laquelle sont inscrites toutes les choses dans la prescience
divine). A raison de son âme (nafs), c'est le livre des choses effacées et des choses écrites (le monde sensible des choses transi-
toires) : c'est lui qui est ces feuillets vénérables, élevés, purs, qui ne doivent être touchés et dont les mystères ne peuvent être
compris que par ceux qui sont purifiés des voiles ténébreux. Le rapport de l'Intelligence première (al ‘aql al awwal) au Grand
Le VERRE signifie le lieu d'élection de l'apparition et de l'irradiation pour le maqâm (71) très haut, et l'on appelle l'homme
parfait un verre parce que ce qui est en lui est un vin enivrant. L'esprit de celui qui boit ce Vin se détache de la considération des
mondes visibles. L'homme parfait dit au novice (mourîd) (72) sincère ce qui a été infusé en lui des sciences certaines de ce Vin. Le
mourîd sincère le boit donc de cet homme parfait. Sa quantité (kimiya) et sa qualité (keifiya) s'anéantissent et il ne reste de lui rien
d'autre que Lui (73).

Monde (al 'âlam al kabîr) et à ses réalités est comme le rapport de l'esprit humain au corps et à ses facultés ; l'Ame universelle (an
nafs al koulliya) est le cœur du Grand Monde, comme l'âme raisonnable est le cœur de l'homme, et c'est pour cela que le monde
est appelé le Grand Homme. » De même que l'homme est le petit monde, microcosme. « Le monde de l'homme réunit tous les
mondes » (ibid., n° 154). Ibn 'Arabî appelle l'homme un barzakh, un isthme, unissant les deux mondes. « L'homme est comme un
isthme entre la lumière et l'obscurité », dit Jalâl addîn Roûmî dans le Mathnawî.
Le Grand Monde, macrocosme, semble désigner ici le monde des Idées, des a'yân tsabita, essences fixes, réalités des choses
renfermées dans le savoir divin, coéternelles à Dieu, n'étant postérieures à lui que quant à l'essence, non au temps.
L'Homme Parfait, au sens du mystique, est, dit Nâbolosî, le lieu sur cette terre de l'irradiation divine la plus complète. Ce
mot de tajallî comme celui de noûr, lumière, est très fréquent sous sa plume comme chez tous les çoufis. Ces expressions sont
d'ailleurs assez naturelles et le symbolisme lumière-ténèbres vient spontanément. (Il se trouve aussi dans saint Paul, Ephès., V, 8,
II Cor. IV, 6, et I Thessal, V, 5 et dans saint Jean, VIII, 12). Mais là aussi un rapprochement avec le néoplatonisme s'impose, spé-
cialement en ce qui concerne la « philosophie illuminative », hikmat al ichraq.
Ce mot s'applique spécialement à la doctrine de Souhrawardî Maqtoûl d'Alep ( † 587/1191), auteur d'un ouvrage portant ce
titre. Pour Souhrawardî Maqtoûl, Dieu est la Lumière des lumières, les esprits supérieurs sont des lumières ; l'illumination est la
diffusion de ces lumières idéales, descendant de leur source première dans le monde des ténèbres. Plotin avait appelé cette dif-
fusion, irradiation.
M. Carra de Vaux (« La philosophie illuminative d'après Souhrawardî Meqtoul », Journal Asiatique, 1902), note l’affinité de
cette terminologie avec le mazdéisme persan et le manichéisme. Cette philosophie est, dit-il, un néoplatonisme recouvert d'une
termnolorie manichéenne. Mais, comme nous l'avons dit, le fait des influences possibles, probables ou certaines, ne doit pas
faire méconnaître le fait des démarches analogues et parallèles de l'esprit humain.
Les penseurs musulmans ont eux-mêmes proclamé ce qu'ils devaient à la pensée grecque, spécialement au platonisme et au néoplatonisme.
Hermès, Empédocle, Pythagore, Platon, Agathodæmon, etc., sont souvent appelés des prophètes inspirés. Aristote fut connu d'abord à
travers les néoplatoniciens, et des écrits néoplatoniciens lui étaient attribués. Le néoplatonisme a influencé même les philosophes musul-
mans plutôt aristotéliciens comme Ibn Thofaïl et Avicenne, mais non pas toutefois Averroès. Le çoufisme, nous l'avons dit, dut beaucoup
aux Grecs, mais il dépassa ce que l'on entend souvent par l'esprit grec dans un sens restreint. L'on peut d'ailleurs penser que bien des élé-
ments de la pensée grecque dépassent l'horizon du rationalisme ou du naturalisme, et il est probable que certaines doctrines, comme le py-
thagorisme et le néoplatonisme, eurent des sources orientales. Aristote lui-même a proclamé le grand principe de l’adcequatio rei et
intellectus. En Platon, un Joseph de Maistre distinguait un élément grec et un élément oriental, et préférait ce dernier.
71Station, place. Le maqâm d'Abraham est à la ka'ba de la Mecque dont on lui attribue la construction.
Les mystiques musulmans emploient souvent ce terme de maqâm (pluriel : maqâmât) pour les étapes de la vie spirituelle, à cô-
té du mot hâl (pluriel : ahwâl). Les stations (maqâmât) sont des vertus acquises, et les états (ahwâl), plus passagers, des grâces
données. Une extase, un élan d'amour et de joie mystique, une impression de douleur, la présence ou l'absence divine, etc., sont
des états. L'ascétisme, la patience, l'abandon à Dieu, la satisfaction mutuelle de l'âme et de Dieu, etc., sont des stations. Les au-
teurs coufis, Sarrâj , Houjwîrî, Qochayrî, Ghazâlî, Souhrawardî de Baghdad, ont parlé des états et des stations. Leur double liste
ne concorde d'ailleurs pas toujours. (Cf. aussi Louis Massignon, Al Hallaj, 1922, p. 423).
A côté de ces termes classiques, certains auteurs mystiques en ont employé qui rappellent les « jardins » et les « châteaux » mystiques, degrés
d'oraison, de la mystique catholique (sainte Thérèse en particulier). Ainsi les oiseaux du poème allégorique de Farîd addîn 'Attâr, Mantiq at
taïr, le Langage des oiseaux, traversent 7 vallées : recherche, amour, connaissance, libération, unité, stupéfaction, annihilation (trad. Garcin
de Tassy.Paris, 1863). (Cf. Horn, Geschichte der Persischen Litteratur, Leipzig, 1901, p. 158 et suiv. ; et Carra de Vaux, Les Penseurs de l’Islam, t.
IV, 1923, p. 312-317). — Ibn 'Arabî compare l'illumination à un château dont l'Intellect universel fait visiter les diverses chambres. (Cf. Asin
Palacios, Aben Masarra y sua escuela, Madrid, 1914, p. 163).
72 Le disciple, l'aspirant, étymologiquement « celui qui désire » Dieu et la science divine.
73 Doctrine de l'union transformante, expérience mystique universelle qu'en Islam Hallaj fut l'un des premiers à formuler le
plus catégoriquement au début du Xe siècle. « Quand la vérité s'est emparée d'un cœur elle le vide de tout ce qui n'est pas elle.
Quand Dieu s'attache à un homme, il tue en lui tout ce qui n'est pas Lui », dit-il. Et encore : « Je suis devenu Celui que j'aime... »
et son fameux « Ana al Haqq. Je suis la Vérité. » Il précise d'ailleurs qu'il s'agit d'une déiformation, d'une irradiation, non d'une
incarnation. Il supplie Dieu d'enlever les derniers voiles : « Entre moi et toi, il subsiste un « c'est moi », qui me tourmente. Ah !
enlève, de grâce, ce « c'est moi » d'entre nous deux ! » Malgré l'opposition entre la misère charnelle de la créature et l'impassibi-
lité divine, il y a une affinité entre l'esprit humain, appelé à la vision béatifique et Dieu. Dieu n'est pas séparé de sa création, tout
en ne lui étant pas annexé. Si le créateur se retirait, la création cesserait d'exister, puisqu'elle n'a d'être que par lui. Par un mode
transcendant et don gratuit de l'amour divin, l'âme transformée en esprit qui transfigure l'être, devient celui qu'elle aime. Ce
n'est plus moi qui vit, mais Lui qui vit en moi, dit saint Paul. Il ne reste plus rien du vieil homme dans l'Adam nouveau. Il vit de
la vie divine dans la mesure où il meurt à la sienne. Le çoufisme, dit Jounayd, qui pourtant n'admet pas la formule hallajienne,
c'est mourir à soi-même et vivre en Dieu. Les puissances de l'âme sont revêtues des divins Attributs, elle est toute remplie de
Dieu, possédée de Dieu, déifiée, non substantiellement, mais moralement, par une participation ineffable, miracle de l'amour
divin.
(Cf. Massignon, op. cit., p. 517 et suiv., et notre Vie admirable et Révélations de Marie des Vallées, 2e partie, chap. 2).
Déjà Bayazîd Bisthâmî († 874) avait professé la doctrine de l'extinction, de l'annihilation (fanâ’) et de la déiformation (baqâ' :
de baqiya, être perpétuel, immuable). Il faut passer par le rien pour trouver le tout, dit saint Jean de la Croix. « Quand l'homme
n'est rien, disait de même Bisthâmî, il est avec tout... Les créatures sont sujettes aux états, mais l'initié n'a pas d'états, parce que
ses vestiges sont effacés et son essence annihilée par l'essence d'un autre, et ses traces sont perdues dans les traces d'un autre...
Je suis sorti de moi-même comme un serpent de sa peau. Puis j'ai regardé. J'ai vu que l'amant, l'aimé et l'amour sont un, car
dans le monde de l'unification tous peuvent être un. Je suis le buveur et le vin et l'échanson. »
Ce thème est l'un des plus souvent traités par les çoufis des siècles suivants, dans le Maghreb aussi bien qu'en Orient, en
arabe aussi bien qu'en persan. Ibn 'Arabî qui naquit en Andalousie et mourut à Damas en 1240, définit le fanâ' : la vision, la «
réalisation », de la part du serviteur que Dieu maintient, se tient sous toutes choses. (Definitiones, édition en arabe, par G. Flügel,
Leipzig, 1845.) Le point de vue ontologique et le point de vue mystique sont étroitement liés dans sa doctrine de l'unité de l'exis-
tence, wahdat al woujoûd. Il définit la « réalité », haqîqa, de la façon suivante : « Ses attributs (du Seigneur) se substituent aux
tiens, car c'est lui qui agit pour toi, en toi et de toi et pour toi. » Et il dit, d'après un énergique et pittoresque verset du Coran
(XCVI, 15) : « Il n'y a pas de créature que Dieu ne traîne par sa nâciya (touffe de cheveu du milieu du front). »
On saisit ici sur le vif comment les penseurs mystiques ont déduit une métaphysique profonde des conceptions ordinaires de
la religion et de la théologie. Malgré les motazilites et les qadarites, partisans du libre arbitre, les conceptions qui insistaient sur
la toute-puissance, la souveraineté, la prescience et la liberté absolue de Dieu, sur la prédestination, l'emportèrent surtout après
Ach'arî. Les uns et les autres manquaient d'envergure métaphysique et risquaient d'aboutir à des conclusions intenables, d'un
côté au « pélagianisme », de l'autre au fatalisme. Si l'homme est auteur absolu de ses actes, Dieu n'est plus l'auteur de toutes
choses, et si Dieu est l'auteur de nos actes, que deviennent notre liberté, notre responsabilité et sa justice ? Les çoufis et Ibn
'Arabî s'empareront des thèses de la théologie officielle et des versets coraniques pour leur faire exprimer les conceptions de
l'unité de l'existence et de l'union mystique transformante. Leur Dieu n'est pas un tyran capricieux qui n'a aucun compte à
rendre de ses fantaisies, mais la Réalité (al Haqq) absolue, dont tous les êtres tirent leur être, qu'il ne tient qu'à nous d'appréhen-
der en purifiant notre esprit des idées fausses et notre cœur des désirs mondains, et auquel le mystique s'unit par la connais-
sance et l'amour. Décrivant la septième « vallée » dans le Langage des oiseaux, le Persan 'Attâr écrit : « Là tu vois disparaître
devant un seul rayon du soleil spirituel les milliers d'ombres qui t'entourent... Lorsque l'Océan de l'immensité cesse d'agiter ses
vagues, les figures formées à leur surface disparaissent. Ces figures ne sont autres que le monde présent et le monde futur. Ce-
lui dont le cœur s'est perdu dans cet océan y est perdu pour toujours et demeure en repos. Dans cette mer paisible il ne trouve
autre chose que l'anéantissement... Si une chose pure tombe dans cet océan, elle y perdra son existence particulière... En cessant
d'exister isolément elle sera belle désormais. Elle existe et n'existe pas. Comment cela peut-il se faire ? L'esprit est impuissant
à le concevoir. »
Ce mystère préoccupait Joseph de Maistre. Quelle personnalité peut laisser subsister cet anéantissement de l'individualité
qu'une Marie des Vallées compare à la transubstantiation eucharistique ? (Les trois Personnes de la Tri-unité ne sont pas trois
individus divins). Il pensait que le « système de Mallebranche de la vision en Dieu n'est qu'un superbe commentaire de ces mots
si connus de saint Paul : C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être », et que « le panthéisme des stoïciens et celui
des Spinoza sont une corruption de cette grande idée ». Il avait été ébloui et « prêt à se prosterner » la première fois qu'il avait lu
la phrase fameuse : « Dieu est le lieu des esprits comme l'espace est celui des corps. » Le Sénateur des Soirées de Saint-Péters-
bourg fait allusion dans le Xe entretien aux images de Mme Guyon et de Fénelon sur les âmes qui se perdent en Dieu comme les
fleuves dans la mer, et se demande : « Toutes ces eaux ne peuvent se mêler à l'océan sans se mêler ensemble, du moins d'une
certaine manière que je ne comprends pas... Lorsque la double loi de l'homme sera effacée et que ses deux centres (sans doute
l'âme charnelle et l'esprit, la nafs et le roûh des Arabes) seront confondus, il sera Un : car n'y ayant plus de combat dans lui, où
prendrait-il l'idée de la duité ?... Que deviendra le Moi, lorsque toutes les pensées seront communes comme les désirs, lorsque
tous les esprits se verront comme ils sont vus ? Qui peut comprendre, qui peut se représenter cette Jérusalem céleste, où tous les
habitants, pénétrés par le même esprit, se pénétreront mutuellement et se réfléchiront le bonheur ?... Plus on examine l'univers
et plus on se sent porté à croire que le mal vient d'une certaine division qu'on ne sait expliquer et que le retour au bien dépend
d'une force contraire qui nous pousse sans cesse vers une certaine unité tout aussi inconcevable. »
Dans le christianisme, les fidèles sont appelés à devenir divinæ consortes naturæ, vivant à la vie divine à proportion qu'ils
meurent à la leur propre, tuant le « vieil homme » pour s'identifier à l'Adam nouveau (saint Paul, I Cor., XV, Ephès., IV, 24, Rom.
VI). Les sacrements du baptême et de l'eucharistie font mourir avec le Christ mort et ressuscité pour revivre avec lui à la vie
éternelle (Paul, Rom., VI et I Cor., X, 17 et XV). Jésus triomphant des ténèbres appelle tous les hommes à ne faire qu'un avec lui
comme il ne fait qu'un avec le Père (Jean, XIV, XV et XVII). Non seulement il restaure l'unité perdue de la nature humaine en ré-
parant la division causée par le péché d'Adam, mais en assumant pour la régénérer et la glorifier cette nature, il assure la com-
munion de celle-ci à la divinité, de telle sorte que Dieu soit tout en tous (I Cor., XV, 28). Ce qui signifie, commente Origène
(Principes, 1. VIII, ch. VI) « que chaque substance intelligente étant parfaitement purifiée, toutes ses pensées seront Dieu ; elle ne
pourra voir et comprendre que Dieu ; elle possédera Dieu et Dieu sera le principe et la mesure de tous ses mouvements ; ainsi la
fin des choses nous ramènera au point dont nous étions partis. »
L'on trouve dans la mystique musulmane les conceptions analogues de l'Homme Parfait et du Noûr (lumière) compris
comme Logos. Et Jésus-Christ est appelé Verbe d'Allah dans le Coran lui-même. La doctrine essentielle de la mystique musul-
mane est que Dieu est seul l'Être absolu, que les choses, néant en elles-mêmes, n'ont d'autre être que celui que Dieu leur donne ;
ayant réalisé la vérité ontologique, ayant renoncé à attribuer aux créatures une existence réelle absolue, le mystique voit Dieu en
tout et tout en Dieu ; ayant renoncé à soi-même, il vit en Dieu et Dieu vit en lui.
Dieu a dit (Coran, XIII, 18) : « C'est ainsi que Dieu distingue le vrai et le faux. Tandis que l'écume s'en va, inutile, ce qui est
utile aux hommes demeure sur la terre. » Et il a dit (Coran, passim) : « C'est Dieu qui est dans les cieux et sur la terre. » Les
choses contingentes s'effacent tandis que l'Existence réelle demeure telle qu'elle était avant la création, et l'aspirant (sâlik) s'effa-
cera aussi.
Les mots ET LUI EST, qui se rapportent à ce vin, sont pour affirmer qu'il est une substance existante, une vérité lumineuse,
éternelle, perpétuelle.
Il est un SOLEIL qui se lève, qui éclaire toute chose prédestinée et toute chose imaginée, selon sa science et sa volonté, et se-
lon la direction qu'il donne à son ordre éternel, stable. Dieu a dit (Coran, XXIV, 35) : « Dieu est la Lumière des cieux et de la terre
», c'est-à-dire qu'il illumine ces choses de sa lumière et c'est de Lui qu'elles tiennent leur être (74), par le décret de son apparition,
que l'on réalise ou non sa présence (75). Car la lumière du soleil qui se lève aux horizons et fait face à la lune, apparaît en celle-ci
sans que le soleil se déplace vers elle ou se rencontre avec elle.
L'expression FAIRE CIRCULER, veut dire connaître ses Noms et ses beaux Attributs.
Le CROISSANT (hilâl), c'est la pleine lune (badr) elle-même ; mais du seul fait d'apparaître elle-même, elle est un peu éclip-
sée, pour ne pas montrer toute la lumière qu'il y a en elle, comme la terre qui se met entre la lune et le soleil transforme la pleine
lune en croissant.
Si l'homme parfait est pleine lune, il n'y a pas en lui d'hétérogénéité et il ne peut pas s'exprimer ; mais s'il est croissant, son
moi l'éclipse un petit peu ; il apparaît alors comme croissant et peut servir les convives (ainsi qu'un échanson).
LORSQU'IL EST MÉLANGÉ veut dire : quand il est mêlé à une substance différente de lui.
Les ÉTOILES ? C'est encore ce croissant, lorsqu'il se retourne (76) et considère les autres ; il devient alors étoile pour guider
les hommes, et ceux qui le suivent marchent à sa lumière. Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, XVI, 16) : « Avec les étoiles, ils
sont guidés » ; et le Prophète (sur lui la prière et la paix !) a dit : « Mes compagnons sont comme des étoiles ; quel que soit celui
que vous suiviez, vous serez dans la bonne voie ». Le compagnonnage c'est la rencontre, même seulement spirituelle, entre gens
de la Voie.
COMBIEN (d'étoiles resplendissent !) : ce combien ! exclamatif, symbolise que le mélange (dont on a parlé) par la prise de
conscience et la perte de conscience, la découverte et l'éclipsé, est la station (maqâm) de celui qui prie (da’i). Mohammad (sur lui

Cette mystique, nous l'avons dit, suppose une conception de Dieu et de l'esprit analogue à celle du platonisme ; analogue
aussi à celle de l'hindouisme (cf. par exemple ce que dit M. R. Guénon de Brahma, Brahmâ, âtmâ, yoga, mukti, dans Introduction
générale à l'étude des doctrines hindoues, p. 210, 228, 238, 252, 268, etc., et dans L'homme et son devenir selon le Vêdânta).
S'il est difficile de montrer des influences hindoues aux origines du çoufisme, l'on trouve des contacts nombreux par la suite à partir de l'inva-
sion musulmane. Des miniatures nous montrent des ascètes hindous et musulmans vivant en bonne intelligence (cf. sir Thomas W. Ar-
nold, Painting in Islam, 1929), Les entretiens de Lahore, entre le prince impérial, de la dynastie des grands Mogols, Dârâ Shikûh et l'ascète
hindou Baba La'l Das, en 1063/1653 (texte persan et traduction française par Cl. Huart et L. Massignon, 1926, extrait du Journal Asiatique,
octobre-décembre 1926), nous donnent un exemple très curieux d'essai de conciliation religieuse, ou en tout cas de compréhension mu-
tuelle. « Quelle distinction peut-on établir entre le créateur et la créature ? demande le prince musulman. J'avais posé cette question à
quelqu'un, qui m'a répondu en comparant leur différence avec celle qui existe entre un arbre et sa semence (cf. ce que dit ci-dessous Nâbo-
losî). Soit ; mais comment l'interpréter ? — Le créateur, répond l'ascète hindou, est comme l'océan et la créature comme une cruche pleine
d'eau. Quoique l'eau soit la même dans la cruche que dans l'océan, il y a une très grande différence entre les deux récipients. C'est ainsi
que le créateur est créateur et la créature créature. » Interrogé sur l'union transformante, il la compare au fer rougi au feu, et il parle de
l'anéantissement mys-térieux qu'est la mukti, salut, délivrance par la transformation dans l'être humain de tout ce qui fait obstacle à son
union à l'Être universel. Transformation qui doit être entendue ici au sens rigoureusement étymologique de « passage « au delà de la
forme » qui n'apparaît comme une destruction que du point de vue spécial et contingent de la manifestation... passage du manifesté au
non-manifesté, par lequel s'opère le retour à l'immutabilité éternelle du Principe suprême, hors de laquelle rien ne saurait d'ailleurs exister
qu'en mode illusoire. » (Guénon, op. cit., p. 210.) Le bouddhisme, qui eut certes le mérite de réagir contre bien des abus pratiques et d'ap-
porter au monde des exemples particulièrement savoureux de charité, est une hérésie, une sorte de protestantisme, par rapport au brah-
manisme. Ses philosophes, en refusant toute notion de Substance absolue et d'esprit immortel, de brahman-âtman, ébranlaient les bases
métaphysiques de la doctrine mystique traditionnelle et aboutissaient au nihilisme. Mais les penseurs bouddhistes du grand Véhicule,
Mahâyâna, qui ont prévalu en Chine et au Japon, restauraient, semble-t-il, plus ou moins, indirectement et inconsciemment, ces notions,
tout en maintenant la négation de principe : leur subconscient universel, âlaya-vijnâna, leur nature absolue, tathatâ, leur conception positive
du nirvana et de la bouddhéité correspondent en fait, malgré tout, plus ou moins aux conceptions de l'âtman, de la mukti, etc., comme à
celles que nous étudions du fanâ', du tawhîd, du noûr mohammadî, de l'Homme Parfait, etc... (Cf. René Grousset, Sur les traces du Bouddha,
chap. XVII et XVIII).
74 Mot à mot : et il apparaît en eux sans eux.
75 Mot à mot : selon l'absence ou la présence du cœur. (Ms. arabe 3162 de la B. N., fol. 21).
76 Mot à mot : « lorsqu'il va dans un sens différent de son premier chemin », c'est-à-dire : lorsque le mystique se détourne de son extase pour

parler aux hommes. — En somme le sens général de ce vers subtil semble être que Dieu se reflète, comme le soleil dans la lune, dans
l'homme parfait, le mystique, lequel est un croissant pour initier le mourid et une étoile pour guider les hommes. Cet homme parfait, rem-
pli de la connaissance de Dieu, comme un verre l'est de vin, communique ce vin, selon leurs capacités, au mourîd et aux hommes. Peut-
être faut-il comprendre que, comme croissant, il communique la vérité ésotérique aux mourîdoun, et comme étoile, la vérité exotérique au
commun des fidèles. Nous avons en tout cas trouvé dans la classification des spirituels (Introduction, § « Les traités de çoufisme ») l'idée
que le mystique parvenu au plus haut stade peut, ou bien rester perdu dans l'océan de l'unification, ou bien s'occuper encore des hommes
pour les guider sur cette terre. L'idée se rencontre aussi dans les mystiques brahmaniste, bouddhiste et chrétienne. Marie des Vallées aurait
voulu quitter le ciel pour sauver les âmes ici-bas. — Guillaume Postel (Ms. latin 3398 de la B. N., fol. 44 v°), très imprégné de la Kabbale
juive et de la mystique arabe, qu'il fut l'un des premiers à répandre en Europe au XVIe siècle, dit que l'âme humaine est « la harpe du divin
accord et la TASSE DU DIVIN VIN.
la prière et la paix !) a dit : « Certes, cela m'oppresse le cœur, et je demande pardon à Dieu plus de septante fois par nuit et par
jour. » Tel est l'état de l'étoile qui guide dans les ténèbres de la terre et de la mer.
Il y a donc trois aspects unis et distincts : le parfait et assuré, le gnostique et le guide, l'aspirant sincère. Ce sont trois per-
sonnes distinctes ou bien trois rôles distincts d'une même personne : soleil, lune, étoile.
Eblouis par les mystères véridiques, envahis par les subtils secrets, ils n'ont plus aucun doute, ils sont libérés de toute per-
plexité.

SANS SON PARFUM (77) JE N'AURAIS PAS TROUVÉ LE CHEMIN DE SES TAVERNES ; SANS SON ÉCLAT L'IMAGINA-
TION NE POURRAIT LE CONCEVOIR.

NABOLOSI — SON PARFUM, c'est le monde de l'esprit suprême (er roûh el a'dham) (78) qui « procède du commandement de
Dieu ». (Coran, XVII, 87).
Les TAVERNES, ce sont les présences de la Substance très élevée, les différents Noms et Attributs très hauts. Sans les par-
fums qu'exhalent ces présences, dit le poète, je n'aurais pas été guidé vers les beaux Noms et les hauts Attributs. Car ces traces
qui portent ce secret caché, leurs parfums se sont exhalés et ont embaumé le monde, et n'a été frustré de les sentir que celui qui
n'a pas l'odorat assez fin pour les sentir et pour s'assurer des sciences incomparables et des différentes branches de la Connais-
sance.
SON ÉCLAT est une figure pour dire la lumière (noûr) de l'Intellect ('aql) humain, et cet intellect est la lueur de l'éclair spiri-
tuel, et cet éclair spirituel est un symbole du roûh al amrî (79), qui est comme un clin d'oeil.
Dieu a dit (Coran, LIV, 50) : « Nous ne commandons qu'une seule fois, comme un clin d'œil ». L'intellect est à l'esprit ce que
la langue est à l'homme. Sans son ‘aql lumineux (du Vin) dont l'esprit humain est le reflet, l'imagination, qui inspire, au cœur,
des symboles inadéquats, n'aurait pas attribué à ce Vin, symbole de la Vérité universelle, absolument réelle et divine, une image
; car ce Vin n'a pas d'image en soi (80) . L'intellect est dans la nécessité de lui attribuer une image, car il ne peut penser une chose
sans se la représenter. On a dit que le jugement dérive de la représentation. La représentation ne nuit pas aux gens de la con-
naissance, qui sont assurés des vérités de la foi. Quiconque possède un intellect avec lequel il se représente Dieu est dans la né-
cessité d'affirmer sa divinité et ses Attributs, Noms et Actes. Le Cheikh al Akbar (Ibn 'Arabî) (que Dieu sanctifie son esprit !) a
dit : « Dieu n'a pas de forme et Il a toutes les formes. »

LE TEMPS EN A SI PEU CONSERVÉ QU'IL EST COMME UN SECRET CACHÉ AU FOND DES POITRINES.

NABOLOSI — Cela signifie qu'il ne reste que très peu de ce Vin dans les vues intérieures de ceux qui sont tenus à l'obser-
vance de ses sentences, et cela, parce que les distractions se sont emparé du cœur de la plupart d'entre eux. Le TEMPS veut dire
ici les charmes de ce monde et ses pompes qui distraient les cœurs négligents et empêchent de s'élever à la contemplation des
irradiations (tajallî) de la Vérité (qu'elle soit exaltée !) (81). Le TEMPS qui est le symbole des charmes vains de ce monde et de ses
faux ornements, n'a laissé dans le cœur de la plupart des adorateurs aucune trace de spiritualité et aucun reste du roûh al amrî.
COMME UN SECRET signifie que cette vérité est cachée dans les intelligences humaines, comme les secrets sont cachés et
conservés dans les consciences de ceux qui ont reçu la science divine.

77 A zaga de tu huella,
Las jovenes discurren al camino,
Al toque de centella,
Al adobado vino,
Emissiones de balsamo divino.
En la interior bodega de mi amado bebi,
Y quando salia,
Por toda aquesta vega,
Ya cosa no sabia,
Y al ganado perdi, que antes seguia.
Saint Jean de la Croix, 17e et 18e cantique spirituel. Cf. Cantique des cantiques, I, 2 et 3.
78 Cf. plus loin ce qui concerne le roûh al amrî et le noûr al mohammadî.
79 L'Esprit (roûh) qui procède du commandement (amr) de Dieu, selon le verset coranique déjà cité, l'Esprit, souffle divin. Amr est parfois dans

le Coran un équivalent du Verbe. (Cf. H. Hirschfeld, New researchs into the composition of the Qoran, 1902. p. 15-17, qui fait, avec les termes
hébraïques, de curieux rapprochements).
80 C'est parce que l'intelligence humaine est un reflet du Logos divin, parce qu'il y a une affinité entre eux, que la connaissance est possible.

Mais c'est « moins en ce qu'il est qu'en ce qu'il n'est pas » qu'on peut comprendre Dieu, comme disent Clément d'Alexandrie, le Pseudo-
Denys, saint Thomas d'Aquin, etc., quand il s'agit de la via negationis intellectuelle. (Théologies apophatique et cataphatique).
81 « Aussitôt que l'âme achève de se purifier soigneusement des formes et des images saisissables, elle baignera dans cette pure et simple lu-

mière, et, en s'y transformant, atteindra l'état de perfection. En effet cette lumière n'est jamais absente de l'âme ; ce qui fait obstacle à son
infusion, ce sont les formes les voiles des créatures qui enveloppent et embarrassent l'âme... » Saint Jean de la Croix, Montée au Carmel, 1. II,
ch. XIII.
SI SON NOM EST CITÉ DANS LA TRIBU, CE PEUPLE DEVIENT IVRE SANS DÉSHONNEUR ET SANS PÉCHÉ.

NABOLOSI — AÇBAHA (82), c'est la disparition des ténèbres de l'indifférence et le lever des lumières de l'irradiation divine
sur le cœur qui fait la citation (dzikr).
Le PEUPLE, c'est-à-dire les gens de la TRIBU, sont ceux qui sont devenus aptes par une initiation (83) à recevoir les lumières
du jaillissement divin et de la grâce (madâd). Ils sont IVRES grâce à l'irradiation et à ce qu'ils découvrent devant eux ; ils perdent
la connaissance des choses changeantes et possèdent exactement les sens profonds des secrets.

DU FOND DES VASES IL EST MONTÉ PEU A PEU ET IL N'EN RESTE EN VÉRITÉ QUE LE NOM (84).

NABOLOSI — Le sens allégorique de ce vers est que les sciences divines sont cachées tout au fond des poitrines des hommes
et que les volontés des âmes sont incapables d'acquérir et de rechercher ces sciences divines, parce que les cœurs en sont dé-
tournés par leur grande avidité des choses de ce monde.
IL N'EN RESTE EN VÉRITÉ... La Vérité du Vin est montée, après s'être irradiée par sa descente dans les formes perceptibles
ou concevables (85), et il ne reste chez le mourid sincère que LE NOM, qui règne sur lui (86), parce qu'il (le mourid) est le lieu de
son irradiation, Dieu a dit : « A Dieu les beaux Noms ; priez-le par eux » (Coran, VII, 179) ; car on ne peut le prier ni lui adresser
de demande si ce n'est par ses Noms, car ce sont ses Noms qui régissent les mondes, en dehors de l'Essence Sacrée, laquelle n'a
pas besoin des mondes, car Dieu a dit : « Certes, Dieu n'a pas besoin des mondes. » (Coran, XXIX, 5) (87).

S'IL VIENT UN JOUR A L'ESPRIT D'UN HOMME, LA JOIE S'EMPARE DE CELUI-CI ET LE CHAGRIN S'EN VA.

NABOLOSI — Le fait de VENIR A L'ESPRIT, c'est la conception d'une image (çoûra) proportionnelle au degré de préparation
du serviteur. Les représentations qu'on se fait sont d'autant plus parfaites qu'on est plus ou moins parfaitement préparé à rece-
voir l'irradiation du Seigneur. Elles sont concepts, symboles approximatifs ou même images sensibles. Quelqu'un (88) a dit : « On
a formé diverses conceptions de Dieu, et moi j'ai à la fois toutes ces conceptions. » C'est le sens même de la parole de Dieu (Co-
ran, II, 109) : « De quelque côté que vous vous tourniez, la face de Dieu est là. Il est immense et il sait tout ». Il s'est découvert en
s'irradiant par une image quelconque, n'importe laquelle, parce qu'il s'irradie et se voile à sa volonté (89). S'il veut, il s'irradie
sous toutes les formes (çoûra) et, s'il veut, il s'irradie sous une forme et non une autre ; s'il veut, il s'éclipse sous toutes les formes
pour l'homme, lui montrant que toutes ces formes ne sont que des choses éphémères. Et ainsi il agit selon Sa volonté.
Le poète affirme que Sa présence apporte LA JOIE et chasse LE CHAGRIN en ce monde et en l'autre. Cela du seul fait qu'il
VIENT A L'ESPRIT. Si l'on a cette joie pour Le concevoir seulement, qu'est-ce que ce sera pour sa présence (houdhoûr) (90).

LA SEULE VUE DU CACHET POSÉ SUR LES VASES SUFFIT A FAIRE TOMBER LES CONVIVES (91) DANS L'IVRESSE.

NABOLOSI — Les CONVIVES ce sont ceux qui sont « engagés » (sâlikoûn) dans la Voie de Dieu.
Le CACHET des vases, c'est la trace de l'irradiation divine dans le cœur du serviteur.
REGARDER le cachet, c'est s'assurer de lui, ce qui vous arrache complètement à votre « altérité ».
Le VASE, c'est l'âme (nafs) (92) de l'homme, car le cachet est posé sur elle par l'irradiation qui lui est particulière, à chaque ins-
tant de sa vie, pour chacun de ses états. Dieu a dit (Coran, XIII, 33) : « Qui est-ce qui est posé sur (surveille) les actions des âmes
? » Et il en est ainsi pour toutes les âmes, croyantes ou infidèles. La grande jarre représente le corps de l'homme.

82 Le mot açbaha peut signifier « devenir » ou « être encore le matin », comme le fait remarquer le commentaire de Boûrînî. La citation de ce vin
la nuit fait qu'on est encore ivre le matin.
83 Nâbolosî rapproche, comme ayant la même racine, grammaticale ahl, les gens, et mouta’ahhil, préparé, apte, initié.
84 Ce vers se rattache plutôt, semble-t-il, à l'avant-dernier vers qu'au précédent, comme le remarque Boûrînî qui insiste sur la finesse des

images de rhétorique que comportent les divers mots, et ainsi que le montre le début du commentaire de Nâbolosî.
85 Tout vient de Dieu et tout retourne à Dieu. Chute et Rédemption. Procession et conversion. Involution et Évolution. Le mystique remonte, le

plus haut qu'il est possible à la créature, ici-bas, du fond des plans hiérarchisés de la durée. Cf. Lasbax, Le problème du Mal, 1919, et notre Jo-
seph de Maistre mystique, 2e partie, chap. I.
86 Dieu régit le monde par ses Attributs. Le mystique est revêtu des Divins Attributs qui s'irradient en lui.
87 Les théologies distinguent l'essence divine et les attributs divins. L'En-Soph et les Sephiroth de la Kabbale. Le Dieu sans forme et le Dieu

manifesté de l'advaïtisme hindou. Brahma et Brahmâ.


88 Mouhyiaddîn ibn 'Arabî.
89 Toutes les choses sont les manifestations de Dieu. « L'Esprit souffle où il veut », et les grâces mystiques sont un don gratuit. « Les états exta-

tiques, c'est Dieu qui les provoque tout entiers », dit Hallâj. Aussi suppliait-il : « Ne me rends pas à moi-même après m'avoir ravi à moi-
même ; ne me montre pas mon moi après me l'avoir voilé. » Mais l'idée exprimée par Nâbolosî n'a pas seulement un sens mystique, elle a
aussi, comme cela arrive fréquemment, un sens ontologique métaphysique : toutes choses sont des manifestations de Dieu. On peut adorer
Dieu sous n'importe quel symbole ; mais l'idolâtrie commence lorsqu'on prend le symbole pour ce qu'il représente, lorsqu'on prend les at-
tributs et les « traces » pour des êtres indépendants.
90 Cf. l'hymne médiéval attribué à saint Bernard ou à une abbesse bénédictine du XIVe siècle : Jesu dulcis memoria (dzikr),... Sed super mel et

omnia, Ejus dulcis præsentia (houdhoûr)... Nil cogitatur dulcius... Quam bonus es quærentibus ! Sed quid invenientibus ?
91 Nadîm, plur. noudamâ' ou nidâm, celui qui boit avec vous, le commensal.
S'ILS ARROSAIENT DE CE VIN LA TERRE D'UN TOMBEAU, LE MORT RETROUVERAIT SON AME ET SON CORPS SE-
RAIT REVIVIFIÉ (93).

NABOLOSI — Le Prophète (sur lui la prière et la paix !) a dit : « Dieu a créé les créatures dans des ténèbres (c'est à-dire qu'il
les a différenciées du néant). Puis il les a arrosées de sa lumière (c'est-à-dire de la lumière de Son Existence réelle par l'irradia-
tion). Celui qui est atteint par cette lumière est dans la bonne voie (c'est-à-dire qu'il prend conscience de son néant originel) et
celui que cette lumière n'a pas atteint (c'est-à-dire qui n'a pas pris conscience de son néant), s'égare. »
Ce sont les « convives » qui ARROSENT, ce qui symbolise qu'ils (les mourîdoûn) se dirigent tous en une grande assemblée
vers la présence de la Vérité irradiée, avec sa permission. Dieu a dit au sujet de Jésus (sur lui le salut !) : « Tu ressuscitais les
morts avec ma permission...» (Coran, V, 110).
Le mort RESSUSCITERA, deviendra vivant comme il l'a été, si Dieu le veut et l'ordonne à ceux qu'il a élus parmi ses servi-
teurs engagés dans la voie de la certitude. Il est ainsi arrivé à plusieurs des saints de Dieu de ressusciter des morts par des mi-
racles (94), héritage spirituel de Jésus.

ÉTENDU A L'OMBRE DU MUR DE SA VIGNE, LE MALADE DÉJÀ AGONISANT RETROUVERAIT AUSSITOT SA


FORCE.

NABOLOSI — L'OMBRE, c'est le monde de l'imagination de l'homme parfait ; elle revient de l'Occident des mondes à
l'Orient du Soleil de l'Unité, par le lever du roûh al amrî divin.
Le MUR DE SA VIGNE, signifie les mondes de la possibilité saisis par la perception et l'intelligence, et qui sont comme un
mur entre la vie d'ici-bas (douniâ) et l'autre (âkhira). En effet, le corps humain, et tout ce qu'il contient de sens, de membres, de
force spirituelle, est comme un mur : quand il tombe en ruines par la mort, l'homme va dans l'autre monde.
Le fait d'ÉTENDRE, c'est la direction de la conscience de l'homme parfait et la conformation de son imagination à l'image
d'un MALADE. Dieu a dit : « Dans leurs cœurs, il y a une maladie ». (Coran, II, 9). Car la spiritualité (roûhâniya) des cœurs hu-
mains peut être malade comme les corps ; mais le remède des corps est matériel (hassî), tandis que le remède des cœurs est im-
matériel (ma’nawî). Et l'homme parfait qui connaît son Dieu et fait ce qu'il lui ordonne sait que le remède efficace pour le
malade, c'est de s'étendre dans la foi et l'humilité.

PRÈS DE SES TAVERNES LE PARALYTIQUE MARCHE ; ET LES MUETS SE METTENT A PARLER AU SOUVENIR DE SA
SAVEUR.

NABOLOSI — Ce sont les convives qui approchent le paralytique. Les TAVERNES sont les assemblées (majlis) des gens des
sciences divines, compagnons de la certitude et de la Connaissance.
Un PARALYTIQUE, c'est celui qui ne peut s'élever à la véritable et parfaite connaissance de son Dieu.
Il MARCHE, c'est-à-dire qu'il se défait des chaînes de ses hallucinations et de ses désirs, et s'engage délibérément dans les
voies de la certitude avec l'assistance de la Grâce (tawfiq).
Les muets PARLENT : ils exposent les sciences divines et les vérités de la Connaissance.
Le SOUVENIR (dzikr). C'est la capacité de conserver toujours le souvenir des irradiations divines et de les faire revenir à l'es-
prit, même dans ce monde de la possibilité, de façon que le caractère contingent et éphémère de ce monde disparaisse totale-
ment de la conscience.
DE SA SAVEUR, c'est-à-dire au souvenir des sens des irradiations divines, sens courants dans le langage des initiés, car
quand la parole sort des cœurs, elle entre dans les cœurs et celle qui est sur les langues ne dépasse pas les langues.
Le MUET, c'est l'homme indifférent, auquel un voile cache les irradiations de Celui qui connaît le mieux les mystères (95), car
il est muet de langue et de cœur, et sa parole contingente ne parle que de choses contingentes.

SI LES SOUFFLES DE SON PARFUM S'EXHALENT EN ORIENT, UN HOMME PRIVÉ D'ODORAT DEVIENT DANS
L'OCCIDENT CAPABLE DE LES SENTIR.

NABOLOSI — L'ORIENT c'est le côté de l'est d'où sont sortis les Saints du 'Iraq, et d'où vient le Pôle (qouthb) (96), et c'est aus-
si vers l'Orient que tout l'univers converge.

92 Nafs = âme, âme sensitive, animale, inférieure, et rouh = esprit, âme supérieure. L'âme et l'esprit, nephesh et ruach en hébreu. Joseph de
Maistre dit que l'âme sensitive est commune à l'animal et à l'homme, lequel a aussi l'esprit. En arabe nafs est usité aussi pour : moi-même,
lui-même, ou, le moi.
93 Inta’acha, germer, s'épanouir, rajeunir, être revivifié, ressuscité. Boûrînî souligne la beauté de l'image d'un corps qui germe et revit après

avoir été arrosé.


94 « Par la voie de la karama », miracles des saints, la mou'jiza étant le miracle des Prophètes portant un défi pour prouver leur mission.
95 'Allam el ghouyoûb, un des 99 noms de Dieu.
96Le Pôle des Saints. A chaque époque, il existe sur terre un certain nombre de saints et d'initiés, qui sont comme « le sel de la
terre », qui maintiennent les grandes vérités et les grandes vertus. Huysmans exprime une idée analogue dans Sainte Lydwine de
Schiedam, en ce qui regarde spécialement les « compatients ».
On peut encore voir dans le Levant le cœur de l'homme parfait, parce que ce cœur est l'horizon où se lève le Soleil de l'Exis-
tence véritable.
Les SOUFFLES DE SON PARFUM, c'est le fait, pour l'homme de la connaissance parfaite, de s'approcher des sens des irra-
diations divines avec goût et avec amour. Les parfums de la Connaissance se répandent de tous côtés et les marques apparais-
sent sur lui de la sincérité de son amour.
De l'OCCIDENT sont sortis de grands saints dont la plupart ont émigré vers l'Orient, comme le Cheikh el Akbar (Ibn 'Arabî)
et quelques autres.
Celui qui est PRIVÉ D'ODORAT, c'est celui qui ne sent pas l'odeur des irradiations divines, parce que son âme (nafs), est ab-
sorbée par les images changeantes du monde créé.
L'ODORAT LUI REVIENT, c'est-à-dire la capacité de sentir de telle sorte qu'il peut saisir les parfums de la certitude et de la
Connaissance dans les paroles des gens de la Découverte et de la Réalité.

CELUI QUI TIENT LA COUPE, LA PAUME COLORÉE DE CE VIN, NE S'ÉGARERA PAS DANS LA NUIT ; IL TIENT UN
ASTRE DANS LA MAIN.

NABOLOSI — LA PAUME DE CELUI QUI TIENT LA COUPE, c'est la main du mourîd (novice) sincère quand il la met dans
celle de l'homme parfait, universel qui guide dans la voie mohammédienne, au moment du serment (mou'âhada) et de l'hom-
mage (moubâya'a). C'est la vente de l'âme (ou du moi) à Dieu, qui revêt, par l'irradiation de la grâce, le vêtement de la forme
(çoûra) humaine parfaite, celle du cheikh-guide. Lorsque le mourîd sincère met la main dans celle du cheikh parfait qui le guide
vers Dieu, avec goût et avec amour, le mourîd a touché le vêtement du mourâd (97) : la vente est conclue, complète, irrévocable.
La Vérité (qu'elle soit exaltée !) a acheté l'âme du mourîd, juridiquement, et celui-ci ne peut revenir sur sa vente. Dieu (qu'il soit
exalté !) a dit (Coran, IX, 112) : « Dieu a acheté aux croyants leur âme ». Ce qui peut s'appliquer à ceux qui croient au cheikh-
guide. Il en résulte la croyance à l'Existence réelle à laquelle on arrive en « réalisant » l'extinction et l'anéantissement de son es-
sence (dzât) et de ses attributs (cifât), et cela sans houloûl ni ittihâd (98), car l'Existence ne peut pas pénétrer dans le néant ni s’y
unir.
Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, IX, 112) : « Réjouissez-vous de la vente que vous avez conclue ». Ce qui est une allusion
au contrat des cheikhs parfaits. Pour trouver ce dernier, le mourîd doit être parfaitement sincère. Quand le mourîd adhère sin-
cèrement à la volonté de Dieu, il trouve le cheikh parfait, car celui-ci est une preuve (houjja) de Dieu pour les créatures sur la
terre jusqu'au jour du Jugement. Si le mourîd n'est pas sincère, il ne le trouvera jamais. Dieu (qu'Il soit exalté !) a dit (Coran,
XVIII, 16) : « Celui que Dieu guide, il est dans la voie droite, et celui que Dieu égare, tu ne lui trouveras pas de guide ».

Dans un autre poème (« Ralentis ta marche, ô chamelier... »), Ibn al Fâridh compare les saints aux pieux qui soutiennent les
tentes des Arabes, car les saints, par leurs vertus, sont cause que le monde se maintient.
Le Pôle (qouthb) est le chef de la hiérarchie des saints telle que l'ont systématisée peu à peu les çoufis. Il est l'Homme Parfait par
excellence, l'image de Dieu sur la terre, le pivot, l'axe de l'univers, le préservateur du monde. Conception qui s'est mêlée parfois,
sans doute, à celle de l'imâm infaillible et impeccable des Chiites et des Ismaéliens, mais qui se rattache d'autre part à celles de
l'Homme Parfait et du noûr mohammadî. On peut l'entendre au sens chiite comme d'un suprême représentant de Dieu sur la
terre, ou bien comme d'une union mystique avec le Verbe et l'Esprit vivificateur.
C'est dans ce dernier sens que l'entend Ibn al Fâridh, qui dans sa Grande Tâ'iya (vers 500 et 501), s'attribuant ce titre, distingue le
Pôle spirituel du Pôle terrestre, chef de hiérarchie mystérieuse des saints. (Cf. Nicholson, Studies in islamic mysticism, p. 194.) Jor-
jânî, Ibn 'Arabî, al Kâchifî et les çoufis postérieurs donnent au Pôle spirituel les caractères du Logos, médiateur des grâces di-
vines, par lequel subsistent tous les mondes.
Cette hiérarchie comporte en général : au-dessous du Qouthb, Pôle, ses nouqabâ, « délégués » (singulier : naqîb), ordinairement au
nombre de trois, puis les quatre awtâd (singul. : watad), ou « pieux » (dans le sens de piquet) correspondant aux quatre points
cardinaux, puis les sept abrâr, enfin les 40 (ou 7 selon Ibn 'Arabî) boudalâ (sing. : badal) ou abdâl, « remplaçants ». Jorjânî, Defini-
tiones..., edit. G. Flügel (en arabe), Leipzig, 1845, in-8°, spécifie que ces boudalâ' sont « sur le cœur d'Abraham », et que le Qouthb
est « sur le cœur d'Isrâfîl ». Les auteurs çoufis de la décadence ont développé ce thème et compliqué à l'extrême dans un sens
quasi mythologique perdant de vue le sens profond de la spiritualité, source de vie. (Cf. Blochet, «Études sur l'éso-térisme mu-
sulman », dans Journal Asiatique, t. XX, 1902).
« Les justes sont les colonnes de l'univers », dit la Paraphrase chaldaïque du Cantique des cantiques, Targum du VIe ou VIIIe siècle. (Cf. P.
Vulliaud, Le Cantique des Cantiques, 1925, p. 91.)
97En touchant la main du cheikh, lequel est le vêtement de Dieu, le mourîd (celui qui désire) a touché le vêtement du mourâd (le
Désiré, Dieu, ou celui qui le représente, celui que Dieu désire).
Jésus disait à Marie des Vallées qu'elle était la robe dont Il était revêtu.
On appelle vente par l'attouchement (moulâmasa) celle qui se fait en touchant la main du vendeur (Cf. les hadits sur ce sujet dans Bokharî,
etc.).
98 Houloûl, infusion, incarnation de la divinité dans l'homme ; ittihâd, unification, mélange de la substance humaine et de la substance divine ;

formules hétérodoxes que l'on accusait parfois les çoufis de professer. Le houloûl est une thèse qu'on accusa Hallaj de professer. L’ 'ittihâd
est défini ainsi par Jorjâni (740-816 H.) : « Quand deux substances deviennent une seule ; cela n'a lieu que dans les nombres, à partir de 2 et
au-dessus. » S. de Sacy, Notices et Extraits des Mss de la Bibl. Roy., t. X, 1818. — « La créature, dit Thomas Deschamps, est déifiée, déiformée
par l'union transformante, mais non « faite déesse ». Jardin des contemplatifs parsemé de fleurs d'amour divin, 1605, p. 413. Plusieurs çoufis ont
employé les mots ittihâd et tawhîd dans le sens d'unification mystique. Ce que nous avons dit de l'insuffisance du vocabulaire philoso-
phique des premiers siècles de l'Hégire explique que des malentendus aient pu se produire.
Avec le verre, le poète fait allusion au cheikh parfait, et avec le Vin à la Vérité de l'Existence (al haqîqat al woujoûdiya).
La COLORATION, c'est pour dire métaphoriquement l'influx divin qui se communique au mourîd sincère annihilé.
Il NE S'ÉGARERA PAS DANS LA NUIT, c'est-à-dire dans un monde d'entre les mondes.
IL TIENT UN ASTRE DANS SA MAIN, signifie métaphoriquement l'influx passé en lui au contact de la main du cheikh par-
fait et l'attachement spirituel et cordial qu'il a pour lui après le serment et l'hommage. Et ce lien spirituel se transmet intact
comme un héritage depuis Mohammad jusqu'au jour du Jugement.

UN AVEUGLE-NÉ QUI LE RECEVRAIT DANS SON CŒUR RECOUVRERAIT AUSSITOT LA VUE, ET LE BRUISSEMENT
DE SON FILTRE FAIT ENTENDRE LES SOURDS.

NABOLOSI — Cela signifie la découverte de la Vérité qui est tout et en qui tout est (99). L'AVEUGLE-NÉ, c'est le serviteur
distrait, insouciant, à qui son moi voile les irradiations de son Seigneur.
GHADA (100) : c'est la naissance de l'aurore, pour le mourîd, après les ténèbres de la nuit, par la grâce divine. 'Ali (que Dieu
fasse briller sa face !) a dit à son serviteur Koumaïl : « Eteins la lampe, car le jour s'est levé ». Il veut dire : la Lumière de l'Exis-
tence s'est dévoilée à toi ; n'emploie donc plus maintenant la lumière de la raison (‘aql) pour comprendre les choses divines ; re-
garde avec la Lumière de Dieu et non la lumière de ta raison, car l'homme n'a besoin de celle-ci que quand il s'agit des ténèbres
du monde créé. — Le Prophète (sur lui la prière et la paix !) a dit : « Le croyant voit par la Lumière de Dieu et parle par Sa grâce
(tawfiq). »
Le FILTRE, c'est la raison ('aql) de l'homme parfait ; car cette raison ne peut s'élever à la compréhension, et l'homme ne com-
prend pas avec cette raison, mais par l'illumination de son Seigneur. Mais l'homme parfait présente ce qu'il a saisi grâce à l'illu-
mination de son Seigneur, à sa raison, et sa raison le purifie de l'impureté des choses et de la souillure de leurs traces ; la raison
périssable est donc le filtre et le séparateur.
Les SOURDS sont les distraits, les insouciants, qui n'entendent pas la vérité, occupés qu'ils sont par l'erreur. Dieu (qu'il soit
exalté !) a dit (Coran, XXI, 100) : « ...et ils n'entendent rien ». Ils entendent grâce à ce filtre, la raison illuminée (‘aql noûrânî). Per-
sonne ne peut comprendre la parole des gens qui connaissent parfaitement Dieu, sans la recevoir directement de l'un d'eux (101).
Si on la reçoit d'un non initié ou d'un livre dans la raison ténébreuse non illuminée (‘aql dhoulmânî), ce n'est pas la parole (kalâm)
des gens de la Connaissance, mais la parole du moi charnel (nafs).

SI DANS UNE TROUPE DE CAVALIERS SE DIRIGEANT VERS LE TERROIR QUI LUI DONNE NAISSANCE, QUEL-
QU'UN EST PIQUÉ PAR UNE BÊTE VENIMEUSE, LE POISON NE LUI FAIT PAS DE MAL.

NABOLOSI — La TROUPE DE CAVALIERS (er rakb), c'est ceux qui se sont engagés dans la Voie et les gens de la Connais-
sance, qui sont « portés ». Dieu a dit : « Nous avons été généreux envers les fils d'Adam et nous les avons portés sur la terre et
sur la mer. » (Coran, XVII, 72). Celui qui les porte c'est la Vérité (qu'elle soit exaltée !) et ils sont portés sur la terre ferme par des
bêtes de somme et sur mer par des navires. Les « bonnes choses » sont la terre, les monuments, les arbres. Et ceux qui savent
bien cela sont le rakb, la réunion de ceux qui sont « montés » ; et celui qui ne sait pas est une brute sous la forme d'un homme,
insouciant de l'ordre et absorbé par Zeid et 'Amr (102) .
Le TERROIR signifie la forme corporelle sur laquelle a germé la forme spirituelle (103) ordonnante qui vient de la graine se-
mée par Dieu. Les fruits qu'elle a donnés, sont les grappes des significations cachées sous les écorces des choses matérielles ; ce
vin en a été extrait par le pressoir, triomphe du Seigneur, jaillissement divin et symbole du cheikh-guide parfait.
L'homme PIQUÉ, c'est l'amoureux que la vipère de la passion a mordu ; le POISON, les apparences changeantes des mondes
périssables.

99 Haqîqat al woujoûdiya al jâmi'a, l'Etre réel absolu universel.


100 Comme açbaha, signifie être au matin, devenir.
101 Idée de la nécessité d'une transmission orale d'homme à homme, de maître à disciple, d'une initiation personnelle. Toute science, divine ou

humaine, médecine ou mysticisme, doit être transmise ainsi. Nécessité aussi d'un directeur de conscience, comme dans le catholicisme.
Mais autre chose aussi. M. René Guénon, (Introduction à l'étude des doctrines hindoues, 1921, p. 275), parlant des détenteurs de la Tradition
sur laquelle toute la vie collective repose et qui permet la « réalisation métaphysique » menant à la « délivrance », écrit : « C'est là aussi, en
même temps, l'explication de l'attachement profond et indéfectible qui unit le disciple au maître, non seulement dans l'Inde, mais dans
tout l'Orient... La fonction de l'instructeur est véritablement, en effet, une « paternité spirituelle », et c'est pourquoi l'acte rituel et symbo-
lique par lequel elle débute est une « seconde naissance » pour celui qui est admis à recevoir l'enseignement par une transmission régu-
lière. C'est cette idée de « paternité spirituelle » qu'exprime très exactement le mot « guru » qui désigne l'instructeur chez les Hindous, et
qui a aussi le sens d' « ancêtre » ; c'est à cette même idée que fait allusion chez les Arabes le mot « sheikh » qui avec le sens propre de «
vieillard », a un emploi identique... L'Oriental est à l'abri de cette illusion trop commune en Occident qui consiste à croire que tout peut
s'apprendre dans les livres, et qui aboutit à mettre la mémoire à la place de l'intelligence. »
102 Par les créatures.
103 Saint Jean de la Croix, après avoir décrit les épreuves de la nuit obscure qui « plonge l'entendement dans les ténèbres, la volonté dans les

sécheresses, la mémoire dans le vide, le cœur dans l'amertume », dit que cette privation des consolations spi-rituelles est une condition re-
quise « pour que l'âme puisse recevoir la forme spirituelle de la vie, qui n'est autre que l'union d'amour » pur. Nuit obscure de l’esprit, chap.
III.
Le poison NE LUI FERA PAS DE MAL, car s'il (le mourîd) s'adresse au guide parfait, celui-ci lui fait connaître la vérité, l'es-
sence des choses existantes et le sens des irradiations. Rien ne peut lui faire de mal ; ni les choses, ni leur ombre ne peuvent être
des voiles pour lui.

SI L'ENCHANTEUR TRACE LES LETTRES DE SON NOM SUR LE FRONT D'UN POSSÉDÉ, CES CARACTÈRES LE GUÉ-
RISSENT.

NABOLOSI — L'ENCHANTEUR c'est l'homme parfait, le cheikh-guide.


LES LETTRES DE SON NOM sont les diverses étapes (104) par où passe l'homme engagé dans la voie, transformations des
sens des irradiations divines, avec elles et par elles, et non par lui-même. Cette écriture ne peut être tracée que par le cheikh-
guide. Seul, il peut donner l'initiation, diriger vers le Seigneur et provoquer l'infusion des grâces du Clément, tantôt par une ef-
fusion intuitive du cœur au cœur, tantôt par interprétation des expressions et explication des signes, tantôt par le revêtement du
froc (khirqa (105)) bien connu des çoufis. Il y faut une parfaite sincérité des deux parties. L'état (hâl) de sincérité s'insinue alors
par le commandement de Dieu dans le mourîd. Parfois encore le cheikh n'a qu'à jeter un regard, conformément au hadits : « Je
suis la vue avec laquelle il voit... » conseillant de s'approcher de Dieu par les actes surérogatoires (nawâfil). Ou bien le mourîd
sincère regarde le cheikh guide, conformément au hadits : « ... cite Dieu... »
L'initiation est plus ou moins rapide selon la préparation et selon les soins, la politesse et le respect dont on entoure le cheikh
(106).
Le POSSÉDÉ, c'est l'homme distrait, indifférent, à qui tout est voilé, qui est entraîné par les imaginations de sa raison (‘aql),
par ses passions, ses soucis, en tout ce qu'il comprend. Sa pensée va d'une créature à une autre, ne voit que les choses créées et
est détourné des irradiations de la Vérité. Il voit les créatures comme si elles se maintenaient par elles-mêmes, comme si elles
donnaient et refusaient, abaissaient et élevaient ; il ne prononce pas la louange de Dieu avec elles, par elles et en elles. Et cela
provient de la perversité de son imagination (khayâl) obsédée par les phantasmes. S'il n'était pas conscient de l'état où il se
trouve, nous le jugerions tout à fait dément, et il ne serait plus tenu aux obligations canoniques. Mais, comme il est conscient de
son état pervers et qu'il persiste à y demeurer, Dieu, par dédain et pour l'éloigner de lui, l'a soumis à l'ensemble des obligations
canoniques et veut qu'il les remplisse (107). C'est ce qu'on veut dire par le possédé.
Les CARACTÈRES sont tracés sur le FRONT pour que leur présence soit constamment bien en vue sur la partie la plus éle-
vée du corps.

ÉCRIT SUR LE DRAPEAU DE L'ARMÉE, CE NOM ENIVRE TOUS CEUX QUI MARCHENT SOUS L'ÉTENDARD.

NABOLOSI — Le DRAPEAU DE L'ARMÉE, c'est la voie (tharîqa (108)) tracée par un cheikh çoufi dans laquelle marchent les
mourîdoun, qui s'engagent pour le combat contre leur moi, pour en parcourir les étapes jusqu'à la connaissance de leur Seigneur.
Il y a par exemple le drapeau de l'armée Qâdiriya pour ceux qui sont dans la tharîqa du cheikh 'Abdelqâder al Kîlânî (109)
voie d'humilité et de mortification, le drapeau de l'armée Mouhyouwiya levé par notre cheikh, le Cheikh al Akbar (110) Mou-
hyiaddîn ben 'Arabî (que Dieu sanctifie son âme (111) !), voie de science bienfaisante et d'action élevée, et encore le drapeau de
l'armée Châdziliya levé par Abou'l Hasan ach Châdzilî (112), le connaisseur parfait, pour ceux qui sont engagés dans sa voie
d'abandon du raisonnement discursif (tadbîr).
Ainsi chaque cheikh a sa voie particulière qui est l'étendard levé par lui.
Le fait d'être ÉCRIT SUR le drapeau, c'est le noviciat du mourîd. Le verbe écrire est au passif et le sujet sous-entendu est
Dieu (C'est Dieu qui écrit ce nom). Il faut de toute nécessité pour cela que le mourîd se présente. Dieu (qu'il soit exalté !) a dit
(Coran, XXXV, 2) : « Ce que Dieu distribue de sa miséricorde, nul ne peut le retenir, et ce qu'il en retient, nul ne peut le distri-

104 Les divers degrés de l'oraison, « jardins », « châteaux », etc., des mystiques. On voit que Nâbolosî insiste sur la gratuité de la grâce et sa
nécessité.
105 Vêtement distinctif des çoufis ; le froc blanc de laine, c'est le çoûf ; le maître remettait la khirqa au disciple en signe d'initiation.
106 On conçoit qu'une telle importance donnée au maître, légitime en principe, peut donner lieu à des abus dans la pratique des confréries dé-

générées.
107Les hommes sont soumis aux obligations canoniques (5 prières par jour, jeûnes, ablutions, etc...). Les enfants, les malades, les
fous en sont dispensés (par en bas pour ainsi dire) ; les mystiques en peuvent être dispensés, en un sens par en haut, disent les
çoufis, parce qu'à un certain degré leurs puissances sont parfois suspendues (la ligature des théologiens catholiques) et parce
que l'esprit est supérieur à la lettre. (Cf. ce que nous avons dit dans l'introduction).
Nâbolosî dit ici que c'est à cause de leur imperfection que les hommes sont tenus aux obligations canoniques. C'est ce que saint Paul dit de
la Grâce par rapport à la Loi. Le Coran déclare que c'est à cause de leur méchanceté que tant de prescriptions minutieuses sont imposées
aux Juifs.
108 Ce mot qui signifie voie, désigne aujourd'hui les confréries religieuses musulmanes, dont Nâbolosî va citer quelques fondateurs.
109 Ou Jîlânî, ou Jîlâlî, ou Jîlî, † 1166, le grand saint de Baghdad, le plus populaire dans tout le monde musulman, surnommé le « sultan des

saints ». Eponyme des Qâdirîyn.


110 Le Cheikh al Akbar, très grand, le plus grand, le Maître par excellence, surnom donné à Ibn Arabî par ses disciples. Abou Bakr Mohammad

ben 'Ali Mouhyi ad-dîn ben 'Arabî al Andalousî, né à Murcie en 560 (1165), mort à Damas en 638 (1240), habita 30 ans Séville, se rendit à
Tunis, à la Mecque en 598 (1201) et 611, en Egypte à Baghdad en 601 et 608, à Mossoul et enfin à Damas.
111 Sirr, son secret, son intérieur, sa conscience.
112 Né en Tunisie, † 1258.
buer ». Tel est le début de la grâce. Il est dit dans le Coran (XI, 90) : « Ma grâce vient de Dieu. C'est sur lui que je m'appuie et
c'est à lui que je retourne. »
L'abandon à Dieu (tawakkoul) et le retour à Dieu (tawba) sont les deux conditions de la grâce (tawfiq) divine.
Le NOM, c'est son essence.
Le mourîd, en entrant sous le drapeau, porte son attention et médite sur un des Noms de Dieu qui indiquent ses actes, par
exemple : le Créateur, Celui qui maintient, le Vivificateur, Celui qui donne la mort, etc... — ou sur un des Noms indiquant ses
qualités essentielles, comme Omniscient, Tout-Puissant, etc... (113)
L'ENIVREMENT, c'est l'impuissance pour l'Intellect de saisir toutes les choses créées.
CEUX QUI MARCHENT SOUS L'ÉTENDARD sont les mourîds qui se sont sincèrement abandonnés aux obligations qu'im-
posé la tharîqa de leur cheikh.

IL POLIT LE CARACTÈRE DES CONVIVES, ET PAR LUI SE CONDUISENT DANS LA VOIE DE LA RAISON CEUX QUI
N'ONT PAS DE RAISON.

NABOLOSI — Les CONVIVES sont les mourîds qui craignent Dieu et pratiquent sa religion.
La VOIE DE LA RAISON, c'est la décision de faire le bien et non le mal, ce qui est un des beaux caractères de l'homme.
CELUI QUI N'A PAS DE RAISON, signifie que celui qui n'a pas de résolution (et de résolution positive, c'est-à-dire celle de
faire le bien, car tout homme peut avoir une décision quelconque), en buvant ce vin, l'acquiert et arrive aux voies des sciences.
Quand sa résolution est de faire le mal, c'est une résolution qui n'a pas de valeur.

CELUI DONT LA MAIN N'A JAMAIS CONNU LA LARGESSE DEVIENT GÉNÉREUX, ET CELUI QUI N'AVAIT PAS DE
GRANDEUR D'AME APPREND A SE MODÉRER, MÊME DANS LA COLÈRE.

NABOLOSI — Celui qui boit de ce vin devient GÉNÉREUX, c'est-à-dire qu'il tient un juste milieu et n'est ni avare ni pro-
digue. La GRANDEUR D'AME (hilm), c'est le hilm classique, de ceux « qui maîtrisent leur colère et pardonnent aux gens » (Co-
ran, III, 128).

SI LE PLUS STUPIDE DES HOMMES POUVAIT BAISER LE COUVERCLE DE SON AIGUIÈRE, IL ARRIVERAIT A COM-
PRENDRE LE SENS DE SES PERFECTIONS.

NABOLOSI — L'homme STUPIDE, c'est l'homme ignorant, distrait, mais qui aime les saints, qui subit l'attrait de la ferveur
des gens de la Connaissance parfaite, quel qu'il soit. Le Prophète (sur lui la prière et la paix !) a dit : « L'homme fréquente ceux
qu'il aime ».
Le COUVERCLE symbolise le voile derrière lequel le Vin se cache aux intelligences humaines. Ce voile, c'est la raison hu-
maine qui est le couvercle de ce vin quand il l'ignore et son filtre quand il le connaît.
Le BAISER donné à ce couvercle, c'est l'instant où l'irradiation cachée se fait connaître.
Le SENS DE SES PERFECTIONS (114), (ma’nâ chamâ'ilihâ), c'est ce qui transparaît chez le serviteur des sens des caractères
(akhlâq), Attributs et Noms du Seigneur, en essence et en acte. Car le serviteur a ces mêmes choses, et c'est pour cela qu'il est dit
dans le Hadits que Dieu a créé Adam à son image. Mais ce qui transparaît, c'est le «sens» de ces caractères, Attributs et Noms,
image (çoûra) et non réalité éternelle. Et c'est pour cela que le poète a dit « le sens de ses perfections » et non les perfections elles-
mêmes. C'est lorsque le serviteur s'annihile et que s'annihilent ses «sens» (ma'na), qu'apparaissent réellement ses perfections
(chama’il) et que les surfaces de cette subtile boisson réfléchissent leur lumière (115).

ON ME DIT : « DÉCRIS-LE, TOI QUI ES SI BIEN INFORMÉ DE SES QUALITÉS. » — OUI, EN VÉRITÉ, JE SAIS COMMENT
LE DÉCRIRE.

NABOLOSI— Ceux qui DISENT, ce sont ceux à qui le Vin est voilé, qui le cherchent, qui désirent le connaître et qui croient
l'avoir par une simple description, par l'impression de sa description sur leur imagination, comme ils ont la connaissance du
monde créé par l'impression de sa forme sur leur imagination (la perception) ; mais les choses divines sont plus hautes et trans-
cendantes.
Il lui est impossible d'avoir une forme en soi, et il a la forme de toutes les choses pour ceux qui le savent transcendant, au-
dessus de toutes les formes.
DÉCRIS-LE, veut dire : cite-nous ses traits qui ont attiré ta recherche et ta passion, pour qu'en les sachant, nous le connais-
sions comme toi tu l'as connu.

113 La méditation et la répétition d'un Nom divin est une méthode classique d'entraînement spirituel dans les ordres religieux musulmans.
114 Ou qualités.
115 Les créatures reflètent les attributs divins, du seul fait qu'elles existent, et n'ont d'autre être que celui qu'elles tiennent de Dieu. Plus elles

sont parfaites, plus l'image est pure. Ce qui est virtuel chez la plupart devient déiformation chez le mystique par l'annihilation et l'union
transformante.
Car la connaissance intuitive (116) est la seule demandée et recommandée, et non pas la connaissance imaginative (khaya-liya)
et représentative (taçwîriya) que les esprits forment selon leurs concepts, connaissance vulgaire acquise par la discussion (dalîl),
la démonstration (bour hân), l'argument d'autorité (taqlîd) ou l'imitation servile (idz'ân), connaissance qui suffit sans doute au
stade (dans le maqâm) de la foi (îmân), mais ne suffit pas au stade de la perfection (ihsân).
JE SAIS LE DÉCRIRE veut dire : Il m'est apparu, je le connais, et le goûte après l'avoir cherché avec ferveur, dans la mesure
où j'étais préparé à recevoir son jaillissement et ses grâces. Et cela non en son essence, non en lui-même, car personne ne peut le
connaître comme il se connaît lui-même.

C'EST UNE LIMPIDITÉ ET CE N'EST PAS DE L'EAU, C'EST UNE FLUIDITÉ ET CE N'EST PAS DE L'AIR, C'EST UNE LU-
MIÈRE SANS FEU ET UN ESPRIT SANS CORPS.

NABOLOSI — Il n'est pas palpable comme l'eau ; il n'est pas saisissable et impur comme l'est encore l'air ; c'est un esprit pur
sans aucun support charnel. Bref, les qualités de ce Vin, en considérant les irradiations de sa vérité secrète apparaissent au poète
être quatre :
la LIMPIDITÉ, la FLUIDITÉ, la LUMIÈRE et L’ESPRIT. C'est donc un esprit débarrassé de l'eau, de l'air, du feu et de la
terre, éloigné de la matérialité de ces quatre éléments, même s'il apparaît caché sous ces éléments, car il est le support du corps
élémentaire qu'ils composent (117). Il « procède du commandement » (amr) de Dieu qui apparaît sous la forme de l'Esprit. Dieu
(qu'il soit exalté !) a dit (Coran, XVII, 87) : « Ils t'interrogeront sur l'Esprit. Réponds : L'Esprit procède du commandement du
Seigneur ». Le commandement de Dieu, c'est la nécessité de son existence transcendante. Et pour connaître son Seigneur, le ser-
vi-teur n'a rien de mieux à faire qu'à bien connaître son esprit (roûh), insufflé en lui « par le commandement du Seigneur ». Ce-
lui qui connaît parfaitement son esprit connaît le « commandement du Seigneur », et Celui qui connaît parfaitement le «
commandement du Seigneur » connaît son Seigneur (118). Et cela dépend seulement du degré de sa préparation, non du « com-
mandement » lui-même. Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, VI, 91) : « Ils n'ont pas estimé Dieu à sa juste valeur. » Le poète
parle selon le degré de sa préparation dans la Connaissance ; mais la réalité chez lui est plus haute et transcendante.

SON VERBE (119) A PRÉEXISTÉ ÉTERNELLEMENT A TOUTES LES CHOSES EXISTANTES ALORS QU'IL N'Y AVAIT NI
FORMES NI IMAGES.

NABOLOSI — Le VERBE (hadîts), c'est la Parole (kalâm) intérieure de Dieu, laquelle n'est pas formée de lettres ni de sons
créés, mais est un des Attributs de Dieu, non son essence même, et pourtant non différente de cette Essence.
La Parole divine intervient lors de la création et du commencement (des choses) pour tout ce qui est dans le Savoir (‘ilm) de
Dieu. L'attribut Savoir lui fait connaître de toute éternité et à jamais (120) tout ce qui doit être connu nécessairement, soit son es-
sence, ses Attributs, ses Noms, ses Actes et ses Ordres (ahkâm), et tout ce qui peut l'être, soit ses états (mounfa'il) (121), ses créa-
tures, ce qui a été, ce qui est et ce qui sera à jamais, selon l'ordre (tartîb) qui régit toutes les choses possibles. L'attribut Parole
découvre ce que Dieu connaît, ce qui est dans son Savoir, comme il veut et comme il lui plaît.
ETERNELLEMENT (qadîman) se rapporte au Verbe. Car le Savoir est antérieur à ce qui est connu, d'une antériorité essen-
tielle mais non temporelle, le tout étant éternel (122). Quant aux choses possibles, le caractère de possibilité (de contingence) leur
est essentiel. Elles sont toutes néant dans l'éternité, classées dans l'ordre qui les régit maintenant.
Le Savoir divin a découvert (a conçu) ces Idées éternellement (azalan). L'attribut Parole s'est attaché à elles dans l'éternité
(azal) et les choses possibles ont acquis l'être selon leurs limites, leur prédestination et l'ordre où elles sont maintenant. C'est ain-

116 Ma’rifa wajdâniya, connaissance amoureuse ouintuition intellectuelle, selon qu'on donne à wajdânî le sens d'affectif ou d'intérieur, ce qui re-
vient d'ailleurs au même en métaphysique mystique, où la connaissance et l'amour sont inséparables.
117 Cette expression et les expressions analogues des pages suivantes ne sont pas du panthéisme. Saint Ignace, par exemple, dans ses Exercices

spirituels, dit que les hommes parfaits peuvent plus facilement que les autres « méditer et contempler que Dieu, notre Seigneur, est dans
toutes les créatures par son essence, par sa présence et par sa puissance. » Ils peuvent donc jurer par la créature sans risquer l'idolâtrie. « Je
considérerai, dit-il encore dans la Contemplation ad amorem, Dieu présent dans toutes les créatures. Il est dans les éléments leur donnant
l'être ; dans les plantes leur donnant la végétation ; dans les animaux leur donnant le sentiment ; dans les hommes leur donnant l'intelli-
gence. » « C'est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être, dit saint Paul. Les scolastiques, de Scot Erigène à saint Thomas, ont
plus ou moins insisté sur cette idée que l'être de la créature est dérivé de l'Être divin. Mouhyiaddîn ben 'Arabî lui-même, qui dit que l'être
est commun à la création et au créateur, considérant que Dieu est nécessairement créateur, comme la flûte est inséparable du joueur de
flûte, ne pense pourtant pas que tout soit Dieu mais que tout est en Dieu. Panenthéisme et non panthéisme. Il affirme la transcendance di-
vine et déclare que l'union mystique est de volonté, non d'essence. Sur l'attitude analogue de la pensée hindoue, cf. R. Guénon, Introduction
générale à l'étude des doctrines hindoues, 1921. p. 268.
118 Amr est un équivalent de Verbe, comme nous l'avons dit. — « Qui me voit voit mon Père », dit Jésus. Filioque procedit, dit du Saint-Esprit le

Credo.
119 Hadîts : Ce qu'on dit et ce qui peut être redit. Ici, il s'agit, note Boûrînî, de la parole du Soi divin incréée, attribut de Dieu. — « Au commen-

cement était le Verbe... » Saint Jean, I,1.


120 L'arabe a plusieurs mots que l'on peut traduire par éternité, mais qui ont des nuances précises: azal, qui n'a pas de commencement, abad,

qui n'a pas de fin, qidam, qui est très ancien, originel, et baqâ, qui dure toujours, perpétuel. L'âme est abadî et non azalî.
121 C'est-à-dire sa colère, sa satisfaction, etc. (façon de parler), par rapport aux choses contingentes, aux actions humaines, etc...
122 Les essences fixes, les Idées, les réalités des choses renfermées dans le Savoir divin, ne sont postérieures à Dieu que quant à l'essence, non

au temps, car elles sont coéternelles, dit Jorjânî, op. cit., n° 154.
si que le Savoir divin suit les choses possibles connues, néant dans l'éternité (azalan) en présence du Savoir divin ; et les choses
connues telles qu'elles sont suivent la Parole divine dans l'éternité en présence du pouvoir créateur (îjâd) qui les a fait sortir du
néant (mouhdits lahâ), et c'est le Koun fa yakoûn (Sois ! et elle est).
Dieu (qu'Il soit exalté !) a dit (Coran, VI, 73) : «Sa Parole est la Vérité (123). A Lui le règne ». Et Il a dit (Coran, XIX, 35) en par-
lant de Jésus (sur lui la paix !) : « C'est Jésus, fils de Marie, Parole de Vérité (124), celui sur lequel on discute ». Il a distingué Jésus
par le triomphe en lui de la contemplation du Verbe et l'annihilation en lui de toute autre chose que le Verbe (125).
Toutes les FORMES et toutes les IMAGES sont les choses possibles, c'est-à-dire les choses créées, toutes contingentes, ayant
eu un commencement ; elles n'ont pas d'existence propre à côté de la Science et de la Parole divine, mais sont même néant de-
vant ces deux présences ; elles sont venues à l'existence par la création du Verbe divin, l'Existence véritable projetant sur elles sa
lumière (126). Elles sont les effets (du Verbe) comme l'ombre projetée par quelqu'un qui se tient debout. Dieu (qu'il soit exalté !) a
dit (Coran, XXV, 47-48) : « Ne vois-tu pas comment ton Seigneur a étendu l'ombre ?... (L'ombre = les choses créées.) S'il avait
voulu il aurait pu la faire stable. Puis Nous avons placé le soleil (le soleil de l'Existence véritable) comme guide sur elle ; puis
Nous l'avons retirée à Nous avec facilité. » (C'est-à-dire : Nous l'avons fait venir en présence de notre Verbe et nous l'avons con-
nue telle qu'elle est ; l'illumination de l'Existence du Verbe se retire d'elle et elle devient néant comme elle est en elle-même) (127).
Dieu a dit (Coran, XIII, 16) : « Devant Dieu se prosterne tout ce qui est dans les cieux et sur la terre bon gré mal gré, et leurs
ombres mêmes le font le matin comme le soir. » La prosternation c'est l'annihilation (fanâ). Le Prophète (sur lui la prière et la
paix !) a dit : « Un sultan juste est l'ombre de Dieu sur la terre. » C'est-à-dire qu'il sait être une trace de la Parole et du Savoir di-
vin. Il a dit aussi : « Il y en a sept que Dieu protégera de son ombre le jour (du Jugement dernier) où il n'y aura d'ombre que son
ombre », et dans une autre version « ... qu'il protégera de l'ombre de son Trône ». Tout cela veut dire qu'il leur découvrira, par la
vertu de leurs saintes actions, qu'ils sont des traces de la trace qu'est son Trône. Ils le connaîtront alors parfaitement et par intui-
tion (128), après l'avoir connu par la connaissance imaginative et conceptuelle, qui est celle des docteurs de la lettre (129).

C'EST PAR LUI QU'ICI SUBSISTENT TOUTES LES CHOSES, MAIS ELLES LE VOILENT AVEC SAGESSE A QUI NE
COMPREND PAS (130).

NABOLOSI — Les choses SUBSISTENT, deviennent réelles, sans avoir par elles-mêmes l'existence ; leur maintien et leur réa-
lisation ont leur existence dans le Savoir et le Verbe divins (131), comme le palmier a son existence dans le noyau de datte. Aussi
appelle-t-on Dieu le Vivant (al hayy) et le Qayoûm (Celui qui existe par lui-même et maintient toute existence) éternellement (132).
C'est PAR LUI, par ce Vin, que les choses se maintiennent ainsi.
Les CHOSES sont tout ce qui est conçu, perçu et imaginé.
Ici (tamma) signifie par la présence de ce pouvoir de maintenir toutes les choses possibles.
Cela, avec une SAGESSE (hikma) que le savoir divin a décrétée ; et sagesse équivaut à justice ('adl). Et cela pour signifier que
son Savoir des choses possibles, « néantielles », telles qu'elles sont, les Lui découvre. Il les suit donc. Rien n'apparaît de ces
choses, par son Verbe éternel, que ce qui a été conçu dans le Savoir divin. « A Dieu l'argument péremptoire. S'il avait voulu il
vous aurait tous mis dans la voie droite. » (Coran, VI, 150.) Ce qui veut dire : si vous étiez, en votre possibilité « néantielle »,
dans la voie droite, il vous aurait sus ainsi dans la voie droite, et vous auriez été, en son Verbe, dans la voie droite, et il vous au-
rait faits dans la voie droite tous. Mais vous n'avez pas été (tous) ainsi dans le monde de votre possibilité « néantielle » non plus

123 « Ta parole est la vérité », dit Jésus (Jean, XVII, 17). Vérité (haqq) = Dieu en arabe. Le verset coranique équivaudrait alors à : Son Verbe est
Dieu.
124 C'est-à-dire Verbe de Dieu.
125 Jésus, type d'union mystique transformante.
126 En elles-mêmes, indépendamment de ce qu'elles ont de l'être divin, les créatures ne sont qu'un pur néant, dit maître Eckhart au XIVe siècle,

à peu près comme Scot Erigène au IXe, et saint Thomas au XIIIe. — « J'ai interrogé la terre, dit saint Augustin, et elle a dit : « Je ne suis pas.
Et toutes les choses du monde ont fait le même aveu ».
127 L'on voit comment les çoufis cherchaient aux textes du Coran des sens allégoriques.
128 Mot à mot : par le goût et la découverte. -- « Maintenant nous voyons per speculum in enigmate, mais alors nous verrons face à face ; mainte-

nant je connais imparfaitement, mais alors je connaîtrai comme je suis connu ». Paul, I Cor., XIII, 12
129. Oulamâ' er rousoûm, les littéralistes. — Il est à noter que ce vers et les sept suivants, 23-30, manquent dans certains manuscrits, par exemple

dans Mss Arabes, 4261 et 1343 de la Bibliothèque Nationale. Le 1932 interpose les vers de la façon suivante : 22, 31, 32, 23-30, 33.
130Ou bien : C'est par Lui que se maintiennent ici toutes les choses qui le voilent sagement à qui ne comprend pas, — ou bien :
C'est par lui qu'une sagesse maintient ici toutes choses et le voile...
— ou bien : que subsistent ici toutes les choses selon une sagesse, mais il est voilé à... — Le sujet du verbe voiler peut être les choses, la sa-
gesse ou le vin ; et le pronom de bihâ peut se rapporter à vin, à sagesse ou à choses.
131 « Toutes choses ont été faites par lui (le Verbe) et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la

lumière. » Jean, I, 3-4.


— « C'est lui qui est l'image du Dieu invisible, le premier-né de toutes les créatures. Car c'est en lui qu'ont été créées toutes choses... Il est
avant toutes choses, et toutes choses subsistent par lui... ». Saint Paul, Coloss., I, 15-17. — C'est par le Verbe, dit le Zohar, qu'ont été créées
toutes choses. « Le Verbe existe de toute éternité, mais il se manifesta pour la première fois quand la matière fut créée... Elohim se manifes-
ta sous la forme du Verbe ; cette semence divine par laquelle la création a été opérée, venait de germer, et, en se transformant de Pensée en
Verbe, elle fit entendre un son... », son qui fait jaillir le point primordial, origine de la Lumière.
132 L'Être de Dieu est à l'origine et au cœur de l'être des choses qui participent de lui en tant qu'elles tiennent de lui leur être. En Dieu préexis-

tent tous ses effets, toutes les formes intelligibles des choses futures. (Saint Thomas d'Aquin).
qu'en son Verbe ; et c'est ainsi que vous êtes apparus, dans le monde de la manifestation (phénoménal), croyants ou infidèles,
obéissants ou désobéissants ; et ainsi de toutes les choses. Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, XCIII, 7) : « Il t'a trouvé égaré et il
t'a mis dans la voie droite », c'est-à-dire : tu as été égaré, puis sur la voie droite, et Dieu t'a mis sur la voie droite. Il s'agit peut-
être ici (133) de l'égarement louable qui est l'étonnement provoqué par la grandeur et la magnificence de Dieu (qu'il soit exalté !).
Il en est ainsi pour tout ce qui change et tout ce qui est changé. Dieu (qu'il soit exalté !) trouve dans l'éternité (azal) une chose,
changeante, dans le monde de sa possibilité ; il la sait changeante, il la parle et la crée (la fait sortir, awjada). Le sujet qui fait des
actes, bons ou mauvais canoniquement, est un sujet réel dans le monde de sa possibilité « néantielle », puis dans le Savoir, puis
dans le Verbe, puis dans le monde de la manifestation (îjâd) et de l'influence (tâtsîr) ; il se fait tort (dzâlim) à lui-même (s'il
pêche). Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, XI, 103 et XVI, 119) : « Nous ne leur avons pas fait tort, mais ils se sont fait tort à
eux-mêmes. » Et c'est pour cela que Dieu a envoyé des prophètes et fait descendre des Livres (révélés), et que des législations
ont été instituées, ainsi que des religions, pour distinguer le bien du mal, la vérité de l'erreur. Il n'y a pas de déterminisme (de
contrainte jabr), car le servteur est libre de choisir et de vouloir le bien ou le mal, dans le monde de sa possibilité, puis dans le
Savoir, puis dans le Verbe, puis dans le monde de la manifestation et de l'influence de Dieu sur lui, sans pourtant qu'il ait un
pouvoir créateur à la racine de ses actes et qu'il puisse créer une chose que Dieu n'ait point créée, car l'existence n'est pas à lui,
mais à Dieu (qu'il soit exalté !) et il n'y a pas d'existence à tout ce qui est autre que Lui. La création des choses n'est que la projec-
tion sur elles de la Lumière de l'Existence véritable, selon Son vouloir et Sa volonté, Son savoir, Sa prescience et Son décret,
avant le commencement des temps (azalan) et selon l'orientation de Son Verbe originel (qadîm). Profite, ô disciple impartial (sâlik
mouncif), de cette digression, car elle est le noyau de la connaissance de Dieu.
CEUX QUI 'N'ONT PAS DE COMPRÉHENSION sont tous ceux dont le moi est un voile qui les empêche de contempler leur
Seigneur. Ils nient alors ce qu'ils ne comprennent pas des paroles des initiés à la connaissance de Dieu. Ils leur reprochent des
péchés graves, ils les excommunient (134). Dieu voit tout. Le Cheikh al Akbar (Ibn 'Arabî) a dit : « Lorsque Dieu le généreux con-
naît le secret de ma conscience, peu m'importe la fureur des autres. »

EN LUI MON ESPRIT S'EST ÉPERDU DE TELLE SORTE QU'ILS SE SONT MÊLÉS TOUS DEUX INTIMEMENT ; MAIS CE
N'EST PAS UN CORPS QUI EST ENTRÉ DANS UN CORPS.

NABOLOSI — II s'agit ici du Vin et de l'état suprême du disciple engagé (sâlik) dans la voie de l'irradiation divine.
DE TELLE SORTE QU'ILS SE SONT MÊLÉS veut dire que l'un s'est mêlé à l'autre, le Vin à l'esprit, mais quand le néant est
mêlé à l'Etre, comme le palmier est dans le noyau avant de devenir palmier alors qu'il est néant en lui, il ne s'agit pas d'un mé-
lange à proprement parler. En effet, pour que deux choses soient mélangées, il faut qu'elles existent déjà toutes deux, et cela ici
est impossible, car il n'y a pas d'existence à côté de la Vérité (qu'elle soit exaltée !), mais tout ce qui existe tient son existence de
l'Existence de la Vérité (qu'elle soit exaltée !) (135), en ce sens qu'il est une manifestation de Son Existence. Dieu (qu'il soit exalté !)
a dit (Coran, CXII) : « Il n'a pas engendré et n'est pas engendré. Il n'a pas d'égal. »
INTIMEMENT veut dire qu'ils sont devenus une même chose, comme le palmier dans le noyau avant de germer. Et cette
union c'est l'union du connaissant et du connu en tant qu'il est connu et non en dehors de cette connaissance (136).
Cette union n'est pas la PÉNÉTRATION D'UN CORPS dans un autre, comme l'eau dans l'éponge, ni comme le parfum des
roses dans les pétales de roses qu'on peut faire sortir en pressant ; mais comme la présence virtuelle de l'arbre dans la graine ;
chaque graine produit un arbre particulier qui ne se trouve pas dans une autre graine. Cela n'est ni du ittihâd, ni du houloûl, dont
les ignorants accusent les gens de la voie de Dieu et les gnostiques, ne comprenant pas le sens de leurs paroles et ignorant
l'usage qu'ils font entre eux des mots dans l'exposé de leur science divine. Pour qu'il y ait ittihâd ou houloûl, il faut qu'un être
s'unisse à un autre ou le pénètre.

VIN ET NON VIGNE ; J'AI ADAM POUR PÈRE. VIGNE ET NON VIN ; SA MÈRE EST MA MÈRE.

NABOLOSI — Le VIN existe, et la VIGNE (les mondes possibles, les choses créées périssables) est en elle-même néant ; car
les choses sont tirées du néant, qui est leur racine ; l'existence qui apparaît en elles c'est l'Existence de la Vérité (qu'elle soit exal-
tée !) et non une autre.
Le Vin existe et la Vigne n'existe pas, dans l'état où j'ai ADAM à l'origine COMME PÈRE. La paternité d'Adam (sur lui le sa-
lut) et ma filiation par rapport à lui ont existé dans le Savoir divin.

133 Ce verset s'applique au Prophète. — Dans tout ce passage, Nâbolosî s'efforce de concilier la liberté et la responsabilité humaine avec la
prescience de Dieu, seul créateur.
134 Takfîr, fait de déclarer infidèle.
135 Le commentaire s'attache à repousser le reproche d'associationisme, en même temps qu'il expose la doctrine de « l'unité de l'existence ». —

L'âme humaine tenant par son fond le plus intime à la divinité peut (maître Eckhart) s'attacher à soi-même et s'éloigner de Dieu, au lieu de
s'attacher à ce qu'il y a en elle de plus profond et s'unir à Dieu en renonçant à ses limites pour se fondre dans l'Être divin.
136 Ontologiquement, métaphysiquement, le Connaissant, c'est Dieu en qui préexistent les idées des choses possibles, des futures créatures, et

le Connu, c'est la création. Mystiquement, le Connu c'est Dieu et le Connaissant, c'est le mystique qui se fond en Lui. Les idées, formes des
choses, préexistent en Dieu, comme les modèles des futures choses créées et comme les objets de la Connaissance divine. Le mystique re-
trouve l'unité perdue.
La Vigne existe et le Vin n'existe pas, dans l'état où j'ai la même mère (137) ; car l'existence est une (138) ; quand on l'attribue au
Vin divin, à l'Irradiation spirituelle réelle (tajallî al amrî al woujoudî), il ne reste plus à la vigne, qui représente le monde, aucune
existence. Si on l'attribue à la vigne, on nie toute existence au vin.
Par exemple, un homme éternua un jour pendant le cours de Jounaïd (139) (que Dieu sanctifie son esprit !) et s'écria (140) : «
Louange à Dieu ! — Termine », dit Jounaïd, car l'homme n'avait pas ajouté : « maître des mondes. » (Coran, I, i.) « Et qu'est-ce
que le monde pour être cité à côté de Dieu ? » dit alors celui qui avait éternué. — « Le contingent, quand il est lié à l'éternel, n'a
plus d'existence », dit Jounaïd. Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, XXIV, 35) : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre » (au
génitif, et cela, dans ce bas monde) ; et (Coran, XXXIX, 69) : « La terre s'illuminera de la lumière de son Seigneur », (et cela, dans
l'autre monde). La lumière véritable c'est l'Existence de la Vérité (qu'elle soit exaltée !).
SA MÈRE EST MA MÈRE : Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, XIII, 39) : « Dieu efface ce qu'il veut » (en Se voilant), « et il
maintient » (en s'irradiant) ; « auprès de lui est la Mère du Livre (141) ». La Mère du Livre, c'est la base du livre et son prototype.
Le livre, c'est les tables gardées, et sa Mère, c'est le Savoir et la Parole ; ou bien le livre, c'est le Savoir lui-même ; selon Sa parole
(Coran, VI, 54 ; cf. aussi VI, 12) : « Votre Seigneur s'est imposé la miséricorde. »

LA PURETÉ DES VASES EN VÉRITÉ VIENT DE LA PURETÉ DES IDÉES ; ET LES IDÉES C'EST LUI QUI LES FAIT
CROITRE.

NABOLOSI : Les VASES signifient le monde possible, c'est-à-dire toutes les créatures.
EN VÉRITÉ, c'est-à-dire dans la réalité divine, dans la conception du gnostique qui a une grande foi en son Seigneur, et non
dans celle de l'insouciant aveugle.
La PURETÉ (ou la subtilité) DES IDÉES (ma'nâ) ici veut dire la pureté de ce que les formes des choses possibles reflètent de
la présence divine et des irradiations du Seigneur ; et cela ne peut être saisi ni par la raison ('aql) ni par les sens.
Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, VI, 103) : « Les regards ne peuvent L'atteindre, et Lui, il atteint les regards. Il est le Sub-
til, le Très Bien Informé. » La subtilité est une caractéristique du monde spirituel et du Noûr Mohammadî, mais cette subtilité,
par rapport à Dieu (qu'il soit exalté !) est encore une épaisseur, de même que les corps sont une épaisseur par rapport à l'esprit.
Le Cheikh al Akbar (Ibn ‘Arabî) a dit dans ses Foutoûhât : « L'Existence véritable et le néant, si on les mettait sur (les deux
plateaux d') une balance, celle-ci se tiendrait en équilibre, et entre eux (deux se trouve) le possible », c'est-à-dire ce qui est sus-
ceptible d'avoir une existence ou non.
Le sens de ce vers est : Lorsque les idées divines triomphent des créatures en se découvrant et en se donnant en contempla-
tion, le tout est pur, et en vérité tout est pur ; sinon c'est forcément une épaisse obscurité dans les yeux et les vues.
Les IDÉES sont les sciences et les connaissances divines dans le cœur du gnostique, doué de goût, abîmé de passion, compa-
gnon de la découverte et de la perception.
Les idées divines S'ACCROISSENT selon la pureté de l'âme (142) ; elles descendent sur les cœurs purifiés des vices comme les
pluies abondantes des cieux mystérieux.

ON A FAIT UNE DISTINCTION ; MAIS LE TOUT EST UN; NOS ESPRITS SONT LE VIN ET NOS CORPS LA VIGNE.

NABOLOSI — La DISTINCTION entre les Idées et les créatures a lieu dans l'état de la croissance et de l'augmentation.
Le TOUT EST UN veut dire l'existence de l'Unique vivant en son essence, qui a dévoilé éternellement par son Savoir les
choses connues possibles, néant en elles-mêmes, et les a parlées par son Verbe intérieur sans commencement ni fin. Cet Etre
unique se manifesta, s'irradia et se découvrit ; Il contempla son Essence par son Essence (143). Et ces choses connues possibles,
néant en elles-mêmes, n'existent pas par elles-mêmes.

137 Il dira plus bas que l'Esprit suprême est comme le père du Vin et la nature comme sa mère.
138 C'est la fameuse formule d'Ibn 'Arabî.
139 Aboû'l Qâsim al Jounaïd ibn Mohammad al Khazzaz al Qawârîrî, † Baghdad, 298/911, célèbre çoufi, maître d'al Hallâj qui rompit avec lui.

(Cf. L. Massignon, Al Hallâj..., p. 33-38 et Essai sur le lexique..., p. 273-279).


140 Selon l'usage.
141 Oumm al Kitâb, le prototype des Livres révélés, formes diverses du Livre éternel, c'est-à-dire le Verbe. Jorjânî identifie textuellement

l’Oumm al Kitâb avec l'Intelligence Première et avec l'Homme Parfait. (Op. cit., définitions 190 et 211). Adam est animé d'un souffle de
l'esprit divin. Eve est sortie du corps matériel d'Adam. Le poète veut signifier que nous sommes sortis d'une Existence (Adam) et d'une
non-existence (Eve). Selon la métaphysique çoufie, comme nous l'avons vu, les créatures, reflets de l'Être véritable qui projette sa lumière
sur le non-être, participent de l'un et de l'autre.
142 Le commentaire parle comme si bihâ (féminin) se rapportait à lotfoun, pureté (masculin), et non à Vin (féminin). — L'échelle des créatures

reflète la hiérarchie des Idées éternelles ; l'esprit de l'homme s'élève d'autant plus qu'il conçoit plus clairement les Idées les plus hautes ; et
sa connaissance est d'autant plus pure que son cœur l'est davantage.
143 Les créatures sont distinctes du Créateur transcendant, mais elles n'ont pas d'autre être que l'Être qu'il leur donne. « Dans le Verbe, qui est

coéternel au Père, reposent de toute éternité les causes premières .c'est-à-dire les idées... Toutes les choses, visibles comme invisibles,
n'existent que par participation à ces principes premiers ». (Gilson, La philosophie au Moyen âge, 1925, p. 17, résumant la doctrine de Scot
Erigène). Et encore : « La créature subsiste en Dieu et Dieu se crée, d'une manière ineffable et secrète, en créant la créature ; invisible, il se
rend visible ; incompréhensible, il se fait compréhensible ; superessentiel et surnaturel, il se donne une essence et une nature ; créateur de
l'univers, il devient l'univers créé, et lui qui produit toute chose devient produit en toute chose... ». D'autre part, ce passage de Nâbolosî
Et c'est ce que « réalisent » les gnostiques (‘arifoûn). La connaissance de l'Existence unique et véritable leur arrive dans le
monde possible, « néantiel » ; ils croient et adhèrent d'une croyance et d'une foi également possible (contingente) et « néan-
tielle».
Telle était la volonté du Créateur en créant le monde, ainsi qu'il est dit dans le hadits qodsî (144) : « J'étais un trésor caché. J'ai
voulu Me faire connaître. J'ai créé les créatures. Je Me suis fait connaître à elles, et c'est par Moi qu'elles M'ont connu. » Les At-
tributs et les Noms divins se sont révélés aux créatures, par l'intermédiaire des prophètes et des envoyés (sur eux la paix !), par
miséricorde à leur égard ; et tout cela dans l'ordre qui régit les mondes de la possibilité, ordre voulu par Dieu.
Nos ESPRITS, nos « roûh al amrî » ont été insufflés en nous, procédant « du commandement de Dieu » par l'intermédiaire du
grand roûh al mohammadî (Esprit Mohammedien) universel (145).
Ces esprits, c'est ce Vin, car les esprits viennent de la fragmentation de l'ensemble du roûh al mohammadî. Dieu (qu'il soit exal-
té !) a dit (Coran, IX, 129) : « Il vous est venu, de vos âmes (146), un apôtre. »
LE VIN : Les esprits sont la fragmentation de l'ensemble du roûh al mohammadî. Ils correspondent à la seconde « lumière » du
verset : « Lumière sur lumière » (Coran, XXIV, 35), lumière possible et « néantielle » dans la Lumière de l'Existence véritable, en
l'essence de laquelle quiconque y pénètre se transforme (147).
Nos CORPS, ce sont les formes qu'ont prises les choses possibles dans le monde de leur possibilité et dans le monde de leur
existence. Ils sont comme la vigne, comme le raisin qui contient le jus spirituel qui deviendra vin et enivrera les intelligences
('aql) par les sciences et les réalités de la Connaissance qu'il leur infusera.

AVANT LUI, IL N'Y A PAS D'« AVANT » ET APRÈS LUI IL N'Y A PAS D'« APRÈS » ; LE COMMENCEMENT DES
SIÈCLES A ÉTÉ LE SCEAU DE SON EXISTENCE.
AVANT LE TEMPS LE PLUS RECULÉ, IL A ÉTÉ SOUS LE PRESSOIR (148). LE TESTAMENT (149) DE NOTRE PÈRE N'EST
VENU QU'APRÈS LUI, QUI EST COMME ORPHELIN.

NABOLOSI — Le TEMPS LE PLUS RECULÉ : c'est-à-dire avant le commencement du monde.


LE PRESSOIR : Le fait de faire sortir le jus du raisin, c'est la distinction entre l'Existence véritable et les formes qu'elle revêt.
Le TESTAMENT D'ADAM, le père du genre humain (sur lui le salut!), c'est sa prophétie, ou son pacte (mîtsâq), Car Dieu a
dit (Coran, III, 75) : « Lorsque Dieu reçut le pacte des prophètes, (il leur dit ): (C'est pour cela que) je vous ai donné le livre et la
sagesse. Puis il vous est arrivé (ou : il vous viendra) un prophète qui croit ce que vous avez déjà reçu ; vous ne pouvez que le
croire et l'aider. » Ou bien il peut s'agir du Covenant (150) des âmes dans les reins d'Adam, quand Dieu leur a dit : « Ne suis-je
pas votre Seigneur ? » et qu'elles ont répondu : « Si ».

rappelle de façon impressionnante la métaphysique chrétienne du Verbe et du Fils : Dieu crée les choses par son Verbe, en les parlant inté-
rieurement ; le Fils est la connaissance que Dieu a de soi-même.
144 « Sacré » ; sentence reçue en rêve ou en extase, où Dieu parle à la première personne par la bouche du mystique. Sur la question du hadits

qodsi, cf. L. Massignon, Essai sur le lexique technique..., p. 100 et suiv.


145 L'Esprit (roûh) ou la Lumière (noûr) mohammédienne, c'est, nous l'avons dit, dans la tradition métaphysique musulmane la première des

créatures d'où toutes les autres procèdent, la masse primordiale d'adoration, le médiateur universel, créé et pourtant divin, ni créé ni in-
créé, dit Ibn Hanbal lui-même, si peu ésotérique. Cf. la note 3 du commentaire suivant.
146 Min anfousikoum, que l'on traduit littéralement par : d'entre vous (Mohammad est envoyé aux Arabes et choisi parmi les Arabes), et que

Nâbolosî interprète comme se rattachant à l'idée du Logos, de l'Esprit universel, roûh al mohammadî.
147 L'être contingent tient son être de l'Etre réel, divin, absolu. Le mystique réalise cette unité de l'Être et ne vit plus qu'en Dieu de la Vie véri-

table.
148 'Açr signifie à la fois temps et écrasement.
149 'Ahd peut signifier testament, alliance, « covenant », contrat, promesse, conseil, connaissance ou temps.
150 Mîtsâq, Coran, VII, 171.

Avant la création de l'Adam terrestre, Dieu fit comparaître deux fois la çoûra, la Forme de l'Adam céleste, (l'Adam Kadmon des cabalistes), la
première fois pour la faire adorer par les anges (Satan refusa et fut damné) (Coran, II, 32; VII, no; XVIII, 48 ; XX, 115 et XXXVIII, 71-80) la
seconde fois pour se faire adorer lui-même, au nom de tous les hommes futurs, par cette masse primordiale d'adoration, première créature
et pourtant adorable : noûr ou roâh mohammadî des musulmans, âme créée du Christ ayant l'union hypostatique dont parle Guillaume Pos-
tel. Cette âme du Christ, « engendrée avant la lumière », comme dit le psaume, et jointe au Verbe, unie avant la création à la deuxième Hy-
postase, est, dit Postel, « cette générale intelligence qui est nécessairement avant toute autre et de laquelle il est écrit : ab initia et ante sœcula
creata sum » (Ecclésiastique, XXIV, 14) ; elle est l'Intellect agent, la Mens Generalis, l'Ange du Grand Conseil, la Première Nature antérieure à
la nature sensible, le Médiateur universel. L'incarnation, dit Postel, aurait eu lieu même sans le péché d'Adam. Cette Ame souffre une pas-
sion cosmique et c'est en elle que « le Christ Agneau est crucifié dès l'origine du monde ». Cette sagesse créée, unie au Logos divin, a « dé-
siré la croix depuis l'origine du monde afin d'expier dans son corps avec la même douleur si longtemps soufferte par l'Ame ». (Cf. notre
Thomas Morus et les Utopistes de la Renaissance, 1927, p. 199-214). — Le Coran, XCV, 4, dit que Dieu a créé l'homme « de la plus belle forme »
et le hadits précise, comme la Genèse, que c'est à son image. Le type de cette image est en Dieu comme une pure forme intellegible. Ibn
Karrâm dit que « la première chose créée par Dieu a dû être une forme vivante pensante », et c'est cette Forme qui prononcera, au nom de
Dieu, le Jugement dernier, de même que l'Évangile charge de cette fonction le Dieu fait Homme. Le nasoût, pour certains initiés et pour
Hallaj, c'est le Dieu-humanité, la Forme assumée par le Verbe divin avant toute création, qui, figurée par Adam, répondit : Oui ! au Cove-
nant, et rendra, personnifiée par Jésus, le Jugement Suprême. Cf. ce que nous avons dit de l'Homme Parfait... L'amour étant « l'essence de
l'essence », la raison d'être de la création, pour les mystiques comme Jîlânî, Chochtarî, Jonayd, Hallaj, comme pour Ghazâlî, l'amour est le
Vin pré-éternel que chante ici Ibn al Fâridh, bu par les prédestinés en la nuit du Covenant. (Cf. Massignon, Al Hallaj, p. 599-610.) La Sainte
APRES LUI, c'est-à-dire après l'apparition du ce Vin sous le vêtement des raisins et des grappes qui le voilent (151).
Le fait de lui attribuer l’ÉTAT D'ORPHELIN symbolise allégoriquement l'annihilation de l'Esprit auquel il est mêlé lors de sa
première apparition (152), avant de se dissimuler dans la nature dont il est revêtu, comme si l'Esprit était son père et la nature sa
mère (153). Lorsqu'il apparaît dans le monde composé d'Esprit et de nature, soit le monde animal et humain, et que l'homme
entre dans le combat pour se frayer un chemin vers lui (154), et que son père, le roûh al amrî, est mort et évanoui et annihilé ; le
Vin est alors orphelin au sein de la nature, dans le giron de sa mère. Et c'est pour cela que l'homme est dans la nécessité de rem-
plir les obligations canoniques positives et négatives. Et c'est le sens du hadits concernant celui qui s'approche (de Dieu) par les
préceptes surérogatoires : « Je suis l'ouïe avec laquelle il entend et la vue avec laquelle il voit. » Tel est l'état de l' « engagé » sin-
cère dans sa route vers la connaissance de son Seigneur et la conscience de sa proximité. Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, VI,
153 et XVII, 36) : « N'approche le bien de l'orphelin que de la belle manière. » Le bien de l'orphelin correspond aux forces natu-
relles et sensorielles et ce verset veut dire : « ne détruisez pas intégralement en vous ces forces naturelles après avoir anéanti en
vous le monde des âmes et des esprits.(155) » L'interdiction d'approcher le bien de l'orphelin a pour but la conservation des obli-
gations canoniques du serviteur.

TELLES SONT LES BEAUTÉS QUI INSPIRENT POUR LE LOUER LES BELLES PROSES ET LES BEAUX VERS.

NABOLOSI — Les BEAUTÉS sont les Attributs de ce Vin qui inspirent les louangeurs ; ceux-ci, en effet, ne l'ont loué que
parce que ces beautés les ont incités à le faire, lorsqu'ils ont découvert les sens profonds des irradiations de ses beaux Noms. Le
Prophète (sur lui la prière et la paix !) a dit : « Dieu a 99 noms. Celui qui les a dénombrés entre au paradis. » Ce qui signifie que
celui à qui Dieu se découvre en s'irradiant par ces Noms, dont les mondes créés sont les traces (156), entre au paradis, c'est-à-dire
au paradis de la connaissance (157), dont il savoure les délices.

CELUI QUI NE LE CONNAIT PAS ENCORE SE RÉJOUIT DE L'ENTENDRE CITER COMME L'AMANT DE NOU'M (158)
D'ENTENDRE LE NOM DE NOU'M.

BOURINI — Sachez que cette sorte d'amour dans laquelle l'amoureux aime sans connaître la personne aimée s'appelle amour
mosaïque, parce que Moïse (sur lui la prière et le salut !) tomba évanoui sur la montagne (du Sinaï) au moment de l'apparition
(de Dieu), mais n'a pas vu l'apparition (l'irradiation, tajallî) (159).
C'est à cela qu'a fait allusion le poète qui a dit :
« Ils m'ont dit : « Tu as aimé comme un aveugle un éphèbe aux beaux yeux noirs et tu ne l'as jamais vu. Tu peux dire que tu
es épris d'un phantasme. » Je réponds : « Je suis mosaïque. L'amour est dans l'intelligence et la compréhension. J'aime par l'en-
tendement et je ne vois pas le corps de l'aimé ! »
NABOLOSI — CELUI QUI NE LE CONNAIT PAS, par goût, découverte ou ferveur, c'est-à-dire l'insouciant, le voilé, se ré-
jouit, l'âme et le corps légers, au moment de sa CITATION (160) (dzikr), soit qu'il prononce ce dzikr, soit qu'il l'entende, soit qu'il
s'en souvienne en son cœur. Il se réjouira bien plus encore quand il lui sera donné de le connaître !

Sophie des Grecs et des Russes ortho-doxes joue un rôle analogue. On peut rapprocher aussi de ces conceptions le Metatron, la Chekina, la
Lumière du Messie de la Cabale juive, et bien entendu le Logos néoplatonicien et philonien.
151 Le texte a un sens ontologique et mystique à la fois, se rapportant à la métaphysique cosmique en question, en même temps qu'à l'expé-

rience spirituelle.
152 Le roûh étant la première créature. L'Amour Divin se manifeste d'abord dans cette forme, puis dans la création.
153 Cf. les idées de Postel sur l'Intellect actif et l'Intellect passif ou Mère du monde, partie inférieure de l'Esprit suprême et de l'âme humaine.
154 Il s'agit maintenant spécialement de l'annihilation mystique, de l'union transformante. L'esprit du mystique s'est anéanti en Dieu et c'est

Dieu qui vit en lui. Mais il n'est pas dispensé pour cela (sauf quand il en est empêché par la ligature de l'extase), de remplir les obligations
canoniques extérieures. Ibn 'Arabî, bâthinî (intérieur, spiritualiste) quant aux dogmes et aux croyances, préférant l'esprit à la lettre, est dhâ-
hirî, littéraliste, quant aux rites, pratiquant exactement les dévotions requises.
155 Les « nuits » de saint Jean de la Croix.
156 Ou les reflets.
157 Jannat al'irfân. Le sanscrit Paradêcha (contrée suprême), le Pardes de la Kabbale, le Paradis, désigne souvent la Connaissance initiatique res-

taurant l'état édénique. Et cela nous ramène par la montagne de l'Agneau et les quatre fleuves, au Graal des chevaliers de Montsalvat, à la
Coupe pleine du breuvage d'immortalité. Cf. par exemple R. Guénon, Lt Roi du Monde, 1927, p. 50 et suiv., 100, etc.
158 Nom d'une femme arabe célèbre par sa beauté, dont Ibn al Fâridh parle aussi dans son poème lamiya (dont tous les vers finissent par un

lam) : « C'est lui l'amour... »


159 Coran, VII, 139 : « Lorsque Moïse arriva à l'heure convenue et que Dieu lui eut parlé, il dit : Seigneur, montre-toi à moi. Tu ne me verras

pas, reprit Dieu ; mais regarde la montagne, si elle reste immobile à sa place, tu me verras. Et lorsque Dieu se manifesta sur la montagne, il
la réduisit en poussière. Moïse tomba évanoui. » Cf. Exode, XXIV, 12-18. — Cet écroulement de la montagne devant la présence de la gloire
divine est comparée parfois chez les çoufis à l'annihilation (fanâ) du moi en Dieu. « Aussi longtemps que la montagne de ton être demeure
devant toi (tant que tu ne renonceras pas à l'illusion égocentriste de l'existence contingente pour te fondre dans l'Être absolu, l'Existence
véritable), la réponse à « Montre-toi », sera : « Tu ne me verras pas », dit Chabistârî dans son beau poème mystique : le Jardin de la Rose
(gulshan i raz... of Sa'd ud Din Mahmud Shabistari, texte persan, traduct. anglaise et notes d'après surtout le commentaire de Lahiji, par E.
H. Whinfield, Londres, 1880, in-4°, p. 20, vers 193).
160 Le dzikr (qui signifie citation, mention, mémoire, répétition, et prend parfois le sens de recueillement, d'oraison), veut dire ici, selon le

commentaire, le souvenir (du Covenant adamique, du Vin pré-éternel bu).


Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, XXXV, 34) : « Ne vous avons-nous pas donné assez de temps pour réfléchir ? » Ce qui
signifie : en celui qui réfléchit (tadzakkara), s'annihile tout ce qui n'est pas Lui ; il ne contemple que Lui, par sa contemplation et
non par son existence, car celle-ci est annihilée (161). Et c'est ce que veut dire allégoriquement la parole : « Nous avons fait des-
cendre le dzikr et nous en sommes le gardien. » (Coran, XV, 9.)
La RÉJOUISSANCE, l'allégresse est por-tée à son comble par la disparition de tous les chagrins et de tous les soucis, et par
l'adhésion exclusive au Connu (162). « Les élus (les saints) de Dieu n'ont ni crainte ni chagrin. » (Coran, X, 63.)

ILS ONT DIT : « TU AS PÉCHÉ EN LE BU-VANT.» — NON, CERTES, JE N'AI BU QUE CE DONT J'EUSSE ÉTÉ COU-
PABLE DE ME PRIVER.

NABOLOSI — On lui dit : « Tu AS BU LE PÉCHÉ », c'est-à-dire le vin qu'on tire des raisins pressurés et qui est canonique-
ment illicite. On lui a dit cela parce qu'on le voit absent, hors de lui, comme un homme ivre, détaché des choses de ce monde,
absorbé qu'il est intérieurement par la contemplation de la présence de son Seigneur, la jouissance et les saveurs exquises des
irradiations de l'Existence véritable et les progrès de son approche. Les profanes croient que seules peuvent mettre en cet état les
choses illicites telles que le vin, le hachich et les substances analogues. On le trouve parfois semblable à un possédé et à un dé-
ment, et parfois clairvoyant, lucide ; aussi fait-on ces suppositions à son égard.
Il eut été COUPABLE DE S'EN PRIVER, car celui qui ne boit pas ce Vin est en permanent état de chirk (163) dissimulé. Le Pro-
phète (sur lui la prière et la paix !) a dit : « Le chirk, dans ma communauté, est plus impalpable que la marche des fourmis sur
une pierre lisse. » Le cheikh Arslan de Damas a dit : « Tu es entièrement chirk dissimulé, et ton tawhîd (164) n'apparaît que si tu
sors de toi-même. » Ce chirk dissimulé n'est pas coupable chez les docteurs exotériques ('oulama adh dhâhir) (165) mais c'est un
péché chez les saints élus initiés à la gnose divine. Et c'est pour cela que le poète dit ici qu'il serait coupable (166).

HEUREUX LES GENS DU MONASTÈRE ! COMBIEN ILS SE SONT ENIVRÉS DE CE VIN ! ET POURTANT ILS NE L'ONT
PAS BU, MAIS ILS ONT EU L'INTENTION DE LE BOIRE.

BOURINI — LES MONASTÈRES (daïr) sont les couvents chrétiens. Les GENS DU MONASTÈRE représentent ceux qui
s'adonnent aux sciences divines et les compagnons de l'amour du Seigneur.
Le fait de S'ENIVRER DE CE VIN, c'est la faculté de « réaliser » ses suavités qui sont l'amour de la connaissance véritable. On
sait que des amoureux sincères, aux désirs ardents, sont morts aspirant encore à la contemplation de la beauté ; le cheikh (Ibn al
Fâridh) (que Dieu soit content de lui !) est de ce nombre, à moins que le sourire qu'il eut au moment de quitter ce monde n'in-
dique qu'il venait d'arriver à la contemplation, objet de son désir, quand il a récité : « J'attendais depuis longtemps un regard de Toi ;
ah ! combien de sang a fait couler ce mien désir ! (167) » et qu'il a souri. Cela fait croire aux initiés qu'il était enfin arrivé à son but.
NABOLOSI — Les GENS DU MONASTÈRE sont les saints (walî), héritiers du maqâm spirituel de Jésus, de la sainteté de Jé-
sus (sur lui le Salut !) dans la religion mohammédienne qui réunit en elle tous les maqâmât des prophètes et des envoyés anté-
rieurs, car les saints sont les héritiers des prophètes et les savants ('oulamâ') en Dieu. Dieu (qu'il soit exalté !) a dit (Coran, XXXV,
25) : « Certes, parmi ses serviteurs, ceux qui craignent Dieu sont les savants. » Et le Prophète (sur lui la prière et la paix !) a dit : «
Nous autres, prophètes, nous ne laissons en héritage ni un derhem, ni un dinar, mais seulement la science », c'est-à-dire la
science divine.
COMBIEN ILS SE SONT ENIVRÉS DE CE VIN, parce qu'ils se sont souvenus par eux-mêmes et ils ont entrevus le monde
des esprits libéré des ténèbres qui les a introduits dans le noûr al mohammadî. Mais, ils ne sont pas arrivés au but suprême. Dieu
(qu'il soit exalté !) a» dit (Coran, LIII, 43) : « Ton Seigneur, certes, est le terme de tout. » Ainsi, dans leur marche vers la Vérité
(qu'Elle soit exaltée !), ils s'engloutissent dans la lumière sans que son secret intime leur soit révélé, parce qu'il subsiste un tout
petit reste du moi quand ils reçoivent, l'irradiation de la vérité, du Seigneur.
ILS N'ONT PAS BU de ce vin, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas arrivés tout à fait. Ils marchent sur sa route à sa suite. La boisson
symbolise l'arrivée (168) (des mystiques), la marche de ce Vin dans leur moi. Alors leur ipséité (anânîyya) de-vient Son ipséité, et

161 Il n'est plus que sa contemplation, par identification du connaissant et du connu.


162 La direction unique de l'esprit tourné exclusivement vers Dieu.
163 Le fait de donner un associé à Dieu.
164 Attestation de l'unité de Dieu. Ce dernier texte déclare que le vrai tawhîd implique l'attestation mystique de l'unité de l'être. — Le fait de se

vouloir distinct, autonome, de se prendre soi-même pour centre, est déjà du séparatisme et une sorte d'idolatrie. — Nâbolosî a commenté
un traité de ce cheikh Arslan : Bibliothèque Nationale, Ms. Arabe 3223.
165 Les dhâhirites littéralistes s'opposent aux bâthinites, comme nous l'avons vu. Il y eut quelque temps un rite dhâhirite, fondé au IXe siècle

par Dâwoûd ibn 'Ali.


166 Ce vers peut aussi répondre aux accusations d'hétérodoxie portées contre les mystiques çoufis. Ils répliquent non seulement que leur con-

ception des voies d'oraison et de l'union transformante est légitime, mais encore que le spirituel engagé dans la voie, dans l'expérience
mystique, n'a pas le droit de contrarier les grâces divines. Le verset coranique II, 167 : « O croyants, nourrissez-vous des mets délicieux que
nous vous accordons », pourrait se prendre dans ce sens.
167 Vers de la grande tâ'iya, célèbre poème d'Ibn al Fâridh, dont tous les vers se terminent par un ta.

Beaucoup des gens de l'amour réciproque (entre Dieu et l'homme) (mahabba) ont parlé dans leurs poèmes des monastères, ajoute Boûrînî.
168 Wiçâl, exprime pour l'amour profane comme pour l'amour divin, l'état suprême, l'union, la possession, l'exaucement des désirs.
l'intervalle qui les séparait disparaît. L'essence (ou l'œil, 'aïn) se fixe dans l'essence (ou l'œil). Le point du ghaïn (169) disparaît. La
réalité de deux devient un. Cette marche (du Vin dans leur moi) est une marche sans marche à proprement parler, car l'Exis-
tence Véritable lève tous les voiles des choses périssables du monde, et il ne subsiste plus d'être, dont Elle ne soit l'essence de
l'être, être qui participe au Vin grâce à la générosité et à la bienveillance divine.
ILS EN ONT EU L'INTENTION, c'est-à-dire qu'ils ont dirigé leur volonté vers la réalité de son essence (‘aïn) en effaçant le
point du ghaïn, le point de leur moi (nafs) tantôt s'effaçant, tantôt subsistant (170).

AVANT MA PUBERTÉ J'AI CONNU SON IVRESSE. ELLE SERA ENCORE EN MOI QUAND MES OS SERONT POUS-
SIÈRE.

NABOLOSI — Ce vers signifie : Lorsque je me suis annihilé et effondré, ivre du Vin de la Présence Réelle, cette ivresse sub-
sistait éternellement dans la Prescience divine. Elle reste avec moi et ne disparaîtra pas, même quand mon corps disparaîtra et
qu'il ne restera de moi ni forme ni ombre. Ce Vin est ainsi avec moi et ne se sépare pas de moi dans la pré-éternité ni la post-
éternité (171).

PRENDS-LE PUR (CE VIN) ; MAIS SI TU VEUX LE MÉLANGER, SACHE QUE T'ARRÊTER A AUTRE CHOSE QUE LA
SALIVE DU BIEN-AIMÉ SERAIT COUPABLE.

BOURINI — En substance ce vers veut dire d'abord qu'il faut prendre le Vin parfaitement pur sans aucun mélange, et que si
on veut le mélanger, il ne faut le mêler à rien d'autre qu'à la salive du Bien-Aimé ; tout autre mélange serait coupable.
Plusieurs ont commenté ce vers. Certains disent que le Vin correspondrait à là ilâha illâ allah : Il n'y a de divinité que Dieu (la
première partie de la chahâda), et que la salive du Bien-Aimé serait mohammad rasoûl allah : Mohammad est l'envoyé de Dieu (la
seconde partie de la chahâda). D'autres ont dit que ce vers signifiait : Tiens-t'en à la -connaissance (ma'rifa) de ton Seigneur ; et si
tu t'adresses à autre chose que son Essence (dzât) ne dépasse pas ses Attributs (cifât). C'est là qu'il y a des suavités où se com-
plaisent les intelligences ('aql) saines.
Et on a dit d'autres choses encore et ces significations ne peuvent être saisies que par ceux qui se donnent beaucoup de peine.
NABOLOSI — C'est un ordre au mourîd sincère de prendre ce vin PUR, sans mélange. La pureté de cette boisson symbolise
l'anéantissement de tout, hors l'Existence véritable, et la contemplation de l'Existence véritable pure par elle-même et non par le
moi de l'individu phénoménal. Cela fait penser à ces vers d'Aboû Madyan :
Offre-le à la ronde, pur. Pas de mélange. Depuis que nous existons, nous n'avons jamais connu de mélange. Nous avons été
présents, puis nous nous sommes évanouis quand on a offert ses verres à la ronde. Puis nous sommes revenus à nous, comme si
nous n'avions jamais été présents et comme si nous n'avions jamais été absents.
C'est le sens du hadits déjà cité : « Je suis l'ouïe avec laquelle il entend et la vue avec laquelle il voit. »
Si tu veux, ô engagé, le MÉLANGER avec autre chose, — c'est-à-dire descendre de la présence de l'union, qui est ton attesta-
tion de l'Unité pure et la contemplation de la Vérité par la Vérité quand tu es sûr d'être arrivé à Elle et sûr que tout sauf Elle est
néant (fânî) ; — si tu mélanges l'Existence véritable avec les formes des choses existantes néantielles ('adamia), tu ne dois pas te
détourner de la SALIVE DU BIEN-AIMÉ, c'est-à-dire (tu ne dois pas t'arrêter à autre chose que) le noûr al mohammadî, première
chose créée de la Lumière divine, c'est-à-dire première différenciation (ou préformation) néantielle et forme potentielle (taçwîr
iqtidârî), comme si elle était l'eau de la bouche (la salive) du Bien-Aimé éternel, humée aux commissures des lèvres de l'Echan-
son ; car cette liqueur est la trace de ses beaux Noms et l'irradiation de ses hauts Attributs.
S'il faut à tout prix mélanger l'Existence véritable avec des formes différenciées, néant en elles-mêmes, et tenant leur exis-
tence de cette Existence réelle, une, unique, il ne faut la mélanger qu'à ce qui est le plus directement émané d'Elle (172). Et tout
vient d'Elle. « Dieu est le créateur de toutes choses. » (Coran, VI, 102.)

IL EST A TA DISPOSITION DANS LES TAVERNES ; VA LE PRENDRE DANS TOUTE SA SPLENDEUR. QU'IL EST BON
DE LE BOIRE AU SON DES MUSIQUES !

NABOLOSI — IL EST A TA DISPOSITION : prends-le, sois sûr et certain de ton annihilation et de ta fusion effective en
l'Existence véritable par laquelle tu existes. Ne doute plus de ce que tu croyais imaginaire. Tel est le sens de l'acte de boire ce
Vin, car boire c'est s'infuser ce qui vous était extérieur. Quand tu seras certain de distinguer l'Existence par laquelle tu existes, tu

169Lettre de l'alphabet arabe, aïn pointée. — Idée d'allure cabalistique, qui évidemment signifie que le mystique renonçant son moi, brise
toutes les limites qui l'empêchent de se fondre dans l'Être. En effaçant le point du ghaïn sur le mot qui transcrit cette lettre, on a : 'aïn, qui
signifie essence. « L'être phénoménal, dit ainsi Chabistarî, est comme le point sur ‘aïn, quand 'aïn est pur, ghaïn devient 'aïn ». (Gulshan i
Raz, vers 306). Quand 'aïn est débarrassé de son point, commente Lahijî, ghaïn, obscurité de l'être contingent, est sublimé en 'aïn, l'essence
divine, l'être absolu.
170 Comme il s'agit ici de gens qui ne sont pas arrivés tout à fait à l'union constante, au « mariage spirituel », leur union est intermittente. A
rapprocher des dhyâna et samâdhi hindous.
171 « Lorsque rien n'existait l'amour existait, et lorsqu'il ne restera plus rien, l'amour restera. Il est le premier et le dernier.
« Il est le pont de la vérité ; il est au-dessus de tout ce qu'on peut dire. Il est le compagnon dans l'angle du tombeau. » Mille et une nuits,
998e nuit (selon le Dr Mardrus).
172 « Nul ne peut aller.au Père que par moi », dit Jésus, Verbe de Dieu, médiateur universel, dans l'Évangile.
trouveras que tout ce qui est hors d'Elle est néant ; et tu es parmi ce qui est hors d'Elle. Alors tu comprendras la parole : « Dieu
les entoure de toutes parts. » (Coran, LXXV, 20.) Et de là vient le symbole du vin que le poète a donné à l'Existence, son symbole
et non son nom.
Les TAVERNES, c'est-à-dire partout, car ce Vin, qui symbolise l'Existence véritable, l'Un unique, apparaît, s'irradie et se dé-
couvre par la différenciation et la formation de toutes choses. Toute chose est donc une taverne pour ce Vin ; et « toute chose pé-
rira sauf sa face. » (Coran, XXVIII, 88.)

CAR JAMAIS NULLE PART IL N'HABITE AVEC LA TRISTESSE, COMME N'HABITENT JAMAIS ENSEMBLE LES CHA-
GRINS ET LES CONCERTS.

NABOLOSI — C'est pour cela que chaque confrérie (tha'ifa) a adopté un concert spirituel (samâ') avec des airs et des instru-
ments de musique, ce qui est particulièrement beau au moment de (l'extase, lors de) la découverte et contemplation des irradia-
tions de la Vérité de l'Existence et de la considération de sa générosité envers ses serviteurs.
Cette même musique est par contre interdite aux gens de l'insouciance (aux profanes) parce qu'elle ne fait qu'accroître leur
insouciance à l'égard du Dieu digne d'adoration (173).

SI TU T'ENIVRES DE CE VIN, FUT-CE LA DURÉE D'UNE SEULE HEURE, LE TEMPS SERA TON ESCLAVE DOCILE ET
TU AURAS LA PUISSANCE (174).

NABOLOSI — Ce vers s'adresse au mourîd sincère engagé dans la voie de Dieu (qu'il soit exalté !). LE TEMPS, c'est la vie du
mourîd, ou bien le temps en général tout entier. L'ESCLAVE c'est le serviteur qui te rend tous les services que tu veux et ne te
désobéit pas ; car tu es anéanti, tu as renoncé à ton moi (175), tu contemples ton Seigneur par ton Seigneur, au lieu de contem-
pler ton moi par ton moi, ou ton Seigneur par ton moi (176).
A TOI alors LA PUISSANCE sur toutes choses (177). Celui qui est ainsi ne juge plus que selon le jugement de Dieu, et son ju-
gement est l'essence du jugement de Dieu. C'est ainsi qu'était Abou Çâlih 'Abdelqâder al Kîlânî, qui, certes comprenait parfai-
tement cette parole de Dieu (Coran, VIII, 17) : « Vous ne les avez pas tués, mais c'est Dieu qui les a tués, » et : « Tu n'as pas lancé
(la flèche) ; c'est Dieu qui l'a lancée, » et celle-ci (Coran, VI, 18) : « C'est Lui le vainqueur, qui triomphe de ses serviteurs. » Ses
serviteurs sont ses saints, les gnostiques, dont Il a triomphé, qu'Il a conquis, triomphant de leur essence annihilée par Son Es-
sence éternelle, Ses Attributs et Ses Noms.

173 Ghazâlî a longuement discuté dans son Ihya la légitimité de la musique en général et du concert spirituel en particulier. M.

Duncan B. Macdonald a traduit ce texte dans le Journal of the Royal Asiatic Society, 1901-1902 : « Emotional religion in Islam, as
affected by music and singing... ». Les traités de çoufisme s'efforcent de justifier le samâ', tout en reconnaissant qu'il peut donner
lieu à des abus. Le concert spirituel est, avec la danse des derviches, un élément très caractéristique de la mystique musulmane.
On ne peut le condamner complètement qu'en refusant toute musique religieuse et toute piété émotionnelle. Et l'argumentation
subtile de Ghâzalî est sur ce point très solide. Mais il mène à développer outre mesure ce côté émotionnel, et, dans le cas des
confréries trop vulgarisées, aboutit souvent à des procédés d'action sur le système nerveux presque purement mécaniques.
Barrés a décrit avec une grande finesse de sympathie la danse extatique des derviches tourneurs (maulawis) de Qonia, disciples
du grand poète Jalâl addîn Roûmî.
Vicieux, s'il n'est qu'une mécanisation artificielle de l'extase, comme pourraient l'être l'alcool et certains stupéfiants, le samâ' est,
pour les Orientaux expansifs, un exutoire de l'enthousiasme, et peut même être bénéfique aux esprits tendus par l'ascèse et la
méditation.
Depuis Bossuet, l'Église gallicane et le siècle des perruques monumentales, la conception que nous avons chez nous de la sainte-
té et de la dévotion implique une gravité solennelle et compassée qui exclut les manifestations extérieures trop vives et nous
empêche de comprendre qu'un Jalâl addîn Roûmî ne pouvait s'empêcher de tournoyer comme l'atome dans le rayon de soleil
quand l'appel invisible avait touché son cœur. Nous ne voyons pas un ecclésiastique vénérable se mettant à sauter comme le roi
David devant l'Arche ou comme le clergé de Séville, et Philippe de Néri, patron des humoristes, aux dires de M. l'abbé Bre-
mond, n'aurait pas été apprécié de ce côté des Alpes.
Louez l'Éternel, dit le Psaume 150, « louez-le au son de la trompette ; louez-le avec le psalterion et la harpe. Louez-le avec le tambour et la
flûte ; louez-le avec le luth et avec l'orgue. Louez-le avec les cymbales retentissantes ; louez-le avec les cymbales de triomphe ! »
174 Houkm, le commandement, le jugement. — Boûrînî à propos de l'euphorie que donne l'ivresse matérielle, cite ces vers du grand poète chré-

tien Akhtal, contemporain et favori des premiers califes omméïades : « Lorsque mon échanson me verse et puis me verse trois coupes, je
sors traînant le pan de mon manteau, aussi fier que si j'étais ton émir, ô émir des croyants. » Le calife 'Abdelmalik ibn Merwan en effet
ayant demandé au poète comment il pouvait prendre plaisir à une boisson qui commençait par une saveur acre et finissait par une nausée,
Akhtal lui répondit que dans l'intervalle il y avait un moment qu'il ne céderait pas pour le royaume de l'émir et qui inspirait les vers en
question.
175 « Je n'ai que mon âme (mon moi), et je la donne. Celui qui donne son âme par amour pour ce qu'il aime n'est pas prodigue », dit Ibn al Fâ-

ridh dans un autre poème.


176 « Viens donc en moi Te glorifier Toi-même », dit Hallâj. Bisthâmî dit : « Je suis allé de Dieu à Dieu jusqu'à ce qu'il fût crié de moi en moi ,: O

Toi Moi ! »
177 « Je vous donnerai, dit Jésus à Marie des Vallées, une puissance absolue sur tous les hommes. Je vous donnerai une puissance absolue sur

les quatre éléments. Je ferai voir et connaître à tout le monde que Je suis vivant et régnant en vous, et que Je suis tout et que vous n'êtes
que mon habit dont je suis revêtu... » (Ms. 11943, fol. 126 v° de la Bibl. Nat., et 11950, p. 95).
IL N'A PAS VÉCU ICI-BAS CELUI QUI A VÉCU SANS IVRESSE, ET CELUI-LA N'A PAS DE RAISON QUI N'EST PAS
MORT DE SON IVRESSE.
QU'IL PLEURE SUR LUI-MÊME, CELUI QUI A PERDU SA VIE SANS EN PRENDRE SA PART.

NABOLOSI — NE VIT PAS véritablement celui qui n'a qu'une vie animale et non humaine. A quoi fait allusion la parole : «
Est-ce que celui qui était mort et que nous avons ressuscité ?... » (Coran, VI, 122), et celle-ci : « Vous étiez morts et il vous a ren-
du la vie. » (Coran, II, 26.) (178)
ICI-BAS, c'est ce monde-ci dont Dieu a dit (Coran, LVII, 19) : « Sachez que la vie de ce monde n'est que jeu, futilité, vain or-
nement, stérile orgueil de vouloir surpasser autrui. »
CELUI QUI A VÉCU SANS IVRESSE, c'est celui qui a vécu pour ce monde, qui s'est adonné à ce jeu, à cette futilité, à cette
vanité, à cet orgueil. Il ne s'est pas enivré de ce Vin, ce qui l'aurait soustrait à ces cinq choses ; sa vie n'a pas été digne d'un
homme.
CELUI QUI N'EST PAS MORT DE SON IVRESSE, c'est celui qui n'a pas occupé tous ses instants à la contemplation de l'Exis-
tence véritable, et ne s'est pas donné entièrement à elle.
La RAISON lui a fait défaut, il n'était pas dans la bonne voie, il a PERDU son temps, et il a gâché sa VIE.

178 « Nous sommes passés de la mort à la vie» I Jean, III, 14.

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