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D'UN NOUVEL HUMANISME
Qui pourrait nier que la science, par sa conséquence la plus visible la technoscience
est en train de bouleverser notre vie et de nous laisser désarmés devant le dilemme d'un bien
intérieure ? La technoscience se trouve dans la position de celui qui est appelé à nettoyer une
maison devinée superbe mais qui se trouve dans un mauvais état. Une fois son travail fait, il
observe que le maître de la maison reste longuement absent, que la maison est vide. Comment
ne seraitil pas tenté de prendre possession de cette place inoccupée ?
La science fondamentale plonge ses racines dans la terre nourricière des interrogations
communes à tout domaine de la connaissance humaine : quel est le sens de la vie ? Quel est le
rôle de l'homme dans le processus cosmique ? Quelle est la place de la nature dans la
connaissance ? La science fondamentale a donc les mêmes racines que la religion ou l'art ou
la mythologie. Mais, graduellement, ses questions ont été considérées de plus en plus comme
étant nonscientifiques et elles ont été rejetées dans l'enfer de l'irrationnel, domaine réservé du
poète, du mystique ou du philosophe. La cause essentielle de ce changement de paradigme a
été le triomphe indiscutable, sur le plan de la matérialité directe, de la pensée analytique,
réductionniste et mécaniste. Il suffisait de postuler des lois venues on ne sait d'où. En vertu de
ces lois, de ces équations de mouvement, tout pouvait être précisément prédit, une fois les
conditions initiales fixées. Tout était donc déterminé, même prédéterminé. L’hypothèse Dieu
n'était plus nécessaire1. La distance devenait infranchissable entre “ Monsieur Dieu ”, toléré
tout au plus comme un point de départ, et les affaires de ce monde. Dans cet univers de fausse
1
Nicolescu, Nous, la particule et le monde.
1
liberté (car tout était, quand même, prédéterminé) il était étonnant que quelque chose pût
réellement se passer. Témoin d'un ordre absolu, statique et immuable, le scientifique ne
pouvait plus être, comme autrefois, un philosophe de la nature il était obligé de devenir un
technicien du quantitatif.
Une prolifération anarchique et chaotique du mental envahit inévitablement le monde.
Le monde entier devient ressemblant au corps physique de l'homme, à ses organes des sens.
l'annihilation de l'interaction.
Pourquoi donc s'étonner du règne impudique de la quantité, si bien analysé par René
Guénon2? Pourquoi donc s'étonner de l'idolâtrie de la machine et de l'information, dieu tout
puissant, dans une imitation pitoyable d'une spiritualité oubliée ? Quelques éminents
neurophysiologiques prétendent démontrer aujourd'hui que Dieu ne serait qu'une sécrétion du
cerveau3. Le mental est, de par sa propre nature, le suprême imitateur. La science désire ainsi
imiter la religion et la religion désire imiter la science. La confrontation entre l’impérialisme
scientiste et l’impérialisme mystique ne fait qu'accélérer la fragmentation de notre vie. Le
rapprochement actuel entre science et religion estil un signe de faiblesse ou de force ? La
science est depuis longtemps mondialisée, mais, pour la religion, la mondialisation pourrait
signifier sa disparition.
Les signes de la nouvelle barbarie, comme l'écrit Michel Henry 4, sont perceptibles
partout dans le monde. La source de la nouvelle barbarie nous semble résider dans le mélange
explosif entre, d'une part, une technologie sans aucune perspective humaniste et, d'autre part,
la pensée binaire, celle du tiers exclu, pur produit du mental, en opposition avec les données
appartiennent à la nouvelle barbarie.
2
Guénon, Le règne de la quantité.
3
La biologie de Dieu.
4
Henry, La barbarie.
2
La nature atelle quelque chose à nous dire sur nousmêmes ? Estce que la science
peut "penser" ou doitelle rester pour toujours aveugle et muette ? Estil vrai qu'en connaissant
correspondants à notre double nature, sontils irrémédiablement séparés, la transition étant
complètement discontinue ? Mais alors d'où vient cette certitude que nous éprouvons, jour
après jour renforcée par l'avancement dans l'étude des lois physiques, d'un isomorphisme entre
les différents plans de la connaissance ?
Toutes ces questions ontelles vraiment un sens pour la science, telle qu'elle est définie
de nos jours ? Ne devonsnous pas nous contenter de considérer la science comme un
ensemble de recettes, opératoires sur le plan de la matérialité directe, mais sans aucune
signification sur le plan de l’Être ? Accepter le comment ? mais oublier le pourquoi ? Rejeter
l’Être hors du domaine de la science. Retomber ainsi dans un monde vide, séparé, d'où tout
signe est absent, en oubliant l'avertissement de l'Evangile selon Thomas : “ Celui qui a connu
le monde a trouvé le cadavre, mais celui qui a trouvé le cadavre, le monde n'est pas digne de
lui”5.
instrument classique dans sa vie de tous les jours, par son langage ordinaire, par son
comportement, il est en même temps un instrument quantique dans son dialogue avec la
nature, où il est emmuré dans son langage mathématique. Confronté à l'indicible, il s'échappe
dans l'anecdote. En revanche, la science suit malgré tout son propre chemin de dévoilement
progressif de la conformité entre l'homme et la nature.
cette participation, cette conformité qui me dit qu'il est impossible de parler sérieusement
d'une objectivité absolue ou d'une subjectivité absolue de la science.
Une avalanche de questions se présente ainsi à nous.
5
L'Évangile selon Thomas,
3
Qu'estce que l'objectivité en présence de l'intersubjectivité ? Qu'estce que l'objectivité
dans une logique du tiers inclus ? Le monde extérieur restetil le seul repère possible de
l'objectivité ? Mais, comment ne pas se perdre dans le dédale de la vie intérieure, comment ne
pas retomber dans le psychologique, dans la vulgarité ? L'objectivité estelle liée à la
Comment éviter à la fois le romantisme mystique et la vanité du scientisme ? Comment ne pas
tomber dans la négation absolue ?
Selon Steven Weinberg, prix Nobel de physique, une des conditions essentielles de la
naissance de la science moderne a été la coupure entre le monde de la physique et le monde de
la culture et de la religion6. Par conséquent, l'interaction ultérieure entre science, culture et
religion serait tout simplement nuisible. Du coup, Weinberg balaie d'un revers de main,
comme inférences non valables, les considérations philosophiques faites par les pères
fondateurs de la mécanique quantique.
Les arguments de Weinberg peuvent surprendre, comme le relent du scientisme d'un
autre siècle : l'invocation du bon sens pour clamer la réalité des lois physiques, la découverte
par la physique du monde "tel qu'il est", la correspondance biunivoque entre les lois de la
physique et la "réalité objective", l'hégémonie sur le plan intellectuel de la science naturelle
("parce que nous avons une idée claire de ce que signifie "faux" et "vrai" pour une théorie
donnée..." écrit Weinberg). Mais Steven Weinberg n'est certainement ni scientiste, ni
positiviste, ni mécaniste. Un des physiciens les plus brillants de ce siècle, il est à la fois
homme de solide culture. Il convient donc d'étudier avec soin le bienfondé de ses arguments.
L'idée centrale de Weinberg, martelée sans cesse, comme un mantra, dans ses écrits, est
celle de l'existence des lois impersonnelles découvertes par la physique. Lois impersonnelles
prophétique, au nom d'une étrange religion sans Dieu. On est presque tenté de croire à
l'Immaculée Conception de la science. On comprend ainsi que pour Weinberg le véritable
6
WeinbergSokal's Hoax.
4
enjeu est le statut de la vérité et non pas celui de la validité. La vérité, par définition, ne peut
pas dépendre de l'environnement social du scientifique. La science est détentrice de la vérité
et, à ce titre, sa coupure avec la culture est totale et définitive. Weinberg affirme sans ambages
mécanique classique ou entre la théorie de la gravitation d'Einstein et celle de Newton est
insignifiante. Le mépris avec lequel Weinberg traite la notion d'herméneutique apparaît donc
comme tout à fait naturel.
La conclusion de Weinberg tombe comme un couperet : "Les découvertes de la physique
pourront être reliées à la philosophie et à la culture quand nous connaîtrons l'origine de
l'univers ou les lois finales de la nature". Autant dire jamais !
De toute évidence on pourrait trouver de multiples arguments pour mettre sérieusement
en doute les affirmations de Weinberg et de ceux, nombreux, qui pensent comme lui. Mais, à
mon sens, cette démarche n'a pas d'intérêt car nous risquons de nous enliser dans une
polémique sans fin.
Il s'agit maintenant d'aller au delà des extrémismes en présence, germes de nouvelles
formes de totalitarisme, en reformulant, sur une base nouvelle et rigoureuse, non seulement
les conditions du dialogue entre sciences exactes et sciences humaines, mais aussi celles du
dialogue entre science, culture et religion.
Si dialogue il y a entre les différentes disciplines, il ne peut pas être fondé sur les
concepts d'une discipline ou d'une autre, mais sur ce qu'il y a en commun entre toutes ces
disciplines : le sujet luimême. Un sujet qui, dans son interaction avec l'objet, se refuse à toute
formalisation et qui garde pour toujours sa part de mystère irréductible. En fin de compte, c'est
à la résurrection du sujet que nous sommes conviés, quête véritablement transdisciplinaire et
de longue haleine d'un nouvel art de penser et de vivre7.
En tout cas, une nouvelle objectivité semble émerger de la science contemporaine, une
objectivité qui n'est plus liée à l'objet seul, mais à l'interaction sujetobjet. Il faudrait inventer
de nouveaux concepts. On pourrait ainsi parler de l'objectivité subjective de la science et de la
7
Nicolescu, La transdisciplinarité.
5
subjectivité objective de la religion. La chance de l'homme contemporain est de pouvoir
essayer de faire vivre en luimême à la fois les deux pôles d'une contradiction fertile.
Même si un jour nous comprenons les lois de la division du Tout dans les systèmes
naturels, en quoi cela pourraitil éclaircir les lois de notre vie intérieure ? Y atil, comme le
pensait par exemple Dante, un isomorphisme entre le monde suprasensible et le monde de la
point d'extrême brillance. Autour de ce pointsource tournent neuf cercles, animés d'un
mouvement d'autant plus rapide qu'ils sont plus proches du pointsource. En revanche, les neuf
sphères qui tournent autour de la Terre sont animées d'une rotation d'autant plus rapide
qu'elles en sont plus éloignées. La sphère la plus éloignée de la Terre correspond au cercle le
plus proche du pointsource8.
C'est là, dans cette zonefrontière, que se trouve la clé du dialogue entre science et
religion, comme médiateur d'un nouvel humanisme, en fait un transhumanisme, qui s'ouvre à
l'espace infini du sacré.
Basarab NICOLESCU
Bibliographie
La Divine Comédie.
La Barbarie
La biologie de Dieu
Nous, la particule et le monde, Le Rocher, collection "Transdisciplinarité", Monaco,
2002, 2e édition; traduction en roumain: Noi, particula si lumea, Editura Polirom, Iasi,
Roumanie, 2002 , traduction par Vasile Sporici
8
Dante, La Divine Comédie,
6
La transdisciplinarité, manifeste, Le Rocher, collection
"Transdisciplinarité", Monaco, 1996; traduction en anglais: Manifesto of Transdisciplinarity,
State University of New York (SUNY) Press, New York, translated from the French by Karen
Claire Voss, 2002; traduction en roumain: Transdisciplinaritatea, Editura Polirom, Iasi, 1999,
traduction par Horia Vasilescu.
Sokal's Hoax