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Logette : des films pour l’été

Tsvétaeva rêve l’amour


Les littératures
arméniennes

L’œil
d’Ambroise Vollard

Kierkegaard à 20 ans

Les œuvres-témoignages

Les aventures d’un tee-shirt


dans l’économie mondialisée
950. Du 16 au 31 Juillet 2007/PRIX : 3,80 t (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493
D’UNE QUINZAINE À L’AUTRE

La rentrée d’automne 2007 (à suivre)


Les premiers romans d’ailleurs...
Evgenios ARANITSIS, Détails sur Phil LAMARCHE, Jouer avec le L’auteur, médecin formé en Suisse mande. Il n’en perd pas pour autant le
la fin du monde, éd. Flammarion, trad. feu, éd. Christian Bourgois, trad. de puis à la tête d’une ONG en Algérie, met sens du présent : « Excuse-moi de te dire
du grec par Karine Coressis, sortie le 17 l’anglais (États-Unis) par Marc à profit sa connaissance des jeunes ça, mais l’enfer de l’État nazi et celui du
août. Amfreville, sortie le 6 septembre. marginaux pour nous parler d’un chef de lénino-stalino-maoïsme me semblent
L’auteur, âgé d’une cinquantaine d’an- À travers le cas d’une mort acciden- bande, Yamine, qui « ordonne le soulè- quelquefois n’avoir été que la répétition
nées, a introduit Gombrowicz en Grèce. Il telle entre deux jeunes qui jouaient avec vement des unijambistes, des proscrits, générale grossière vulgaire barbare
est par ailleurs poète et essayiste. On le une arme à feu, un roman d’apprentissa- des évadés de l’hôpital et des trafiquants monstrueusement sanguinairement
découvre en France avec cette histoire ge dans une Amérique à la recherche d’encens “contre” les embuscades de grandguignolesque de l’enfer écono-
d’une adolescente fascinée par la mort d’elle-même par un chargé de cours à policiers déguisés en mendiants ». Le mique qui est en train de se mettre en
depuis que son jeune frère est décédé. l’Université de Syracuse. titre sonne comme un clin d’œil au film place... »
tout aussi épique de Mohamed Lakhdar
Tom Mc CARTHY, Et ce sont les Christoph PETERS, Une Chambre Hamina : Chronique des années de brai- Célia HOUDART, Les merveilles
chats qui tombèrent, éd. Hachette, trad. au Paradis, éd. Sabine Wespieser, trad. se (1974). du monde, éd. P.O.L, sortie en septemb-
de l’anglais par Thierry Decottignies, de l’allemand par Elizabeth Landes, re.
sortie le 22 août. sortie le 4 octobre. Thomas CLERC, Paris musée du L’auteur passe ici de l’écriture du
Salué par The New York Times Book Ce n’est pas vraiment un premier XXIe siècle, éd. de l’Arbalète, sortie le scénario à l’écriture de son premier
Review comme « un roman philoso- roman, mais le premier traduit de cet 23 août. roman. En fait, une très brève narration.
phique », ce premier roman de l’auteur à auteur en français. À la rentrée littéraire Walter Benjamin est de retour pour Un photographe établi en Suisse rencon-
succès de Tintin et le secret de la littéra- 2006, l’accueil en fut excellent en une entreprise colossale à la mesure du tre au cours d’un voyage au Mexique
ture (Hachette, 2006), un essai barthé- Allemagne. Le lecteur se trouve d’em- ventre de Paris. Ce premier volume est une femme plus âgée que lui et qui vit en
sien, poursuit dans la même veine. L’art blée plongé dans la nébuleuse islamiste. dédié au Xe arrondissement que notre Espagne. Leur amour à distance est tissé
de méditer à partir de situations Le narrateur, Jochen Sawatsky, est un auteur, un quadragénaire, sillonne d’une grande confiance. Apprenant qu’il
comiques. Allemand converti à l’islam. Il narre les depuis trois ans en piéton solitaire. Rue s’est noyé, elle vient sur les lieux, s’ins-
préparatifs d’un attentat en Égypte et le de Maubeuge, un cri : « La propriétaire talle dans son appartement. Il lui appa-
Karen CONNELLY, La cage aux récit de son échec l’invitant dès lors à est une connasse... ». raît alors.
lézards, éd. Buchet/Chastel, trad. de s’interroger sur le pourquoi de la lutte à
l’anglais (Canada) par Sylviane mort, d’autant plus qu’il est amoureux Charly DELWART, Circuit, éd. Le Alain JESSUA, La vie à l’envers,
Lamoine, sortie le 13 septembre. d’une jeune Égyptienne. Seuil, coll. Fiction & Cie, sortie le 23 éd. Léo Scheer avec le DVD du film,
Teza est un chanteur engagé qu’une août. sortie le 24 août.
junte militaire condamne à vingt ans de Marisha PESSL, La physique des « Dans le 144, après plusieurs jours Drôle de premier roman puisque
réclusion dans une prison à haute catastrophes/ Special Topics in dans le 144, il sentit le besoin de c’est celui d’un premier film, primé de
surveillance. Mais là encore Teza s’im- Calamity Physics, éd. Gallimard, trad. comprendre s’il était sur la bonne voie, surcroît. En 1964, à l’époque de sa
pose en leader. Roman sur la résistance de l’anglais (Etats-Unis), sortie le 3 s’il avait bien travaillé en même temps sortie, cet ancien assistant de Max
et la fraternité. août. qu’il ressentit celui de s’aérer la tête, Ophüls se voyait décerner le « Prix de la
Dès sa sortie en 2006, ce premier sortir du 144 ». Le 144 est le bureau Meilleure Première Œuvre » à la Mostra
Yasmin CROWTHER, Mazareh roman d’une diplômée de 26 ans de alloué à Darius, nom lui-même alloué de Venise. L’écriture romanesque, nous
mon amour, éd. Rivages, trad. de l’anglais l’université de Columbia fut sélectionné par sa société d’embauche Focus Ltd, à dit-on, avait précédé le film. Elle est tout
par Isabelle Maillet, sortie le 22 août. par le New York Times Review parmi celui qui fait « un pas puis un autre » et aussi minimaliste dans sa description
Saga familiale de deux générations les cinq meilleurs romans de l’année. Le « continue sa route d’un autre vers les clinique d’un homme (à l’écran Charles
d’Iraniennes, Maryam et Sara, entre les consumérisme américain y est mis à mal escaliers ». Au fait, a-t-il été embauché ? Denner) en train de sombrer dans la
bords de la Tamise et la Caspienne. à travers les yeux d’une adolescente. folie.
Claire FERCAK, Rideau de verre,
Andre DWORKIN, Feu et glace, Zoyâ PIRZÂD, On s’y fera / Adat éd. Verticales/Gallimard, sortie le 30 Alex D. JESTAIRE, Tourville, éd.
éd. du Rocher, trad. de l’anglais (États- mikonim, éd. Zulma, traduit du persan août. du Diable Vauvert, sortie le 6 septembre.
Unis), sortie le 6 septembre. (Iran) par Christophe Balaÿ. Livre autobiographique naviguant Tourville en hiver, petite cité typique
Andrea Dworkin (1946-2005), l’au- Après un premier succès obtenu par entre première et troisième personne. du nord de la France, et plus encore un
teur du mot : « je suis un écrivain, pas une cette nouvelliste hors pair (cf. Q. L. n° La première : « si un jour je me appartement squatté par une bande de
femme », a pour la première fois l’une de 940), reconnue d’ailleurs comme telle sens flancher le docteur a dit qu’il me copains, sont le petit bout de la lorgnet-
ses œuvres traduite en français. Outre des en Iran, les éditions Zulma sortent la rattraperait ». La troisième : « Assise te à partir de laquelle on assiste à une
écrits théoriques où, en tant que femme même année un roman d’elle, lui beau- dos à l’air elle aime bien se balancer, apocalypse nucléaire et des suicides
violée et battue, elle prenait fait et cause coup plus récent que les nouvelles pour rire ». Parfois les deux conjuguées collectifs.
pour « le côté morbide du féminisme », parues dans Comme tous les après-midi. pour la même personne : « Front posé
elle écrivit également ce roman. Les femmes iraniennes et leur petit sur les genoux, mains serrées derrière Jeanne LABRUNE, L’obscur, éd.
Comment se constitue une femme à train-train apparent y occupent toujours la nuque, mes coudes pressent ses Bernard Grasset.
travers des expériences malheureuses. la première place tempes, elle se met à exécuter des Encore une scénariste et réalisatrice

...et d’ici
mouvements d’avant en arrière ». Le (souvenez-vous de Vautel avec
tout dans la même page. Reine du Gérard Depardieu) qui se tourne vers
dédoublement, Reine Fercak est actuel- l’écriture romanesque. Par économie
lement assistante au service de presse de moyens, l’encre et le papier n’in-
chez Flammarion. disposent pas encore les financiers.
L’histoire fut écrite d’un trait pour
Carl ADERHOLD, Mort aux cons, Géraldine BEIGBEDER, Nema Blaise GAUQUELIN, Petit et oublier un film mort-né. La rencontre
éd. Hachette, sortie le 22 août. problema ou petites chroniques trans- méchant, éd. de L’Altiplano, sortie le 15 que Thomas, un épileptique esseulé,
Il n’y a pas d’autre solution pour balkaniques au pays des Sponsors, éd. septembre. fait de Marie lui redonne la force
éradiquer la connerie que de passer à Ramsay, sortie en septembre. Balthazar est une des plumes des de vivre. Même la force de connaître
l’acte. Il y aura enfin quelque réalité au Tout premier roman se ressent de sa grands de ce monde. Ses discours l’amour avec Françoise et l’aider
slogan : « mort aux cons ». Les cibles du vie. L’auteur, d’origine serbe par sa passent à la télé, pas lui. L’investis- à sortir Anna, sa fille, d’une blessure
pamphlétaire armé sont nombreuses : mère, est cinéaste. Cela donne un sement devient plus grand, il sert aussi qui la marqua dès ses premières années.
des experts aux sympathisants de la roman où le personnage principal est parfois de doublure. Bien qu’il soit dans
S.P.A. une boîte de prod : K.K.P. (Kamarad sa nature de se fuir, la dissolution de son Vincent LALU, Dernières nouvelles
Kapitalist Production). Elle est taillée à être lui pèse trop. Il finit par assassiner du monde, éd. Ramsay, sortie en août.
Jakuta ALIKAVAZOVIC, Corps la mesure de son gérant, un Yougoslave l’un de ces grands. C’est le monde qu’il À 59 ans et après avoir exercé toutes
volatils, éd. de l’Olivier, sortie le 23 qui retourne souvent sa veste. Sa filmo- lui faudra à présent fuir. les fonctions dans un journal, nul n’était
août. graphie en témoigne : films anti- mieux placé que Vincent Lalu – lui qui
Normalienne et angliciste, elle a déjà OTAN, films pro puis post-Milosevic, Jean-François HAAS, Dans la fut reporter pontifical et éditeur de La
publié chez le même éditeur un recueil films ultra-libéraux. Bref, il est mûr à gueule de la baleine guerre, éd. Le vie du rail – pour écrire un conte sur le
de nouvelles. Un couple hors norme est présent pour rêver de Cannes et de Seuil , sortie le 23 août. mal médiatique. On s’ennuie. On
ici mis en scène : Colin, le livreur de Hollywood. Ce Suisse de 55 ans se met pour son communique. L’ennui retombe sur le
narcotiques, et Estelle, la fille d’un écri- premier roman dans la peau d’un journaliste.
vain fantomatique. Ils s’aiment dans un Reda BEKHECHI, Les heures de vieillard hanté par de mauvais souvenirs,
Paris apocalyptique. braise, éd. Liana Levi, sortie le 23 août. son enrôlement forcé dans l’armée alle- SUITE P. 4 

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SOMMAIRE DE LA QUINZAINE 950

2 LES ROMANS DE LA RENTRÉE PAR ÉRIC PHALIPPOU


EN PREMIER MARINA TSVÉTAEVA 5 LETTRES DE LA MONTAGNE PAR CHRISTIAN MOUZE
& LETTRES DE LA FIN PAR JEAN LACOSTE

ROMANS, RÉCITS CLAUDE OLLIER 7 WERT ET LA VIE SANS FIN PAR AGNÈS VAQUIN
ARTO PAASILINNA 8 LE BESTIAL SERVITEUR PAR NORBERT CZARNY
DU PASTEUR HUUSKONEN
JAVIER MARIAS 9 TON VISAGE DEMAIN II. DANSE ET RÊVE PAR JEAN-PIERRE RESSOT
AHMED RASSIM 10 LE JOURNAL D’UN PAUVRE FONCTIONNAIRE PAR ÉRIC PHALIPPOU
ADRIANA ASTI 11 RUE FÉROU PAR MONIQUE BACCELLI

POÉSIE NELO RISI 12 DE CES CHOSES QUI DITES EN VERS PAR PHILIPPE DI MEO
SONNENT MIEUX QU’EN PROSE
PATRIZIA CAVALLI MES POÈMES NE CHANGERONT
PAS LE MONDE
LEONARDO SINISGALLI J’AI VU LES MUSES
FRANÇOIS CARADEC, 13 LES NUAGES DE PARIS PAR ALAIN ZALMANSKI

HISTOIRE LITTÉRAIRE MARC NICHANIAN 14 LITTÉRATURES ARMÉNIENNES AU XXe S. PAR CATHERINE COQUIO
RAFFI 16 LE FOU PAR ÉRIC PHALIPPOU

ARTS EXPOSITION 17 MUSÉE BRANLY : OBJETS BLESSÉS PAR GILBERT LASCAULT


EXPOSITION 18 MUSÉE D’ORSAY :DE CÉZANNE À PICASSO PAR GEORGES RAILLARD
AMBROISE VOLLARD EN ÉCOUTANT CÉZANNE, DEGAS, RENOIR
JEAN-PAUL MOREL C’ÉTAIT AMBROISE VOLLARD
PHILOSOPHIE SOREN KIERKEGAARD 19 JOURNAUX ET CAHIERS DE NOTES PAR RICHARD FIGUIER
VINCENT DELECROIX 19 SINGULIÈRE PHILOSOPHIE PAR RICHARD FIGUIER
SOREN KIERKEGAARD EXERCICE DE CHRISTIANISME
JON ELSTER 20 RAISON ET RAISONS PAR PIERRE PACHET
AGIR CONTRE SOI
PSYCHANALYSE HELENE DEUTSCH 21 LES « COMME SI » ET AUTRES TEXTES PAR MICHEL PLON
NICOLE CERF-HOFSTEIN IL ET ELLE DUO DUEL
I. VON BUELTZINGSLOEWEN 22 L’HÉCATOMBE DES FOUS PAR MICHEL PLON
LETTRES MORTES
HISTOIRE ÉVELYNE PATLAGEAN 23 UN MOYEN AGE GREC PAR ALAIN LÉVY
CLAUDE MOUCHARD 24 QUI SI JE CRIAIS... ? PAR ANNETTE WIEVIORKA
MYTHOLOGIE MICHEL PASTOUREAU 25 L’OURS PAR JEAN DOMINIQUE LAJOUX
ÉCONOMIE POLITIQUE PIETRA RIVOLI 26 LES AVENTURES D’UN TEE-SHIRT PAR CHRISTIAN COMELIAU
DANS L’ÉCONOMIE MONDIALISÉE
FRANÇOIS HEISBOURG 27 L’ÉPAISSEUR DU MONDE PAR BERNARD CAZES
CINÉMA 28 PRESCRIPTIONS POUR L’ÉTÉ PAR LUCIEN LOGETTE
MUSIQUE CHARLES ROSEN 29 LES SONATES POUR PIANO DE BEETHOVEN PAR FRANÇOIS SABATIER
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE GUSTAVE GUICHES 30 AU BANQUET DE LA VIE PAR MAURICE MOURIER
FRANÇOIS POIRIÉ 31 COMME UNE APPARITION PAR AGNÈS VAQUIN

Crédits photographiques Direction : Maurice Nadeau.


Secrétaire de la rédaction : Anne Sarraute. Réception des articles : (e.mail : asarraute@wanadoo.fr)
Comité de rédaction : André-Marcel d’Ans, Philippe Barrot, Maïté Bouyssy, Nicole Casanova, Bernard Cazes, Jean Chesneaux,
Couverture : D. R. Norbert Czarny, Christian Descamps, Serge Fauchereau, Lucette Finas, Jacques Fressard, Georges-Arthur Goldschmidt, Dominique
P. 5 D. R. , Goy-Blanquet, Jean-Michel Kantor, Jean Lacoste, Gilles Lapouge, Vincent Milliot, Maurice Mourier, Gérard Noiret, Pierre Pachet,
P. 6 D. R. Éric Phalippou, Michel Plon, Tiphaine Samoyault, Christine Spianti, Anne Thébaud, Agnès Vaquin.
P. 7 Louis Monier Arts : Georges Raillard, Gilbert Lascault. Théâtre : Monique Le Roux. Cinéma : Louis Seguin, Lucien Logette.
P. 8 Denoël Musique : Claude Glayman.
P. 9 Jacques Sassier, Gallimard Publicité littéraire : Au journal, 01 48 87 48 58.
P. 10 D. R. Rédaction : Tél. : 01 48 87 48 58 - Fax : 01 48 87 13 01.
P. 11 Rocher éd. 135, rue Saint-Martin - 75194 Paris Cedex 04.
P. 12 Buchet Chastel éd. Site Internet : www.quinzaine-litteraire.net
P. 13 Maurice Nadeau
P. 17 Musée du quai Branly, Informations littéraires : Éric Phalippou 01 48 87 75 41 e.mail : selis@wanadoo.fr
Patrick Gries/Bruno Descoings Administration. Abonnements, Petites Annonces : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.
P. 18 D. R. Un an : 65 t vingt-trois numéros — Six mois : 35 t douze numéros.
P. 19 D. R. Étranger : Un an : 86 t par avion : 114 t
P. 22 Patrick Faugeras, Six mois : 50 t par avion : 64 t
Encre et Lumière Prix du numéro au Canada : $ 7,75.
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Publié avec le concours du Centre National du Livre. Imprimé en France

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D’UNE QUINZAINE À L’AUTRE

Christina MIRJOL, Suzanne ou le ? – dans l’attente du corail desservant Didier SÉRAFFIN, Un enfant volé, donner, mais lui ne voit en elle qu’une
récit de la honte, éd. Mercure de France, Tours, destination Paris. éd. Philippe Rey, sortie le 23 août. petite sœur.
sortie le 30 août. Tuer pour s’emparer d’un enfant et
L’histoire d’une secrétaire de 52 ans Michel PICARD, Matantemma, éd. gagner quand même la sympathie du Benoît VIROLLE, Shell, éd.
licenciée par son affreux patron pourrait Buchet/Chastel, sortie le 23 août. lecteur. Telle est la gageure de ce Hachette, sortie le 5 septembre.
être un poncif social de plus si l’auteur, Critique littéraire auteur de Comment premier livre. L’auteur, connu comme un spécialis-
comédienne et metteur en scène, ne la la littérature agit-elle ? (1992) et univer- te des mondes virtuels (Du bon usage
faisait s’asseoir sur un banc et méditer la sitaire auteur d’une thèse sur Roger Minh TRAN HUY, La princesse et des jeux vidéo et autres aventures
chose une année durant. Vailland (1968), Michel Picard pour son le pêcheur, éd. Actes Sud, sortie le virtuelles, Hachette, 2003), met son
premier roman ne perd rien de son enga- 17 août. savoir au service d’une trame roma-
gement. Il se passe dans une petite ville La jeune rédactrice en chef adjointe nesque. C’est l’histoire de la dérive d’un
Florence NOIVILLE, La donation, des Ardennes et met en scène un couple, du Magazine littéraire donne ici son jeune professeur d’histoire de l’art qui,
éd. Stock, sortie le 21 août. l’homme contremaître dans un atelier premier roman. La narratrice est une entrant dans le plus grand monde
L’auteur, journaliste au Monde, s’est d’outillage, la femme gérante d’une Vietnamienne née en France qui lui virtuel : New World Ecstasy (NWE), est
déjà signalée chez Stock par un essai blanchisserie. Lui, l’usine le licencie ; ressemble étrangement : enfant unique d’emblée fasciné par la beauté plastique
biographique sur Isaac B. Singer elle, elle prend sa retraite. Leur nouvelle protégée du monde par ses lectures et de Shell, l’avatar d’un internaute. Adieu
(2003), ouvrage primé. Tout commence vie quotidienne est décrite au micro- grandissant en bonne élève choyée de vie de famille, adieu carrière universitai-
par un monologue intérieur – écrire, ne scope. L’un installe un nouveau poste de ses parents. Puis elle rencontre un jeune re, il lance à son tour son avatar dans le
pas écrire, comment écrire à ses parents télé, l’autre fait et refait le ménage. Vietnamien réfugié. Elle veut tout lui réseau : Faust.

Et les romans qui suivent


Wang ANYI, Amour dans une peti- mique suscitée par son premier roman Marcus, que la bonne société retiendra est un flash-back sur l’histoire des
te ville, éd. Philippe Picquier, trad. du (Jupiter, trad. G.-A. Goldschmidt, comme le coupable idéal du meurtre de banlieues, des rockers jambon beurre
chinois par Yvonne André, sortie le Verdier, 2004). Le ton de Quarante ses deux maîtres. Le narrateur est un aux rappeurs en capuche, pour sa
27 août. jours est volontiers parodique. Gros clin écrivain engagé par l’avocat de ce première partie. Bob est alors en prison
Philippe Picquier nous avait déjà fait d’œil à Noé et l’épisode du déluge dans dernier. et revient sur son passé. À sa sortie, son
connaître de cet auteur : Le chant des ce roman où une ville allemande d’au- charme fait de lui la coqueluche d’une
regrets éternels. Il fait paraître mainte- jourd’hui est confrontée à la guerre et à Mark SLOUKA, Le monde visible, bourgeoise du sixième. Elle le voit en
nant le premier volume d’une trilogie l’apocalypse. Dans ce chaos, Jan Jonas éd. Grasset, trad. de l’anglais (États- bad boy quand lui se voit cadre moyen
sortie en Chine à la fin des années 80 se considère comme un sauveur. Unis) par Dominique Letellier. s’acquittant de ses impôts.
dans le plus grand scandale. C’est le L’auteur, en guise d’épreuve messia- Il y a quatre ans Grasset avait publié
récit des corps de deux jeunes danseurs nique, le fait se noyer dans une série de le premier roman, Deux, de ce profes- Vincent DELECROIX, La chaus-
qui s’aimantent. Essaient de lutter mais clichés allant du conte de fées au film seur à Columbia. Ce fils de réfugiés sure sur le toit, éd. Gallimard, sortie le
se désirent trop. Alors qu’il s’agit de érotique et du polar au picaresque. tchèques, lui-même né à New York, 30 août.
deux adolescents que tout retient à la raconte l’épopée de ces réfugiés. Enseignant de philosophie, l’auteur
discrétion dans leur petite ville. Iain LEVISON, Une canaille et Résistant à Hitler, ils sont allés jusqu’à se paie de questions propres à sa disci-
demie, éd. Liana Levi, trad. de l’anglais assassiner le 28 mai 1942 son succes- pline : « Qu’est-ce qu’une chaussure
Szusza BANK, L’été le plus chaud, (États-Unis) par Fanchita Gonzalez, seur pressenti, Reinhardt Heydrich. peut bien faire dans un endroit pareil ?
éd. Christian Bourgois, trad. de l’alle- sortie le 30 août. Et qu’est-ce que cela signifie ? ». Il y
mand par Olivier Mannoni, sortie le Il y a Elias, un professeur ambitieux Magdalena TULLI, Le défaut, éd. répond avec un rire enjoué de professeur
30 août. et peu refoulé sur son goût pour les filles Stock, trad. du polonais par Charles : « Les divers témoignages que je livre
Ce n’est pas vraiment son deuxième nubiles et le IIIe Reich. Il y a Dixon, un Zaremba, coll. « La Cosmopolite », ici ne paraissent pas tous concordants,
livre, mais en français oui après le bon repris de justice dont les aspirations se sortie le 21 août. mais on verra qu’il y a en définitive une
accueil qu’elle avait reçu il y a trois ans limitent à quelques lopins de terre au fin Cette traductrice de Proust et de explication ».
pour Le nageur. Celui-ci est une suite de fond de la cambrousse. Des circonstan- Calvino en polonais en est en fait à son
nouvelles hantées par la thématique de ces malheureuses – tout simplement le quatrième ouvrage. On ne la connaît en Jacques DURAND, Rafael le
la séparation et qu’importe où dans le hasard – les contraignent à faire équipe. France qu’à travers son second roman : Chauve, éd. Verdier, sortie le 30 août.
monde, de l’Europe à l’Amérique, de Dans le rouge (Pauvert, 2001). Ceux qui lisent la page sportive de
l’Australie au Canada. Cet ensemble Christine LEUNENS, Le ciel en L’ensemble de son œuvre existe déjà en Libération connaissent le style flam-
constitue, selon la critique allemande, cage, éd. Philippe Rey, trad. de l’anglais allemand, anglais et tchèque. « Le boyant avec lequel Jacques Durand
« une phénoménologie des adieux ». (États-Unis) par Bernard Turle, sortie le malheur est plus facile à admettre quand enveloppe ses chroniques tauroma-
23 août. il est incompréhensible ». chiques. Il se sert ici de son style pour
Piotr BEDNARSKI, Un goût de sel, Cette scénariste américaine, après un épouser au mieux la vie de Rafael el
éd. Autrement, trad. du polonais par premier roman traduit dans une dizaine William T. VOLLMANN, Central Gallo : « un fervent de la dislocation, un
Jacques Burko, sortie le 27 septembre. de langues (et bientôt en français), Europe, éd. Actes Sud, trad. de l’anglais hardi du sauve-qui-peut ».
Trois ans après Les neiges bleues propose à la première personne l’histoire (Etats-Unis) par Claro, sortie le
paru chez le même éditeur, on retrouve d’un jeune Autrichien (23 ans en 1940) 3 septembre. Françoise GRAUBY, Les îles, récits,
Petia qui a survécu à l’exil sibérien et à que le Führer enfièvre. Quand il découv- Peintre, photographe et romancier, éd. Maurice Nadeau, sortie en août.
la mort de ses parents. À vingt-cinq ans, re que ses parents cachent une jeune W. T. Vollmann a à son actif une quin- Il y a trois ans, Maurice Nadeau
il s’engage sur les chalutiers croisant de Juive dans le grenier, loin de la dénoncer, zaine de livres. Ce nouveau livre traver- publiait Un cheval piaffe en moi de cette
la Baltique à la mer du Nord. Expérience il entreprend d’exercer sur elle un se l’Europe à partir d’une trentaine de professeur de littérature française en
qui s’avère aussi dure que la première. contrôle aussi pervers que passionné. récits, tous racontant autour de figures Australie. Le peintre qui, ne se canton-
emblématiques (Chostakovitch, Roman nant pas aux natures mortes, veut mettre
John BERENDT, La cité des anges Pedro MAIRAL, L’intempérie, éd. Karmen, Elena Konstantinouskaia) les de la vie dans ses toiles n’a qu’une seule
déchus, éd. de l’Archipel, trad. de l’an- Rivages, trad. de l’espagnol (Argentine) chemins de la création quand on est en chose à faire : voyager avec son cheva-
glais (États-Unis), sortie le 3 octobre. par Denise Laroutis, sortie le 5 septemb- proie à la dictature, qu’elle soit nazie ou let. Telle fut la vocation de la présente
L’auteur, un Américain de 68 ans, n’a re. soviétique. héroïne, une jeune fille de vingt-trois
eu qu’un seul ouvrage traduit en France, Une intempérie contraint bien des ans qui partit avec ses couleurs en
Minuit dans le jardin du bien et du mal, Argentins à venir se réfugier à Buenos Maurice AUDEBERT, Tombeau de Nouvelle-Calédonie. La vie, la couleur,
le premier qu’il écrivit, rendu célèbre Aires. Bien sûr, c’est une métaphore et Greta G., sortie le 17 août aux éd. Actes il y en eut plus qu’elle n’en voulait.
par l’adaptation cinématographique de l’auteur de Une nuit avec Sabrina Love Sud. C’était en 1984, la guerre civile éclata.
Clint Eastwood. L’action de son dernier la suit d’un bout à l’autre à la manière de Il y a trois ans Maurice Audebert Six récits construits comme six tableaux
roman se passe en 1996 à Venise. Gabriel Garcia Marquez. faisait paraître chez Buchet-Chastel son impressionnistes.
L’incendie qui a détruit le plus célèbre premier roman : Heureux qui comme
opéra de la Cité des Doges sert de Albert SANCHEZ PINOL, Ulysse. À quatre-vingt-trois ans, il nous Charif MAJDALANI, Caravan-
prétexte à une fausse enquête policière. Pandore au Congo, éd. Actes Sud, trad. revient avec l’histoire d’une actrice sérail, éd. du Seuil, sortie en août.
Toute une radioscopie de Venise aujour- du catalan par Marianne Millon, sortie le mythique de Hollywood racontée par L’auteur de Histoire de la grande
d’hui nous est donnée : des poètes qui se 3 septembre. celui que fut son compagnon pendant maison paru chez le même éditeur en
suicident, des Américains qui investis- Son premier roman, La Peau froide, dix ans, un linguiste viennois que les 2005 continue à explorer le roman histo-
sent dans la pierre des Palazzi, des pein- connut il y a trois ans un large succès hasards de la Grande Guerre ont amené rique et l’Orient moderne. C’est l’histoi-
tres qui donnent dans la provocation et dans une trentaine de langues. à pratiquer la photographie leste. Drôle re de Samuel Ayyad tel qu’un colonel
des fondations privées dans le mécénat. Décidément, cet anthropologue de de narrateur pour « la Divine » ! anglais assez peu conventionnel le méta-
formation se spécialise dans les histoires morphose de courtier libanais en aventu-
Thomas JONIGK, Quarante jours, d’expéditions. Avant la Grande Guerre, Mouss BENIA, Chiens de la casse, rier croisant le chemin de Lawrence
éd. Verdier, trad. de l’allemand par les deux fils du duc de Craver partent éd. Hachette, sortie le 5 septembre. d’Arabie.
Bernard Banoun, sortie le 6 septembre. pour se faire chercheurs d’or au Congo. Après un premier roman au Seuil
On se souvient encore de la polé- Leur accompagnateur est un gitan, (Panne de sens, 2003), ce second roman SUITE P. 30 

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EN PREMIER

Le rêve et les mots


s’emparent de l’amour
Prague, été 1923. Depuis un an la famille Efron est enfin réunie. Serguéï Efron,
Marina Tsvétaeva et leur fille Ariadna (Alia) habitent aux environs de Prague, à Horni
Mokropsy.

CHRISTIAN MOUZE

MARINA TSVÉTAEVA sportive) et de Mour (Guéorgui, le fils de puis, durant la guerre, participe en France à
LETTRES DE LA MONTAGNE Marina et de Serguéï, né en 1925 à Paris). la Résistance et sera déporté en Allemagne
& LETTRES DE LA FIN Mour est devant les deux hommes, entre (1943). En 1960, il fait parvenir à Ariadna
trad. du russe par Nicolas Struve eux comme un point de jonction. Le bras de les lettres que lui a adressées Marina ainsi
Clémence Hiver éd., 186 p., 17 euros Serguéï s’allonge contre le cou et la joue de que les livres et recueils qu’elle lui a dédi-
Mour, et la main s’appuie sur le cœur de cacés. En 1930, année de la photo, Marina
l’enfant. Les mains de Rodzévitch tiennent s’est déjà aliénée l’émigration russe.
Mour par les épaules. Elles les enveloppent. Konstantin Rodzévitch n’est plus qu’un

S
Le lien des deux adultes ne fait pas de ami, surtout depuis l’année de son mariage
erguéï est un ancien volontaire de l’ar- doute. Il est amical et politique. Ils militent (1926), à propos duquel Marina le compli-
mée blanche défaite. Marina et sa fille, ensemble dans le mouvement Eurasien qui mente à sa façon : « Soyez heureux – si ce
sans nouvelles de lui pendant la guerre
civile, l’ont retrouvé à Berlin (1922). Le
1er août 1922 ils arrivent tous les trois en
Tchécoslovaquie. Les soucis domestiques
ne manquent pas. Entre autres, il faut
songer à l’éducation d’Alia. Et à des
subsides pour vivre. Grâce à une bourse du
gouvernement tchèque, Serguéï Efron peut
s’inscrire en philologie à l’université
Charles de Prague. Il y rencontre un ancien
combattant rouge, ex-prisonnier des Blancs
qui l’ont entraîné dans leur retraite,

Un amour fou
commence

Konstantin Rodzévitch (1895-1988) inscrit,


lui, en droit. Les deux jeunes gens se lient
d’amitié. Rodzévitch habite aussi près de
Prague, sur la route même qui conduit à
Mokropsy. Le 27 août 1923, Marina écrit à
Alexandre Bakhrakh (un critique avec
lequel elle entretenait une correspondance
plus ou moins amoureuse, suite à une recen-
sion de celui-ci à propos du recueil de
Tsvétaeva, Métier, paru à Berlin en février
1923) : « J’étais (hier !) au bord d’un autre
homme : à ses lèvres – tout simplememt. »
Ces lèvres sont Konstantin Rodzévitch. Un
amour fou commence. Un météore, comme
toujours chez Marina. Fin août – les lèvres. MARIE TSVÉTAEVA, PRAGUE 1923-1924
Début décembre – la rupture. Mais encore
une fois et toujours chez Marina, la queue
de la comète n’en finit pas. Rodzévitch met en avant une spécificité russe entre n’est de votre épouse, que ce soit de Paris,
demeure un familier du couple dans leurs Orient et Occident. Ils militeront dans la de l’été et – je le dis sincèrement – de mon
pérégrinations d’exil, notamment en France même branche pro-soviétique après la scis- amitié qui vaut bien mon amour. »
(Meudon, la Vendée, le Midi, les Alpes). sion du mouvement (1931), et dans l’Union Qui fut vraiment Konstantin Rodzévitch
Une photo de 1930 (in Marina Tsvétaeva, pour le retour en URSS. Tandis qu’Efron et que fut Marina pour lui ? De l’aveu de
Œuvres en deux volumes, Moscou 1988) le s’égare gravement du côté des services celui-ci (dans des conversations tenues bien
montre en compagnie de Serguéï (tous deux secrets soviétiques, Rodzévitch s’engage en
habillés de façon un peu semblablement Espagne dans les Brigades internationales SUITE

5
EN PREMIER SUITE TSVÉTAEVA/MOUZE

après la guerre), en 1923 il ne s’intéressait pas des souvenirs à peu près viables qu’elle Elle écrit ceci juste après la rupture. En fait
aucunement à la poésie de Marina. Tout garderait dans les cadres de ses poèmes. Sa elle n’a jamais eu d’autre vie que celle
juste un peu à celle de Goumilev, pour son poésie vit et ne veut pas se souvenir : elle d’écrire, et écrire pour elle c’est écrire-
aspect condottiere. Ariadna lui rendit veut être. Avec l’aimé. Lui, de son côté, aimer. Non pas le mot en tant que pont,
justice, lui reconnaissant de l’allure et du veut bien, sans plus. Elle, veut plus, sans franchissement de soi vers l’autre, mais
charme, ce côté XVIIIe siècle qui « avait égard au bien. « ... il n’y a rien en moi de transport et exaltation de soi dans l’autre. «
mobilisé l’imagination de Marina ». vivant, sinon la douleur ». L’autre est une Comme j’aimerais vous transmettre ces
Serguéï Efron ne voyait en lui qu’un « petit proie pour son verbe, et elle-même est une deux passions : les vers, les éléments ! »
Casanova » de passage, mais passagers – proie. Lettres et poèmes ont chez elle la Mais elle ne peut pas transmettre parce
Efron alors le prédit – ne seront pas les même écriture hachée toute de volonté, de qu’elle ne peut qu’entièrement se transmet-
dégâts. Rodzévitch veut une conquête. lutte, d’effort, de force, de violence dont la tre. Toute. A l’exclusion de tout. La force du
Tsvétaeva veut vivre et écrire l’amour. doublure intérieure n’est, sous certain verbe qui l’habite engendre la force de
« ...pour la première fois, peut-être, je angle, qu’une faiblesse. « Comme poète – je l’amour. Elle a beau écrire : « Il y a quelque
cherche le bonheur et non la perte ». « ...tu n’ai besoin de personne (...) comme femme chose de plus grand que les mots », seuls
me rends telle que je n’ai jamais voulu c’est-à-dire créature trouble, j’ai besoin ses mots peuvent le dire et le faire connaître.
être : HEUREUSE ! » Elle lui envoie des d’une volonté, de la volonté d’un autre pour Elle a beau écrire : « la vie ne se décide pas
poèmes, lui demande de la lire et de moi – meilleure. » Elle a besoin de clarté et par écrit », par écrit elle décide toujours de
l’aimer. Il ne la lit pas, se tourne vers une ne porte en soi que l’éclair d’une fissure. l’amour. Enfermée en elle-même (« Je ne
autre, ils se sont tout de même un temps Mais l’amour fait la force de sa poésie : ce m’aime pas. »), pour autant elle n’est pas
aimés. Pour elle, le temps d’écrire et de seront Le Poème de la montagne et Le privée d’une expérience profonde de l’autre
créer l’amour. Car elle ne se donne pas. Poème de la fin, inspirés par l’épisode parce que c’est aussi celle de soi : « se
Elle prend. « ... je veux prendre et non Rodzévitch. L’orientation même de l’écrit- rencontrer est plus difficile que se sépa-
donner, être et non disparaître ! » Elle n’est ure de Tsvétaeva n’a-t-elle pas conduit à cet rer ! » Mais elle y mêle le rêve : dès la
qu’à la poésie, parce qu’elle n’est que amour et à d’autres ? Le sentiment chez elle première lettre, Rodzévitch devient sous sa
poésie, écriture. C’est ainsi qu’elle se fait jaillir le mot, le mot fait rejaillir le senti- plume Radzévitch, à cause de la famille
donne au monde, à le recevoir dans les ment. Son âme est embrasée de mots. princière Radziwill... Le rêve et les mots
mots, sans autre partage. L’autre est la pierre du briquet. Et c’est tout s’emparent de l’amour. Pour le meilleur et
« ...le non-hasard des mots en poésie » de même un autre auquel il faut se confron- le pire « J’ai toujours vécu non dans la
écrit-elle. Le non-hasard du mot amour chez ter. Elle n’admet pas le jeu, le calcul et catastrophe, mais dans une incessante
elle, parce qu’il appelle tout et tous les réclame de « l’authentique ». Elle cherche à tragédie » : elle ne s’est jamais mieux
mots. L’amour chez Tsvétaeva est engendré quitter une construction du cœur que ne suit définie. La catastrophe interrompt le temps
par les mots, le principe de son verbe est, au aucune construction pratique. « JE N’EN et le langage. La tragédie les déroule.
départ, amour. Elan. « j’avais une envie PEUX PLUS de vous voir dans les cafés ! »
folle de vous embrasser » : c’est dans la Deux moi sans toi. Cela devient impossible.
première phrase de la première lettre. Elle Elle s’arrache de lui. Et garde son amour Il n’est pas vain de signaler l’édition
se lance en avant, elle se brise, elle rassem- pour les mots. « Je vis de rêves sur vous et soignée de ces Lettres et le remarquable
ble les morceaux et en fait des mots vivants, de vers pour vous, je n’ai pas d’autre vie. » travail de traduction de Nicolas Struve.

Lettre de Tsvétaeva
27 août 1923 Admirez à présent le jeu du hasard : un mois
entier – jour pour jour ou presque – je me suis
Très cher Radzévitch, tue : j’ai vécu lèvres et dents serrées, et fallait-
il que le dernier jour, à la dernière heure...
Hier, sur la grand-route, sous la lune, vous Quelque chose m’a projetée vers vous. Vous
quittant, tenant votre main froide (NB ! froide avez été sage et bon, écoutant comme un vieil
de faim !) dans la mienne, j’avais une envie homme, souriant comme un jeune. J’éprouve à
folle de vous embrasser, et si je ne l’ai pas fait votre égard, pour cette soirée, une énorme
c’est uniquement parce que la lune était trop tendresse, une reconnaissance éternelle.
grande – trop grande ! Maintenant, Radzévitch, une demande :
Mon cher ami, ami inattendu ni désiré ni lorsque votre âme connaîtra son heure la plus
prévu, cher être étranger devenu mon proche à âpre, la plus sans issue – venez à moi. Que
jamais, hier, rentrant à la maison sous la lune cela ne blesse pas votre orgueil masculin, je
(le chemin volait sous mes pas, la lune - par- sais que vous êtes fort – et COMMENT ! –
dessus mon épaule), je pensais – « Gloire à mais toute force connaît son heure. Et juste-
Dieu, gloire à la sagesse des dieux, que ce ment à cette heure-là que, vous aimant, je ne
garçon adorable, dangereux, étranger – je ne vous souhaite pas et que, vous aimant – je
l’aime pas ! Si je l’avais aimé, je ne me serais vous souhaite néanmoins, qui – que je vous la
pas arrachée à lui. Je ne suis pas une joueuse, souhaite ou non - néanmoins viendra – à cette
ma mise – c’est mon âme* ! heure, où que vous soyez et quoi qu’il se passe
– et je l’aurais sur-le-champ perdue. Qu’il alors dans ma vie – faites signe : je répondrai.
en aime d’autres – toutes ! – et moi aussi –
d’autres – des nuées d’autres ! – ainsi, aux Ce n’est pas du pathos, juste mes senti-
heures les plus riches de son âme – est-il mien ments – toujours PLUS GRANDS que mes
à jamais... » mots.
– Et j’ai pensé beaucoup d’autres choses Ne glissez pas cette lettre dans un livre,
encore. comme celles de vos amies allemandes, ne
serait-ce que parce qu’elle est moins convain-
Radzévitch, une lettre ce matin – en exprès. cante que les leurs.
Vous la lirez quand vous viendrez. Je suis Pour l’instant – je serre votre main et je
profondément-heureuse, pour la première fois vous attends, comme convenu.
depuis un mois, je respire. (Non, hier, sous la MT.
grande lune, votre main dans la mienne, je * Les autres misent – l’âme d’autrui,
respirais aussi, bien que... moins calmement !) KONSTANTIN RODZÉVITCH comme à la roulette – l’argent d’autrui !

6
ROMANS, RÉCITS

En plusieurs personnes
Claude Ollier parcourt sa neuvième décennie. En écrivant ce livre, il semble
avoir eu le dessein d’embrasser sa vie – passé, présent, futur – dans une sorte de
balayage où métaphores et fiction le mettent en scène.

AGNÈS VAQUIN

CLAUDE OLLIER une forêt maudite. » Ils étaient l’ange et la son corps. Il atteint enfin une contrée para-
WERT ET LA VIE SANS FIN bête, c’était le bon temps des tueurs de disiaque bercée par la mer originelle. Ici, l’on
P.O.L éd., 224 p., 15 euros monstres, Héraclès ou Thésée, Siegfried vit dans des grottes. Une communauté des
peut-être, « une putain (...) cachée dans les premiers âges s’active dans les parages. Des
feuilles ». enfants charmants jouent avec des oiseaux.
L’autre volet du diptyque – s’agissait-il de Le Maître Xian l’attendait : « Combien de

S
prendre du champ ? – se déroule à la temps crois-tu qu’a duré ton voyage ? / Dix
on narrateur tient cette vie bien en mains. troisième personne. Wert est sorti du lieu jours, Maître, quinze peut-être. / Un an ! lais-
Il en écrit le récit mythologique sur l’or- d’écriture pénitentiaire. Il fait le récit d’un sera tomber Xian le Sage, et une rapide
dre d’un premier Maître. Wert, c’est lui : « voyage initiatique qu’il entreprend vers traînée nuageuse refluera d’un coup,
Welt, disaient certains, d’autres Werk, inad- « l’au-delà de l’est extrême ». Il sait fort bien enveloppera corps et esprit du voyageur,
vertance ou confusion, Wert est mon nom. » où il va : « Retrouvé le repère, les choses noiera ses certitudes, ses repères, le sol de
Les germanistes comprendront que le mot prennent place à nouveau et l’objet de sa son savoir, son entendement. »
désigne sans doute l’œuvre et l’importance quête, l’homme là-bas qui a forcé les bornes Ce Xian est un curieux personnage, une
qu’il y a lieu de lui accorder. Quand Wert se de la vie, c’est ce qu’on lui a dit du moins, sorte de bonze. Le crâne rasé, vêtu de blanc,
tourne vers son passé, il se suscite une enseigné à l’école. » Le paysage prend toute il pratique sa « gymnastique ». Rappelons, à
manière de sosie : « Würst, disaient certains, son importance. Le décor métaphorique tout hasard, que le mot est absolument
d’autres Wolf, inadvertance ou confusion, évolue. Un col d’accès très difficile est à proscrit par tous ceux qui s’adonnent au yoga
Wild était son nom. » Wild, ce loup, ce franchir entre deux pics. « Le survivant des ou aux arts martiaux. Associé à un
sauvage, était un aventurier, un baroudeur. prouesses épiques » doit affronter un dernier mystérieux « breuvage », l’enseignement de
Quant à l’avenir, il prend la figure d’un autre monstre, un scorpion qui le pique et traverse Xian est censé rajeunir Wert et faire de lui un
Maître, un Sage oriental nommé Xian, qui homme nouveau : « Bois à petites gorgées, ça
attend Wert au bout de sa route. Wert doit-il te revigorera, tu es solide, tu n’as que la
ainsi servir deux Maîtres ? Le second est-il trentaine après tout. » Wert doit désormais
un avatar du premier ? Wert n’est-il pas lui- lâcher prise, se laisser glisser dans le grand
même l’un et l’autre ? Au lecteur de décider tout et oublier qu’il existe pour entrer dans
où se situent les impératifs du « scribe de « la vie sans fin » conférée par l’écriture. Le
métier ». texte s’achève sur un jeu de gamin : il
s’amuse à lancer des pierres, comme dans
son rêve prémonitoire.
Claude Ollier a voulu donner à ce texte un
Le bon temps
agencement assez particulier. Chaque phrase

des tueurs de monstres


Une sorte
Ce livre s’organise donc en deux parties
de rythme marin
sensiblement équilibrées. Sur une page
blanche, deux mots introduisent la première :
« Retrait / - l’image. » La seconde débute en
écho : « Élan / - le lieu. » Wert s’exprime est isolée de la suivante par un blanc corres-
d’abord à la première personne. Il est pondant à un ou plusieurs interlignes. Le
consigné, « tête assaillie de mots dans le lecteur subit le léger ressac lié à ces blancs et
noir », dans une vaste architecture nue, se plie à une sorte de rythme marin dans sa
enténébrée, cauchemardesque. Il y fait lecture. D’autres pratiques interviennent : le
d’ailleurs un rêve prémonitoire. Il y occupe second terme de la négation est parfois omis :
successivement deux « bureaux », le second « Écrire sous l’émotion ne vaut, j’avais le
soumis à des intermittences lumineuses temps de la laisser s’éteindre et la recompo-
contraignantes. Il entend des pas dans le ser, aussi vive et libre de tout présent, à
labyrinthe des couloirs. Le Maître est là qui volonté de lecture. » Dans le même ordre de
apparaît parfois sans manifester d’agressi- pratiques, la suppression des articles. Wert ou
vité, attendant de Wert qu’il accomplisse sa la vie sans fin n’est pas écrit en versets, ce
tâche. Celui-ci, pour reprendre une formule n’est pas un poème, c’est un texte dont les
beckettienne, doit dire « comment c’était » rythmes et la musique sont ceux d’une voix
avec Wild. Ces deux-là ont guerroyé ensem- intérieure.
ble et sous divers climats. Ils se sont affron- Si l’on ne garde pas l’esprit obstinément
tés en une lutte fratricide suivie d’une récon- fixé sur Claude Ollier, sa vie, son œuvre, son
ci-liation fusionnelle dans la bonne tradition énigme existentielle, sur un Claude Ollier
épique : « Se redressant et s’écartant un peu, tout à la fois Wild, Wert et Xian et les autres,
surpris, de ma vaillance sans doute, moins on se sentira quelque peu désemparé :
surpris que moi le lettré, le libertin se payant « Acteur autant que témoin bien sûr, toute sa
de mots et de frasques, érudit rompu à vie tiendrait dans l’entre-deux de ces
d’autres joutes, pas à celles impromptu dans CLAUDE OLLIER termes. »

7
ROMANS, RÉCITS

Le pouvoir de la fable
Rien ne va plus pour le Pasteur Huuskonen, héros du dernier roman de
Paasilinna. Dernier ou presque, puisqu’il a paru en Finlande en 1995, ce qui n’est pas
sans effet comme on le verra. Mais revenons aux tourments du pasteur, qui n’ont rien
de bien étonnant.

NORBERT CZARNY

ARTO PAASILINNA s’installera finalement près du cercle polaire, quand les deux personnages se retrouvent aux
LE BESTIAL SERVITEUR loin de la civilisation. îles Solovki de sinistre mémoire. Là se trou-
DU PASTEUR HUUSKONEN On retrouve avec une délectation non vait le cœur du Goulag, dès les années vingt.
trad. du finnois par Anne Colin du Terrail dissimulée l’univers de Paasilinna, et sa Le roman écrit peu après la chute du Mur
Denoël éd., 318 p., 20 euros façon de raconter, d’emprunter d’abord des témoigne de la découverte de cet univers
chemins de traverse pour en arriver au cœur
et ramener son lecteur où il le veut. L’entrée
des ours dans l’histoire, la rencontre entre
l’ourson et le pasteur, sont des exemples de Le rire se fait
cet art. Tout se produit par ricochets, sans que
grinçant
N
le lien apparaisse au premier regard. Et il en
otre homme d’église œuvre dans la va ainsi tout au long du roman. L’apparente
communauté de Nummenpää, bourgade incongruité des faits, les surprises ou inven-
au cœur du pays des mille lacs. Il est marié et tions délirantes prennent sens, sans jamais
ses enfants ont depuis longtemps quitté la cesser de nous amuser. L’histoire du malheu- glacé et terrifiant. Le rire se fait grinçant ; les
maison. Il s’ennuie un peu, et sa foi vacille : chapitres russes évoquent ce monde enfoui,
il est de plus en plus persuadé que d’autres dans lequel règnent pauvreté et désolation. Il
mondes existent, ce qui, au regard du dogme y a chez Paasilinna une dimension mélanco-
luthérien n’est pas trop bien vu. Sa lecture lique, assez marquée dans Le meunier
très personnelle des Évangiles a de quoi trou- hurlant, que l’on retrouve ici. Mais le passé
bler les chefs de son église à Helsinki autant n’est pas seul à surgir comme tragédie ou
que ses ouailles. Se demander ce que Jésus menace. Une rencontre oecuménique à La
aurait fait s’il avait dirigé le parti communis- Valette tourne au pugilat : des prêtres de
te finlandais, notamment à l’époque de la toutes obédiences se rencontrent pour parler
guerre contre les Soviétiques, n’est pas du de paix, et malgré les efforts du pasteur et de
goût de tous les paroissiens. son compagnon pour les ramener à la raison,
ils se disputent ou se battent comme dans les
contes de Voltaire, et comme dans une réalité
quotidienne qui au Proche Orient et ailleurs,
La mort n’a rien de fictive. En 1995, ce retour en
force des fanatismes n’avait encore rien de
d’une ourse remarquable.
La rencontre entre l’homme et l’ours, le
périple qui les mène à travers l’Europe
rappellent bien sûr Le lièvre de Vatanen, qui
Un incident transforme sa vie : la mort a rendu Paasilinna célèbre en France et
d’une ourse sur une ligne à haute tension ailleurs, enrichit le bestiaire de l’écrivain,
(nous laisserons au lecteur le soin ou le plai- mais donne aussi toute sa puissance à la
sir de découvrir comment et pourquoi) lais- fable. Dans le monde que décrit le romancier,
sant un orphelin, va tout changer. On offre en l’animal initie l’homme, lui ouvre des portes
effet le jeune animal au pasteur, ce qui qu’il croyait fermées, notamment vers le
incommode son épouse, entraîne une sépara- bonheur. Sans l’ourson, rien ne se serait
tion du couple aussi légitime qu’usé, et produit, et, par exemple, l’hibernation
comme souvent dans les romans de conjointe de l’animal, de son éthologue
Paasilinna, une odyssée qui équivaut à observatrice, et du pasteur qui trouve auprès
formation. de Sonia un réconfort certain. Mais l’amitié
On suit nos deux personnages à travers les entre le pasteur et son ours est aussi source
paysages du Grand Nord puis dans la Russie d’un bonheur simple et fort. On songe là aux
tout juste sortie du communisme, aux îles duos fameux qui prennent la route, devisent
Solovki, avant que le pasteur et Belzeb, ou rêvent, à travers la littérature mondiale.
ourson qui, grandissant et surtout grossissant, L’ours sert de révélateur : il est l’animal
gagnera son nom complet de Belzébuth, ne se ARTO PAASILINNA évolué (il semble que l’intelligence des plan-
retrouvent en Méditerranée, à Malte, puis en tigrades rejoigne celle des humains) et par
Angleterre. Avec eux, deux femmes, une moments le reflet de l’homme. Elevé comme
éthologue finlandaise prénommée Sonia et reux Sinkonnen, représentant en sauna égaré une bête de cirque, il devient homme à son
Tania, militaire russe du bureau des transmis- à Malte en serait la parfaite illustration. Mais tour, apprenant les gestes et les mimiques les
sions, amours nouvelles, et un jour, durables, chacun sait, en fait, que vendre des saunas plus communs. Ses manières de dévôt ne
avec Sonia. Quant à Belzeb, éduqué comme dans cette région d’Europe est tout à fait surprennent plus, et dans un monde rempli de
un maître d’hôtel émérite, il apprend à repas- banal. Les réfugiés bosniaques sont en quête prêcheurs délirants, de mystiques enflammés
ser les vêtements, à servir à table ou cuisiner, de refuge de ce type. Pas plus étonnant que le ou de Tartuffe prêts à tout, Belzebuth n’est
avant de tomber en dévotion et de se livrer à lancer de javelot à la verticale dont les pas l’être le plus caricatural.
des démonstrations de foi pour accompagner Finlandais sont les initiateurs et les cham- On se délecte de cet apologue bien mené, à
les prêches de son maître lors de croisières pions. tous les degrés : plaisir rare du sourire, ou
touristiques. Notre pasteur, pas vraiment seul, Le voyage prend une autre dimension réflexion modeste et précieuse.

8
ROMANS, RÉCITS

Javier Marias
ou la littérature en autarcie
Dans ses romans les plus récents, ceux de la trilogie Ton visage demain,(1)
Javier Marías ne raconte pas à proprement parler une histoire. Il poursuit une étrange
aventure littéraire commencée avec Fièvre et lance et poursuivie avec Danse et rêve,
le dernier récit publié en français.

JEAN-PIERRE RESSOT

JAVIER MARIAS La matière du roman ne pouvait pas ne pas l’ambivalence du discours de Marías, à la
TON VISAGE DEMAIN déterminer un discours narratif particulier qui fois analyse et récit, et souvent davantage
II. Danse et rêve fait l’originalité profonde des récits de analyse que récit.
trad. de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu Marías. Ce discours à la première personne, Et puis tout à coup, c’est le Marías flam-
Gallimard éd., 360 p., 22 euros assumé par le protagoniste narrateur Jaime boyant qui trouve l’ouverture, surmonte les
Deza, se signale par des phrases longues, tâtonnements et part dans un délire qui veut
parfois très longues, savantes, voire sophis- prendre la forme d’une révélation:
tiquées et alambiquées, permettant une obser- « [...] Il y a toujours un futur, il en reste

JMarías,
vation extrêmement pénétrante, jusqu’au toujours, un peu plus, une minute, la lance,
aime Deza a l’art de pénétrer l’esprit des pointillisme, des situations ou des person- une seconde, la fièvre, et une autre seconde,
individus. C’est là une obsession de nages évoqués. Cette sophistication de la
née d’un complexe ou d’une frustra- prose entraîne le plus souvent une dilatation
tion face à une impuissance déjá exprimée maximale du temps (quelques secondes de
longuement dans le titre général de la trilo- fiction rapportées en plusieurs pages, en Le temps
gie : Ton visage demain. On peut lire en effet
ce titre elliptique et énigmatique comme une
plusieurs minutes de lecture), produisant une
sorte d’« effet microscope », lui-même interminable
phrase inachevée exprimant la peur, l’an- augmenté par l’usage fréquent de la prétéri-
goisse face aux inévitables ravages du temps. tion. Le tout marqué de temps à autre par un
Si au premier abord Danse et rêve peut humour latent, que le narrateur n’abandonne le rêve – la lance, une seconde, la fièvre et
sembler un instant construit sur un projet que très rarement. Dans cette atmosphère on une autre seconde, le rêve – la lance, la
narratif précis, on comprend assez vite qu’il ne peut plus égocentrique, la voix narrative fièvre, ma douleur et ma parole, le poison, le
s’agit de tout autre chose. Certes le person- s’écoute parler et parfois le texte se nourrit un rêve –, et aussi le temps interminable qui ne
nage de Deza, protagoniste narrateur, s’ap- peu trop de lui-même, à la recherche tâton- titube même pas ni ne ralentit le pas après
plique à évoquer le groupe d’espions profes- nante d’une ouverture dans l’attente de la notre fin, et continue à ajouter et à parler, à
sionnels auquel il appartient et qui devrait relance de l’inspiration. C’est peut-être dû à murmurer et à enquêter et à diffamer, à
donner au roman l’essentiel de sa matière. raconter même si nous n’entendons plus ni ne
Mais nous ne saurons jamais vraiment qui ils répondons, même si nous nous sommes tus.
espionnent, et pourquoi. De toute façon, on Se taire, se taire. C’est la grande aspiration
ne saura rien non plus, ou presque rien, des que personne ne remplit. Personne, après sa
résultats de leurs enquêtes. En réalité cette mort. »
matière narrative semble avoir de tout autres En fait, ces tâtonnements permanents de
fonctions : amener incidemment les réflex- Marías visent une expression littéraire qui
ions de tout ordre (psychologique, n’aurait de comptes à rendre à personne, qui
philosophique, moral, etc) qui sont la vérita- créerait son univers sans en référer à qui que
ble substance du roman, et atténuer précisé- ce soit ni à aucun genre narratif : en somme,
ment par la fantaisie ce que cette substance une littérature sans référent traditionnel, une
cérébrale peut avoir de rébarbatif pour le littérature en autarcie. Et de fait, comme c’est
lecteur. Ainsi, le milieu de l’espionnage sert à déjà le cas dans le premier volume (Fièvre et
poser la question du vrai et du faux. C’est lance) de la trilogie, il n’y a pas à proprement
aussi l’illustration d’une autre question parler d’intrigue dans ce roman, si ce n’est
implicitement posée tout au long du roman: quelques amorces superficielles qui n’ont
qu’est-ce que le réel ? Et c’est aussi une d’autre rôle que de donner au personnage
ouverture sur l’étrange, incarné (entre autres) narrateur, Jaime Deza, matière à son
dans les délires de Tupra, chef du groupe d’es- discours. Lequel est, pour l’essentiel, une
pions. réflexion sur la nature humaine, sur
Le roman trouve aussi des ressorts dans le l’étrangeté de nos rapports avec les autres,
problématique rapport du « je » avec ses dans un discours analytique que sa
prochains, ce qui n’aurait rien d’original si le profondeur mène parfois au non-sens ou,
phénomène ne prenait pas, sous la plume de pourquoi pas, à un langage ésotérique seul
Marías, un caractère exacerbé. L’écrivain est capable de répondre à nos interrogations et à
obsédé par notre ignorance de qui sont réelle- notre angoisse.
ment, profondément, les autres. Cette obses-
sion est fondamentale puisqu’elle nous 1. Ton visage demain. I. Fièvre et lance (Paris,
condamne à une angoissante solitude. Contre Gallimard, 2004) II. Danse et rêve (Ibid., 2007).
cette angoisse, une défense : l’humour, et L’édition originale en espagnol de ces deux
premiers tomes a eté publiée respectivement en
sans doute aussi ce que suggère le titre du 2002 et 2004. Selon l’écrivain, la troisième et
livre, Danse et rêve (sans vraiment les dernière partie de la trilogie, qui s’intitule Veneno,
donner), comme une attente, une promesse, Sombra y adiós (Poison, ombre et adieu), devrait
ou un pur rêve, en fait jamais réalisé. JAVIER MARIAS être publiée en septembre 2007.

9
ROMANS, RÉCITS

Un roman égyptien
Le petit Libraire Oustaz Ali est un « roman poétique » qu’Ahmed Rassim donna
par trois fois à l’éditeur : en 1942, 1943 et 1953. L’édition de 1943 fait date, augmen-
tant largement la première alors que la troisième n’est qu’un simple remaniement
précisant, voire levant le voile, sur une pensée ironique riche en antiphrases.

ÉRIC PHALIPPOU

AHMED RASSIM arabesques d’une mosquée et dire « à sa approche, car il avait, lui aussi, des haines de
LE JOURNAL blonde camarade qu’il était incapable d’ad- races et le mépris de lettrés ». Coptes et
D’UN PAUVRE FONCTIONNAIRE mirer l’art des hommes, quand Elle, l’œuvre musulmans, du moins leurs élites, ne
et autres textes de Dieu, vibrait à ses côtés ». Pouvoir le formaient plus qu’une seule horde ralliée à
Préface d’Andrée Chédid faire, l’écrire sans se voir convoquer : l’étendard des intérêts de l’Axe. Rassim,
Édition établie, annotée « – Vous avez associé, lui dit-on froidement, désabusé, notait en date du 29 mai 1941 dans
et présentée par Daniel Lançon des amours charnelles à des souvenirs son Journal d’un pauvre fonctionnaire : « Si
Denoël éd., 576 p., 25 euros islamiques... Or, cette attitude déplaisante à Moïse revenait un jour voir ce qui s’est
l’égard de Dieu ne peut être tolérée ». produit à Suez depuis son dernier passage, il
Le libraire rêve de moins de scribes ferait lui aussi un drôle de nez, j’en suis
employés au service de la censure et d’un certain ».

A
salaire plus décent aux ouvriers du livre. Dans ce climat antisémite, Rassim fidèle à
insi « une lettre de félicitations » dans Rêve qu’il paie de la perte de son emploi de ses muses – James et Mallarmé – laisse à
l’édition de 1943 devient dix ans après : correcteur sans cesser d’être le même vision- d’autres des dieux plus brillants : « Les
« un poème d’insultes ». De même naire dont se gaussent les braves gens. À sa arbres se tordent les branches pendant que
« nerveux » qu’il faut lire désormais : « un « plaidoirie poétique », seules « les jeunes nous lisons Nietzsche et écoutons Wagner ».
écrivain au cœur brisé ». Merci à Daniel femmes riaient comme des petites filles ». Il n’a pour seules armes que chanter l’amour
Lançon de mettre ici en miroir les deux « Faire de l’argent » revenait alors à hurler libre des bateliers du Nil. Un amour qui n’a
dernières éditions de ce texte fort de cent avec les loups : « un chien, que tenait le rien à voir avec les calculs d’épicier du
trente pages dans ce florilège qui oscille entre chauffeur d’une Packard, aboya à son commerçant voisin du libraire, un pharma-
poésies et journaux de l’écrivain francophone cien assez peu délicat pour vendre sa sœur
Ahmed Rassim. Georges Henein, Caïrote cadette « officiellement à un jeune major de
mieux connu, en goûtait la fantaisie. l’armée égyptienne ». Tout comme, pour
Pourquoi après son Journal d’un pauvre dépanner son beau-père ne sachant plus que
fonctionnaire et avant ceux d’« un peintre
raté » puis d’« un archiviste », Ahmed
Rassim a-t-il réuni anecdotes et aphorismes
pour les prêter à un « petit libraire » ? Ces Une satire
personnages partagent un point commun, leur
parfaite inadéquation au monde moderne.
courageuse
Tous sont aussi lunaires et profonds qu’un
Charlot levantin. Nul doute que le fond
intime de la personnalité d’Ahmed Rassim se faire d’un lot de tabac « acheté à un
commerçant grec » (car son sens de la spécu-
lation en période de marché noir avait comp-
té sans la mauvaise conservation du tabac),
Suez, 1943 ledit pharmacien en fait don « à l’armée
américaine pour le bien-être du soldat ».
une année décisive C’est beau, c’est émouvant et ça lui rapporte.
L’opération est simple : le beau-père est prêt
à s’en débarrasser à n’importe quel prix et
son gendre, magnanime, le lui prend pour une
trouvât là, bien que les événements politiques somme dérisoire, en fait don, obtient alors
l’eussent astreint à un sérieux plus en rapport une « lettre de remerciements de l’armée
avec sa fonction de Gouverneur de Suez de américaine » et court avec auprès des
1938 à 1944. Son petit libraire tient d’ailleurs douanes égyptiennes se faire rembourser les
boutique à Suez. intérêts perçus sur la première transaction,
1943 fut à Suez une année décisive après énormes, car en « en temps de guerre » il le
l’offensive du maréchal Rommel en mai faut, n’est-ce pas ?
1942 puis la contre-offensive alliée. En mai Une satire incroyable. Faite non a poste-
1943 l’Afrikakorps était vaincu non sans des riori mais sur le moment même. Avec un
bombardements qui ne laissèrent pas d’af- courage que des noms plus galvaudés n’ont
fecter l’Égypte. D’affecter aussi ce roman qui pas eu. En ces temps où le peplum complétait
transmue la guerre en parfum dérisoire. « La la panoplie du parfait petit fasciste, Naguib
petite politique le dégoûtait », est-il dit du Mahfouz abreuvait le marché de romans
libraire allergique aux slogans tels que ceux historiques à la gloire des pharaons. Ce n’est
que les Allemands déversaient sur les qu’une fois le conflit fini et son dénouement
colonies britanniques : émancipez-vous. connu que le futur prix Nobel se risqua à
« L’indépendance sociale du pays » était la aborder le sujet dans Zoqâq al-Middaq
« seule forme de liberté dont il voulût pour le (1947/ Passage des miracles 1970) où,
moment », ce libraire épris de liberté nonobstant le recul historique, ses sarcasmes
concrète comme, par exemple, rester de sont moindres. Le commerçant pour qui la
marbre devant l’art islamique, bouder les AHMED RASSIM guerre et la pénurie sont une aubaine est

10
ROMANS, RÉCITS

croqué de manière pittoresque, voire atten- Mahfouz se garde aussi de brocarder l’en- 1943, ils déchantèrent et Mahfouz veut nous
drissante. Mahfouz n’entre pas dans le gagement fascisant des élites égyptiennes faire pleurer sur leur sort. Le lectorat arabo-
mécanisme sordide des transactions. Seul son d’alors. Il préfère montrer le sort des naïfs qui phone porté à l’anti-américanisme lui était
caractère est dénoncé avec la pire des furent victimes de la rumeur selon laquel-le « d’ores et déjà acquis. Ce point fait toute la
métaphores : « il ressemblait à un courtier Hitler résisterait des dizaines d’années puis différence avec Ahmed Rassim qui put être
juif à l’intelligence en éveil et toujours aux passerait à l’attaque » et qui s’enrôlèrent d’autant plus nuancé et plus précis dans son
aguets ». Humour facile dont Rassim nous dans les forces américaines par l’appât d’une portrait des mœurs égyptiennes en 1943 qu’il
dispense. Ses œuvres sont exemptes d’allu- bonne solde et d’une bonne planque pour les écrivait en français loin de tout populisme.
sions raciales. années à venir. Remerciés pour certains dès

Dans sa robe grise de « lectrice »


Adriana Asti, que l’on peut presque dire italo-française, se manifeste dans les
domaines les plus divers : théâtre, cinéma, télévision chant et écriture. Une démarche
assez fréquente dans le monde du spectacle, mais procédant parfois d’une certaine
dispersion ou d’un amateurisme peu concluant.

MONIQUE BACCELLI

ADRIANA ASTI hermines jaunies, mais quand il le faut sa blonde ou rousse dans une même vision, mais
RUE FÉROU « robe grise de lectrice », car telle est sa de toute manière sa pire ennemie. Une réali-
trad. de l’italien par Denitza Bantcheva profession. Elle lit chaque jour Les trois té un peu terne, somme toute. Mais Augusta
Préface de René de Ceccatty mousquetaires ou la Princesse de Clèves aux ne vit que par son imagination qui lui ouvre
Rocher éd., 128 p., 14 euros Aveugles de Neuilly, qui ne l’écoutent guère des univers infinis. Elle ne s’ennuie jamais
car ils préfèrent, malgré tout, la télévision. car elle ne cesse de dialoguer tout haut avec
Elle a de curieux amis : les Suisses albinos, elle-même et d’énumérer scrupuleusement
le chauffeur de taxi Franoux, qui semble tout ce qu’elle va faire. Elle passe des après-

U
amoureux d’elle, et la truculente Madame de midis entiers, allongée sur son lit, à épier les
n soupçon vite effacé, en ce qui concer- Chamboure, qui l’invite comme bouche-trou objets qui l’entourent et à rêver. Elle affec-
ne Adriana Asti, par l’excellente préface à ses dîners. Occasion pour la romancière de tionne aussi les longues stations extatiques au
de René de Ceccatty. Sans pouvoir reprendre faire des portraits -charges, vraiment désopi- jardin du Luxembourg.
dans le détail l’éblouissante carrière qu’elle lants du « Tout Paris ». Mais il y a aussi son Les hasards de la vie feront que l’homme
retrace, il nous suffira de savoir que cette double, tantôt Galichon, tantôt Lilion, brune quelquefois entrevu rue de Tournon, le sédui-
Italienne, vivant en partie à Paris, a joué, en sant Zombeido sur lequel elle fantasme
particulier, dans des pièces de Goldoni, depuis longtemps, va l’engager comme
Pirandello, Gogol, Jean Genet, Bertolt lectrice. Sa femme Maria, très belle et mysté-
Brecht, qu’elle a travaillé avec Pasolini, rieuse n’a que peu de temps à vivre, et pose
Luchino Visconti, Giorgio Strehler, pour n’en pour un dernier portrait. Augusta pénètre
citer que quelques-uns, et adapté Natalia alors, rue Férou, dans un étrange milieu aris-
Ginsburg au théâtre. En mai dernier elle a tocratique, où elle s’intègre très rapidement.
« chanté Milan depuis Paris » dans On imagine toutes les surprises que lui ména-
Stramilano, un spectacle de son crû. Du côté gera ce bref séjour dans un monde presque
de l’écriture elle est l’auteur de deux pièces irréel, qui convient si bien à sa fantaisie déli-
de théâtre « délirantes » et de « chroniques rante. La vieille fille farfelue sait très bien
décapantes » dans l’hebdomadaire italien que dans son entourage on la traite de toquée,
L’Espresso. Et maintenant, échappant à la de détraquée. Or, si elle ne fait jamais d’actes
mode des mémoires de vedette, elle aborde le inconsidérés, elle n’en est pas moins en butte,
genre romanesque, avec Rue Férou. de temps en temps, à des fantômes, des enne-
Un roman court et léger, dans le meilleur mis, des doubles... dont elle ne peut se passer.
sens de ces termes, qui a la particularité (rien Dans les périodes de calme, elle ne fait que se
n’est jamais ordinaire chez Adriana Asti) de dédoubler, se détripler elle-même (on pense à
paraître en traduction française avant que la Un, cent mille et personne de Pirandello).
version originale n’ait été publiée en Italie. mais elle n’est pas malheureuse, tout juste un
Tout s’explique par le fait que l’actrice- peu troublée par ce grouillement incoercible.
romancière vit à Paris, et plus précisément Toutefois, après la mort de la belle Maria,
dans le quartier Saint-Sulpice, dont elle saisit qu’elle a fini par aimer d’amour aux dépens
et rend toute la poésie. de son époux, ou en le confondant avec elle
Son héroïne, Augusta, n’est pas ordinaire, (toujours l’idée du double), Augusta, avide
elle non plus. D’origine sicilienne, elle vit à d’images plus riantes, rejoint sa Sicile natale.
Paris dans un appartement, (hérité de sa tante Son monde intérieur la suit, évidemment.
danseuse à l’opéra), qu’elle appelle son Dans ce roman, Adriana Asti réussit à créer
bateau, parce que le plancher gondolé lui un personnage sans précédents. Ce qui est
donne l’impression d’être en mer. une gageure à notre époque si riche en passé
Célibataire, ayant quand même eu quelques littéraire. La gageure est aussi de faire le
très brèves aventures, elle n’est « ni belle ni portait d’une « détraquée » sans avoir recours
jeune » (comme le lui répète une charitable aux zones d’ombre de la psychanalyse, sans
amie qui veut « la caser »), ni hardie. Pas susciter la moindre angoisse chez le lecteur,
belle, peut-être, mais rigolote et éminemment en le faisant même sourire, et souvent rire.
sympathique. Elle ne porte que les défroques On peut souhaiter qu’Adriana Asti persiste
de feu la tante danseuse : dentelles mitées et ADRIANA ASTI dans cette voie.

11
POÉSIE

Trois poètes italiens


La publication de trois recueils de poésie italienne quasi simultanément est un poète, l’« hédonisme de masse », le pillage
des ressources naturelles laissent présager
indice parmi d’autres, de la ferveur et de la popularité certaine que rencontre en des lendemains apocalyptiques. Qu’on en
France depuis un certain temps la poésie italienne, contemporaine ou non. Un tel juge : Ma ville déserte / a des yeux de ruine,/
les roses de son sang,/ déjà certains les culti-
phénomène rachète tant d’années d’indifférence. Souvenons-nous combien il fut diffi- vent ou encore : La haie n’est que bouleaux/
cile de convaincre un éditeur de publier l’œuvre d’Eugenio Montale ou encore celle le ciel est une étoile jaune/ les fiancés appel-
lent des toits/ la campagne semble presque
d’Andrea Zanzotto, rappel qui prête aujourd’hui à sourire. Trois publications récentes ukrainienne/ les oies elles-mêmes sont de
attestent d’un tel intérêt. Chagall (...).
Cette « poesia civile » antirhétorique,
sobre et efficace recourt également à l’allé-
PHILIPPE DI MEO gorie tout en déjouant les pièges de la simpli-
fication. La satire se révèle aussi efficace que
l’invective dans une tonalité « dissonante,
NELO RISI Parini, l’outil trouvé d’un engagement dans métallique » selon Giovanni Raboni, aux
DE CES CHOSES QUI DITES EN VERS les affaires de la cité. « Écrire est un acte intérêts si proches à tous égards.
SONNENT MIEUX QU’EN PROSE politique », affirme-t-il au reste dans Dentro
la sostanza (Dans la substance, 1965).
Patrizia Cavalli
trad. de l’italien par Emmanuelle Genevois
Buchet Chastel éd., 143 p., 10 euros Cette inclination ne fait toutefois pas
obstacle à la recherche de formes d’expres-
PATRIZIA CAVALLI sion nouvelles et notamment le recours aux Les poèmes de Patrizia Cavalli, parmi les
MES POÈMES NE CHANGERONT PAS langages spécialisés, de la publicité ou de la plus traduits en France, sont agrémentés
LE MONDE langue de bois des politiques afin de d’une préface du philosophe Giorgio
trad. de l’italien par Danièle Faugeras commenter sur le mode satirique les contro- Agamben dont l’intérêt pour la poésie est
et Pascale Janot verses et les errements de son temps. aussi ancien que bien attesté. Souvenons-
Préface de Giorgio Agamben Résolument réaliste, figurative, foncière- nous notamment de ses écrits sur le Franc-
Des Femmes, Antoinette Fouque éd., 489 p., 23 e ment antilyrique, riche en écholalies, c’est tireur et le Comte de Kevenhüller de Giorgio
donc une poésie sachant varier les formes qui Caproni ou, encore, de l’édition du recueil
LEONARDO SINISGALLI sollicite Risi : « s’il faut de l’art pour que les posthume du même, par exemple.
J’AI VU LES MUSES mots rares/ soient vrais, / peut-être en faut-il Dans un court mais dense préambule de
trad. de l’italien par Jean-Yves Masson davantage/ pour être les stylistes de l’ordi- quelques pages alertes, l’auteur de Stances,
Arfuyen éd., 209 p., 19 euros naire ». par un faux détour qui le ramène très tôt à son
Riches en dialogues, en images d’Épinal, objet, s’essaie à définir le genre poétique
en formes proches de l’épigramme, les reconduit à une opposition de l’hymne et de
poèmes prennent pour cible la politique, les l’élégie dont l’œuvre de Cavalli constituerait
généraux assoiffés de gloire et donc de sang, la confluence « sans restes ». La langue de

U
la télévision et le terrorisme qui suscitèrent Patrizia Cavalli apparaît au philosophe
ne nouvelle et élégante collection de également la rage sarcastique du dernier comme « la plus fluide, la plus continue et la
poésie à prix économique dirigée par Caproni et de Zanzotto aujourd’hui. Pour le plus quotidienne de la poésie italienne du
Jacques Burko propose ce qu’on est en droit vingtième siècle ». Mais alors, que dire alors
d’attendre d’une telle initiative : un nouveau de celles Sandro Penna où du premier
poète jusqu’ici peu connu en France bien que Ungaretti ? Le philosophe d’ascendance
francophile, et, notamment, traducteur de heideggérienne, envisageant donc la poésie
Raymond Queneau, Pierre Jean Jouve et de comme un « après » de la philosophie, y
Jules Laforgue. reconnaît également une « ontologie brutale
Né à Milan en 1920, Nelo Risi entreprend et hallucinée ». Une « brutalité » excluant
d’abord des études de médecine mais comme tout excès et confinée au grammaticalisme
son frère, le cinéaste Dino Risi, refuse serait-on tenté de dire.
d’exercer. Même s’il s’est à l’occasion N’en demeure pas moins, à l’évidence, une
mesuré avec le cinéma documentaire et pu écriture poétique particulièrement cristalline,
ainsi beaucoup voyager en Europe et en économe au point de frôler le dessèchement
Afrique, c’est l’écriture poétique qui l’a rete- et parfois campée à l’orée d’une raréfaction
nu. Cependant, l’expérience la plus cuisante minimaliste extrémiste.
aura été celle de la seconde guerre, sur le La contemplation, l’observation des
front russe dont témoignent les proses choses du monde, et de soi, caractérisent ce
poétiques de Le opere e i giorni (Les travaux parti pris, comment dire ? essentialiste ? tout
et les jours). Il publiera en 1956 son premier à la fois inextricablement introspectif, mais
recueil, Polso teso (Pouls tendu), conçu pour refusant l’anamnèse, et néanmoins radicale-
l’essentiel lors d’un séjour à Paris. Dans un ment descriptif. L’omniprésence d’une
texte de 1957, Eugenio Montale évoque à son instance analytique raisonnante, renvoie
propos non pas tant l’influence de la poésie bien, sans vouloir résonner, à une forme
française de cette époque que celle de la pein- inédite d’« hallucination » (Agamben) où
ture. D’autres critiques soulignent la discrète l’œuvre de Nathalie Sarraute transparaît
influence du surréalisme. souvent en filigrane. Coupants et anguleux,
Toutefois, la poésie de Risi s’inscrit abstraits, rivée à un concret proliférant, et de
incontestablement dans la continuité des ce fait tout à la fois vigoureux et dévitalisés,
Lumières et de certain « moralisme » – les vers de Mes poèmes ne changeront pas le
comprenez regard critique sur le monde – si monde, semblent tenter d’aider un sujet à se
typique de la Lombardie. De fait, le médecin- construire en l’abandonnant à une poésie
poète refuse de s’abandonner à une poésie effleurant l’aphorisme et multipliant de
d’évasion ou fondée sur le rêve. Le genre menus paradoxes logiques. Car nous sommes
poétique constitue pour lui, comme pour NELO RISI aux antipodes du vertige ménagé par un

12
POÉSIE

Borges ou un Juarroz. Ce « parti pris des effort et volontarisme à la grisaille du quoti- 1931 à 1941, J’ai vu les Muses se situe à la
choses » si particulier constitue à l’évidence dien. Une sorte de malaise et d’asphyxie en confluence équilibrée de ces deux écoles. La
le plus prodigieux rempart que Patrizia résulte, « automatiquement » car tout se veut présence des ombres du passé, le voisinage
Cavalli oppose obstinément à l’instabilité de cisaillante géométrie à vide et même désym- éminemment latin des tombeaux ancestraux,
tout vécu, à la terreur du « je » comme à toute bolisée. Dans cette infinie dissection du avec Foscolo en arrière-plan, l’évocation de
confession incidente. Elle ne compose avec presque rien, nous ne sommes pas loin d’une la figure maternelle résument presque à eux
le monde qu’en le décomposant d’observa- sorte de Violette Leduc versificatrice. Un seuls le registre du poète. La mère du poète
tions en dissimulations selon les protocoles neutre presque absolu, en effet. emmenait, par exemple, son fils déjeuner sur
d’une « loi du silence » d’autant plus décon- la tombe où elle prendrait place. Cette proxi-
certante que son secret se révèle à l’évidence mité des morts et des vivants sans solution de
dépourvu de tout mystère : Je me récite (...) Leonardo Sinisgalli continuité évoque une piété propre au monde
la vie comme un mètre avec les centimètres,/ antique dont la région natale du poète, celle
je vois même sa couleur jaune./ j’en mesure Nous retrouvons des espaces aérés avec décrite par Carlo Levi dans un livre inspiré,
la longueur, j’avance dans l’espace,/ il ne me Sinisgalli (1979-1965), ingénieur de forma- Le Christ s’est arrêté à Eboli, si archaïque
reste qu’à trouver un pouce et alors je me tion prêté à la poésie tout au long d’une exis- lors de l’enfance du poète, portait probable-
lève,/ je fonce vers mon café au lait. La force tence riche en expériences diverses. Cette ment les traces. Et, au reste, toute cette poésie
du rejet du monde et de l’autre fait comme traduction nous permet de mieux comprendre peut être délicieusement envisagée comme
allusion à une fragilité indéfinie. Est évacué la mouvance « hérmétiste » italienne et l’im- un jeu avec l’ombre : « Maintenant je ne sais
du même coup l’ambiguïté consubstantielle portance de la doxa leopardisante telle que pas me plaindre. Si ma main dans le noir.
au genre poétique. Une raison raisonnante l’avait codifiée la critique italienne du temps, Touche le fond, et que tu n’y es pas. /
emballée apparaît parfois campée au bord et notamment Carlo Bo et Sergio Solmi. Autrefois, je cherchais ton ombre/ dans celle
d’un site banalement paranoïde agrippé avec Recueil remontant à 1943 mais rédigé de du mur/ Sur la terre blanche d’enfance. »

Le Paris
de François Caradec
ALAIN ZALMANSKI

FRANÇOIS CARADEC faisait preuve dans Le Porc, le Coq et le


Serpent, paru chez le même éditeur en 1999,
LES NUAGES DE PARIS, album avec vers libres, distiques, allusions et
Maurice Nadeau éd., 123 p., 20 euros hommages les plus variés, à la manière de, et
chutes toujours surprenantes ou incongrues.
Comme il me faut faire un choix, parmi de

U
nombreux bijoux je citerai cette suite
n vrai régal que cet « album », dont les d’alexandrins sans rime autres que pilon-
illustrations sont toutes virtuelles mais Carton, ni raison (apparente) pour certains
décrivent un Paris original, souriant et d’entre eux. Bonne quête.
malheureusement en train de passer.
Ceux qui ne connaissent pas l’auteur Il pleut rue des Saussaies
découvriront une forme d’humour souvent au
second degré, laissant percer une certaine On gèle rue Lacaille il pleut rue des
nostalgie. Sous des textes très poétiques l’au- Saussaies
teur montre pour notre capitale une admira- ne fait chaud qu’à demi rue de la
tion, que dis-je, un amour, caché pudique- Michodière
ment sous une ironie jamais méchante. Car et l’on perd ses cheveux dans la rue
manifestement François Caradec connaît Croulebarbe.
Paris comme sa poche et arrive à en décrire
les odonymes d’érudite façon, sans être La rue Albert-Samain près la rue Alasseur
pédant ! Ainsi il oblige le lecteur à s’impli- pour la rue Léchevin la rue Léon-
quer et à rechercher qui se cache derrière Descaves
Vaudrezanne, Tronson-Ducoudray ou et vous en ferez une rue de l’Abbé-Carton.
Gaultier-Garguille, alors que le poème du
même nom n’est d’aucun secours de ce point La rue de Bagnolet attire les tulettes
de vue. Et que dire de l’Agessa, deux fois la rue Poulet mangea la rue Germain-
citée, dont un bistrot proche reçoit la pratique Pilon
de François Caradec ? mais quand ? la rue Bezout ne le dira
Les lecteurs habituels ne seront pas déçus, jamais.
retrouvant avec plaisir des classiques comme
Paris périphérique (Bibliothèque Oulipienne En bref, il s’agit pour les vacances, d’une
n°96) ou comme le Cimetière du Père FRANÇOIS CARADEC
excellente lecture qui devrait ravir et fera
Lachaise – chantée par Mauguière. travailler ceux qui découvriraient Caradec,
Chacun s’attachera à trouver et à dénoncer “rimes” successives vague, bègue, figue, tout comme ceux qui connaissent bien l’au-
des contraintes oulipiennes, textes à démar- synagogue et fugue (Rue Jean-Nohain) et teur retenu et plein d’humour des lectures
reur simple ou double (Il y a une rue et même une « morale élémentaire » qui eût oulipiennes et hagiographe exclusif d’Allais.
Avenue de l’Observatoire), homophonies peut-être mérité une mini-explication ! Pour bien débuter cherchez donc la particu-
calembourgeoises (Plaque de rue), François est un grand romantique, féru larité de cet hommage citant Georges Perec :
tautomérie (les passeurs passe-partout, d’amour courtois et de la forme poétique de
pastiches des passions des Passages de Paris), l’époque, ce que l’on retrouve de façon Du parc Montsouris à la Nation
sans parler des listes, de rimes vocaliques par parfois autobiographique. On retrouve égale-
lesquels on trouve dans un pentain les ment la verve et la créativité dont l’auteur Il n’y a plus un mur d’aplomb

13
HISTOIRE LITTÉRAIRE

Une littérature
de la catastrophe
Dans quelques jours s’achève « L’Année de l’Arménie ». De la mi-septembre
2006 à la mi-juillet 2007, on a vu se multiplier en France les événements culturels
relatifs à une « Arménie » subitement devenue « mon amie ». Pendant ce temps battait
son plein la chronique quotidienne du négationnisme politique, avec sa rengaine entê-
tante et ses pics de violence en Turquie, relayée ici par une écoute flottante qui s’ap-
parente à un sport national.

CATHERINE COQUIO

MARC NICHANIAN ottoman ? L’auteur refuse l’explication ordi- cution des intellectuels sous le régime sovié-
LITTÉRATURES ARMÉNIENNES naire, qui consiste à voir la révolution tique. « Deux poètes assassinés » : tel est le
AU XXe SIÈCLE, vol. I et II nationale arménienne comme la cause de la titre du chapitre liminaire du cycle de
ENTRE L’ART ET LE TÉMOIGNAGE. décision d’extermination, et l’échec de ce Nichanian. Le premier poète est Daniel
Métis Presses éd. 427 et 480 p. 56 euros mouvement comme l’effet d’un rapport de Varoujan, l’un des fondateurs de la littérature
forces, sinon l’expression de la barbarie arménienne moderne, qui fut arrêté

P
turque. Ces réponses, selon lui, sont enfer- à Constantinople, déporté avec plusieurs
ar souci d’équité sans doute, la France mées dans le cercle d’une pensée nationaliste centaines d’écrivains et intellectuels armé-
prépare une « Année de la Turquie » pour aveugle à ses propres fondements et contra- niens à Tchangere, et comme eux assassiné
2009. Que faire pendant cette pause d’un an, dictions. Elles ne prennent pas acte du régime dans des conditions atroces. L’autre est
où la France ne sera l’amie de personne ? esthétique dans lequel s’est pensé le nationa- Yeshigé Tcharents, auteur d’un grand
Nous pourrions, par exemple, ouvrir les lisme arménien au cours du XIXe siècle et au
livres que publie tranquillement à Genève un début du suivant.
Dans cette entreprise, l’exégèse des textes
Dépasser
jeune éditeur étonnant : « Métis Presses ». Il
s’inspire des ruses d’Ulysse tout en cédant littéraires devient une réponse au nationa-
l’idée nationale
aux sirènes de l’utopie pour s’illustrer dans le lisme politique : non pas ici celui des Jeunes
champ des sciences humaines, de l’art Turcs, dont la violence fit voler en éclats la
contemporain et des lettres. Une de ses nation arménienne à peine née, mais celui des
collections, intitulée « prunus armeniaca » – Arméniens eux-mêmes, qui, selon l’auteur, se
nom latin d’un petit abricot sucré et amer – fourvoient en fondant leur nationalisme iden-
entend donner accès au « chantier démesuré » titaire sur la reconnaissance du génocide, tout Requiem à la mémoire du musicien Komitas,
qu’est « l’héritage littéraire et artistique en fermant les yeux sur la genèse littéraire de qui fut arrêté à Erevan en juillet 1937 et
arménien ». De fait, cette collection vient la nation arménienne, figée en patrimoine mourut quatre mois plus tard dans une prison
d’éditer trois livres qui nous font pénétrer au mythique. Cette mise à jour d’un national- du NKVD.
coeur de cet héritage : Les Sombres jours isme minoritaire, d’ordinaire caché par celui Le premier volume du cycle, intitulé
d’Aram Andonian, l’un des premiers grands qui l’a écrasé, est en soi d’un extraordinaire (ironiquement) La Révolution nationale,
témoignages littéraires du génocide, qui, paru intérêt, comme toute mise à jour d’un objet commence par la fin. L’auteur y évoque
à Boston en 1919, est enfin traduit en enfoui pour de puissantes raisons : sa décou- l’après de l’utopie nationale, de la tourmente
français, par l’historien des civilisations verte ouvre un nouvel horizon en déplaçant le de 1909-1915 à l’Arménie soviétique, à
Hervé Georgelin. Puis deux imposants regard. L’auteur a montré ailleurs comment travers l’œuvre de quatre grands écrivains :
volumes critiques du philosophe Marc l’unité de l’État-nation, dans la Turquie Zabel Essayan, Yeshigué Tcharents, Vahan
Nichanian, sous le titre Entre l’art et le kémaliste, s’était construite à partir de la Totovents, Gourgen Mahari. Ceux-ci avaient
témoignage. Littératures arméniennes au XXe table-rase génocidaire, interdisant à l’État qui pris le parti de dépasser l’idée nationale, que
siècle, ouvrent un cycle important d’exégèses en héritait toute rupture avec la logique néga- le désastre avait vaincu ou convaincu
littéraires, accompagnées de nombreuses et tionniste. Dans un livre récent et passé d’inanité, en jouant le jeu du léninisme
inaperçu, La Perversion historio-graphique. comme lendemain possible de la
Une réflexion arménienne (Ed. Léo Scheer, Catastrophe. Mais ils furent renvoyés à leur
2006), il a montré comment l’historien posi- identité par le régime soviétique, et perdirent,
Une archéologie du tiviste se rendait sourd à la destruction de sinon la vie, la liberté et parfois la raison,
discours nationaliste
l’archive comme marque spécifique de la affrontant ainsi une nouvelle fois l’interdit du
volonté génocidaire, laquelle produisait une deuil - un interdit que toute leur oeuvre,
rupture majeure dans le régime de la vérité explicitement ou implicitement, avait tenté
historique autant que dans les processus de de conjurer. Ils le firent en rusant avec la
deuil. Et c’est à travers cette notion de deuil censure ou en s’exprimant à travers une
précieuses traductions. Ces textes en effet que ce livre interroge et interprète les tenta- surenchère – ironique ou aveugle – à l’auto-
étaient jusqu’ici inaccessibles au lecteur tives artistiques de répondre au désastre censure.
français, et leur interprétation donne à ces national, amorçant dans ce livre à propos
traductions un sens précis, lui aussi précieux : d’Atom Egoyan et son film Ararat, une Le second volume, intitulé Le deuil de la
celui d’une archéologie du discours nationa- réflexion sur l’art et le témoignage. Il la philologie, revient, à la manière archéolo-
liste, qui passe par l’héritage critique de ses reprend ici à propos de la littérature arméni- gique de Foucault, sur les fondations même
fondements esthétiques. enne. du nationalisme arménien : son modernisme
La grande question de l’auteur, posée au Entre l’art et le témoignage étudie une esthétique, ses créations poétiques, ses atten-
tout début, est une question scabreuse : structure catastrophique de la pensée en dus idéologiques, ses relents parfois racistes,
comment comprendre le rapport entre le amont des grandes catastrophes historiques puis son échec désastreux et sa survivance
mouvement de libération nationale arménien subies par les Arméniens au XXe siècle : au littéraire. Tout ceci est étudié à travers les
et l’extermination des Arméniens de l’Empire génocide de 1915 a succédé en effet la persé- péripéties d’une science qui, née avec le

14
HISTOIRE LITTÉRAIRE

romantisme européen, fut importée dans cet c’est qu’ici la littérature, hésitant entre l’art et selon l’auteur, non seulement à fonder un
Orient-là par les premiers concernés : la le témoignage, s’est sentie tenue d’écrire la héritage pour la diaspora et à reconnaître en
science des langues et des textes, la philolo- chronique de cette Catastrophe, ce qui se celle-ci une valeur, mais à affronter ses
gie. Parce qu’elle crut pouvoir fonder la révéla impossible : de plus en plus, c’est par ambiguïtés fondatrices.
science des peuples, et ici la nation arméni- une hantise singulière, travaillée dans leur Il y a nécessité d’entendre et de compren-
enne, la philologie transforma les Pères et les langue, qu’elle en a « témoigné ». dre ce qu’ont dit réellement ces écrivains de
savants arméniens du XIXe siècle en ethno- La philologie, cette science qui fascina la modernité, qui n’avaient d’autre pouvoir
logues, voyageurs et chercheurs, et les Edward Saïd toute sa vie, fascine Marc que celui de la littérature. Car ce pouvoir les
Nichanian pour de toutes autres raisons. Le rendait aptes à saisir ce qui, dans l’histoire
deuil de la philologie, c’est pour lui le deuil arménienne, devint une forme d’existence : la
de l’humanisme, qui, contrairement à ce que logique du deuil, constitutive, selon l’auteur,
Le travail voulait Saïd, ne saurait renaître de ses
cendres sans provoquer de nouvelles catas-
de toute littérature. On comprend ainsi ce
qu’il ne dit pas : cette littérature de la catas-
des philologues trophes. C’est pourquoi il importe à trophe réfléchit avec netteté la fonction
Nichanian de creuser à l’endroit du mythe funéraire de l’art moderne. Cette littérature
nationaliste, pour comprendre ce qui, dans donne à voir la toute première confrontation
ses fondations esthétiques et philologiques, d’une littérature moderne avec un désastre
préparait la littérature arménienne, sans non seulement national, mais humain. Avec
écrivains et artistes du siècle suivant en créa- même qu’elle le sache, à penser la ces écrivains arméniens s’inaugure une
teurs d’une nation à venir. Catastrophe de 1915. Ce livre avant tout réflexion d’importance : celle qui porte sur la
Certains de ces philologues avaient été savant est donc aussi un livre polémique : sa vocation de la littérature à témoigner d’une
formés dans les universités allemandes, et cible n’est pas cette fois la « perversion histo- catastrophe qu’elle ne parvient pas à
tous ces écrivains avaient lu Nietzsche, qui riographique » du négationnisme, mais l’am- représenter, mais à laquelle elle se sent tenue
leur faisait entrevoir ou connaître Wagner. biguïté du nationalisme arménien, impropre, de répondre.
Les uns et les autres avaient intériorisé l’élec-
tion occidentale de l’idéal grec, qui suscita en
Allemagne la religion nationale-esthétique
qu’on sait. Mais ici, l’idée d’une nation
esthétique, assez proche de l’idée « völ-
kisch », fonda un nationalisme mort-né. Ou
plutôt, elle prépara le nationalisme arménien,
dans sa modernité même, à se penser comme
ruine ou survivance. C’est de cette singular-
ité que s’empare Nichanian pour se retourner
contre les formes politiques du nationalisme
arménien, qui, occultant ses fondements
philologiques, méconnaît sa propre structure
de deuil. Car la philologie, toujours, accom-
plit sans le savoir un deuil, celui d’une
culture orale qu’elle entend saisir à travers
des écrits, celui d’une mémoire qu’elle
entend rejoindre en écrivant une histoire. Elle
prépare la pensée de la nation à saisir son
propre effondrement. Comprendre la nation à
travers sa genèse esthétique et philologique
conduit à penser le devenir diasporique de la
nation arménienne, avant et après le géno-
cide.
Cette explication permet de comprendre
une des singularités arméniennes : pourquoi
ce sont des écrivains qui ont pris en charge la
Catastrophe et non des historiens – puisque,
contrairement à ce qui s’est passé pour la
Shoah, il a fallu plus d’un demi-siècle pour
voir se développer une historiographie
arménienne du génocide. Les écrivains qui
voulurent témoigner des massacres de Cilicie
(Varoujan, Essayan), puis de la grande
Déportation de 1915 (Ochagan), découvrirent
ainsi le problème du témoignage littéraire de
la Catastrophe. Si leur travail nous est peu

L’ambiguïté
du nationalisme
arménien

familier, c’est qu’ils le firent à partir d’une


pensée du deuil national qui était encore une
« esthétique de la langue ». Cette singularité
peut être comprise aujourd’hui mieux
qu’hier. S’il n’existe pas en arménien de
« littérature de témoignage » analogue à celle
des récits de déportations nazie et soviétique,

15
HISTOIRE LITTÉRAIRE

Un Dumas d’Arménie
Hakab Melik Hakobian (1835-1888), dit Raffi, partageait avec Dumas le même
art de conter en enfilant ses épisodes chapitre par chapitre. Ses feuilletons parus dans
la revue Mchak faisaient courts et haletants sans se priver, comme Dumas, de tirer à
la ligne, officiellement à des fins didactiques. La filiation n’est d’ailleurs pas niée.

ÉRIC PHALIPPOU

RAFFI Celui par qui le scandale arriva. Celui qui histoire, qui aurait pu être une variante
LE FOU « prophétisait » à coups de : libérons « ces pastorale de Layla et Majnun, tourne au
trad. de l’arménien par Mooshegh Abrahamian forces vives de la nation que sont les femmes, cauchemar. Tout implose. Les amoureux sont
Bleu autour éd., 352 p., 20 euros la victoire penchera de notre côté » ! Au séparés et broyés par la Grande Histoire en
mieux avait-il droit parmi les Arméniens marche. Le conflit russo-turc, comme
qu’il prêchait de la sorte à un regard amusé, à naguère les guerres médiques, rase l’Arménie

D
quelque commisération. Même Vartan, le en stérile champ de bataille. Cette fin trag-
umas et tout le romantisme révolution- héros de cette histoire et son partisan le plus ique et inattendue au vu des premières
naire courent en filigrane dans Le Fou convaincu, n’échappait pas à ce sentiment le descriptions où fleuraient bon coutumes
(1881), considéré comme le chef-d’œuvre de faisant plaindre en son for intérieur l’intel- champêtres et mœurs patriarcales, aurait plu
Raffi, irradient même son personnage de lectuel ainsi déguisé en colporteur : « Le à Dumas. Lui-même recourait souvent au
Léon Salman. Ce fils d’Arménien d’Ankara pauvre... Ses lectures lui sont montées à la pittoresque comme prétexte à un noir
vole de village en village dans la tête. Il est au fin fond d’un village arménien retournement et au piquant des traditions
Transcaucasie méridionale sous une défroque et il harangue la foule comme s’il se trouvait comme prélude au fantastique le plus lugubre
de vagabond et sous le nom d’emprunt de sur une barricade parisienne... » (ainsi dans Le château d’Epstein, 1843).
Michaël Doudoukjian, l’humble patronyme C’est Dumas tout craché, le Dumas qui Pourquoi donc Le Fou ne fut-il pas traduit
pour un facteur de flûtes. Cet incognito lui courait le suffrage des travailleurs de Seine- plus tôt en français ? Alors que son intrigue
permet de colporter des libelles invitant les et-Oise pour la députation de 1848 en se avait tout pour attirer les suffrages, qu’est-ce
siens à l’idée nationale contre le joug du présentant sous l’étiquette (qui ne trompa qui en son temps la fit écarter d’un large
despote turc : « Vous ne lisez pas les jour- personne, d’où son échec cuisant) de « prolé- succès européen ?
naux, vous ne pouvez donc pas savoir ce qui taire de la plume ». L’un et l’autre Souvenons-nous qu’alors, le genre de
se passe dans la péninsule balkanique. Là- partageaient la même qualité : « chercher des feuilleton qui émergea de l’Europe centrale
bas aussi, il y a des peuples chrétiens, sujets mots simples pour expliquer la situation ». s’appelait Quo Vadis (1895-96) du Polonais
de l’Empire ottoman et en proie depuis des Salman s’employant à haranguer ses coreli- Henryk Sienkiewicz. Qui se demande
siècles à sa barbarie. Mais, à l’inverse des gionnaires ruraux (à l’instar de Raffi dont la pourquoi une histoire écrite pour des jour-
Arméniens, ces peuples se sont révoltés... ». langue directe en fait le père de l’arménien naux édités à Cracovie, Poznan et Varsovie
Bien sûr, les siens ne se reconnaissent pas moderne) poursuit l’idéal de Dumas d’être franchit toutes les frontières, ne doit pas
dans ce discours séditieux, rompus qu’ils utile à son peuple en lui donnant à lire son perdre de vue que ce roman sut transmettre à
sont, jusqu’encore dans les années 1870, à histoire. une époque conservatrice et inquiète sur
leur catéchèse et soumis à leurs catéchistes : Son histoire procède par la réécriture l’avenir de ses valeurs, la vision officielle et
« Il avait suffi que le curé fustige monsieur romanesque de l’histoire. La fille violée par rassurante de l’Église. Le christianisme s’y
Salman dans un de ses sermons pour déchaîn- le Turc, et plus encore le Kurde, son bras voyait fondé ; on n’en demandait pas plus à la
er l’intransigeance des villageois. À l’enten- armé dans cette région de l’Anatolie que littérature industrielle.
dre, cet homme était un franc-maçon... ». baigne le lac de Van, y devient icône et Raffi ne satisfaisait pas à ce canon, lui
Pourquoi ? et le maître d’école de renchérir : martyre de la nation arménienne, sa réformiste et laïque en diable dont le héros
« Les auteurs de cette brochure auraient été conscience la plus vive : « Des centaines de socialement engagé négligeait jusqu’à son
plus inspirés d’éclairer les paysans sur la jeunes filles enlevées par des musulmans se idylle. Raffi affirmait même le plus crûment
liturgie ou sur la vie des Pères de l’Église ». sont suicidées quand elles ne réussissaient du monde que le clergé chrétien fut plus nocif
Bref, Salman passe pour un fou, un illu- pas à s’enfuir. Très rares sont les hommes qui pour les siens que le sabre ennemi, grâce à
miné, un agitateur. Dans les années qui ont cette force de caractère ». On pense à ses moines, des pillards acharnés. La droite
avaient suivi la révolution de 1848, convient Marianne, version Delacroix, que Gavroche catholique, qui chez nous plaida à quelques
le narrateur, Salman alors tout jeune « se jeta seul épaule et haut les baïonnettes ! Ce mythe années de là la cause des Arméniens, ne
dans l’effervescence parisienne ». Comment donne sa figure à l’héroïne du roman, Lala. pouvait tolérer un récit faisant aussi désordre.
ne pas penser à Dumas qui, rallié aux Trois Sa grande sœur tombée aux mains de bri- Autre inconvenance de l’auteur difficile à
Glorieuses, arma même des insurgés ? gands kurdes comptait au nombre de celles avaler à une époque où régnait l’idéologie du
Activité à laquelle se livre d’ailleurs dans ce qui ont préféré la mort. Pour qu’elle ne roman familial prompte à exalter les notables
roman un affidé de Salman, Melik Mansour, subisse à son tour un sort si peu enviable, son de souche et la province éternelle, c’était ses
sous de faux airs de négociant entre Perse et père l’élève à la garçonne sous le nom viril de sorties mettant à bas tout ce bel édifice.
Russie. Expérience que connut aussi Raffi du Stepanik. Ce secret, éventé, n’empêche pas Comme celle-ci taillée en chute d’apologue,
temps où il était encore Melik Hakobian, un émir kurde de rêver de s’emparer d’elle. dont le titre aurait pu être « Le petit Arménien
jeune Arménien d’Iran conduisant au service Le même désir habite un collecteur d’impôts, tondu par les gros » : « Ainsi, chacun à leur
de son père des caravanes commerciales arménien à l’en croire mais sbire si inféodé manière, le curé, le maître d’école et le fonc-
jusque dans la plaine d’Ararat. Le parallèle aux infidèles qu’on se défie de lui. L’un par la tionnaire provincial donnèrent leur avis sur
ne s’arrête pas là : « Quand l’argent de sa force, l’autre par la ruse font se resserrer les événements en cours sans se soucier une
maîtresse vint à manquer, il écrivit des arti- l’étau autour de Lala. Un seul prétendant seconde de ce qui se passait chez le voisin
cles sur la question d’Orient et, lorsque pourrait l’arracher au funeste destin que subit Zako et sans compatir non plus à la douleur
celle-ci prit un tour aigu, il abandonna Paris sa sœur. C’est Vartan. de Khatcho ».
et sa maîtresse pour retourner à Istanbul ». Parce que Vartan, voyageur de commerce, Ainsi, quant à nous, il nous a fallu attendre
Non ce n’est pas de Dumas (lui parti moins ne fait que passer. Parce que Vartan, disant plus de cent vingt-cinq ans pour découvrir
loin, seulement à Bruxelles) dont Raffi nous haut son fait au rustre comme au rusé, n’a que la littérature populaire arménienne
entretient ici, mais de Salman. cure des rumeurs et rit des vendettas. Parce n’avait pas été dupe en son temps de l’al-
« Monsieur Salman » n’est peut-être pas le que Vartan est fou (majnun) et plus fou liance des intérêts de classes plus forte que
héros de cette épopée mais son détonateur. d’amour encore pour Lala. Aussi cette les liens de solidarité.

16
ARTS

Les soins, les réparations,


l’ornement de l’objet blessé
Dans le musée du quai Branly, une exposition, originale et inclassable, rassem-
ble des objets africains (rituels ou d’usage courant) qui ont été blessés, trop usés et
maltraités, lésés, cassés, fracturés, brisés, en partie désagrégés, délabrés, fendus,
fissurés, craquelés, troués, taraudés, décolorés, rongés, altérés, parfois brûlés,
attaqués, parfois pourris, érodés. Qu’est-ce qui blesse ? Le temps qui use, le climat,
les accidents, les résultats des guerres, les termites...

GILBERT LASCAULT

OBJETS BLESSÉS gaspiller le bois, ni le métal ! Ne pas


(La réparation en Afrique) mépri-ser les énergies qui se concen-
MUSÉE DU QUAI BRANLY
trent sur l’objet ! Sauvegarder les
forces de la magie ! Tel masque ou
222 rue de l’Université, Paris 7e
19 juin – 16 septembre 2007
telle statue cassée ont gardé (ou renou-
velé) leur pouvoir après la réparation :
Catalogue parfois, encore plus de puissance.
sous la dir. de Gaetano Speranza Alors, des pièces de cuir ou des
Musée du quai Branly/5 continents éd., plaques de métal recouvrent les
96 p., 60 ill., 25 euros lacunes des objets. Des résines ou de
la terre colmatent des trous. Les fentes
sont maintenues par des cordelettes en
fibres végétales, par des fils de fer, par
des lanières en cuir, par des fils en

C
plastique, par des plaquettes par des
ette détérioration de l’objet blessé est lamelles, par des agrafes métalliques,
perçue non seulement comme un fait etc.
matériel, mais aussi comme un signal du Dans un masque (Dan, Côte
dérèglement de l’individu et de sa société. d’Ivoire), la dégradation de l’œil
Alors, la décision de réparer un objet cassé gauche est camouflée par un bandeau
(plutôt que de le remplacer) est prise par les en étain qui recouvre les deux yeux...
anciens du village et transmise souvent par le Dans une statuette nKisi (de protec-
forgeron. tion et de guérison), l’œil gauche est
Ce seraient les réparations de l’objet, ses formé d’un clou européen de tapissier
soins, ses reprises, ses bricolages, ses conso- et l’œil droit d’un morceau de
lidations, ses transformations, ses raccom- faïence... Une tablette (Chaouia,
modages. La réparation est aussi une Algérie), utilisée par les élèves de
compensation, un dédommagement, une l’école coranique, est fendue, main-
restitution. Elle corrigerait les effets mauvais tenue par douze languettes en fer
de l’usage, l’accidentel. Elle réviserait ; elle clouées... Les deux cornes d’un
restaurerait. Elle cicatriserait l’objet blessé ; masque zoomorphe (Burkina Faso)
elle guérirait ; elle apaiserait. Elle raccom- ont été cassées puis réparées avec de
moderait. Elle arrangerait. Tant bien que mal, multiples agrafes... Une statue (Ibo,
elle remettrait en état. Elle rétablirait. Nigeria) a un avant-bras gauche dont
Parallèlement, elle améliorerait l’objet cassé, la cassure est masquée par des
l’ornerait ; parfois, elle le broderait, le déco- bracelets en ivoire...
rerait. Elle rehausserait la fente modifiée, la En particulier, les réparateurs (ou
déchirure fermée, le trou supprimé. les réparatrices) soignent les calebas-
En 1951, un ethnologue précise : « Le soin ses fêlées ; ils les cousent, les rapiè-
que les Noirs mettaient à réparer certains cent ; ils y dessinent des calligraphies
objets montre l’importance qu’ils y énigmatiques et hasar-deuses, des
attachaient et l’on sait qu’ils ne s’en écritures furtives, des signes ano-
séparaient pas facilement. S’ils n’avaient eu nymes. La couture décore, ajoute. Elle
le désir de les conserver longtemps, ils n’au- serait un supplément, un appoint. Les
raient pas fait ces délicates réparations. » soignants, les chirurgiens des choses
Ces réparations seraient simultanément imaginent des prothèses, des appa-
brutales et subtiles, violentes et raffinées. reils, des montages.
En effet, il y a, en Afrique, un attachement Alors, le fil et l’aiguille, les liens,
à l’objet utilisé ou sacré. Il y a aussi une les nœuds, les greffes seraient des
économie africaine, une gestion où l’on évite emblèmes de la communauté cousue,
les dépenses inutiles et la dilapidation. soudée, plus forte (1).
Interviennent les réparateurs, les raccom-
modeurs, les forgerons, les ravaudeurs, les 1. Le catalogue de l’exposition est
« spécialistes » et les non-spécialistes. Ne pas STATUETTE À FONCTION MAGIQUE, SES YEUX RÉPARÉS précis, remarquable.

17
ARTS

L’œil de Vollard
Une exposition admirable. Des chefs-d’œuvre – pas tous connus –, restitués
dans leur orient. Comme Ambroise Vollard les a vus, le premier.

GEORGES RAILLARD

DE CÉZANNE À PICASSO Comment Vollard a-t-il fait son chemin à Morozov, Chtchoukine...
Chefs-d’œuvre de la Galerie Vollard Paris, de la petite boutique de la rue Lafitte à C’est une étrangère, une Américaine,
Musée d’Orsay l’hôtel particulier de la rue Martignac où, se Gertrude Stein, qui nous donne le portrait de
du 19 juin au 16 septembre 2007 réservant deux pièces, il entassait dans la Vollard tel qu’il lui est apparu à leur premiè-
poussière et le désordre les toiles par centai- re rencontre : « Un grand homme noir, plein
Catalogue relié nes, par milliers ? Brassaï a fixé l’image de ce de mélancolie. C’était Vollard, gai. Quand il
Musée d’Orsay, R.M.N. éd., capharnaüm, Gertrude Stein l’a décrit. était vraiment maussade, il appuyait sa lour-
352 p., 200 ill. coul., 56 euros de silhouette contre la porte vitrée de son
magasin qui donnait sur la rue ; étendant ses
AMBROISE VOLLARD bras au-dessus de sa tête, il accrochait ses
EN ÉCOUTANT CÉZANNE, DEGAS, RENOIR mains aux deux coins supérieurs du cham-
Les Cahiers rouges, Grasset éd. branle et il fixait la rue de ses yeux sombres.
Alors personne ne songeait à essayer de
JEAN-PAUL MOREL pénétrer chez lui ».
C’ÉTAIT AMBROISE VOLLARD Tout est noté du personnage. Avec admira-
Fayard éd., 624 p., 28 euros tion. Tous ses traits seront repris avec
malveillance, agressivité quand le « nègre
zézayant » sera devenu nabab. Il était créole
on le fit métis, noir, nègre, singe. André Billy,

Iquel1866.
l’ami d’Apollinaire, voit en lui « un homme à
était né à Saint-Denis de la Réunion en la tête difforme au teint basané ». Le fils de
Le père y était notaire et souhaitait Réjane « un colosse mulâtre, au visage en
son fils fût juriste : des études vite inter- caoutchouc ». À Paul Léautaud le prix de
rompues en France d’où il ne revient jamais délicatesse : « Il faut savoir que M. Ambroise
dans son île. Il en garda pourtant le souvenir Vollard a une physionomie... comment
(qu’on retrouve dans ses Souvenirs qui dire ?... comment dire ? Une physionomie,
évoquent aussi bien sa vie que les peintres baste, un peu simiesque ». Au critique
qu’il rencontrera). De la Réunion il rapporte Georges Besson la palme de la grossièreté :
les rencontres des couleurs, des fleurs et des « Il n’était pas nègre. On a prétendu le
races. Il y contracta la « collectionnite » qui contraire avec une insistance qui frisait la
fit de lui le plus grand marchand de peinture malveillance. Comme s’il était nécessaire
du siècle et le plus grand promoteur de l’in- d’être nègre pour se montrer mufle, comé-
connu. Le nom de Suite Vollard, ensemble dien, poltron, retors ! Pour avoir la binette de
célèbre de gravures de Picasso, vaudrait pour Vollard ».
l’ensemble de son activité. Les feuilletonistes ne sont jamais à court.
Pourtant il ne bénéficie pas de soutien AMBROISE VOLLARD PAR PICASSO
Quand Gertrude Stein a retenu l’essentiel du
familial, il n’appartient pas à une dynastie personnage : « Cézanne était la grande aven-
comme celle des Durand-Ruel. Il trace seul ture de la vie de Vollard. Le nom de Cézanne
son chemin. On en suit bien les étapes dans la était pour lui un mot magique ». Dans sa vie
Il avait fait ses premiers achats à Drouot, à on ne pénètre pas plus que dans sa boutique
la mort du Père Tanguy (1894) : Cézanne, les mauvais jours. On retient une longue
Van Gogh, Pissarro... Tout ce qui allait aventure qui, après sa mort accidentelle en
Comment Vollard compter retenait son attention : il expose les
toiles que Gauguin venait de peindre à Tahiti,
1939, donna lieu à une classique querelle de
succession.
fait son chemin et la même année, des dessins et des croquis
de Manet. En 1901, Picasso. En même temps
Sa « binette », quarante-cinq portraits nous
l’on fait connaître, comme autant de chefs-
qu’un autre espagnol, Iturrino, lui, aujourd’- d’œuvre de l’art moderne : Cézanne, Picasso,
hui, « invendable », notait naguère Maurice souvent, Bonnard, Renoir, Rouault. En
Rheims. (C’était dit dans la logique du juge- commun à ces portraits, la paupière lourde, et
biographie de Jean-Paul Morel, auteur égale- ment sur l’art qui fait aujourd’hui florès dans presque toujours, la pupille absente. L’œil est
ment, dans l’excellent catalogue, d’une étude les maisons de vente. Koons sera-t-il « un trou sombre, ou bien une surface, délimi-
sur « Ambroise Vollard, l’écrivain masqué ». vendable » demain ?). Sur les collectionneurs tée, comme dans l’esquisse de Rouault, à
Liseur invétéré et divers il accompagne ses à la Madame Verdurin, Vollard a écrit un travers laquelle rien ne perce.
auteurs préférés de textes et d’illustrations. À chef-d’œuvre : La Visite de Nissim de Le plus surprenant des portraits fut peint
Bonnard, en1901, revint L’almanach illustré Camondo. par Renoir en 1917 : Vollard en toréador. On
du Père Ubu (XXe siècle). À Rouault (que L’exposition d’Orsay réunit les figures de ne devine pas dans le marchand déguisé en
Vollard mettait au pinacle) La Politique colo- proue que, grâce à Vollard, nous avons en torero la tauromachie à laquelle son regard
niale du Père Ubu. En 1913 il vend à Picasso legs : Degas, Derain, Matisse, Picasso, prend part parmi les couleurs, les formes, les
le grand panneau où l’on peut suivre la Rouault, Maillol, Renoir... Le catalogue, corps, les natures mortes dont il s’emparait.
complicité d’esprit entre Jarry et le Douanier précis, explore les richesses de la Galerie Les portraits que Picasso grava, d’un
Rousseau : Les Représentants des puissances Vollard, montre, chapitre par chapitre, les procédé à l’autre, à la conclusion de la Suite
étrangères venant saluer la République en orientations dues au choix du seul Vollard, Vollard, paraissent scellés sur le secret du
signe de paix : sur la place du Panthéon, ses relations avec les artistes, leurs réactions, marchand, que le peintre s’est employé à
parmi les couleurs des grands cordons, le noir l’accueil que leur firent les grands collec- percer de son œil aigu. C’est le secret partagé
des habits, et la nudité d’un chef négrillon. tionneurs d’Allemagne ou de Russie, du portrait cubiste de Vollard par Picasso.

18
PHILOSOPHIE

Le confident de papier
Le journal de Kierkegaard est un fleuve dont le lit ne cesse de s’agrandir et
dont chaque tentative de canalisation (nous en sommes à la troisième) élargit encore
le cours. Univers en expansion situé au confluent de l’écriture et de la conversation,
du réflexif et de la contemplation flânante, de la pensée et de la confidence, les archi-
ves de l’atelier du moi : comment Soeren est devenu sujet.

RICHARD FIGUIER

SOREN KIERKEGAARD dre tout jusqu’à sa vie », « l’idée pour laquel-


JOURNAUX ET CAHIERS DE NOTES. le vivre et mourir », quête exprimée dans un
Vol. I, Journaux AA-DD projet de lettre (fictive ?) de l’été 1835 qui
trad. de par Anne-Marie Finnemann et Paul Lafarge contient in nuce toute la démarche kierke-
L’Orante/Fayard éd., 446 p., 45 euros gaardienne, et ne voyons pas là l’éternelle
l’illusion rétrospective de celui qui connaît
la fin de l’histoire, bien plutôt l’effet cons-
tant d’une décision existentielle précoce

D
confirmée par un fragment de juillet 1838
ébarrassons-nous tout de suite des repro- dans lequel il écrit : « je vais travailler à
ches, expression d’une reconnaissante entrer dans un rapport au christianisme
ingratitude. Les éditeurs de l’adaptation fran- beaucoup plus profond ; car, jusqu’ici, j’ai
çaise du projet danois ont fait un choix discu- lutté pour sa vérité en restant en un sens
table : conserver la grande dominante germa- complètement en dehors de lui. » Déjà, dans
nophone de l’appareil critique. Ce choix la suite des carnets, les personnages de l’iti-
convient parfaitement aux lecteurs français néraire, et ses « étapes » ou « stades », vers
spécialistes de Kierkegaard qui peuvent, l’individu, Don Juan et Faust, sont là, déjà la
comme lui, passer du danois à l’allemand priorité du poétique sur la vie, réflexion
sans difficulté, mais le fiancé de Régine a de acquise au terme d’une très belle méditation
nombreux admirateurs non-germanistes et sur la nécessité de raconter des contes aux
ceux-là sont privés de la lecture des textes enfants, déjà, également, des fulgurances sur
des nombreux théologiens, philosophes, écri- le monothéisme et le christianisme abstrait,
vains, dont le journal s’inspire ou qu’il discu- les prémices du concept d’ironie. L’ami de
te. C’est, à mon sens, une occasion manquée : papier, l’atelier de penser ne témoignent pas
la traduction de l’allemand de la partie des affres d’un jeune bourgeois danois, mais
« commentaire » aurait pu mieux encore de l’immense travail de libération pour deve-
justifier la collaboration entre les Éditions de SOREN KIERKEGAARD nir un existant.

Le sujet de l’écriture
l’Orante, éditrice des Œuvres, et Fayard. Il en
est de même des annexes qui clôturent le
volume : le calendrier, dont la présence
témoigne d’une bonne volonté certaine, est
presque inutile puisque pur calendrier litur-
gique sans référence à la vie de l’auteur, les
cartes et plans sont sans légendes... C’est dit,
allons à l’essentiel.
Lecteur des mythiques Papirer jadis On désespérait un peu en France de la relève des études kierkegaardiennes.
publiés en français en cinq volumes dans la
collection « les Essais » chez Gallimard, on Les Wahl et les Jacques Colette en passant par les Vergote et les Viallaneix, pour n’en
n’ouvre pas sans émotion ce premier volume
d’une série qui doit en comporter onze. On nommer que quelques-uns morts ou vivants, doivent se réjouir de l’intérêt toujours
saisit notre héros dans ses années d’homme renouvelé des plus jeunes. Et c’est un jeune philosophe, mais aussi romancier, qui nous
de 20 ans, période durant laquelle il publie
son premier livre, Des papiers d’un homme livre, en même temps qu’un essai d’interprétation de l’œuvre du Danois, une belle
encore en vie (septembre 1838), et surtout se traduction d’un texte que l’on connaissait en français jusqu’ici sous le nom de l’Éco-
produisent deux des événements fondamen-
taux de sa vie, la rencontre avec Régine le du christianisme (que Rachel Bespaloff de son côté citait comme l’Apprentissage du
Olsen en mai 1837 et la mort du père en août
1838. Il est souvent assez difficile de dater christianisme).
avec précision les notations des carnets,
mais, pour le tout premier regard porté sur
Régine, si l’on se fie à l’allusion que RICHARD FIGUIER
Kierkegaard en fait lui-même le 8 mai, on
peut lire l’écho d’un profond ébranlement

S
dans lequel « l’éveil d’une inclination » le
dispute à la nécessité de « gagner son âme », VINCENT DELECROIX i les commentateurs de Kierkegaard s’at-
à laquelle est interdite l’Eden terrestre. SINGULIÈRE PHILOSOPHIE tachaient à éclairer le paradoxe du philo-
Quant au père et le fameux « tremblement de Essai sur Kierkegaard sophe non-philosophe et des relations de la
terre » qu’il a provoqué et dont il sera plus Le Félin éd., 260 p., 24,90 euros philosophie avec son autre, au motif que ne
tard question dans le journal, le 11 août pas philosopher c’est encore philosopher et
1838, trois jours après sa mort, il est « l’ami SOREN KIERKEGAARD que l’on n’échappe pas, dès lors que l’on
dévoué ». Ces deux faibles résonances d’épi- parle, à la logicité et à la question des fonde-
sodes importants témoignent bien d’une EXERCICE EN CHRISTIANISME
époque où le solitaire de Copenhague cher- trad. du danois et présenté par Vincent Delecroix
che la pierre précieuse « pour laquelle ven- Le Félin éd., 309 p., 18,90 euros SUITE

19
PHILOSOPHIE SUITE KIERKEGAARD/FIGUIER

ments, Vincent Delecroix prend son point de sophique-narratif de soi » ce que Delecroix tion, mais dans le devenir sujet. On ne devient
départ depuis l’autre rive, celle qu’il nomme nomme justement des « miroirs discursifs pas sujet devant le monde, mais devant un
« écriture ». Kierkegaard n’est pas un philo- réfléchissants » élaborés dans un « studiolo autre sujet, et, comme l’explique l’une des
sophe, ne fait pas de philosophie, mais fictionnel ». À l’époque du confort bour- dernières œuvres du solitaire de Copenhague,
qu’est-il alors et que fait-il ? Il écrit, il est geois, le miroir, comme le soulignent à la fois la Maladie à la mort, qui en constitue sa «
écrivain. Adorno et Benjamin en commentant mesure ». La mesure de l’homme ne peut être
Rien de plus normal pour quelqu’un qui Kierkegaard – Walter Benjamin remarque le monde, l’État, le savoir ou l’Art, mais Dieu.
déclare, dans sa Correspondance (1), référen- dans les Passages à propos de Mallarmé que, Seule la foi comme « décision » d’existence
ce étrangement absente du livre de Delecroix, jamais autant qu’au XIXe siècle, les hommes qui fait « plonger le moi voulant être lui-
« être amoureux de sa plume », ou encore n’ont vu leur image dans les glaces des cafés, même à travers sa propre transparence dans
« d’être né pour l’intrigue », et enfin de des magasins, des passages, des appartements la puissance qui l’a posé ».
« tenir poétiquement sa vie entre ses mains », – devient l’instrument privilégié de la projec- Ce qu’il faut de ruse, de théâtre, de
ce poétique qui « précède le réel, ce qui ne tion des secrets du moi. Le miroir kierkegaar- « personnages conceptuels », selon la formu-
signifie pas que le poétique s’achève où dien n’est pas celui du désastre d’Igitur, le de Deleuze reprise par Vincent Delecroix,
commence le réel, mais qu’il est plus ancien l’écrivain « intrigant » construit des fictions pour devenir un singulier et pouvoir écrire en
et qu’il le limite, comme l’éternel limite adressées au lecteur, il est tour à tour auteur, vérité « je » ! Déjà Jacques Colette nous
toujours le temporel ». Écrivain donc parce épistolier, éditeur, mais toujours pour une demandait jadis de nous « représenter
que l’existence est dans le temps, parce que la parole adressée, conversation et musique, « Kierkegaard écrivant », Vincent Delecroix
subjectivité doit advenir devant l’Éternel texte contre la textualisation », « mimétique met en plein jour la production du sujet
dans le temps. Si la subjectivité à peine déga- de l’oralité », selon les heureuses formules de Kierkegaard par une écriture paradoxale qui
gée par la modernité ne veut pas s’annuler en notre guide, une parole pour, comme Lévinas cherche et réussit enfin à faire entendre, à qui
une ego-logique, si elle sait qu’elle n’est pas parle de la pensée pour et non pas de. veut entendre, une voix.
un principe, mais un advenir, elle ne peut se Écrire, « intriguer », constitue le chemin
garantir dans une encyclopédie déductive où pour découvrir le sol originaire, plus ancien 1. Traduite et présentée par Anne-Christine
l’on retrouve à la fin ce qui était au début. Il que la posture théorétique de la philosophie : Habbard, Paris, Éditions des Syrtes, 2003, voir
lui faut plutôt pour « l’éclaircissement philo- l’homme ne s’achève pas dans la contempla-

Insaisissable et capricieux
Q. L. n° 871.

Dans nombre de cas, on ne fait pas ce qu’on veut (ou ce qu’on croyait vouloir) : l’une des formes majeures de la faiblesse de
caractère ou de volonté, de commencer tout
on se remet à fumer ou à boire, on trompe son ou sa partenaire, on annule in-extremis de suite (et pas demain), en supposant que
un indispensable rendez-vous chez le dentiste. Ovide a donné de ce comportement une « faire le bon choix dans le présent rend plus
facile de faire le bon choix dans l’avenir ».
formule inoubliable qu’il met dans la bouche de Médée : Video meliora proboque, Elster, sans nous décourager, voit là une
deteriora sequor : « je vois le bien et je l’approuve, mais je fais le mal. » forme de « raisonnement magique » dont il
donne deux autres exemples. Le premier est
le « paradoxe du vote » : l’intérêt de tous est
qu’une grande partie des électeurs participe
PIERRE PACHET
au vote ; et il n’est dans l’intérêt de personne
JON ELSTER meilleur exemple ». À ces hypothèses, Elster de voter (« la chance d’avoir une influence
RAISON ET RAISONS
préfère opposer l’idée que c’est dans le temps sur le résultat est nettement moindre que le
Collège de France/ Fayard éd., 64 p., 10 euros que se produit le changement de « préféren- risque de mourir dans un accident de voiture
ces ». L’individu a une certaine conception de en se rendant aux urnes »). Le citoyen qui
AGIR CONTRE SOI. son intérêt, il a des préférences, et il spécule vote se dit : je suis semblable aux autres
LA FAIBLESSE DE VOLONTÉ sur un « escompte hyperbolique du futur ». citoyens ; si je vote, il est probable que les
Collège de France/ Odile Jacob éd., 156 p., 25 e Hyperbolique, et non exponentiel : dans l’es- autres feront de même. Ce raisonnement est
compte dit « exponentiel », « un bien qui est en effet sans valeur. De même, doit-on être
préféré à l’autre à un instant lui sera toujours fidèle à son partenaire ? « L’infidélité est une

Jemployons
préféré ». Dans l’escompte dit « hyperbo- stratégie dominante, c’est-à-dire qu’elle
on Elster essaie de décrire ce qui se passe lique », le simple passage du temps amène le donne une situation préférée pour chacun,
alors en nous, et les moyens que nous sujet, sans qu’il change de but ni de logique, quoi que fasse l’autre. Néanmoins le résultat
pour remédier à cette « faiblesse à changer de préférence, à ne pas mettre de prévisible – la double infidélité – est pire
de volonté » – et non « de la volonté », ce qui côté chaque mois la somme qu’il avait décidé pour chacun d’eux que la fidélité mutuelle »
supposerait que « la » volonté existe, comme d’économiser ou à boire trop tôt le vin qu’il (je ne discute pas cela, qui serait discutable).
une sorte de « muscle mental » qu’il suffirait aurait fallu laisser vieillir encore quelques On réagit souvent à ce dilemme par la
d’activer, alors que justement, « la volonté », années. « pensée magique », qu’illustrent des passa-
c’est ce dont cette étude essaie de surprendre Ce qui est excitant chez Elster, c’est que ges de Proust : ainsi Saint-Loup s’abstient de
la nature insaisissable et le fonctionnement chez lui l’exigence logique ne rend pas l’ex- s’intéresser aux jeunes filles que lui présente
capricieux, en mettant de l’ordre dans les posé aride : il emprunte ses exemples à la vie le héros, « à cause d’une sorte de croyance
faits et en tentant d’en rendre raison. ordinaire ou à l’actualité, et ses schémas superstitieuse que de sa propre fidélité
Décrire ce qui se passe : on peut, comme le explicatifs aussi bien à des textes de grands pouvait dépendre celle de sa maîtresse ».
proposent la psychanalyse, ou le philosophe moralistes (Sénèque, Montaigne, La Par ces analyses (Elster est « analytique »,
américain Donald Davidson, imaginer que le Rochefoucauld, Proust) qu’aux travaux des sans que son travail soit pour autant affilié à
moi n’est pas unifié, qu’il se divise en instan- psychologues, économistes ou théoriciens de la « philosophie analytique », qui est plus
ces (Freud), qu’il est « cloisonné » la politique. Surtout, il a un humour qui vient lente dans sa progression, plus méthodique),
(Davidson). Selon Freud, écrit Elster, « le moi en partie du contraste entre les types d’exem- on apprend à réfléchir de façon neuve non
est comme un gouvernement engagé dans un ples qu’il prend, et qu’il juxtapose tranquille- seulement à l’énigme de la « faiblesse de
combat sur deux fronts, contre la guérilla du ment. Ainsi, il examine la façon dont, pour volonté » et aux façons efficaces ou non de
ça et les paramilitaires du surmoi. Si l’on veut lutter contre la faiblesse de volonté, nous lutter contre elle, mais plus généralement à ce
comparer le fonctionnement de l’individu à nous imposons des « lois privées » (on voit la qu’est une personne, un caractère. Sous cet
celui d’un État, comme on le fait depuis différence avec l’idée de « surmoi », institué angle, Elster est proche de Montaigne, qu’il
l’Antiquité [cf. la République de Platon], la par l’éducation). La loi privée m’impose, cite plusieurs fois avec à-propos, par exemple
Colombie contemporaine offre peut-être le pour lutter contre la procrastination qui est pour défaire l’idée qu’un homme serait

20
PHILOSOPHIE

courageux une fois pour toutes : « l’estrange- chaire de « Rationalité et sciences sociales », quand en 1958 il refuse à Michel Debré
té de nostre condition porte que nous soyons est dans le chapitre où il examine les « répon- d’inscrire dans la Constitution le principe -
souvent par le vice mesme poussez à bien ses institutionnelles » à la faiblesse de que pourtant il préférait – du scrutin majori-
faire... Par quoy un fait courageux ne doit volonté, ou à l’emportement irréfléchi des taire, avec cet argument, qui est d’un fin poli-
pas conclurre un homme vaillant : celuy qui assemblées, par exemple l’institution d’une tique : « On ne sait jamais ce qui peut arri-
le seroit bien à poinct, il le seroit toujours, et chambre haute – un Sénat – ou d’une autori- ver. Il pourrait y avoir un jour, à nouveau, des
à toutes occasions ». Avec en renfort cette té indépendante – Conseil Constitutionnel, raisons de revenir à la proportionnelle dans
formulation de Proust : « Nos vertus elles- Cour Suprême – ou les modifications de la loi l’intérêt national, comme en 45 » (où il
mêmes ne sont pas quelque chose de libre, de électorale. J’y renvoie les lecteurs, qui en s’agissait d’éviter d’avoir une Assemblée
flottant, de quoi nous gardions la disponibili- seront je crois éclairés, stimulés, et divertis. nationale dominée par une énorme majorité
té permanente... » De Gaulle fournit là des exemples drôles et communiste). Parmi les livres précédents et
L’un des développements les plus passion- bien choisis, aussi bien lorsqu’il décida d’ar- comparables de Jon Elster, je signale Le
nants de ce petit livre, issu de conférences au rêter de fumer et « l’annonça à tous ses laboureur et ses enfants (Minuit, 1987), dont
Collège de France où Elster, Norvégien d’ori- proches afin de rendre plus coûteuse et donc j’avais rendu compte dans le n° 504 de la
gine (qui écrit un français parfait), occupe la moins probable une rechute éventuelle », ou Quinzaine (1-15 mars 1988).

PSYCHANALYSE

Cliniciennes avec la démarche d’Helene Deutsch. Certes


l’abondance des travaux ne se compare
guère, les temps ne sont plus les mêmes et
l’enseignement de Lacan, du Lacan des
années soixante notamment, dont l’auteur de
ce petit livre a su se nourrir, est passé par là !
MICHEL PLON Mais il n’en reste pas moins que l’on retrou-
ve ici un appétit vivifiant pour la clinique,
pour la vie quotidienne et pour l’écheveau
HELENE DEUTSCH tôt en conflit ouvert avec sa mère et au-delà complexe, souvent étouffant, parfois
LES « COMME SI » avec les normes morales de la petite bour- mortifère que constitue cette entité toujours
ET AUTRES TEXTES (1933-1970) geoisie juive polonaise de l’époque, ne mit renaissante bien qu’aussi souvent honnie, la
Textes réunis et préf. par Marie-Christine Hamon jamais à l’écart de son travail ses propres famille.
trad. de l’allemand par Sacha Zilberfarb difficultés existentielles, affectives notam- Il la désire mais ne l’aime pas ou plus, elle
et de l’anglais par Christine Orsot ment. Son expérience de la souffrance – son l’aime mais ne le désire plus ou pas, du duo
et Marie-Christine Hamon autobiographie parue en français en 1986 en amoureux au duel haineux, ces apparentes
coll. Champ freudien témoigne avec talent – participait de sa luci- incohérences, les crises et les tempêtes qui
Seuil éd., 364 p., 25 euros dité clinique. secouent les couples, jeunes ou vieux, et
Le texte-phare de ce volume, auquel il traversent les familles, autant de données
NICOLE CERF-HOFSTEIN donne son titre, date de 1934 : il y est ques- parmi d’autres qui constituent le tout venant
IL ET ELLE DUO DUEL tion de ces individus qui tout en présentant de ces profils névrotiques qui, désemparés,
Seuil éd., 141 p., 15 euros une apparence de parfaite « normalité », en voire désespérés, en proie à une souffrance
conférant le sentiment d’une adaptation dont ils ne saisissent pas plus les tenants que
accomplie n’en procurent pas moins à celui les aboutissants, viennent rencontrer un
qui les côtoie un malaise inassignable. Ils analyste.
sont « comme si », comme si tout allait bien En un temps où le vocabulaire psychana-

M
et pourtant le sentiment s’impose que leur lytique tend à devenir une vulgate à même
arie-Christine Hamon, à laquelle on doit absence de relief, leur manque absolu d’ori- de remplir les rayons des supermarchés, la
désormais avec ce volume qui vient ginalité, désigne un problème : quelque chose première partie du livre de Nicole Hofstein
compléter le précédent intitulé Les « cloche » derrière cette apparence lisse et pourra sembler anodine, voire simpliste à ces
Introuvables Cas cliniques et autoanalyse insaisissable, quelque chose que la psychana- analystes par trop installés dans leurs certi-
paru chez le même éditeur en 2000 (cf. La lyste s’efforce de cerner en multipliant les tudes : pourtant, ce rappel rigoureux de ce
Quinzaine n° 801) l’intégralité en français exemples qu’elle a pu écouter – plus tard au que désignent les termes de névrose, d’hys-
des travaux d’Helene Deutsch, a raison de le soir de sa vie, et alors que de plus jeunes térie ou d’obsessionnel, de ce que signifie ce
souligner : l’insistance mise à étiqueter cette analystes dissertaient sur cette catégorie des terme névralgique, la répétition, de ce que
psychanalyste, dont les travaux sur la « comme si », elle en marqua un certain éton- signifie aussi ce terme de structure dont le
psychologie féminine retinrent l’attention de nement, laissant entendre qu’elle n’avait repérage constitue le préalable à une écoute
Simone de Beauvoir, comme la spécialiste du jamais rencontré qu’un cas véritablement attentive et adaptée d’un être en détresse, cet
« masochisme féminin » participe de l’occul- « comme si » – pour en proposer une esquisse ensemble constitue une sorte de bagage
tation de l’essentiel de sa démarche. de théorisation, un diagnostic de psychose indispensable pour celui qui, profane
Helene Deutsch loin de se draper dans des qu’elle manie cependant avec une prudence mais soucieux de rigueur et de prudence, a
prétentions théoriques plus proches de la témoignant de ce qu’elle n’était pas, n’a compris, en quelque sorte intuitivement, que
spéculation que de l’élaboration fondée sur jamais été enfermée dans des certitudes hors les drames et autres impasses qui ponctuent
l’écoute des patients, n’hésitait pas à le de propos. Pour Helene Deutsch qui savait le cours d’une vie familiale et dont on peut
déclarer, « Je suis une clinicienne avant manier l’audace autant que la rigueur, n’hési- repérer la réapparition de génération en
tout ». La finesse de cette clinique, fondée tant pas le cas échéant à contredire Freud lui- génération, fut-ce le plus souvent sous des
notamment sur l’attention portée à l’histoire même, la psychanalyse était « un art », une formes trompeuses parce qu’apparemment
familiale des patients, qui lui permit d’identi- discipline qui ne « s’apprend pas comme différentes, ne relève pas de la génétique
fier fréquemment des cas de psychoses qui n’importe laquelle ». A bon entendeur salut comme certains se plaisent à l’imaginer,
n’avaient rien d’évident, les profils qu’elle serait-on tenté de dire aujourd’hui ! quand bien même cela prend les allures de
en dégage pour en proposer une lecture Pour qui connaît un tant soit peu son scep- processus héréditaires. C’est à la lumière de
théorique qui ne sacrifie pas volontiers à ticisme amusé, pour qui l’aura entendue ici ces prolégomènes, mise en place souple et
l’orthodoxie, autant d’éléments qui, loin de ou là distiller avec passion les méandres d’un jamais pontifiante d’un cadre théorique,
démentir cette déclaration, témoignent au parcours analytique dans quelque discret qu’on lira les histoires cliniques qui
contraire de ce que cette psychanalyste née cénacle de travail, ce premier livre de Nicole suivent : l’auteur y témoigne aussi bien de
en 1884, appelée à devenir l’élève chérie de Hofstein ne constituera pas une surprise et sa perspicacité que de son humour un rien
Freud qui pourtant ne la ménagea guère, très guère plus en définitive le rapprochement désabusé.

21
PSYCHANALYSE

Les temps noirs


MICHEL PLON
ISABELLE que cite l’auteur du livre, résume bien la leurs destinataires, témoignages d’un au-delà
VON BUELTZINGSLOEWEN vanité de la thèse ressassée de « l’extermina- du temps, d’un au-delà du monde en proie à
L’HÉCATOMBE DES FOUS.
tion douce » : « Le placard vichyste est déjà d’autres violences.
La famine dans les hôpitaux psychiatriques
bien encombré sans qu’il soit besoin de l’en- Patrick Faugeras est allé s’immerger dans
français sous l’Occupation richir de nouveaux cadavres ». On devrait ces archives, il en a ramené un choix de ces
Aubier éd., 509 p., 22 euros commencer de le savoir, il n’est pas néces- lettres dans lesquelles la drôlerie pathétique le
saire de disposer d’une armée de bourreaux dispute à la désespérance tragique. Une parmi
LETTRES MORTES pour que des hécatombes se produisent, d’autres, mais il faut toutes les lire « s’il en est
Correspondance censurée de la nef des fous, aujourd’hui encore ; le mépris, l’indifférence encore temps ! » comme le recommande Jean
Hôpital de Volterra (1900-1980) et le « laisser faire » du plus grand nombre y Oury dans le post scriptum qu’il donne à cet
Présentation, trad. et photographies de Patrick suffisent. ouvrage, une parmi d’autres qui nous donne à
Faugeras, Post-scirptum de Jean Oury N’en déplaise à ceux qui crurent bon de entendre la supplique d’Ugo adressée à son
Encre et Lumière éd., 190 p. tourner en dérision son combat qui devait frère Adolfo pour qu’il intervienne auprès de
30260 Cannes et Clairan aboutir en 1980, honneur de l’Italie pré- la femme de son compagnon d’infortune,
berlusconienne, à la fermeture des hôpitaux Ruffo Chiaspani, afin qu’elle fasse les
psychiatriques au terme d’une loi qui porte démarches nécessaires, démarches illusoires
son nom, Franco Basaglia pointait haut et fort sans doute, pour la sortie de son mari et la

Iunelmais
que la caractéristique première qui frappait sienne, Ugo, par la même occasion, sortie
fallait beaucoup de sérieux et d’exigence, au visage le visiteur des hôpitaux psychia- promise depuis des temps immémoriaux par
aussi d’abnégation, pour aller contre triques italiens – ceux de France n’avaient le directeur de l’hôpital. Une ligne rajoutée à
mode, celle du devoir de mémoire trop pas, n’ont peut-être pas encore aujourd’hui, la fin de cette longue missive résonne comme
souvent dévoyé, contre une thèse accréditée grand-chose à leur envier – n’était ni la folie les dernières notes d’un miserere : « Je te
par des travaux amplement soutenus par les ni la maladie mais la misère. demande de penser à tout ce que je t’ai dit
médias, thèse qui voulait que les quelques L’hôpital psychiatrique de Volterra, cette dans cette lettre ».
45 000 malades mentaux morts de faim dans
les hôpitaux psychiatriques français pendant
l’Occupation aient été les victimes d’un plan
d’extermination froidement planifié par les
autorités de Vichy obéissant en cela comme
en d’autres domaines aux ordres des nazis.
Au terme d’enquêtes multiples patiem-
ment conduites et excluant toute forme de
concession ou d’approximation, après
analyse des archives et lectures de la foule de
documents chiffrés rendant compte de tous
les aspects d’une gestion catastrophique des
hôpitaux psychiatriques durant cette sinistre
période, Isabelle von Bueltzingsloewen
démontre que cette extermination calculée,
dite « douce », est une pure invention, ce qui
ne signifie évidemment pas que ce qu’elle
appelle avec respect et émotion « l’hé-
catombe », les milliers de morts, n’a pas
existé. Le contexte économique et l’appau-
vrissement croissant du pays en est certes un
facteur explicatif mais plus encore la négli-
gence, l’inattention, l’importance très
secondaire dont cette population silencieuse-
ment et chroniquement maltraitée a été l’ob-
jet – quand elle ne l’est pas encore en bien
des cas – ce sont là des éléments bien plus
essentiels pour ce qui est du déroulement de
cette tragédie.
En démasquant le caractère fallacieux de
la thèse d’une extermination concertée, l’au-
teur ne rétablit pas seulement, en historienne
scrupuleuse, une vérité jusque là travestie,
elle fait apparaître au premier plan ce que fut,
malgré le courage de certains psychiatres HÔPITAL DE VOLTERRA PAR PATRICK FAUGERAS
pour la plupart politiquement engagés, le
lamentable état de la psychiatrie dominé par
le mépris dans lequel ces malades étaient petite ville du nord de la Toscane dont Ces lettres « volées », comme les appelle
tenus. Luchino Visconti avait laissé entrevoir l’am- Jean Oury, ont trouvé, dit justement le même,
Du même coup, l’alibi de l’extermination, biance austère en quelques plans de son film leur destinataire avec Patrick Faugeras qui
du génocide planifié et la bonne conscience Vague stelle dell’orso, était comme les autres, s’en est fait le passeur et qui orne ce recueil
que paradoxalement certains pouvaient en submergé par cette misère : lors de sa ferme- des splendides photos qu’il a faites dans les
retirer apparaissent pour ce qu’ils sont, des ture on entassa dans des placards – encore pavillons de l’hôpital. Du même coup le livre
trompes-l’œil particulièrement odieux. Une des placards – des lettres par dizaines, écrites prend un autre statut, celui d’un objet
phrase d’Henry Rousso, l’historien de ces par les malades, lettres alors censurées, précieux entre tous, d’un hommage à ces
temps noirs, de ce « passé qui ne passe pas », caviardées ou tout simplement détournées de épistoliers du lointain.

22
HISTOIRE

Empire byzantin et Europe latine


Dans la perception commune, le « Moyen Âge » est la période historique qui
désigne le millénaire situé entre les derniers temps de l’Empire romain d’Occident, à
la fin du Ve siècle, et l’émergence des États dits « modernes » qui, à la fin du XVe,
marque la Renaissance. Le caractère décisif de la période résiderait en une dissolu-
tion « féodale » des pouvoirs publics.

ALAIN LÉVY
ÉVELYNE PATLAGEAN plongées dans l’Antiquité tardive de l’empire commençant par la justice, que la seigneurie
UN MOYEN AGE GREC constantinien. Ce dernier se distingue de ce devient banale.
Byzance IXe-XVe siècle qui l’a précédé par la modification décisive Or, à Byzance, de manière concomitante à
Coll. L’Évolution de l’humanité qui a porté l’Église aux côtés du pouvoir partir &du IXe siècle, le classement des
Albin Michel éd., 474 p., 26 euros impérial, et par l’armature durable que ce contribuables en deux catégories, les mili-
dernier tient de la réforme fiscale de la fin du taires (stratiotai) et les civils (politai), inscrits
IIIe siècle et du début du IVe. sur deux rôles distincts et désignés collective-
Cette réforme « constantinienne » carac- ment comme stratiôtikon et politikon,

C
térisée par la christianisation (du) politique et annonce l’affirmation d’une aristocratie issue
l’exercice fiscal du pouvoir, assume le double certes de la guerre au service de l’Empereur,
ette séquence, élaborée en Europe occi- héritage des monarchies hellénistiques – le mais bientôt lignagère et cimentée par ses
dentale et pour elle, a été érigée par l’his- souverain et son pouvoir patrimonial – et de alliances matrimoniales. En fait, dès le VIIIe
toriographie occidentale en une grille de la république romaine structurée par son siècle, la parenté semble devenir un facteur
lecture discriminante qui exclut du « Moyen administration, son droit écrit, sa monnaie, structurant primordial dans l’Empire grec.
Age », toute aire, dont notamment l’Empire ses routes et sa poste. Le « modèle constanti- Politiquement, l’appartenance par le sang ou
byzantin, où ne se reconnaît pas le « système nien » promeut une structure d’État à trois par l’alliance à la parentèle impériale
féodal ». C’est à nuancer ce point de vue que composantes – l’empereur, le fisc et constitue le fondement de la légitimité.
s’attache l’ouvrage, extrêmement documenté, l’église –, où s’exerce une puissance publique C’était déjà le cas dans l’Empire romain, mais
d’Évelyne Patlagean . distincte de la personne du souverain. Cette avec la révolution aristocratique qui aboutit
Selon Marc Bloch, auquel se réfère l’au- romanité, dont la continuité caractérisait finalement sous les Comnème au XIIe siècle,
teur, le système féodal se situe dans une Byzance, fut une revendication constante des elle constitue autour de l’Empereur, l’instance
Europe de l’Ouest et du Centre délimitée « au empires d’occident, carolingien aussi bien politique elle-même. En revanche, la fidélité
faisceau romano-germanique borné par les qu’ottonien, et marqua de manière profonde d’homme à homme y apparaît politiquement
trois blocs – mahométans, byzantin et slave » la papauté médiévale. L’aire du modèle secondaire et socialement subordonnée au
et s’inscrit chronologiquement dans la pério- constantinien délimiterait ainsi un périmètre réseau de parenté. Le rapport fondé sur le
de qui court du lendemain des dernières inva- médiéval unique intégrant, outre l’Empire
sions des IXe-Xe siècles, aux grands change- byzantin, l’Europe occidentale et « l’entre-
ments économiques qui se manifestent dès les
Ce que montre
deux slave » d’influence latine. Il ne s’agit
dernières années du XIe jusqu’au XIIIe. Dans pas, selon Évelyne Patlagean, de méconnaître
l’impact germanique sur l’Occident, mais de
l’Empire grec
Une autre grille
« descendre à une profondeur d’histoire
structurelle où cet impact lui-même devient
de lecture une variante parmi d’autres et ne constitue
plus le cœur du millénaire médiéval ». service de l’un rétribué par l’autre conserve
Évelyne Patlagean observe en outre, et dans la documentation un caractère surtout
même démontre, qu’entre les deux « pars » public. La fidélité jurée à l’Empereur, par les
cet espace, au-delà de variations locales issues de la romanité, les divergences ne sont fonctionnaires, le clergé et tous les sujets,
inhérentes aux contrastes du passé, on recon- pas aussi accentuées qu’il y paraît au premier demeure centrale et prend après 1204 une
naît partout une tonalité de civilisation abord. Dans son interprétation du modèle importance accrue du fait de la fragmentation
commune : « celle de l’Occident », défini féodal, Marc Bloch met en avant l’extrême du territoire, mais le serment privé d’homme
comme « l’Europe entre la Tyrrhénienne, force des liens de sang complétés par le à homme reste rare.
l’Adriatique, l’Elbe et l’Océan » dont le cœur second cercle des liens de fidélité et leurs Concernant la contrepartie qui subven-
se situait entre Loire et Rhin, mais qui rétributions. Dans cette perspective, c’est la tionne et récompense le service des armes,
s’étendait de Lübeck à Naples et Valence. disposition des hommes et non la possession l’Empire grec montre aussi, à première vue,
L’islam et le monde byzantin lui étaient des choses qui passe pour véritable richesse. les deux étapes que l’on repère dans
étrangers. De surcroît, dans une perspective Les liens de dépendance sont à deux niveaux l’Occident promis à la féodalisation. Les
dialectique, la séquence féodale est même : la vassalité et le fief d’un côté, pour les caté- « militaires » grecs des IXe-Xe siècles
posée comme maillon obligatoire précédant la gories dominantes de guerriers, la domination remplissent une obligation publique gagée sur
modernité politique de l’État occidental et, seigneuriale d’un autre côté, le servage, qui leur terre, c’est-à-dire sur leurs moyens de
promue au rang d’outils pour l’analyse des fond l’ensemble des conditions existantes s’équiper. Le même critère joue au même
sociétés passées quelles qu’elles soient, elle depuis l’esclave chassé jusqu’à l’alleutier qui moment pour les liberi homines d’Occident.
exclut de l’accès à la modernité celles qui ne a renoncé à son indépendance par la Plus tard, chevaliers d’Occident et bénéfici-
l’ont pas connue. commande. Tous ces hommes, vassaux et aires d’une pronoia dans l’Empire grec
A partir de ce constat historiographique, serfs, attendent de leur « seigneur » une remplissent une fonction comparable, mais si
Évelyne Patlagean propose une autre grille de subsistance le plus souvent sous forme d’une la pronoia grecque semble à première vue
lecture, privilégiant comme facteur concession de terre et/ou de ses revenus, qui analogue au fief chevaleresque, elle s’en
prépondérant non plus les interventions constitue non un transfert de propriété mais distingue en fait radicalement en ce que sa
germaniques dans la romanité tardive, un salaire non monnayé, la rétribution d’un substance demeure d’origine exclusivement
« l’Europe est fille des invasions » (Marc service. Ce n’est que plus tard, lorsque les publique. Son attribution est décidée par le
Bloch), que Byzance a ignorées comme seigneurs superposent au prélèvement doma- pouvoir central et son passage dans les patri-
l’Europe a ignoré les invasions slaves et nial la captation à l’échelle du château des
turques, mais l’héritage commun de racines prérogatives de la puissance publique, en SUITE

23
HISTOIRE SUITE PATLAGEAN/LÉVY

moines étroitement contingenté et précaire. homme, elle l’a intégré en partie aux liens a eu fragmentation et délocalisation, mais dans
En fait, la différence fondamentale entre personnels. Ce sont les conditions matérielles, les deux cas c’est une aristocratie guerrière
l’Empire byzantin et l’Europe latine réside notamment la médiocrité des communications bientôt héréditaire qui accapare et exerce le
donc dans la continuité de la puissance et la faible monétarisation, qui assurent la pouvoir d’État.
publique dans l’un au moment même de son primauté des pouvoirs locaux et interdisent Selon l’auteur, entre les deux espaces poli-
éclipse apparente dans l’autre. Apparente parce l’instauration d’un salariat toujours en usage tiques issus de l’Empire romain, les perma-
que le paradoxe féodal veut qu’elle y demeure dans l’Empire grec. À Byzance, le pouvoir nences structurelles prévalent sur les diver-
référence indispensable. Les pouvoirs central s’est maintenu et l’État ne s’est pas gences de formes. jusqu’à ce qu’en 1453
seigneuriaux, en Occident, n’ont jamais dissout, mais la puissance publique a été (chute de Constantinople), ou même 1461
entièrement oblitéré d’autres pouvoirs plus investie par une parentèle impériale formée en (chute de Thessalonique), la victoire
anciens : celui du roi et celui du « peuple » réseau de plus en plus étendu par le moyen de ottomane ne les sépare plus radicalement. En
(populus, folk). Le système féodal n’a pas ses alliances matrimoniales. Somme toute à ce sens, ils appartiennent à une même
effacé l’existence d’une forme de souveraineté Byzance il y a eu appropriation de l’État au histoire, celle de la Chrétienté médiévale.
différente de l’attache personnelle d’homme à sommet par l’aristocratie là où en Occident il y

Les œuvres-témoignages
En mars 1940, Margarete Buber-Neumann est extraite de son camp en Sibérie,
transférée à la prison Bourtiki à Moscou, conduite en train jusqu’à Brest-Litovsk,
remise avec d’autres détenus par le NKVD aux mains de la Gestapo, conduite au camp
de Ravensbrück. Elle fit le récit de sa double expérience des camps nazis et sovié-
tiques, et en témoigna au procès Kravchenko, en pleine guerre froide.

ANNETTE WIEVIORKA
CLAUDE MOUCHARD de l’œuvre, et non du simple témoignage. tion des liens humains, à la violence subie, à
QUI SI JE CRIAIS... ? Car ce qui les distingue, du simple témoi- la souffrance, à l’interdiction de dire, à l’ef-
Œuvres-témoignages dans les tourmentes gnage soucieux de transmettre le contenu facement des traces. A plusieurs reprises,
du XXe siècle d’une expérience (« tout témoignage, quels Claude Mouchard revient sur la neige, telle
Laurence Teper éd., 510 p., 27,50 euros que soient son degré ou son type d’élabora- qu’elle est présente dans le premier des récits
tion, est habité par la question de sa réception de la Kolyma, et dans lequel il voit une
»), c’est qu’elles « osent ce qu’il y a de plus parabole : engloutissement d’innombrables
aléatoire et de plus imprévisible : le rapport vies, effacement des voix, mais aussi support
littéraire au lecteur indéterminé, l’adresse où s’inscrit la trace. Elle enveloppe tous les

L
poétique à ce que Mandestam appelle textes de Chalamov, « donne à sentir le
es communistes, certains survivants des l’“interlocuteur” ». mouvement même de l’auteur, son épuisant
camps nazis, dénièrent la réalité de son Les œuvres que Claude Mouchard lit pour effort d’écriture pour retrouver ce monde
expérience. Ainsi cet homme qui lui jette des nous, avec nous, ont toutes trait à la destruc- perdu et nous y faire accéder : désir
regards haineux, « Comme si j’étais le pire de tion massive, à l’annihilation, à la pulvérisa- impérieux, volonté qui n’a pas fléchi. » Neige
ses ennemis ». aussi chez Mandelstam :
« Margarete Buber-Neumann face au
déni » constitue la section II de l’ouvrage que Ô cette lente, cette suffocante étendue !
Claude Mouchard consacre aux œuvres-
témoignages, ces œuvres « formées lente- Et encore Celan :
ment, après coup, ou qui avaient fulguré dans
le temps même de l’oppression », ces œuvres Blancheur, étalée au loin.
qui ramènent à l’histoire, celle des crimes de Par dessus, à l’infini
masse. Elle tisse un lien entre les oeuvres La trace de traîneau de ce qui fut perdu
nées de la Shoah et des camps nazis
– Antelme, Kertész, Presser, Suzkever, Ainsi, si les situations historiques sont
Pachet, Nelly Sachs – et celles issues du différentes, irréductibles les unes aux autres,
Goulag - Akhmatova et Chalamov puisque les œuvres, elles, se croisent, se lient comme
Claude Mouchard a choisi d’organiser son Fugue de mort (Celan), Vers du soldat incon-
ouvrage en cinq sections, selon les événe- nu (Mandelstam), Kaddish pour l’enfant qui
ments historiques auxquels elles ont trait, les ne naîtra pas (Kertész). La « tombe dans
deux dernières concernant Hiroshima l’air » (ou « d’air », ou « dans les nuages »
(Takarabe Toriko, Toge Sankichi, Ibuse apparaît en effet dans les trois écrits. « La
Masuji, Ôoka Shohei) et l’œuvre de Rithy tombe manifeste en général le désir de traces
Panh, S-21. et l’intention qu’à la disparition des corps
Qui, si je criais, entendrait donc mon cri vivants survivent les noms, inscrits sur le bois
parmi les ordres des anges ? C’est le premier ou dans la pierre. Mais c’est à quoi, dans les
vers de la première des Élégies de Duino de trois cas réunis ici, ne répond que l’annula-
Rilke. « Des cris innombrables fusèrent dans tion dans la terre ou, surtout, la disparition
le siècle » qui suivit leur composition entre dans les airs. Cependant, la tombe se forme
1912 et 1922. « Des anges, il ne s’en trouva aussi dans ces écrits en tant qu’ils sont
pas pour les écouter ». Ainsi l’impérieuse œuvres. Elle rend évident, localement, en eux,
nécessité de dire pour ceux pris dans les tour- quelque chose de leurs constructions respec-
mentes du XXe siècle et l’interrogation sur tives. Elle présente à sa manière la saisie
l’écoute de ce cri sont au cœur de l’ouvrage externe, par les œuvres, de l’espace temps –
de Claude Mouchard. L’œuvre et la réception CLAUDE MOUCHARD celui dans lequel elles se logent, celui

24
HISTOIRE

qu’elles incluent en se métamorphosant. ner les effets de son implication vécue dans d’une étrange alchimie. Certes, il nous tend la
Passant ou resurgissant d’un texte à l’autre, ce qui a eu lieu. Il serait plutôt indispensable main fraternelle qui ouvre, sans rien imposer,
que manifeste la tombe d’air (dans l’air) ? d’analyser ce qui fit la nécessité et le sens de l’espace qui nous permet de lire ou relire les
Elle fait sentir que, dans ces trois textes – et sa position ». Les tourments du XXe siècle textes, ceux qui font déjà partie de notre
en rapport avec un réel advenu avec lequel la « n’ont-ils pas donné au témoin une nécessité culture commune comme les récits
réconciliation n’est pas possible–, quelque jusqu’alors peu concevable ? la position du d’Antelme, de Levi ou de Chalamov, ceux
chose reste rebelle à toute captation défini- témoin est alors solidaire de maints qui nous étaient jusque-là étrangers, comme
tive, et hante les œuvres et, par elles, toute remaniements symboliques – où se trouve les Poèmes de la bombe atomique de Tôge.
continuité ». engagé ce qui garantit les rapports entre les Des textes bouleversants, qui souvent frap-
Les œuvres-témoignages posent avec force hommes : la possibilité de la parole, le droit pent de tétanie et laissent tremblants. Dans le
la question du témoin que récuse une certaine et le pouvoir de dire et d’être entendu (et même temps, il fait de ce livre monumental à
conception de l’histoire. « Il n’y a pas seule- d’obtenir que des conséquences soient tirées nul autre pareil une œuvre-témoignage, y
ment à lui demander la restitution d’un pur de ce qui se fait entendre) ». introduisant son interrogation sur la place qui
enregistrement des faits, ni à tenter d’élimi- La somme de Claude Mouchard est le fruit est la sienne, sa propre inquiétude.

MYTHOLOGIE

Un hymne à l’Ours
Le livre de Michel Pastoureau est un hymne à l’ours, un constat sans équivoque réelle mais si l’Église est pour quelque chose
dans cette affaire, ce n’est sans doute pas
des relations qui unissent l’homme à l’ours, réellement depuis la nuit des temps. Ces dans la programmation froidement réfléchie
relations n’ont pas toujours été fraternelles mais en bien ou en mal, elles sont ou ont de cette déchéance. Elle a certainement pro-
fité de situations socio-politico-économiques
été et il n’existe rien de comparable avec un autre animal. favorables à certaines périodes, pour pousser
son Lion dès qu’une porte s’entrouvrait afin
de le placer sur le trône.
Il faut se rappeler comment la dite Église,
JEAN DOMINIQUE LAJOUX
au IVe siècle, élimina le culte du Soleil
MICHEL PASTOUREAU est d’imaginer une Église capable de parier Invaincu et de l’empereur à Rome, en fixant
L’OURS sur le long terme et d’organiser une telle la naissance du Christ au 25 décembre
Histoire d’un roi déchu extermination de l’ours pour éradiquer les (Église romaine), jour où ces deux festivités
Seuil éd., 420 p., 23 euros croyances et les coutumes que les hommes étaient célébrées. Ce choix n’était pas
pratiquaient sans se soucier de la nouvelle prémédité de longue date mais fut établi
religion chrétienne que les religieux instal- lorsque le culte de l’empereur devint trop
laient peu à peu. envahissant et incompatible avec la bonne
Certes, la déchéance inexorable du roi des marche de l’expansion du christianisme.

D
animaux est pathétique et probablement très Le Pape Gélase, malgré ses diatribes véhé-
ans son premier chapitre l’historien abor- mentes contre les Lupercales, au VIe siècle,
de avec prudence le problème très ne parvint pas à les éradiquer et de nos jours,
controversé de l’existence d’un « Culte de au XXIe siècle, elles existent toujours sous des
l’Ours » préhistorique. En effet, depuis les formes abâtardies. L’Église n’est jamais par-
années 1940, tout auteur soupçonnant une venue à éliminer ni les Lupercales ni les fêtes
intervention humaine dans certains dépôts masquées d’hiver, après tant de siècles.
d’ossements d’ours au paléolithique, sera L’Ours aura donc la vie si ce n’est la peau
immanquablement voué aux gémonies par la dure et l’Église réussira à le dégrader là où
plupart des spécialistes autrichiens et français elle est influente, c’est-à-dire dans les cités.
du domaine. Et c’est peut-être le défaut des travaux d’his-
Pourtant, l’ours fut très certainement une toire que de donner à croire tout ce que disent
divinité que les hommes vénéraient comme le les documents écrits car ces documents sont
font encore les Aïnous de Hokaido ou de « savants » et ne sont accessibles qu’aux
Sakhaline et les Khants et les Mans de savants. Ils ne sont les reflets que de la
Sibérie occidentale. Les preuves sont dans les société dominante, quasiment jamais du
grottes pour la préhistoire et, en 2007, peuple des laboureurs. Toutefois, sur ce plan
vivantes dans les campements. Michel Pastoureau montre une honnêteté
Mais c’est sans contrainte et pour le exemplaire et n’oublie jamais de nuancer,
Moyen Age que l’ouvrage de Pastoureau discuter les affirmations trop abruptes trans-
apporte une moisson extraordinaire de faits mises par les documents écrits.
nouveaux, probablement débusqués dans une L’ours a effectivement connu la déchéance
collection impressionnante de textes anciens, qu’il nous décrit par le détail mais dans les
très anciens même. On peut soupçonner le pays d’Occident seulement. Certains des
chartiste de se jouer des difficultés de lecture pays slaves gardent toujours une admiration
des textes exhumés et l’ancien conservateur déférente pour le plantigrade mais n’en font
de la Bibliothèque Nationale de naviguer à probablement pas le roi des animaux si une
l’aise dans les catalogues. A cela s’ajoute un telle distinction avait un sens à leurs yeux.
fonds d’une grande richesse qui apporte de Cependant il y a partout des mécréants et les
précieuses informations sur hommes et ours pays slaves sont aujourd’hui encore les pour-
dans les pays germaniques voyeurs d’ours de foire où il sont domptés
Toutefois, l’extermination massive des par des procédés barbares
ours au temps de Charlemagne dans les forêts Deux sociétés se côtoient : les paysans
saxonnes est un peu difficile à croire mais il L’OURS ATTRIBUT DU PÉCHÉ
faut s’en accommoder. Plus difficile encore DE GLOTONNIE (GOINFRERIE, GOURMANDISE) SUITE

25
MYTHOLOGIE SUITE PASTOUREAU/LAJOUX

éleveurs qui vivent loin de l’influence de corps dont l’homme sort quasiment toujours L’OURS – histoire d’un roi déchu – est un
l’église et de la ville et les citadins sans vainqueur. La réalité était sans doute tout texte savant mais limpide, clair et agréable à
scrupules qui chassent, tuent ou capturent les autre car le « valeureux chasseur » ne se lire, il faut le noter. Et pour quiconque a
ours pour le seul profit. (les viscères de risquait à chasser l’animal que lorsque celui- quelque sympathie pour les animaux en
l’animal valent des fortunes en raison des ci dormait paisiblement dans sa tanière, général et l’ours en particulier, pour celui que
vertus thérapeutiques que les hommes leur pendant l’hibernation. le Moyen Age fascine, pour l’amateur de
attribuent ). Il ne faut en effet, pas perdre de Quant à l’irruption du lion dans le paysage, légende ou de folklore et même le nostal-
vue que la religion de l’ours n’a de sens que elle ne peut être que virtuelle. Les histoires de gique pour qui l’ours en peluche suscite
dans des groupes ethniques de chasseurs- chasse au lion n’ont probablement jamais été quelque souvenir attendri, la lecture de ce
pêcheurs-cueilleurs et pour les hommes de contées, en Europe, aux veillées. Et pour livre mènera sur des voies où le rêve se mêle
ces groupes, il n’est pas le roi mais la divinité cause. Il ne faut donc pas être aussi à la réalité.
qui veille sur les animaux qu’il accorde ou pessimiste que Michel Pastoureau. Quoi qu’il « Les Hommes et les sociétés [..] semblent
non aux chasseurs. en soit de la déchéance royale de l’ours, dans hantés par le souvenir plus ou moins
Ainsi, chez les Aïnous le même mot la réalité animale il est toujours bien vivant conscient des temps très anciens où, avec les
« kamouy » désigne indifféremment Dieu et dans les récits des campagnes partout où il ours, ils partageaient les mêmes proies, les
l’Ours. Or si de semblables croyances ont eu est encore présent. Faut-il rappeler les mêmes peurs et les mêmes cavernes, parfois
cours en Occident il y a des siècles, voire des manifestations dans les Pyrénées pour le les mêmes rêves et les mêmes couches. En fait
millénaires, les peuples chasseurs avaient bannir violemment et même tuer les hôtes les hommes et les ours ont toujours été insé-
disparu dès l’époque gallo-romaine et avec indésirables dont l’administration impose parables... »
eux la révérence à l’ours qui, pour les chas- aujourd’hui la réintroduction alors qu’un Ils le resteront sans doute, tant qu’il y aura
seurs, était devenu un gibier seulement plus siècle plus tôt elle ordonnait son extermina- des ours.
dangereux que les autres. L’ours s’affirme tion et donnait des primes en récompense
alors comme l’Animal auquel devait se pour l’abattage de l’animal. Et c’est bien là le
mesurer tout Homme digne de ce nom. Il danger. L’ours est menacé de disparition non Jean Dominique Lajoux est ethnologue et a été
chercheur au CNRS. Il a soutenu sa thèse sur
devait les avoir bien pendues pour oser se pas en raison de sa déchéance mais à cause de l’Histoire du Calendrier et des fêtes calendaires
mesurer à l’être à la force herculéenne que les la cupidité des chasseurs et malgré les dans l’Europe contemporaine et a publié de
croyances dotaient aussi d’une sexualité mesures de protection mises en place dans de nombreux articles sur les fêtes et le monde
prodigieuse. De là les innombrables histoires nombreux pays. Les braconniers ne connais- paysan. Il est aussi l’auteur de l’Homme et l’Ours
de chasse qui se terminent par un corps à sent pas les lois. publié en 1996.

ÉCONOMIE POLITIQUE

Le commerce international illustré :


les réalités ne sont pas toujours
conformes aux théories
Pietra Rivoli est professeur d’économie à l’Université Georgetown,
Washington D.C. Elle entendit un jour l’une de ses étudiantes demander quel était le
parcours d’un tee-shirt, dans les conditions actuelles de production du coton, de la
fabrication des vêtements eux-mêmes et enfin de leur commercialisation. Elle se prit
au jeu de ces questions et voulut y répondre très concrètement.

CHRISTIAN COMELIAU

PIETRA RIVOLI et renversant un certain nombre d’idées américain. Pietra Rivoli admet la réalité de
LES AVENTURES D’UN TEE-SHIRT acquises chez les théoriciens comme chez les cette concurrence, mais elle en nuance la
DANS L’ÉCONOMIE MONDIALISÉE consommateurs ou les citoyens désireux de critique : parce que, selon elle, les effets de
trad. de l’anglais (USA) par André Cabannes s’informer. cette concurrence sont extrêmement
Fayard éd., 360 p., 20 euros Quelques exemples peuvent suffire à complexes (les avatars de l’Accord
suggérer comment un travail en apparence Multifibres en fournissent un bon exemple) et
journalistique parvient à dépasser cette doivent être analysés dans cette complexité ;
dimension, grâce à l’ampleur de son informa- parce que les abus sociaux actuels ne sont
tion, grâce aussi à la qualité de la réflexion tout de même pas comparables à ceux du

E
de son auteur, même si certaines de ses inter- XVIIIe et du XIXe siècle ; et parce qu’il en
lle partit en voyage – on l’imagine armée prétations paraissent parfois discutables. ressort des effets positifs indéniables en
de volumineux carnets de notes – en L’une des idées centrales de cette interpré- termes de niveaux de vie et même de déve-
direction des champs de coton du Texas, puis tation consiste à mettre en cause la hantise de loppement.
des usines textiles de la Chine qui renvoient la « course à l’abîme », formule empruntée à Il est d’ailleurs frappant de voir – ce n’est
les tee-shirts aux consommateurs américains, l’ouvrage récent d’un économiste américain, pas tellement fréquent chez les
avant d’aller en Afrique où ceux-ci finissent Alan Tonelson : selon cet ouvrage, c’est la économistes – comment elle rappelle à
leur périple sur les marchés de vêtements pression incessante à la réduction des coûts et plusieurs reprises que la science économique
usagés. Le résultat de ce voyage est ce livre la concurrence de l’immense surplus de et l’organisation de l’économie ont pour but
de plus de trois cents pages, utile, vivant et main-d’œuvre chinois qui mettent en danger principal, ou devraient avoir, l’amélioration
agréable à lire, plein de témoignages, d’anec- les salaires et l’emploi des ouvriers dans le de la condition humaine, notamment à
dotes, de références et de tableaux chiffrés, monde entier, et donc aussi le niveau de vie travers le maintien de la paix : elle conclut

26
ÉCONOMIE POLITIQUE

d’ailleurs son livre en affirmant qu’au terme rôle comparé des mécanismes politiques et de la nature et de la légitimité de ces intérêts
de ses voyages, elle en est « venue à voir des mécanismes du marché. Pietra Rivoli a en présence.
dans les questions de commerce internatio- parfaitement raison d’insister sur le fait Dernier exemple que je voudrais signaler,
nal un problème moral encore plus impé- qu’au-delà des idéologies claironnées parfois parce qu’il est à la fois présent et intelligem-
rieux que le problème économique ». de manière suspecte, c’est souvent en termes ment illustré dans la discussion de cet ouvra-
D’accord en principe avec ces perspectives politiques – et donc en termes de pouvoir – ge, mais sans déboucher sur la mise au point
de réflexion, bien sûr, je voudrais tout de qu’il faut interpréter de nombreux phénomè- convaincante dont nous avons tous besoin
même noter, pour ma part, le risque de nes économiques, à commencer par celui des aujourd’hui : il concerne les rapports entre
simplisme de certaines de ces interprétations subventions américaines aux producteurs de travail, salaire et productivité. Le slogan
concernant les effets bénéfiques des échan- coton ou celui des perspectives d’un meilleur « travailler plus pour gagner plus » est dange-
ges internationaux sur le développement de aménagement du commerce mondial à reux, on l’a dit souvent, parce qu’il ignore la
tous les pays partenaires : que le commerce l’OMC. D’où encore l’intérêt d’un autre tendance souhaitable de long terme à la
des vêtements d’occasion, et plus largement thème de cet ouvrage, qui est évidemment réduction du temps de travail, mais surtout
les activités dites « informelles », constituent d’une importance cruciale pour le commerce parce qu’il néglige les perspectives ouvertes
un indice supplémentaire de l’extraordinaire international : c’est celui du rapport entre par l’accroissement de la productivité : si les
capacité d’adaptation des populations afri- protection et libre échange. L’auteur en hommes produisent davantage en un temps
caines, c’est une évidence aujourd’hui bien discute assez finement diverses implications réduit grâce à la mécanisation et à l’organisa-
acceptée ; mais il me paraît un peu dange- dans le monde actuel : mais peut-être le débat tion, il n’y a pas de raison – ni en morale, ni
reux d’être tenté d’y voir une solution suffi- devrait-il être encore clarifié, et admettre plus en rationalité économique – pour que cet
sante (c’est la même erreur que commettent clairement que ces deux composantes d’orga- accroissement de produit, et donc de revenu,
à mon sens, certains partisans excessivement nisation politique du commerce international ne profite qu’aux propriétaires du capital.
enthousiastes du micro-crédit), alors que les co-existeront nécessairement, qu’il n’y a pas Le simple fait que toutes ces questions, et
exigences générales d’infrastructure, de d’optimum absolu dans ce domaine, que les aussi beaucoup d’autres, viennent à l’esprit à
services publics et de gestion macro-écono- rapports entre protection et libre échange la lecture de ce livre, même si on peut penser
mique demeurent négligées. doivent être analysés en termes d’intérêts en qu’elles ne sont pas toujours traitées avec
On peut ainsi souligner un autre thème présence, et qu’ainsi le dosage souhaitable l’ampleur que l’on aurait souhaitée, ce fait
particulièrement intéressant dans cet ouvra- entre ces deux composantes peut varier d’un témoigne de l’utilité de tels travaux qui,
ge, qui mériterait discussion parce qu’il est à lieu à l’autre et d’une époque à l’autre, non malgré leur apparence anecdotique, parvien-
la fois d’une importance pratique centrale et pas d’abord pour des raisons idéologiques, nent à concilier l’observation de faits et la
soumis aux risques de l’idéologie : c’est le mais parce que ce dosage dépend justement réflexion théorique.

Le système-monde
et l’empire des normes
Encore un livre sur la mondialisation, direz-vous. Oui, mais sous un angle
inhabituel : celui de la géopolitique – son auteur est président de l’International
Institute of Strategic Studies de Londres – et avec cette originalité qu’il va au-delà des
questions de sécurité pour aborder les grands défis planétaires. Sur le plan sémantique
il s’agit d’une question relativement récente puisque, nous rappelle Heisbourg, le mot
« mondialisation » n’est entré dans le petit Robert qu’au début des années 60 (1).
Historiquement il s’agit d’un phénomène d’origine européenne, encore que les acci-
dents de l’histoire auraient pu faire que la mondialisation prenne naissance... en
Chine (2).

BERNARD CAZES

FRANÇOIS HEISBOURG civilisation nouvelle lorsqu’elle a été gagnée terroristes – qui ne se relient à aucun territoi-
L’ÉPAISSEUR DU MONDE de vitesse par l’absurde catastrophe de 1914- re précis.
Stock éd., 238 p., 18 euros 1918 qui a détraqué ce monde ». Cette nouvelle mondialisation va-t-elle se
Le vrai sujet de L’Épaisseur du monde, développer sous un magistère qui ne serait
c’est en fait la « re-mondialisation » qui s’est plus américain mais chinois ? Heisbourg est
opérée après 1945, avec deux origines très d’avis que le XXIe siècle ne sera pas améri-

Icentrée
différentes. Tout d’abord les institutions de cain comme l’a été le précédent, mais il est
l y a eu effectivement une première Bretton Woods (1944), c’est à dire le GATT surtout convaincant lorsqu’il affirme qu’il ne
mondialisation avant 1914, qui était euro- (puis l’OMC), le FMI et la Banque Mondiale, sera pas non plus chinois : il constate que
: « les puissances européennes régen- mélange de libéralisation et de régulation qui d’ici 2020 la Chine aura « les atouts écono-
taient directement, ou à travers la colonisa- a permis la mise en place d’un ordre écono- miques, diplomatiques et militaires pour
tion, les trois cinquièmes de la population et mique finalement assez stable. Ensuite, la jouer un rôle de superpuissance complète »,
du produit brut mondial ». Stefan Zweig nous révolution des technologies de l’information, mais pour lui cette « Chine autocratique n’est
en a laissé un tableau inoubliable dans Le qui a conféré à cette seconde mondialisation évidemment pas une pépinière d’acteurs
Monde d’hier, et l’économiste autrichien des caractéristiques fort différentes de la vigoureux et autonomes de la société civile »,
Joseph Schumpeter songeait certainement à précédente, tenant notamment à la disjonc- alors que dans les décennies à venir, l’hégé-
lui lorsque dans son Histoire de l’analyse tion entre transport de l’information et monie devra s’affirmer à travers des formes
économique il évoquait « la société capitalis- transport de la matière, qui permet l’existen-
te [qui] progressait d’elle-même vers une ce de groupes humains – tels les réseaux SUITE

27
ÉCONOMIE POLITIQUE SUITE HEISBOURG/CAZES

d’action plus diverses : « Ce n’est pas demain GIEC (3), qui a joué un rôle décisif dans la est probable qu’on s’est un peu trop pressé de
que la Chine “exportera” dans le monde mesure du réchauffement climatique. leur donner le feu vert, ce qui a fait disparaître
l’équivalent d’un Greenpeace ou d’un Pour François Heisbourg, cet empire de la toute incitation à combattre la corruption qui
Médecins sans frontières ». norme, c’est « la vision d’une sorte de social- sévit chez eux. Cela risque en outre de rendre
démocratie de l’ère de la mondialisation », à plus difficile la candidature des derniers pays
laquelle « pourrait s’opposer une sorte balkaniques, c’est-à-dire la Croatie, la Serbie,
d’anarchie dont les altermondialistes actuels la Bosnie, la Macédoine, l’Albanie, le
Un monde sans maître seraient une timide préfiguration ». Il estime Monténégro et le futur Kosovo indépendant. x
mais... pas sans garde-fous cependant qu’ils auront beaucoup de mal à
surmonter leurs deux handicaps, à savoir le 1. Le « grand » Robert, consulté, nous révèle
fait que d’une part délocalisations et externa- que le mot apparaît en 1953 à la fois dans le
lisations s’expliquent, pour l’essentiel, par roman Bâtons dans les roues de Jacques Perret et
Ce monde, pour François Heisbourg, c’est « la dictature des consommateurs », et que dans l’essai d’Henri Lefebvre La Vie quotidienne
dans le monde moderne.
littéralement un « monde sans maître, ou du d’autre part, dénoncer les délocalisations en 2. Le livre nous rappelle en effet qu’un édit
moins sans maître étatique unique ». Aucune Europe ou le libre-échange agricole n’est pas impérial de 1436 mit fin aux nombreuses expédi-
des instances existantes n’est assez forte un mot d’ordre très mobilisateur vis-à-vis des tions qui, entre 1405 et 1433, envoyèrent des
pour y constituer un « empire de la norme », masses laborieuses du Tiers Monde. dizaines de milliers de marins chinois jusqu’en
c’est-à-dire un ensemble de règles de bon L’Épaisseur du monde (4) s’achève par mer Rouge et au cap de Bonne Espérance.
voisinage permettant de répondre aux défis quelques commentaires optimistes sur le rôle 3. Groupe intergouvernemental d’experts sur
transfrontières (notamment prolifération que peut jouer l’Union Européenne dans l’éla- l’évolution du climat.
nucléaire et réchauffement climatique) et boration des normes à venir, et il loue notam- 4. L’auteur emploie cette formule à 13 reprises,
d’assurer la pérennité du développement ment – à juste titre – sa capacité à « transfor- et laisse penser qu’il entend par là « la densité, la
économique. Tout un chapitre très fouillé est mer des nations entières en les amenant à multiplicité et la complexité des relations entre
États, jointes au caractère transfrontière de défis
consacré aux multiples composantes absorber l’ensemble des règles caractérisant communs à l’humanité ». Comme disait Sacha
publiques et non étatiques de ce système- l’Union », comme elle l’a fait dans les pays de Guitry : tant de choses en si peu de mots...
monde qui sont susceptibles de contribuer à l’ancien Pacte de Varsovie. Remarque tout à
la production de normes, en particulier aux fait justifiée, avec tout de même un bémol : François Heisbourg publiera en septembre
agences des Nations Unies, comme le dans le cas de la Roumanie et de la Bulgarie il Iran, le choix des armes ? (Stock)

CINÉMA

Prescriptions pour l’été


Inutile de revenir longuement sur le Festival de Cannes, presque tout ayant
déjà été dit ailleurs. La Croisette demeure un endroit sans égal pour prendre connais-
sance, sinon de l’état réel du monde, du moins de sa retransmission ; les grands
cinéastes sont des sismographes, et toute qualité mise à part, aucune année cannoise
ne ressemble à une autre, tant on y perçoit de résonances, explicites ou sourdes, d’en-
jeux profonds. La célébration spectaculaire du soixantenaire fut festive, comme il se
devait. Ce que l’on vit sur l’écran l’était moins, et quitte à garder la musique de Saint-
Saëns pour introduire chaque projection, il eût mieux valu remplacer L’Aquarium par
La Danse macabre. Comme disait Villiers à son ultime moment : « On s’en souviendra
de cette planète ».

LUCIEN LOGETTE

C annes est loin déjà. L’été est là, période


habituellement peuplée de films
nouveaux peu désirables pour les amateurs
titres inconnus (1959-60) de Nagisa Oshima
sont dignes de leur réputation, si les films de
Terence Fisher conservent le même parfum
dignes d’être palmés – attendent des
semaines plus propices, quelques titres
distribués dans la foulée du Festival méritent
restés à la ville. Que faire, durant ces longs dans les nobles salles de la Cinémathèque un détour avant de disparaître. Ainsi,
jours alcyoniens ? Rattraper le terrain perdu, que dans les endroits innommables où nous L’Avocat de la terreur, qui voit Barbet
voir tout ce que l’on n’a pas encore vu - ou les vîmes jadis et s’il est temps enfin de sortir Schroeder tourner, cent quarante-cinq
que l’on n’a pas vu depuis plusieurs décen- Preston Sturges de son purgatoire pour le minutes durant, autour de Jacques Vergès
nies, ce qui est la même chose. Sauter d’une classer parmi les grands auteurs hollywoodi- sans en percer le mystère – mais la somme de
rétrospective à l’autre, afin de vérifier si les ens. (1) témoignages rassemblés sur les soixante
films de Satyajit Ray gardent le même Nous parlons là du point de vue du dernières années (dont les images inconnues
pouvoir d’émerveillement que lors de leur Parisien privilégié, submergé par l’offre des massacres de Sétif en mai 1945) et l’in-
première vision, si Claude Sautet était bien le quelle que soit la saison. Pour les moins telligence des protagonistes constituent un
cinéaste petit-bourgeois si mal considéré de nantis, il reste, au moins dans les grandes document exemplaire. Ainsi, Persépolis, de
son vivant par-la-critique-qui-fait-l’opinion villes, un premier échantillonnage des Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, adap-
(Libération semble enfin avoir reconnu ses produits cannois. Même si les morceaux de tation de l’autobiographie dessinée de la
errements), si Orson Welles mérite toujours choix – la Palme d’or roumaine, le première, qui touche au plus juste, dans la
son titre de meilleur réalisateur du monde magnifique No Country for Old Men des description de son enfance iranienne, en
confirmé récemment par la critique US, si les frères Coen, Secret Sunshine du Coréen Lee retrouvant la saveur primitive de l’animation
sept chefs-d’œuvre réédités de Mizoguchi Chang-dong, De l’autre côté de Fatih Akin, à l’ancienne, à l’opposé de Shrek 3 et des
sont immarcescibles, si les trois premiers Le Bannissement d’Andreï Zviaguintsev, tous raffinements japonais de Miyazaki. Ainsi,

28
CINÉMA

Zodiac, dans lequel David Fincher parvient à sans que personne y trouve à dire. Sur les mais on peut le recommander immédiatement
soutenir l’intérêt de son enquête pendant cinq copies prévues, quatre au moins aux esprits curieux. Les mêmes qui se
deux heures quarante, et qui ravira les circuleront hors de Paris à partir du 4 juillet, délecteront de l’opuscule signé par Claude
amateurs de films noirs frustrés par les il suffira de se trouver sur leur trajectoire. Gauteur (chez Séguier) consacré à Verneuil,
piétinements de Steven Soderbergh (Ocean’s Nous regrettions, au début de l’an dernier, le vrai, Louis, bien oublié désormais, mais
13) ou les gamineries bruyantes de Quentin que l’édition française de livres de cinéma se qui fut à l’origine de quelques scénarios les
Tarantino (Boulevard de la mort). limite quasiment aux seules éditions des mieux venus des années trente. Enfin, un fort
Le public a pu découvrir quelques films Cahiers du cinéma. Non que celles-ci ouvrage, doublé d’un DVD, délivré à l’in-
français présentés là-bas, officiellement ou déméritent, elles font au contraire flèche de stant, Des films pour le dire, Reflets de la
dans les sections parallèles ; nous n’y revien- tout bois, multipliant les collections, de Shoah (Claudine Drame, éd. Metropolis),
drons pas, pour ne pas les accabler, les poche et de prestige. Mais rien n’est plus semble, au premier feuilletage, faire le point
chiffres d’entrées ayant déjà rendu leur lassant qu’un paysage réduit à la monocul- définitif sur la question. Nous en dirons plus
verdict – si le spectateur n’a pas toujours ture. Par bonheur, d’autres maisons semblent quand nous en saurons plus, ainsi que sur
raison, il n’a pas forcément toujours tort. En tenir la tête hors de l’eau, qu’il convient de tous les autres livres en attente dans la pile –
revanche, il vaudra la peine de patienter soutenir afin qu’elles y parviennent pourvu que l’été soit pluvieux...
jusqu’au 15 août, date suicidaire pour une longtemps : Ramsay, rétabli après maints P.S. Dernière nouvelle : en plus de la Palme
sortie, pour savourer Naissance des pieuvres déboires, réédite dans sa précieuse collection d’or, 4 mois, 3 semaines et 2 jours a obtenu le Prix
de Céline Sciamma, une des petites perles de Poche Cinéma, outre les anciens titres, la de l’Éducation nationale, qui assure au lauréat un
la section Un certain regard, qui, sur le sujet version actualisée du Jean Vigo, un cinéma tirage en DVD à l’usage des lycéens français. Le
pourtant pas mal rebattu des adolescentes singulier que Pierre Lherminier avait lui- prix vient d’être annulé par les plus hautes
troublées, entre fascination et amitié même publié en 1984, ouvrage toujours aussi instances, « en raison du sujet traité » (l’avorte-
amoureuse, réussit haut la main l’examen de essentiel, enrichi d’une iconographie inédite. ment) ; tous ceux qui y voient l’intervention de
passage du premier film. Et les fidèles de La collection « Cinéma & Cie » chez l’Opus Dei, via Christine Boutin, ne sont que des
John Cassavetes se devront de ne pas rater le Nouveau Monde Éditions publie des mauvaises langues, qui seront, soyons-en sûrs,
bientôt démenties...
très rare Mikey and Nicki, filmé par Elaine ouvrages universitaires sous une forme non
May en 1976 selon des méthodes si proches jargonnante, ce qui est bien rafraîchissant : 1. Terence Fisher, du 20 juin au 29 juillet,
de celles du maître (présence de Peter Falk, son récent Hollywood, les connexions Preston Sturges du 6 au 29 juillet, Cinémathèque
improvisations, tournage fleuve – 200 heures françaises, dirigé par Christian Viviani, dans française. Tous les autres cinéastes dans les salles
de pellicule pour 2 heures de projection) lequel nous sommes plongé, méritera à la parisiennes du Quartier latin, entre le 27 juin et la
qu’on pourrait l’intégrer à sa filmographie rentrée une recension plus circonstanciée, fin août.

MUSIQUE

Beautés et mystères
du discours sonore
Pour les interprètes comme les musicologues, la parution d’un ouvrage de figurent alors diverses remarques sur le
respect des liaisons de phrasé que bien des
Charles Rosen se fête comme un événement d’autant plus opportun qu’il offre toujours éditions ont uniformisées au cours du XIXe
matière à renouveler l’approche des grandes œuvres et à se pencher sur des questions siècle, le bon tempo à choisir en fonction des
indications métronomiques ou de la tradition
que, brillant pianiste autant qu’érudit et analyste raffiné, il compte parmi les rares issue de Mozart (particulier pour l’allegretto)
personnalités à pouvoir poser avec toute leur pertinence. et l’usage de la pédale (par exemple dans le
mouvement initial de la Sonate « Au clair de
lune » où elle devrait être tenue durant toute
FRANÇOIS SABATIER la durée de cet Adagio sostenuto si célèbre).
Compte tenu du bien fondé de ces observa-
CHARLES ROSEN Sous l’intitulé trop modeste de « petit tions, aucun pianiste digne de ce nom ne
LES SONATES POUR PIANO guide », on nous propose alors une première devrait donc mésestimer ce que Charles
DE BEETHOVEN. UN PETIT GUIDE partie de caractère synthétique qui s’applique Rosen indique sur ces pages parfois enten-
trad. de l’anglais par Anne Chapoulot à mettre en lumière les spécificités de l’écri- dues depuis la plus petite enfance mais dont
et Georges Bloch ture ou de la forme (modèles, différentes les modalités d’exécution laissent parfois
Gallimard éd., 333 p.et un CD, 24 euros structures, principes du plan tonal, des modu- circonspect, entre autres l’Allegretto à 2/4 de
lations, etc.) et surtout les paramètres de l’in- la Sonate en fa majeur, op. 54 ou le dernier
terprétation, lesquels concernent les manu- mouvement, Allegro ma non troppo, égale-
scrits ou éditions comme ce qu’il convient ment à 2/4, de la Sonate en fa mineur, op. 57,

D
d’appeler la « tradition » (phrasés, articula- dite « Appassionata ».
ans Le Style classique déjà, ce musicien tions, tempo, usage de la pédale, exécution En conséquence, il convient de préciser
américain avait tenté une savante étude du trille ou modifications voulues par le d’abord que cet ouvrage ne s’adresse qu’à
des compositions élaborées dès à la fin du compositeur lors de la révision de certaines ceux qui pratiquent l’analyse à un niveau
XVIIIe siècle dans les pays germaniques et pages de jeunesse, notamment dictées par supérieur et qui, si possible, n’ignorent rien
renouvelé le jugement porté sur la filiation l’extension du clavier). Dans la seconde des contingences de l’interprétation. Certes,
qui, partant des premiers « classiques vien- partie, chacune des trente-deux sonates fait un CD vient illustrer quelques une des thèses
nois », s’étend jusqu’aux romantiques. Or ce ensuite l’objet d’une analyse qui, dans une défendues, mais de très nombreux exemples
projet trouve ici certaines applications avec même perspective aborde la question sous musicaux restent à lire ou à déchiffrer si l’on
l’examen des sonates de Beethoven et une l’angle de l’écriture ou de l’interprétation, les veut vraiment suivre les démonstrations
réflexion sur la nature des affinités deux domaines parfaitement complémen- envisagées, lesquelles exigent à la fois des
qu’éventuellement elles présentent avec taires comme on peut l’imaginer.
celles de Haydn, Mozart ou Schubert. Parmi les réflexions les plus captivantes SUITE

29
MUSIQUE SUITE ROSEN/SABATIER

connaissances techniques et une bonne avec plénitude dans une salle de deux mille cette œuvre de La Tempête de Shakespeare : si
oreille. places mais exigera une sensible révision des c’est vrai, il n’a probablement pas lu grand
Cet ouvrage témoigne, par ailleurs, des indications fournies par la partition. chose d’autre que le titre, mais cette sonate lui
prédilections de notre époque pour une Ceux qui enfin, attendent d’un ouvrage de doit son nom ».
approche scientifique du matériel mis à la ce type quelques considérations historiques ou Comme l’auteur se montre en outre adver-
disposition de l’exécutant (un texte conforme esthétiques – voire des perspectives en rapport saire convaincu de « l’écriture sur la musique
aux intentions du compositeur, certes corrigé avec le courant romantique alors en pleine qui prétend substituer à cette dernière une
lorsque les fautes sont évidentes, mais capa- ascension dans les pays germaniques –, en espèce de pseudo-poésie ou, pis encore, une
ble d’en restituer aussi toutes les indications seront par ailleurs pour leurs frais. Non seule- sorte de spéculation philosophique superfi-
de nuances, articulations, phrasés, agogique, ment Charles Rosen néglige la “ petite cielle », l’ouvrage se limiterait-il alors au
crescendos ou silences et un instrumentarium histoire“ (A qui s’adresse telle sonate ? relevé très technique de phénomènes acous-
en conformité). Face à l’abondance des argu- Quelles sont les circonstances de la composi- tiques ? Par bonheur, cette apparente objec-
ments en faveur des reconstitutions tion de telle autre ?), mais il ne souligne pas tivité, loin de réduire le discours sonore à des
d’époque, l’auteur fait cependant preuve même l’intrusion d’une dimension quasi poli- données solfégiques ou théoriques, en révèle
d’une sage tolérance et reconnaît que si l’on tique dans le cadre de la Sonate en la bémol, les beautés ou tente d’en sonder les mystères,
ne souhaite pas jouer sur un piano-forte en op. 22 (Marche funèbre sur la mort d’un en justifie les orientations et tient avec saga-
présence de trente personnes (situation héros) et, à l’opposé de certaines thèses – il est cité le registre des traits de génie qui élèvent
propre aux salons viennois fréquentés par vrai discutables –, note à propos du ce corpus au rang de chef-d’œuvre occiden-
Beethoven), il convient de s’adapter à un programme supposé de l’op. 31, n°2 : tal, toutes pensées dont chaque lecteur tirera
grand piano de concert moderne qui sonnera « Beethoven aurait dit s’être inspiré, pour profit.

Nous republions l’article, malheureuse- Guiches s’affirme d’abord comme natura- considérables que Barbey, Huysmans,
ment amputé, de Maurice Mourier (Q. L. liste, publie des romans dans la mouvance Villiers de l’Isle-Adam, portraits sous-tendus
n°947). zolienne avec quelque succès, s’essaye au par une admiration sincère, paraissent criants
théâtre, connaît même une sorte de notoriété, de vérité et demeurent touchants comme l'est
GUSTAVE GUICHES à vrai dire de mauvais aloi, en devenant (Le toujours la révérence devant la grandeur.
AU BANQUET DE LA VIE Figaro du 18 août 1887) un des cinq Ils étaient presque tous gueux comme des
Édition éablie et annotée signataires du « Manifeste contre la Terre » rats, ces plumitifs aujourd'hui illustres ! Le
par René-Pierre Colin et Éric Walbecq qui rompait avec Zola en l’accusant d’obs- dénuement du Connétable dans l'unique
Du Lérot éd., 345 p., 40 euros cénité – diatribe opportuniste de jeunes disci- pièce où il gîte rue Rousselet et qu’il appelle
ples frustrés malheureusement relayée par son « tournebride » est même poignant.
Anatole France au nom d’un bon goût assez Huysmans, qui lui a un emploi au Ministère
Gustave Guiches (1860-1935), aujour- daté. de l’Intérieur, maudit Léon Bloy, l'éternel
d’hui à peu près inconnu, fils de petits-bour- Cette péripétie bien parisienne, dont les tapeur, qu'il nourrit néanmoins. Mallarmé
geois très pieux du Lot, « monte » à Paris auteurs principaux (Rosny dit plus tard Aîné vivote. Villiers, qui élève tant bien que mal
faire son droit en 1879, échoue à l’examen et Paul Margueritte, cousin de Mallarmé ) le fils qu’'il a eu de sa servante-maîtresse,
mais est repêché par son beau-frère qui lui eurent l’honorable souci de se montrer court après trois sous. Guiches lui-même, son
trouve un emploi de gratte-papier dans la honteux plus tard, n’est pas, pour nous poste d’intérimaire à la vérité inutile n’ayant
capitale à la Compagnie parisienne lecteurs du XXIe siècle la raison principale de pas été renouvelé au Gaz, connaît plus de bas
d’Eclairage et de Chauffage par le Gaz. l’intérêt que nous prenons à lire les deux que de hauts.
Dévoré d’ambition littéraire, fort honnête volumineux volets des Mémoires de Guiches Seul ou presque parmi ceux qu’il fréquente
homme au demeurant, il va peu à peu nouer que l’excellent spécialiste d’une brillante fin assidûment, Edmond de Goncourt est vrai-
une foule de relations utiles d’abord dans de siècle qu’est René-Pierre Colin a choisi de ment à son aise. Est-ce la raison pour laquel-
le milieu restreint des gens de lettres origi- publier dans une édition collective très le Guiches, d'une réelle bienveillance et
naires du Quercy, puis auprès des natural- soignée. même d'une charité évangélique dans le tri de
istes. C’est l’époque des Salons, dont Guiches n’était sans doute ni un romancier ses souvenirs, montre l’auteur du Journal,
celui, modeste mais fort bien fréquenté, du ni un dramaturge de premier ordre, mais c’est dans le grenier où il attend en bâillant
bon Charles Buet, un Savoyard ami de son un chroniqueur attachant, dont l’évocation Alphonse Daudet, son boute-en-train, sous
père. On y rencontre l’ancêtre Barbey d’un lointain passé (Au Banquet de la vie les traits d’un vieil égoïste de sa personne,
d’Aurevilly, dit « le Connétable », Léon Bloy paraît en 1925 seulement) est pleine encore grossier et franchement odieux, ou bien le
dit « l’Imprécateur », Joséphin Péladan, alias d’une vivacité et d’une allégresse robora- mémorialiste, en cette occasion comme
« le Sâr », François Coppée, Maurice tives. Et puis cet homme-là a vraiment côtoyé ailleurs, se montre-t-il seulement exact et
Rollinat, Huysmans, Bourget, Tailhade, Jean et aimé des gens qui n’étaient pas des tristement véridique ?
Lorrain. cuistres. Ses portraits d'écrivains aussi MAURICE MOURIER

Romans de la rentrée (fin)


Diane MEUR, Les vivants et les Eugène NICOLE, Alaska, éd. de nal, Massicot, qui croit que sans lui Au 30 août.
ombres, éd. Sabine Wespieser, sortie le l’Olivier, sortie le 23 août. Courrier d’Avesnes coulerait. Quand un L’action se passe dans la haute bour-
23 août. Trois ans après son premier roman stagiaire fait son intrusion, beau garçon en geoisie de Beyrouth où l’on boit du
Une saga familiale sur près d’un paru chez le même éditeur, ce spécialiste plus. Il y a deux ans, un premier roman, champagne et danse sur du Gardel. Le
siècle et plus de sept cents pages vue de Proust (et son éditeur dans le Livre de Ottaviana, était sorti chez le même éditeur. culte des apparences y est tel qu’une
surtout du côté des femmes dans cette Poche) nous conte l’histoire d’un univer- femme plaquée par son mari, envolé avec
Galicie qui, nonobstant les révolutions sitaire nommé quelque part dans le grand Pierre SYLVAIN, Julien Letrouvé, sa meilleure amie, préfère faire croire que
de 1848 et les secousses de la Grande nord. L’auteur enseigne lui-même la litté- colporteur, éd. Verdier, sortie le 6 ledit mari est mort. La petite comédie va
Guerre, ont continué à vivre recluses. rature française à New York. septembre. très loin, seulement elle est vite rattrapée
Son précédent roman remonte à cinq ans À l’origine de la vocation de Julien, par l’histoire et les conflits du Liban.
chez la même éditrice. Éric PARADESI, Séquelles ordi- il y a une paysanne qui lisait à voix
naires, éd. Gallimard, sortie le 6 haute la littérature de colporteur. Anne-Constance VIGIER, Entre
septembre. L’enfant fut définitivement séduit par les mes mains, éd. Joelle Losfeld, sortie le
Thibault de MONTAIGU, Un Venu à l’écriture par le cinéma, l’au- livres. À son tour il ira porter cette 23 août.
jeune homme triste, éd. Fayard, sortie le teur s’intéresse à ce qui dans « le regard bonne parole et vendre dans les chau- Une jeune mathématicienne (comme
16 août. des humains subit parfois un phénomène mières cham-penoises les volumes de la la narratrice) rencontre un concertiste.
Il y a des couples heureux. d’éclipse ». Bibliothèque Bleue. Seulement la Ils se marient et elle tombe enceinte.
Emmanuel et Camille en sont, en appa- Révolution bat alors son plein et Valmy Rien de plus conventionnel, sauf qu’il y
rence. Pour se persuader qu’ils le sont Thierry du SORBIER, Le stagiaire n’a pas tout à fait la même couleur. faut beaucoup de résolution pour une
vraiment, ils s’offrent un week-end à amoureux, éd. Buchet/Chastel, sortie le femme si réservée. Et de l’humour aussi.
Deauville. Leur jeunesse y apprend la 23 août. Yasmina TRABOULSI, Oranges
mélancolie. C’est l’histoire d’un directeur de jour- amères, éd. Mercure de France, sortie le ÉRIC PHALIPPOU

30
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

FRANÇOIS POIRIÉ ses positions féministes aux grandes heures remplir le questionnaire de Proust au nom de
COMME UNE APPARITION du MLF. Le théâtre est un art de l’éphémère. Delphine et le souvenir de la fameuse
Delphine Seyrig portrait François Poirié en est réduit à des souvenirs, formule flaubertienne revient à tout moment :
Actes Sud éd., 148 p., 18 euros alors que les films restent disponibles. On a « Finalement, à quelques détails près, j’au-
tout loisir de se les repasser en boucle et le rais pu être Delphine Seyrig » ou, ailleurs :
plaisir est sans fin. Il sera maintes fois ques- « Ce livre autour de et sur DS, autour de et
tion d’India Song (1975) et de Marguerite sur moi. » Or, pour lui, ce livre est un livre de

C
Duras, des deux films d’Alain Resnais : deuil.
omme une apparition, la formule est L’année dernière à Marienbad (1960 ) et Il l’écrit juste un an après la mort d’un
empruntée à Antoine Doinel, le person- Muriel (1975). Autre « apparition », celle de frère bien-aimé dont le souvenir assiège son
nage de François Truffaut, découvrant, la fée des Lilas, dans le Peau d’âne de esprit et sa sensibilité. Omniprésente, aussi,
sidéré, la sublime Madame Tabard en train Jacques Demy, en 1970. Et n’oublions pas la pensée de son compagnon très cher, R.,
d’essayer nuitamment une paire d’escarpins l’inoubliable Jeanne Dielman épluchant ses dont la beauté l’occupe autant que les sautes
dans le magasin de son dinosaure de mari : pommes de terre, dans le film éponyme de d’humeur. François Poirié va jusqu’à s’in-
Baisers volés (1968). Chantal Akerman (1975). Ce rapport obses- venter un double qu’il nomme Duroc et avec
Ce livre insolite n’a rien d’une biographie sionnel qui parfois peut atteindre au délire est qui il ne cesse de ferrailler. Parler de DS,
et c’est par là qu’il intéresse. L’auteur mêle un phénomène de société et il y a des mots c’est aussi évoquer ses goûts à lui, les menus
quantité d’éléments autobiographiques à sa pour le dire. Tel acteur ou chanteur devient faits de sa vie quotidienne, des scènes de rue,
rêverie sur DS – une aubaine, ces initiales – une « idole ». Ses films ou ses disques sont des « histoires de petites filles » ou des
dont quatre-vingt-dix-huit séquences dûment suivis du mot « culte » : « Peut-on affirmer histoires belges. La contamination est
numérotées sont censées construire un brutalement, sans sombrer dans le ridicule, constante et susceptible de déconcerter. Mais
portrait : « Oui, écrire comme on peindrait un que Delphine Seyrig est une icône gay ? Non, il s’agit d’une passion et celles de François
“portrait”, variant selon la lumière, quelque on ne le peut pas. Celles et ceux qui admirent Poirié font long feu. A tout seigneur tout
chose d’éclaté, d’inachevé. Pas du savoir, du Delphine forment une communauté secrète, honneur, l’auteur de la Recherche du temps
préfabriqué, non : un “portrait” mouvant. » sans codes, sans rites, mais réelle. » perdu nous a mieux que personne appris
Il est dit ailleurs qu’il s’agit d’un « travail La période au cours de laquelle ce livre comment la passion habite sa victime et la
d’aquarelliste ». s’est élaboré s’inscrit donc largement dans le mange. Ici, l’effet est plutôt bénéfique : « Par
Au lecteur, naturellement et dans ce désor- texte et François Poirié s’en explique. Sa parenthèse, je n’ai jamais, à ce jour, parlé de
dre voulu, de retrouver l’aura de l’actrice : sa passion pour Delphine Seyrig est autre chose Delphine Seyrig avec mon psy : l’amour que
naissance libanaise, ses séjours new-yorkais qu’une simple occasion de parler de soi : je lui porte n’est pas une névrose, puisqu’il
et son passage à l’Actor’s Studio, sa voix si « Oui, ce sont des femmes qui font écrire me fait vivre lumineusement. » Qui dit
rare, ses chansons perdues, ses proches – un (Bulle Ogier pour le pluriel). Et notre vie tout mieux !
peu –, son lieu de vie parisien, sa moto verte, aussi bien. Pourquoi pas ? » Il n’hésite pas à AGNÈS VAQUIN

HARMONIA MUNDI

124 p. 16 a 124 p. 20 a 190 p. 18 a

La Quinzaine
Achat des articles
Une semaine à l'unité :

littéraire
de consultation gratuite 3 euros
des 16 000 articles disponibles Abonnement :
en ligne offerte – particuliers : 75 euros
40 000 chroniques indexées – étudiants et abonnés
aux étudiants et aux
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sur www.quinzaine- – abonnement groupé (archives
litteraire.presse.fr
(site en accès libre)
abonnés de la revue et journal) : 105 euros
– institutions :
et www.quinzaine-litteraire.net ql@quinzaine-litteraire.net
(archives)

31
Le 1er août
numéro spécial d’été

Quelques aspects ignorés

SPORTS
des

par une équipe de chercheurs


anthropologues, sociologues...
32 p. 3,80 g

JE M’ABONNE À LA QUINZAINE
J’ABONNE UN AMI UN AN 65 m
ÉTRANGER 86 m
NOM : .......................................................................................................................... PAR AVION 114 m
ADRESSE : .............................................................................................................................. 6 MOIS 35 m
ABONNEMENT  RÉABONNEMENT  POUR UN AMI  ÉTRANGER 50 m
PAR AVION 64 m
MIEUX ENCORE : SOUSCRIVEZ UN ABONNEMENT DE SOUTIEN
UN AN : 152 t
135, RUE SAINT-MARTIN, 75194 PARIS CEDEX 04 RÈGLEMENT PAR :
CCP 15551-53 P. PARIS
– MANDAT POSTAL
IBAN : FR 74 30041 00001 1555 153 PO 20 68
BIC PSSTFR PPPAR – CHÈQUE POSTAL
La Quinzaine littéraire bimensuel paraît le 1er et le 15 de chaque mois – Le numéro : 3,80 t – Commission paritaire : – CHÈQUE BANCAIRE
Certificat n° 1010 K 79994 – Directeur de la publication : Maurice Nadeau. Imprimé par SIEP, « Les Marchais », 77590 Bois-le-Roi
Diffusé par les NMPP – Juillet 2007

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