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de quoi parlons/nous

c o n v e r s at i o n e n t r e q u e l q u e s - u n s à p r o p o s d e t o u t c e d o n t i l e s t q u e s t i o n p o u r n o u s

ÉDITIONS LE CLOU DANS LE FER — octobre 2007 — N°06


« A mon avis, l’intellectuel n’a pas à faire valoir son discours sur celui des autres. Il essaie plutôt de donner place au discours des autres ». Michel Foucault, entretien enregistré en juin 1975
GRATUIT

édito entretien ENTRE

Patrick
Tanger, mars 2007. Salon interna-
tional. Nous n’y étions pas. Mais
grâce à la caméra de Philippe

Beurard-Valdoye
Boisnard, qui enregistrait chaque
jour un entretien, nous avons pu y
transporter un œil et une oreille. L’un
des entretiens, mis en ligne sur libr-
critique.com, nous a particulière-
ment intéressé : celui du 18 mars
et Philippe Boisnard. Tanger, le 18 mars 2007
avec Patrick Beurard-Valdoye. Il y
est question de ce qui nous ques- (retranscrit à partir de la videopodcast du site libr-critique.com, relu et corrigé par l’auteur)
tionne, la poésie, son histoire ré-
cente, la poésie de notre génération,
l’histoire de notre génération. Mais
aussi, P.B-V. y témoigne comme P.B. : La première question que j’aimerais te poser est sur le fait que nous sommes est dans un rapport plus complexe, tinue la lecture en public, la lecture
poète d’une disponibilité profonde à à Tanger, pas tant par rapport à Tanger, mais qu’est-ce que cela représente pour toi, que j’aurais tendance à imaginer plu- orale, la lecture à haute voix en public.
la poésie européenne et à ses multi- quant au sens de la rencontre et de la transmission ? D’être accueilli et toi-même tôt ternaire, voire triadique mais ce C’était une pratique normale dans
ples expressions formelles et linguis- de venir ? Qu’est-ce que cela représente pour toi d’aller dans un pays étranger où mot ambiguë renvoie à des choses un les cafés berlinois, dans les universi-
tiques, ce terrain où « paisiblement » il y a d’autres formes de tradition poétique, et comment est-ce que tu conçois ce peu lourdes – est donc dans le proces- tés, dans les espaces muséaux. Alors
comme nous le disons, nous voulons double mouvement d’être accueilli, de rencontrer une autre langue qui est là et qui sus même. Mes livres, je les construis qu’en France, c’était quelque chose,
qu’existe notre collection Expériences t’accueille, et toi de transmettre une langue poétique et des questions qui se posent à partir de l’itinéraire même. entre mettons 60 et 75, de très rare.
poétiques, et plus généralement notre par rapport à la France ou l’Europe ? En ce moment, je suis en train de 70/75, par exemple, Polyphonix, ou
maison d’édition. travailler sur l’Europe Centrale avec ce qu’a fait Blaise Gautier à partir 75
P.B-V. : Il faudrait alors au passage que l’on se mette d’accord sur le mot cette ambition – et pourquoi pas au Centre Pompidou ou Emmanuel
Publier de la poésie aujourd’hui en « tradition » que je n’emploie certainement pas comme une opposition à la peut-être cette prétention –, de cons- Hocquard à l’Arc. Et puis, en pro-
France demeure pour nous une acti- modernité. Mais bon, c’est un autre débat. Par où commencer ? truire un livre sur la question : qu’est- vince aussi à Caen par exemple. Mais
vité problématique. Nous en faisons
J’ai envie de commencer par une image qui me ramène à quand j’étais ce que le MittelEuropa aujourd’hui par tout cela était très isolé.
l’expérience et tentons de compren-
gamin. Je crois que cela a été fondateur dans ma pratique. J’avais, à l’école rapport aux pays de l’Europe de l’Est Aujourd’hui, dans toutes les villes
dre, livre après livre, à mesure que
notre travail de définition éditoriale primaire, sous les yeux, une carte de France. Tu vois, ces grandes cartes où qui viennent de rentrer dans l’Euro- en France, il y a des lieux réguliers
se précise, la raison qui nous conduit chaque département est dans une couleur particulière, identifié par sa couleur, pe ? Et donc qu’est-ce que l’Europe ? de lecture à haute voix, mais c’est
à nous attarder sur ce désir plutôt que où les toponymes apparaissent clairement en noir plus ou moins gras. Mais Voilà l’enjeu que je souhaite creuser quelque chose que la génération
sur un autre. La réponse est, pour le ça, c’est dans le territoire français. Ces cartes avaient la particularité extraor- avec l’idée qui s’est formulée depuis qui me précède a perdu, à de rares
moment encore, enfouie dans ce que dinaire que, tout autour de la France, on avait du bleu d’un côté et une sorte des années, que ce que l’on appelle exceptions. Ce n’est pas un hasard,
nous produisons. de vieux rose, lie de vin – un peu comme ce mur –, qui désignait tous les pays Europe est un outil exclusivement me semble-t-il, que la poésie sonore
qui entourent la France. Il y avait tout de même un pointillé qui distinguait économique et que le véritable pro- ait eu une telle importance, une telle
Ainsi, à celles et ceux qui finalement, l’Allemagne de la Suisse, la Suisse de l’Italie, la Belgique... bon... mais on blème de l’Europe est culturel. Il y vivacité : François Dufrêne, Bernard
une fois déposés les discours de po- n’avait quasiment aucun toponyme. On n’avait aucune identification locale a une crise européenne de la culture Heidsieck, Henri Chopin. C’était
sitionnement, acceptent de ne plus par la couleur. C’était l’ailleurs. C’était le nulle part. C’était la terra incognita. et il y a une crise culturelle de l’Eu- faire à cette époque-là un travail,
entendre que l’expression « hors- Or j’étais dans une région frontalière, à la frontière suisse. Par hasard ou rope. C’est là-dessus que j’essaie de simplement que d’autres artistes me-
concept » de leur amour pour la poé- par chance – je ne sais pas –, j’allais régulièrement avec mes parents en Suisse travailler modestement. naient à leur manière avec d’autres
sie, nous pensons que cet entretien et en Allemagne faire des courses. Voilà. C’était l’époque où aller en Suisse Ici, Tanger est une occasion rela- médiums, qui mettait la voix au cœur
apportera quelques vues essentielles coûtait moins cher que d’acheter en France. Moi, je savais en fait qu’il y avait tivement rare pour moi. Je sors de de la représentation.
sur la situation actuelle de cet art. une contradiction fondamentale et choquante entre ce que je voyais de la l’espace européen et en même temps, Quand Paul Celan lit en public,
représentation cartographique et la réalité que je vivais. C’était bien clair que bien sûr, pour en être complètement ça n’est pas du tout de la poésie so-
Nous remercions Philippe Boisnard
lorsque je passais la frontière, il y avait toujours une identification locale qui contre, tout près. Ce qui m’intéresse nore. L’oralité dans son travail est
d’avoir accepté la transcription de
faisait qu’en effet, il y avait une différence entre la Suisse allemande, la Suisse ici, mais je n’aurai pas le temps d’y essentielle. Quand Paul Celan lit à
cet entretien. Plus particulièrement,
française, entre le Bade-Wurttemberg et à l’intérieur même du Wurttemberg aller parce que c’est un peu com- l’Université de Fribourg en 1969, il y
nous remercions Patrick Beurard-
Valdoye pour l’attention qu’il nous le pays de Bade et le pays Souabe. Alors cela a été le début d’une conscience pliqué à organiser, c’est d’aller voir a 1500 étudiants dans l’Amphi et au
a accordé, pour sa relecture et pour que quelque part il y avait une intention de tromper le regard et de le focaliser ces murs de fils de fer barbelé, d’al- premier rang, Heidegger et tous les
ses corrections. sur l’enfermement derrière les frontières françaises. ler voir par moi-même ce mur qui a profs de l’Université. Aujourd’hui, si
Cela a été certainement une chance pour mon travail de prendre conscience été construit pour empêcher ce flux l’un d’entre nous lit à l’Université, il
Stéphane Pihet très tôt – mais de le formuler beaucoup plus tard –, qu’il fallait justement aller naturel des hommes, tandis que le y aura peu de monde. Il y aura 60,
et Michaël Batalla de l’autre côté pour se rendre compte soi-même, par un itinéraire, de ce qui flux des marchandises se fait. J’ai en- 80, 100 étudiants et il y aura un prof
nous était caché. C’est à la fois une chance, en effet, parce que cela m’a amené vie de dire que, dans le fond, on est isolé.
très vite à raisonner en termes européens. Mais c’est peut-être aussi mon far- de nouveau dans cette logique de la Tirons-en les conséquences.
deau, parce que je traîne toujours cette idée que ce qui se passe est peut-être carte que j’avais sous les yeux, gamin, Premièrement, l’oralité est une

a paraître
à repérer, à localiser là où l’on ne s’y attend pas. Là, où on ne va pas. Là, où il d’un espace clairement identifié mais chose essentielle dans la poésie. Elle
y a du savoir enfoui ou oublié. Là, où il y a une mémoire qui demande à être fermé avec tout le reste autour. Ja- est constitutive du poème et quand
éveillée mais qu’il faut aller chercher et prendre par les mains. dis, le reste en question, on l’appelait je dis « le poème », le poème en vers
octobre 2007 Cela constitue une image assez fondatrice de mon travail. Au fond dans « les barbares ». Aujourd’hui, c’est comme le poème en prose. D’autre
toutes les formes que j’essaie de creuser, il y a une constante qui est l’itiné- pas ça mais il y a quelque part de ça. part, socialement, j’en envie de dire
raire. Itinéraire géographique ou historique d’une part, mais aussi itinéraire, C’est insupportable. Je crois que c’est qu’elle est là incarnée par un être
Patrick – j’ai envie de dire – archéologie du contemporain, c’est-à-dire aller creuser une réalité que nous les artistes (arts debout qui est le poète et qui éven-
Beurard-Valdoye
là où les historiens ne vont pas. Par exemple, dans la Fugue inachevée je me suis plastiques, arts poétiques, cinéma et tuellement tient debout parce que
particulièrement intéressé au séjour de Rimbaud à Stuttgart. En lisant dans pourquoi pas musique) nous devons son poème l’a mis debout face à un
la Pléiade, que Rimbaud avait habité dans la rue Wagner, très vite, ne serait- prendre en compte. public. Autrement dit, en Allemagne,
ce qu’en voyant une des lettres que Rimbaud y a écrite, on voit que cela ne Mes collègues pour la plupart, et en Autriche, en Flandre, aux Pays-
colle pas. Donc, je suis allé voir. J’ai découvert un certain nombre de petites dans une certaine mesure la généra- bas, en Suède – en Norvège, j’en
Le narré des îles Schwitters choses qui m’ont permis d’écrire, parce que l’objectif est bien sûr de constituer tion suivante, ont été marqués, for- suis moins sûr –, au Danemark, et
une matière première, voire une matière seconde, qui donne un corpus et en més, par Tel Quel, alors que moi, aussi en Europe centrale et jusqu’en
plus, je dirais, donne une énergie d’écriture. Ces itinéraires, là où je suis, me pas du tout. C’est ma chance. J’ai été URSS, quand un poète intervient,
permettent d’accumuler, de recharger mes batteries et de me donner l’envie formé par d’autres canaux qui se pas- lit, qu’il lise sonorement ou pas, qu’il
d’écrire. Ce qui fait que, pour moi, c’est une sorte de constance que d’aller saient dans d’autres espaces, en parti- déclame ou qu’il soit dans une sorte
al dante dans l’ailleurs vers l’autre. De me frotter, de me plier ou de me confronter culier allemand, mais pas seulement. de parole un peu retranchée, il n’y
à la langue de l’autre, à la pratique de l’autre quel qu’il soit. De la pratique Ce qui me permettait de relativiser a personne qui découvre la poésie
d’un agriculteur ou d’un sénateur, la pratique d’un universitaire ou la pratique les choses et cela me permettait aussi – cela peut arriver naturellement –,
d’un poète. Aussi je pense – c’est l’influence de la poésie allemande –, qu’il y a de comprendre, comment la question et qui dit : à quoi sert la poésie ? Mais
l’histoire, il y a cette nécessité historique fondamentale, celle qui nous permet de la place de ce que j’appelle « les est-ce que la poésie dans le monde
LE CLOU DANS LE FER, de sortir du mythe, celle qui nous permet d’être dans des bribes de vérité – je arts poétiques » dans l’espace social existe ? Mais vous les poètes, vous
10 rue du Jard, 51100 REIMS ne dis pas la vérité mais des bribes –... Il y a cette dimension de stratification était traitée d’une façon différente servez à quoi ? Ce sont des questions
http://ed.lecloudanslefer.free.fr du temps, et simultanément qu’il y a une conscience que le lien peut se faire en France, qu’en Allemagne. Par qui sont réglées une fois pour toutes.
d’une autre manière que par l’élément historique. exemple, le fait que les Allemands, les On peut enfin parler de texte, parler
Avec le concours de la DRAC Finalement, cette confrontation, ce frottement plus exactement, parce que Autrichiens, les Suisses allemands, les de parti pris, d’engagement, etc. – de
Champagne-Ardenne ce n’est pas une confrontation – on n’est pas dans un rapport binaire, duel, on Belges ont pratiqué de manière con- forme bien sûr –. On parle de choses
sérieuses. On pourrait tenir le même sayer déjà de comprendre. Commen- l’appareil philosophique. Mais il y a éditions le Clou dans le fer
discours sur ce qui se passe aux Etats- cer à mettre cet oxymore – je ne vais aussi des poètes qui écrivent des es-
Unis, sauf que je ne suis pas invité pas dire en équation ce n’est pas mon sais et qui parfois écrivent d’excel- collection expériences poétiques
aux Etats-Unis donc je n’en parle boulot –, mais en mots. Trouver des lents essais qui problématisent une
pas. évidemment, ce qui me fait plai- mots justes. Trouver le mot qui qua- question le plus souvent par rapport
sir c’est qu’au fil des années, je suis lifie l’autre. Mais peut-être qu’il ne à leur propre pratique. C’est normal.
assez régulièrement invité dans des faut pas qualifier l’autre pour com- Ils partent de leurs expériences.
festivals un peu partout en Europe. mencer ? Ce n’est certainement pas Il manque un espace qui m’appa-
D’une part, cela me permet d’écrire. un immigré. Ce n’est pas un clandes- raît de plus en plus essentiel, qui est
D’autre part, cela me permet de me tin. Il faut commencer par nommer en effet l’approche par l’histoire des
confronter à d’autres expériences, correctement les êtres avec lesquels arts poétiques contemporains. Elle
d’autres langues. Une chose impor- on est en relation. permettrait de situer des auteurs qui
tante, c’est de pouvoir entendre des Mais je ne veux pas non plus te- ont eu une grande importance à un
lectures de poésie dans des langues nir un discours humaniste. Je ne suis moment donné, mais qui ont été par
que je ne connais pas, que je ne com- plus humaniste. On est ailleurs. Il le fait qu’ils étaient dans des maisons
prends pas. n’empêche évidemment que l’on est d’édition, je ne vais pas dire clandes-
confronté à des questions éthiques. tines mais peu visibles, marginalisés. di ciechi
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L’année dernière, au festival de Enfin, c’est mon point de vue On redécouvre, aujourd’hui, un peu

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Zagreb, on croisait des poètes qui, par hasard certains auteurs qui ont
en général, pratiquent quatre lan- P.B. : Alors je voudrais te poser une joué un rôle important.

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gues couramment. Plus la leur, cela seconde question, même si tu l’abordes Je vais prendre un exemple :
fait cinq – je veux dire la langue de simplement dans une reformulation. Alain Frontier.
poète. C’était extraordinaire de voir Depuis deux ou trois jours, tu poses à Alain Frontier a publié il y a deux
comment ces gens ont une ouver- plusieurs reprises la question de l’his- ans, aux éditions Al dante Portrait
ture d’esprit. Ce qui m’importait, toire de la poésie. Je dis bien que tu d’une dame. C’est un texte qui date des
c’était d’entendre des poèmes dont je poses une question, au sens où tu ne la années 80. Un livre de 500 pages. Il
ne comprends rien et pourtant, par résous pas. Mais tu mets en évidence a fallu la reconnaissance d’un certain
l’oralité, il se passait quelque chose que par rapport à ce qui s’est fait en nombre d’auteurs, que ces auteurs
qui faisait qu’à un moment donné, je art, où on a une histoire de l’art, la s’imposent, pour qu’ensuite on se
suis dans le même pays que le poète poésie aurait cette absence en elle- rende compte... et « on » , cela veut
qui parle cette langue. A un moment même ou à côté d’elle-même. C’est toi dire quoi ? Il n’y a eu que quelques
donné, on prend conscience, que le qui redéfiniras les termes. personnes. Nous avons dit : Frontier expériences poétiques
LE CLOU DANS LE FER

pays du poète, le pays des poètes, n’est Il faut voir justement où se situe le a fait des choses en 80 qui certaine-
pas une entité politico-géographique travail d’historicité et de l’historien. Il ment permettent de mieux lire la
dans laquelle il est inscrit et pour la- y aurait cette absence de l’histoire de génération, ou deux générations qui
11 €
quelle il a un passeport. C’est plutôt la poésie. On a des analyses. On a des suivent, – étant donné qu’une géné-
ISBN : 978-2-9526347-4-8
une sorte, je ne sais pas, de pays de philosophes qui s’intéressent à la poé- ration d’écrivains, c’est une dizaine
la poésie qui fait qu’on est beaucoup sie et qui la problématisent. Mais on d’années. Alors le livre est sorti. Et, en
plus proche de quelqu’un dont on ne manque de ce que l’on appellerait une effet, il a eu un peu d’écho. Mais aussi
comprend rien, que des gens qui par- histoire. Alors qu’est-ce que tu entends hors du milieu parce qu’il est apparu
lent notre langue maternelle. par le terme d’histoire ? et comment comme une sorte de monstre. Projet a plus l’entière liberté caractéristique de l’artiste à exprimer son art selon les
Dans la mesure où il y a quelque tu formules toi-même cette question ? intégral, projet total, mettant même modalités qui sont les siennes. S’il utilise certaines modalités, il est exclu du
chose qui passe, une fraternité s’éta- en cause son couple, donc un projet champ éditorial. C’est ce qui se passe avec Claude Ollier qui est refusé pour
blit. Et cela fait aussi – et je voudrais P.B-V. : D’abord, je voudrais dire extrêmement fort. Et je dis bien pro- des motifs grossiers. En étant nulle part sur le plan d’une visibilité d’écriture,
le dire parce que cela m’apparaît im- que ce n’est pas moi qui pose cette jet. Le mot a une importance. hormis quelque temps chez Gallimard. Mais ce n’était pas la place qui lui
portant –, qu’on peut être solidaire question. C’est toi. Hier, dans la On pourrait prendre de nombreux convenait. Il se trouva donc progressivement dans un entonnoir éditorial.
d’une pratique poétique qui est extrê- discussion, tu as adressé la question exemples... Aujourd’hui, heureusement, il est publié chez POL. Mais j’ai l’impression que
mement lointaine de ce que l’on est aux auteurs qui lisaient  : Jean-Pascal  Au niveau des lectures en public. la réception de son travail, au niveau des critiques par exemple, est extrême-
en train de faire. Il n’y a pas cet esprit Dubost, Jean-Claude Caër,  Jean- Au niveau de la performance, par ment faible, de l’ordre d’un poète qui démarre.
de clans et de chapelles qui fait que Baptiste de Seynes et moi-même. Tu exemple. Il y a des auteurs que l’on C’est troublant. Je crois que - pour donner cet exemple qui ici fait sens -, un
vous êtes enfermé dans la poésie so- nous as posé une question qui inter- connaît de nom, mais on ne se rend travail d’historien des arts poétiques contemporains permettrait de compren-
nore, la poésie numérique, la poésie rogeait la contemporanéité. pas compte à quel point, dans les an- dre en effet comment Claude Ollier n’est pas à sa place sur le plan littéraire.
lyrique... Toutes ces catégories, que Pour moi, cela renvoie en effet à nées 80, ils ont ouvert des pistes. On Comment il a une importance considérable – on n’est quand même assez
je ne renie pas, qui sont importantes un champ particulier qui est celui de ne s’en rend pas compte parce qu’il nombreux à le penser, mais tout cela ne sort pas du milieu des auteurs – et de
pour l’analyse, pour la compréhen- l’histoire de la poésie contemporaine. n’y a pas – ou en tout cas je ne vois voir comment il a pu influencer toute une génération. Si l’on fait la comparai-
sion des choses, pour l’historicité de Je ne dis pas l’histoire de la poésie et guère, il faut être être un peu plus son avec les arts plastiques, on se dit : qu’est-ce que seraient les arts plastiques
l’espace poétique, mais qui sont sou- encore une fois je préfère dire l’his- modeste –, de critique qui fasse ce aujourd’hui si les artistes qui faisaient la critique d’art ou les philosophes ? Les
vent des espaces d’emblée de conflit, toire des « arts poétiques », incluant travail de mise en perspective. Il y artistes, qu’ils soient poètes ou plasticiens, ont des choses extrêmement perti-
de concurrence, voire de mépris. dans ces arts poétiques, au-delà du avait cela, ce qui a généré ceci. Tel nentes et passionnantes à nous dire. Mais si l’on n’avait pas de critiques d’art
Quand j’entends un poète lire dans poème en vers, le poème en prose ca- texte est paru. Tel texte a été écarté et si on n’avait pas d’historiens d’art contemporain, il me semble bien que les
sa langue un poème très lyrique, que dencé, le poème visuel, le poème so- du champ éditorial parce qu’il déran- arts plastiques seraient dans une situation qu’a décrite un historien d’art dans
je qualifierais d’un peu académique, nore et une certaine forme de roman. geait et cela a généré cela... le cadre de ce festival. Il vit au Maroc. Il disait : « Nous les Marocains, nous
je peux considérer qu’il est à deux Plus exactement le roman, quand la
années lumières de ce que j’essaie question de la forme est posée et non
de faire. Pourtant j’ai envie de dire pas le roman écrit dans une forme « C’est plutôt une sorte, je ne sais pas, de pays de la poésie qui fait
– c’est peut-être une provocation de morte, comme en parlait déjà Claude
dire cela –, qu’il est de mon pays. Il Simon voici quarante ans. Or, évi- qu’on est beaucoup plus proche de quelqu’un dont on ne comprend
est de mon pays. demment aujourd’hui, on le voit bien rien, que des gens qui parlent notre langue maternelle »
Ici c’est ce que je vis. sur les tables en librairie, la plupart
Il n’y a pas que de la poésie dans des romans publiés sont écrits dans
ce festival, il y a vraiment beaucoup une forme morte. J’aurais presque Je vais prendre un autre exemple. n’avons pas d’histoire de l’art . Nous avons une histoire de la peinture très
de choses. Il y a de la philosophie. tendance à dire, dans certains cas, J’ai rendu hommage hier à Claude courte, même pas un siècle. J’ai presque envie de dire que la poésie contem-
C’est une chance pour nous. On est dans une langue morte. Une langue Ollier. Claude Ollier a écrit Le main- poraine française se trouve aussi démunie que les arts plastiques marocains.
ensemble. On appartient à la même qui renverrait au code du XIXème tien de l’ordre à partir d’une expérience Quand est-ce que cela va changer ?
communauté. siècle. Dans ce cas, on n’est pas dans du Maroc. Casablanca. C’est un livre Cela va changer le jour où, par exemple, l’enseignement de la littérature
Tanger, c’est cela pour moi. l’art. On est dans l’art appliqué. qui est écrit, si je me souviens bien, s’ouvrira plus à des méthodologies d’un autre ordre que celle de l’analyse du
C’est cette chance et en même Ce matin, il était question de en 58/60. Il est présenté chez Mi- texte. Il est à noter que les choses sont en train de changer. C’est donc la pro-
temps cette mélancolie. Elfriede Jelinek. Il va de soi que nuit. C’est son deuxième livre. Il a eu chaine génération qui va bénéficier de cela. J’espère que cette génération qui
Je crois que nous sommes tous Elfriede Jelinek a inventé un type de le prix Médicis avec La mise en scène. viendra aura le courage de porter sur les épaules tout un travail qui n’aura pas
dans cette forme de mélancolie plus roman singulier, très personnel où la C’était donc un auteur déjà repéré été fait pendant au moins deux générations, de tisser tous ces liens depuis les
ou moins affirmée, qui n’est point question de la forme – et pas seule- et même reconnu. Il faisait partie de années 60 qui mettent en évidence des phénomènes qui sont, pour le moment,
maladive mais qui signale que le ment du style – est constamment po- ce qui était en train de s’appeler « le relativement obscurs.
monde est mal-en-point. Si on réflé- sée. Pour moi, certains romans – pas nouveau roman ». Donc, il est des- Je pense que quelqu’un comme Jean-Pierre Bobillot est en train de faire ce
chit deux minutes au luxe dans lequel tous – de Elfriede Jelinek appartien- tiné à une grande renommée comme travail. C’est extraordinaire de constater l’importance du travail de Bobillot
nous sommes accueillis ici, nous, les nent à ce que j’appelle les arts poé- Claude Simon ou Nathalie Sarraute, dans la mesure où dans certains milieux, on le perçoit comme le spécialiste
auteurs, par rapport à la réalité qui tiques. Michel Butor et les autres. Et voilà de la poésie sonore et même plus précisément de Bernard Heidsieck. Dans
nous entoure, ce que vivent certains, Mais si on veut parler de l’histoire, que les éditions de Minuit – je ne vais d’autres milieux, on le perçoit comme le spécialiste d’Apollinaire. Dans un
les enfants des rues qui ne sont pas disons pour simplifier de la poésie, il pas entrer dans les détails –, refusent troisième milieu comme le spécialiste de Rimbaud ou de René Ghil. Il serait
scolarisés, qui mendient plus ou est vrai qu’il y a quelque chose qui Le maintien de l’ordre. Argument don- peut-être intéressant que l’on commence à voir tout cela sous l’angle d’un plus
moins, si l’on se décale un petit peu et est assez singulier et qui dure quand né : on ne met pas de politique dans grand spectre, d’une plus grande largesse d’esprit, et de comprendre que ce
que l’on va plus au Nord, du côté des même depuis longtemps. C’est que un roman. Vous vous rendez comp- que précisément nous montre Bobillot, c’est qu’il y a des liens entre Rimbaud,
enclaves espagnoles où l’on voit tous les analyses, les commentaires ap- te ! Pas de politique dans un roman ! Apollinaire, Ghil, Heidsieck et les auteurs qui le suivent aujourd’hui.
ces gens du continent africain qui se portés aux œuvres contemporaines C’est extraordinaire, quand même ! Bon. Après tout ça, cela ne m’empêche pas d’écrire et cela ne m’inquiète
heurtent comme cela à ce mur, alors relèvent souvent d’une approche phi- Personnellement, je situe le déclin pas. Je le regrette. Cela viendra. Tout arrive. Il faut parfois attendre long-
moi ça me... plombe. losophique ou bien d’une approche du roman français à ce moment-là. temps.
Ça me plombe et en même temps sociologique ou encore d’une appro- Progressivement, on s’aperçoit qu’en
cela me donne envie de travailler. Es- che poétique. Des critiques utilisent effet le roman devient formaté. Il n’y P.B. : Patrick, je te remercie beaucoup.

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