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David Miller

Warwick University (Coventry)

A QUOI SERT LA LOGIQUE ?*

Traduit de l'anglais par Alain Boyer

Parmi les philosophes, à tout le moins parmi ceux qui s'intéressent plus à l'éducation qu'à
l'édification, autrement dit ceux qui ont à cœur d'argumenter, il est de bon ton de juger que les
arguments sont plus importants que leurs conclusions. Qui n'a pas condamné, ou entendu
condamner un livre par ces quelques mots : «J'en approuve les conclusions, mais l'argumentation
en est très faible ! » Il y a, me semble-t-il, trois explications possibles à cet étrange désintérêt
pour ce que les autres essayent de communiquer. En premier lieu, nombre de thèses philo-
sophiques sont à ce point évidemment vraies que seul un philosophe, dit-on, peut perdre son
temps à les mettre en question. On pourrait prendre comme exemples diverses formes simples
de réalisme. En second lieu, tant de thèses philosophiques sont si évidemment fausses qu'elles ne
valent pas la peine d'être discutées. La doctrine de l'impossibilité de la discussion rationnelle
appartient sans doute à cette catégorie. Mais pour l'ensemble des autres questions philo-
sophiques, il n'est pas de réponse qui soit à l'évidence correcte ou incorrecte ; j'ai personnelle-
ment tendance à considérer le problème de l'âme et du corps comme relevant de ce dernier type.
Or dans ce cas aussi, assez curieusement, l'intérêt pour l'argumentation est prépondérant.
La coexistence d'opinions incompatibles chez des personnes réfléchies est considérée
comme un signe que les problèmes eux-mêmes sont insolubles : le mieux que l'on puisse faire est
d'évaluer la force des arguments proposés par chacune des parties. Rien d'étonnant dès lors à ce
que la philosophie persiste à avoir la réputation d'être incapable de progresser. J'aimerais dans la
suite de cet article soutenir l'opposé de ce que je tiens pour l'opinion dominante, autrement dit

HERMÈS 15, 1995 291


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soutenir qu'un argument en tant que tel est en règle générale de peu d'importance par rapport
aux questions qui font l'objet de l'argumentation. De manière plus explicite, ma thèse est que les
arguments sont dénués d'importance épistémologique. Mais je cours, ce faisant, le risque d'être
brocardé comme un irrationaliste si je ne réponds pas à la question de savoir pourquoi nous
argumentons, puisqu'il pourrait sembler que je défends ce que Popper a appelé (en se référant à
Whitehead) la méthode du «à prendre ou à laisser» (1945, vol. 2, p. 249). Je soutiendrai donc
simplement que les arguments ont une importance méthodologique. Puisque la logique est le
véhicule de l'argumentation, c'est grâce à cette distinction entre l'épistémologie et la méthodolo-
gie que je répondrai à la question : À quoi sert la logique ?
Par « logique », j'entends la logique déductive, plus précisément la logique élémentaire, le
calcul des propositions et le calcul des prédicats du premier ordre avec égalité. Je ne pense pas
que l'introduction dans ce débat de diverses extensions de la logique élémentaire, telles que les
logiques modale, temporelle et autres, m'amènerait à modifier sensiblement mon propos. Je me
contente sans trop d'états d'âme de l'idée selon laquelle ce n'est pas la logique qui risque de
souffrir de ces adjonctions, mais plutôt nos théories de la nécessité et du temps. Quant à la
logique inductive, c'est une autre affaire ; non parce que je pense que l'on surestime énormément
l'importance des prétendus « arguments inductifs » (ce que je crois par ailleurs), mais plutôt
parce je ne pense pas qu'elle puisse être sous-estimée. À la question : « À quoi pourrait servir la
logique inductive ? », je répondrai brièvement à la fin de l'article : à rien...
Il doit être clair tout d'abord que je ne compte pas énoncer ici de thèses bien nouvelles. On
peut trouver les idées principales à la base de mon propos dans les développements très clairs,
quoique trop brefs, de Popper sur le rôle de la logique dans les sciences et plus généralement
dans le champ de la discussion rationnelle. Voici un passage particulièrement pertinent (1963, p.
51 ; trad. p. 86) : « Exiger de la science des preuves rationnelles signifie qu'on ne parvient pas à
distinguer le vaste domaine de la rationalité du champ restreint de la certitude rationnelle : c'est là
une exigence impossible et déraisonnable. L'argumentation logique, le raisonnement déductif, n'en
assure pas moins un rôle décisif pour la démarche critique ; et ce, non parce qu'il nous permettrait
de prouver nos théories ou de les inférer à partir des énoncés d'observations, mais parce que seul un
raisonnement purement déductif nous donne la possibilité de découvrir les implications de nos
théories et, partant, de les soumettre efficacement à la critique, La critique consiste à rechercher les
points faibles d'une théorie, et l'on ne peut, en général, faire apparaître ceux-ci que dans les
conséquences les plus lointaines de la théorie en question. C'est précisément en cela que le
raisonnement logique joue un rôle essentiel dans la démarche scientifique. »
À dire vrai, le thème de cet article pourrait être résumé par la caractérisation que donne
Popper de la logique formelle comme Γ« organon de la critique rationnelle » plutôt que comme
Vorganon de la preuve.
Il me faut tout de même me justifier quelque peu de vouloir réouvrir un dossier que la
plupart des auteurs jugent définitivement clos. Ma seule excuse est que je ne crois pas qu'il le
soit. Il me semble que les idées principales du rationalisme critique et du falsificationnisme (qui

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A quoi sert la logique ?

n'est autre que le rationalisme critique appliqué aux sciences empiriques), n'ont pas encore été
bien comprises. Naturellement, nombreux sont ceux qui ont reconnu que puisque la science
empirique est bien plus concernée par les énoncés universels que par les existentiels, il existe une
asymétrie fondamentale entre vérification et falsification. Les énoncés universels peuvent être
réfutés, mais pas vérifiés par des énoncés singuliers. Pourtant, le falsificationnisme en tant que
théorie de la connaissance est encore souvent opposé au vérificationnisme, comme s'ils jouaient
dans la même équipe, à ceci près que l'un serait au plus haut niveau, tandis que l'autre serait
relégué au dernier rang. De la même manière, le rationalisme critique, quand on daigne lui
accorder quelque attention, est considéré comme étant en compétition avec les diverses formes
d'épistémologie justificationniste dont on admet qu'elles constituent la gloire de l'histoire de la
philosophie. Or il existe une seconde asymétrie, rarement prise en considération, entre les
arguments critiques et les preuves ou justifications, une asymétrie qui me paraît devoir conforter
l'idée selon laquelle les premiers peuvent être importants et féconds, tandis que les seconds ne
sauraient l'être.
Notre discussion pourrait commencer par l'examen d'une curieuse conception de la
logique, que l'on trouve dans un ouvrage de David Stove, au titre d'ailleurs peu engageant de
The Rationality of Induction. Au cours d'une manœuvre destinée à repousser l'idée que la
logique inductive devrait être formelle, ce qui la placerait à la merci des ébouriffants paradoxes
goodmaniens, Stove consacre une quinzaine de pages (p. 115-131) à critiquer l'idée selon
laquelle la logique déductive serait formelle. Une partie de son développement, qui ne me
retiendra pas ici (en particulier parce que ce n'est que du pur non-sens), consiste à arguer qu'il
n'existe pas de formes d'arguments universellement valides de généralité quelconque. Stove se
penche ensuite de manière plus intéressante sur les formes non valides de raisonnement, ce
qu'on appelle parfois les sophismes formels. Il remarque à juste titre que la plupart de ces formes
dites non valides ont bel et bien des instances valides : ainsi, l'exemple suivant de l'affirmation
du conséquent est (sémantiquement) valide : Ρ -* - - Ρ, - - Ρ I — P. Il en tire (fallacieusement)
l'idée qu'il existe des instances valides de toutes les formes non valides exprimables sans
constantes (propositionnelles, predicatives ou individuelles) ; et tout en concédant qu'il ne
peut prouver une telle assertion, il affirme que nous disposons de « bonnes raisons » de la
croire vraie. (Malheureusement pour Stove, on peut aisément prouver qu'elle est fausse :
aucune forme ayant pour prémisses des tautologies et pour conclusion une contradiction, par
exemple Ρ ν —Ρ I —· Ρ et - Ρ, n'a d'instances valides. Tant pis pour les « bonnes raisons »...)
Plus gravement, Stove en infère qu'il n'est jamais possible de démontrer la non-validité d'un
raisonnement particulier en mettant en évidence le fait qu'il est une instance d'une forme non
valide. (Il n'a manifestement pas cherché à comprendre ce que les logiciens attendent de la
méthode des contre-exemples.) De manière encore plus inquiétante, Stove en arrive à l'idée qu'il
n'existe pas de normes générales par lesquelles on puisse juger de la validité ou de la non-validité
d'un raisonnement déductif. Tout ce que nous puissions faire en fin de compte, c'est faire appel
à notre « intuition déductive », et nous demander s'il est possible que les prémisses soient vraies
et la conclusion fausse. Si ce n'est pas le cas, le raisonnement est non valide.

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Rien de ce qu'affirme Stove dans son livre sur la logique déductive ne mérite qu'on s'y
attarde outre mesure, et j'ai le sentiment d'avoir à m'excuser d'attirer l'attention du lecteur sur
de telles idées. Mais il y a, me semble-t-il, quelque chose à apprendre de son refus malen-
contreux de reconnaître l'existence de normes universelles de validité et de non-validité (qu'elles
soient formelles ou non) en dehors de l'appel à une intuition modale, et de son insistance
subséquente sur les inferences particulières — ce qu'il appelle des jugements singuliers de
validité (et de non-validité), par exemple l'inférence (formellement valide) suivante :

(A) Tous les hommes sont mortels


Socrate est un homme

Socrate est mortel

Cet argument possède des prémisses vraies et une conclusion vraie. Mais c'est le cas
également de l'inférence (formellement non valide) suivante :

(B) Tous les hommes sont mortels


Platon est un homme

Socrate est mortel

(A) et (B) ont la même conclusion. En quoi donc (A) constitue-t-il un meilleur argument en
faveur de cette conclusion que ne le fait (B) ? La réponse du logicien serait que si (A) est analysé
de manière appropriée et en détail (à savoir, dans le langage des prédicats, et non dans le seul
langage des propositions), il se conforme à un schéma valide, alors que (B) n'est conforme à
aucun schéma valide. En toute rigueur, un logicien ne saurait comprendre ce qui pourrait faire
que (A) puisse être compté au nombre des arguments valides, sinon le fait qu'il est une instance
d'un schéma valide. À l'opposé, Stove, si je le comprends bien, distingue (A) et (B) en disant
qu'il est possible dans le cas de (B), mais pas dans celui de (A), que les prémisses soient vraies et
la conclusion fausse. C'est à cela, et apparemment tout juste à cela, que se ramènerait le
jugement concernant la non-validité de (B). Ce que je ne parviens pas à comprendre, c'est la
raison pour laquelle la seconde de ces explications de la non validité de (B) (et par association, la
première aussi) devrait avoir la moindre importance si ce qui nous intéresse est la vérité ou la
fausseté de la conclusion de (B). Le fait est que dans (A) aussi bien que dans (B), les prémisses et
la conclusion sont vraies, même s'il serait de notre part injustifié de croire que nous avons une
connaissance certaine de ce fait. En quoi la possibilité abstraite que la conclusion de (B) puisse
être fausse alors que ses prémisses sont vraies rabaisserait ses mérites en tant qu'argument en
faveur de sa conclusion ? N'est-il pas clair que tout ce qui compte, c'est le fait que cette
conclusion soit fausse ou non ? De même, il est difficile de comprendre en quoi le fait qu'il

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À quoi sert la logique ?

existe un argument d'une forme similaire à (B) et dont les prémisses sont vraies et la conclusion
fausse devrait attenter à la force de (B) lui-même. La validité ou la non-validité de l'argument, je
l'accorde, serait une question d'importance si notre intérêt s'étendait au-delà de la vérité de la
conclusion, et portait sur la question de la validité de l'argument. (La logique est importante du
point de vue logique). Mais je tiens que si, dans notre investigation du monde, nous nous
intéressons à la validité d'un argument particulier, c'est à cause de l'aide qu'il peut nous apporter
dans la recherche de la vérité, non pour son propre compte.
Il me semble que l'épistémologie peut être caractérisée correctement comme cette partie de
la théorie de la connaissance qui tente de procéder à des distinctions entre les propositions, non
eu égard à leur valeur de vérité, mais eu égard à la manière dont elles sont affectées par les
procédures d'investigation auxquelles nous les soumettons. Elle a pour objets des concepts
comme la vérification et la confirmation, le soutien ou la falsification. La méthodologie, en
revanche, s'intéresse aux procédures qui nous permettent de classer les propositions selon leurs
valeurs de vérité. Ses objets sont le vrai et le faux. Or, ce que je soutiens, c'est qu'au niveau
épistémologique, il n'y a rien à dire en faveur des arguments valides et à l'encontre des
arguments non valides. Un argument valide, tel que (A), ne confère pas plus de qualité à sa
conclusion que ne le fait (B). Peut-être y a-t-il de nos jours un peu moins de philosophes à
attendre des arguments non seulement qu'ils nous aident à déterminer la valeur de vérité de nos
conclusions, mais aussi qu'ils leur donnent quelque stimulant épistémologique, qu'ils leur
accordent leur soutien, les étayent. David Stove semble être l'un de ceux-là : il paraît penser que
(A) constitue un meilleur argument que (B) pour sa conclusion, et ce parce qu'il nous donne de
meilleures raisons, peut-être même la raison, de croire à la conclusion en question. J'ai soutenu
ailleurs (1987/1989, section 4) que, même s'il existait quelque chose comme des bonnes raisons
en faveur de nos propositions, nous ne gagnerions rien dans notre investigation de la valeur de
vérité d'une proposition par la possession de telles « bonnes raisons » (« bonnes », mais non
décisives) ; et que même s'il existait des raisons décisives, concluantes, peu de choses au fond
pourraient être dites en leur faveur. Etant donné que (A) et (B) ont tous deux des prémisses dont
on peut douter, il s'ensuit qu'en tant qu'instrument d'investigation de la valeur de vérité de la
conclusion «Socrate est mortel», (B) n'est pas un plus mauvais argument que (A). Le fait de
disposer d'un argument valide en faveur d'une conclusion ne confère aucune espèce d'avantage
épistémologique. Des considérations tout à fait parallèles conduisent à soutenir que si c'est à la
conclusion que nous nous intéressons, nous pourrions aussi bien ne mentionner aucune pré-
misse. Si nous cherchons à déterminer la valeur de vérité d'une proposition, nous ne gagnerons
rien en fournissant un argument en sa faveur. Nous pouvons tout aussi bien l'affirmer, sans
prétendre qu'elle est soutenue par un argument. Est-ce là la méthode du « à prendre ou à
laisser » ? C'est peut-être, je l'avoue volontiers, celle du « à prendre ». Mais non nécessairement
celle du « à laisser », comme je vais tenter de le montrer.
Les arguments déductifs peuvent bien entendu permettre d'arriver à une conclusion, tout
comme les conjectures, les rêves, ou quelques doses de bon Scotch. (Mais je doute qu'ils le

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fassent souvent). Mon point de vue, cependant, est que si c'est la vérité (ou la fausseté) qui nous
intéresse, alors, une fois la conclusion obtenue, il importe peu de savoir comment elle l'a été, que
ce soit grâce à un argument valide ou non. Voyez ce qui arrive lorsque nous en arrivons à une
conclusion par le biais d'un argument qui se révèle à l'analyse être non valide : nous ne nous
sentons pas obligés d'abandonner purement et simplement la conclusion, en nous fondant sur le
fait tout à fait indubitable que nombre d'arguments non valides ont des conclusions vraies. En
dépit de la non-validité de l'argument, la conclusion peut encore être vraie, et si c'est cela qui
nous intéresse, nous n'allons pas pour autant cesser de l'examiner plus avant. On pourrait aller
jusqu'à dire qu'à l'opposé, lorsqu'une conclusion est obtenue à partir d'un argument (supposé)
valide, il n'existe plus guère de stimulation qui nous pousserait à la soumettre à de nouveaux
examens. On pourrait rétorquer que c'est là exactement ce à quoi sont destinés les arguments
déductifs. Mais cette réponse ne saurait être exacte, sauf dans les cas (s'ils existent) où les
prémisses de l'argument sont considérées comme indubitablement vraies. Si elles ne le sont pas,
nous ne pourrons pas faire autrement que de soumettre la conclusion elle-même à un examen
plus minutieux : la conclusion, et non les prémisses, puisque de toute façon les trouver fautives
ne saurait affecter la conclusion. En d'autres termes, que l'argument soit valide ou non, nous
aurons toujours à nous faire notre opinion quant à la vérité de la conclusion.
Lorsque nous sommes confrontés à une conclusion obtenue au moyen d'un argument
déductivement non valide, nous avons simplement tendance à abandonner l'argument. (Pensons
aux nombreuses preuves fautives du Théorème de Fermât, dont la non-validité eut peu sinon
aucun impact sur l'opinion générale concernant la valeur de vérité de la conjecture). La plupart
d'entre nous ne considèrent pas la non-validité d'un argument comme un... argument contre la
vérité de sa conclusion. Mais si la non-validité d'un argument ne constitue pas un argument
contre sa conclusion, pourquoi donc la validité d'un argument pourrait-elle constituer un
argument en sa faveur ? Poser la question de cette manière revient juste à appliquer le principe
poppérien de démarcation, qui nous fait remarquer que si le résultat dans un certain sens d'un
test ne compte pas contre une hypothèse, alors le résultat inverse du même test ne saurait être
considéré comme favorisant cette même hypothèse. Pas de confirmabilité sans falsifiabilité !
Mais en disant cela, ne m'aventurai-je pas trop loin ? On m'accordera en effet que la disjonction
non-validité-de-Vargument-ou-fausseté-parmi-les-prémisses {non correction, « unsoundness ») ne
doit pas être considérée comme allant contre la conclusion ; moins encore en fait que la pure et
simple non-validité de l'argument. Mais alors, doit-on conclure, la négation de la disjonction, à
savoir, validité-de-l'argument-et-vérité-des-prémisses {correction, « soundness »), ne soutient pas la
conclusion. Autrement dit, il n'est pas à mettre au crédit d'une proposition, ou à compter au
nombre des arguments favorables à sa vérité, qu'elle a été dérivée de manière valide à partir de
prémisses vraies. Mon argumentation m'a-t-elle conduit jusque là ?
À dire vrai, oui. Et elle fait apparaître, je l'espère, combien sont radicalement opposées la
position rationaliste critique, laquelle est incarnée dans le principe de démarcation, et toutes les
variantes de justificationnisme. Nombreux sont les justificationnistes qui sont prêts à accepter,

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semble-t-il, le principe poppérien, et à concéder que les victoires faciles sont des victoires vides.
(Les bayésiens, par exemple, sont très fiers de pouvoir mettre en valeur cet aspect du falsifica-
tionnisme dans leurs formules. Malheureusement, ils sont dans l'incapacité de rendre compte de
ce pourquoi cette idée est juste). Mais il semble dès lors difficile de nier que puisque le test de la
correction d'un argument (la vérité de ses prémisses et sa propre validité), ne constitue
pratiquement jamais un test de la conclusion de l'argument, la conclusion ne peut gagner aucun
crédit même si le test est passé au plus haut niveau. Et tout cela paraît rester juste même si le test
est conduit sub specie aeternitatis, voire par un être omniscient. Aux yeux d'un rationaliste
critique, cela n'a rien d'alarmant. Puisque pour lui, il ne saurait exister d'arguments en faveur de
la vérité d'une proposition (tout le sévère appareil des arguments favorables, des données
favorables etc., étant regardé au mieux comme non existant, au pire comme une menace pour la
pensée rationnelle), il ne peut, en particulier, exister d'arguments favorables qui seraient obtenus
grâce à l'examen de la validité des arguments ou de la vérité des prémisses. Si je puis me répéter :
dès lors que c'est la conclusion d'un argument qui nous intéresse, peu importe la manière dont
nous l'avons obtenue ; de ce point de vue, la validité ou non de l'argument est une question sans
intérêt.
Cependant, il est clair que les raisonnements valides jouent bien dans nos investigations
rationnelles un rôle que les raisonnements non valides sont incapables de jouer. Je suis loin de le
nier. Mais ce rôle est évidemment de nature critique. Il consiste à tirer les conséquences d'une
proposition afin de les soumettre à la critique, en mettant en cause du même coup la proposition
en question. Voici un exemple, tiré du livre-même de Stove. Il illustre d'ailleurs assez bien la
manière dont les arguments non valides, une fois mis en évidence, sont habituellement écartés.
Afin de défendre la logique inductive — qu'il appelle de manière trompeuse « théorie de la
probabilité logique » — contre l'objection selon laquelle elle ne serait pas empirique, Stove
élabore un petit argument d'où il ressort que Popper lui-même admet que la logique déductive
est apprise par l'expérience sensible. Se référant au refus par Popper de la thèse de Carnap selon
laquelle « la logique déductive est fondée sur une intuition déductive », Stove poursuit : « Alors
que Bolzano affirme explicitement que nous apprenons la logique déductive par Γ expérience, Popper
η est pas aussi explicite. Il ne dit pas que les contre-exemples que nous devons chercher, lorsqu'un
jugement général de validité est en question, doivent être de ceux que l'on découvre par l'expé-
rience : des contre-exemples observables. Je crois pourtant que c'est ce qu'il doit vouloir dire.
L'expression "connaissance intuitive" veut dire pour le moins "connaissance non empirique" : d'où
il s'ensuit que nier que notre connaissance de la logique déductive soit intuitive doit au moins
revenir à soutenir qu'elle est empirique... »
Le raisonnement contenu dans cette dernière phrase, qui infère Non-I au moins veut dire Ε
à partir de I au moins veut dire non-Ε, est à mes yeux assez similaire à une instance de la forme
non valide dont la prémisse est Si A, alors non B, et la conclusion Si non-Α, alors B. Naturelle­
ment, il n'est pas vraiment de cette forme, ni du reste d'une forme quelconque aisément
reconnaissable. Mais, à supposer qu'il le soit, il pourrait bien être, d'après les estimations de

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David Miller

Stove lui-même, l'une des instances valides que la forme générale non valide autorise. Qui sait ?
Quoi qu'il en soit, si l'on désire discuter avec Stove de cette attribution à Popper d'une thèse si
manifestement à l'opposé de toute sa philosophie, on peut tout aussi bien laisser tomber cet
argument particulier. Et ce, pas seulement parce qu'il est non valide. L'eût-il été qu'il n'aurait
pas établi, ou même étayé, la conclusion. On peut s'en apercevoir un peu mieux si on laisse
Popper lui-même se retirer de bonne grâce de la bataille, et si on le remplace par ses prémisses.
L'argument devient que puisque la logique n'est pas de l'ordre de la connaissance intuitive, elle
est donc empirique.
Tout argument non valide peut être rendu valide par l'adjonction de nouvelles prémisses, et
dans l'exemple précédent, il est assez facile de voir quelles prémisses on pourrait ajouter. Il
suffirait de préciser que toutes nos connaissances sont soit intuitives, soit empiriques, et que la
connaissance empirique est tout entière obtenue (inductivement) par les sens. (Incidemment,
Popper a constamment attaqué ces deux thèses : la seconde dans presque toutes ses publications
concernant l'induction, la première dans sa réponse à Kirk [1963, ch. V.]). On doit peut-être
accorder à Stove le bénéfice du doute et supposer qu'il a en tête ce type de remplissement de
l'argument. Mais il n'en accepte pas lui-même la conclusion, et s'attache dès lors à la critiquer,
sans plus prêter trop d'attention aux prémisses, explicites ou implicites, mais au moyen
d'arguments tout à fait différents. En fait, sa motivation réelle (en dehors du désir de faire des
remarques sévères sur quiconque a osé faire des remarques sévères sur Carnap) est de critiquer
la prémisse selon laquelle la logique ne serait pas connue intuitivement. Son argumentation n'est
pas fameuse, et je ne me propose pas de l'examiner ici. Mon intention était simplement de
montrer que chez Stove, et ce de manière tout à fait typique, les arguments sont utilisés de
manière critique et non de manière justificatoire.
En dépit des apparences de symétrie, qui en tant que telles n'ont pas à être niées, il existe
une authentique asymétrie, quoique de nature méthodologique et non épistémologique, entre les
arguments critiques et les preuves. Dans chacun des cas, il est vrai, l'argument se présente sous
forme de prémisses et d'une conclusion, et dans les deux cas, comme j'ai tenté de le montrer,
l'argument ne fournit aucune espèce de fondement épistémologique pour sa conclusion. Mais
alors que dans le cas de la preuve, c'est la conclusion, et non les prémisses, qui est au centre de
l'analyse, dans un argument critique, ce sont toutes ou certaines des prémisses, et non la
conclusion, qui sont problématiques. Après tout, la conclusion d'un argument critique est
normalement une incohérence, voire une contradiction, dont la valeur de vérité ne pose pas
problème. Le fait que l'argument ne puisse fournir quelque justification que ce soit pour sa
conclusion ne peut dès lors être considéré comme une source de difficultés ; si c'est une source
de quelque chose, c'est plutôt une source de contentement. Quiconque veut maintenir qu'il
existe une complète symétrie entre les preuves et les arguments critiques devra concéder, me
semble-t-il, leur manque de portée épistémologique.
Même si, au sens précis qui vient d'être évoqué, les preuves et les réfutations ont des cibles
différentes, il appert que c'est un exercice trivial que de reconstruire les arguments critiques de

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À quoi sert la logique ?

telle façon qu'ils soient à leur tour dirigés vers leurs conclusions. Si Ρ est la proposition critiquée,
et dont nous avons dérivé Q, alors qu'à tort ou à raison nous avons déjà jugé vraie - Q, nous
pouvons dire que l'on peut dériver une contradiction de (P et - Q), ou que - Ρ est derivable de
- Q. La première construction traite la contradiction comme la conclusion de l'argument, la
seconde traite - Ρ comme la conclusion. Qui plus est, la première paraît bien nécessiter un
second argument, avec la contradiction comme prémisse et la fausseté de Ρ comme conclusion.
Comment, face à ce type de reformulations triviales, peut-on maintenir qu'il existe une dif-
férence quelconque entre les deux espèces d'arguments ?
Aucune réponse sur ce point ne saurait être convaincante, si l'on ne sort pas de la statique
logique pour aborder la méthodologie proprement dite. Il n'y a naturellement aucune différence
logique significative entre un argument qui passe de (P et - Q) à une contradiction et un
argument qui dérive - P de - Q. Mais du point de vue de la méthode, il y a une différence claire
et distincte entre un argument dont l'objectif est de dériver une incohérence, ou simplement une
proposition fausse, à partir de P et de - Q, P étant la proposition mise en question, et un
argument qui dérive - P de - Q. Nier cela paraît revenir à nier que la logique puisse être utilisée à
des fins de recherche, et à ne voir en elle qu'une discipline restreinte à la pratique sans âme de la
reconstruction logique. Loin de moi l'idée que nous puissions découvrir grand chose par le
simple usage de la logique déductive ; je soutiens seulement que notre pratique logique a une
direction méthodologique. Essayer de dériver une contradiction à partir de P (accompagnée, si
besoin est, d'autres propositions considérées pour l'occasion comme non problématiques) ne
relève tout simplement pas du même type d'activités qu'essayer de dériver - P de - Q. En cas de
succès, le résultat en fin de compte est le même. Mais l'on arrive bien au même résultat en
creusant un tunnel de Douvres à Calais ou en le creusant de Calais à Douvres...
Que l'argumentation qui précède soit satisfaisante ou non, je ne puis prétendre qu'elle
parvienne encore à donner une explication claire des raisons pour lesquelles, s'il en est, nous
devrions préférer les arguments déductivement valides à des arguments qui se trouvent simple-
ment ne pas avoir à la fois des prémisses vraies et une conclusion fausse. Mais la réponse est
certainement aussi simple que ceci : nous possédons ou pensons posséder quelque moyen de
reconnaître les arguments déductivement valides. Une telle remarque est importante pour ce qui
concerne les arguments dirigés contre leurs propres prémisses, alors qu'elle ne l'est pas pour ce
qui est des arguments dirigés vers leurs conclusions.
Les arguments, pourrais-je dire en guise de conclusion, servent à changer le cours de la
recherche, et à modifier le contenu de nos connaissances, plutôt qu'à promouvoir réellement la
recherche, ou ajouter quelque chose à notre savoir. (La première de ces tâches est d'ailleurs
précisément ce que les arguments inductifs sont incapables de faire). À chaque fois qu'une
conjecture est mise à mal par un argument critique, la conjecture elle-même est écartée, et ce
sont les prémisses de l'argument qui sont à leur tour prises à partie. Il n'est guère difficile de
trouver des exemples tirés de l'histoire des sciences. Une théorie est proposée. Elle est mise à
l'épreuve et réfutée. On cherche alors à la sauver par la mise en évidence d'erreurs dans le

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David Miller

montage du test expérimental. La prétention de Miller (1921) à avoir fait apparaître une dérive
de l'éther, à l'encontre de ce que semblait impliquer la Relativité restreinte, est typiquement le
genre de choses qui vient à l'esprit. On mit en cause les résultats de Miller sur des bases
purement techniques. Or, si le test se révèle effectivement fondé sur des erreurs, cela ne dit rien,
ni dans un sens ni dans l'autre, contre la théorie originelle. Si les arguments devaient toujours
être dirigés vers ce qui nous intéresse, nous n'irions pas très loin. Mais l'idée selon laquelle une
thèse n'est respectable qu'à la condition d'être emmitouflée dans un argument — constructif ou
critique —, n'est qu'un reliquat de justificationnisme. En vérité, ce n'est pas ne pas combattre
qui est scandaleux, c'est ne pas être disposé à se battre lorsqu'on vous provoque.
Il me faut enfin répondre à une objection qui n'est que par trop évidente. Ma stratégie dans
cet article a consisté à arguer que les arguments sont toujours critiques, jamais constructifs, ou
plutôt d'arguer contre l'idée selon laquelle ils peuvent être constructifs et de ne pas arguer
contre l'idée selon laquelle ils sont toujours critiques. Ceux qui objectent sur des bases logiques
contre cette procédure devraient remarquer au moins que, si elle est valide, elle se conforme au
principe de la réduction à l'absurde. Les idées critiquées dans cet article ne sont pas les miennes.
Si j'ai été quelque peu convaincant, elles ne devraient maintenant l'être de plus personne.

David MILLER

NOTES

* Ce texte, rédigé pour être présenté oralement, est inédit ; il a été lu une première fois à l'Université Saint Andrews,
le 4 Novembre 1987.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

MILLER, D. W, "A Critique of Good Reasons", in Agassi et Jarvie (eds.), Rationality : The Critical View, Nijhoff, 1987,
p. 343-358 ; in Maxwell et Savage (eds.), Science, Mind & Psychology. University Press of America, 1989, p. 133-156 ;
et in Miller, B., Critical Rationalism, A Restatement and Defence, Open Court, La Salle, Illinois, 1994, ch. 3.

POPPER, K. R„ The Open Society & its Enemies. RKP, 1945.


— Conjectures & Refutations, RKP, 1963 ; trad. I. & M. B. de Launay. Paris, Payot, 1985.

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