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CAHIER SPECIAL - AN 2000. Les objets du siècle. L'isoloir. Traverses. De la bigoterie politique.

1,109 mots
16 octobre 1999
Libération
LBRT
Français
Liberation. Une publication de SNPC - France. Tel: 33 (1) 42 76 17 89 http://www.liberation.fr.

Le tabernacle de la démocratie.

Le communisme? C'est les soviets plus l'électricité. La formule a longtemps servi de prêt-à-penser. De
nos jours, un nouveau credo fait fureur: La démocratie? C'est l'urne plus les partis. L'urne mais aussi
l'isoloir, l'enveloppe, la carte d'électeur: autant de dispositifs que les démocraties occidentales exportent
triomphalement vers les nations en voie de modernisation. Autant de dispositifs qui passent désormais
pour exprimer une donnée immédiate de la conscience universelle. N'est-ce pas cependant confondre
l'usage des subtilités du droit électoral avec l'acceptation des principes démocratiques? Voire, céder à
une véritable bigoterie politique? Bureau de vote de Koumassi, septembre 1998: quelques tables
disposées en fer à cheval, dans un coin, un rideau tiré sur une silhouette, en face des caisses en bois
blanc. La majesté du suffrage universel? Dans cette commune de Côte-d'Ivoire, elle tient d'abord à la
dignité qui entoure les urnes, objets d'une véritable liturgie civique. Car de sincérité électorale, il n'en est
pas. Chaque candidat est assis derrière sa boîte de scrutin. Un autel devant lequel les votants viennent
se présenter en file indienne. Caricature de vote? Sans doute. Mais aussi - prenons-y-garde - hommage
public rendu à la matérialité du secret. Car si ce bricolage électoral est une manière de se donner un
certificat de démocratie, il invite aussi à un constat. Celui de l'existence de ce qu'il faut bien appeler un
fétichisme des procédures de vote. Il n'est que de lire les grandes déclarations du droit international
pour s'en convaincre. La technologie du secret est parée de toutes les vertus. Mesure protectrice de la
liberté, de l'égalité et de l'honnêteté du vote lui-même: tel est le titre que lui décerne la résolution 44/146
de l'ONU en reprenant l'article 21 de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Recommandé par
les conventions internationales, encouragé depuis 1956 par les missions d'observation des Nations
unies, le suffrage écrit sert de porte-drapeau à la démocratie représentative.

Assure-t-il pour autant le règne de la conviction? Est-il vraiment cette cour d'appel devant laquelle
comparaissent les figures d'autorité: celle qui oblige la puissance à s'incliner, celle qui permet d'accéder
au gouvernement du peuple? En Colombie, lors des élections législatives de mars 1994, le bulletin pour
les élections sénatoriales contenait 251 noms de candidats avec leur photo. L'abstention record de 70%
manifestait donc bien autre chose qu'un désintérêt pour la politique. A Mexico, lors des élections
fédérales du 21 août 1995, une nouvelle carte électorale fut utilisée. Personnelle et infalsifiable, elle
devait prémunir contre une pratique massive de fraudes. D'où une surenchère technique: la carte
comportait une photographie, un code-barres, une empreinte digitale, une signature et un hologramme
Peine perdue: tout s'est répété comme avant.

La domination du Parti révolutionnaire institutionnel, sa monopolisation des moyens d'information, lui


épargnaient les traditionnels bourrages d'urnes. En Inde, les élections de ce mois d'octobre ont fait
assaut de modernité: le leader du Parti indien du peuple (BJP), M. Vajpayee, a voté à l'aide d'une
machine électronique dans sa circonscription de Luknow. Mais le même jour, on dénombrait treize
morts aux abords des bureaux de vote. Quant aux banques de voix contrôlées par les notables, aux
circonscriptions réservées aux intouchables ou à telle ou telle caste, elles constituent un aveu: dans la
plus grande démocratie du monde, le vote demeure communautaire. Comment continuer à en douter?
La vérité d'une technique de vote dépend d'abord du contexte social qui s'en saisit. Preuve que sa mise
en scène n'est jamais complètement extérieure à ceux qui s'en servent Dans les pays occidentaux, le
recours à l'urne ne cesse de s'étendre. Même les entreprises usent aujourd'hui du référendum. Par
exemple pour faire accepter un plan de restructuration refusé par les syndicats comme ce fut le cas
avec Air France, en avril 1994. La précieuse boîte n'est pas seulement ici un emblème de la
démocratie. L'histoire lui a laissé le temps d'y tenir le rôle d'un instrument de démocratisation. La lutte
politique est devenue une compétition arbitrée, la bataille électorale une concurrence à la fois pacifiée,
codifiée et professionnalisée. Quant aux électeurs, ils ont appris à organiser leur opinion selon des
lignes de clivage distinctes des simples rapports de sujétion ou de déférence. En somme, les conditions
sont réunies pour que l'urne sanctionne l'avènement d'une société des individus.

C'est le sens de l'alchimie du secret: transformer les voix exprimées en unités comptables, anonymes
et interchangeables. Contre l'ascendant des corps, contre l'autorité des communautés et des métiers.
Mais ce processus d'individualisation n'est pas achevé. Certains imaginent déjà un vote par téléphone,
par carte magnétique ou sur le World Wide Web de la communication électronique. Dans l'Oregon, en
janvier 1996, une élection sénatoriale s'est déroulée pour la première fois entièrement par
correspondance. Les votants ont désigné leur représentant fédéral sans se déplacer. Or, le taux de

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participation a atteint 66%, soit vingt points de plus que la moyenne nationale des élections législatives
de novembre 1994. Du coup, beaucoup y ont vu un remède pour lutter contre le mal endémique qu'est
l'abstention. En Belgique, la moitié des électeurs vont sous peu pouvoir exprimer leur suffrage à l'aide
d'un crayon optique sur un écran d'ordinateur. Un vote automatisé qui facilitera le comptage à l'issue du
scrutin. En Suisse, le suffrage par voie électronique est à l'étude pour les 65 000 citoyens résidant à
l'étranger. On le voit: le vote devient une opération dénouée de toute dimension rituelle. Ce qui rend
d'autant plus paradoxale l'obsession manifestée par certains régimes envers le formalisme
démocratique. Après avoir favorisé l'apprentissage de la conviction, contre le vote d'échange ou le vote
communautaire, après avoir dissocié la délégation politique de la délégation sociale, voilà l'institution
électorale affrontée à un nouveau défi. Celui d'une instantanéité à distance, d'un suffrage en ligne qui va
dématérialiser l'expression même du lien civique. Devenue électronique, l'urne pourra-t-elle encore
sacraliser un verdict collectif?.

Olivier Ihl, professeur de sciences politiques à l'IEP de Grenoble, a publié le Vote, Clefs/Montchrestien,
1996.IHL Olivier

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