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Une introduction à l’économie et à la société du savoir

par Paul A. DAVID et Dominique FORAY

| érès | Revue internationale des sciences sociales

2002/1 - N° 171
ISSN 3034-3037 | ISBN 2-7492-0042-3 | pages 13 à 28

Pour citer cet article :


— David P. et Foray D., Une introduction à l’économie et à la société du savoir, Revue internationale des sciences
sociales 2002/1, N° 171, p. 13-28.

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INTRODUCTION ET PERSPECTIVES GÉNÉRALES

Une introduction à l’économie


et à la société du savoir

Paul A. David, Dominique Foray

Une mise en perspective ment par une intensité forte de progrès scienti-
historique fique et technologique. Elle a une multitude de
conséquences et pose un grand nombre de défis.
De tout temps, la connaissance a été au cœur de Elle n’est cependant pas aussi marquée d’un sec-
la croissance économique et de l’élévation pro- teur à un autre. Un nouveau type d’institution
gressive du bien-être social. La capacité à inven- participe fondamentalement à ce phénomène.
ter et à innover, c’est-à-dire à créer de nouvelles Ce sont les communautés de connaissance ;
connaissances et de nouvelles idées, qui sont réseaux d’individus dont l’objectif fondamental
ensuite matérialisées dans des produits, des pro- est la production et la circulation de savoirs nou-
cédés et des organisations, a constitué historique- veaux et qui interconnectent des personnes appar-
ment le carburant du tenant à des entités diffé-
développement. Des organi- Paul A. David est Senior Research Fel- rentes, voire rivales. Une
sations et des institutions low à All Souls College, Oxford, et pro- manifestation du développe-
efficaces dans la création et fesseur d’économie à l’université de ment des économies du
la diffusion de la connais- Stanford. Il est l’auteur de plus de cent savoir renvoie donc à la
sance ont toujours existé, articles et chapitres sur l’histoire éco- pénétration des organisa-
nomique des États-Unis et de l’écono-
depuis les corporations du mie de la science et de la technologie. tions classiques par des indi-
Moyen Âge jusqu’aux Email : paul.david@economics.ox.ac.uk vidus qui représentent une
grandes entreprises du début Dominique Foray est directeur de valeur pour ces organisa-
du siècle et depuis les recherche au CNRS et professeur à l’Ins- tions dans la mesure où ils
titut pour le management de la
abbayes cisterciennes jus- recherche et de l’innovation à Paris- conservent un attachement à
qu’aux académies scienti- Dauphine. Ses travaux portent sur les une communauté de savoir
fiques royales qui apparais- caractéristiques et performances des « extérieure ». En dévelop-
sent dès le XVIIe siècle 1. économies du savoir. pant leurs activités, ces com-
Cependant l’expression Email : dominique.foray@oecd.org munautés agissent comme
« économie fondée sur la les agents de transformation
connaissance » vient d’apparaître. Il s’agit donc de l’économie tout entière.
de marquer une rupture et d’exprimer une dis-
continuité par rapport aux périodes précédentes. Sur le plan macro-économique, la
Nous pouvons observer cette rupture à différents montée du capital intangible
niveaux d’analyse.
L’historien de la croissance explique que les res-
L’accélération de la production de la sources naturelles et leur abondance (ou rareté)
connaissance ont perdu une bonne part de leur capacité expli-
cative en ce qui concerne les disparités de pro-
L’aspect essentiel consiste dans une accélération ductivité et de croissance entre les pays. Au
sans précédent du rythme de création, d’accumu- contraire, ce sont les améliorations de qualité des
lation et sans doute aussi de dépréciation de la équipements et du capital humain dont la capacité
connaissance. Cette tendance se traduit notam- explicative devient plus forte ; c’est-à-dire la

RISS 171/Mars 2002


14 Paul A. David, Dominique Foray

création de nouvelles connaissances et de nou- l’information. Une telle tendance, visible dès les
velles idées et leur incorporation dans les équipe- années soixante-dix, ne concerne pas seulement
ments et dans les personnes. les secteurs de haute technologie et de services
On détecte depuis le début du XXe siècle une d’information et de communication, mais elle
nouvelle caractéristique de la croissance écono- recouvre progressivement l’ensemble de l’écono-
mique, qui est l’approfondissement de la part de mie. La société dans son ensemble bascule donc
capital intangible par rapport au capital tangible vers des activités intensives en connaissance.
(voir les travaux de Abramovitz et David, 1996).
Or une grande partie du capital intangible est
constituée sous la forme des investissements de L’innovation devient l’activité dominante
formation, d’éducation, de R&D, d’information et et ses sources sont plus diffuses
de coordination, c’est-à-dire des investissements
consacrés à la production et à la transmission de La rupture est aussi détectable au niveau de l’in-
la connaissance. L’autre grande partie du capital tensité et de l’accélération de l’innovation. Nous
intangible correspond aux dépenses de santé, savons qu’il y a deux modes essentiels de pro-
c’est-à-dire à des investissements qui améliorent duction des innovations. Les activités formelles
les caractéristiques physiques du capital humain. de recherche et développement, effectuées off
Aux États-Unis, le stock de capital intangible – line, c’est-à-dire « isolées » et « protégées » des
consacré donc à la création de connaissance et au activités régulières de production des biens et des
capital humain – dépasse le stock de capital tan- services. Les processus d’apprentissage on line,
gible (infrastructures physiques et équipement, formes essentielles qui impliquent que tout indi-
stock, ressources naturelles) vers 1973. vidu apprend en faisant et a donc en principe la
Grâce aux travaux récents de l’OCDE, on possibilité d’évaluer ce qu’il a appris et d’amé-
arrive à une certaine stabilisation des catégories liorer ses pratiques pour la suite. C’est une forme
d’investissements en connaissance, pour un pays de production de connaissance qui peut être
ou un secteur donné. Si l’on prend la mesure extrêmement puissante dans de nombreux
simple et très restrictive des investissements en métiers.
R&D, éducation publique et logiciel, on constate Or on s’aperçoit que les investissements
un taux de croissance annuel très fort de ces consacrés à l’innovation augmentent considéra-
investissements depuis les années quatre-vingt blement, notamment les dépenses de R&D, ce qui
(3 % en moyenne des pays de l’OCDE). La struc- se traduit par une augmentation significative des
ture de ces investissements diffère cependant innovations produites (que l’on voit par exemple
entre les pays. Tandis que, dans les pays scandi- à travers l’augmentation du nombre de brevets
naves, les dépenses d’éducation publique domi- demandés ou obtenus) [OCDE, 1999]. Par ailleurs,
nent, aux États-Unis, la part des investissements les espaces d’apprentissage par la pratique sem-
liés à l’industrie (R&D privée, logiciel et informa- blent s’élargir à partir de situations où la division
tique) est prédominante (OCDE, 1999). du travail fordiste, dans les bureaux et dans les
Cette évolution fondamentale ne doit pas usines, rétrécissait considérablement le périmètre
masquer l’importance grandissante des activités de l’activité de chacun et donc les occasions
de science et de technologie. Si l’économie fon- d’apprentissage. Les opportunités de création de
dée sur la connaissance ne doit pas être réduite à connaissance sont donc beaucoup plus nom-
la haute technologie, les nouveaux secteurs, qui breuses.
ont exercé un puissant effet d’entraînement Par ailleurs, la « nécessité d’innovation »
depuis quelques décennies en poussant vers le devient plus forte, puisque l’innovation tend à
haut le taux de croissance moyen de l’économie devenir le moyen presque unique pour survivre et
tout entière, sont caractérisés par une certaine prospérer dans des économies fortement concur-
centralité de la science et de la technologie (phar- rentielles et globalisées.
macie et instrumentation scientifique, technolo- Il est difficile de faire la part des choses
gie de l’information et de la communication, entre une augmentation du nombre de « nouveau-
aéronautique, nouveaux matériaux). tés absolues » (« sous le soleil ») et ce qui relève
À ces évolutions fait écho l’accroissement de la simple adoption par une entreprise d’une
continu des emplois consacrés à la production, au technologie qui n’est nouvelle que pour elle, ou
traitement et au transfert de la connaissance et de de la transposition plus complexe d’un produit ou
Une introduction à l’économie et à la société du savoir 15

Reconstitution, établie à partir de documents historiques, du grand hall de l’ancienne bibliothèque d’Alexandrie,
Égypte. DR.

d’une idée existante pour un nouveau marché. Il La révolution des instruments


reste que l’entreprise et plus généralement la du savoir
société consacrent plus de temps et plus d’énergie
à la production du changement et aux ajustements Le troisième grand niveau de rupture est relatif à
nécessaires qui en découlent 2. la révolution technologique majeure qui est en
Les « innovateurs » apparaissent de plus en cours, l’entrée dans l’ère digitale. C’est une révo-
plus dans des situations inattendues : ce sont les lution qui compte par-dessus tout, puisqu’elle
usagers comme source d’innovation (von Hippel, porte fondamentalement sur les technologies de
1988a), ce sont les profanes experts qui, dans cer- production et de distribution de l’information et
tains domaines tels que la santé ou l’environne- de la connaissance. Ces nouvelles technologies,
ment, participent à la production des connais- dont les premières formes apparaissent durant les
sances scientifiques 3. années cinquante et qui explosent véritablement
Certes, la recherche formelle reste, dans de avec l’avènement d’Internet, ont des effets poten-
nombreux secteurs, la clé de voûte du système de tiels effarants. Elles permettent l’accès à distance
production de connaissance (simplement parce de l’information et même de la connaissance.
que la recherche formelle, relativement protégée, Non seulement elles permettent la transmission
permet de mener à bien des protocoles d’expéri- des messages écrits et de tout ce qui est « digita-
mentation qui ne sont pas possibles dans la vie lisable » (musique, image), mais elles permettent
réelle). Cependant, le système de production de aussi l’accès à des systèmes de connaissance sur
connaissance devient plus largement distribué lesquels on peut agir de loin (expérimentation à
entre de nombreux lieux et acteurs. distance), l’apprentissage à distance dans le cadre
16 Paul A. David, Dominique Foray

d’une relation interactive entre le maître et entre, par exemple, les concepteurs de pro-
l’élève (télé-éducation) et la disposition sur votre duit, les fournisseurs et les clients finaux. La
bureau de quantités inimaginables de données, création d’objets virtuels, modifiables à l’in-
une sorte de bibliothèque universelle. fini, auxquels chacun a un accès instantané,
On peut distinguer plusieurs types d’impacts facilite le travail et l’apprentissage collectif.
des technologies de l’information sur la création Les nouvelles possibilités de simulation sont
de connaissances : à cet égard un élément essentiel ;
Le premier est simplement la création d’une Le troisième type d’impact réside dans les possi-
abondance potentielle d’informations, qui bilités de traitement par les nouvelles tech-
est véritablement révolutionnaire. Que l’on nologies de gigantesques bases de données ;
songe à la difficulté permanente de ce qui constitue en soi un puissant système
l’homme, avant l’époque moderne, à se pro- d’avancée des savoirs (aussi bien dans le
curer ces instruments du savoir. Gerbert domaine des sciences de la nature et
d’Aurillac, grand intellectuel de l’an 1000, humaines que dans ceux de la gestion et des
avait une bibliothèque de vingt livres, ce qui sciences sociales). Ainsi, la recherche susci-
était beaucoup pour l’époque ! Hormis tée par ces nouvelles possibilités entre en
quelques lieux miraculeux où se cristallisait force dans certains types d’emploi de mana-
la vie intellectuelle, comme par exemple la gement ;
bibliothèque d’Alexandrie, les instruments Le dernier type d’impact combine les trois pre-
du savoir étaient rares et difficiles à trouver. miers. C’est le développement de systèmes
Mais si l’on préfère un voyage dans le temps décentralisés et à grande échelle de collecte
moins périlleux, que l’on songe simplement de données, de calcul et d’échange de résul-
au travail harassant que devait fournir un tats, qui caractérisent par exemple la
étudiant il y a seulement vingt ans pour réa- manière dont on fait de la recherche aujour-
liser « l’état de l’art » d’une discipline ou d’hui en astronomie ou en océanographie.
d’un problème, ainsi qu’à la difficulté
presque insurmontable d’être averti des tra-
vaux les plus nouveaux dans le domaine étu- Les cinq années
dié. Une lente évolution a donc eu cours, de « nouvelle économie » au regard de
ponctuée par l’invention du codex et du livre cette longue perspective historique
(qui succèdent aux rouleaux), la mise au
point du papier, la transformation du livre en En donnant une perspective historique aussi
outil de savoir (index, table, système de ren- longue à l’émergence des économies fondées sur
voi et de notes), l’amélioration de la produc- la connaissance, on ne peut que considérer avec
tivité de la production matérielle des copies amusement, voire apitoiement, le débat sur la
(depuis l’organisation « industrielle » dans nouvelle économie, qui a porté sur une éventuelle
le scriptorum jusqu’à l’invention de l’impri- refondation de la science économique, prétendu-
merie), la multiplication des bibliothèques ment incapable d’expliquer les performances de
modernes, et enfin l’avènement de réseaux l’économie américaine sur la deuxième moitié de
de communication et d’accès de plus en plus la dernière décennie du millénaire ! Mais ce débat
performants. Les nouvelles technologies a surtout vu l’affrontement entre des hyper-opti-
mettent-elles un terme à cette évolution ? mistes, dont la pensée économique était relative-
Évidemment non, puisque d’immenses pro- ment frustre, et des macro-économistes scep-
grès sont encore à accomplir, par exemple tiques, certes rigoureux et prudents, mais dont la
dans les systèmes de recherche de l’informa- vision de l’impact des nouvelles technologies est
tion. Cependant, on peut presque dire que extrêmement partielle et tronquée (voir par
ces nouvelles technologies mettent un point exemple Gordon, 2000). Or ce que les États-Unis
final à ce que le médiéviste français Georges ont connu et ce que l’Europe et d’autres pays du
Duby appelait « la poursuite incessante des monde occidental sont en train de vivre, n’est-ce
instruments de savoir » qui a occupé pas simplement une accélération de la transition
l’homme depuis la nuit des temps ; vers l’économie fondée sur la connaissance, tran-
Le deuxième type d’impact est relatif à la montée sition qui commence il y a bien longtemps, mais
en puissance des interactions créatrices qui s’accélère ces dernières années, grâce princi-
Une introduction à l’économie et à la société du savoir 17

palement à la lente maturation de la révolution Dans ces cas, la reproduction de la connaissance


technologique (David, 1990) ? ne s’opère plus, l’oubli et la perte de savoir sont
imminents.
Une exploration de la boîte noire
« connaissance » La codification des savoirs tacites

Cependant, la connaissance peut être codifiée,


Avant d’aller plus loin, pour décrire comment c’est-à-dire explicitée et articulée de façon que
fonctionne une économie fondée sur la connais- l’on puisse exprimer cette connaissance selon un
sance, il faut nous demander ce qui transite dans certain langage et inscrire cette expression sur un
les tuyaux électroniques ; est-ce de la connais- support. Codifier, c’est placer sa mémoire en
sance, de l’information, des données ? C’est un dehors de soi-même (Favereau, 1998). Écrire une
peu tout cela ! Tout dépend essentiellement des recette de cuisine à l’aide d’un langage naturel,
caractéristiques de la relation entre l’émetteur et tracer le plan d’une machine en utilisant une tech-
le récepteur. nique de dessin industriel, articuler une expertise
à partir de la formalisation des règles d’inférence
qui sous-tendent l’enchaînement des étapes per-
Connaissance et information mettant la résolution d’un problème sont autant
d’actions de plus en plus complexes de codifica-
La connaissance doit être distinguée de l’infor- tion de la connaissance. Ce faisant, on détache la
mation 4. Posséder une connaissance dans connaissance de l’individu et l’on créé ainsi des
quelque domaine que ce soit, c’est être capable capacités de mémoire, rendues indépendantes de
d’actions intellectuelle ou manuelle. La connais- l’homme (à condition de bien préserver le sup-
sance est donc fondamentalement une capacité port d’inscription et de ne pas oublier le langage
cognitive. L’information, en revanche, est un dans lequel la connaissance est exprimée), et de
ensemble de données, structurées et formatées, communication. Avec l’apparition de la codifica-
mais inertes et inactives tant qu’elles ne sont pas tion, « le problème de la mémoire cesse de domi-
utilisées par ceux qui ont la connaissance pour les ner la vie intellectuelle » (Goody, 1977). On pro-
interpréter et les manipuler. Cette différence duit ainsi des programmes d’apprentissage, qui
prend tout son sens quand on s’interroge sur les permettent de remplacer partiellement celui qui
conditions de reproduction de la connaissance et détient la connaissance et l’enseigne.
de l’information. Quand la reproduction de l’in- « La recette écrite permet de remplir partiel-
formation ne coûte que le prix de la copie (c’est- lement le vide laissé par l’absence de la grand
à-dire presque 0 grâce aux moyens modernes), la mère » note J. Goody (1977). Le terme « partiel-
reproduction de la connaissance coûte beaucoup lement » est ici important. En effet, la codifica-
plus, puisque ce qui doit être reproduit est une tion mutile la connaissance. Ce qui est exprimé et
capacité cognitive, difficile à expliciter (car « on inscrit n’est pas la connaissance complète. C’est
sait plus qu’on ne peut dire », Polanyi, 1966) et à un programme d’apprentissage qui aide à repro-
transférer d’un individu à un autre. Longtemps la duire la connaissance. En recevant son manuel
reproduction de la connaissance a donc utilisé d’opération, le jeune technicien ne reçoit pas
principalement le système de « l’apprentissage directement la connaissance sur « comment
auprès du maître » (le jeune apprenti regarde, conduire la machine ». Cependant ce manuel l’ai-
écoute, imite et forge ainsi sa capacité), ainsi que dera et réduira le coût de la reproduction de la
le système de relations entre personnes d’un connaissance.
même métier ou d’une même communauté de Dans de nombreux cas, lorsque le technicien
pratique. Ces formes de reproduction de la a « appris à apprendre » et que la machine nou-
connaissance restent d’ailleurs au cœur de nom- velle est relativement standard, la reproduction de
breux métiers et traditions. Elles peuvent cepen- la connaissance devient presque immédiate et se
dant être mises en danger lorsque certains liens rapproche des caractéristiques d’une reproduc-
sociaux se défont, le contact entre générations se tion d’information. Dans d’autres cas, la tâche est
brise, bref, lorsque les communautés profession- plus compliquée et la connaissance codifiée,
nelles n’arrivent plus à assumer ces fonctions de certes utile, ne fournit qu’une aide très partielle.
mémorisation et de transmission des savoirs. La reproduction de la connaissance passe alors
18 Paul A. David, Dominique Foray

par l’entraînement, l’exercice et la simulation des membres de la communauté (les sources de l’in-
situations (pilote d’avion, chirurgien). novation sont diffuses), la communauté crée un
Nous devons insister enfin sur une seconde espace « public » d’échange et de circulation des
fonction de la codification, à nos yeux très impor- savoirs 5, l’usage des nouvelles technologies
tante. La codification consiste à produire une d’information et de communication est intensif
représentation de la connaissance qui permet de pour codifier et transmettre les connaissances
l’inscrire sur un support. Ce faisant, on crée des nouvelles.
possibilités cognitives nouvelles, qui sont impen-
sables lorsque la connaissance reste attachée à Rachid et Joe
l’individu et ne peut donc être qu’entendue
(quand la personne raconte) ou vue (quand la per- Pour bien comprendre ce qui distingue une com-
sonne fait). L’inscription (écriture, graphique, munauté qui possède les constituants des écono-
modèle, virtualité) rend possible d’examiner mies fondées sur la connaissance d’une autre, qui
autrement, de réarranger, d’isoler des éléments, ne les possède pas, il est utile de montrer des
de combiner et de classer. Ainsi de nouveaux oppositions marquées. La fable suivante ne nous
objets de connaissance apparaissent, tels que la parle que du dernier constituant : l’usage des nou-
liste, le tableau, la formule. Ce sont des objets velles technologies pour codifier et transmettre la
fondamentaux, ouvrant de nouvelles possibilités connaissance. Comparons la vie de deux savants.
cognitives – la classification, la taxonomie, le L’un, prénommé Rachid, est astrologue dans la
réseau arborescent puis la simulation –, qui déter- belle ville de Fez au XVIe siècle. L’autre est Joe,
minent alors une création rapide de connais- jeune biologiste d’un laboratoire de l’université
sances nouvelles (Goody, 1977). Or ces objets ne de Stanford à la fin du XXe siècle. Rachid a
sont possibles que lorsque l’homme se pose le inventé un nouveau télescope. Il souhaite à pré-
problème de l’inscription et donc de la représen- sent communiquer son invention à ses collègues
tation de la connaissance. Dans cette perspective, de Cordoue, Salamanque et Padoue. Il doit donc
les progrès des méthodes d’inscription fondées dessiner des plans, les commenter et recopier le
sur les technologies de l’information sont fonda- tout en plusieurs exemplaires ; le travail est
mentaux. Ils assurent le passage du stade d’une harassant car le langage moderne pour la codifi-
représentation de la connaissance dite « prélitté- cation de cette connaissance n’existe pas encore
rale » (le geste et la parole) au stade littéral et la copie est effectuée manuellement. Ensuite, il
(l’écriture et le dessin), puis au stade postlittéral confiera le document aux caravanes partant vers
(la connaissance est représentée par des modèles le nord avec l’espoir qu’un jour ces collègues
d’interactions structurées). recevront les précieux documents. Mais la proba-
En conclusion, la codification joue un rôle bilité est faible. Quand les connaissances sont
central dans l’économie de la connaissance en essentiellement mémorisées et transmises de
favorisant des moyens de mémorisation, de com- bouche à oreille et accompagnées d’une docu-
munication et d’apprentissage, et aussi en consti- mentation très partielle, le cercle d’utilisateurs
tuant un principe puissant de création de nou- effectifs est très réduit. S’il s’élargit, la transmis-
veaux objets de connaissances. sion orale et les copies manuelles successives ris-
quent d’altérer le contenu du message. Il y a donc
des limites physiques à l’élargissement de la
Les communautés de savoir, communauté des personnes, susceptibles de cap-
agents de transformation de nos ter la connaissance.
économies Ainsi, si les flux de connaissances existent,
ils sont faibles et rares ; quelques exceptions his-
L’économie du savoir apparaît lorsqu’un toriques, liées à l’existence de réseaux denses de
ensemble de personnes coproduisent (c’est-à-dire communications interpersonnelles, confirment
produisent et échangent) intensivement des cette règle générale.
connaissances nouvelles à l’aide des technologies Joe, quant à lui, vient d’inventer un petit
de l’information et de la communication. Nous robot. Il désire informer toute la communauté
avons donc trois constituants : la production et la concernée. Les plans et les documents sont réali-
reproduction de nouvelles connaissances sont sés rapidement grâce aux logiciels de conception
assumées par un ensemble non négligeable de graphique. Il copie son fichier, l’attache à un
Une introduction à l’économie et à la société du savoir 19

courrier électronique et utilise une liste logies de l’information pour assurer la circulation
d’adresses sélectionnées. Instantanément des des solutions nouvelles.
dizaines de laboratoires partout dans le monde De nombreuses communautés interentre-
reçoivent le document et des centaines de cher- prises fonctionnent selon ces principes.
cheurs commencent à reproduire la connaissance Un exemple d’une communauté commen-
et à renvoyer à Joe des suggestions, des çant à migrer vers l’économie fondée sur la
remarques, des critiques. Non seulement dans ce connaissance est celle des médecins, dans
cas, les coûts de codification et de transmission laquelle une part importante des membres docu-
sont très faibles (nous parlons ici du coût margi- mentent et mettent à disposition leurs nouvelles
nal ; c’est-à-dire de ce qu’il en coûte à Joe pour connaissances, en utilisant largement les bases de
codifier et transmettre cette connaissance spéci- données électroniques auxquelles chacun a accès
fique, une fois les coûts fixes d’infrastructure et depuis son bureau. Chacun puise et alimente ce
de formation recouverts), mais le coût de repro- pool de connaissances, donnant un caractère
duction de la connaissance est également faible. effectif à cette médecine fondée sur les évi-
Nous sommes en effet dans la situation où ceux dences.
qui reçoivent le fichier ont « appris à apprendre » Un exemple de communauté qui reste en
ce genre de connaissance ; où le document dehors de l’économie fondée sur la connaissance
envoyé fournit un programme d’apprentissage est celle des enseignants. Il y a certes une activité
bien détaillé et où l’invention considérée reste massive d’innovations, résultant de la pratique de
dans le cadre des connaissances normales des chacun s’efforçant de trouver de nouvelles solu-
membres de cette communauté. tions aux problèmes pédagogiques. Cependant, la
Une communauté intensive en connaissance plupart de ces innovations ne sont pas diffusées ni
est une communauté dans laquelle une part non échangées entre les membres de la communauté
négligeable de ses membres produit et reproduit (Hargreaves, 2000).
la connaissance, dont les contours délimitent un Les communautés qui sont caractérisées par
espace public (ou semi-public) de circulation des les trois constituants évoqués – multiples capaci-
savoirs et où l’usage des nouvelles technologies tés de création et de reproduction des connais-
d’information et de communication a radicale- sances, mécanisme d’échange et de circulation
ment réduit les coûts de codification et de distri- des connaissances créées, usage intensif des nou-
bution de la connaissance. velles technologies – sont donc fondamentale-
ment orientées vers la production et la transmis-
Les communautés intensives en sion des connaissances. Elles présentent à cet
connaissance et leurs « vertus » égard certaines « vertus » :
La progression de la connaissance est renforcée
Rachid et Joe sont des scientifiques et l’on peut par les multiples opportunités de recombi-
penser que les communautés professionnelles les naison, transposition, synergie ;
plus engagées dans l’économie fondée sur la Une part croissante de la base de connaissance est
connaissance sont les communautés scienti- codifiée ; ce qui accroît les capacités de
fiques. Il s’agit en effet de communautés où, par mémoire et de communication et ouvre la
définition, la plupart des membres sont produc- possibilité de nouvelles approches cogni-
teurs de connaissance, dans lesquelles des institu- tives ;
tions spécifiques poussent chacun à « libérer » et Le contrôle de la qualité de la connaissance est
partager sa connaissance (Dasgupta et David, assuré car chacun peut reproduire, tester et
1994), qui enfin ont toujours été pionnières, his- critiquer les connaissances nouvelles ;
toriquement, dans l’usage des nouvelles techno- L’efficacité statique est en principe renforcée ; ce
logies d’information. qui signifie qu’on ne réinvente pas deux fois
Des communautés assez proches sont les la même chose, puisque chacun a accès aux
communautés d’usagers des logiciels libres. Là connaissances produites, tandis que cer-
encore, la plupart des membres produisant de taines connaissances nouvelles vont bénéfi-
nouvelles connaissances, notamment pour cier d’un effort collectif puissant d’expéri-
résoudre les problèmes et corriger les défauts du mentation et d’amélioration ;
logiciel, sont incités à partager leur connaissance La productivité de l’apprentissage s’accroît
et évidemment utilisent intensivement les techno- puisque, à force de reproduire les connais-
20 Paul A. David, Dominique Foray

sances des autres, on « apprend à fiques d’origine (Cockburn et al., 1998). Il peut
apprendre » ; s’agir aussi d’usagers d’une même technologie
Apparaissent enfin des opportunités de réorgani- (un logiciel) travaillant dans des entreprises dis-
sation spatiale des activités et de création de tinctes et rivales (Lakhani et von Hippel, 2000).
communautés virtuelles puisque le coût de Pénétrant ainsi les organisations classiques, ces
la mobilité de la connaissance est devenu communautés sont les agents de transformation
inférieur au coût de la mobilité des per- de nos économies.
sonnes. Dans tous les cas, la difficulté réside dans les
Existe-t-il une taille optimale des commu- conflits possibles entre les logiques de l’entre-
nautés intensives en connaissance ? D’un point prise privée (où la nouvelle connaissance est
de vue empirique, on observera une grande varia- contrôlée de façon exclusive) et les logiques de
tion depuis la communauté mondiale de telle ces communautés de connaissance dont l’essence
branche de la physique théorique (comptant plu- réside dans le partage du savoir. La communauté
sieurs milliers de membres) jusqu’à la commu- de savoir est fragile puisqu’elle est fondée sur des
nauté très étroite de quelques ingénieurs tra- règles informelles (réciprocité, divulgation). Elle
vaillant sur un projet. Avec l’augmentation de la peut donc se dégrader très rapidement dans le cas
taille, le potentiel de production et reproduction où certains de ses membres n’ont plus la possibi-
de la connaissance s’accroît, mais les coûts de lité (ou la volonté) de respecter ses règles.
recherche de l’information et les risques de
congestion s’élèvent et l’augmentation de l’ano- Sur quelques mystères
nymat peut poser des problèmes aigus de
confiance. On peut penser que le niveau de taille Les quelques éléments de définition et d’analyse
optimale variera en fonction de l’amélioration que nous venons de présenter ne lèvent pas, loin
des technologies de recherche et de discrimina- de là, tous les mystères des économies fondées
tion d’information et de la mise au point de nou- sur la connaissance. Ceux-ci sont très nombreux
veaux mécanismes de confiance. Par ailleurs, la et bien des énigmes s’offrent encore à l’analyste.
nature des échanges (simple accès à des bases de
connaissance ou interactions intenses autour d’un L’économie fondée
objet de recherche) influera aussi sur la taille sur la connaissance exige-t-elle
optimale. des compétences spécifiques ?

Les communautés de savoir : De « nouvelles compétences » sont-elles requises


agents de la transformation des pour s’insérer dans l’économie de la connais-
économies sance ? Si oui, quelles sont-elles ? S’agit-il de
compétences aussi nouvelles qu’on veut bien le
La plupart de ces communautés traversent les dire ? Au-delà des compétences spécifiques à
organisations et institutions classiques (les entre- l’usage et à la maîtrise des technologies d’infor-
prises, les centres de recherche, les agences mation, on retrouve en fait quelques invariants :
publiques et gouvernementales) et les membres aptitude à travailler en équipe, capacité à com-
de ces communautés sont aussi les employés de muniquer, aptitude à apprendre. L’ensemble de
ces organisations. Une manifestation du dévelop- ces soft skills peuvent être difficilement définis
pement des économies du savoir renvoie donc à comme réellement nouveaux. On pensera plutôt
la pénétration des organisations classiques par que la période du fordisme a mis entre parenthèse
des individus qui représentent une valeur pour des compétences, qui historiquement ont toujours
ces organisations, dans la mesure où ils conser- été nécessaires à l’évolution et au bien-être des
vent un attachement à une communauté de savoir individus dans le monde du travail.
« extérieure ». Ingénieurs appartenant à des Il reste que de nombreux spécialistes met-
firmes différentes qui échangent des connais- tent l’accent sur les compétences génériques
sances et des « secrets » de fabrique dans le cadre d’apprentissage (apprendre à apprendre, con-
d’un réseau fonctionnant sous la règle de récipro- naître ce que l’on ne connaît pas, savoir ce qu’il
cité (von Hippel, 1988b). Scientifiques, employés faut savoir, avoir conscience des principaux biais
dans de grandes firmes pharmaceutiques, qui res- heuristiques qui faussent le raisonnement 6). Ils
tent fortement liés à leurs communautés scienti- insistent aussi sur l’intérêt à maîtriser des compé-
Une introduction à l’économie et à la société du savoir 21

tences générales d’apprentissage plutôt qu’un (2000) pense raisonnablement qu’un certain
répertoire spécifique de compétences techniques. développement d’une économie du travail à la
L’adaptation aux changements incessants repré- maison est à envisager, sur la base de cette inver-
sente sans doute la contrainte essentielle qui sion des coûts de la mobilité de la connaissance
oblige l’employé à acquérir ces nouvelles formes relativement à la mobilité des personnes. Cepen-
de compétences. Celles-ci ne sont pas réductibles dant, des inerties de toute sorte bloqueront encore
à l’actualisation permanente des connaissances longtemps ces évolutions. L’aménagement de
techniques, mais elles portent aussi sur la com- l’espace, en cohérence avec les opportunités
préhension et l’anticipation du changement 7. offertes par l’économie de la connaissance, reste
donc largement à venir.
Un retour à la maison ? En outre, dans de nombreuses situations, la
coordination virtuelle des activités et l’échange
Puisque la connaissance et l’information voya- électronique de connaissances ne suffisent pas 9.
gent de façon si effective, tandis que le coût asso- L’émulation et la spontanéité créées par la pré-
cié à la mobilité des personnes reste très élevé (il sence et le regroupement physiques restent sou-
augmente même avec l’accroissement de la taille vent essentielles. De même, l’échange direct face
des espaces urbains), on pourrait penser que de à face est important lorsqu’il permet d’activer
plus en plus d’activités seront faites à la maison d’autres formes de perception sensorielle que
grâce aux possibilités technologiques d’échange celles que l’on utilise dans le cadre d’une relation
de connaissances, d’accès et de collaboration à électronique.
distance et enfin de coordination et organisation On peut simplement conclure que les marges
de tâches dispersées. Est-ce la fin de la géogra- de choix se sont étendues, sur le plan individuel,
phie ou tout au moins de la domination de la dis- entre travailler à la maison (pour réduire ses coûts
tance géographique dans l’organisation des acti- de commutation) et se rendre dans les lieux col-
vités ? Il y a des signes évidents d’un lectifs d’emplois (pour bénéficier des vertus du
affaiblissement de la contrainte de la distance groupe « réel »).
géographique. On assiste à des stratégies de loca-
lisation « sans contrainte de distance » pour un Les défis
grand nombre de types de transaction. Dans de
nombreux cas, le client ne sait pas où (géographi- Nous allons examiner maintenant six
quement) est traitée la transaction. grandes questions, qui sont autant de défis que
La tendance du retour au travail à la maison nos sociétés doivent relever pour permettre une
est plus floue. On manque encore de perspectives bonne transition vers les économies du savoir.
historiques pour savoir si « le balancier est reparti
dans l’autre direction » (Mokyr, 2000), mettant L’accès à l’économie de la connaissance
un terme à plusieurs siècles de développement du
système d’usine, dans lequel les gens doivent se Notre approche par les communautés a le mérite
déplacer pour aller au travail. Ce système s’est de montrer que l’accès aux économies fondées
développé durant deux siècles, touchant successi- sur la connaissance est encore très limité et qu’il
vement l’industrie, les services, le commerce, y a de fortes disparités entre les pays et aussi
l’éducation ; son développement a engendré des entre les catégories sociales.
coûts de commutation gigantesques 8. Impossible Il est clair que la fameuse distinction des
à quantifier, ces coûts sont bien résumés par la apologistes de la société de l’information entre
citation suivante : « Dans un demi-siècle, il sem- ceux qui ont accès à l’information et ceux qui n’y
blera extraordinaire que des millions de gens pas- ont pas accès est très largement trompeuse. Elle
saient d’un immeuble (leur maison) à un autre nous fait croire qu’un accès libre au réseau et
(leur bureau) chaque matin, et que la procédure qu’un terminal installé dans chaque foyer résou-
reprenait le soir dans l’autre sens… Cette mobi- draient tous les problèmes. Or le véritable pro-
lité gaspille du temps et de l’espace. Un blème n’est pas forcément l’information, mais
immeuble – la maison – reste vide toute la jour- bien la connaissance, en tant que capacité cogni-
née ; un autre – le bureau – reste vide toute la tive, si difficile à reproduire.
nuit. Tout cela semblera vraiment bizarre à nos Si l’on en reste cependant au strict problème
petits-enfants. » (Cairncross, 1997). Mokyr d’accès universel, on voit que tous les individus
22 Paul A. David, Dominique Foray

ne font pas partie du village mondial (PNUD, scientifiques travaillant dans les pays en dévelop-
1999). D’une part, l’équipement en infrastructure pement. D’autres communautés professionnelles,
d’information peut être tellement dérisoire dans les médecins, les enseignants, les urbanistes et les
certains pays que, aperçue depuis ceux-ci, la architectes, sont également des foyers clés où les
« planète Internet » semble appartenir à une autre principes constitutifs de l’économie fondée sur la
galaxie. Il est intéressant à cet égard de voir connaissance devraient progressivement se
133 pays en développement réclamer à l’ONU le mettre en place. Enfin, Arora et al. (ce volume)
maintien de la radio et des autres médias tradi- mettent l’accent sur les vertus des marchés des
tionnels comme moyen de dissémination de l’in- technologies comme outil de développement,
formation, car un usage exclusif d’Internet aurait lorsque, sous certaines conditions, ils contribuent
pour conséquence d’écarter de nombreuses popu- à diminuer fortement le coût d’accès à la techno-
lations des flux d’information. D’autre part, l’ac- logie.
cès aux économies fondées sur la connaissance
ressortit aux investissements de base en capital L’inégal développement de la
intangible, car ce sont aussi les compétences de connaissance selon les secteurs
base qui manquent – lecture, écriture. Il faut ici se
méfier de toutes les illusions des sauts technolo- L’inégal accès aux économies fondées sur les
giques, qui permettraient à une société de sauter connaissances concerne aussi les secteurs et les
par-dessus certaines phases du développement champs d’activité. Il est étonnant de voir à quel
des infrastructures de connaissance. Les e-books point certains secteurs sont caractérisés par des
pourraient-ils pallier la rareté des livres de avancées rapides du savoir humain (par exemple,
papier ? Le problème de l’analphabétisme peut-il les technologies de l’information, les transports,
être évacué grâce à l’entrée dans une civilisation certains domaines de la santé), tandis que
de l’audiovisuel ? Bien sûr que non. La « post- d’autres restent relativement peu développés :
litéracie » ne signifie pas le retour à l’« illitéra- sait-on mieux enseigner aujourd’hui qu’au
cie ». Échanger des images ou apprendre par XIXe siècle ? Sait-on mieux prévenir les guerres ?
l’image sont des activités plaisantes, mais elles Sait-on mieux aménager les villes ? Probable-
limitent le progrès cognitif, né de représentations ment non. Il y a donc un inégal développement du
plus complexes (codification) de la connaissance. savoir entre les secteurs.
Cependant notre approche par les commu- Il semble que les secteurs où la création de
nautés fournit de nombreuses pistes et quelques connaissance a été extrêmement rapide sont ceux
motifs d’espoir. Les conditions sont presque dans lesquels les interrelations entre la science et
réunies pour que certaines communautés scienti- la technologie sont particulièrement étroites et
fiques puissent se développer et exister dans les intenses. Ce sont des secteurs où l’on peut réali-
pays en développement. À cet égard, le problème ser des expérimentations contrôlées, donnant des
est bien fondamentalement celui d’un équipe- résultats qui peuvent être ensuite testés réelle-
ment massif en infrastructure d’information de ment, avec d’incessantes liaisons et rétroactions
haute qualité ; c’est également un problème de entre les phases d’expérimentation et les phases
tarification de l’accès à distance aux grands équi- d’application. Par ailleurs, les progrès de la tech-
pements scientifiques des pays développés ; c’est nologie engendrent une amélioration des instru-
enfin le problème du brain drain. Tant que celui- ments scientifiques qui permet à son tour le per-
ci restera une condition de viabilité de certains fectionnement des méthodes d’expérimentation.
systèmes développés (le brain drain venant com- Ces relations réciproques entre une « science illu-
penser les défaillances des systèmes de formation minant la technologie » et une « technologie
scientifique de ces pays), il sera très difficile aux équipant la science » sont à la base de la progres-
scientifiques de résister aux politiques d’immi- sion rapide des savoirs dans certains domaines.
gration attractives offertes par les pays dévelop- Ce modèle implique de lourds investissements
pés ; et les communautés ne se feront pas dans les dans les activités de recherche expérimentale off
pays d’origine 10. Il y a évidemment d’autres fac- line, une importante codification des connais-
teurs nécessaires au développement de commu- sances, de sorte que les interactions entre la
nautés scientifiques dynamiques 11. Cependant science et la technologie soient soutenues par un
tous les moyens sont réunis pour que cesse aussi système de connaissances standardisées et systé-
la course aux instruments du savoir pour les matiques.
Une introduction à l’économie et à la société du savoir 23

On s’aperçoit alors que ces conditions de À qui appartient la connaissance ?


progression rapide ne sont pas satisfaites dans de
nombreux secteurs. Prenons l’exemple de l’édu- La passion soudaine et effrénée pour la pro-
cation. Il s’agit d’un secteur où la « science priété privée dans le domaine de la connaissance
n’illumine pas la technologie ». Le rôle de la a créé une situation paradoxale (Foray, 1999).
science est relativement faible en tant que facteur Alors que les conditions technologiques sont
permettant d’engendrer directement de nouvelles réunies (codification et transmission à faible
connaissances pratiques. La science et la coût) pour que chacun puisse bénéficier d’un
recherche ne doivent pas être considérées comme accès immédiat et parfait aux nouvelles connais-
des activités créant des « programmes qui mar- sances, de plus en plus de droits de propriété
chent ». C’est un domaine qui ne se prête pas à intellectuelle interdisent l’accès à ces connais-
l’expérimentation : ce qui fonctionne dans une sances dans des domaines qui étaient restés
école pilote s’avère difficile à reproduire ailleurs. jusque-là préservés (la recherche fondamentale
Le problème tient en partie à l’impossibilité de en général, les sciences du vivant, les logiciels).
décrire un traitement expérimental avec assez de On s’efforce de créer une rareté artificielle dans
précision et de détails pour que l’on sache si on le un domaine où l’abondance est la règle naturelle.
reproduit vraiment (Nelson, 2000). Le domaine Cela génère d’énormes gaspillages.
de l’éducation est aussi un domaine où les Pour le comprendre, il faut réaliser que la
connaissances sont peu codifiées. Il n’y a pas connaissance n’est pas un bien comme les autres.
d’équivalent en matière de pédagogie aux On ne peut traiter sur le même pied la propriété
ouvrages et documentations qu’utilisent le méde- intellectuelle et la propriété physique, simple-
cin, l’avocat ou l’ingénieur. Ainsi le jeune profes- ment parce que la connaissance, ou l’information,
seur commence sa carrière sans le secours de ces possède une caractéristique particulière que
« ensembles d’instructions codifiées » ; il n’est l’économiste nomme « non-rivalité dans l’usa-
pas informé des solutions et des approches alter- ge ». Les biens physiques ne possèdent pas cette
natives expérimentées par d’autres ; il progres- propriété : si Marie mange la seule tartine prête
sera de façon intuitive et imitative plutôt que de dans la cuisine, Camille ne peut la manger. Dans
façon explicite et analytique ; ses propres décou- ce cas, l’assignation de droits de propriété amé-
vertes ne bénéficieront pas à la communauté ; il liore sans ambiguïté le fonctionnement d’une
n’aura que très peu d’occasions d’échanger avec économie décentralisée de marché.
les chercheurs en éducation (Hargreaves, 2000). Quand en revanche Quentin écoute de la
De nombreux secteurs qui ne bénéficient pas musique, Marie, Camille, Manon et un million
du modèle de la « science illuminant la technolo- d’autres personnes peuvent écouter la même
gie » affrontent donc la question de savoir com- musique, sans que cela engendre un coût supplé-
ment atteindre des rythmes de progression de la mentaire, compte tenu des technologies
connaissance correspondant aux rythmes atteints modernes de reproduction et de transmission.
dans les secteurs fondés sur la science. Plutôt que Dans ce cas, si la création de droits de propriété
de tenter d’exporter le modèle de « la science illu- intellectuelle exclut certains usagers potentiels, il
minant la technologie » vers des secteurs qui ne y a gaspillage. Des désirs resteront, en effet, insa-
s’y prêtent pas, il convient de concevoir un véri- tisfaits alors qu’ils auraient pu être assouvis pour
table rôle pour la science, dans des contextes où un coût nul (ou quasi nul). Or les économistes
la plupart des innovations viennent de la pra- détestent le gaspillage ! L’argument du gaspillage
tique ; une science dont l’objectif principal ne est très fort et il peut être décliné à volonté autour
serait donc pas de fournir des « outils qui mar- des thèmes de l’accès gratuit à certains médica-
chent », mais le développement de méthodologie ments protégés par brevet, de la reproduction
pour documenter, évaluer et promouvoir les inno- libre de programmes musicaux cryptés sur Inter-
vations qui proviennent de la pratique. net, ou encore de l’usage, pour raison de
Le succès du modèle de « la science illumi- recherche, de bases de données numériques pri-
nant la technologie » a occulté le fait que d’autres vées.
modes de relation entre science et technologie Bien évidemment, les producteurs d’idées et
sont possibles et que leur développement doit les créateurs de musique répondent à des incita-
permettre une meilleure progression des savoirs tions. S’ils ne possédaient pas de droit pour leurs
dans certains secteurs. œuvres, ils créeraient moins, sans doute pas du
24 Paul A. David, Dominique Foray

tout. Il y a donc bien place pour la propriété intel- tion). La « force » du droit à la santé peut contri-
lectuelle. Mais il n’y a pas de solution simple à ce buer à instaurer des formes de régulation de l’ap-
problème économique et la réponse aux questions propriation privée (voir Cassier dans ce volume).
posées (faut-il des droits et, si oui, quel type de Cependant, il ne faut pas se leurrer. En dépit de ce
droits ?) variera selon les cas, les domaines, les droit fondamental, il faut des combats acharnés
situations. Il est notamment clair que la création pour faciliter l’accès des pays pauvres à certains
de droits de propriété sur des connaissances, qui médicaments et il faudra sans doute des combats
sont elles-mêmes sources de nouvelles connais- acharnés pour préserver l’accès aux programmes
sances (outil de recherche, bases de données, et outils pédagogiques, qui constituent aujour-
connaissances génériques), créent d’énormes d’hui un enjeu marchand décisif pour de nom-
gaspillages, car ce qui est interdit d’accès n’est breuses multinationales.
pas seulement un bien de consommation (un
poème, un programme musical), mais un facteur De nouveaux problèmes de confiance ?
de production. On limite ainsi le progrès collectif
du savoir en empêchant que celui-ci passe de Ce n’est évidemment pas le monde virtuel qui
main en main, qu’il soit enrichi, commenté et aurait soudainement engendré les comportements
recombiné par d’autres. Dans de nombreux de fraude, de faussaire et de mascarade. La ques-
domaines, « les découvertes viennent des tion de l’original et de la copie (Eco, 1992), ainsi
voyages imprévus dans l’espace d’information », que celle de l’évaluation des biens, objets de tran-
nous dit le directeur de l’Institut européen sur la saction marchande, posent depuis la nuit des
bio-informatique. Si cet espace est restreint par temps le problème de la confiance et nous mon-
de nombreux droits de propriété, le voyage trent que les mécanismes de confiance sont au
devient coûteux, voire impossible, et c’est la base cœur du fonctionnement des marchés et des com-
de connaissance qui s’en retrouve soudain rétré- munautés. Cependant, le problème de la
cie. Certes, la sagesse populaire affirme que « les confiance trouve une nouvelle acuité avec le
bonnes clôtures font les bons voisins » ! Quand développement des relations virtuelles. Sont en
deux agriculteurs possèdent des champs adja- jeu ici l’ensemble des mécanismes qui facilite-
cents, l’un faisant de la culture et l’autre de l’éle- ront les transactions interpersonnelles et inter-
vage, ou quand des chercheurs d’or explorent organisationnelles, dans les conditions de l’éco-
leurs concessions voisines, il faut de bonnes clô- nomie de la connaissance : spécialisation
tures pour garantir la bonne entente : « Les croissante, asymétrie croissante dans la distribu-
bonnes clôtures font probablement de bons voi- tion de l’information et des capacités
sins lorsque la ressource en question est de la d’expertise ; accroissement de l’anonymat des
terre ou toute autre sorte de ressource épuisable. interlocuteurs ; accroissement des possibilités de
Mais la connaissance ne relève pas de cette caté- fausse identité. Il est par exemple clair que de
gorie. Elle n’est pas comme le fourrage, suscep- nouvelles méthodes de « certification » des
tible d’être épuisé par une surconsommation. Les connaissances circulant sur Internet doivent être
bases de données ne sont pas susceptibles d’être mises au point dans un contexte où il n’y a plus
“surconsommées”. Bien au contraire, elles sont de contrôle à l’entrée (contrairement, par
enrichies et améliorées quand un grand nombre exemple, aux connaissances diffusées par les
de chercheurs sont autorisés à les exploiter » publications scientifiques, dont la qualité et la
(David, 2001). fiabilité sont contrôlées grâce au système de
Il s’agit d’un problème très grave (Foray et l’évaluation par les pairs).
Kazancigil, 1999) ; problème d’accès à la
connaissance scientifique pour les pays en déve- Une société privée de mémoire
loppement 12 ; problème de dynamique générale
du savoir qui peut être fortement entravée ; pro- « L’émotion qu’il y a à retrouver de vieux jouets
blème du droit de tous à accéder aux innovations ou de vieux ouvrages dans un grenier, à les
dans des domaines aussi importants que celui de prendre en main et à les voir servir de nouveau
la santé et de l’éducation 13. risque de n’avoir pas d’équivalent pour les jeunes
Certes, on peut voir de fragiles équilibres générations. Les stations de jeu, qui sont aux
s’instaurer dans des secteurs où le service touche enfants d’aujourd’hui ce que les chevaux de bois
fondamentalement le « bien-être » (santé, éduca- et les petits soldats étaient à nos aînés, ne pour-
Une introduction à l’économie et à la société du savoir 25

ront plus être ranimées sur les machines du futur. soit disponible à la bonne place, au bon moment,
Déjà les premières versions de ces jeux ne sont pour les bonnes personnes. La question est donc
plus lisibles sur les ordinateurs d’aujourd’hui » de savoir comment intégrer et organiser des
(Sibony et Smets, 2000). Il y a presque un para- connaissances fragmentées, dispersées et épar-
doxe de la mémoire, puisque nos sociétés ont à pillées 14.
leur disposition des technologies de stockage et S’intéressant au monde de l’industrie, le
de mémorisation qui n’ont jamais été aussi puis- célèbre économiste A. Marshall posait au fond la
santes, alors que sa mémoire semble menacée. même question s’agissant des activités indus-
Nous pouvons entrevoir deux problèmes. trielles. Comment coordonner et organiser des
Avec les technologies de l’information, nous activités extrêmement spécialisées dans un
n’enregistrons pas des documents mais des contexte de forte division sociale du travail ? Il
ensembles d’instructions qui doivent être inter- répondait que deux facteurs étaient prépondé-
prétés et gérés par les matériels et les logiciels rants : la baisse des coûts de transport et la
appropriés. Ainsi, une attention insuffisante aux concentration locale de grappes d’activités,
éléments complémentaires d’un système de chaque localité créant les conditions d’une inté-
connaissance codifiée (continuité des langages, gration locale des savoirs (Loasby, 1989).
préservation des programmes permettant d’accé- Toute la question est donc de savoir dans
der aux plus anciens fichiers) risque d’altérer quelle mesure les nouvelles technologies d’infor-
irrémédiablement la mémoire générale de notre mation permettent d’améliorer l’intégration des
société. savoirs, en favorisant la baisse des coûts de trans-
Le second problème est celui de la crois- port de la connaissance et en permettant des
sance exponentielle des documents de toute concentrations locales d’activités virtuelles.
nature. Doit-on tout garder ? Si non, que doit-on Il est clair que les nouvelles technologies
garder ? Selon quel support (électronique, favorisent une baisse des coûts de transmission
papier) ? de la connaissance lorsque certaines conditions
Si les coûts de stockage à court terme et de sont remplies. La création de communautés vir-
recherche d’information ont diminué, les pro- tuelles est également favorisée par ces technolo-
blèmes de mémorisation, d’archivage et d’accès à gies (Steinmueller, 2001).
des documents anciens restent importants. Cependant, certains chercheurs développent
l’argument que l’usage de ces technologies et
La fragmentation des savoirs : d’Internet développe l’uniformité au détriment de
comment les recomposer ? la diversité (Van Alstyne et Brynjolfsson, 1996).
Le temps passé sur Internet à échanger avec les
Il y a une tendance naturelle à la fragmentation membres de sa propre communauté est du temps
des savoirs, liée à l’approfondissement de la divi- passé en moins à créer des rencontres réelles avec
sion et de la dispersion des connaissances. La des gens différents : un physicien peut échanger
division des connaissances résulte de la division avec tous les autres physiciens de la terre – ce
du travail et de l’accroissement de la spécialisa- qu’il fait effectivement –, mais il n’a plus le
tion. La dispersion est engendrée par le caractère temps d’aller à la cafétéria, où il rencontrera le
de plus en plus diffus des sources de l’innovation. géographe ou l’économiste. Ainsi la construction
Il résulte de cela une base de connaissance, extrê- de réseaux très homogènes se ferait au détriment
mement fragmentée, qui rend difficile toute de la diversité. La vraie bibliothèque est bien
vision générale et intégrée. Cela peut avoir des meilleure que la bibliothèque virtuelle pour favo-
conséquences désastreuses. Sur le plan des déci- riser les rencontres imprévues, car dans la vraie
sions politiques globales, les connaissances pou- bibliothèque, les revues sont classées par ordre
vant aider à la solution de tel problème existent, alphabétique ; ce qui oblige les chercheurs des
mais elles ne sont pas « visibles ». Elles échap- différentes disciplines à se rencontrer devant les
pent à l’attention du décideur. Ainsi, le principe rayons et à se parler. Ainsi, la problématique de
de l’effet de serre, connu depuis 1886 grâce à l’intégration des connaissances ne sera pas réso-
l’étude de Svente Arrenhuis, ne captera l’atten- lue automatiquement par les nouvelles technolo-
tion du système politique qu’un siècle plus tard. gies de l’information. Le facteur essentiel est la
Il y a ainsi une grande différence entre l’existence constitution et le développement de communau-
d’une connaissance quelque part et le fait qu’elle tés interdisciplinaires, composées de membres
26 Paul A. David, Dominique Foray

hétérogènes. Dans cette situation, les bonnes pro- Comme on l’a déjà dit, ces communautés, carac-
priétés « marshalliennes » des technologies de térisées par de fortes capacités de production et
l’information pourront jouer à plein, en vue de reproduction des savoirs, un espace public ou
soutenir l’intégration des savoirs. semi-public d’échange et d’apprentissage et
l’usage intensif des technologies de l’informa-
tion, sont essentiellement liées à des professions
ou à des projets scientifiques, techniques et éco-
De l’économie fondée sur la nomiques. C’est lorsque de plus en plus de com-
connaissance à la société fondée munautés de citoyens, usagers, profanes, rassem-
sur la connaissance blés par leur attention commune à tel ou tel sujet,
présenteront ces mêmes caractéristiques, que la
L’élargissement de l’économie à la société de société de connaissance prendra son essor. Mais
connaissance repose sur la multiplication des les défis que nous venons d’évoquer n’en seront
communautés intensives en connaissance. que plus difficiles à relever.

Notes

1. La langue française propose une n’exclut aucune de ces deux dans le cadre d’organisations
distinction entre « savoir » et formes et n’est donc pas créées à cette fin (cas des
« connaissance » que les Anglo- seulement une économie de la consortia et réseaux de recherche
Saxons ne connaissent pas. On production formelle de savoirs dans lesquels les partenaires
peut sans doute reproduire cette certifiés. partagent leurs connaissances).
distinction en anglais en utilisant Il peut s’agir aussi de marchés
le qualificatif reliable. Il y a la 2. L’article de Hatchuel et al. (ce dont les modes de
reliable knowledge ; c’est-à-dire volume) fournit un ensemble fonctionnement permettent une
les savoirs certifiés, fiables, d’arguments et de perspectives diffusion efficiente de la
robustes et légitimés par tel ou tel très utiles sur les nouveaux modes connaissance (voir, dans ce
type de mécanisme institutionnel de gestion des connaissances dans numéro, les articles de Cassier et
(aussi bien l’évaluation l’entreprise, dans le contexte du de Arora et al.).
scientifique par les pairs que la « capitalisme de l’innovation
mémoire et la croyance intensive ». 6. Par exemple le fait d’accorder
collectives). Il y a les autres plus de poids à la dernière
formes de connaissance qui, 3. L’article de Rabeharisoa et information ou encore d’être
comme les précédentes, Callon (ce volume) est insensible à la taille d’un
permettent l’action (je sais entièrement consacré à ce point. échantillon pour évaluer une
jardiner, je sais bricoler), mais information. L’heuristique de la
n’ont pas passé les épreuves 4. Plus loin dans ce volume, familiarité est un autre bon
auxquelles sont soumis les savoirs l’article de Steinmueller aborde exemple (cf. Favereau, 1998).
certifiés. Cette opposition ne longuement ce point, de même
renvoie pas à l’opposition entre que ceux de Forero-Pineda et 7. Dans ce volume, voir l’article
scientifique et non scientifique, Jaramillo-Salazar, de Hansson et de Lam sur une analyse
mais plutôt aux épreuves de Lam. comparative des institutions
institutionnelles que passe ou non sociétales supportant l’acquisition
telle connaissance : il y a un 5. La notion d’espace public des compétences dans les
« savoir jardiner », une (ou semi-public) de circulation de économies fondées sur la
connaissance fiable, générale et la connaissance est une notion connaissance.
relativement décontextualisée ; complexe. Il peut s’agir de zones
mais chaque jardinier possède véritablement préservées de droit 8. Dès 1906, environ 65 % des
aussi sa propre connaissance, de propriété privée, soit travailleurs de l’industrie en
locale et située. Or l’économie « constitutionnellement » France travaillaient loin de la
fondée sur la connaissance (cas de la science ouverte), soit maison (Mokyr, 2000).
Une introduction à l’économie et à la société du savoir 27

9. Maryann Feldman (ce volume) formation de pointe et de la 12. Voir les articles de Forero-
discute longuement cette culture entrepreneuriale de la Pineda et Jaramillo-Salazar, de
problématique. Silicon Valley. Mais un tel Zerda-Sarmiento et Forero-Pineda,
modèle pose d’autres problèmes, de Arora et al. (ce volume).
notamment celui de l’isolement
10. Certes, des auteurs insistent de l’élite scientifique du reste
sur la mise en place de réseaux de de la population, ainsi que 13. Voir l’article de Cassier (ce
connaissance (incluant le retour au celui de la propagation d’un volume) sur ces deux derniers
pays des scientifiques et des modèle socio-économique unique aspects.
ingénieurs). C’est par exemple le (voir Saxenian, 2001).
cas entre la Californie et Taïwan 14. Voir l’article de Hansson (ce
ou certaines régions de l’Inde. 11. Dans ce volume, l’article de volume) au sujet de l’intégration
Dans ce modèle du brain Forero-Pineda et Jaramillo-Salazar de la connaissance dans le
circulation, les scientifiques est entièrement consacré à ce contexte du débat public et des
rentrent chez eux, dotés d’une problème. processus de décision.

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