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Politique étrangère 3-4/2003

Violence islamiste et réseaux du terrorisme international

Alain CHOUET

« Faire le lien entre Ben Laden et tout acte terroriste


de la décennie écoulée est une insulte
à l’intelligence des Américains. »
Milton Bearden (Senior Analyst
de la Central Intelligence Agency [CIA] chargé du
dossier afghan, en retraite), New York Times , 2000.

Depuis le 11 septembre 2001, tout attentat commis dans le monde arabo-


musulman ou par ses ressortissants en Occident est attribué ou relié sans
hésitation, par la presse, nombre de responsables politiques et quelques
« experts » des questions terroristes, à l’organisation d’Oussama Ben Laden,
connue sous le nom de la Qaïda. Cet amalgame est généralement énoncé par ses
auteurs comme une vérité d’évidence qu’il n’est nul besoin d’expliciter ou de
démontrer, tant l’énormité spectaculaire de l’attentat contre les tours du World
Trade Center, à New York, ne pouvait être à leurs yeux que l’aboutissement
logique de trente années de violence au Moyen-Orient et l’acte fondateur de
toutes les violences politiques à venir du monde musulman.
Sans se pencher ici sur les raisons qui peuvent pousser les uns et les autres à
une démarche aussi réductrice, force est de constater que celle-ci ne rend compte
que très imparfaitement de la réalité, qu’elle ne permet pas de stratégie de
défense adaptée contre un adversaire aussi omniprésent qu’évanescent, et qu’elle
contribue au conflit des civilisations cher à Samuel Huntington, rupture qui fait
sans doute partie des objectifs de ladite Qaïda. Tout Etat ou régime musulman
exprimant de façon quelque peu véhémente un désaccord avec les pays
occidentaux, et en particulier les Etats-Unis, est en effet immédiatement suspect
de collusion, voire de complicité, avec l’organisation terroriste et son chef, qui ne

Chef d’etudes en retraite au ministère de la Défense, Alain Chouet a été successivement détaché
dans les ambassades de France au Liban, en Syrie, au Maroc et en Belgique, ainsi qu’à la Mission

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seraient en quelque sorte que le fer de lance d’un monde irréductiblement opposé
à l’Occident.
« We’ve been attacked first ! » proclamaient les affichettes de soutien à la
campagne militaire en Irak exposées sur les devantures des magasins américains
en avril 2003, déclinant des images apocalyptiques de Ground Zero comme si
l’unicité de doctrine et d’action entre le dictateur irakien et l’aventurier saoudien
était avérée, et alimentant la perception, largement répandue en Occident, que le
monde islamique est un monde de violence indifférenciée avec lequel il serait
préférable de ne pas avoir de relations s’il n’existait le « scandale géologique » du
Golfe.
De fait, si l’on considère le tableau d’ensemble des cinquante dernières années,
l’image du monde arabo-islamique n’est guère encourageante : régimes
dictatoriaux généralisés opprimant leurs populations et pourchassant leurs
opposants dans le monde entier, agressions permanentes contre leurs voisins et
le reste du monde, utilisation systématique de la violence politique à l’intérieur et
du terrorisme à l’extérieur, aussi bien par les Etats que par les organisations
politiques et religieuses. Mais cette méthode d’observation globalisante n’est sans
doute pas la meilleure pour appréhender la réalité. Si on l’applique aux cinquante
e
premières années du XX siècle en Europe, Russie comprise, il apparaît que la
quasi-totalité des pays de ce continent ont connu des régimes dictatoriaux et que
près de 100 millions de personnes y sont mortes par fait de guerre, guerre civile,
pogroms, attentats anarchistes et irrédentistes, ou répressions diverses. Aucun
observateur scientifique n’accepterait pour autant de considérer que la dictature
est consubstantielle à la culture européenne ou que les massacres de masse sont
inhérents à la sphère chrétienne.
De même, la perception qui prévaut actuellement du monde arabo-musulman
résulte d’une erreur de perspective dans l’espace, elle-même étroitement liée à
une erreur de perspective dans le temps. Il faut reconnaître qu’une part de ces
erreurs est directement imputable aux Arabes et aux musulmans eux-mêmes. En
se réclamant sans cesse – de façon incantatoire – d’une unité du monde arabe et
de l’oumma musulmane même s’ils n’y croient guère, en soutenant – par une
solidarité communautaire et quasi tribale – les plus indéfendables d’entre eux

française auprès des Nations unies à Genève, avant de devenir conseiller technique puis chef de
service dans son ministère d’origine.

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même s’ils les haïssent, en glorifiant – par défi à l’arrogance occidentale – les plus
extrêmes et les plus spectaculaires violences même s’ils les réprouvent, ils
donnent l’impression d’être partout les mêmes, partageant le même rejet de
l’Autre, instruments actuels ou potentiels d’une Qaïda planétaire et permanente
qui, depuis le détournement aérien massif de Zarqa, en septembre 1970, terrorise
le monde entier.
Si le but principal du terrorisme est de terroriser, c’est-à-dire – avec une grande
économie de moyens – de plonger un adversaire supérieur en force et en nombre
dans une confusion telle qu’il ne saura analyser la menace objectivement pour y
faire face de façon adaptée, puis de l’amener à se rendre sans combattre ou à
aggraver sa situation par des initiatives inconsidérées, alors il est incontestable
que Ben Laden a marqué des points. Mais, à y regarder de près, les activités
terroristes émanant du monde arabo-musulman depuis une quarantaine d’années
– même si elles n’ont connu que peu d’accalmies – ne s’inscrivent dans aucune
continuité stratégique, spatiale ou temporelle. Leur seul point commun est d’ordre
tactique. Comme toutes les entreprises terroristes, qu’elles soient d’ordre interne
ou international, elles mettent en jeu des manœuvres du faible au fort, chaque
action servant de modèle, de référence et de creuset expérimental pour la
suivante. De la stratégie d’éveil des organisations palestiniennes dans les années
1970, relayant les tensions de la guerre froide, à la stratégie psychotique de la
Qaïda des années 1990, en passant par les diverses stratégies d’Etat des années
1980, l’organisation et la motivation des mouvances violentes dans le monde
arabo-musulman se sont progressivement diluées, individualisées et atomisées.
S’il a certainement existé une forme de « chef d’orchestre rouge » dans la ligne du
Komintern pour donner un sens à la violence euro-palestinienne de la décennie
1970, il ne semble pas exister de « chef d’orchestre vert » pour orienter la violence
islamiste de la dernière décennie. Vouloir en inventer un ne peut conduire qu’à
l’incompréhension du phénomène et à l’échec de sa prévention.

Le « fil rouge »

La première expression spectaculaire du terrorisme international émanant du


monde arabo-musulman a été celle des organisations palestiniennes et a

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commencé dès la fin des années 1960, avec le détournement de plusieurs avions
civils israéliens, et au début des années 1970 avec, en particulier, le
détournement aérien multiple de Zarqa et la prise d’otages occidentaux dans les
grands hôtels d’Amman. Ce type de terrorisme n’avait aucune connotation
islamique, bien au contraire, et était principalement le fait d’organisations
chrétiennes ou laïques (Front populaire de libération de la Palestine [FPLP], Front
populaire de libération de la Palestine-Commandement général [FPLP-CG], Front
démocratique de libération de la Palestine [FDLP), Septembre noir, Saïqa1, etc.).
Sur fond de libération de la Palestine, leur action s’inscrivait dans un cadre
complexe de rivalités interpalestiniennes ou interarabes et dans celui, plus
général, de la guerre froide. Leurs responsables politiques, majoritairement de
confession grecque orthodoxe, bénéficiaient du soutien de l’Union des républiques
socialistes soviétiques (URSS), héritière de la Russie dans la protection de cette
minorité au Moyen-Orient. Ils se réclamaient du marxisme et surtout du laïcisme, à
la recherche, comme tous les minoritaires non sunnites de la région (alaouites,
druzes, chrétiens de toutes obédiences catholiques et orthodoxes), d’idéologies
leur assurant une place dans la collectivité malgré leur différence. Leurs
responsables opérationnels, souvent formés à l’académie militaire de Simferopol,
en Ukraine, entretenaient des liens étroits avec les services spéciaux soviétiques
et satellites, dont ils servaient à l’occasion les stratégies. Cette proximité les a
conduits à des relations de connivence, à des infrastructures logistiques et de
formation parfois partagées, avec les réseaux de l’euroterrorisme (Action directe,
Brigades rouges, Prima Linea, Rote Armee Fraktion [RAF, Fraction armée rouge],
Cellules communistes combattantes [CCC], Armée rouge japonaise [ARJ], Armée
secrète arménienne pour la libération de l’Arménie [ASALA], etc.) et les réseaux
activistes du Tiers-Monde issus de la conférence tricontinentale de La Havane en
1966 (Tupamaros2, Montoneros3, fronts de libération divers).
On leur doit la plupart des nombreuses violences internationales des années
1970-1980 et la formation de mouvements locaux violents, notamment pendant la
guerre civile libanaise (Fractions armées révolutionnaires libanaises [FARL],
Organisation d’action communiste au Liban [OACL], Comité de solidarité avec les

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Force militaire formée à partir des recrutements dans les camps de réfugiés palestiniens.
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Mouvement de libération nationale uruguayen.
3
Mouvement révolutionnaire argentin.

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prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient [CSPPA]), ainsi que la mise en


avant du Ben Laden de l’époque, le Vénézuélien Ilitch Ramirez Sanchez, alias
Carlos, mercenaire psychopathe dont la presse fera la figure emblématique du
terrorisme européen et moyen-oriental, invoquant son nom, à tort ou à raison, à
l’occasion de chaque action violente.
La contribution de ces mouvements à l’éveil de l’opinion internationale au
problème palestinien est incontestable. Leur contribution à sa solution, quelle
qu’en soit la forme, paraît beaucoup plus incertaine, voire négative. Le plus clair
résultat de leur action est d’avoir démontré la vulnérabilité, voire la lâcheté,
politique et militaire de l’Occident face à des attaques de type terroriste, d’avoir
contraint celui-ci à mobiliser son potentiel sécuritaire sur des actions marginales,
et d’avoir capitalisé dans le monde arabe une sympathie populaire maintenant
consciente qu’entre la soumission cauteleuse à l’ordre établi et l’affrontement
militaire perdu d’avance en rase campagne, il existe une troisième voie pour laver
les humiliations et recouvrer l’honneur bafoué, voire obtenir des gains substantiels.
Dès le début des années 1980, le mouvement s’essouffle dans l’épuisement et le
vieillissement de ses cadres, les succès sans lendemain, l’abandon forcé de ses
sanctuaires territoriaux sous les coups de boutoir israéliens, la vigilance coûteuse
mais grandissante des Européens. Il s’éteint pratiquement à la fin de la décennie,
comme l’euroterrorisme, avec la chute de l’empire soviétique et l’interruption de
son soutien logistique. Ses stratégies ont cependant inspiré un nouveau courant
de violence terroriste qui est, cette fois, non le fait d’organisations plus ou moins
insaisissables mais celui d’Etats constitués.

Les « Etats voyous »

A la même période en effet, trois Etats du Proche-Orient, l’Iran, la Syrie et la


Libye, qui ont d’ailleurs plus ou moins soutenu et instrumentalisé les organisations
activistes palestiniennes – et tiré les leçons de leurs expériences –, vont ériger le
terrorisme en instrument ordinaire de leurs relations internationales. Tous trois
vont partager le douteux privilège d’être classés plus tard dans la catégorie des
« Etats voyous » (rogue states). A travers l’usage raisonné et planifié du
terrorisme, et pour des raisons totalement différentes les uns des autres, ces trois

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Etats, qui ne peuvent ou ne veulent compter sur une alliance formelle pesante
avec le bloc de l’Est, poursuivront pendant une dizaine d’années ce que les
experts en stratégie ont qualifié par euphémisme de « confrontation asymétrique »
avec l’Occident et avec leur voisinage régional.
L’utilisation du terrorisme par l’Iran, qu’il s’exerce directement par l’action de ses
services spéciaux ou indirectement par le biais d’organisations chiites locales
comme le Hezbollah au Liban, n’a jamais répondu, quoi qu’on ait pu en dire à
l’époque, à une quelconque volonté de prosélytisme religieux mais plutôt à la
défense et à la promotion d’intérêts nationaux :
- lutte contre les opposants (royalistes, libéraux, Moudjahidines du peuple)
réfugiés en Europe ;
- défense des intérêts financiers de Téhéran aux Etats-Unis (gel des avoirs de la
République islamique d’Iran [RII]), en France (apurement du contrat Eurodif), au
Royaume-Uni, en République fédérale d’Allemagne (RFA), etc. ;
- pression sur les soutiens internationaux à Saddam Hussein, notamment la
France, pendant la guerre avec l’Irak ;
- compétition avec l’Arabie Saoudite pour la légitimité et le leadership régional et
musulman impliquant une participation active à la lutte palestinienne et des contre-
mesures à l’activisme sunnite au Maghreb, en Asie centrale et du Sud-Est, en
Afrique et au Proche-Orient .
Dès l’obtention des résultats escomptés de cet usage calculé de la violence
internationale (marginalisation des opposants de l’Iran, règlement du contentieux
Eurodif, départ des contingents occidentaux du Liban, fin du conflit avec l’Irak,
etc.), Téhéran a mis un frein à ses actions violentes, uniquement réservées par
prudence à ses contentieux de voisinage proche, et le ministère iranien du
Renseignement a entrepris d’adresser à ses homologues occidentaux, et même
arabes, des signaux d’apaisement et parfois de coopération.
Mais les constantes demeurent. Dans sa rivalité régionale et internationale avec le
monde sunnite et l’Occident, l’Iran conserve le contrôle des organisations chiites
locales, en particulier le Hezbollah libanais, et de certains mouvement extrémistes
palestiniens (Djihad islamique). Ceux-ci peuvent à tout moment être réactivés,
même de façon oblique ou indirecte, pour la sauvegarde des intérêts de Téhéran
au plan international.

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La Syrie est gouvernée par sa minorité alaouite, qui se veut laïque à défaut de
pouvoir se dire musulmane orthodoxe, et est jugée renégate par l’islam orthodoxe
e
depuis la fatwa d’Ibn Taymiyya au début du XIV siècle. Elle ne saurait non plus
être suspecte d’activisme islamique. Ayant longuement éprouvé l’efficacité des
mouvements activistes palestiniens et libanais, elle les a repris sous sa tutelle, y
compris le trop fameux Carlos, pour promouvoir des intérêts nationaux et
communautaires :
- lutte contre ses opposants (Frères musulmans, libéraux, baasistes exclus) en
Europe ;
- établissement permanent de sa présence au Liban et de son contrôle sur les
organisations palestiniennes en violation du droit international et du consensus
régional ;
- signaux préventifs à la Turquie dans les contentieux pour les eaux de
l’Euphrate et du sandjak d’Alexandrette (Turquie) ;
- chantage financier sur les pétromonarchies arabes et défense préventive de la
communauté alaouite face aux anathèmes wahhabites.
Là encore, quand il est apparu que l’usage systématique du terrorisme
international pouvait coûter plus cher qu’il ne rapportait, et que le « parapluie
soviétique » devenait inefficient, le pragmatique Hafez al-Assad n’a pas hésité à
changer de méthode et à tenter de se dédouaner en expulsant les plus activistes
des Palestiniens, en particulier Abou Nidal, puis en « vendant » Abdullah Oçalan
aux Turcs et Carlos aux Français par Soudan interposé. Cela ne l’a pas empêché,
pas plus que son fils et successeur Bachar, de conserver discrètement un certain
contrôle de la violence politique régionale en maintenant à Damas les bureaux des
organisations palestiniennes extrémistes du Hamas et du Djihad islamique.
Le cas de la Libye est peu ou prou similaire. Le « Guide » libyen, qui a pour le
moins une lecture très personnelle du Coran, ne saurait non plus être assimilé à
un islamiste prosélyte. Ces derniers ne manquent d’ailleurs pas de le lui rappeler
en permanence avec le soutien de Riyad, et c’est en Libye que Ben Laden
envisageait initialement de constituer un émirat islamique après en avoir chassé
l’hérétique auteur du Petit Livre vert. Muammar al-Kadhafi a cependant un grand
appétit de reconnaissance et de pouvoir au Moyen-Orient et en Afrique, mais bien
peu de moyens militaires pour le satisfaire. Dans un pays de 5 millions d’habitants,
posséder environ 3 000 chars et 2 000 avions de combat est un luxe sans doute

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satisfaisant pour l’industrie européenne d’armement, mais sans grande


signification stratégique ou tactique. Kadhafi a donc entrepris à la fois d’utiliser le
soutien aux organisations révolutionnaires violentes dans le monde entier comme
un indicateur de sa capacité d’action globale et de mettre en œuvre des actions
terroristes ciblées pour lutter contre ses opposants en Europe et faire prévaloir ses
ambitions en Afrique sahélienne et centrale, où il se heurte de front aux intérêts
français et anglo-saxons. Ses succès seront pour le moins mitigés.
L’assistance incontrôlée qu’il apporte, sans autre idée de manœuvre que la
visibilité de son action, à tous les groupes violents de la planète, de l’Irlande aux
Philippines, le désigne inutilement à l’attention de tous. N’ayant pas la possibilité,
comme l’Iran et la Syrie, d’utiliser des intermédiaires pour exécuter les opérations
violentes qu’il juge nécessaires, il doit engager ses propres services et ses plus
proches collaborateurs dans l’action terroriste en les désignant aux coups. Les
attentats aériens de Lockerbie, puis contre le vol UTA 772, qui devaient le libérer
de la pression du groupe armé d’opposants commandés par Khalifah Haftar et lui
ouvrir le champ libre en Afrique centrale, lui valent des représailles militaires
américaines, un embargo économico-militaire international puis des mises en
cause judiciaires directes. Après avoir proposé discrètement de dédommager les
victimes, il semble qu’il ait renoncé depuis le début des années 1990 à ce type
d’action. Ses collaborateurs les plus impliqués, comme Ibrahim Bishari ou
Abdussalam Zadma, ont disparu dans de mystérieux accidents et ses services
proposent leur collaboration aux Occidentaux dans la lutte contre la violence
islamiste.
La menace terroriste émanant de ces trois pays (Iran, Syrie, Libye) traverse
actuellement une phase d’étiage, chacun ayant conclu, au moins provisoirement,
qu’il avait retiré le maximum de l’exercice des violences indirectes et qu’il y aurait
maintenant plus à perdre qu’à gagner à continuer dans cette voie. Il ne faudrait
pas en déduire qu’elle est pour autant définitivement écartée. Nul au Moyen-Orient
ne peut en effet oublier qu’en définitive seuls les Etats voyous s’en sortent plutôt
bien. Après avoir tiré tous les bénéfices de l’action terroriste, l’Iran, la Syrie et la
Libye négocient patiemment, et avec des succès certains, leur retour dans le
concert des nations. Le seul perdant de l’affaire est l’Irak de Saddam Hussein, qui
a provoqué et accepté une confrontation symétrique, un affrontement diplomatique
classique puis militaire conventionnel avec l’Occident. La leçon ne saurait être

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perdue même si la détermination actuelle des Occidentaux, stimulée par la vague


de violence islamiste, incite pour l’instant à la prudence et à la retenue.

La violence « satanique »

Basée sur la périphérie du monde arabe et non sur son centre, la vague de
violence islamiste qui naît au début des années 1990 est en rupture complète
avec les deux précédentes, dont elle ne reprend ni les acteurs, ni les idéologies, ni
les démarches. De fait, elle est le produit de trois dérives stratégiques :
- l’abandon progressif par les Etats-Unis, à partir de 1990, des groupes militants
et mercenaires islamistes qu’ils actionnaient, soutenaient et entretenaient à la
périphérie de l’empire soviétique, notamment en Afghanistan et dans les pays
musulmans favorables à Moscou ou menacés par l’influence communiste ;
- l’incapacité des Saoudiens à contrôler la vague mondiale d’intégrisme sunnite
qu’ils avaient stimulée et largement financée depuis les années 1980 dans le
monde arabo-musulman et les communautés émigrées pour faire face aux
régimes arabes progressistes et à l’influence politique grandissante de l’Iran
chiite ;
- la tentative maladroite par les cadres pachtounes de l’armée et des services
pakistanais de rentabiliser auprès des Etats-Unis le contrôle qu’ils pensaient
exercer sur les « zones grises » qu’ils avaient laissé se développer en
Afghanistan, au Baloutchistan et au Cachemire.
La conjonction de ces trois dérives va fournir le terreau de la violence terroriste qui
conduira à l’opération du 11 septembre 2001. L’exercice de l’activité terroriste
suppose en effet que trois conditions de base soient au minimum remplies :
- l’existence d’un ennemi irréductible par moyens conventionnels et justifiant une
haine absolue. L’Amérique « arrogante », fer de lance de l’Occident, objet
ambivalent d’attirance et de répulsion qui a abandonné ses « harkis » musulmans
et modifié ses alliances, fera l’affaire ainsi que ses alliés d’autant plus haïssables
qu’ils sont en terre d’Islam ;
- un financement fiable et continu. Si l’acte terroriste est en lui même peu
coûteux, le recrutement, la formation et l’entretien des militants, le soutien à leurs
familles, préalables incontournables à la constitution de tout réseau opérationnel,

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nécessitent des moyens considérables étalés dans le temps. L’Arabie Saoudite et


de riches ressortissants du Golfe y pourvoient, parfois inconsciemment, mais le
plus souvent volontairement, en finançant à l’échelle planétaire agents d’influence,
imams activistes, madrasas, centres sociaux et de formation, formations militaires
contre les « ennemis de l’Islam » aux Balkans, dans le Caucase, en Asie centrale,
en Asie du Sud-Est, en Afrique ;
- une base de repli territorial contrôlée de près ou de loin par un Etat favorable,
suffisamment puissant pour résister aux pressions extérieures ou suffisamment
inconsistant pour pouvoir s’en exonérer. Le Soudan, la Somalie, certaines « zones
grises » du Yémen et enfin l’Afghanistan et les zones grises du Pakistan
présentaient les conditions requises.
Dès le début des années 1990, on voit ainsi essaimer progressivement dans le
monde arabo-musulman et ses communautés émigrées des « Afghans », militants
de toutes nationalités ayant servi contre le régime communiste de Kaboul et
gravitant autour du Maktab al-Khidamat de Peshawar. Ce bureau de recrutement,
financé par l’Arabie Saoudite et placé sous le contrôle conjoint des services
pakistanais et américains, avait pour vocation initiale d’enrôler des volontaires
pour les maquis antisoviétiques en Afghanistan. En déshérence d’instructions et
de contrôle, il ne produit plus que des mercenaires sans ressources, nantis d’une
aura de guérilleros et d’un bagage idéologique assez fumeux à base de
wahhabisme extrémiste. Ces soldats perdus se dispersent dans le monde
musulman et en Europe, où leur prestige, parfois usurpé, fait des émules et où ils
évoluent aux limites de la contestation politique violente et du grand banditisme.
Le contexte local leur permet de développer leurs actions opérationnelles
(Balkans, Caucase, Algérie et bien sûr Afghanistan aux côtés des Talibans) et
d’obtenir l’aide financière de riches sympathisants de la péninsule Arabique. Mais,
dans l’ensemble, leur activisme manque de coordination et de la visibilité
internationale qui leur vaudrait prestige et reconnaissance au niveau mondial.
C’est Oussama Ben Laden qui leur fournira ces éléments manquants. On ne
reviendra pas ici sur le parcours connu du milliardaire saoudien en rupture de ban.
On relèvera cependant une étrange parenté avec Carlos : même psychopathie,
même rapport pathologique à une parentèle aisée, même délire de puissance,
même volonté de « tuer le père » en la personne de son pays d’origine et, surtout,
de l’Amérique, supposée exercer l’autorité parentale du monde, etc. A la façon

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d’un Charles Manson et de sa bande4, d’un Jim Jones et de son People’s Temple
de Guyana5 ou des zélateurs de la secte japonaise Aum Shinrikyô, Ben Laden
rêve d’une violence satanique qui détruirait tout ce à quoi ses déficiences
physiques et mentales ne lui ont pas donné accès.
Contrairement à une opinion répandue, s’il indique les grandes directions, ce n’est
pas lui qui commande. Apportant ses phobies magnifiques, son prestige et son
argent, il est vite instrumentalisé par les vrais maîtres de ce que sera la Qaïda, les
cadres du Maktab al-Khidamat, Frères musulmans égyptiens, koweïtiens ou
saoudiens tels Ayman al-Zawahiri, Mohammed Atef, Abou Zoubeïda, Abou
Abderrahman, Souleyman Abou Ghaith, Sayf al-Adl et quelques autres. Pour ce
groupe inspiré par l’idéologue le plus extrémiste des Frères Musulmans, Sayyid
Qotb, l’objectif est de provoquer une rupture historique entre le monde musulman
et le reste du monde, en particulier les Etats-Unis, pour être en mesure d’y
prendre le pouvoir et les rentes qui s’y rattachent sans susciter d’intervention
extérieure. Les expériences antérieures, trop fractionnelles, ayant été des échecs
(Egypte) ou des demi-succès en voie d’effilochage (Soudan), la conjoncture
pakistano-afghane offre une fenêtre d’opportunité. L’arrivée sur zone de Ben
Laden, qui a vainement tenté d’assouvir ses fantasmes au Soudan, en Somalie et
au Yémen, est donc la bienvenue, d’autant qu’il apporte des moyens financiers, un
discours simple et galvanisant, et une stature emblématique et charismatique qui
vont permettre de faire fonctionner l’organisation sur le modèle d’une secte. Et
c’est bien sur ce modèle qu’il entend fonctionner, puisqu’il ne s’agit pas d’obtenir,
par une violence calculée, un avantage tactique ou stratégique précis et rapide,
mais de dresser un mur de haine. Il faudra donc du sang, celui des victimes, bien
sûr, mais aussi celui des militants érigés en martyrs afin que personne n’ait la
tentation de s’apitoyer sur les victimes. Seul le modèle sectaire permet de
fabriquer de tels soldats.
L’action suicide n’est pas familière à l’islam sunnite, qui a plutôt tendance à la
réprouver. Elle est en revanche plus intégrée par l’islam chiite, qui y voit une forme
d’expiation du martyre d’Ali, gendre de Mahomet, et de son fils Hussein, premiers
imams du chiisme. Largement utilisée par l’Iran et le Hezbollah au Liban pour

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Un gang de hippies criminels qui, à la fin des années 1960, rêvaient de provoquer l’Apocalypse
biblique, de mettre l’Amérique à feu et à sang.

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provoquer le départ des forces occidentales et israéliennes du pays, ses


indéniables et spectaculaires succès ont fait école, auprès des mouvements
religieux palestiniens d’abord, puis dans l’ensemble de l’oumma sunnite.
Cependant, de l’admiration exaltée au passage à l’acte, le fossé reste large.
Convaincre un déshérité palestinien de s’attaquer au prix de sa vie à ce qu’il
considère comme ses tortionnaires directs et visibles dans l’espoir d’un gain
immédiat pour les siens est une chose. Inciter des jeunes gens plus ou moins
établis dans la vie à mourir sur une cible purement symbolique dans une
perspective incertaine en est une autre. Il y faut une prise en mains sans faille et
un véritable lavage de cerveau de longue durée.
C’est ce à quoi, en marge du soutien apporté aux Talibans, qui reste à évaluer, les
responsables de la Qaïda vont s’employer au milieu des années 1990, utilisant les
réseaux internationaux des anciens « Afghans » et s’appuyant sur les
implantations et les réseaux d’influence des Frères musulmans jusqu’en Europe et
aux Etats-Unis. Cette activité débouche sur le double attentat de Nairobi et de Dar
es-Salam par voiture piégée en 1998, sur l’attentat contre le USS Cole par bateau
piégé en 2000, et enfin sur la quadruple attaque du 11 septembre 2001 par avion-
suicide contre les symboles de la puissance américaine, économique au World
Trade Center, militaire au Pentagone et politique à la Maison-Blanche, car il fait
peu de doute que l’avion qui s’est écrasé sans terminer sa mission avait ce
bâtiment comme objectif. L’organisation démontrait ainsi sa capacité de frapper en
tout temps, en tout lieu et par tout moyen le cœur actif de la superpuissance
mondiale.
Deux mois plus tard, devant une opinion occidentale médusée et une opinion
arabo-musulmane subjuguée par le défi lancé à Goliath, Ben Laden fait diffuser
une cassette où il s’exhibe pendant le déroulement des attentats. Il n’y énonce nul
discours idéologique, nulle revendication, nul projet politique ou stratégique.
Vautré sur un sofa, il mime l’attaque et rit. Dévoilant sa véritable personnalité, il se
réjouit comme un adolescent attardé du désordre semé dans le monde des
adultes. Et, de fait, c’est bien à cela que s’arrête son projet personnel.

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En novembre 1978, eut lieu le massacre de Jonestown (Guyana), au cours duquel plus de 900
disciples de Jim Jones trouvèrent la mort dans un suicide collectif ordonné par le maître.

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Le mythe de la Qaïda

L’horreur du coup porté a été trop forte, le retentissement dans le monde entier
trop grand et la remise en cause du système de défense occidental trop profonde
pour que les Etats-Unis admettent qu’ils ont été victimes d’un mythomane
psychotique. Aux yeux des responsables américains qui doivent rendre des
comptes à leur opinion, une organisation capable de tels exploits ne peut être
qu’une entité planétaire disposant de capacités conventionnelles et non
conventionnelles sophistiquées et quasi illimitées, susceptible de frapper partout et
à tout moment.
Aux experts qui émettent des doutes sérieux et des plus fondés sur ces capacités,
les politiques répondent qu’il ne leur est pas possible, au nom du consensus
autour de l’horreur et du principe de précaution, de ne pas crier au loup. On ne
sait jamais... Les relais de presse américains, puis européens, décrivent avec un
grand luxe de détails high-tech les réserves nucléaires, bactériologiques et
chimiques de Ben Laden, ainsi que le complexe de commandement de la Qaïda
localisé dans le massif afghan de Tora Bora, qui n’aurait rien à envier au poste de
commandement du Strategic Air Command. Une attaque au bacille d’anthrax aux
Etats-Unis, dont on découvrira par la suite l’origine locale et individuelle, est
immédiatement attribuée à la Qaïda dans la presse, qui se fait l’écho de George
Tenet, directeur de la Central Intelligence Agency (CIA). Celui-ci n’hésite pas à
annoncer la prochaine offensive – peut-être nucléaire – pour Thanksgiving, puis
pour Noël, le jour de l’an ou le prochain 4 juillet. Il n’est pas jusqu’à un accident
industriel dans une banlieue de Toulouse, en France, où l’on ne recherche son
empreinte.
La réalité, on le sait, se révélera tout autre, notamment après le nettoyage de la
zone refuge de l’organisation pendant la campagne d’Afghanistan, qui révélera
une implantation locale rustique, parfois misérable, des capacités militaires
sommaires et des capacités non conventionnelles inexistantes, limitées à
l’empoisonnement de chiens et de chats dans des soupentes de fortune au moyen
de toxiques d’usage courant. Mais le mal est fait. La mystique de l’action suicide
est fortement ancrée dans le monde sunnite. Ben Laden et la Qaïda ont pris une
dimension mythique, attractive dans le monde arabo-musulman, où ils serviront de

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Politique étrangère 3-4/2003

drapeau, de référence et de modèle, et répulsive en Occident, où toute


contestation venant du monde musulman leur sera assimilée.
De fait, et au-delà de la dimension mythique, que reste-t-il de la Qaïda en général
et de Ben Laden en particulier ? Sur le sort de ce dernier, les avis divergent sans
reposer sur des informations sérieuses. Pour les uns, il serait mort, tué ou suicidé
pendant les opérations d’Afghanistan ou des suites d’une maladie, séquelle de ses
nombreux problèmes physiques. Pour d’autres, il serait réfugié dans une des
nombreuses régions inaccessibles de la frontière pakistano-afghane ou du
Cachemire. Personne en tout cas ne semble le rechercher avec beaucoup
d’énergie. Il faut reconnaître que, notamment pour les Etats-Unis et plus encore
pour le Pakistan, la situation actuelle présente plusieurs avantages. Le retrouver
mort lui donnerait l’aura du martyr et provoquerait la fermeture d’un dossier qui
autorise actuellement Washington à intervenir partout dans le monde au nom de
sa poursuite. Le retrouver vivant serait encore plus problématique, car il faudrait le
juger et le condamner au risque de renforcer son influence dans le monde
musulman et de révéler les connivences qui ont longtemps existé entre
l’Administration américaine, les services pakistanais et les militants de la
mouvance.
En tout état de cause, la question est assez académique car Ben Laden n’existait
que par l’interaction entre sa personnalité, ses ressources financières et la
capacité de nuisance de la Qaïda. Or celle-ci, après la chute du régime taliban qui
lui donnait asile et le nettoyage de la région de Kandahar, a perdu plusieurs de
ses cadres majeurs, tués comme Mohammed Atef, chargé des affaires militaires,
et Mahfouz Ould Walid, chargé des questions idéologiques, ou faits prisonniers
comme Abou Zoubeïda, chargé du recrutement des militants, et Ibn Cheikh al-Libi,
chargé de leur formation. Les autres se sont réfugiés au Pakistan et se sont
organisés autour d’un pôle politique animé par Ayman al-Zawahiri, Sayf al-Adl et
Souleyman Abou Ghaith, et autour d’un pôle militaire commandé par Khalid
Sheikh Mohammed, lui-même arrêté par les autorités pakistanaises en mars 2003,
assisté d’Abdel Rahim al-Nashiri et de Muhammad al-Attash.
Le moins que l’on puisse dire est que cette organisation ne dispose plus des
conditions minimales énoncées plus haut pour exercer une réelle capacité de
nuisance. En particulier, elle ne peut plus compter sur des financements continus
et conséquents ni sur une base de repli territorial sûre, même si l’attitude des

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Politique étrangère 3-4/2003

autorités pakistanaises à l’égard de ses membres demeure ambiguë ou, au moins,


divisée. Il n’en reste pas moins vrai que l’homme et son organisation ont acquis
une dimension mythique dans le monde musulman et dans une bonne partie du
Tiers-Monde. La chute des tours du World Trade Center, infiniment recommencée
sur les chaînes d’information continue, et la ruine des symboles de l’arrogance
américaine ont été accueillies par des explosions de joie, depuis les trottoirs de
Manille jusqu’aux bidonvilles de Casablanca, comme l’expression inespérée d’une
justice immanente dont Ben Laden aurait été le bras armé. Les réactions
hystériques et disproportionnées de la presse et des politiques occidentaux ont fait
le reste en montrant la voie à tous les apprentis contestataires. Si la méthode
employée était si douloureuse pour la superpuissance américaine, qu’en serait-il
pour des gouvernements locaux plus vulnérables et plus fragiles ? Si la Qaïda ne
semble guère avoir d’avenir, elle a fait des petits.

De la multinationale à l’artisanat local de la violence

Depuis le 11 septembre 2001, une quinzaine d’attentats ou de tentatives


d’attentats internationaux spectaculaires ont été recensés. Cinq d’entre eux
seulement peuvent être à peu près certainement reliés à l’activité des débris de la
Qaïda repliés au Pakistan et trahissent la perte de capacités opérationnelles de
l’organisation par leur côté amateur, improvisé ou sommaire, et leur faible taux de
succès, le tout étant très éloigné de la coordination et de la sophistication des
précédentes actions :
- le 22 décembre 2001, Richard Reid, un Britannique en provenance de Karachi,
tente de mettre à feu une charge explosive camouflée dans ses chaussures sur le
vol Paris-Miami. Son action échoue, soit que le dispositif n’ait pas fonctionné, soit
qu’il ait délibérément renoncé à le faire fonctionner correctement ;
- le 20 février 2002, la police italienne procède à l’arrestation de quatre
ressortissants marocains venant de Karachi, suspectés de vouloir commettre des
attentats à Rome ;
- le 11 avril 2002, le Tunisien Nizar Nawar, au volant d’un camion chargé de
bouteilles de gaz et de combustibles, se précipite sur la synagogue El-Ghriba à
Djerba, fréquentée par de nombreux touristes européens, faisant 19 morts.

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Politique étrangère 3-4/2003

L’enquête démontre qu’il a agi seul mais qu’il était en relation avec des
commanditaires basés à Karachi ;
- le 10 juin 2002, le Federal Bureau of Investigation (FBI) défère à la justice un
ressortissant américain converti à l’islam et de retour d’un séjour au Pakistan,
José Padilla. Il est soupçonné d’avoir voulu fabriquer un engin explosif dispersant
du matériel radioactif ;
- le 12 juin 2002, la Direction de la surveillance du territoire (DST) marocaine
annonce sans autre détail la dispersion d’une cellule terroriste chargée, sur ordre
de correspondants basés à Karachi, de commettre des attentats contre des
navires américains dans le détroit de Gibraltar.
Toutes les autres opérations terroristes internationales perpétrées pendant cette
période semblent étroitement liées au contexte intérieur du pays où elles ont été
commises et rien, dans les faits, ne les relie à la Qaïda : assassinat à Karachi du
journaliste britannique Daniel Pearl en janvier 2002, attentat contre un temple
protestant fréquenté par des Américains à Islamabad en mars 2002, attentat
contre un autobus transportant des techniciens français à Karachi en mai 2002,
massacre de Jammu au Cachemire indien en mai 2002, attentat contre le consulat
américain de Karachi en juin 2002, attentat de Bali en octobre 2002, attentats
multiples de Casablanca en mai 2003, attentat de Djakarta en août 2003.
On aura évidemment noté la place prépondérante du Pakistan dans ces affaires.
A l’évidence, ce pays est devenu l’un des hauts lieux d’expression de la violence
islamiste. Il y a à cela plusieurs raisons, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer
l’influence du facteur exogène que constitue l’organisation de Ben Laden. Dans
leur conflit permanent avec l’Inde, leur alliance stratégique avec les Etats-Unis
face à l’Union soviétique, et leur rivalité régionale avec l’Iran en Afghanistan et en
Asie centrale, les autorités pakistanaises ont choisi de laisser se développer le
seul pôle identitaire commun aux populations disparates de leur pays, l’islam
sunnite, encouragées financièrement par l’Arabie Saoudite, qui en a naturellement
favorisé l’expansion des formes locales les plus fondamentalistes, le Tabligh
(imitation stricte de la vie du prophète) et surtout l’école déobandie (wahhabisme
« musclé » et agressif).
Depuis les années 1980, l’armée et principalement les cadres pachtounes de
l’armée de terre qui forment l’ossature de l’Inter Services Intelligence (ISI, les
services spéciaux pakistanais) ont utilisé extensivement ce fort potentiel

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d’agressivité pour intervenir là où l’action militaire conventionnelle est impossible,


au Cachemire et en Afghanistan. C’est ainsi que nombre de leaders talibans
seront choisis parmi des enfants abandonnés aux portes des mosquées
déobandies, élevés et formés – on imagine dans quelles conditions
psychologiques et culturelles – par des oulémas intégristes.
Lorsque Pervez Moucharraf prend le pouvoir en octobre 1999, les services
pakistanais sont devenus prisonniers de leur propre création, qu’ils ne pilotent plus
qu’avec incertitude. Nombre d’éléments étrangers, dont Ben Laden, qui n’ont plus
rien à voir avec les stratégies pakistanaises, se sont infiltrés dans le dispositif, que
ce soit au Cachemire ou en Afghanistan. L’état de tension intérieure et extérieure,
notamment avec l’Inde, ne permet cependant pas de changer de cap rapidement
et Moucharraf ne peut entreprendre qu’avec la plus extrême prudence les
réformes nécessaires le recentrage de ses dispositifs sécuritaires et l’effacement
des « incidents de parcours ». Les séquelles du 11 septembre et les pressions
américaines lui permettront d’accélérer le mouvement mais non sans « dommages
collatéraux ». Sa tactique a essentiellement consisté à faire monter en puissance
l’influence de l’Intelligence Bureau (IB, la sécurité intérieure), où la composante
militaire et pachtoune est moins prégnante, et, au sein de l’ISI, à abaisser
l’importance relative des cadres pachtounes de l’armée de terre au profit de
cadres de la marine et de l’aviation, originaires du centre et du sud du pays, plus
ouverts sur le monde et peu enclins à l’extrémisme identitaire religieux. Ce faisant,
il déclenche cependant une guerre des services et des clans au sein de l’armée
qui s’analyse en une série de signaux violents et indirects dont le journaliste
Daniel Pearl – parce qu’il approchait du terme de son enquête mettant en cause le
soutien de l’ISI aux groupes terroristes –, les techniciens de la Direction de la
construction navale française (DCN) –°parce qu’ils constituaient une cible facile,
spectaculaire et significative liée à la marine -, des diplomates et fonctionnaires
américains sur site – parce que l’on espère ainsi faire baisser le niveau des
pressions américaines –, ont fait les frais.
Si les cibles sont internationales – il y a bien longtemps que tous les apprentis
terroristes ont compris que seule la mort de ressortissants occidentaux pouvait
avoir un retentissement médiatique, et donc une influence, avec l’avantage de ne
pas susciter de vendettas locales – les motivations et les objectifs sont d’ordre
strictement interne. Si les exécutants sont des islamistes violents – que

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Politique étrangère 3-4/2003

pourraient-ils être d’autre dans ce contexte et dans ce pays ? –, leurs actes n’ont
rien à voir avec l’islam et ne s’en réclament d’ailleurs que vaguement et
indirectement, par des figures obligées de rhétorique creuse. Cheikh Omar, le chef
du groupe des assassins de Daniel Pearl, était de notoriété publique un malfrat à
teinture islamique dont l’ISI avait utilisé les services pour des attentats terroristes
en Inde. Il avait été libéré des prisons indiennes, où il était enfermé à la suite du
détournement d’un avion indien par les Talibans, détournement réglé par une
médiation des services pakistanais...
Sans être identique, le cas de l’Indonésie est similaire. Pendant plus de vingt ans,
soutenus opérationnellement par les Etats-Unis et financièrement par les
pétromonarchies, l’armée et les services indonésiens ont instrumentalisé les
groupes religieux les plus extrémistes dans la lutte contre les communistes, puis,
de leur propre chef, dans la répression des irrédentismes périphériques,
notamment celui du Timor oriental chrétien. En octobre 1999, la chute du
président Jusuf Habibie, engagé aux côtés de l’armée dans ce type de
manipulations héritées de la période Suharto, ouvre une ère d’incertitudes
marquée par d’incessantes luttes de clans et de groupes d’intérêts divergents. En
février 2000, le nouveau président Abdurrahman Wahid démet de ses fonctions le
général Wiranto, ministre de la Sécurité et ancien ministre de la Défense de
Habibie, et écarte ses partisans du commandement de l’armée. Puis il se rend à
Timor, où il présente ses excuses pour les exactions du régime précédent dont il
reconnaît implicitement les manipulations islamistes. Cependant, Wahid demeure
lié et partie intégrante de l’establishment islamique indonésien, notamment des
oulémas, et il est difficile de l’attaquer sur ce plan. Mais en juillet 2001, il est
destitué par l’Assemblée, sur fond de lutte de pouvoirs et de scandales financiers,
et remplacé par la vice-présidente Megawati Sukarnoputri, chef du Parti
démocratique indonésien (DPI). Deux mois plus tard, après le 11 septembre,
certains milieux américains commencent à s’inquiéter des dérives islamiques en
Indonésie et demandent des comptes. Tout ceci ne fait évidemment pas l’affaire
de l’armée ni des services, peu enclins à s’expliquer sur leurs manipulations
passées, ni de l’establishment islamique qui a vu fondre une bonne part de ses
revenus avec l’éviction de Wahid.
Là encore, toutes les conditions sont réunies pour que des messages « forts »,
donc violents, soient adressés au pouvoir en place et aux puissances extérieures

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Politique étrangère 3-4/2003

qui pourraient le soutenir. La Jemaah Islamiyah, organisation islamiste violente, y


pourvoira à l’occasion des attentats de Bali en octobre 2002 et de Djakarta en
août 2003. Le fait que son chef, Abou Bakar Baashir, et plusieurs de ses
responsables aient manifesté leur sympathie pour Ben Laden, imitant en cela la
majorité des musulmans de la planète, n’en fait pas pour autant ses agents ni des
membres d’une Qaïda devenue inexistante.
A l’autre extrémité du monde musulman, les multiples actions suicide de
Casablanca restent à éclaircir. Cependant, tant par leurs cibles visées que par leur
modus operandi, elles paraissent viser davantage des objectifs internes que
s’inscrire dans un phénomène d’affrontement des civilisations. L’opération elle-
même, ou au moins sa préparation, présente certaines caractéristiques étranges
dans un pays fortement organisé, quadrillé et pénétré par ses forces de l’ordre et
ses services de sécurité. Que l’on ait pu trouver dans les bidonvilles de
Casablanca cinq déshérités, nourris des images du World Trade Center et
candidats au suicide, et les préparer à une action coordonnée sans alerter les
forces de sécurité n’a en soi rien de surprenant. Des pays aussi vigilants, sinon
plus, que le Maroc, Israël ou la Russie en ont fait l’expérience. Le problème est
que, pour trouver ces cinq candidats, il a fallu en prospecter plusieurs dizaines,
voire plusieurs centaines, et il paraît difficilement concevable que personne n’en
ait eu vent. Si, en Russie et en Israël, la prospection et la présélection des
aspirants terroristes se fait en territoire incontrôlé (montagnes de Tchétchénie,
Cisjordanie, Gaza), tout indique que les auteurs de l’attentat de Casablanca sont
originaires de cette ville et ne l’ont pas quittée. En second lieu, les cibles visées ne
touchent nullement l’Amérique ou ses ressortissants (consulat de Belgique, Centre
culturel espagnol, Cercle israélite marocain, hôtel Safir) mais remettent
essentiellement en cause la crédibilité de la monarchie marocaine et certains de
ses services de sécurité, jusque-là réputés pour savoir maintenir le pays dans un
climat apaisé et ouvert.
La succession de Hassan II a laissé le Maroc en prise à des pouvoirs faibles : un
jeune monarque qui doit bâtir sa légitimité propre au-delà de sa légitimité
successorale, une armée dont le défunt monarque avait strictement délimité le
pouvoir, des services extérieurs atteints par l’état de santé de leur chef, le général
Abdelhak Kadiri, et une police affaiblie par le limogeage de l’ancien tout-puissant
ministre de l’Intérieur, Driss Basri. Compte tenu de l’équilibre actuel établi entre les

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Politique étrangère 3-4/2003

uns et les autres, la domination de l’un d’entre eux ne pourra résulter que de
manœuvres.
L’enquête est diligentée par la Direction générale de la sûreté nationale marocaine
(DGSN) et son chef, le général Hamidou Laanigri, grand professionnel du
renseignement et de la sécurité, homme d’ouverture et de culture farouchement
opposé à la violence islamiste dont l’étoile montante ne lui vaut pas que des amis
et qui était peut-être l’une des cibles indirectes de l’action. Mais quels qu’en soient
les résultats, et surtout s’ils révèlent des manipulations internes au royaume, il va
de soi qu’on lavera son linge sale en famille et qu’il paraîtra sans doute expédient
d’invoquer l’action d’une insaisissable et étrangère Qaïda, comme le font les
autorités algériennes avec le Groupe islamique armé (GIA) et le Groupe salafiste
pour la prédication et le combat (GSPC), en alimentant le mythe de cette dernière
en Orient comme en Occident.
Enfin, au centre du monde arabo-musulman demeure pendant le problème de la
violence palestinienne. Même si celle-ci se limite actuellement à un affrontement
direct avec son ennemi désigné et n’interpelle plus la conscience planétaire par
des actions internationales, elle n’en demeure pas moins un modèle et une
référence sanctifiant la violence islamique partout dans le monde. Les tentatives
pour relier l’action du Hamas ou du Djihad islamique à celle de la Qaïda relèvent à
l’évidence d’un esprit de propagande. Rien n’est venu attester de tels liens et Ben
Laden n’a jamais manifesté le moindre souci pour la Palestine.
La genèse et l’évolution des mouvements islamistes violents est cependant
conforme au schéma général. On ne peut en effet évacuer le problème que les
cibles initiales de ces mouvements étaient l’Organisation de libération de la
Palestine (OLP) et Yasser Arafat lui-même. Financés par l’Arabie Saoudite qui
s’inquiétait du « gauchisme » et des exigences financières du leader palestinien,
soutenus par la Syrie qui continue de voir dans l’OLP un dangereux point de
ralliement du « sunnitisme » politique, tolérés et parfois encouragés – au moins au
début – par les services intérieurs israéliens qui voyaient en eux un utile
contrepoids à la centrale palestinienne, ces mouvements ont fini par échapper à
tout contrôle et par développer leur logique propre, en particulier financière, qui les
pousse à multiplier les actions violentes pour maintenir leur niveau de crédibilité
aux yeux des pétromonarchies et de leurs alliés occidentaux.

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Politique étrangère 3-4/2003

Sans projet politique réel autre que l’affirmation de leur existence par l’exercice
quotidien de leur capacité de nuisance, ces mouvements sont maintenant
disponibles à toutes les aventures mercenaires. Ils ont servi objectivement les
intérêts d’Arafat dans son bras de fer avec Abou Mazen et l’ordre régional voulu
par Washington. Ils peuvent servir demain tout autre acteur régional qui en aurait
l’utilité et transposer leur capacité de violence du théâtre local au plan
international. La ressource opérationnelle humaine ne manque pas dans les
territoires occupés.

Le quatrième chapitre du terrorisme international est-il inéluctable ?

Il serait trop long de poursuivre ici l’énumération et l’analyse des pays arabes et
musulmans susceptibles de connaître des actions violentes directes, et hasardeux
de pronostiquer les pays extérieurs à la zone qui en seront les victimes indirectes.
La plupart des pays musulmans connaissent des situations économiques et
sociales problématiques, assorties de situations politiques inextricables et de
régimes ne permettant pas de transition ou d’alternance autrement que par la
force. Le premier d’entre eux est l’Arabie Saoudite, où le pouvoir et la richesse
sous forme de rente sont accaparés par une famille qui a fermé la porte à toute
possibilité d’évolution politique pacifique, ne laissant le champ de l’opposition qu’à
plus extrémiste et plus violent qu’elle, productrice des Ben Laden passés et à
venir. Dans les zones grises de Somalie, du Yémen, d’Algérie et d’Irak, des
groupes violents constitués ou en voie de constitution n’attendent qu’une occasion
pour agir de façon spectaculaire en vue de gagner en prestige et d’obtenir le
« sponsoring » financier tant convoité des pétromonarchies wahhabites.
Tel semble ainsi être le cas de l’attentat contre l’ambassade de Jordanie à Bagdad
en août 2003, qui fut imputé, probablement à juste titre, à l’action de Moussa el-
Zerkawi, alias Abou Moussaab, ancien membre en déshérence de la Qaïda,
réfugié auprès du groupe islamiste violent Ansar al-Islam dans une zone
incontrôlée du Kurdistan irakien. Le choix de l’ambassade de Jordanie n’est pas
fortuit et s’inscrit dans une continuité historique. Ce pays n’est pas visé en tant
qu’allié de l’Amérique, mais son souverain est une cible en tant que prétendant
potentiel à une légitimité politique en Irak. Dès 1920, en reconnaissance des
services rendus dans la lutte contre l’Empire ottoman, les Britanniques avaient en

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Politique étrangère 3-4/2003

effet promis la souveraineté sur le Croissant fertile à la famille hachémite, alors


gardienne des Lieux saints de La Mecque et de Médine. Suite aux rivalités entre
puissances mandataires, la famille n’avait eu droit qu’à la portion « congrue » de
l’Irak et de la Transjordanie, tandis qu’elle se faisait déposséder des Lieux saints
en 1926 par les Séoud, suite aux rivalités internes entre l’Indian Office et le
Colonial Office britanniques, dépossession consacrée en 1945 par les Etats-Unis
à l’occasion du pacte du Quincy, accord informel par lequel l’Amérique accordait
aux Séoud sa protection permanente en échange d’un accès garanti au pétrole.
La famille hachémite perdait ensuite la souveraineté sur l’Irak à la suite du coup
d’Etat militaire de 1958.
Gardiens des villes sacrées de l’Islam dont la légitimité est contestable, les Séoud
sont attentifs à tout événement qui viendrait à remettre en selle la famille
hachémite. En 1991, quand le roi Hussein de Jordanie avait vaguement émis
l’idée qu’en cas de chute du régime de Saddam Hussein, une solution élégante au
problème de la vacance du pouvoir en Irak pourrait être trouvée en rétablissant sa
famille dans ses droits, une mystérieuse Armée de Mahomet (Jaïsh Muhammad)
partie des confins saoudiens l’avait vite rappelé à l’ordre par une série d’attentats
violents dans son propre pays, avant de disparaître sans laisser de traces. La
situation actuelle ayant une forte parenté avec celle de 1991, une piqûre de rappel
a sans doute été jugée expédiente par certains qui souhaitent monnayer leur
action auprès de Riyad.
Après le terrorisme euro-palestinien des années 1970, le terrorisme des Etats
voyous des années 1980, les opérations occidentales en Afghanistan et la chute
du régime taliban ont mis fin au terrorisme psychotique de la secte Ben Laden des
années 1990. Mais une quatrième vague de violence politique, se référant aux
exploits de la précédente, est en train de naître dans l’ensemble du monde arabo-
musulman, non plus sur la base d’une problématique commune (Palestine), de la
promotion d’intérêts nationaux (Iran, Syrie, Libye) ou d’un projet messianique
échevelé (Ben Laden), mais à partir de contentieux politiques, économiques et
sociaux locaux non résolus.
Le danger serait de demeurer « en retard d’une guerre » et de ne voir dans cette
quatrième vague que la perpétuation de la troisième. Une telle attitude conduirait à
penser que la simple éradication des vestiges de la Qaïda permettrait de résoudre
tous les problèmes. La traque aux responsables survivants de cette organisation

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Politique étrangère 3-4/2003

doit être poursuivie pour que justice soit rendue et parce qu’ils continuent de
représenter un réel potentiel de nuisance tant que les autorités pakistanaises
n’auront pas tout mis en œuvre pour les éradiquer. Mais leur neutralisation
n’arrêtera pas les nouvelles formes d’expression de la violence politique dans les
pays musulmans. En revanche, leur invocation incantatoire lors de chaque attentat
ne peut qu’égarer la lutte antiterroriste sur de fausses pistes et renforcer la
conviction des exécutants potentiels que leur modèle existe encore et que leur
action s’inscrit donc dans une croisade mondiale sanctifiée.
Le problème est politiquement et techniquement complexe puisqu’il il faut faire
face non plus à un adversaire unique et identifié, mais à une multitude de petits
entrepreneurs ou sous-traitants locaux de la violence aux stratégies souvent
tortueuses, détournées et indirectes. Tous, cependant, partagent un certain
nombre de caractéristiques communes.
La plupart, en effet, sont issus des manipulations locales des services de sécurité,
en général avec un appui américain, contre les opposants communistes ou
progressistes aux régimes en place. Quels que soient les services qu’ils ont alors
rendus et les liens qu’ils ont tissés avec l’establishment sécuritaire, il conviendrait
peut-être, notamment aux Etats-Unis, de considérer que la guerre froide est
terminée et que l’établissement local de régimes à vocation démocratique ne
renforce pas nécessairement un camp opposé qui n’existe plus.
Tous sont en majeure partie financés par des institutions publiques ou privées
d’Arabie Saoudite et des monarchies du Golfe. Ces financements ne sont pas
foncièrement illégaux tant qu’aucune violence n’a été commise, mais, une fois les
fonds à l’abri et l’attentat commis, il est trop tard pour les inscrire sur une
quelconque liste noire. En outre, il faut considérer que la seule recherche du
financement des actes terroristes eux-mêmes est illusoire et vouée à l’échec.
L’exécution même des actions violentes ne requiert que des sommes limitées,
transférables en liquide, sans grande difficulté, sous un volume réduit.
Tous recrutent leurs adeptes et leurs exécutants dans des mosquées, centres de
formation, centres culturels et sociaux créés et financés par des organisations de
propagande officielles saoudiennes comme la Ligue islamique mondiale,
l’International Islamic Relief Organization ou l’Association mondiale de la jeunesse
musulmane, animés par des imams ou des agents d’influence stipendiés, mais
non contrôlés, par Riyad et acquis en général à la frange la plus extrême des

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Politique étrangère 3-4/2003

Frères musulmans. Ces lieux de recrutement, largement répandus dans le monde


musulman mais dont beaucoup se situent également en Occident et aux Etats-
Unis mêmes, posent évidemment le problème de la liberté de culte et conscience.
Le prêche plus ou moins habile contre l’exclusion, sous couvert de respect des
différences, tel que le pratique en Europe Tariq Ramadan, le petit-fils du fondateur
des Frères musulmans, ne tombe pas sous le coup de la loi. L’appel au meurtre
tel qu’il se pratiquait dans les centres islamiques de Brooklyn et du New Jersey,
maintes fois dénoncé par les services européens aux autorités américaines, de
même que les diatribes anti-américaines du cheikh Omar Abderrahmane, cerveau
du premier attentat contre le World Trade Center, en 1993, rescapé – comme
Ayman al-Zawahiri – du procès des assassins d’Anouar al-Sadate à la demande
pressante d’organisations non gouvernementales (ONG) américaines et titulaire
d’un permis de séjour en règle sur le territoire américain, étaient couverts par le 1er
amendement de la Constitution des Etats-Unis.
Même si le dernier refuge étatique sûr du terrorisme islamiste a disparu avec la
chute des Talibans, tous bénéficient de refuges territoriaux dans leurs pays
respectifs – vallées montagneuses et maquis (Tchétchénie, Yémen, Algérie,
Pakistan, Irak, Somalie), jungles ou îlots isolés (Indonésie, Philippines, Malaisie),
banlieues déshéritées (Maroc, Algérie, Egypte, Palestine, pays européens) –,
consciemment ou involontairement concédés par les services de sécurité locaux.
Pas plus que la neutralisation de la Qaïda n’était concevable sans la chute de son
sanctuaire territorial, la neutralisation de ces nouveaux acteurs ne peut être
envisagée sans le contrôle de leurs zones refuge.
Des réponses apportées à ces différents problèmes par les Etats concernés et de
l’aide que pourront leur fournir les pays riches dépendra la capacité des services
de sécurité de faire face à cette quatrième vague. Sauf à renier les valeurs
démocratiques, ces réponses relèvent évidemment des compétences des
politiques tant elles mettent en jeu les ressorts fondamentaux des libertés
publiques.
Cet exercice difficile est à concilier avec un contexte international de guerre sans
fin. L’effondrement de l’empire soviétique ne laisse pas place à un monde calmé
par la pax americana. Les subtils jeux de balance entre grandes puissances que
de nombreux petits Etats avaient pratiqués avec des succès divers pendant
cinquante ans n’étant plus de mise, la voie est plus que jamais ouverte aux conflits

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Politique étrangère 3-4/2003

asymétriques où le terrorisme et les violences directes ou indirectes ont une place


prépondérante. Face à ce défi, le système de défense lourd, technologique et
sophistiqué de l’Occident, en particulier des Etats-Unis, ne pourra faire l’économie
de certaines redéfinitions. La Somalie, l’Afghanistan ou l’Irak apportent la preuve
que la victoire technique militaire sur le terrain n’épuise plus les conflits, qui
perdurent ensuite sous forme d’anarchie, de manipulations terroristes et de
violence politique. Mais en tout état de cause, et quelles que soient l’étendue et
l’horreur des pertes et dégâts subis, il convient de ne pas sanctifier la lutte
antiterroriste ni de la transformer en croisade qui ne ferait que justifier par effet de
miroir les appels au djihad.
Enfin, il restera à apporter une réponse à l’excellente question posée par le
président George W. Bush au lendemain du 11 septembre, question passée
pratiquement inaperçue aux yeux de la presse et à laquelle personne, pas même
lui, n’a songé à ce jour à répondre : « Pourquoi nous haïssent-ils donc tant ? ».
23 août 2003

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Politique étrangère 3-4/2003

Repères bibliographiques

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