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autobus ».
Mais, plus que par le manque supposé de moyens pour la réaliser, les
réticences face à la gratuité s’expliquent peut-être par sa « mauvaise
réputation », que Jean-Louis Sagot-Duvauroux détaille dans l’entretien
qu’il nous a accordé. Dans son livre, il reconnaît l’existence des « abus de
gratuité », bien réels même s’ils ont sur les esprits un impact « parfois
disproportionné, toujours influencé par la propagande agressive du
marché ». C’est pourquoi il prône « un accompagnement quasi affectif des
gratuités socialement construites », la constitution et l’entretien constant
d’une véritable « culture de la gratuité ». Pour cela, il juge que tous les
moyens sont bons : il faut « puiser à toutes les sources de la pensée, de
l’engagement militant, de la communication, de l’art ou de la vie
spirituelle ». Un exemple : « Quand une collectivité territoriale met en
place des transports gratuits (ça arrive !), ne serait-il pas judicieux de
marquer le caractère social et acquis de ce droit en le soumettant à la
présentation d’un titre de transport non-payant, mais régulièrement et
volontairement retiré à l’administration chargée de gérer la cotisation ? »
C’est un peu ce qu’ont ébauché, en Belgique, les Collectifs sans ticket, nés
en écho aux grands mouvements des chômeurs français, fin 1997. Ils
éditent une « carte de droit aux transports » qu’ils présentent en lieu et
place du ticket payant réglementaire. « L’acte posé par l’emploi de cette
carte affirme en situation qu’une autre logique est possible et sollicite
concrètement les premiers intéressés dans l’organisation des transports,
les passagers et le personnel », écrivent-ils. Ils organisent également des
« opérations free zone » : vêtus de blanc, sur le modèle des tute bianche -
les « tuniques blanches » - italiennes, ils font irruption dans le métro
bruxellois en se présentant comme « les anti-contrôleurs du Collectif Sans
Ticket ». Ils diffusent leur carte, expliquant que celle-ci « donne à tout le
monde l’occasion d’adopter une position d’usager responsable plutôt que
de client solvable ». Communiquant par téléphone portable avec leurs
camarades (dans le métro bruxellois, les mobiles fonctionnent !), ils
avertissent les passagers que des contrôleurs les attendent deux stations
plus loin, et que, s’ils n’ont pas de titre de transport valable, il vaut mieux
descendre au prochain arrêt... Enfin, ils ont aussi constitué une
« assemblée mensuelle des usagers » : autant de pratiques qui préfigurent
cette « culture de la gratuité » qu’appelle de ses vœux Jean-Louis Sagot-
Duvauroux.
Mais pour que cette culture puisse exister, une autre condition doit être
remplie : il faut que la distance séparant la cotisation et les droits auxquels
elle ouvre soit la plus grande possible. « La vraie gratuité ne fait pas
acception des personnes. » Quand elle le fait, elle se transforme en
aumône, en stigmatisation pour ses bénéficiaires défavorisés : « Le
développement de la solution humanitaire n’est-il pas, d’ailleurs, un
aboutissement de la dégradation progressive des gratuités ? Au droit
d’être loger, de manger, d’apprendre, de se soigner, elle substitue la
générosité d’un groupe médiatiquement identifié envers des pauvres
préalablement mis en spectacle et qui paieront de leur soumission au sort
la gratuité momentanée d’une station de métro ou d’une tartine que
beurrent les surplus européens. »
Une chaîne trop courte empêche toute production de sens et induit, chez
les cotisants, les comportements individualistes : « Plus la cotisation est
générale, abstraite, socialement étendue, plus la gratuité est ressentie et
défendue comme telle par les consciences individuelles. A l’inverse, plus
le groupe des cotisants est étroit et l’objet de la cotisation défini, plus le
consommateur perce sous l’usager. » C’est ainsi que l’idée d’étendre le
financement local de l’enseignement, chaque ville ou département
recrutant et salariant ses enseignants, par exemple, non seulement
aggraverait les disparités, mais empêcherait tout débat national sur
l’éducation. « Une telle évolution s’attaque à tout ce que la gratuité de
l’enseignement a construit de valeurs spécifiques dans les consciences, de
solidarité naturelle, de cohésion nationale, de point de vue collectif sur la
formation des jeunes. » De la même manière, l’assurance privée, qui tient
compte de l’âge et de l’état de santé de chacun pour fixer le montant des
cotisations, menace aujourd’hui la solidarité instaurée par la Sécurité
sociale et par le mutualisme.
De fait, le désir d’une plus grande part de temps libre s’est exprimé de
manière de plus en plus perceptible au cours des dernières années. Les
tentatives de soulever la chape de plomb que fait peser sur nos sociétés
l’idéologie du travail se multiplient. On dénonce les souffrances toujours
plus grandes liées au travail - ou à l’absence de travail et à la
culpabilisation qui en découle (Le Monde du 6 février nous apprenait que
« les suicides sont de plus en plus souvent liés à la vie professionnelle » :
restructurations, compétitivité, licenciements, harcèlement moral...). Il y a
eu le livre de Christophe Dejours, Souffrance en France, celui de François
Emmanuel, La question humaine, ou encore celui d’Yves Pagès, Petites
natures mortes au travail, et plus récemment le film magistral et bien
nommé de Laurent Cantet : L’Emploi du temps. Parmi ceux qu’on appelle
les « intellos précaires », certains tentent de retourner une situation
d’exploitation subie pour la transformer en moyen d’exploration de
nouveaux modes de vie. Des penseurs comme André Gorz ou Dominique
Méda théorisent la nécessité d’une diminution de la place du travail dans
nos vies, et ébauchent d’autres modes de fonctionnement possibles.
Mona Chollet
Images libres et sans prix
de Ne Pas Plier
et Cyber Trash Critic
Avril 2006 : le livre reparaît, dans une nouvelle version, aux éditions de l’Eclat.
Voir aussi :
Le texte intégral du livre.
« La gratuité est un saut de civilisation », entretien avec Jean-Louis Sagot-
Duvauroux.
« Pour la gratuité du logement social », interventions dans L’Humanité.
« Gratuité(s) », d’autres interventions dans L’Humanité et dans Le Passant
ordinaire.