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La technique en question
Dès que nous tendons la main, nous rencontrons un objet technique. Du stylo à la
boîte de conserve, de l'ordinateur au vélo, notre relation à eux est permanente,
évidente.
Les outils que nous utilisons sont-ils neutres, utilisables à bon ou mauvais escient ?
Nous rendent-ils plus libres ? Le progrès technique est-il réellement comme on
l'entend proclamer souvent ォ au service de l'Homme サ ? S'agit-il d'une idéologie ?
Comment interroger toutes les conséquences humaines des innovations dont les
médias se font régulièrement l'écho ?
Autant de questionnements que nous allons tenter de méditer ou d'élucider à
travers les analyses de Jacques Ellul*, Ivan Illich, Cornélius Castoriadis, Wolfgang
Sachs ou encore François Brune.
Fructueuse lecture.
PLAN
* Toutes les synthèses de la pensée de Jacques Ellul sont librement inspirées d'un
ouvrage de Jean-Luc Porquet : JacquesEllul, l'homme qui avait (presque) tout prévu
(voir bibliographie).
I Le progrès : réalité ou idéologie ?
Depuis plus d'un siècle, le développement des techniques est gigantesque. Les
moyens de transport sont de plus en plus sophistiqués, les missiles sont de plus en
plus puissants, les possibilités de la médecine sont de plus en plus étendues, etc. Si
le mot progrès désigne cette évolution, alors il constitue indéniablement une réalité .
S'agit-il aussi d'une idéologie, c'est-à-dire d'un ensemble de certitudes déformant
notre perception de la réalité ?
I.2 Un impératif
Vous souvenez-vous de cette nouvelle alarmante parue dans les médias : " Par
rapport aux autres nations industrielles, les ménages français sont en retard en
matière d'équipement micro-informatique ! ".
Pour le sémiologue F.Brune, le chantage du retard technologique, sans cesse cultivé
par les médias, est une forme inversée de l'idéologie du progrès. Sa finalité est
généralement occultée (fondamentalement, pourquoi s'équiper en micro-
informatique ?). Selon J.Ellul, l'enthousiasme des médias et de la publicité à l'égard
des évolutions technologiques s'inscrit dans une logique économique. Notre mode de
développement ne peut continuer sa route si le public ne suit pas, c'est-à-dire
n'achète pas un maximum d'ordinateurs, de magnétoscopes, de motos, de
télévisions, de fours à micro-ondes, de DVD, etc. Imaginons la situation économique
si les progrès techniques ne trouvaient aucun acheteur ! C'est tout le système
industriel qui serait remis en question.
Pour ォ être de son époque サ, il faut donc consommer les produits du progrès.
Prescription (il faut adhérer au progrès) , déformation de l'histoire (il faut croire à
la vision d'une humanité cheminant vers le progrès depuis la nuit des temps), espoir
aveugle (il faut croire que le progrès nous sauvera des pires situations tôt ou tard) :
trois facettes caractéristiques d'une idéologie.
II La magie de la technique
Nous utilisons chaque jour une myriade d'objets techniques mais ne connaissons en
général ni l'origine exacte des matières qui constituent ces objets, ni leurs
processus de fabrication et de diffusion, ni le travail humain que cela représente, ni
les tenants et aboutissants économiques et sociaux de cette production, ni son réel
impactenvironnemental. Notre conscience ne se focalise que sur quelques
conséquencesde l'utilisation des objets techniques, généralement celles qui sont
directement visibles.
La publicité est l'un des premiers vecteurs de cette occultation qui encourage et
habitue le consommateur à ne connaître qu'une seule partie des conséquences de
ses actes. F.Brune explique comment dans la publicité ォ tout est fait pour que chez
le consommateur l'acte d'achat soit déconnecté de ses réelles conséquences
humaines, environnementales et sociales. Pour jouir et gaspiller sans honte, il faut
cacher les véritables coûts humains des produits, les lieux et modes de production,
les impacts sociaux, etc. サ
Pour W.Sachs, c'est la magie de la technique qui nous aveugle : ォ Dans la magie,
l'effet et la cause appartiennent à deux sphères différentes : la sphère visible y
est associée à la sphère invisible. Quiconque appuie sur l'accélérateur ou tourne un
commutateur fait lui aussi appel à un monde lointain et invisible pour susciter un
événement dans le quotidien immédiat et visible. Tout à coup devient accessible une
force incroyable ou une rapidité dont les véritables causes demeurent cachées à
l'expérience directe. Le feu d'artifice se joue pour ainsi dire à l'avant-scène,
pendant que le gigantesque rouage qui le rend possible tourne à l'arrière-plan,
imperceptible. La distance entre l'effet et la cause, cette invisibilité du système
qui produit les prodiges techniques, expliquent l'effet hypnotique de la technologie
sur tant d'esprit. La vitesse potentielle de l'automobile fascine précisément parce
que ce qui la rend possible (pipelines, routes, chaînes de montage, etc.) et leurs
conséquences (accidents, handicapés, mort, pollution, cancers, pénurie des
ressources, crises écologiques) restent loin de la perspective aperçue du pare-brise.
Le charme repose sur un gigantesque ajournement des coûts : la fatigue, la perte de
temps et la réparation des conséquences sont transférées à l'arrière-plansocial.
L'attrait de la civilisation technologique se fonde assez souvent surcette illusion
d'optique. Comment résister à la puissance fascinante de latechnologie ? サ
Néanmoins, J.Ellul remarque que ォ pour mesurer toutes les conséquences liées à
l'utilisation d'un objet, il faudrait un super-homme. Il faudrait du temps, de vastes
connaissances en économie, ingénierie, politique, sociologie pour comprendre toutes
les conséquences invisibles ou éloignées dans le temps. Sans compter une bonne
mémoire, une aptitude à la synthèse et un certain courage de caractère pour ne pas
occulter les informations paraissant trop désespérantes. サ
Notre mode de vie repose sur la consommation d'un capital non reproductible
(énergies fossiles, minerais, eau pure, terres agricoles, atmosphère saine, etc.). En
cherchant une augmentation constante de sa richessematérielle, notre système
économique diminue les ressources naturelles de laplanète. La croissance
économique infinie est insoutenable : elle conduit logiquement à la faillite par
épuisement des ressources ou par l'accumulation de polluants à un niveau tel que la
biosphère ne peut plus les absorber. Imaginons par exemple 6 milliards d'humains
consommant chacun 200 grammes de viande et 300 litres d'eau par jour, rejetant
400 kilogrammes de déchets ménagers par an. Imaginons les rejets en gaz
carbonique de 3 milliards d'automobiles. Imaginons 3 milliards de téléviseurs
renouvelés tous les 5 ans. Sur le plan purement écologique, 6 milliards d'humains
produisant et consommant autant que l'américain ou l'européen moyen signifierait la
destruction de la biosphère.
Depuis les années 90, des préoccupations nouvelles se sont ajoutées à la menace
d'un inéluctable épuisement des ressources : les problèmes de santé publique liés à
la pollution, le trou dans la couche d'ozone, le changement climatique, etc.
ォ L'humanité avec son développement actuel est comme dans un train qui roule à
100 km/h vers un mur. Nous ne voulons pas que ce train diminue sa vitesse à 90
km/h. Nous voulons changer de train ! サ
Hubert Reeves
Tous ces constats sont ceux du sommet de Rio, en 1992, où a émergé le fameux
concept de développement durable. 10 ansaprès, quels sont les changements ? A la
proposition de Maurice Strong du4 avril 1992 : ォ Notre mode de développement, qui
conduit àla destruction des ressources naturelles, n'est pas viable. Nous devons
enchanger. サ fait écho la déclaration de Georges Bush Senior en1997 : ォ Notre
niveau de vie n'est pas négociable. サ.
Le développement durable est pourtant un concept à la mode. Il suscite l'adhésion
de l'opinion. Tous les plus grands pollueurs de la planète et manitous de la politique
se sont évidemment rués sur cette notion : Monsanto, TotalFinaElf, Monoprix,
Renault, Shell, Areva, Suez, EDF, Casino, L'Oréal, Carrefour, BMW… Tout est
affaire de communication !
* petite digression sur les mensonges à propos des pots catalytiques censés
résoudre tous les problèmes de pollution : quel que soit le pot catalytique, un
moteur à explosion rejette toujours la même quantité de gaz carbonique, principal
gaz à effet de serre.
Notons également que les trusts tirent de nouveaux profits de la dépollution des
pollutions qu'ils contribuent à générer. En France, le marché de la dépollution (eaux,
déchets, etc.) a fait la fortune des groupes Suez, Vivendi (devenu Véolia), Bouygues,
etc.
IV L'illusion de puissance
Pour C.Castoriadis, l'idée de développer l'énergie nucléaire, d'améliorer la
productivité d'une usine ou l'efficacité meurtrière d'un missile témoigne de
l'imaginaire, de la culture et des aspirations d'une société : ォ Toutes nos folies
techniques sont le produit et la réponse d'une pulsion au plus profond de notre
imaginaire collectif. サ
Or quel est l'imaginaire dominant de notre société occidentale ? Pour C.Castoriadis,
il s'agit de la puissance, qu'il définit comme la possibilité pour quelqu'un ou un
groupe de faire ce qu'il veut lorsqu'il le veut. ォ L'humanitéoccidentale a vécu
pendant des siècles sur le postulat implicite qu'il esttoujours possible et réalisable
d'atteindre plus de puissance. Le fait que danscertains domaines on puisse faire
"plus" (mathématiques, aviation,productivité, etc.) a donné l'impression que dans
tout domaine on peut faireplus, qu'il n'y a aucune limite à l'extension de notre
puissance. Derrièrecette idée de puissance se trouve le fantasme du contrôle total,
volonté oudésir maîtrisant tout objet et toute circonstance. C'est un fantasme
projetédepuis tout temps par l'homme dans ses créations (magie, religion, etc.).
[…]Que l'idée de contrôle total et de maîtrise absolue de nos outilset du monde soit
absurde, tout le monde le reconnaît. Pourtant, c'est cetteidée qui est le moteur
caché du développement technologique moderne. Car latechnique développe une
illusion de puissance.サ
Pourquoi la technique développe-t-elle une illusion de puissance?
ォ Les outils sont des objets neutres pouvant être utilisés à bon ou mauvais escient.
Tout dépend de l'intention des humains. La technique peut être éventuellement mal
utilisée par des humains aux bonnes intentions ou utilisée par des humains dont les
intentions sont mauvaises. Mais elle reste un pur moyen dont la finalité est imposé
par son utilisateur. サ
Cet axiome transparaît dans nombre de raisonnements contemporains. Par exemple,
la cause du caractère polluant et aliénant de l'industrie moderne prendrait sa
source dans l'absence de normes sociales ou environnementales strictement
appliquées. De même, la voiture n'est pas en soi responsable de l'hécatombe
routière, celle-ci s'explique par le manque de civisme des gens (alcool, vitesse, etc.).
Ce type de raisonnement pourrait être transposé à de multiples exemples
(nucléaire, armes, etc.).
Pour C.Castoriadis et J.Ellul, cette vision est fausse. Les humains ne sont pas en
situation de choix délibéré, ne sont pas des sujets indépendants par rapport à un
objet neutre :
• L'homme est incapable de vivre sans son immense appareillage technique,
il est en relation de dépendance.
Au sujet de chaque technique, J.Ellul ne cesse par exemple de poser deux questions
: quelle en est l'utilité humaine réelle ? (par exemple, "gagner du temps' en allant
plus vite n'a aucune utilité réelle si on ne fait rien de ce temps "gagné') Quel en est
le coût réel ? (pas en argent, mais en dangers humains, en mode de vie, en pertes
culturelles, en effets écologiques, etc.).
Alice : - S'il vous plaît, pourriez-vous me dire quel chemin devrais-je prendre à
partir d'ici ?
Le chat : - Cela dépend beaucoup de l'endroit où vous voulez aller.
Alice : - Cela m'importe peu.
Le chat : - Alors il importe peu aussi de savoir quel chemin vous prenez.
Alice : - Pourvu que j'arrive quelque part.
>Le chat : - Oh, il est sûr que vous y parviendrez, si seulement vous marchez assez
longtemps.
Alice au pays des merveilles
L'outil convivial
Dans La convivialité, I.Illich décrit le concept de contre productivité, sur lequel il
base une grande partie de sa critique du progrès technique. Il faudrait une
brochure entière pour tenter d'esquisser ses raisonnements nourris d'exemples.
Voici cependant une des principales conclusions :
passés certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes
institutions de nos sociétés industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la
réalisation des objectifs même qu'elles sont censées servir .
Lorsque ce seuil est dépassé, la médecine corrompt la santé, l'école bêtifie, le
transport immobilise, les communications diminuent notre capacité d'écoute et
d'ouverture, les flux d'informations en détruisent le sens, le recours à l'énergie
fossile qui réactualise le dynamisme de la vie passée menace de détruire toute vie
future, l'alimentation industrielle se transforme en poison, etc. Certes, des
améliorations à grande échelle de l'équipement sanitaire peuvent profiter à la santé
publique, mais la médecine de pointe génère de son côté des coûts qui dépassent
largement ses bienfaits. Les outils, quand ils prennent trop d'importance, ne sont
plus des moyens mais des fins et contrecarrent dès lors toute possibilité de
réaliser le but qu'ils sont censés servir.
En opposition à l'outil contre-productif, I.Illich tente de décrire l'outil
convivial : ォ L'outil est convivial dans la mesure où chacun peut l'utiliser, sans
difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu'il le désire, à des fins qu'il détermine
lui-même. L'usage que chacun en fait n'empiète pas sur la liberté d'autrui d'en
faire autant. Personne n'a besoin d'un diplôme pour avoir le droit de s'en servir.
Entre l'homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur
d'intentionnalité. サ
Mais faut-il s'interroger sur les ォ pour サ et les ォ contre サ de toute technologie ?
ォ Je ne peux pas méditer sur la bombe atomique sans que cela me terrasse.
Réfléchir sur certaines situations que nous considérons comme allant de soi, c'est, à
mon avis, accepter de s'autodétruire ou de se consumer le cœur. En plus de ces
horreurs dont les gens parlent si facilement, ces horreurs qui ne peuvent être
discutées mais qui doivent être exorcisées, comme la manipulation génétique ou la
bombe atomique, il est d'autres réalités qui, une fois que l'on a admis qu'elles sont
intolérables, se rapprochent très fort de ces mécanismes destructeurs. Presque
tout ce qui se trame actuellement au nom de la prétendue bioéthique par exemple,
appartient selon moi à cette agitation apocalyptique. Je tiens l'ouvrage de Lifton
sur les médecins nazis* pour un travail important. Ce livre ne parle pas des horreurs
nazies, il parle de l'extraordinaire faculté qu'avaient ces médecins de séparer
l'expérimentation et l'administration de poisons mortels aux prisonniers de la
tendre affection qu'ils prodiguaient à leur femme et à leurs enfants. Il existe une
séparation du même type aujourd'hui. サ
Pour exprimer notre horreur face à l'évolution actuelle, ォ nous ne pouvons
témoigner que par un silence horrifié. En observant un silence horrifié, la lavandière
immigrante turque et le professeurs d'université font exactement la même
déclaration, de bout l'un à côté de l'autre. Dès que l'on s'exprime, l'opposition
redevient une affaire d'intellectuels et tombe dans la superficialité. Je refuse de
participer à une conspiration de beaux parleurs sur la paix et revendique le privilège
de garder un silence horrifié en certains circonstances – à condition de rendre mon
horreur visible. Je comprends ceux qui vont encore plus loin et s'arrosent
d'essence. Discuter, argumenter, c'est en quelque sorte faire du génocide le sujet
d'une conversation. Pouvez-vous imaginer quelqu'un discutant, en 1943, des
utilisations possibles des camps de concentration, ou de l'aménagement des camps
d'extermination ? Que penseriez-vous d'une personne qui engagerait une discussion
de principe sur l'éventualité de conserver intacts les camps de concentration à
titre de menace ? サ
Enfin, I.Illich nous invite à s'abstenir de deux tentations :
• « la jouissance apocalyptique, expression inventée par Freimut Duve, un
politicien allemand. Il s'agit de l'atmosphère qui peut naître très
facilement quand des personnes très sérieuses et très responsables en
sont à leur troisième whisky et que l'une d'entres elles, qui vient de
dénoncer les Irakiens qui empoisonnent les Iraniens avec des gaz
toxiques, s'entend répondre par une autre personne : j'en connais une
meilleure : Savez-vous combien de gaz toxiques différents nous
possédons ? A quoi une troisième ajoute : j'en connais une meilleure
encore. Savez-vous quelle sorte de gaz ils sont en train de fabriquer ? »
• « le romantisme sous toutes ses formes, afin d'être capables de regarder
en face cette société dans laquelle nous vivons et que nous avons créée, et
afin aussi d'être capables, tout juste capables, de supporter l'angoisse qui
nous étreint quand on la contemple. »
* the Nazi Doctors : Medical Killing and the Psychology of Genocide , (1984)
BIBLIOGRAPHIE
Jacques Ellul, l'homme qui avait (presque) tout prévu – J.L. Porquet - Le Cherche
Midi, 2003