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Le modèle en berne
Jean-Michel Demetz
27|10|2005 L'EXPRESS
Un an après l'assassinat par un islamiste du cinéaste Theo Van Gogh, nombreux sont
les Néerlandais qui doutent de leur société multiculturelle. Traditionnellement bien
acceptés, les immigrés sont aujourd'hui perçus comme un danger et un fardeau dans
un pays où au bien-être individuel se mêle désormais un profond pessimisme collectif
D'un côté, des gargotes marocaine, turque ou libanaise. De l'autre, sur le trottoir d'en face,
un classique coffeeshop. Linnaeusstraat offre le banal spectacle d'une rue d'Amsterdam. La
foule multiethnique se presse sans s'attarder. C'est ici, pourtant, sur la piste cyclable, que,
le 2 novembre 2004, le cinéaste Theo Van Gogh était abattu, puis égorgé, par un militant
islamiste qui lui reprochait d'avoir insulté le Prophète et l'islam. Un an après, l'ironie veut
que ce soit le maire d'Amsterdam, le social-démocrate Job Cohen, qui se prépare à célébrer
la mémoire du disparu. Ce dernier ne cessait en effet de le mettre en accusation, sur les
plateaux de télévision comme dans ses éditoriaux, pour sa mansuétude à l'égard de l'islam
radical et son apologie d'un modèle multiculturel en crise.
Longtemps, les Néerlandais se sont satisfaits d'une utopie : celle de la fin de la politique.
Les années 1990 avaient été la décennie glorieuse. L'économie galopait, les revenus
augmentaient pour tous. Le pays s'était installé dans la conviction que le «modèle du
polder», ce consensus technocratique, était la forme achevée du gouvernement
démocratique. En 2000, la coalition au pouvoir jouissait d'une cote de popularité de 80%.
Le taux de chômage oscillait alors entre 2 et 3%, les excédents budgétaires s'accumulaient.
Cinq ans plus tard, ils sont seulement 19% à se déclarer satisfaits de leurs gouvernants.
Cette perte de confiance frappe toutes les institutions, comme le confirment les enquêtes
du Sociaal en Cultureel Planbureau (SCP), l'Insee locale, réalisées entre 2001 et 2004.
Les chiffres sont accablants. La proportion de délinquants chez les jeunes d'origine turque
est de deux à trois fois plus élevée que chez les Néerlandais de souche ; de cinq à six fois
plus chez les jeunes Marocains. Dans les petites villes, on manifeste contre la violence du
samedi soir - généralement des échauffourées déclenchées par de jeunes Arabes et liées à
des questions d'honneur. Dans les piscines ou sur les plages, il n'est pas rare de voir des
adolescentes ou des jeunes femmes se faire pincer les fesses ou tripoter par de jeunes
mâles au teint mat qui feignent de croire que le port du bikini est un sésame pour le
harcèlement sexuel. A Leyde, la prolongation des horaires d'ouverture des commerces du
centre-ville une fois par semaine, le soir, s'est soldée par un échec.
Les clients n'osaient plus venir, intimidés par des bandes de jeunes Marocains. En réaction,
une marque de vêtements fait fureur chez certains ados néerlandais - Lonsdale. Porté sous
un blouson, le sweatshirt laisse juste découvrir les lettres NSDA, une allusion au Nazional
Sozialistische Deutsche Arbeiter Partei, le parti nazi. «Récemment, j'ai rencontré un brave
bourgeois chrétien-démocrate qui, les larmes aux yeux, m'a raconté que son fils de 19 ans
affichait ce sigle, témoigne Bart Jan Spruyt, de l'Edmund Burke Stichting, un think tank de
droite de La Haye. Désorienté, il a interrogé son garçon, qui lui a raconté les tracasseries
régulières dont il était l'objet de la part de Maghrébins de son âge. Le père tombait des
nues. Sa génération n'avait jamais connu de telles tensions.»
Un an après le meurtre de Van Gogh, les Pays-Bas s'interrogent comme jamais sur leur
capacité à faire coexister un modèle libéral avancé avec des cultures étrangères marquées
par l'emprise de la tradition. La semaine dernière, un programme de téléréalité - qui est
née aux Pays-Bas - proposait ainsi une étude comparée de la fellation par l'homme et la
femme et de la consommation de différentes drogues. Conclusion : l'homme gagne le
match quand sa langue est affublée d'un piercing... Interpellé au Parlement, le
gouvernement jugeait l'émission «pas raisonnable mais pas illégale».
Mais comment auront réagi les imams des 500 mosquées (parmi lesquelles les plus
grandes d'Europe) que compte désormais le royaume, certaines étant connues pour leurs
prêches haineux contre la décadence de l'Occident ? «Nous avons, sans nous en rendre
compte, rendu la Hollande plus conservatrice en important un million de conservateurs»,
souligne Joris Luijendijk, ancien correspondant de presse au Caire et auteur d'Un homme
bon bat parfois sa femme, récit de sa plongée dans l'Egypte fondamentaliste. «Je crois
toujours que les Pays-Bas sont le pays le plus tolérant pour les gays, explique Henk Krol,
rédacteur en chef de Gay Krant. Mais, ces dernières années, nous recevons de plus en de
plus de plaintes concernant des menaces dirigées contre des gays de la part de jeunes
allochtones. Pour que la mayonnaise prenne, il faut respecter les doses des différents
ingrédients. Sinon, elle rate. C'est la même chose pour un pays.» Krol a lui-même été
poliment pressé par des musulmans d'arrêter ses activités. Quand il a demandé ce qui se
passerait s'il refusait, il lui a été répondu qu' «Allah décidera».
Que faire de l'islam ? La question bouscule les certitudes à l'intérieur même des partis. A
Utrecht, l'adjoint aux affaires sociales (social-démocrate) Hans Spekman promet qu'il
refusera des indemnités de chômage à une femme qui ne trouverait pas de travail parce
qu'elle porterait la burqa - une preuve, à l'en croire, de sa volonté de ne pas s'intégrer. «Le
débat sur l'islam s'est radicalisé, mais il a perdu en clarté, regrette Gijs van de Westelaken,
le producteur des films de Van Gogh. On préfère débattre de la forme du débat plutôt que
de l'enjeu réel. Le vrai problème n'est plus désormais l'immigration, mais l'intégration et la
place des mosquées. On a trop longtemps laissé les immigrés mener leur propre vie en
parallèle. Les lois antidiscrimination ont empêché toute laïcité.»
L'état des lieux est, il est vrai, désolant. Jusqu'à cette année, tout était fait pour que
l'immigré puisse vivre dans le pays sans même apprendre le néerlandais. Chez le médecin,
dans les administrations, des interprètes étaient immédiatement disponibles. Une
politique laxiste de regroupement familial et de mariages dans le pays d'origine
reproduisait un milieu maternel souvent analphabète. Dans les années 1980, la télé
publique diffusait des bulletins d'information des pays d'origine en arabe, en turc ou en
indonésien. Aujourd'hui, ce n'est plus nécessaire : chaque «quartier noir» voit les balcons
des immeubles hérissés d'antennes satellite. Mais les enfants d'immigrés restent confinés,
par la ségrégation qui s'est accrue au sein des grandes villes, dans des «écoles noires».
Bien audacieux celui qui se hasarderait à pronostiquer la nouvelle donne politique qui
pourrait résulter de cette drôle d'atmosphère lors des élections de 2007. «Les élections
seront gagnées par l'homme politique qui inventera les mesures adéquates pour lutter
contre la violence quotidienne dans les rues, prédit Bart Jan Spruyt. Les Hollandais
s'enorgueillissent encore de leur tolérance, mais ils ne veulent pas que l'espace public leur
soit fermé.» Dissident du parti libéral, Geert Wilders incrimine «le système des partis où
l'on progresse en la fermant et en obéissant à son chef, où on fait carrière comme à la
Shell». Pour l'ambitieux député, résolu à récupérer l'héritage de Fortuyn, «le pays a besoin
d'hommes politiques convaincus de la nécessité d'agir maintenant contre cette branche
fasciste de l'islam».
A quelques jours du fatal anniversaire, le vieux complice de Van Gogh, Gijs van de
Westelak, soupèse le poids de son absence. «Les terroristes ont gagné, soupire-t-il. En
tuant Theo, cette figure de la liberté d'expression, ils ont été plus efficaces qu'en faisant
sauter des trains. Personne n'a repris son rôle d'idiot du village. Plus aucun humoriste ne
se risque désormais à une blague sur le Coran. Or, abdiquer un peu de sa liberté
d'expression, c'est abandonner toute la démocratie.»
Post-scriptum
Selon une enquête de l'institut de la statistique néerlandais, la population d'origine non
occidentale vivant aux Pays-Bas, estimée à 9,7% en 2003, passera à 14% en 2020.
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