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htm

"CRISE CONJONCTURELLE"
OU
"CHANGEMENT DE PARADIGME" ?
Eric Schwarz
Centre interfacultaire d'études systémiques Université de Neuchâtel

1. INTRODUCTION
2. PROGRES" ET PROBLEMES
3. MOUVEMENT SYSTEMIQUE
4. SCIENCE DES SYSTEMES
5. EPISTEMOLOGIES
6. VISION SYSTEMIQUE
7. REVOLTE OU REVOLUTION?
8. REFERENCES

© September 1996 by Ateliers Bartimée, André L. Braichet, abraichet@access.ch

1. INTRODUCTION
Depuis la chute du mur de Berlin, et contrairement à ce que pensaient certains,
l'histoire, loin d'être finie, semble s'accélérer à un rythme qui défie les capacités de
changement des hommes et des institutions. L'espace laissé par la chute des
régimes à économie planifiée en Europe de l'est, est disputé aux gouvernants par
des multinationales et entrepreneurs occidentaux, des maffias locales et des
nostalgiques de l'ordre et de la loi anciens. Les Balkans, le Caucase et d'autres
massifs montagneux sont le théâtre de résurgences des guerres tribales d'antan. Les
pays du tiers-monde, qui bénéficiaient autrefois de la rivalité des deux "Grands",
sont dans un isolement encore renforcé par la baisse du prix des matières premières.
La crise qui sévit dans les pays "développés", Europe, Amérique et Japon, semble
montrer que si l'économie de marché convient pour satisfaire les besoins immédiats
de consommateurs rationnels et bien informés en face de producteurs en réelle
concurrence, elle n'est pas apte à résoudre les problèmes écologiques, sociaux,
culturels et éthiques d'un ensemble de plusieurs milliards d'acteurs répartis sur la
surface de la planète. Les "dragons" du sud-est asiatique se dirigent à pas redoublés
vers les problèmes des pays occidentalisés.

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Derrière ces manifestations extérieures, symptômes concrets qui font la une des
médias, se profilent un certain nombre de processus sous-jacents, de tendances
lourdes incontrôlables et moins médiatisées, tel que la mondialisation du marché, le
remplacement du travail humain par le travail mécanique et le traitement
informatique, ainsi que l'internalisation des coûts sociaux et environnementaux,
autrefois "externes", qui commencent maintenant à émerger sous la forme des
déficits des collectivités publiques, des faillites d'entreprises et de la baisse du
pouvoir d'achat des consommateurs et des contribuables.

De surcroît, on assiste à l'apparition d'un certain nombre d'effets pervers concernant


la répartition des coûts entre partenaires sociaux (répartition résultant de rapports
de force conflictuels plutôt que de concertation raisonnée), ainsi qu'une distribution
des richesses pathologique (spéculation, trading, commerce de valeurs
immatérielles, etc) régie davantage par la stratégie de survie des agents
économiques que par les besoins de l'homme et de la société. Mentionnons
également le gaspillage des ressources résultant de la lutte pour la survie des
systèmes producteurs, sous la forme d'incitations aux achats somptuaires.

Remarquons qu'aucun de ces développements n'a été prévu, qu'aucune mesure


préventive n'a été prise pour en atténuer les effets, que le seul remède proposé
actuellement par les "responsables" économiques et politiques pour résoudre le
problème du chômage, par exemple, est, (après la mise sur pied en catastrophe de
mesures immédiates visant à corriger les effets sociaux les plus flagrants),
d'attendre la reprise de la croissance, c'est-à-dire le rétablissement des conditions
qui ont précisément conduit à la crise économique mais aussi écologique, sociale et
éthique actuelle!

Toutes ces constatations nous poussent à nous demander, avec le mathématicien


René Thom, si l'origine de ces problèmes ne se trouve pas dans "le contraste de
plus en plus évident, de plus en plus difficile à dissimuler, entre une science
pléthorique et la stagnation manifeste de la pensée scientifique vis-à-vis des
problèmes centraux qui affectent notre connaissance du monde".

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En d'autres termes, une question importante que nous aimerions discuter ici, dans
ce premier numéro des Cahiers du CIES, est de tenter de déterminer si la société
contemporaine est actuellement en train de passer par une simple phase de
récession économique du même type que toutes celles qui l'ont précédé depuis les
débuts de l'ère industrielle, (et qui serait résolue par quelques menus aménagements
conjoncturels et monétaires), ou si, au contraire, elle est en train de vivre une
mutation structurelle, conceptuelle et culturelle profonde. Ce changement de
paradigme serait comparable à la révolution scientifique qui a suivi la Renaissance
et qui fit passer du paradigme scolastique décadent au paradigme empirico-
analytique, fondement de l'approche scientifique expérimentale et quantitative.
Dans cette perspective, la crise actuelle ne serait pas le symptôme d'un ajustement
technico-scientifique, ne touchant que le contenu de nos savoirs et de nos théories,
mais le signe précurseur d'une révolution épistémologique affectant la nature de nos
modèles et de nos mythes, et mettant en cause notre façon de percevoir et
d'interpréter le monde qui nous entoure.

2. "PROGRES" ET PROBLEMES.
Pour essayer d'y voir un peu plus clair, prenons un peu de recul et tentons de
procéder à un rapide bilan de l'histoire de la société occidentale depuis environ trois
siècles, c'est-à-dire depuis les débuts de l'ère du paradigme empirico-analytique.
Suivant leurs idiosyncrasies et leurs présupposés, les uns mettront l'accent sur les
"progrès" dus à la science et à la technique, les autres, comme nous l'avons fait ci-
dessus, insisteront sur les dysfonctionnements de la société moderne. Tentons une
approche plus équilibrée.

Considérons tout d'abord ce qu'on a convenu d'appeler les progrès: l'exploitation


des énergies fossiles, charbon et pétrole, puis d'autres ressources énergétiques,
hydroélectrique et électronucléaire, qui, par le truchement de la métallurgie, des
réseaux de transport et des usines mécanisées, ont permis de libérer l'homme de
tâches pénibles et d'augmenter le confort de sa vie quotidienne et sa mobilité. Les
découvertes faites dans le domaine des ondes électromagnétiques, des semi-
conducteurs, de la théorie de l'information et de la cybernétique lui ont permis
ensuite de disposer non seulement d'"esclaves énergétiques" transformant énergie et
matière pour lui, mais d'"esclaves informatiques" manipulant, diffusant et
multipliant l'information à sa place. Et ce processus continue: recherche spatiale,
intelligence artificielle, manipulations génétiques, vie artificielle, réalité virtuelle...

Pendant le temps même où ces prodiges scientifiques et technologiques avaient


lieu, d'autres événements, moins réjouissants, se passaient. Classons-les en trois
catégories.

Tout d'abord des problèmes écologiques: effet de serre, trou d'ozone, dépérissement
des forêts, pollution atmosphérique, gestion des déchets, baisse de la biodiversité,
érosion des sols, désertification, et bien d'autres encore.
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Une deuxième catégorie de problèmes concerne la sphère politico-économique.
Nous avons déjà mentionné les plus récents ci-dessus. Ajoutons-y, dans le
désordre, les flux migratoires sud-nord, les disparités dans la distribution de la
richesse entre pays du "nord" et du "sud", mais également la disparité observée à
l'intérieur des pays démocratiques, le succès de politiciens populistes flattant les
désirs les plus égoïstes, la propagation cancéreuse des maffias dans tous les
régimes, l'accroissement des charges (impôts, taxes, inflation, etc.) pour maintenir
une activité matérielle croissante dans un monde fini.

La troisième catégorie de problèmes concerne l'anthroposphère, plus


particulièrement l'homme et sa difficulté de vivre, de réaliser ses aspirations et de
trouver du sens dans l'évolution contemporaine. Ce mal de vivre se manifeste de
diverses façons: augmentation des maladies psychosomatiques et psychiques,
aliénation, toxicomanies, intolérance et racisme, violence et criminalité dans les
zones à forte densité, pour n'en citer que quelques exemples.

Nous venons de voir que l'évolution de la société industrielle depuis environ deux
siècles se caractérisait d'une part par des améliorations remarquables des conditions
de vie matérielles, et d'autre part par l'émergence de problèmes écologiques,
politico-économiques et socio-psychologiques toujours plus pressants. Pour tenter
de faire un diagnostic de cette dichotomie, demandons-nous s'il existe des traits
communs que partageraient les progrès et d'autres traits communs que partageraient
les problèmes.

Un examen attentif des "progrès" technologiques fait ressortir qu'ils sont le plus
souvent liés à la maîtrise d'objets du monde physique: énergie et matière
inorganique, donc objets simples, et séparables, éventuellement compliqués mais
pas complexes. Ordinateurs et centrales nucléaires sont des agrégats compliqués
obtenus par l'addition de mécanismes plus simples. Toutefois leur complexité
relationnelle, l'imbrication de leurs niveaux fonctionnels, l'émergence de caractères
holistiques, n'a rien à voir avec les propriétés correspondantes d'un organisme
vivant comme une "simple" bactérie. Ce type de machines construites,
fragmentables, est donc accessible par une approche réductionniste et intelligible,
par des méthodes analytiques. Ces systèmes sont largement déterministes et
linéaires, donc prédictibles, donc contrôlables.

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On l'a vu, les "problèmes" sont liés à des systèmes biologiques, écologiques,
sociaux, économiques, psychologiques, cognitifs, c'est-à-dire à des organismes
complexes, dynamiques, loin de l'équilibre thermodynamique, très organisés et
fortement interactifs. On se convaincra facilement que de tels systèmes, dont
l'organisation est faite d'hypercycles, (multiples boucles de rétroaction emboîtées
les unes dans les autres), se prêteront mal à une analyse qui consiste à les réduire en
petites unités isolées. De plus, la présence de boucles de rétroaction positives et
négatives leur confère tantôt une grande sensibilité aux conditions extérieures,
voire aux fluctuations, tantôt un certain degré d'autonomie, qui les rend non-
prédictibles donc non-contrôlables. Le seul trait prédictible est qu'ils sont non-
prédictibles...

Nous conclurons cette brève introduction en remarquant que, pour gérer l'incertain
et pour comprendre les systèmes complexes, fortement relationnels, sensibles aux
aléas et partiellement autonomes, comme par exemple les écosystèmes, les
systèmes socio-économiques ou les systèmes culturels, il est indispensable de
disposer d'une autre grille de lecture que celle qui a si bien convenu pour faire des
machines à vapeur, des automobiles ou même des centrales nucléaires.

Nous continuerons ce survol des rapports entre l'approche systémique et les


problèmes contemporains par une brève description du mouvement systémique tel
qu'il se présente aujourd'hui. Nous donnerons ensuite quelques indications sur les
notions principales utilisées pour comprendre la dynamique des systèmes naturels
(science des systèmes), puis nous noterons les différences essentielles entre
l'épistémologie mécaniste réductionniste, l'épistémologie cybernétique relationnelle
et le paradigme holistique. Après avoir tracé les grands traits de la vision du monde
qui se dégage des modèles et de l'épistémologie systémiques, nous terminerons par
quelques commentaires à propos de la question posée dans le titre.

3. MOUVEMENT SYSTEMIQUE.
Sous l'appellation de "mouvement systémique", on regroupe un ensemble
d'activités de recherche scientifique et d'interventions pratiques dans la gestion de
systèmes institutionnels, économiques, sociaux ou écologiques qui partagent un
certain nombre de présupposés (1). Parmi les plus importants, on peut citer les
suivants:

1. Il existe des lois générales communes, transdisciplinaires, régissant les


systèmes complexes et fortement interactifs, qu'ils soient physico-chimiques,
biologiques, écologiques, économiques, sociaux, cognitifs, naturels,
construits ou hybrides.

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2. Ces lois, bien que respectant les principes fondamentaux de la physique
(concernant les transformations de l'énergie et de l'entropie), sont de nature
relationnelle ou cybernétique. Elles ne sont pas liées tant à la matière
constituant les systèmes, qu'au réseau de leurs interactions internes et
externes. Par exemple, le comportement stable (homéostasie) d'un système
possédant dans son organisation interne une boucle de rétroaction négative
est une propriété de nature cybernétique, relationnelle, qui ne dépend pas de
la constitution matérielle du système.
3. Certaines lois ou certaines propriétés sont de
caractère systémique ou holistique, dans le sens qu'elles concernent
l'ensemble du système; elles ne peuvent pas être réduites à un composant ou
à un événement isolé, ni même à une relation entre quelques éléments.
Certaines interdépendances impliquent tous les composants. Il est des
propriétés émergentes qui n'ont d'existence qu'au niveau du système comme
totalité indivisible. L'opinion publique est un exemple de propriété holistique
et existentielle d'un système social. De même les propriétés téléonomiques,
c'est-à-dire les propriétés donnant une direction à l'état présent d'un système
(but, tendance, propension, etc.). La vie, la conscience, ou plus généralement
le degré d'autonomie (la faculté de se donner sa propre loi), sont des
propriétés émergentes de certains systèmes, qui dépendent de leur degré de
complexité.
4. Finalement, il faut insister sur le fait que l'existence de lois générales et
d'invariants transdisciplinaires n'implique pas que les systèmes naturels
soient déterministes et prédictibles. Bien au contraire, le caractère non-
linéaire de certaines lois d'évolution rend les systèmes loin de l'équilibre très
sensibles aux fluctuations et au bruit, donc au contingent. L'évolution des
systèmes est ainsi la résultante d'un jeu entre contingence matérielle et
nécessité relationnelle.

Le mouvement systémique peut être vu comme un dialogue entre nature et


culture, plus précisément comme un mouvement de va-et-vient entre la recherche
des lois de la nature et l'application de méthodologies issues de ces découvertes.
Pour suggérer l'aspect cyclique et continu de ce processus, on a représenté sur
la figure 1 le mouvement systémique comme un organisme vivant, un arbre,
plongeant ses racines dans l'étude de la nature et lançant ses branches dans
l'environnement social et écologique de l'homme. Ces branches, représentant les
principaux domaines d'application de méthodologies systémiques, ont à leur tour un
impact sur l'homme et son environnement, donc sur la nature, ce qui appelle une
réévaluation des modèles théoriques précédents.

Qui veut appréhender le paradigme systémique dans sa logique profonde ne peut


donc se cantonner à appliquer mécaniquement des recettes de conception, de
"design", de management ou de thérapie systémiques, ni se plonger dans une
recherche pure et déresponsabilisée des lois de la nature. La pratique de la
systémique se doit d'être systémique!
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4. SCIENCE DES SYSTEMES.
Ce n'est pas ici le lieu de faire un long historique de la science des systèmes. Nous
nous bornons à en rappeler les principales racines sur la figure 2 où l'on a divisé les
cinquante dernières années en trois périodes: La première, dite de la première
systémique, est celle de la cybernétique originale, du fonctionnement des systèmes
stables (homéostasie), du métabolisme, de la régulation. La deuxième période
correspond au développement de notions nouvelles (dynamique non-linéaire
chaotique, concept d'autopoïèse, entre autres), permettant de formaliser le
changement, c'est-à-dire l'émergence de formes nouvelles (morphogénèse), l'auto-
organisation et l'évolution des systèmes naturels, en particulier vivants. Nous avons
ajouté une troisième période dont le concept-clef est l'autonomie et son
complément logique l'autoréférence. En résumant, nous dirons que la première
phase est celle du fonctionnement (métabolisme) des systèmes, la deuxième celle
du changement (autoproduction, évolution de la vie) et la troisième celle de
la connaissance, puis de l'auto-connaissance, c'est-à-dire de la conscience.

Nous l'avons dit, un des principaux présupposés de la science des systèmes est que
la nature est constituée de systèmes, ensembles organisés de composants en
interaction présentant des propriétés holistiques irréductibles. L'objectif de la
science des systèmes est d'étudier ces systèmes avec un ensemble cohérent
d'outils conceptuels (2), à l'opposé de l'approche fragmentée habituelle où chaque
discipline se forge ses propres outils. Nous aurons, dans les prochaines éditions de
ces Cahiers, maintes occasions de revenir sur certains points particuliers de la
science des systèmes. C'est pourquoi nous nous bornerons ici à résumer la situation
actuelle en matière de science des systèmes naturels en distinguant sept mots-
clefs caractérisant sept types de systèmes (ou sept niveaux d'étude), placés dans
un ordre de complexité croissante. Un système à un niveau donné englobe les
caractéristiques des niveaux précédents. Par exemple un système vivant (système
autopoïétique, niveau 5) respecte les principes de la thermodynamique (niveau 1).

1. Evolution. Systèmes dissipatifs.

Le niveau d'étude le plus fondamental de tous les systèmes ayant un aspect


matériel (donc énergétique) est le niveau physique. Tous les systèmes
matériels respectent les principes de la conservation de l'énergie et de
l'accroissement de l'entropie. Ainsi, tous les systèmes sont le siège de
dissipation d'énergie en chaleur, ce qui confère un aspect irréversible à leur
dynamique. En d'autres termes tous les systèmes évoluent. Notons toutefois
que cette tendance physique générale vers le plus probable peut, dans des
systèmes non-isolés non-linéaires, être masquée par des propriétés
relationnelles, comme l'homéostasie ou l'autopoïèse, qui peuvent retarder la
"mort thermique" d'un système matériel suffisamment complexe et
autonome.
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2. Morphogénèse. Systèmes auto-organisant.

Les systèmes loin de l'équilibre thermodynamique sont décrits par des


équations non-linéaires. Dans ces circonstances, le fort couplage entre l'état à
un instant donné et les "forces", ou les règles, déterminant l'état à l'instant
suivant (rétroaction qui peut être positive) fait qu'un système initialement
homogène peut se structurer dans l'espace et dans le temps. Dans le premier
cas on a apparition de ce que I. Prigogine a appelé des structures
dissipatives, comme les cellules de Bénard (tourbillons). (3). Des structures
temporelles correspondent à des oscillations ou des pulsations plus ou moins
périodiques (réactions chimiques oscillantes, pulsations cardiaques, etc). Les
recherches actuelles laissent à penser que les cycles économiques sont des
phénomènes non-linéaires de ce type. Remarquons que des conditions de
forte tension, donc non-linéaires, n'aboutissent pas fréquemment à des
structures stables, mais conduisent le plus souvent à des situations
turbulentes ou chaotiques. (4)

3. Tourbillons. Systèmes auto-organisés.

Les structures dissipatives peuvent avoir des dimensions et des durées de vie
extrêmement variées. Des cellules de convection atmosphériques terrestres
peuvent durer de quelques secondes (comme les petits tourbillons emportant
les feuilles mortes) à plusieurs jours (comme un cyclone tropical). Le
tourbillon visible dans l'atmosphère de Jupiter, par exemple, ne s'est pas
déplacé depuis sa découverte il y a de nombreuses années. Si les conditions
générales prévalant au moment où un tourbillon arrive à maturité se
maintiennent, celui-ci peut durer de façon indéfinie, pour autant qu'il soit
alimenté. Nous conclurons que la première condition de pérennité d'un
système dynamique est le recyclage de la matière qui le constitue
(tourbillons, cycles écologiques, pulsations, etc.). De plus, la probabilité
qu'une structure dissipative se complexifie, c'est-à-dire subisse plusieurs
phases de morphogénèse, va également dépendre de sa durée de vie.

4. Homéostasie. Systèmes autorégulés.

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Avec cette quatrième étape, nous passons d'un niveau d'analyse de type
physique (= structurel) à un niveau d'analyse relationnel, c'est-à-dire en
rapport avec le réseau de l'organisation du système. L'outil adéquat pour
étudier ce niveau de pertinence est la cybernétique. On modélisera
l'organisation du système par un schéma représentant (le mieux possible) la
façon dont les divers éléments discrets caractéristiques de l'état du système
(état des composants, variables, paramètres, etc.) sont reliés entre eux. La
"Dynamique des systèmes" de Meadows et Forrester, utilisée pour modéliser
l'économie planétaire et ses relations avec l'environnement, est un exemple
d'outil cybernétique permettant de se livrer à ce genre d'étude (5). Un
système suffisamment simple pour être représenté par une boucle
de rétroaction négative aura un comportement homéostatique,
indépendamment de sa constitution matérielle. Ce genre d'étude est
évidemment applicable à des systèmes plus complexes comportant plusieurs
boucles. Toutefois, vu le caractère nettement non-linéaire des boucles de
rétroaction, on arrivera assez rapidement aux limites de cette méthode, qu'il
faudra plutôt envisager comme un outil d'aide à la décision que comme une
méthode prédictive. Cependant, même à ce titre, l'exercice est souvent
bénéfique car il permet de prendre conscience d'interdépendances
inaccessibles par le bon sens linéaire le plus exercé, ou de révéler des effets
pervers totalement contre-intuitifs.

5. Autopoïèse. Systèmes vivants.

Avec l'augmentation de la complexité, une propriété émergente


qualitativement nouvelle peut apparaitre, l'autoproduction, qui est, selon
toute vraisemblance, la logique propre des systèmes vivants (6). Cette
propriété, très abstraite, peut être envisagée comme due à un couplage
mutuel entre les processus structurels de nature physique et le réseau des
relations logiques réalisé par ces processus. Ce couplage est circulaire dans
la mesure où les processus réalisent le réseau qui, à son tour, produit les
processus. On comprend qu'un système vivant fonctionnant selon ce mode
n'est pas interprétable par réduction à des échanges physico-chimiques,
comme l'approche matérialiste le propose, ni à une modélisation
cybernétique comme tenterait de le faire un adepte de la Dynamique des
systèmes. Ce type de systèmes autoproducteurs (ou autopoïétiques), déjà
fortement autonomes, comme les organismes vivants ou la vie terrestre dans
son ensemble, n'est interprétable que de façon holistique, en considérant
simultanément les plans physique et logique ainsi que leur dialogue.

6. Autoréférence. Systèmes auto-connaissant.

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Une nouvelle propriété pouvant émerger lors de la complexification et
l'autonomisation des systèmes est celle d'autoréférence. Cette expression, qui
signifie qu'un système est sa propre référence, s'applique aux systèmes très
complexes et opérationnellement clos où la structure physique et le réseau
relationnel, bien que de natures qualitativement différentes, deviennent de
plus en plus similaires. Il a été proposé récemment que le degré
d'autoréférence fût lié au degré d'auto-connaissance du système, c'est-à-dire
à son niveau de conscience. (7). Ce type d'approche permet d'apporter
quelque lumière sur les rôles respectifs du cerveau (niveau physiologique),
du cognitif (niveau relationnel) et de la conscience (niveau holistique).

7. Autogenèse. Systèmes en voie d'autonomisation.

L'autogenèse, sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir à d'autres


occasions, est un cycle producteur comme la morphogenèse et l'autopoïèse.
Si la morphogenèse produit des formes et l'autopoïèse des systèmes vivants,
l'autogenèse est un méta-cycle entre un système comme tout indivisible et le
cycle autopoïétique qui le produit; l'autogenèse peut ainsi être qualifiée
d'ontogenèse autoréférentielle, c'est-à-dire de création d'existant par
l'existant.

5. EPISTEMOLOGIES.

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Comme on peut le pressentir à la lecture de cette typologie des systèmes naturels,
les outils conceptuels pour rendre intelligibles ces divers types de systèmes ne sont
pas les mêmes. Pour les systèmes les plus simples, une épistémologie physicaliste,
centrée sur la substance (énergie-matière) décrite sera suffisante. Dans le cas de
systèmes plus complexes, où le réseau des relations entre les composants est plus
déterminant que la matière dont ils sont constitués, une épistémologie centrée sur la
relation sera nécessaire (niveau de l'information). Pour les systèmes encore plus
complexes, où l'écheveau des interactions est si dense qu'émerge une identité
irréductible à ses composants ou à son organisation relationnelle, c'est-à-dire une
totalité intelligible que par elle-même, une approche d'une autre nature sera
inévitable.

On est ainsi amené à distinguer trois paradigmes dont on a résumé les traits
principaux sur la figure 3. Les premier, qui correspond à l'approche de la
science mécaniste empirico-analytique actuellement dominante, est basé sur le
présupposé de la séparabilité sujet-objet, donc sur l'existence d'une réalité
extérieure dont il est possible de faire une théorie. Son efficacité sera mesurée par
sa capacité prédictive. Cette approche est adéquate dans les cas où l'on peut bien
séparer les objets, par exemple observateur et observé comme en mécanique
classique.

Le deuxième paradigme, que l'on peut qualifier de cybernétique, reconnait la


prédominance de la relation, particulièrement de la relation circulaire. Il est
indispensable dans l'étude des systèmes complexes, donc fortement interactifs
comme par exemple les systèmes écologiques, économiques ou sociaux. Dans ces
cas la validation du schéma relationnel proposé par le modélisateur est souvent très
laborieuse voire impossible. Ces "modèles" n'accèdent en général pas au statut de
"théorie" comme c'est le cas dans le cas des systèmes plus simples, dont s'occupent
les sciences de l'inorganique. La portée des modèles cybernétiques devrait être
limitée à l'aide à la décision.

Un autre mode, holistique, est nécessaire dans les cas de non


séparabilité manifeste, où il est impossible de séparer sujet et objet. La mécanique
quantique nous a habitués depuis une cinquantaine d'années à l'impossibilité en
microphysique de séparer observateur et observé. Il est probable que les sciences
humaines feront un saut qualitatif quand le couplage entre le modélisateur et le
modélisé sera inclus dans le modèle. Les paradoxes de l'autoréférence ne sont pas
intelligibles par une épistémologie objectale ni même par une épistémologie
relationnelle. Nous sommes persuadés que l'accès au mode holistique implique le
remplacement de la modélisation par l'implication, la responsabilisation et
l'extension du champ de conscience.

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6. VISION SYSTEMIQUE.
Avant de conclure, nous aimerions souligner quelques traits de la représentation du
monde (Weltanschauung) qui se dégage de la dynamique des systèmes naturels
telle qu'on peut la comprendre aujourd'hui. Nous résumons cette vision sous forme
de six postulats dont le lecteur excusera le manque de nuances.

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1. SYSTEMES.

DIVERSITE ET UNITE EMERGENTE

Le monde (et plus spécialement les domaines complexes loin de l'équilibre thermochimique
comme l'écosphère terrestre (Gaïa)) est envisagé comme un ensemble de systèmes
dynamiques ayant chacun des propriétés holistiques. Holistiques parce que ces propriétés sont
liées au système comme l'entité indivisible qui émerge de la totalité de ses constituants en
interaction.

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2. SURVIE.

AUTONOMIE ET VIABILITE

Parmi les propriétés holistiques des systèmes naturels complexes, la plus notable est
la tendance à la survie, pouvant se manifester par divers processus tels que: expansion,
propagation, régulation, division, réplication, reproduction, participation, cognition,
représentation, anticipation, modélisation, abstraction, identification.

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3. LE MONDE.

INTERDEPENDANCES ET COHERENCE

Les systèmes constituant le monde sont en interaction continuelle et subsistent grâce à ces
relations. Le monde dans sa totalité constitue donc lui aussi un système ayant des
propriétés holistiques. Un changement dans une partie du monde affecte donc les autres.

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4. L'HOMME.

CO-DETERMINATION ET CO-EVOLUTION.

L'être humain est un composant du système humain (espèce, société). Le système humain est
un composant de l'écosphère terrestre (Gaïa). Ces niveaux sont tous en forte interaction
mutuelle: le système terrestre influençant l'être humain et celui ci modifiant le milieu terrestre
(codétermination). De cette boucle de coévolution émergent des propriétés
nouvelles dépassant aussi bien la dynamique de l'homme (besoins, intentions, etc) que celle de
l'écosphère.

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5. CONFLITS.

CONTINGENCE ET NECESSITE.

Dans le cours de l'évolution du monde, non strictement déterminé et sensible


au contingent (accidentel, aléatoire), il peut se présenter des situations d'incompatibilité entre
la logique de survie d'un système et celle d'un autre ou d'un groupe d'autres, conduisant à
des conflits, générés par la nécessité de cohérence globale.

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6. ISSUES POSSIBLES DES CONFLITS.

METAMORPHOSE OU DESTRUCTION

Les solutions aux conflits peuvent se placer dans trois catégories:

1. Menus aménagements permettant de retourner à la configuration sans conflit


précédente.
2. Métamorphose profonde amenant à un nouvel état de stabilité dynamique.

3. Destruction de l'un ou de l'autre ou des deux systèmes en conflit, déstructuration.

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7. REVOLTE OU REVOLUTION ?
Il est incontestable que la société technologique contemporaine se trouve
actuellement dans un état d'instabilité de dimensions économiques, écologiques,
culturelles, voire spirituelles. Les divergences d'opinions ne concernent plus cet état
de fait mais plutôt la profondeur de ses racines et la difficulté d'y remédier.

De menus aménagements conjoncturels pour corriger les tensions et les injustices


les plus criantes suffiront-ils à rétablir un état de croissance continue tel que le
monde industrialisé l'a connu dans les années 1960?

Nous dirigeons-nous vers une réorganisation radicale de l'écosystème planétaire


débouchant sur une redistribution des climats, des biotopes, des espèces et des
populations, avec disparition de certaines d'entre-elles?

Sommes-nous à la veille d'une métamorphose sociocognitive historique de l'espèce


humaine qui déboucherait sur un autre mode d'interaction, plus idoine et durable,
entre la société, la nature et l'homme?

Peut-être sommes-nous encore dans la zone de flou près de la bifurcation où les


jeux ne sont pas encore totalement faits et où l'humanité peut encore influencer son
avenir. Pour cela, un changement radical de sa propre image est nécessaire.

On le sait, l'image que l'homme médiéval se faisait du monde a subi de profondes


modifications. L'image rassurante d'un univers dont l'homme occupait le centre a
déjà subi plusieurs assauts douloureux. A la Renaissance d'abord, avec le
remplacement du monde géocentrique de Ptolémée par celui de Copernic où la
planète des hommes n'occupait qu'une place ordinaire parmi les autres. Au 19ème
siècle ensuite, deux chocs successifs vinrent remettre en question la place
privilégiée que l'homme s'était accordée. La révolution darwinienne vint tout
d'abord replacer l'homme dans la continuité des êtres vivants et dans l'évolution des
primates, lui supprimant ainsi son statut particulier d'"image de Dieu". Vint ensuite
la transformation de l'homme cartésien maître de sa raison, en un homme freudien
manipulé par les pulsions de son inconscient.

Le tournant du siècle sera-t-il marqué par la révolution copernicienne des sciences


sociales ? Réalisera-t-on bientôt que la société n'est pas qu'une construction
raisonnée de la pensée humaine, mais qu'elle est aussi un système naturel obéissant
à ses propres règles d'autoproduction, (dont l'homme n'est qu'un ingrédient), règles
basées sur une même logique que celle des autres systèmes naturels autopoïétiques?

En 1976 déjà, Edward T. Hall dans "Au-delà de la culture", recommandait une


approche intégrée des problèmes contemporains:

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"Deux crises convergentes affectent l'homme contemporain: la première et la plus
évidente concerne les rapports entre la population et l'environnement; la seconde,
moins visible, mais tout aussi préoccupante, concerne l'homme et la relation qu'il
entretient avec lui-même et avec ses prolongements constitués par ses institutions,
ses idées, son entourage immédiat ou élargi à la communauté humaine, en un mot,
la relation qu'il entretient avec la culture.

Si ces deux crises ne sont pas abordées conjointement, aucune ne sera résolue. La
technique seule ne peut apporter de solutions aux problèmes propres à l'homme et
à ses éternels conflits; et inversement la technique ne sera jamais appliquée de
manière rationnelle aux problèmes de l'environnement tant que l'homme n'aura
pas commencé par dépasser les limites que lui imposent ses institutions, ses
philosophies et ses cultures."

La société saura-t-elle transformer à temps sa représentation de son propre


fonctionnement ou faudra-t-il attendre que les conséquences des dissonances
cognitives actuelles deviennent écologiquement, économiquement et socialement
ingérables?

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8. REFERENCES.
(1) de Rosnay, Joël

Le macroscope. Points Seuil, 1975.

(2) Laszlo, Ervin

La cohérence du réel. Gauthier-Villars, 1989.

(3) Prigogine, Ilya et Stengers, Isabelle

La nouvelle alliance. Gallimard, Folio Essais, 1986.

(4) Briggs, John et Peat, David

Miroir turbulent. Un guide illustré de la théorie du chaos et de la science du


tout. InterEditions, 1991.

(5) Aracil, Javier

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Introduction à la dynamique des systèmes. Presses Universitaires de Lyon,
1984.

(6) Varela, Francisco

Autonomie et connaissance. Essai sur l'organisation du vivant. Seuil,1989.

(7) Schwarz, Eric

Systems Science: A Possible Bridge between Conceptual Knowledge and


Spiritual Experience. The Case of Consciousness.
Proceedings of the 4th International Symposium on Systems Research and
Cybernetics. Baden-Baden, 1993: Advances in Research of Human
Consciousness. International Institute for Advanced Studies in Systems
Research and Cybernetics, Winsor, Canada, 1994.

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