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IRAN : UNE RENAISSANCE ?

Ce texte est paru dans Echanges n°131 (hiver 2009-2010). C’est une traduction de « Iran : Ein
neuer Anlauf ? », article paru dans le n° 85 (automne 2009) de la revue allemande Wildcat. Les
notes sont du traducteur, sauf mention contraire.

LA RENTE PÉTROLIÈRE au budget de l’Etat pour 2009, et 6 milliards dans la rue en faveur d’une augmentation du
de dollars doivent être récoltés afin de pouvoir salaire minimum, et relâchés seulement après
L’histoire du « capitalisme iranien » com- payer les salaires et traitements des fonction- avoir payé de très fortes cautions. Au total, les
mence avec le mouvement constitutionnaliste naires d’Etat. L’Iran a besoin de crédits mais élections de l’été 2009 ont été largement in-
de 19061, contemporain de la révolution a de grosses difficultés à en obtenir, en partie fluencées par la crise économique, et les ques-
russe de 1905, qui a suivi les premières re- à cause de la crise mondiale. L’inflation ne tions à propos de la répartition de la rente
cherches de pétrole par les Anglais à partir de cesse de croître (depuis le début de cette pétrolière ont marqué l’ensemble des débats :
1901. Le développement capitaliste de l’Iran année, les prix des denrées alimentaires ont quelle part en serait réservée aux investisse-
est, donc, dès ses origines, lié au pétrole sur augmenté de 40 %), la production indus- ments, comment serait-elle répartie et sous
le marché mondial. Depuis les années 1960, trielle se contracte. Au printemps 2009, les quelle forme ? C’est sur ce front qu’une crise
surtout depuis la « révolution blanche » de chômeurs étaient officiellement du régime s’est
19632, l’Iran est un pays capitaliste moderne, 2,7 millions, mais on compte
bien qu’il dépende en partie de ses exporta- comme « actif » toute personne
tions de matières premières. Le boom pétro- ayant travaillé ne serait-ce qu’une
lier (et l’explosion des prix du pétrole après heure dans les jours précédents
1973 et 2005) a permis au régime en place de l’enquête ; d’où il ressort que les
s’engager à fond sur la voie d’une dictature du chiffres réels du chômage sont
développement ; le secteur public de l’écono- beaucoup plus élevés.
mie est à peu près aussi important que le sec-
teur privé : les statistiques iraniennes font état Une période de sécheresse, qui
d’environ 20,47 millions d’actifs, pour une persiste depuis 2008, est venue
population de 73 millions, dont 5,48 millions s’ajouter à la baisse des revenus du
dans le privé et 5 millions d’« employés d’Etat pétrole. L’arrêt de centrales hy-
», qui vont du Pasdaran3 jusqu’à l’employé de drauliques a créé des goulots
l’industrie automobile publique, auxquels d’étranglement dans la distribu-
s’ajoutent 1,53 million d’« employeurs » et tion d’électricité mais, surtout, la
7,36 millions d’indépendants 4. Le dévelop- production agricole a dramatiquement reculé, fait jour ces dernières années, entre destitu-
pement et l’énorme appareil d’Etat sont fi- un tiers de la superficie des terres cultivables tions de ministres et remaniements ministé-
nancés tous les deux par la rente pétrolière. devant être irrigué. Cela faisait seulement riels. Ministre de l’Économie, chef de la
La plus-value produite par les travailleurs quatre ans que l’Iran était parvenu à ne plus banque centrale et ministre du Travail se sont
dans d’autres régions du monde, notamment dépendre des importations de froment ; en opposés à propos de ce qui était le plus dan-
dans les pays importateurs de pétrole, incom- 2008, il dut en importer à nouveau 4 millions gereux, l’inflation ou le chômage, et de ce qui
bent en partie à l’exportation du pétrole par de tonnes. Avant l’éclatement de la crise ac- serait le pire, une dérive de la masse monétaire
l’Etat iranien. C’est ce mélange entre dépen- tuelle, l’Etat devait déjà prélever 4,5 millions ou une envolée des taux d’intérêt.
dance et développement forcé qui, dans les de dollars sur le fonds de devises mis en place
années 1970, avait conduit à la grave crise par Khatami 5, dit « fonds pour l’avenir », afin Après la prise du pouvoir par Khomeiny en
économique qui allait déboucher sur la révo- d’importer les moyens de subsistances qui 1979, la pauvreté avait réellement diminué
lution de 1979, et le gouvernement d’Ahma- manquaient. par suite des luttes et mouvements révolu-
dinejad se heurte actuellement au même tionnaires. Des salaires plus élevés, la réem-
problème structurel. En été 2008, le budget pour l’importation bauche des chômeurs par les conseils ouvriers,
d’essence était épuisé et le gouvernement a dû l’occupation des logements vides, l’appropria-
LA CRISE à nouveau prélever des dollars rapportés par tion par les paysans des terrains destinés à la
la vente du pétrole pour importer de l’essence. construction immobilière et des terres arables
La hausse des revenus du pétrole a provoqué, ont contribué à une nette amélioration du ni-
entre 2005 et 2008, un triplement de la masse DES « PÉTRO-ÉLECTIONS » veau de vie. Mais après la consolidation du
monétaire et une poussée inflationniste de pouvoir d’Etat islamique, et particulièrement
10,4 % à 25,4 %. Le régime a cherché à en Avant les élections, les travailleurs se sont bat- après la guerre Irak-Iran et la libéralisation de
amoindrir les effets par des facilités de crédit tus contre l’inflation et pour un quadruple- l’économie sous Rafsandjani 6, la pauvreté a
et des subventions, mais, malgré cela, la pau- ment du salaire minimum ; mais ce dernier de nouveau augmenté.
vreté et la crise du logement se sont accrus. n’a été augmenté que de 20 %, un taux infé-
La chute du prix du pétrole de 148 à 40 dol- rieur à celui, officiel, de l’inflation. Le 1er Ahmadinejad a voulu y faire obstacle avec sa
lars le baril, à l’été 2008, a creusé de larges mai, 150 militants ouvriers et syndicaux ont propagande redistributive, promettant, par
trous : il manque 25 à 30 milliards de dollars été emprisonnés pour avoir voulu descendre exemple, à la mi-2006 : « Dans trois ou qua-
que bon nombre de ses fonctionnaires. De première tient au rôle que joue toujours avant
plus, les banques ont fortement réduit l’octroi des élections, en Iran comme partout ailleurs,
de crédits à l’économie, et ce resserrement du la distribution d’argent, entre forte augmen-
crédit pèse sur la demande en investissements tation des pensions, embauche de 2 000 tra-
et en produits de consommation, et aggrave vailleurs dans l’automobile, dividendes
la crise. distribués aux actions dites « équitables »
d’environ 80 dollars, etc. ; le deuxième facteur
Selon des statistiques fournies par sa propre tient au rôle spécifique, fortement ancré dans
banque centrale, la pauvreté s’est accrue sous le système du pouvoir, que jouent les Pasda-
Ahmadinejad de 18 % à 19 % (14 millions ran et les Bassidji 9 en faveur d’Ahmadinejad.
de personnes) dès les deux premières années Trente-six mille postes de surveillance bassidji
de son gouvernement, plus fortement en furent implantés dans les usines, les adminis-
pourcentage dans les campagnes que dans les trations, les quartiers urbains et les villages et,
villes, et touche plus les jeunes que les autres en 2008, leur budget a augmenté de 200 %.
groupes d’âge. On peut considérer, à partir de C’est grâce à ces structures que les élections
ces données, qu’aujourd’hui plus de 15 mil- ont pu être partiellement « directement
tre ans, nous n’aurons plus aucun problème lions de personnes vivent sous le seuil de pau- contrôlées ».
d’emploi », grâce à un ensemble de « projets vreté : femmes célibataires, chômeurs dans les
d’actions à court terme », dont des crédits aux villes, etc. De même, le gouvernement d’Ah- PROBLÈMES POUR EN FINIR AVEC UN RELÂ-
petits entrepreneurs et des aides à la création madinejad a échoué sur le deuxième front im- CHEMENT DE LA RÉPRESSION
d’entreprises individuelles. On consentit, en portant de la réforme des subventions et des
outre, des crédits faciles aux rentiers, aux agri- charges de l’Etat. L’Iran importe près de 40 En pleine crise économique, l’élection devait
culteurs, aux étudiants, aux couples récem- % de son carburant aux prix du marché, faute donner une légitimité nouvelle au régime.
ment mariés et aux propriétaires d’un de capacités de traitement et de raffinage ainsi Ahmadinejad s’y présentait comme représen-
logement. Les prédictions économiques pa- que de pipelines. On parle depuis des années tant les pauvres contre l’élite des nantis. Pour
raissaient favorables, les revenus du pétrole de supprimer les subventions pour les dérivés la première fois, les organes de sécurité laissè-
ayant atteint 266 milliards de dollars améri- du pétrole 7, l’électricité et l’eau ; mais en juin rent la jeunesse se rassembler sans intervenir.
cains au cours des quatre années de pouvoir 2007, les tentatives de rationner l’essence sub- On vit même des duels télévisés entre candi-
d’Ahmadinejad, quasiment autant que durant ventionnée à 100 litres par mois et par véhi- dats. Mais, à partir du début juin, ces duels
les seize années précédentes, selon des calculs cule privé, et d’augmenter dans le même dérapèrent verbalement, et les rassemble-
de l’Organisation des pays exportateurs de pé- temps le prix au litre de 8 à 10 cents améri- ments dans les rues se transformèrent en vio-
trole (OPEP). cains (l’Iran paye 40 cents le litre d’essence lentes manifestations contre le gouvernement
importé), ont débouché sur ce que l’on a ap- ; de toute évidence, cette élection allait se
Le régime comptait avec ces mesures réagir pelé « les révoltes de l’essence ». convertir en vote protestataire. La population
contre l’aggravation, à l’époque, de son isole- utilisait de plus en plus la campagne électo-
ment politique et contre la mise en œuvre des Le budget pour 2009 prévoyait de cesser rale, et l’espace public que celle-ci avait ou-
sanctions économiques, en élargissant la po- toute subvention aux prix de l’essence, du ga- vert, pour exprimer ses propres intérêts.
litique économique de l’Etat. Mais, selon une zole, du gaz et de l’électricité, de distribuer à Vinrent s’y adjoindre ceux-là mêmes qui n’en-
enquête parlementaire, seuls 38 % des 19 la place directement une partie de l’argent visageaient pas de participer à l’élection et les
milliards de dollars accordés aux « projets économisé (environ 20 milliards de dollars) couches sociales les plus pauvres. Les discus-
d’actions à court terme » eurent un effet aux ménages à bas revenus ainsi qu’aux entre- sions sont alors devenues publiques, des slo-
concret sur l’emploi ; le reste s’est déversé preneurs touchés par la hausse des prix, et de gans sont apparus et les partisans des
dans d’autres canaux, principalement dans la provisionner 8,5 milliards de dollars pour « différents candidats s’insultaient mutuelle-
spéculation immobilière. Les couches sociales consolider l’économie ». Ce projet a été blo- ment. Mais lorsque quelqu’un dans la foule
qui avaient été exclues de ces aides s’appau- qué après de vifs débats parlementaires peu disait : « Du calme, laissez-nous discuter sé-
vrirent du fait de la vigueur de l’inflation. La avant l’élection présidentielle 8, le gouverne- rieusement ; nous n’avons que deux semaines
bulle immobilière a éclaté au printemps 2008, ment redoutant qu’une plus forte augmenta- pour le faire », il était unanimement applaudi,
lorsque le gouvernement interdit à l’ensemble tion de l’inflation ne conduise à plus de tout le monde partageant apparemment cette
du système bancaire d’accorder de nouveaux perturbations au sein de vastes couches de la opinion. La répression passait par une période
crédits immobiliers. S’ensuivit un recul dras- société, en particulier parmi la jeunesse. de vacance qui devait s’achever après l’élec-
tique de la demande de logements, et non tion, quel qu’en fût le vainqueur.
seulement les agents immobiliers, mais aussi Par ailleurs, le gouvernement d’Ahmadinejad,
des institutions publiques, et l’Etat lui-même, n’ayant pas plus réussi dans les domaines es- Toutefois, les manifestations avaient atteint
se retrouvèrent à la tête d’un énorme tas de sentiels des politiques économiques et so- un tel niveau de masses, qu’après l’élection, il
crédits douteux. De leur côté, les banques ont ciales, s’était vu contraint, en dépit de sa fut difficilement possible de les contenir. Elles
27 milliards de dollars de crédits qui se pro- propagande, de se rapprocher des Etats-Unis, prirent, au fur et à mesure, pour cible les
mènent dans la nature, qu’elles ne recouvre- par exemple dans son soutien logistique à la maux économiques et sociaux tels que l’infla-
ront pas, et ne s’acquittent plus de leurs dettes guerre en Afghanistan, afin d’obtenir, en tion, puis, finalement, le système dans son en-
auprès de la banque centrale : les créances ex- pleine crise, un adoucissement de l’embargo tier.
ternes de la banque centrale, et par voie de économique. Malgré tout, sa réélection ne pa-
conséquence de l’Etat, ont augmenté de 106 raissait poser aucun doute, et beaucoup de Encouragé par la remontée des cours du pé-
% entre septembre 2007 et septembre 2008. gens furent surpris par la dynamique des évé- trole et son rapprochement avec les Etats-
Ce qui a contraint celui-ci à ne plus payer, ou nements au cours de la compétition électo- Unis, le régime a alors pris des mesures très
bien à payer avec retard, ses fournisseurs, ainsi rale. Il y a deux raisons principales à cela : la fermes. Mais il n’a pas pu briser la dynamique
qui s’était enclenchée ni réconcilier les frac- manifesta-
tions apparues au sein du régime. Au tions n’ont
contraire ! Les manifestations se sont renfor- pas été dé-
cées et radicalisées après les menaces ouvertes clenchées
que Khamenei 10 formula lors du prêche du d e p u i s
vendredi : « Les élections se déroulent dans l’étranger et
les urnes, non dans la rue » ; à partir de là, les il n’y avait
choses se sont durcies ! La composition des pas que des
manifestants s’est modifiée et beaucoup de partisans de
gens ont commencé à comparer les événe- Moussavi
ments en cours avec la révolution de 1979. La dans les
comparaison est justifiée si l’on considère le rues.
caractère dictatorial du régime et la crise qui
le frappe depuis un moment dans un contexte L’autre
de grave crise économique. Mais la société ira- pôle, pre-
nienne a beaucoup changé depuis 1979 : la nant ses dé-
population de Téhéran est passée de 5 mil- sirs pour la
lions à 12 millions d’habitants, la classe réalité, y
moyenne n’est plus issue des traditionnels voit un pur
marchands du bazar mais des professions mo- mouvement
d’emprisonnement, ont été exécutés en trois
dernes : propriétaires de fonds de commerce, révolutionnaire. Il est vrai que les quatre
mois sur ordre exprès de Khomeiny (4 486
juristes, enseignants, etc. ; enfin, le nombre groupes sociaux qui souffrent le plus de la
d’entre eux sont aujourd’hui nommément
d’ouvriers a considérablement augmenté ces crise : les ouvriers, les jeunes, les femmes et
identifiés). Lorsque, lors d’une conférence de
dernières années. les étudiants, sont à la pointe des manifesta-
presse pendant une visite à Bonn, quelqu’un
tions. Mais ils ne formulent pas (encore ?)
interrogea le vice-ministre des Affaires étran-
Plusieurs points séparent le mouvement ac- d’idées claires à propos de la situation sociale
gères de l’époque, Mohammad Javad Lari-
tuel de celui de la fin des années 1970 : les telle qu’elle est, et c’est toujours la répression
jani14, à propos de ces exécutions de masses,
femmes y jouent un rôle beaucoup plus actif, qui prédomine. Les usines étant en dehors des
celui-ci compara cyniquement le taux élevé
les cris nocturnes d’« Allah akhbar » (« Dieu villes, les ouvriers demeurent sous le contrôle
de natalité en Iran avec les quelques milliers
est le plus grand ») n’expriment pas toujours des forces de sécurité pendant le travail ; celui
de défunts : « Nous avons chaque année deux
des convictions religieuses mais sont lancés qui quitte son poste pour aller participer à
millions de nouveaux citoyens. » Les milliers
pour provoquer le pouvoir ; toute une série une manifestation peut compter sur son li-
de morts ne sont plus là, mais les millions de
de slogans vise d’ailleurs au même effet, cenciement le lendemain. Quant aux 148 mi-
jeunes, qui constituent désormais un tiers de
comme par exemple « A bas la dictature ». Le litants libérés sous caution sur les 150 arrêtés
la population, sont dans la rue, et sont deve-
mouvement prenant de l’extension, on voit le 1er mai, le danger était trop grand pour eux
nus une bombe à retardement pour le régime.
de plus en plus d’ouvriers d’usines et d’em- de se montrer à une quelconque manifesta-
ployés participer aux manifestations et aux tion ; tout comme il est trop dangereux pour
Ces trente dernières années la population a
combats de rue, mais seulement le soir après divers groupes politiques de s’exprimer publi-
presque doublé, passant de 37 millions envi-
le travail ; apparemment, les travailleurs ima- quement.
ron à 73 millions de personnes. On compte
ginent mal se mettre massivement en grève
aujourd’hui 14 millions d’écoliers ; ils étaient
pour porter le coup de grâce au régime. Seul Néanmoins, nous avons pu observer cet été
5 millions en 1979. Chaque année, à peu près
le syndicat des conducteurs de bus, qui avait que les manifestations de rues se poursui-
700 000 jeunes arrivent sur le marché du tra-
appelé à boycotter les élections, a condamné vaient d’une manière ou d’une autre. Après
vail sous de sombres auspices : au printemps
toute répression dans une déclaration pu- la menace de Khamenei lors de son prêche du
2009, le taux officiel du chômage atteignait
blique. vendredi, Moussavi avait, par exemple, appelé
11,2 %, 17,8 % parmi les jeunes, 29 % parmi
ses partisans à la trêve ; il n’empêche que le
les jeunes femmes et, en gros, 23,7 % parmi
CONSIDÉRATIONS SUR LE CARACTÈRE DU lendemain avaient lieu les manifestations de
les jeunes urbains. Pour gagner leur vie, beau-
MOUVEMENT masses les plus importantes depuis la révolu-
coup doivent occuper deux ou trois emplois
tion, au cours desquelles les manifestants se
à la fois.
La gauche iranienne en exil est incurablement sont livrés à des combats de rue avec les com-
Selon des chiffres officiels de l’ONU, 2,8 %
divisée dans ses interprétations du mouve- mandos spéciaux de la police, des Pasdaran et
de la population iranienne consomment des
ment ; deux positions se font jour dans les dé- des Bassidji, et des banques ont été détruites.
dérivés de l’opium. C’est le taux le plus élevé
bats, qui toutes deux prennent une partie Ce jour-là, plus de dix personnes ont été
de dépendance aux drogues dans le monde et,
pour le tout. Les uns y voient un mouvement tuées. Un militant ouvrier a remarqué que les
en chiffres absolus, dix fois plus qu’en Angle-
réactionnaire des plus hautes couches sociales bus d’entreprise ne rentraient pas dans les
terre, pour une population quasiment équi-
contre les basses classes. Plusieurs « anti-im- cités-dortoirs, mais allaient en ville pour y
valente. La consommation de drogue n’est,
périalistes » vont si loin dans ce raisonnement, emmener les participants aux manifestations.
par ailleurs, pas limitée aux jeunes ; d’après
qu’ils adoptent la position d’Hugo Chávez et
une enquête, 20 000 des 60 000 travailleurs
accusent le mouvement d’être une « vague LA JEUNESSE
d’un des plus gros chantiers de gaz du monde
verte », du même genre que les « révolutions
s’y adonnaient. En 2002, l’Etat a dû changer
de couleur »(11), le vert étant la couleur que En 1988, Moussavi étant Premier ministre et
de stratégie vis-à-vis des drogués et émettre
la commission électorale de l’Etat avait oc- Rafsandjani président 13, 5 000 détenus poli-
un décret religieux (fatwa) autorisant un pro-
troyée au camp de Moussavi (12). Mais les tiques, préalablement condamnés à des peines
gramme de substitution par la méthadone.
C’est toute une jeunesse, qui en a ras le bol, jettent l’influence des autorités religieuses sur le monde. L’Etat possède 40 % du plus gros
qui s’est retrouvée dans les manifestations : la société. producteur automobile du Proche-Orient,
étudiants qui, diplômés au chômage, n’ont Iran Khodro ; Saipa, avec 35 % de part de
aucune perspective, ou prolétaires dont les OUVRIERS ET OUVRIÈRES marché en Iran, étant de loin son plus gros
conditions de vie et de travail ne cessent concurrent. Iran Khodro a mauvaise réputa-
d’empirer, que ce soit sous les « réformateurs La proportion des ouvriers dans la population tion pour l’intensité et la longueur du temps
» ou sous les « conservateurs ». Ils sont sans est restée constante depuis 1979, ce qui signi- de travail, ainsi que pour ses vigiles omnipo-
avenir et n’accordent aucune légitimité au fie que leur nombre a doublé depuis trente tents. L’année fiscale précédente, l’entreprise
système, n’ont aucune confiance dans les ins- ans. Aujourd’hui, environ un million d’ou- a souffert de la crise et a enregistré une perte
titutions, à quelque niveau que ce soit, et re- vriers d’industrie travaillent dans des entre- de 120 millions de dollars ; mais avant la
prises comptant plus de dix crise, déjà, la vente d’automobiles avait dû
NOTE : employés. On peut les répartir, être largement subventionnée à coup de cré-
1 En 1906, l’opposition nationaliste, libérale et religieuse obtient la promulgation
grossièrement, en trois branches dits.
d’une Constitution. d’activité : le textile et la transfor-
2 Programme de modernisation du pays lancé par le Shah (monarque) Mohammad
mation des produits de l’agricul- Le 2 mai 2009, Iran Khodro s’est mis en
Rezâ Pahlavi, qui gouverna l’Iran de 1941 à 1979. ture, l’industrie pétrolière, et les grève. Les ouvriers avaient touché une prime
3 Le corps des Pasdaran, ou Gardiens de la révolution, est une milice créée en mai
nouvelles industries, en particu- record de 1 000 dollars en 2006 ; elle ne s’éle-
1979, peu après l’arrivée au pouvoir des religieux, et financée par l’Etat. Il agit pa- lier l’automobile. La première, vait plus qu’à 300 dollars en 2007 et 2008, et
rallèlement à l’armée régulière et est soumis directement au Guide de la révolution, traditionnelle, est en déclin. devait être supprimée en 2009. Les travail-
actuellement Ali Khamenei.
Quant aux travailleurs du pétrole, leurs ayant protesté, ils recevaient 150 dollars
4 Le total des chiffres cités n’atteint pas 20,47 millions, inexplicablement. ils ont joué un rôle décisif dans la ; mais après une courte grève, la prime était
5 Seyyed Mohammad Khatami, président de l’Iran de 1997 à 2005. révolution de 1979 en se mettant relevée à 300 dollars.
6 Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, président de l’Iran de 1989 à 1997.
en grève. Depuis, leur nombre est
à peu près demeuré identique, QUELLE PERSPECTIVE ?
7 L’Iran se place en quatrième position pour l’extraction du pétrole et possède, avec mais la structure de l’industrie
10 % à 11 % des gisements connus, les troisièmes plus grandes réserves de pétrole
dans le monde. Le pays extrait environ 4 millions de barils, dont 1,42 million ser- pétrolière a, elle, beaucoup Depuis l’été, la crise économique s’est accen-
vent à ses propres besoins (trois fois plus qu’en 1980), le reste partant à l’exporta- changé à cause des privatisations tuée. Après que le secteur du bâtiment se fut
tion. Par manque de capacités de raffinage, le pays doit importer environ 170 000
barils d’essence par jour, à un coût, pour le régime, de plus de 4 milliards de dollars partielles et des fermetures d’en- effondré de 60 %, la crise a affecté d’autres
américains en 2006. Les subventions d’Etat au prix de l’essence atteignent au total treprises, affaiblissant dans le branches d’industrie. Six cents entreprises
12 % du PIB. Quant au gaz naturel, l’Iran se situe en septième position mondiale
pour son extraction et en deuxième position pour ses réserves. Il doit cependant, même temps les capacités organi- sont menacées de faillite et les projets de créa-
aujourd’hui encore, importer plus de gaz qu’il en exporte. (Note de Wildcat.) sationnelles des ouvriers de cette tion d’emplois d’Ahmadinejad ont avorté.
8 Mehdi Karoubi, un des candidats à la dernière élection présidentielle, promettait branche. Ils formaient autrefois
dans son programme électoral de répartir les actions des entreprises nationales du un seul bloc compact qui trans- Ces dernières années, nous avons parlé à plu-
pétrole et du gaz entre tous les Iraniens, afin de transformer le monopole et le pou-
voir de l’Etat fondés sur la rente pétrolière en pouvoir du peuple. (Note de Wild- mettait leur expérience de sieurs reprises des conflits ouvriers en Iran
cat.) soixante-dix années aux nou- dans Wildcat15. En dépit des interdictions de
9 Le corps des Bassidji est une milice paramilitaire constituée pendant la guerre veaux embauchés. Les ouvriers s’organiser et de la répression, grèves et autres
contre l’Irak (1980-1988), composée de volontaires parfois très jeunes, certains spécialisés des nouvelles raffine- actions ouvrières n’ont jamais cessé. La lutte
ayant 13 ou 14 ans. Ils constituent aujourd’hui dans le même temps une milice
morale et une soupape de sécurité pour la jeunesse issue des couches populaires qui ries venaient tous de plus an- des enseignants, mais surtout des chauffeurs
y trouve un emploi rémunéré. Les Bassidji obéissent totalement à Ali Khamenei. ciennes d’Abadan, et avaient créé de bus, a marqué une avancée qualitative.
Ahmadinejad y a été formé.
des contacts entre elles toutes ;
10 Ali Khamenei, soutenu par le président d’alors Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, c’est à travers ces contacts que En 2008, il y a eu aussi une révolte dans la
est devenu le Guide suprême de la République islamique d’Iran à la mort de Kho-
meiny en 1989, après la disgrâce du dauphin présumé Hossein Ali Montazeri s’est, par exemple, répandue la sucrerie Hafftappeh. Lorsque de la carotte et
(1922-2009). Il a vivement pris position en faveur d’Ahmadinejad après la réélec- grève de 1978/1979. Pendant la du bâton il ne reste plus que le bâton, lorsque
tion de celui-ci en juin 2009.
guerre Iran-Irak, le centre de raf- les luttes quotidiennes des travailleurs sont
11 Qui ont eu lieu dans plusieurs pays d’Europe de l’Est à la fin des années 1990 finage d’Abadan a été détruit, de sans cesse réprimées, comme, voilà quelques
et au début des années 2000, et qui sont supposées avoir été fomentées par les ser-
vices secrets américains. nombreux travailleurs se sont re- semaines, la grève de cinq jours chez Wagon
12 Mir Hossein Moussavi, ancien Premier ministre pendant la guerre Iran-Irak
trouvés réfugiés de guerre, et ceux Pars (autrefois le plus gros producteur de wa-
(1980-1988), est un des candidats malheureux à l’élection présidentielle du mois qui étaient politiquement actifs gons de chemins de fer du Moyen-Orient),
de juin 2009. ont souvent fui à l’étranger. Les on s’attend alors à des conflits ouvriers à venir
13 Rappelons qu’Ali Akbar Hachemi Rafsandjani fut président de l’Iran de 1989 autres ont été mis en préretraite plus violents. Malgré une répression de plus
à 1997. De 1981 à 1989, c’est Ali Khamenei qui était le président du pays. ou à la retraite. en plus féroce des manifestations et le dévoie-
14 Cinq frères Larijani occupent, ou ont occupé, des postes dans le gouvernement ment du mouvement en une lutte de pouvoir
ou la diplomatie. L’aîné, Ali, est actuellement président du Parlement et Sadegh, L’industrie de l’électroménager entre deux ailes de la classe dirigeante, les
chef du système judiciaire iranien.
gagne en importance, mais c’est connaisseurs de l’économie iranienne se de-
15 Voir « Tous unis contre le séisme social » dans Echanges n° 115, p. 34, et « Luttes le secteur automobile qui est cen- mandent si derrière la vague verte ne se pré-
ouvrières et guerre » dans Echanges n° 117, p. 29.
tral avec ses 118 000 employés, pare pas une vague de cols bleus, qui serait,
16 Wagon Pars, qui comptait autrefois 1 700 employés, a souffert, par suite de sa un nombre quatre fois plus im- elle, beaucoup plus forte.
privatisation, de problèmes financiers. Après avoir licencié les ouvriers en contrats
précaires, l’entreprise a cherché à se débarrasser de ceux qui restaient en les envoyant portant qu’en 1979. C’est le plus
en préretraite dans de mauvaises conditions, et ne versait plus aucun salaire depuis dynamique de cette dernière dé-
des mois. Les ouvriers mécontents ont brisé des fenêtres et saccagé le restaurant
d’entreprise, et le 25 août, entamaient un sit-in devant la porte de l’usine. La si- cennie : en 1996, par exemple, on
tuation menaçant d’exploser (deux importantes usines voisines étaient aussi proches a produit 203 000 véhicules pri-
de l’insolvabilité), des Pasdaran et des unités anti-émeutes ont été postées à proxi-
mité de Wagon Pars afin d’éviter que les ouvriers marchent vers le centre-ville. La vés en Iran, 917 000 en 2006, et
grève s’est terminée cinq jours plus tard avec le paiement partiel des arriérés de sa- 1,2 million en 2008 ; ce qui place
laires, sur fond de représailles exercées par les vigiles maison avec le soutien de la
propagande du poste de contrôle bassidji de l’usine. (Note de Wildcat.) le pays en seizième position dans

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