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OS CANGACEIROS
janvier 85 - juin 87
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NOTE ÉDITORIALE----------------------------------------------------------------p 13
OS CANGACEIROS n° 1 – JANVIER 85
MINGUETTES BLUES---------------------------------------------------------------p 18
LES MAGASINS « RADAR »
CONTRE LE VOL À L’ ÉTALAGE---------------------------------------------------p 34
SCANDALE À LA COURNEUVE---------------------------------------------------p 37
GRÈVE DES LOYERS
AU FOYER DE LA COMMANDERIE-----------------------------------------------p 41
RAPPORTSUR MARSEILLE-------------------------------------------------------p 45
DES OS DE TALBOT-POISSY-------------------------------------------------------p 65
À PROPOS DE LA GRÈVE
ARDENNES BOULES---------------------------------------------------------------p 76
BISON VODKA-----------------------------------------------------------------------p 80
ANNEXE DOCUMENTAIRE :
UN VILLAGE MEXICAIN LYNCHE SON CHEF DE POLICE---------------------p 92
DU FRIC OU ON VOUS TUE---------------------------------------------------------p 93
MONEY HONEY--------------------------------------------------------------------p 94
BAS LES PATTES---------------------------------------------------------------------p 98
« MESRINE » FAITCOURIR LA POLICE-------------------------------------------p 99
LE PEN À NANTES--------------------------------------------------------------p 100
DÉCONTRÔLE D’AIGUILLES-----------------------------------------------------p 101
ON SE FOUT DE NOUS ?
ON S’EN FOUTRA PAS LONGTEMPS ! -------------------------------------------p 103
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ANNEXE DOCUMENTAIRE :
L’ ABSENCE ETSES DÉCORATEURS----------------------------------------------p 202
SAMIZDAT-------------------------------------------------------------------------p 204
L’EUROPE DES HOOLIGANS ET LA MORT DU FOOTBALL--------------------p 207
LA LIBERTÉ,
C’ESTLE CRIME QUI CONTIENT TOUS LES CRIMES---------------------------p 211
LA VÉRITÉ SUR QUELQUES ACTIONS MENÉES
EN FAVEUR DES MUTINERIES DANS LES PRISONS----------------------------p 216
CORRESPONDANCE AVEC LE R&FM----------------------------------------p 221
DOCUMENTS :
LE NOUVEL ÉQUILIBRE DE LA TERREUR-------------------------------------p 341
RIEN D’HUMAIN NE SE FAIT
SOUS L’ EMPRISE DE LA PEUR----------------------------------------------------p 344
DOCUMENTS RELATIFS
À LA PRISE D’OTAGES DE NANTES---------------------------------------------p 346
TOUT CE QUI EST CRITIQUABLE
DOITÊTRE CRITIQUÉ-------------------------------------------------------------p 354
PAPA, MAMAN,
TON FILS, TA FILLE EST DANS LA RUE-----------------------------------------p 355
LES CHEMINOTS GRÉVISTES
S ’ADRESSENTAUX USAGERS----------------------------------------------------p 357
CONTRE L’ OBÉISSANCE ETLA SERVILITÉ-------------------------------------p 358
LE NÉGATIF EXPLOSE AU CENTRE DE L’ ABSTRACTION--------------------p 360
FOOTBALL ET VIOLENCE--------------------------------------------------------p 363
LE TROISIÈME JOUR DE SEPTEMBRE-------------------------------------------p 366
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Introduction 5
L bliés entre janvier 1985 et juin 1987, est une façon de partager ce plaisir
que nous avons pris à lire ces textes, à en discuter, pour « mettre de la mé-
thode dans notre furie ». À leur lecture nous avons été surpris (un peu effarés par-
fois) par les aspects toujours actuels de certains de leurs articles, analyses,
pratiques ou réflexions.
Nos désirs de subvertir toutes choses sont en permanence traversés de contra-
dictions entre nos conditionnements et nos envies, souvent elles-mêmes impré-
gnées de ce que l’on rejette. Les questionnements sur les moyens d’arriver à nos
fins, la recherche d’une certaine cohérence entre théorie et pratique ne sont pas
de simples exercices intellectuels, ni un passe-temps mais découlent d’une vo-
lonté intime d’en finir réellement avec ce monde qui ne nous entoure pas, mais
nous englobe. Ainsi, « le travail des mots est un moment de la lutte », un moment
pour prendre le temps de la réflexion critique. Si toutes les expériences sont sin-
gulières, elles se nourrissent néanmoins de passés qui ne sont pas nôtres. Vécus
par d’autres, avec leurs interrogations, leurs limites, leurs expériences. Des pas-
sés qui peuvent alimenter le présent ou donner à lire une certaine vision de
l’époque et des lieux qui furent les leurs – laissant parfois imaginer une certaine
« proximité ». Os Cangaceiros sont de ceux-là.
Les trois numéros livrent une vision critique et active des années 80, loin de
l’histoire officielle d’une pacification de toute révolte par l’arrivée de la Gauche
au pouvoir en 81, ou de l’histoire de certaines radicalités qui se prétendaient déjà
être seules à résister. Pour nous qui sommes nés dans les années 80, ou étions ga-
mins, nous en avons une vision triste et souvent très parcellaire, comme si cette
époque avait manqué d’un peu d’imagination. Souvenirs lointains et confus
d’émeutes aux Minguettes, des badges « Touche pas à mon pote », de la montée du
Front National, des « bavures » policières, de « grandes » grèves, de remous dans
les « pays de l’Est »...
endant ses quelques années d’existence, l’association Os Cangaceiros
groupe se constitue autour d’une revue par laquelle ils décident de rendre pu-
bliques, de publiciser, toutes leurs expériences communes de confrontation à ce
(vieux) monde. Ce projet est fortement imprégné d’écrits situationnistes – mais
pas seulement – dont ils relisent ou adoptent plusieurs concepts. « Ne travaillez
jamais » et la « Révolution du quotidien » sont deux d’entre eux. Ils signent par-
fois leurs textes « Des situationnistes » – comme le fera plus tard Os Cangaceiros
– tout en étant ignorés par les officiels du « mouvement situ » et les ouvrages
consacrés au sujet. Ils réfléchissent à une « clandestinité sociale » nécessaire pour
répondre à la « nécessité de l’argent ». Dans de longs textes, faits et méfaits de la
guerre sociale côtoient une critique du quotidien. Écrits théoriques se mêlent à
des réflexions plus personnelles. De sévères attaques contre les formes d’organi-
sation se rendent complices d’une exaltation de la révolte, une « esthétique du né-
gatif » où le plaisir dans la destruction est inséparable de toutes tentatives réelles
de rupture. Précédant Os Cangaceiros qui écrira « Nous n’avons qu’une seule forme
de relation avec les groupes et organisations politiques : la guerre. Ils sont tous nos en-
nemis, il n’y a pas d’exception », les textes des Fossoyeurs vomissent sur tous les
partis, syndicats ou organisations – révolutionnaires ou non – avec parfois une fâ-
cheuse tendance à voir en eux des « conspirations » étatiques. Une furieuse envie
de rencontres et d’en découdre les traversent : « Rarement autant ont éprouvé le be-
soin impérieux de sortir de leur isolement pratique, et rarement, paradoxe désolant,
les rencontres n’ont véhiculé autant d’illusions et de prétentions disproportionnées...
La stratégie des rencontres est fondée sur ce seul projet : la découverte des armes né-
cessaires à la pratique du bavardage, au bavardage pratique. »
Fin mars 1982, dans le XXème arrondissement de Paris, un squat s’ouvre rue de
l’Est dans un immeuble neuf encore partiellement inoccupé. Les nouveaux ha-
bitants s’accaparent les lieux et interdisent la rue aux flics, faisant ainsi une cri-
tique en acte des politiques d’urbanisme mais aussi des choix politiques
consistant à squatter uniquement les lieux abandonnés. Après plusieurs mois le
lieu est viré par une horde de flics malgré quelques résistances.
En mai 1983, le numéro quatre sonne le glas de la revue mais pas de l’expérience
commune née des rencontres et bavardages autour d’elle. Ni de l’envie de s’af-
fronter à la réalité.
es délinquants librement associés s’enflamment dans certains des conflits
C d’alors, préférant être à Vireux aux côtés des ouvriers en grève plutôt
qu’avec les « anti-nucléaires » de Chooz, vagabondant des Asturies aux
Minguettes, de la Grande-Bretagne à Nantes, de la Pologne à la gare TGV locale,
où ils rencontrent quelques complices. En janvier 1985 paraît le premier numéro
de la revue Os Cangaceiros – du nom de « bandits sociaux » qui parcouraient le
Brésil au début du XXème siècle – dans laquelle l’ivresse de la Vodka polonaise et
les carcasses calcinées des Minguettes font cause commune. Contrairement aux
Fossoyeurs du Vieux Monde, la nouvelle revue n’aborde plus les questions et les ré-
flexions sur la quotidienneté, les façons de se confronter, et contient moins de re-
tours sur leurs rencontres collectives et/ou singulières ou d’analyses théoriques.
Les textes – signés de pseudonymes – relatent des situations de conflits. Glisse-
ment de forme et de fond mais, comme dans Les Fossoyeurs, une volonté de sou-
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Introduction 7
tenir et de mettre en avant essentiellement les luttes en rupture avec toutes les or-
ganisations, partis ou syndicats que ce soit dans une usine, un collège ou en pri-
son... L’année 1985 est traversée par des émeutes et des révoltes dans les prisons
françaises. Os Cangaceiros fera une somme de sabotages, interventions et tracts
afin de faire connaître les revendications de prisonniers, et dont ils publieront la
liste dans le second numéro de leur revue, datée de novembre 1985. Hooliga-
nisme, émeutes en Grande-Bretagne, révoltes ouvrières en Espagne et en Pologne
sont aussi au sommaire de ce numéro. En décembre 1985, l’ensemble du tribu-
nal de Nantes est pris en otage par deux accusés, aidés d’un complice, pendant
plus de deux jours. Le système judiciaire se retrouve jugé, sous les yeux des mé-
dias, par ceux qu’il voulait envoyer mourir à l’ombre des barreaux. Os Canga-
ceiros se solidarisera par plusieurs sabotages et actes de vandalisme.
Courant 1987, est édité L’Incendie Millénariste, volumineux ouvrage consacré à
plusieurs expériences millénaristes des siècles précédents. Elles sont analysées en
tant que mouvements sociaux visant à la suppression des contraintes, immédiate-
ment, sans médiations, contrairement aux hérésies et autres dissidences religieuses
qui ne visent qu’à une critique – parfois radicale – des pratiques ou dogmes offi-
ciels [une réédition serait en cours]. Mais la diffusion de ce livre fut gênée par la
pression des condés sur l’association clandestine depuis les derniers sabotages,
poussant diffuseurs et libraires à le refuser.
En juin 1987 paraît le troisième et dernier numéro de la revue. Plus épais que
les précédents, il regroupe des textes sur la prise d’otage de Nantes, la grève des
étudiants en 1986, des cheminots de 1987, les luttes dans l’Afrique du Sud de
l’Apartheid, etc.
De la fin avril 1989 à novembre 1990, de multiples sabotages sur des entreprises
participant à des chantiers de construction de 13 000 nouvelles places de prison
vont être réalisés, ainsi que des vols de plans de chantiers à venir ou le tabassage
d’un architecte spécialisé. Afin, selon eux, qu’après avoir construit des murs, il
apprenne à les raser ! L’ensemble de ces documents, plans et revendications se-
ront publiés sous le titre 13 000 Belles en novembre 1990 et diffusés grâce au vol
de 10 000 étiquettes postales à France Telecom. La diffusion se fit donc « massi-
vement » avec une attention particulière dans la manière de publiciser ce docu-
ment : par exemple en en envoyant dans des lieux publics, comme des bistrots,
dans l’attente de réactions, de scandales.
La pression des flics qui traquent les auteurs des récents sabotages est palpable.
L’association se fait plus discrète. L’une des Os Cangaceiros – connue sous le
pseudonyme de Andréa Doria – décède le 15 avril 1991. Malade depuis quelques
années d’un cancer, elle avait décidé de stopper les traitements et tenté de se ré-
approprier sa fin de vie et sa mort dont elle choisit la date. L’année suivante, Os
Cangaceiros publie un recueil de ses lettres, intitulé N’Dréa, dans lesquelles elle
explique son refus des chimiothérapies et sa critique de la médecine. Puis, plus
rien. Os Cangaceiros disparaît, s’éclipse. Essoufflé, divisé sur de possibles suites
à l’association, sur le bilan, sur les contradictions apparues, traqué, le petit groupe
de délinquants s’éparpille. « La guerre sociale continue... »
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Les notes marquées d’une astérisque ou entre crochets ne sont pas dans les versions originales tout
comme les illustrations, que nous avons changées.
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OS CANGACEIROS
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NOTE ÉDITORIALE
eux mensonges se sont succédés dans la bouche de l’ennemi : il y a quinze
D ans, celui d’après lequel nous aurions alors vécu dans une société de
consommation, et à présent celui de la crise. Leur succession est parfai-
tement logique. La crise vient par opposition à un miracle économique.
Par définition la crise est quelque chose à quoi il faut croire. Avec son discours
sur la crise, la bourgeoisie monte une énigme théorique. La crise se présente
comme l’héritière de la nécessité naturelle, sauf qu’elle n’a rien de naturel.
L’énigme se trouve là. Elle se résout vulgairement à un chantage exercé sur
les pauvres.
Il s’agit pour l’ennemi de redonner une légitimité à un pouvoir tant contesté de-
puis 15 ans. L’État et ses spécialistes se posent, dans le secret des dieux, comme
l’intermédiaire entre une puissance divine et insaisissable et la masse des pauvres.
C’est en Italie au début des 70’ que cela a commencé : après le « miracle écono-
mique » des 60’ ce pays était subitement devenu ingouvernable. La seule néces-
sité de l’argent ne suffisait plus à terroriser les travailleurs, qui s’y attaquaient de
mille façons hors de l’usine. Et avec la lutte contre le travail, dans les ateliers, les
entreprises n’arrivaient plus à gagner de l’argent : on sait comment la FIAT a
depuis surmonté cette crise sociale, en mettant une partie des ouvriers en Cassa
Integrazione [équivalent des Assedic] et en robotisant les chaînes de montage.
Et cela au nom de la prétendue crise économique.
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Note éditoriale 15
A
prévention, répression,
de quelques riches mais l’arbitraire de la richesse solidarité » inaugure la
abstraite. La marchandise est un processus plei- mise en place des poli-
tiques sécuritaires au ni-
nement mondial : il ne lui reste plus de terres en friches. veau municipal.
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Note éditoriale 17
Nous-mêmes, qui avons presque tous été d’humbles salariés nous rencontrons de
plus en plus souvent d’autres pauvres contraints au travail (ou au chômage) et qui,
comme nous, n’hésitent plus à voler ce qui leur fait envie. (L’épicier Leclerc, qui
se propose d’organiser des soupes populaires pour les chômeurs démunis, disait
récemment à la télé qu’il peut comprendre l’affamé qui vole une boîte de pâté,
mais pas l’insolent qui dérobe des bouteilles de whisky.)
ontrairement à ce que racontent les crétins au pouvoir, la pauvreté n’est
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MINGUETTES BLUES
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Minguettes blues 19
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avec ceux des Minguettes. Le nettoyage par le vide entrepris par l’État dès la fin
81 avait déjà fait des ravages.
En tant que repaire de délinquants, les Minguettes se trouvaient effectivement
isolées. Les jeunes les plus décidés à en découdre à mort avec la police étaient
aussi les plus vulnérables. La répression en avait décimé beaucoup depuis 81.
N’importe quel jeune habitant Vénissieux ou un autre secteur agité de l’Est lyon-
nais était à peu près assuré, devant les tribunaux, de prendre pour n’importe
quel délit le double ou le triple des peines habituelles. Déjà, ceux qui étaient
tombés pour rodéo l’avaient payé très cher. La police n’hésitait pas à prendre le
premier venu en otage judiciaire pour la moindre histoire d’auto-défense collec-
tive contre les porcs. Quant aux plus agités, on leur collait sur le dos toutes les
affaires de casses et de braquages non résolues, afin de les laisser pourrir le maxi-
mum de temps en prison – la même histoire a ainsi pu servir à faire emprison-
ner plusieurs personnes qui n’avaient rien à y voir. Et face à ça, il n’y eut aucune
réaction, sinon quelques incendies vengeurs allumés dans l’agglomération lyon-
naise et qui firent plaisir aux emprisonnés. Sinon, les protestations platoniques
de cette racaille de gauchistes, d’éducateurs et autres assistants sociaux. La prison
était pour les jeunes de l’Est lyonnais une véritable calamité naturelle, devant la-
quelle chacun d’eux se retrouvait seul et impuissant.
Dans ce climat de détresse, la poudre qui avait commencé à se répandre durant
l’année 82 grignotait l’énergie de quelques uns des plus actifs. Les autres se trou-
vant de toutes façons bien trop pris à la gorge par la nécessité de l’argent pour
avoir la force de raisonner stratégiquement. Il n’était pas question pour eux de
laisser la police faire son sale boulot dans la ZUP, mais il ne leur venait pas à l’es-
prit d’aller dans d’autres zones de banlieue exprès pour discuter de ça avec leurs
semblables. La circulation des gens entre ces zones-là se faisait seulement au ha-
sard des obligations quotidiennes. Une communication informe s’opérait ainsi à
travers une commune expérience de la misère, à partir des rapports socialisés par
les combines, les affaires de deal, les embrouilles liées à ça (parfois opposant des
cités entières entre elles), mais aussi par les tracasseries policières et les heurts
avec les patrons de bar et de boîte, ou avec les petits blancs racistes, durant le
week-end dans le centre-ville. De là était née la conviction intime à tous ces jeunes
immigrés d’une misère particulière dans la société, et grandissait le sentiment
d’y subir un isolement collectif.
Les jeunes immigrés se trouvaient à la fois isolés entre eux et isolés dans la société
civile où leur place est plus qu’incertaine – la plupart, qui n’ont pas la nationa-
lité française, vivent dans l’insécurité permanente sous la menace de l’expulsion.
Les seuls prolétaires d’origine française qui avaient pu les rencontrer, sur la base
de la même insatisfaction totale, c’étaient des gens eux-mêmes isolés et minori-
taires dans la société française, puisque nous ne sommes nous-mêmes que des dé-
linquants, du foutu gibier de prison. On s’était vite reconnu et compris dans la
même façon de parler des flics et le même mépris du travail – et le même mépris
de tous les appareils politiques existants. Mais nous n’avions évidemment rien de
positif à proposer pour débloquer leur angoissante situation d’immigrés. Sinon
de provoquer des rencontres entre quelques uns d’entre eux, venant de différentes
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Minguettes blues 21
zones urbaines où la guerre est déclarée, et qui comptent parmi les plus furieux
ennemis de la société et de l’État. Ils avaient compris de suite que nous n’étions
pas venus pour les aider. Et ce n’est pas à titre d’aide que nous avons fait circu-
ler l’information sur tel ou tel épisode de la lutte anti-flics dans divers secteurs.
Cela aussi avait toujours été compris et apprécié par des gens que trop de mili-
tants et autres démarcheurs ont pu jadis tenter de recruter – en vain.
D’autres au contraire éprouvaient le besoin d’une aide, qu’ils n’attendaient pas
des partis politiques traditionnels. Seuls des gens parlant un langage religieux
pouvaient la leur apporter, tout langage politique étant discrédité aux Min-
guettes. Au lendemain du 21 mars 83, les jeunes de la ZUP avaient donc ressenti
avec anxiété leur isolement et se sentaient faibles devant la pression de l’État.
Ceux qui commencèrent alors une grève de la faim en solidarité avec « Tunch »
n’étaient, eux, pas des bandits. Ils étaient juste préoccupés au plus haut point
par la haine qu’on leur vouait de partout – l’ambiance des élections municipales
du printemps 83, où tous les partis s’étaient livrés à une surenchère de racisme,
n’avait pu qu’aggraver leur anxiété. Face à l’échéance pressentie après le 21, ils
s’étaient sentis désarmés : et ceux qui n’étaient pas les plus décidés à en décou-
dre redoutèrent le pire. Ils se mirent ainsi à implorer la société. Il est frappant de
voir le côté sacrifice, martyr chrétien des procédés employés : se priver de man-
ger, ensuite s’imposer une longue marche à pied (pourquoi pas sur les genoux ?)
comme s’ils avaient voulu expier tout ce que les jeunes immigrés de l’Est lyon-
nais ont osé se permettre jusqu’à cet excès limite du 21 mars.
Nous avions pressenti, après le 21 mars, au vu du pourrissement relatif de la si-
tuation aux Minguettes qu’elle allait suivre une évolution « à la new-yorkaise ».
D’un côté, aggravation de la concurrence et de l’hostilité entre les jeunes prolé-
taires, repliés dès lors sur des bandes les protégeant dans l’isolement ; et de l’au-
tre, la seule activité organisée en vue d’objectifs médiats qui allait en ressortir
serait une alternative non-violente et réformiste, comme les Noirs américains en
ont subi une à la fin des 60’. La suite confirma hélas notre appréhension.
Les conditions de survie des jeunes de la banlieue lyonnaise se faisaient de plus
en plus dures. Il leur devenait de plus en plus difficile de trouver de l’argent. Sous
l’empire du besoin, certains en arrivaient à risquer leur peau sur des coups ex-
trêmement risqués et d’un faible rapport. Un partage contesté ou une dette non
réglée engendraient d’interminables embrouilles. Pire, il commença à y avoir de
la délation dans l’air. Tout cela était ressenti par les plus lucides avec une amer-
tume et une fatalité écrasante. En 81, les gens se cachaient peu de leurs méfaits
devant leurs semblables ; en 83, chacun essayait de passer le plus discrètement
possible. L’unité réalisée en 81 contre l’ennemi public se fissurait chaque jour
davantage. Début 83 s’était formée à Monmousseau une bande d’une dizaine de
jeunes, très jeunes qui entreprit dès le début de s’embrouiller systématiquement
avec tous les autres jeunes de la ZUP (tentatives de rackets, descentes armées
dans d’autres coins des Minguettes, etc...). Ce genre de comportement ne s’était
encore jamais vu aux Minguettes. Si ces jeunes étaient aussi présents le jour du
21 mars, ils faisaient par contre tout ce qu’ils pouvaient pour fonctionner en op-
position à tous les autres. Lorsque, courant mai 83 les flics en arrêtèrent un à la
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de jeunes immigrés souvent loin d’être convaincus par le mot d’ordre avancé
mais qui s’y sentaient impliqués. On aurait tort de méconnaître le poids émo-
tionnel qu’a eu la Marche chez ces jeunes immigrés, même chez ceux qui criti-
quaient clairement cette initiative. Il y eut vraiment quelque chose de religieux
là-dedans, sans même parler du dévouement très chrétien du père Delorme et des
« travailleurs sociaux » qui ont concouru au succès de la Marche. Quelques di-
zaines de milliers de personnes se sont trouvées pour un jour unies dans la même
euphorie, abstraction faite de ce qui se passe sur cette terre de malheur. En cela,
seul un curé pouvait activer un tel projet avec succès. L’État social-démocrate
était évidemment heureux d’avoir trouvé enfin chez les jeunes immigrés des gens
avec qui discuter. Au podium de Montparnasse, où convergeaient les commu-
niants, une salope de secrétaire d’État (Georgina Dufoix Marie Salope) put par-
ler longuement à la foule, malgré des huées ; un ami arabe qui tenta de prendre
le micro pour parler, et dans un tout autre sens que celui des non-violents, se fit
barrer l’accès du podium par des gorilles. Il n’y a aucune dignité à parler avec un
homme d’État. Aucune. « Pour montrer qu’on est pas des sauvages » nous avait dit
un des animateurs de SOS-Minguettes afin d’expliquer la collecte qu’ils avaient
organisée en faveur du buraliste gréviste de la faim, et chez qui les jeunes du
quartier avaient à 20 reprises fait une autre sorte de collecte : pour ces Marcheurs,
il s’agissait bien de civiliser la révolte des jeunes immigrés.
Notre attitude à cette occasion fut simple et claire : l’absence. Nous n’avions rien
à y faire ou à y dire, puisque nous ne sommes pas concernés par cette sorte de
démarches démocratiques. Nous n’avons pas ressenti le besoin de nous joindre
aux 80 000 marcheurs du dernier jour, n’ayant jamais eu mauvaise conscience du
sort fait dans ce pays aux immigrés parce que nous n’en sommes pas responsables.
C’est une société qui en est responsable, et que nous avons toujours combattue
sous toutes ses formes. Pour toute la valetaille des gens de gauche, c’est évidem-
ment le contraire : qui se sent morveux se mouche. Les marcheurs prétendent
qu’ils ont voulu seulement prendre au mot le discours de l’État démocratique, et
c’est bien là que nos routes divergent définitivement. Pour nous, le discours de
l’État démocratique et les concepts universels de la démocratie ne peuvent pas
être pris au mot parce qu’ils sont parfaitement vides, parce qu’ils n’ont aucune
espèce de réalité. Le seul discours à prendre au mot, c’est celui de la richesse abs-
traite, sur terre : comme l’ont fait les jeunes immigrés qui volent des voitures et
pillent des supermarchés, comme nous le faisons dans notre vie à chaque fois
possible. Car c’est uniquement sur terre que se trouve la solution de l’énigme
qu’est devenue pour chaque pauvre isolé sa propre misère. Pas dans le ciel grisâ-
tre du droit politique et de la démocratie.
Ce qui est réel, c’est l’isolement auquel les jeunes immigrés sont particulière-
ment renvoyés dans la société. Ce qui est un mensonge, c’est de prétendre qu’ils
sont isolés de la société, et ainsi de réclamer leur insertion sociale. « Nous sommes
la France de demain » criaient certains des marcheurs qui semblaient en être fiers !
ntre les travailleurs français et la richesse sociale, il y a tout un système
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grés chômeurs-à-vie, il n’y a rien d’autre qu’une distance infinie, entre eux et
cette richesse. Ils y sont immédiatement confrontés comme une force qui leur
échappe totalement jusqu’à se retourner contre eux. Ces dépossédés issus de la
même zone du monde parlent encore la même langue et partagent les mêmes
mœurs – c’est à peu près tout ce qu’il leur reste en commun dans un univers aussi
hostile. Ils sont arrivés en position de faiblesse dans les rapports de concurrence
régnant entre les pauvres de cette société. Mais dans ce tort particulier, ils ont
quelque chose de commun et qui vient nourrir la conscience d’une hostilité pro-
fonde avec la société. Ils sont porteurs d’une rupture sociale collective mais isolée.
Dans la décennie 70, il y avait déjà des gestes de violence radicale de la part des
bandes de jeunes prolétaires de banlieues, en majorité d’origine française. Et déjà
les défenseurs de l’État frémissaient devant la généralisation possible de ces actes.
Mais jamais cela n’avait atteint ce stade de rébellion permanente dans des quar-
tiers entiers, comme cela fut en 80/81 dans l’Est lyonnais ou dans les quartiers
Nord de Marseille. La violence des « petits blancs » pauvres n’avait jamais pu
franchir le seuil qualitatif, irréversible, de l’été 81. Elle était le fait de bandes
éphémères qui avaient rarement une perception claire de leur situation sociale et
qui n’arrivaient quand même pas à s’imposer de façon systématique et continue
à la police. Les rivalités très fortes qui y sévissaient suffisaient bien souvent à
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ce qu’il y a de pire dans la culture arabe : le respect de la famille et les rites reli-
gieux. Toute défense d’une spécificité culturelle, quelle qu’elle soit, est religieuse
même si elle n’emploie pas les mots de la religion.
Ceux qui veulent gérer l’autonomie culturelle immigrée ont aussi prouvé à plu-
sieurs reprises en 83/84 qu’ils s’opposent vigoureusement à toute révolte qui s’en
prend concrètement aux conditions du monde. Ce sont ceux-là qui protègent les
journalistes de la haine des gens, qui défendent les vitrines de petits commer-
çants et empêchent leurs petits frères d’attaquer les flics, alors même que le sang
vient de couler. Leur but est de s’imposer comme les intermédiaires spécialisés
entre les immigrés et l’État : et l’État ne les reconnaît comme tels qu’à la condi-
tion qu’ils sachent maintenir l’ordre et la dignité. Ils s’emploient dans tout ce
secteur culturel, socio-éducatif, médias, etc... qui se développe depuis deux ou
trois ans avec ce courant d’autonomie culturelle arabe : ce sont les nouvelles re-
crues de l’armée de la fausse conscience.
Désormais, ceux des jeunes immigrés qui veulent en découdre à mort avec notre
ennemi commun seront aussi amenés à en découdre avec la culture arabe en ce
qu’elle a de profondément religieux et répressif, ainsi qu’avec les formes de men-
talité qui y sont liées. C’est un peu dans ce sens que quelques jeunes de la cité de
transit Gutenberg, à Nanterre, concluaient dans une déclaration faite pendant la
Marche antiraciste.
l n’y aura pas d’intégration civile pour les jeunes immigrés et chômeurs-à-
I vie. La réforme politique ne s’applique qu’à des individus qui sont membres
actifs de la société civile – que sont les délinquants et autres chômeurs qui
ne veulent pas du travail ? ! L’une des revendications de la Marche, une carte de
séjour unique de 10 ans, serait satisfaite très bientôt, dit-on : mais suivant certains
critères de délivrance qui d’emblée excluent tous ces jeunes sans travail et au ca-
sier judiciaire chargé. Le projet de réformer la situation des immigrés dans ce
pays se heurtera forcément à cette contradiction entre les exigences du marché na-
tional, qui impliquent à présent de renvoyer le plus possible d’immigrés dans
leur nation d’origine et de fermer les frontières aux migrations futures, et le dis-
cours abstrait de la démocratie bourgeoise qui l’oblige par exemple à accorder la
nationalité française aux jeunes enfants de ces immigrés et qui seront autant de
chômeurs-à-vie, qui ont déjà compris le secret de l’abondance spectaculaire, le
prix à payer pour s’en approcher et le goût amer qu’elle dégage de loin comme
de près. Ceux-là constituent par leur simple existence une menace pour le mar-
ché national. Et s’ils refusent d’avance une vie de labeur, ce n’est pas pour aller
trouver un job dans les chantiers de démolition des Minguettes...
L’immigration est un mécanisme central du système capitaliste : tous les indivi-
dus sur cette terre maudite dépendent, tous, d’une puissance unique, la mar-
chandise. Mais dans cette dépendance commune ils sont soumis à la séparation
et à la hiérarchie sur lesquelles se fonde la société. Et ces limites que constitue
l’appartenance à la nation ou à une ethnie ne protègent pas les pauvres du monde
– elles les isolent seulement davantage. Et partout ces pauvres sont contraints de
se battre localement contre un monde.
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OS CANGACEIROS N° 1
Minguettes blues 31
OS CANGACEIROS N° 1
Minguettes blues 33
Il reste que la brèche ouverte en 81 par l’été chaud des banlieues n’a pas été col-
matée entièrement. Si la plupart de ceux qui l’avaient alors ouverte en s’atta-
quant aux flics et en brûlant des voitures sont aujourd’hui en prison, et certains
pour longtemps, et si bien sûr on ne parle pas d’eux dans les conciliabules entre
animateurs sociaux, beurs non-violents et délégués de l’État, ils n’en sont pas
pour autant oubliés dehors. En octobre 83 un mouvement de protestation agitait
le bâtiment H de la prison St-Paul de Lyon, là où sont enfermés les jeunes arabes
de l’Est lyonnais, il s’agissait de protester contre les brutalités répétées des ma-
tons. Quelques jours après, plusieurs personnes portant des cagoules tentèrent,
à quatre reprises entre 19 h et 20 h, d’écraser des matons sortant de leur sale bou-
lot. Ces quatre salopes se rappelleront longtemps d’une Golf GTI blanche qui
leur a foncé dessus. Il va sans dire que les auteurs de cet acte auraient pu, s’ils
l’avaient voulu, écraser sans problème l’un de ces cafards nuisibles : on peut son-
ger qu’ils ont préféré l’éviter afin que ça ne retombe pas sur le dos des empri-
sonnés – mais tout en donnant aux matons un avertissement très ferme : il y a
toujours dehors des gens qui n’oublient pas les copains dedans.
Lorsqu’ils s’amusaient avec les voitures et contre les flics, les jeunes immigrés se
foutaient pas mal de la culture arabe. Ils ne pensaient qu’à leur insatisfaction. À
présent, ils vont être contraints de se révolter contre le poids mort de la culture
arabe et les formes de communauté religieuse qu’elle recouvre. L’autorité des
grands frères devra finir. En 81, les jeunes immigrés attaquaient ce que leur isole-
ment a de général en brûlant des voitures ; désormais, ils seront amenés à se bat-
tre contre ce qu’il a de particulier. C’est ce que nous n’avons pas compris assez vite
alors. C’est ce que nous n’avons pas abordé dans nos relations avec certains de ces
jeunes et qui explique peut-être que quelques uns aient été amenés à marcher
pour « l’égalité des droits ». Dans les beaux excès de 81 nous avons reconnu ce qui
agissait en direction de la publicité sans saisir ce qui contradictoirement agissait
en direction de son absence.
Longue vie à l’équipe de foot des Minguettes, interdite de match au printemps
84 pour avoir frappé un sale con d’arbitre raciste.
Nos frères sont des sauvages !
OS CANGACEIROS N° 1
I tention dans l’attente d’un procès pour meurtre fut remis en liberté, le juge
ayant estimé qu’il offrait suffisamment de garanties. Cette décision du juge
fut ressentie comme une cinglante provocation par beaucoup de jeunes de
Sevran et de Livry. Ils décidèrent de se rendre à nouveau au Radar. Mais cette fois
l’affaire avait connu un retentissement suffisamment important dans la presse
pour attirer sur place quelques mouches à merde humanistes (ligue des droits de
l’homme), des gauchistes, et quelques représentants pacificateurs de la commu-
nauté arabe (collectif parisien pour l’organisation de la marche)...
Il y avait aussi de nombreux jeunes, arabes ou non, énervés, et animés par l’idée
d’une vengeance à exercer sur place. Dans la confusion, le magasin fut investi,
les caisses bloquées (au grand désarroi de certaines caissières qui refusèrent de
quitter leur poste de travail tant elles s’identifiaient à la direction et aux vigiles
incriminés). Il fut alors rappelé aux clients, nombreux un samedi après-midi,
tous les détails de l’assassinat commis là quelques mois plus tôt. Cette prise de
parole mit clairement en évidence comment la direction entend défendre sa mar-
chandise contre ceux qui voudraient se l’approprier gratuitement. À ce moment,
un commerçant imprudent de la galerie marchande, l’ouvrit, en tenant des pro-
pos racistes contre ceux qui manifestaient. Quelques jeunes se précipitèrent afin
de corriger ce cafard. Ils se virent immédiatement immobilisés par un SO spon-
tané de gauchistes qui, craignant que cela ne dégénère, s’offrit en protecteur du
boutiquier et de sa boutique.
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OS CANGACEIROS N° 1
À rant les mois antérieurs et il a laissé sur le moment les gens écrasés, im-
puissants avec pour seule perspective de se tenir sur la défensive.
Depuis la fin 82 presque tous les jeunes qui ont été abattus comme l’a été Moussa
sont des jeunes immigrés arabes. De quoi donner le sentiment d’être spéciale-
ment visés. Ce sentiment attise certes la rage et la colère contre cette société,
mais incite aussi à la prudence, à la défensive voire au repli exclusif sur la com-
munauté arabe. Après un assassinat, les jeunes de la cité laissent la famille de la
victime s’avancer au premier rang avec des propos d’apaisement et de légalité
que chacun se garde bien de démentir ouvertement.
Presque personne parmi ces jeunes ne partage réellement la confiance dans la
justice affichée par la famille. Ça, c’est pour la presse, la société, qu’elle voit bien
qu’elle n’a pas affaire à des fauves et en conséquence qu’elle cesse de réagir
comme si elle traitait des fauves. Beaucoup de jeunes immigrés ressentent comme
une nécessité de faire relâcher la pression que la société exerce contre eux. C’est
ce qui est apparu tout au long de l’année 83 et qui a préparé le terrain à la marche
antiraciste de l’hiver 83. Cette marche, même si elle n’a pas vraiment soulevé
l’enthousiasme des jeunes immigrés n’a en tout cas pas été rejetée par eux. Elle
n’est pas simplement apparue comme l’entreprise de la minorité d’idéalistes qui
l’ont effectivement faite. Les revendications politiques d’égalité des droits, il n’y
a pas beaucoup de jeunes arabes pour y croire ou même pour s’y intéresser vrai-
ment. Mais ce qui compte pour eux, c’est qu’à la faveur de ce légalisme affiché
par certains, la société oublie un peu les jeunes arabes.
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SCANDALE
À LA COURNEUVE
u début de juillet 83, un gamin de 10 ans est assassiné à La Courneuve
A par un habitant, alors qu’il s’amusait avec des pétards. Cela s’est passé à
la cité des 4 000. Contrairement à ce qui s’était passé à Chatenay-Mala-
bry ou à Nanterre, la réaction des habitants et surtout des jeunes fut très vive.
Le lendemain soir, alors qu’une manifestation est appelée à se tenir en bas de la
cage d’escalier d’où est parti le coup de feu – les gens réclamant qu’on châtie le
coupable – des jeunes vont directement au commissariat distant de quelques cen-
taines de mètres et insultent les flics présents. Quelques coups, des pierres contre
une voiture de RG puis repli des assaillants parmi lesquels certains n’étaient
venus là que dans l’espoir de calmer les esprits. D’autres affrontements avaient
déjà eu lieu aussitôt après l’arrestation du tireur débile, blessant quelques flics.
Après la manifestation en bas de l’escalier du tueur, les gens se rassemblent sur
le parvis du centre commercial de la cité, discutant par petits groupes. Une
équipe de télé vînt à nouveau sur les lieux – le soir même de l’assassinat, la télé
était déjà venue interviewer des habitants et ce qui était paru ensuite aux « in-
formations » présentait la colère des habitants comme un réflexe antiraciste,
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OS CANGACEIROS N° 1
Scandale à la Courneuve 39
de tels débordements de la part de ceux qui étaient souvent leurs petits frères ou
qui n’étaient pas de la cité.
Après quelques bousculades la situation fût calmée ; c’est-à-dire que tous ces
jeunes continuèrent à tourner dans la cité cherchant de quelle façon ils pour-
raient dépenser leur colère et leur excitation (c’est la venue en masse de la police
qui acheva de les disperser, achevant le travail de ceux qui avaient protégé jour-
nalistes et magasins). Plus tard dans la soirée, alors que beaucoup d’habitants
étaient rentrés chez eux, arriva une équipe d’une dizaine de jeunes venant de
Vitry en renfort et qui trouva les lieux déjà occupés par les flics qui y patrouil-
laient 4 par 4, chaque patrouille distante de vingt mètres des autres. Ces jeunes
étaient montés là-bas pour se joindre à la vengeance éventuelle des jeunes de la
cité, eux-mêmes ayant déjà eu en 80 le précédent d’un des leurs assassiné par un
gardien d’immeuble pour cause de bruit.
Le lendemain, les mêmes qui avaient fait les flics la veille étaient décidés à contrô-
ler une manif vers la mairie. Ils avertirent d’emblée que le service d’ordre casse-
rait la gueule à celui ou celle qui sortirait de sa réserve et ne se conformerait pas
au mot d’ordre de défiler dans le-calme-et-la-dignité. En formulant cet avertisse-
ment, ils demandèrent à ceux qui n’avaient pas l’intention de s’y tenir de ne pas
se joindre au cortège : c’est ce que firent près de la moitié des personnes présentes
qui devaient néanmoins rejoindre la manif une demi-heure plus tard, la colère de
chacun restant isolée.
es rackets antiracistes officiels (comme le MRAP ou des saloperies de ce
L genre) avaient été rejetés par les habitants des 4 000. Mais il est apparu un
fait nouveau : une frange de jeunes immigrés raisonnables se chargent eux-
mêmes d’assurer l’ordre dans la cité, exactement comme la CGT fait régner l’or-
dre dans les usines en grève. Parmi ceux-là, au moins quelques uns des anciens
animateurs du « Yuro Théâtro », un cinéma désaffecté des 4 000 qu’ils avaient
transformé en salle de concert pour gérer l’insatisfaction du samedi soir. Au bout
de quelque temps, la plupart des jeunes de la cité qu’ils avaient réussi à mobili-
ser sur cette initiative les laissèrent tomber. En juillet 83, il s’agissait pour ces
animateurs de la misère de rejeter tous ceux qui n’étaient pas de la cité surtout
s’ils n’étaient pas immigrés. On en finit ici avec ces manipulateurs new-look en
rappelant qu’en 71 à la cité des 4 000, dans les mêmes conditions qu’en 83, le pa-
tron du bar Le Narval avait assassiné un jeune qui chahutait : ce jeune était fran-
çais d’origine. Et le Narval a été détruit peu après par un attentat anonyme.
Merde à tous ceux qui ont pour but de renforcer l’isolement des pauvres. Merde
à ceux qui gèrent l’isolement des immigrés.
L’été meurtrier de 83 a été la réponse des défenseurs de l’ordre à l’été chaud de
81. On peut parler à ce propos d’un véritable terrorisme populaire et diffus, ve-
nant aussi bien des petits commerçants que des simples képis en passant par le
travailleur français intégré.
Ce que personne n’a encore été capable de dire, c’est que l’État social-démocrate
s’appuie directement sur cette vague terroriste qui a pour cible tout ce qui est
jeune et tout ce qui bouge, et en premier lieu les jeunes arabes.
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OS CANGACEIROS N° 1
Le but de ce terrorisme diffus et individuel est que ses victimes soient plongées
dans le désarroi et aillent alors se mettre sous la protection de ce même État qui
encourage les assassins. Ce but a été en grande partie atteint. En semant la panique
chez les immigrés, en les contraignant à davantage d’isolement et en les amenant
enfin à en appeler à la justice – laquelle continue de délivrer régulièrement des
permis d’assassiner.
En Italie, c’étaient les services secrets qui s’occupaient de faire du terrorisme
pour désarçonner la révolte des pauvres ; en France, où il y a une importante
classe moyenne, c’est une partie de la population qui s’en charge d’elle-même :
libre cours alors à l’initiative personnelle.
L’État apparaît alors comme le médiateur central entre les jeunes immigrés et les
racistes, celui qui seul pourrait faire cesser cette guerre civile. Et les rackets beurs
apparaissent, plus modestement, comme les intermédiaires spécialisés entre les
immigrés et le médiateur central. L’essentiel pour tous, c’est que le rôle de l’État
en sorte renforcé. Prendre des coups ne rend pas nécessairement les gens mé-
chants comme des fauves : ça peut aussi les rendre doux comme des agneaux (non-
violents). Cela, n’importe quel responsable de l’ordre à n’importe quel niveau de
l’État le sait. Quoique ses penchants humanistes lui en donnent mauvaise
conscience, l’État social-démocrate a très vite compris le parti qu’il pouvait tirer
de ce terrorisme spontané de certains citoyens français (et que les partis poli-
tiques se sont empressés d’exciter chacun à sa manière) : prendre des coups peut
contraindre ces immigrés révoltés à chercher la négociation, à demander la trêve
– et c’est ça le but.
Pourtant, depuis le procès en octobre 81 à Créteil du gardien de la cité Couzy,
de Vitry, tout est clair quant à ce que les pauvres attendent de la justice – pour
ceux qui auraient eu encore des doutes ! Et les jeunes de Vitry l’ont fait savoir pu-
bliquement. Nul n’est censé ignorer cette affaire, et surtout pas les spécialistes
beurs qui depuis ont rejoué dix, vingt fois la même comédie en toute connais-
sance de cause. Ces crapules savent bien ce qu’elles font.
Ajoutons que ce réformisme beur s’est développé sur la base d’un dispositif déjà
existant et qui va des maisons de quartier et centres socio-culturels aux différents
animateurs et éducateurs, payés par l’État. Ces assistants sociaux qui sont presque
tous d’anciens gauchistes recyclés, et qui travaillent quotidiennement à neutrali-
ser les jeunes – la justice leur ayant souvent préparé le terrain en brisant leur
énergie par de longues peines de prison, à la sortie desquelles les éducateurs n’ont
plus qu’à cueillir des gens affaiblis et démoralisés, et à leur proposer enfin quelque
chose de « positif ». Cette racaille-là est plus efficace pour défendre l’ordre qu’un
bataillon de CRS.
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OS CANGACEIROS N° 1
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M vouée au trafic marchand, et il n’est rien qui n’y soit déterminé par les
impératifs du trafic. La cité entière est consacrée à cette activité, et à
rien d’autre. C’est la circulation des marchandises qui a édifié cette ville, à sa
convenance et à son image. Nulle trace de passé historique, la marchandise ne
laisse rien derrière elle, se contentant de passer.
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OS CANGACEIROS N° 1
’aristocratie marchande à Marseille n’a pas élevé de palais, ni brillé par les
dernier rempart de la bourgeoisie contre le PC. C’est qu’il y avait eu des émeutes
sous le précédent maire, le gaulliste Carlini, au cours desquelles des boîtes de
nuit furent incendiées par des dockers encadrés par la CGT, quartier de l’Opéra.
Avec Gaston Defferre, c’est de nouveau le mariage serein du commerce et de la
politique comme avant la guerre. Aujourd’hui Defferre reste l’homme lige de la
bourgeoisie locale soucieuse de son indépendance et de sa sécurité. Le clienté-
lisme électoral est la règle dans cette ville.
Aménager le Port, les voies de communication, aider les entreprises en difficultés
par la création de multiples Sociétés d’Économie Mixte, mariage de raison entre
le secteur public et le secteur privé, favoriser la puissance financière de la ville en
faisant de Marseille le centre de l’activité régionale de l’argent, Defferre, soutenu
par la Chambre de Commerce, gère sa ville comme il gère Le Provençal, une af-
faire de famille et une opération commerciale réussie. Marseille est le 2ème port
d’Europe, après Rotterdam mais avant Hambourg, Anvers, Londres et Gênes.
Un tel va-et-vient de marchandises, avec toute l’activité qu’il engendre, a de tout
temps attiré des pauvres sans réserves du Bassin méditerranéen ; plusieurs vagues
d’immigration se sont succédées, sur lesquelles s’est édifiée la prospérité mar-
chande de la ville : italiens, corses, siciliens, espagnols, africains, arabes (sans par-
ler de l’arrivée des pieds-noirs) qui tous ont débarqué là, affamés par la nécessité
et contraints aux travaux les plus durs, attirés comme des insectes par la lumière.
Les impératifs de la marchandise ont donc déporté là des masses d’individus, qui
s’y sont agglomérés dans l’isolement et dont chaque atome individuel est laissé
en proie à la nécessité. Les pauvres à Marseille, se sentent vraiment comme de sim-
ples nécessiteux et ne ressentent que leur isolement.
La moindre manifestation d’indocilité de la part des travailleurs réveille la haine
et la peur chez la bourgeoisie, car ils constituent pour elle une menace confuse
et permanente. Elle entend alors se venger des pauvres de peur qu’un jour les pau-
vres ne se vengent définitivement d’elle.
1871 marque la première alerte moderne pour la bourgeoisie : LA COMMUNE.
Adolphe Thiers ne va pas ménager sa ville natale : la Commune marseillaise sera
elle aussi réprimée dans le sang. Les insurgés massacrés, Marseille se trouve sous
occupation militaire pour six ans. La ville est alors administrée par le Président
de la Chambre de Commerce, Lucien Rabatau.
Dès la fin du siècle dernier, cette fureur contre les pauvres trouve son exutoire
dans un racisme anti-italien virulent ; c’est que les chômeurs et en particulier les
nombreux italiens qui campent aux portes de la ville, dans les terrains vagues de
St-Charles et de la Belle de Mai sont ressentis comme une nouvelle menace. En
1885, une chasse aux « Babbis » [« crapauds » en marseillais] agite la rive Nord du
Vieux Port. En 1886 des incidents se produisent aux alentours de la Canebière.
En 1888, c’est l’épisode sanglant des « Vêpres marseillaises » : des Italiens sont
massacrés en nombre.
En 1909 un contremaître des Huileries Maurel fait venir des Kabyles pour bri-
ser une grève d’ouvriers italiens. La direction des Sucreries Saint-Louis suit cet
exemple.
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OS CANGACEIROS N° 1
FOS-SUR-MER :
LE PLUS GRAND CHANTIER
D’EUROPE...
Fos-sur-mer est le résultat d’une stratégie in-
dustrielle et commerciale conçue en 62. Le
principe en était celui des « Usines au bord de
l’eau », c’est-à-dire directement liées au point
d’arrivée des sources d’énergie et des ma-
tières premières (terminaux pétroliers, mé-
En 1945, 1962 et 1969 (Fos-sur-Mer) la
thaniers, minéraliers). Les travaux débutèrent
vers 72/73 : « Ce sera la fierté de la France »
bourgeoisie a besoin d’une main-d’œu- disaient alors les malades qui avaient conçu
vre bon marché et docile. À cette fin ce plan. Les multinationales qui devaient s’im-
elle puise dans l’armée de réserve des planter là pensaient créer un marché de pro-
pauvres d’Afrique du Nord. duits semi-finis avec l’Afrique du Nord et le
Proche-Orient. Le site de Fos devait partici-
Si la marchandise ne connaît pas de per d’une insertion plus grande du marché
frontière et peut circuler librement, il national dans le marché international.
n’en est pas de même pour les pauvres Ce projet vit une liaison très étroite entre les
enfermés dans leurs zones de réserve,
multinationales et l’État. Celui-ci prenait en
charge tous les travaux relevant de l’infra-
objet du marchandage entre États (« je structure, au profit des groupes industriels les
pense que ces problèmes ne peuvent être plus puissants. Les entreprises situées à Fos
résolus que d’une seule façon, par un ac- sont commandées d’ailleurs, de Paris, Lon-
cord entre les gouvernements qui four- dres, Rotterdam. Et la part des capitaux pri-
vés dans le financement du chantier devait
nissent la main-d’œuvre et ceux qui rester autour de 15 %, le reste relevant des ca-
l’utilisent » (Defferre). Pourtant la pitaux d’État.
bourgeoisie locale qui a pu reconstituer 72 : « Fos le prix de l’improvisation ». Le 21 oc-
sur place ses propres réserves de pau- tobre 72, une manif a lieu à la suite d’acci-
vres n’a pas besoin, désormais, d’un
dents du travail, et qui rassemble à la fois des
travailleurs du chantier et des habitants du
recrutement massif mais d’un recrute- secteur. Il y avait eu 3 morts et 7 grands bles-
ment limité de travailleurs qui seront à sés en un mois ! Fos détient alors le record
sa merci, tels les travailleurs clandes- des accidents du travail, ainsi que le record
tins, tirant ainsi profit de la concur- des grèves (une par semaine depuis le début
des travaux). Le 14 octobre un certain Laïd
rence sauvage qu’elle a instituée sur le Mahjoud tombait du haut d’une grue ; une
marché du travail. manif eut lieu aux cris de « Laïd a été assas-
siné ». Les horaires étaient tout simplement
a ville dégage une ambiance gé-
OS CANGACEIROS N° 1
L aux tarifs en vigueur dans cette ville) ; mais il est également difficile de ga-
gner de l’argent de façon durable par la reprise individuelle. Les risques
sont gros et les liquidités bien gardées (salopes !). Tous ceux qui possèdent quelque
bien vivent dans l’anxiété (largement amplifiée par l’information spectaculaire).
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OS CANGACEIROS N° 1
Un soir de juillet 73, à la cité d’accueil de Saint- d’outre-méditerranée règle ses comptes ». En
Jean-du-Désert (!), un quartier perdu au Nord- attendant, c’est la pègre des partis politiques
Est de la ville et loin de tout, « la misère qui règle le compte des prolétaires qui habi-
omniprésente dans ce ghetto explose dans le taient à Saint-Jean-du-Désert.
sordide banal... » À la suite d’une altercation, un Laïd Moussa jouait serré devant la Cour d’As-
certain Laïd Moussa aidé de son frère tue son sises. Il prétendait à la légitime défense. Les
voisin Michel Balozian à coups de couteau et amis de Balozian ne démentirent rien de tout ce
blesse ses deux acolytes, Jean-Marie Baudoin qu’il avait déclaré pour sa défense. Devant les
et Nourredine Zinet, dit « Rémy ». Il s’agirait of- flics et les magistrats : le silence. On ne colla-
ficiellement d’une dispute occasionnée par le bore pas avec ces ordures. Au procès, en mars
bruit que faisaient dans leur piaule Balozian et 1975, ils persistèrent. « Les dépositions des té-
ses copains, et qui aurait dégénéré. Les frères moins n’apportaient rien à l’audience, aucun
Moussa, arrêtés peu après alors qu’ils tentaient indice supplémentaire à cette lamentable af-
de quitter la France sont présentés alors par la faire si ce n’est que Jean-Marie Baudoin par
presse et les groupuscules de gauche comme son attitude provocante et injurieuse était in-
d’honnêtes travailleurs immigrés : « Ils étaient culpé sur le champ d’outrages à magistrats ».
En effet, au moment où le président lui enjoi-
semble-t-il, les seuls à payer leur loyer dans cet
gnait de lever la main droite et de dire « Je jure
ensemble occupé par une foule de personnes
de dire toute la vérité etc. » Jean-Marie Baudoin
ayant des activités mal définies. Leurs voisins
répondit « Ce que c’est que la vérité, je m’en
de pallier, chez qui on a retrouvé par la suite
fous, mais ce que je sais c’est que la justice
le butin de vols s’étaient installés d’autorité et c’est de la merde ».
pour s’y maintenir répandaient la terreur.
Finalement Laïd Moussa s’en sortait pas trop
“Je ne me serais pas risqué à aller les déloger”
mal avec 3 ans de prison dont 18 mois avec sur-
déclarait le responsable de la cité. Ces singu- sis ; son frère prenait 6 mois de sursis. Les avo-
liers voisins, Balozian, Zinet et Baudoin entre- cats de gauche ainsi que les divers boy-scouts
tenaient très tard dans la nuit un tapage gênant gauchistes qui défendaient l’honnête Laïd
pour tout le monde et notamment pour les Moussa se complurent à traîner dans la boue
frères Moussa qui à l’issue de leur journée de Balozian et ses amis durant tout le procès.
travail aspiraient à un repos légitime ». Mais peu après sa libération, le 9 mars 75, Laïd
Quand à la presse de droite, elle se déchaîne à Moussa était abattu. De deux coups de feu.
la fois dans une hystérie anti-arabe (« tueurs al- Aussitôt la nouvelle connue, toute la racaille
gériens, une fois de plus ») et dans une cam- gauchiste qui l’avait défendu aboya automati-
pagne contre le repaire de zonards qu’est quement au crime raciste ; ces clébards pavlo-
devenue cette résidence appartenant à la viens firent des manifestations le lendemain
MNEF et réservée en principe aux étudiants même à Paris et à Marseille. Mais en quelques
mariés (« nombreuses bagarres », « Cour des jours, le rideau de fumée idéologique se dis-
miracles », « comment expliquer les chalu- sipa. Laïd Moussa n’était pas, et de loin, l’ou-
meaux oxhydriques, les pinces-monseigneur vrier modèle que ces roquets avaient défendu :
et la stéréo volée retrouvés dans la chambre et ce qu’il était, ils n’auraient pas osé le défen-
occupée par Balozian et ses amis »). Le Méri- dre. Tout ceci en vînt à se savoir très vite après
dional déclare « Il faut connaître l’identité et la sa mort. En fait de prétendu crime raciste, l’in-
situation de tous les résidents ; savoir ce qui dividu qui fût très rapidement considéré
autorise des non-étudiants à être là ; arrêter les comme le suspect n°1 dans ce meurtre, Ali Me-
drogues-parties » – « Avec, au-dessus de tout liani, connaissait bien Moussa – avec qui il au-
ça, une volonté évidente de casser, de dé- rait même fait des casses jadis. Mais surtout,
truire ». La gauche et l’extrême-gauche qui sou- Meliani, dit « Cox », était un ami de Balozian. Il
tiennent un « honnête travailleur immigré avait un pied-à-terre à St-Jean-du-Désert. Le
agressé par de petits gangsters » ne disent pas soir de la tuerie, c’était lui qui avait interrompu
autre chose. Le Front National lui se contente le carnage en braquant les frères Moussa avec
de dire que « Une nouvelle fois la pègre venue un fusil. C’est dans une chambre qu’il lui arri-
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vait d’utiliser que les flics trouvèrent d’ailleurs Pour toutes ces salopes, cette affaire n’avait été
5 fusils de chasse provenant d’un casse. De- que l’occasion de se donner bonne conscience
puis sa sortie de prison, Laïd Moussa avait et cela en se faisant concurrence comme tou-
confié à ses proches qu’il craignait la ven- jours. Mais par-delà cette concurrence immé-
geance de Cox. Celui-ci devait être un bon diate, tous les rackets politiques ont su
speed, puisqu’il réussit à échapper peu de accorder leurs violons contre l’ennemi com-
temps après aux enquêteurs de la Criminelle mun, le délinquant – c’est-à-dire le prolétaire
venus l’arrêter à son domicile parisien, dans le- qui ne veut plus travailler et qui se sert lui-
quel ils devaient trouver un lot de P.M., flingues même. Les salopes de gauche défendent l’hon-
divers et bijoux volés. Malheureusement, Cox nêteté et le travail exactement comme les
fut assassiné par les flics dans une course- salopes de droite, et leur antiracisme n’est
poursuite après un braquage de banque à qu’un mensonge de plus qui se révèle dans
Paris, en avril 76. À cette occasion, les salopes cette affaire particulièrement ignoble.
de L’Humanité trouvèrent moyen de baver en- La vérité de cette affaire, jamais aucune de ces
core un peu, eux les spécialistes les plus com- salopes ne l’a sue. La vérité, c’est que les pro-
pétents en calomnies & délation : Cox était létaires n’aiment pas que les charognards vien-
présenté dans un article comme « une bar- nent mettre leur nez dans leurs affaires. Et
bouze bien connue ». Salopes de gauche ! surtout qu’ils se repaissent de la misère des re-
Les gauchistes, pour maintenir à bout de bras lations auxquels les individus sont réduits dans
leur scénario (scénario que Laïd Moussa avait ce monde. Cette misère qui a implosé entre
su utiliser à son avantage devant la justice), ont eux, le soir de la tuerie de St-Jean-du-Désert, et
toujours maintenu que ce serait l’extrême- dont les salopes de tous partis ne savent évi-
droite qui aurait tué Moussa. Ils s’appuient sur demment rien. Mais non contents d’être igno-
des lettres de menaces racistes, mais qui ne rantes, ces salopes ont tout fait pour rendre les
prouvent rien vu le nombre de racistes qu’il y a gens aussi bêtes qu’elles, en couvrant le cada-
à Marseille – et elles ont même pu être écrites vre de Balozian de leur merde idéologique.
exprès pour faire diversion. Qu’aurait été faire Laïd Moussa les laissait faire, mais lui risquait
l’extrême-droite en envoyant un tueur venger gros et il savait la vérité.
un délinquant, qui était lui-même si peu sus- Les 3 protagonistes principaux de cette affaire
pect de sympathie pour les thèses racistes qu’il sont morts. Il était important, 10 ans après, de
avait plusieurs délinquants arabes pour amis ? rétablir la vérité.
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moyens qu’ici la police entend ne s’embarrasser de rien pour faire régner l’ordre.
La bestialité et l’arbitraire sont la règle constante. Les commissariats marseillais
ont une épouvantable réputation à cause des tabassages systématiques. Voici
quelques années, des inspecteurs avaient été condamnés à une très légère peine
de sursis pour avoir sodomisé avec des matraques des suspects, finalement inno-
cents, dans les locaux de l’Évêché lors d’interrogatoires : leurs collègues mani-
festèrent bruyamment en plein centre-ville contre ce verdict (qui devait être
annulé ultérieurement en appel). Les preuves étant cependant irréfutables, il est
à conclure que la police marseillaise n’a pas craint de revendiquer hautement
dans la rue le droit à la torture dans les commissariats locaux.
Les porcs bavent de peur, peur d’une populace ressentie comme hostile, peur de
cette jeunesse qui comprend de plus en plus clairement la nature de son sort : gi-
bier d’usine ou gibier à flics. Ici, la jeunesse se trouve massivement traitée sans
égard, ennemi potentiel auquel l’État doit imposer la réserve par la terreur.
On peut comprendre cette violence policière heureusement sans pareil en France,
en relation avec la libre-concurrence qui sévit dans la ville et y impose des condi-
tions d’autant plus dures aux pauvres. Quand on a vécu à Marseille on peut ima-
giner sans mal ce qui se passe dans des villes comme Rio de Janeiro ou Lagos :
c’est-à-dire partout où il n’y a presque aucune médiation sociale et politique in-
terposée entre les pauvres et la richesse en vue, et où le besoin le plus immédiat
est la seule mesure des relations entre les individus.
l y a dix ans déjà les pauvres à Marseille s’en prenaient à l’ennemi en géné-
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OS CANGACEIROS N° 1
Les porcs reviennent en force avec les CRS, défoncent les portes, saccagent des
logements et blessent plusieurs personnes dont une mère de famille qui porte
plainte. En riposte, quelques jours après, une trentaine d’habitants barricadent
la route d’accès à la cité et interdisent, fusils en mains, aux voitures de police de
s’en approcher.
La contre-offensive policière prend la forme terroriste : une bombe explose devant
la porte de la personne qui avait déposé plainte détruisant deux immeubles (par
miracle, il n’y eut que des blessés). Une deuxième bombe est désamorcée in ex-
tremis la même nuit à Bassens. L’enquête impute ces deux attentats au SAC [mi-
lice gaulliste] dont faisaient partie beaucoup de policiers marseillais.
Dans la nuit du 12 au 13 octobre 83, un attentat endommage plusieurs apparte-
ments à la Bricarde, il est signé « Les Templiers de la Dératisation »...
Face à la provocation des salopes, la riposte ne se fait pas attendre. En octobre,
quand un CRS a abattu un jeune dans les quartiers Nord (après avoir menacé :
« j’ai la gâchette facile ce soir »), la réaction des gens fut immédiate et les CRS ont
dû quitter les lieux tout de suite pour éviter un affrontement imminent. Ce ne fut
que partie remise : à la fin d’une manif bonne-conscience organisée par les rackets
politiques, les CRS furent attaqués et l’une des principales rues commerçantes
de la ville saccagée ; en prime, trois commerces furent ravagés à Plan-de-Cuques.
En juin 82, à la suite d’un vol à la roulotte commis dans un taxi rue Félix-Pyat,
plusieurs dizaines de chauffeurs entrent dans des immeubles de la cité Bellevue
où ils se livrent à des provocations, revolvers en main. Dans la soirée, ils impro-
visent une manifestation à la porte d’Aix, et attaquent des cafés dans le vieux
quartier arabe. Des jeunes des quartiers Nord descendent à la Belle de Mai prê-
ter main forte aux gars de la cité Bellevue contre les chauffeurs de taxi. À Sainte-
Marthe, un taxi reçoit des parpaings dans le pare-brise du haut de la passerelle
Plombière ; dans les jours qui suivent, ceux qui se risquent à passer dans ce sec-
teur reçoivent des pierres. À Bellevue des jeunes attaquent un fourgon de police
qui stationnait à l’entrée de la cité, « les habitants n’ont pas supporté la présence po-
licière » comme dit la presse. Au marché des Arnavaux, des gosses venus de la Pa-
ternelle, armés de bâtons mettent à sac le dépôt Cash Gabriel.
Les jeunes n’ont pas envie de connaître le sort de leur pères, ils n’ont aucune
envie d’être de la chair à usine et ils le disent. « Ils ont fait travailler mon père
comme un esclave. Maintenant, il traîne d’hôpital en hôpital. Moi, je ne ferai ja-
mais ça, je veux un métier propre. Sinon je crèverai sur le trottoir, avec un flingue
dans la main » (un jeune de la Paternelle).
Malgré les manipulations, les tentatives de division (racisme) et les tentatives de
récupération (antiracisme) la nouvelle génération a su trouver un adversaire et
créer de ce fait une situation de plus en plus préoccupante pour les partisans du
Vieux Monde. Se créent ainsi des « zones de non-droit » selon l’euphémisme po-
licier, en fait des zones de haute insécurité pour les flics.
« À chacune de leurs apparitions, les voitures de police étaient saluées par des gerbes
de pierres : nous étions interdits de séjour dans cette ZUP (La Busserine) » déclare un
commissaire de police.
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OS CANGACEIROS N° 1
À la cité du Clos, à La Rose, la police n’a effectivement plus les moyens d’inter-
venir normalement depuis 81 : à deux reprises durant l’été 83, des patrouilles du-
rent réclamer de gros renforts pour pouvoir se sortir de la cité où elles s’étaient
aventurées à la poursuite de motos volées, provoquant évidemment une vigou-
reuse contre-attaque des jeunes.
À l’occupation policière s’ajoute toute une politique d’encadrement, c’est le
« syndicalisme du cadre de vie » inspiré du syndicalisme tout court. Cette poli-
tique consiste à créer des comités, des centres culturels, des associations qui, à
l’exemple des syndicats appellent à la participation ou mieux à la collaboration
et qui ont tous pour fin de policer les gens : « Derrière le masque de l’animateur
se cache la grimace de l’indicateur ». De la même façon que l’on demande aux
pauvres de gérer leur propre exploitation, l’État leur demande en plus de gérer
leur isolement, vœux aussi pieux que vains : le mépris vis-à-vis des pauvres a tout
de même des limites qui sont les pauvres eux-mêmes.
Ainsi Defferre a-t-il mis en place les Comités d’Intérêt de Quartier (CIQ) qui
bien entendu regroupent les seuls habitants qui ont un intérêt quelconque en ce
monde : les commerçants. Les CIQ sont surtout des moyens de contrôle et de dé-
lation ; encouragés par la municipalité, ils ont dernièrement permis la constitu-
tion d’un Comité de liaison Police-Population (« Afin d’établir un climat de
confiance entre citoyens et policiers, il est recommandé aux membres du Comité de
fréquenter personnellement plusieurs policiers et si possible, de faire inviter dans les
familles les CRS étrangers à la ville » – circulaire de juin 1982).
À ces CIQ s’ajoutent les CCV (Comités du Cadre de Vie) qui recouvrent un
territoire plus vaste. Il y a 4 CCV chapeautant respectivement 4 zones : le Sud
résidentiel et tertiaire, le Centre commercial, le Nord portuaire, le Nord-Est in-
dustriel avec, comme courroies administratives, les Commissions Territoriales.
Il faut aussi signaler la commission régionale pour le développement des quar-
tiers qui s’occupe principalement d’urbanisme et se réclame d’une « politique de
quartier faite avec la population : concertation et participation des habitants à la
gestion de leur quartier. Ceci afin de leur donner les moyens d’agir sur les décisions
qui les concernent » et où siègent comme l’indiquent ces quelques lignes, de bien
impudentes salopes.
L’urbanisme est une opération de police jointe à une opération financière ; les
rêves de la raison d’État sont les cauchemars réels de la population. C’est ainsi que
la « Cité radieuse » du Corbusier a été édifiée selon les idéaux progressistes chers
à Defferre : « Où je sévis il n’y a plus de vie possible donc plus de danger pour l’État ».
Tout y fut fait pour que les habitants de ce bloc bétonné, moderne Alcatraz,
n’aient pas à sortir dans la rue : c’est ainsi que les quartiers de banlieues, vérita-
bles souricières, furent conçus sur le modèle du labyrinthe expérimental. Il est
très difficile de passer d’un quartier à l’autre. L’urbanisme progressiste a trouvé
sa vérité dans le fameux cimetière vertical, jadis l’orgueil de la municipalité.
Déjà lors de l’occupation allemande, le projet d’avant-guerre de destruction d’un
secteur du Panier, quartier difficilement contrôlable par la police, fut réalisé par
la Gestapo, pour les mêmes raisons. Il fut reconstruit par Fernand Pouillon.
Quant au projet municipal de transformer le reste du Panier en musée, il est en
train d’échouer lamentablement.
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Ce qui est cassé c’est l’appartenance positive à la société civile. Voilà ce que Kri-
korian pressent et ce qui le tracasse. « Prenons le cas de Bassens, vous savez que Bas-
sens est une de ces cités où la police était interdite de séjour depuis de nombreuses
années. Quand il y avait un problème avec toute la population de Bassens, on en-
voyait les CRS, on envoyait des compagnies d’intervention : c’était pire que le mal.
On ne peut assurer la discipline sans le consentement ou contre le consentement de
la population... C’est à la communauté de prendre en main ses asociaux ou indisci-
plinés... À la Paternelle par exemple, y a des délinquants qui ont fait de leur état de
délinquants une situation professionnelle. Si vous venez pour rétablir l’ordre et la sé-
curité c’en est fini pour eux. Toutes les communautés, qu’elles soient protestantes, com-
munistes, laïques, catholiques etc., organisent elles-mêmes leur propre discipline dans
leurs rangs, et tant que la communauté maghrébine n’aura pas rétabli sa discipline
dans ses rangs, elle sera perçue comme communauté marginale. C’est une mise en
garde pour ceux qui, à la Paternelle, jouent un jeu dangereux ».
La bourgeoisie se trouve de plus en plus brutalement confrontée à ce qu’elle en-
gendre : l’absence de communauté. Mais il reste toujours l’aspiration à la commu-
nauté – et c’est celle-ci qui fait et défait l’esprit d’un monde. L’ennemi est
contraint de récupérer cette aspiration et de lui donner un contenu abstrait dans
une forme religieuse.
Quand le mensonge sur lequel s’appuie l’activité politique et policière est com-
promis (comme celui de « communauté nationale » auquel seuls les beaufs qui
constituent la classe moyenne sont encore sensibles, par purs intérêts corpora-
tistes), il reste comme ultime recours de se rabattre sur une autre forme de la
communauté, la religion, qui présente l’intérêt d’être particulière dans sa forme
mais universelle dans son essence.
Ce qui définit la religion c’est l’aspiration à former une communauté qui reste à
l’état d’aspiration. Sous le couvert de cette communauté mythique, la bourgeoi-
sie, qu’elle soit juive, chrétienne ou musulmane, peut se livrer sans retenue et sans
scrupules à sa passion, l’argent – tandis que les pauvres continuent d’être en proie
à cette nécessité, l’argent.
Quand cette chose-là perd son caractère sacré et que les gens se livrent de plus en
plus à l’activité profane du vol (ou mieux du pillage), l’ennemi se hâte de les en-
fermer dans une pseudo-communauté.
Dans la bouche d’un flic, le concept de communauté signifie : « diviser les gens
pour faire régner l’ordre ». Racistes et antiracistes s’y emploient avec l’énergie du
désespoir.
« Il y a plus d’avantages à être malhonnête, et c’est ce qui fait que la délinquance aug-
mente. Il ne faut pas tomber dans le piège qui veut que le délinquant soit un déraciné,
au contraire, le délinquant est l’individu le mieux intégré à la société actuelle, celui
qui a simplifié tous les mécanismes de la société et les a adaptés à son comportement. »
Un commissaire de police marseillais (Autrement n°22, nov 79)
À Marseille, les jeunes chômeurs-à-vie continuent de s’attaquer avec fureur à la
nécessité de l’argent. « Samedi 25 août 84 deux gardiens du supermarché Sodim à
Frais-Vallon, sont passés à tabac par une bande de jeunes, des scènes de pillages dans
le magasin. Lundi 27 août une bagarre déclenchée par deux clients, l’intervention des
vigiles et un coup de feu tiré dans le ventre d’un jeune maghrébin de 19 ans dont les
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jours ne sont pas en danger... On a frôlé l’émeute. » (Où l’on parle de Frais-Vallon
une nouvelle fois ! Le vigile a été libéré aussitôt sans inculpation, le jeune blessé
sera poursuivi pour coups et blessures).
Le 30/08/84 : « Fous de rage de n’avoir pu emporter un bracelet-montre qu’ils
avaient dérobé au Printemps de la rue St-Ferréol, les deux garçons âgés d’une ving-
taine d’années sont revenus et se sont attaqués à coups de cutter au vigile qui les avait
interpellés » (Le Provençal). Juste retour des choses ! En juin 82, les vigiles du Car-
refour du Merlan en plein quartier Nord, arrêtaient deux jeunes pour vol et les
entraînaient dans leur bureau au sous-sol. Lorsqu’une trentaine de jeunes mon-
tés des cités voisines attaquèrent le bureau pour délivrer leurs copains, les vigiles
leur tirèrent dessus au fusil à pompe : plusieurs blessés dont un très grièvement.
« De plus en plus, chez nous, on ne se contente plus de voler ou de dérober à la sau-
vette : on prend de force et l’on se comporte comme si le vol était un droit que le vo-
leur entend faire respecter » se lamente le directeur du Printemps.
Lorsqu’un jeune de Port-de-Bouc, Farid Chouter a été tué le 29 août après sa sor-
tie du palais de justice d’Aix, la riposte ne s’est pas faite attendre : poste de po-
lice assiégé, vitrines brisées. Les jeunes ont la haine : « Nous brûlerons ! » ont-ils
écrit sur un mur. Entre eux et les porcs il y a un mort et ils ne sont pas prêts de
l’oublier. Il a fallu tous les efforts diligents des associations beurs qui ont investi
la famille Chouter pour isoler et neutraliser les jeunes révoltés des Aigues-
Douces, ces associations beurs allant même jusqu’à désavouer, au nom des amis
de Farid, dans un tract honteux, le vandalisme des jeunes émeutiers.
C’est ainsi que la politique de prévention entreprise depuis plusieurs années à
coups de centres sociaux, culturels et de mosquées s’est trouvée à l’épreuve du
monde où il n’est pas question de médiation mais de guerre.
Les joyeux drôles de cette politique découvrent avec stupeur que les gens, s’ils ont
cherché à en tirer parti, n’ont jamais été dupes ; ils n’ont plus qu’a geindre dans
le giron des journalistes... ou à se mettre ridiculement en grève, comme les ani-
mateurs du Centre social de la Rouguière qui entendaient protester ainsi, le 11
juin 84, contre la mise à sac de leurs chers locaux !
« On y a aménagé une mosquée et un centre social dynamique. Des emplois ont été
créés sur place. Les façades et les appartements ont été remis à neuf. Des boîtes à let-
tres incassables, dit-on, y ont même été testées. Et pourtant la réhabilitation, appa-
remment ne suffit pas... Certains jeunes sont tout à fait incontrôlables. Ils fument,
ils boivent, ils se droguent... ils vivent comme des loups » commente un éducateur
de Frais-Vallon dans Le Matin.
Par contre un gamin du quartier, lui, est au courant de la guerre, il se trouve
même aux avant-postes : « Ils rêvent de nous flinguer, des copains se sont faits ta-
basser », « ils disent on va ratonner tous les melons ».
Dans cette lutte pour la vie beaucoup entendent désormais se servir eux-mêmes
selon le vieil adage « CE QUE L’OEIL VOIT ET CONVOITE, QUE LA MAIN S’EN SAISISSE »,
sachant pertinemment que dans cette histoire pleine de bruit et de fureur, c’est
encore celui qui s’écrase qui en prend plein la gueule.
La guerre sociale continue.
65
À PROPOS DE LA GRÈVE
DES OS DE TALBOT-POISSY
DÉCEMBRE 83 – JANVIER 84
epuis la lutte des sidérurgistes de Vireux, dans les Ardennes, aucun conflit
OS CANGACEIROS N° 1
OS CANGACEIROS N° 1
L le refus de l’accord par l’ensemble des grévistes. Mais quand ceux-ci ont
affirmé de leur propre initiative leur exigence d’une indemnité de
200 000 F contre leur licenciement, la CGT perdit ce contrôle qu’elle avait pu
exercer sur la base immigrée lors du conflit de l’été 82 contre l’encadrement
CSL... « Les syndicats se sont servis de nous pour accroître leur pouvoir. Nous nous
sommes servis d’eux pour avoir un moyen d’expression. Maintenant, c’est fini. » À
cette initiative des OS qu’elle ne contrôle pas, la CGT réagit selon le vieux réflexe
stalinien : elle les accuse d’être manipulés de l’extérieur (« les dissidents sont ma-
nipulés par les associations de travailleurs immigrés »). L’indignation et la colère des
OS devant cette manœuvre obligèrent la CGT à se replier discrètement dans les
jours suivants. Ce n’est que le 28 décembre qu’elle revint en force sur le terrain,
pour organiser une réunion des seuls affiliés CGT, tenue à huis-clos, alors que la
direction de l’entreprise a obtenu la veille du tribunal l’expulsion des grévistes.
Profitant de l’anxiété suscitée par la menace policière, la CGT s’offrit de repren-
dre le contrôle des OS. Elle évoqua de possibles aides au retour, les 35 heures, sa
responsabilité d’organisation syndicale et ne fit surtout qu’évoquer sans jamais
rien dire de précis ; pour conclure sur la soi-disant non-représentativité des
quelques centaines d’OS grévistes par rapport à l’ensemble des salariés de Tal-
bot : « Nous sommes ici 200 au maximum, il y a 17 000 ouvriers dans l’usine, la base
c’est eux, pas nous. » Les grévistes n’avaient effectivement jamais prétendu repré-
senter d’autres salariés qu’eux-mêmes, contrairement aux bureaucrates syndicaux
qui prétendent avec outrecuidance représenter les autres. À partir de là, la CGT
n’avance plus qu’une chose : que la reprise du travail ait lieu le plus tôt possible
afin d’éviter une éventuelle faillite de Talbot qui menacerait 15 000 emplois.
C’est au nom du même principe que la CSL a combattu le mouvement de l’ex-
térieur, et la CGT de l’intérieur : la défense de l’entreprise Talbot et des 15000
derniers emplois qui y sont liés. À partir de là, l’attitude de la CGT est claire :
elle n’attend des 2 000 licenciés qu’une chose, c’est qu’ils se résignent à leur sort.
À ça, les grévistes ont très justement répondu : « On s’en fout de la mort de Tal-
bot. Nous, on est déjà morts. » Ils hurlent que leur vie passe avant la survie de
l’entreprise.
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Déjà, pendant la réunion à huis-clos du 28, les gros bras cégétistes avaient réussi
à empêcher les OS présents d’intervenir quand l’un d’entre eux s’aperçut que la
direction faisait sortir des voitures stockées dans l’usine. On peut penser que
cette réunion avait été habilement prévue en accord secret avec la direction, pour
qu’elle puisse se ressaisir du stock pendant ce temps. Quelques jours avant, les OS
s’étaient violemment opposés aux militants CGT qui proposaient de laisser sor-
tir 100 voitures en échange d’une promesse (de négociation avec la direction).
Les bureaucrates débordés ne pouvaient dès lors qu’espérer l’expulsion des gré-
vistes par les CRS, qui eut finalement lieu le 31 décembre à 2 h du matin. Ils fu-
rent même là pour assurer le départ « dans la dignité ».
Le 3 janvier, dès que l’usine rouvre ses portes, les OS ré-occupent. 10 jours d’oc-
cupation avaient précédé l’accord du 17, et l’usine avait été mise dans son en-
semble au chômage technique à partir du 19. En fait, l’occupation s’était
poursuivie jusqu’au 31, date de l’expulsion. Au 3 janvier, la maîtrise et les per-
sonnels qualifiés semblent décidés à en finir avec une occupation qui paralyse
l’usine et les met à la porte. Le matin du 3, les grévistes se battent contre des
agents de maîtrise qui avaient tenté de faire redémarrer les chaînes, et réussis-
sent à les en empêcher. Aussitôt après la secrétaire CGT Nora Tréhel vint essayer
de calmer les OS et réaffirme qu’il faut assurer les conditions pour que le travail
reprenne. Quand ils entendirent ça, alors qu’ils venaient de se battre contre les
jaunes, les grévistes se déchaînèrent : « CGT assassin », « CGT à la poubelle ». De
son côté, la CFDT, qui feignait de participer à l’occupation, s’arrangea pour faire
sortir les grévistes des bâtiments occupés sous les habituels prétextes (« éviter les
provocations», etc.).
Le 5 janvier à l’aube, la maîtrise et autres jaunes solidement encadrés par des pe-
tites frappes de la CSL attaquent en commandos les grévistes revenus la veille
s’installer dans le B3. Les affrontements durent plus d’une heure et demie de vio-
lence extrême : les jaunes attaquent au lance-pierre, aux boulons et au gaz lacry-
mogène, à quoi répondent des rafales de pièces de moteurs et de boulons, jetés
du haut des passerelles par les grévistes, aidés de lances à incendie. Au soir du 5,
les belles voitures auxquelles tenait tant la CGT sont toutes abîmées : pare-brise
brisés, capots défoncés – elle qui au début de l’occupation ne voulait pas que les
occupants dorment dans les véhicules en cours de fabrication (« les voitures, c’est
seulement pour les clients. Cela, il faut que les clients le sachent »). Alors que les gré-
vistes, toujours retranchés dans le B3, s’y sont organisés pour se défendre et pour-
suivre l’occupation, puisqu’ils n’ont toujours rien obtenu, la CGT les condamne
ouvertement par l’infecte bouche de Krasucki qui les traite de « minorités d’ex-
cités », allant jusqu’à identifier pèle-mêle la violence des OS et celle de la CSL. Au
passage, le dégoûtant personnage règle ses comptes avec la CFDT, mettant ainsi
la touche finale à l’attitude d’une bureaucratie stalinienne.
Quant à la CFDT, plutôt minoritaire à Poissy, elle avait campé dès le début du
mouvement sur une position parfaitement abstraite : le refus pur et simple de
tout licenciement, point final. Ceci afin de ne pas risquer d’être désavouée par
la base, comme la CGT, c’est-à-dire pour suivre le mouvement réel. La CFDT
n’a jamais réellement soutenu la revendication des OS immigrés de faire payer
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leur départ au prix fort. Au contraire, elle avait tout juste évoqué la vague pos-
sibilité d’une aide au retour dans les pays d’origine, négociable avec les gouver-
nements. Une fois affirmée sa position aussi entêtée qu’impraticable, elle n’a
cessé de calmer l’ardeur des grévistes et de restreindre leur effort d’auto-défense.
Pour finir, elle capitula devant les troupes de la CSL et fit seulement appel aux
CRS. C’est que le 5 janvier, ces messieurs de la CFDT ont eu très peur, tandis
que quelques centaines d’OS se battaient brillamment et empêchaient la CSL de
rentrer au B3. Alors que ceux-ci venaient donc de gagner la bataille du matin, la
CFDT a présenté le visage livide de la défaite et de la panique. Elle n’a vraiment
rien assuré, la pauvre !
Malgré ces belles bagarres (il y aura eu près de 130 blessés en ces derniers jours,
dont une soixantaine la seule journée du 5), les syndicats auront tout de même
réussi à faire évacuer l’usine par 3 fois : le 31 décembre, le 3 janvier, puis le 5. Les
grévistes n’avaient laissé ni la CGT ni la CFDT diriger leur mouvement, mais
ils n’avaient pas pour autant perdu ce démoralisant respect de l’appareil syndi-
cal et de ses chefs. On a vu Nora Tréhel, cette stalinienne immonde, réussir à or-
ganiser des réunions dans les bâtiments occupés alors que la position de son
syndicat était déjà connue comme étant contre les revendications des OS. La
CFDT a réussi à faire sortir les grévistes le 3 janvier, alors qu’ils n’étaient même
pas menacés, ayant déjà vidé les personnels d’entretien CSL dans la matinée. Le
pire fut le 5. La CFDT a directement appelé les CRS dès le début de la bagarre,
et a ensuite magouillé avec les flics la sortie du soir, interrompant ainsi une oc-
cupation que beaucoup étaient prêts à poursuivre. On se souviendra de l’amer-
tume de la CFDT de n’avoir pas été conviée aux accords passés avec la police, lors
de l’évacuation du 31 décembre. La CGT a participé à cette magouille avec l’igno-
minie qui lui est caractéristique. Après avoir dit aux OS « vous êtes des imbéciles,
mais la CGT vous soutiendra » (merci), une trentaine de bureaucrates cégétistes,
qui n’avaient pas du tout participé aux affrontements, réussirent, malgré les pro-
testations de centaines de gens, à sortir de l’usine en prenant la tête du cortège,
toutes banderoles déployées en vue des cameras. Les gens qui avaient su se battre
contre la CSL le matin ont laissé faire ça ! La résistance des grévistes s’est ainsi
trouvée salie ! ! !
Les grévistes de Talbot, malgré toute la clarté et le courage dont ils ont fait preuve
en ces jours agités, n’ont pu combattre franchement cette attitude de l’organisa-
tion syndicale toujours prête à réapparaître pour enterrer les combattants sous sa
protection quand il y a de la bagarre dans l’air. À propos de cette déficience, il
est notable que les OS n’ont pas élu leur propre comité de grève indépendant des
organisations syndicales. Quand quatre délégués de chaîne ont pris la parole le
23 décembre pour annoncer leurs exigences, ils exprimaient spontanément la vo-
lonté de l’ensemble de la base. Mais les OS sont malgré cela restés à la merci des
magouilles des directions syndicales qu’ils n’ont pas proprement rejetées et tenues
éloignées de leur lutte.
Tous les appareils syndicaux ont conjugué leurs magouilles pour étouffer l’unique
revendication rationnelle exprimée dans le cours de la grève et par la base des
grévistes, celle de l’indemnité de 200 000 F. Ce noyau dur des OS a dû finale-
ment assurer la lutte effective seul.
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L C’est un résultat qui ne s’effacera pas. Jusqu’ici, ils ont toujours été l’ob-
jet d’un marchandage. Celui du 17 décembre était particulièrement écœu-
rant. Ils l’ont mis par terre, comme ils ont mis par terre l’image de paix sociale
que l’État et les syndicats leur demandaient d’applaudir. « Vous auriez pu au moins
nous consulter », criaient les grévistes au lendemain du 17. Non contents de ça, ils
ont osé ensuite prendre la parole en leur nom – au nom du tort qui leur a été in-
fligé dans cette usine, en particulier comme immigrés et en général comme ou-
vriers. Voilà un mauvais coup que l’ennemi n’est pas prêt de digérer. Ensuite, ils
ont brutalement mis les choses au clair en ce qui concerne l’assistance de l’État :
qu’il paie la rançon de leurs vies bousillées à l’usine. Le reste n’est que spectacle :
l’accord du 17 comme tous les autres du même genre. C’est donc toute la tac-
tique de l’État social-démocrate que les OS de Talbot, un an après les sidérurgistes
de Vireux, viennent de contrer publiquement. Les OS immigrés ne sont pas prêts
à consentir quelque sacrifice que ce soit pour le bien de l’entreprise Talbot. Ils
ne sont aucunement disposés à se satisfaire des miettes que l’État et le patronat
leur concédaient si généreusement. Là, c’est tout le discours « Défense de l’em-
ploi » des syndicats qui en a pris un méchant coup dans l’aile ! Ces 20 petits bâ-
tons que les OS exigent, l’État et les patrons auraient tout à fait les moyens de les
leur donner. Mais quel exemple !... Pour finir, par leur occupation intransigeante,
les grévistes en sont fatalement venus à affronter la maîtrise CSL et autres per-
sonnels hautement qualifiés. À la grande consternation du gouvernement, du pa-
tronat et des syndicats, ils ont prouvé que dans une usine, c’est la guerre. Que les
relations de travail, elles-mêmes hiérarchisées, sont dominées par le conflit per-
manent. Que l’intérieur d’une usine est un champ de bataille. Malgré toutes les
apparences du contraire que l’ennemi s’efforce de maintenir.
Faisons-leur justice des accusations proférées par les syndicats à l’encontre de
leur revendication : elle créerait une séparation entre les Immigrés et les Fran-
çais. Réglons aussi son compte au plat mot d’ordre syndical « travailleurs français-
immigrés tous unis ». L’opposition entre les travailleurs européens et les
travailleurs immigrés existe, comme une forme particulièrement aiguë de l’op-
position entre les travailleurs en général. À Talbot, elle recouvre une opposition
sociale entre les OS, la masse de manœuvre non qualifiée et mal payée, et la
couche des ouvriers hautement qualifiés, des agents de maîtrise et d’entretien, et
des cadres. En ce sens, la grève des OS de Renault à l’automne 81 était déjà si-
gnificative, puisqu’ils réclamaient le passage automatique au grade de P1. L’usine
de Poissy est vieille : elle a longtemps fonctionné sous le régime archaïque du
syndicat-maison, la CSL jadis CFT. Pendant des années, la direction envoya ses
agents recruter au Maroc, au Sénégal et ailleurs un personnel si possible illettré,
pris à la gorge par le besoin d’argent et obligé de travailler en courbant l’échine
et au prix faible. La révolte des OS de Talbot (comme ceux de Citroën) en 82 a
définitivement compromis cette méthode systématisée par l’encadrement poli-
cier de la CSL. Et coïncidence heureuse pour Talbot, juste un an après il lui faut
se débarrasser de quelques milliers d’OS, et parmi eux ceux qui ont été les plus
agités en 82 ! La déportation d’une masse de nécessiteux, au gré des besoins et des
intérêts d’industries nationales, a toujours été un ressort sur lequel tout marché
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national prend son élan. L’immigration peut d’ailleurs être une immigration in-
térieure au pays : voir la déportation de milliers de sidérurgistes lorrains sur le site
de Fos-sur-Mer, dans le milieu des années 70, et où ils ont trouvé des conditions
de logement lamentables et des salaires minables. Et c’est aussi contre une me-
sure administrative qui aggravait leur déportation que se sont révoltés des tra-
vailleurs du tri postal en octobre 1983. Tout ça pour dire qu’en France, comme
partout ailleurs dans ce monde, les immigrés sont bien placés pour n’avoir guère
d’illusions sur leur sort de travailleurs, ou sur leur avenir de chômeurs, même en
formation. Qu’ils le disent tout haut comme à Talbot ne risque certainement
pas d’aggraver l’opposition Immigrés/Européens. Ce n’est pas leur revendica-
tion qui instaure cette opposition : c’est le système mondial de la marchandise
dont leur revendication dénonce l’ignominie. Et d’ailleurs ce n’est pas la pers-
pective de voir s’aggraver une telle opposition qui gêne les syndicats, quoi qu’ils
prétendent : c’est le fait que des ouvriers, immigrés en l’occurrence, aient dit
tout haut ce que tant d’autres ouvriers, privés de la parole, pensent secrètement.
Inutile, donc, d’invoquer une communauté des travailleurs français et des tra-
vailleurs immigrés, car les travailleurs ne peuvent en rien constituer une com-
munauté. Le rapport de tous les travailleurs entre eux, c’est le rapport du marché,
la concurrence. Par exemple, si les chiens bâtards de la CSL ont tant de haine
pour les OS, c’est tout simplement parce que ceux-ci les ont dépossédés de leurs
privilèges en 82, et qu’à présent ils menacent, par leur grève, leur statut de tra-
vailleurs aisés. L’intelligence des OS de Talbot, ce fut de partir de cette opposi-
tion telle qu’elle existe de toute façon, sans chercher à la surmonter abstraitement
comme le font les syndicats, les gauchistes ou encore, plus récemment, la marche
antiraciste. Si à Talbot les OS, c’est-à-dire la masse de manœuvre industrielle,
sont presque tous immigrés, cela tient aux impératifs du marché. Le reste n’est
que de la poudre aux yeux destinée à détourner l’attention des gens – comme
par exemple la marche non violente des antiracistes, en novembre-décembre 83,
qui invoquaient religieusement l’égalité de tous les hommes (quels hommes ?). Là-
dessus les OS n’ont laissé planer aucune équivoque : pas de temps ni de place
pour ces beaux discours. Mais ils ont touché à l’essentiel : à un mécanisme du
marché. Et ça fait très mal. Quant aux mots d’ordre rituels d’« Unité de la classe
ouvrière » ou de « solidarité des travailleurs », ce ne sont que des cantiques que les
syndicats récitent mécaniquement. Ces mêmes syndicats ont en réalité toujours
soin d’isoler un mouvement de protestation dans les murs de l’entreprise – ni la
CGT, ni la CFDT n’ont voulu appeler les travailleurs de l’industrie automobile
à la grève en soutien à ceux de Talbot. Alors merde à l’œcuménisme stalinien. Par
contre, il existe une reconnaissance spontanée des prolétaires entre eux, par-delà
les murs de chaque entreprise et qui n’obéit à aucun mot d’ordre syndical : le 5,
dès qu’ils apprirent la nouvelle des affrontements, des ouvriers d’entreprises voi-
sines sont venus aux abords de l’usine Talbot afin de couvrir ceux retranchés au
B3. Bien entendu, aucun syndicat ne les y avait conviés ! Et d’une manière plus
générale, de nombreux prolétaires se seront reconnus dans la lutte des ouvriers
de Talbot qui en ont assez d’être ouvriers.
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OS CANGACEIROS N° 1
pris avec la masse des petits boutiquiers et petits propriétaires, ils constituent en
France le principal de ce qu’on peut nommer la classe moyenne. On aurait tort
de sous-estimer son importance numérique. Ils sont comme les chiens qui gar-
dent l’accès de leurs petits pavillons de banlieue : ils aboient. Nous-mêmes, en
tant que chômeurs-à-vie, les connaissons que trop bien : ce sont eux à qui nous
avons le plus immédiatement affaire dans notre vie quotidienne (la police étant
hors concours). Ce sont ceux-là qui tirent sur tout jeune délinquant, sur les jeunes
immigrés, sur les jeunes bruyants, sur tout ce qui semble mettre en péril les mai-
gres biens qu’ils possèdent. Ce sont ceux-la qui s’estiment désormais en état per-
manent de légitime défense devant la menace encore vague et incertaine qui flotte
dans les rues des réserves de banlieues. On a vu avec Talbot que toute révolte
ouvrière se heurte désormais violemment à eux. La haine raciste à laquelle ces
cafards nuisibles se sont abandonnés contre les OS est significative de la menta-
lité moyenne de cette classe. Dans ces immigrés, ils ne voulaient voir qu’une
masse de manœuvre sans pensée, du bétail d’usine attaché à sa machine. Cette
couche mérite doublement le mépris en tant que travailleur qui se plaît dans son
travail, et en tant que pauvre qui se croit riche. On peut estimer, au vu de ses
comportements chroniques ces dernières années, que cette classe moyenne a,
pour la plupart, clairement fait son choix. Toute agitation des pauvres, que ce soit
dans les zones de banlieues ou dans les usines, se heurte à ses réactions de défense.
Un futur mouvement insurrectionnel devra la réduire définitivement au silence
par la force.
Au moment où nous achevons d’écrire, l’usine de Poissy est lock-outée, la di-
rection ne laisse pénétrer à l’intérieur que les cadres et les employés dont elle est
sûre. Elle a d’ailleurs annoncé que le redémarrage des chaînes ne se fera qu’avec
des ouvriers que la maîtrise filtrera soigneusement pour éviter toute reprise du
conflit. Les OS grévistes sont donc coincés, puisqu’ils n’ont pas d’autres moyens
de pression que l’occupation. Ces quelques considérations générales sur la grève
ne préjugent donc en rien de la suite possible du conflit, ou de son pourrisse-
ment. Malgré l’incertitude de leur sort, les OS de Talbot ont créé un précédent.
Il faudra s’en souvenir, quand l’État va devoir assurer des licenciements massifs,
dans la navale et encore dans la sidérurgie. Quand les syndicats vont encore as-
surer la paix sociale au nom de « la défense de l’emploi ». Et quand il s’agira plu-
tôt pour les travailleurs licenciés de faire payer très cher leur départ, comme il
s’agit déjà pour les chômeurs-à-vie parqués en banlieue de ne pas se résigner au
minimum vital. Il est temps d’ouvrir le débat sur cette échéance qui nous
concerne tous, afin que ne se reproduise plus le funeste isolement des OS de Tal-
bot dans les murs de l’entreprise.
OS CANGACEIROS N° 1
ARDENNES BOULES
n septembre 84, les gars de la Chiers faisaient à nouveau parler d’eux. À
Ardennes Boules 77
Les délais de versement des Assedic sont de plusieurs mois, 2. Les Autonomes nous
présentent le plan social
comme d’habitude. Certains attendent depuis 3 ou 4 mois comme « une victoire
sans avoir touché un sou. Ils sont contraints au travail au remportée sur le terrain
noir pour survivre, avec les risques de suspension de droits du minimum garanti »,
histoire de nous refaire le
que cela suppose. Ça n’est pas sans rappeler le style Cassa coup du « salaire social ».
Integrazione italien 2. Le système viroquois est amélioré par En bons gauchistes, qui
l’accréditation d’un pécule. Il s’agit d’un avoir, dû en fonc- identifient automatique-
ment la lutte réelle des
tion de l’ancienneté et de la qualification (montant d’en- ouvriers à la représenta-
viron 50 000 F pour 15 ans de boîte). Le vice c’est qu’il tion syndicale, ils voient
n’est possible de toucher le fric qu’en perdant ses droits, une victoire des ouvriers
là où il n’y a qu’une vic-
garantis pour 5 ans, et ainsi se retrouver au chômage. toire des syndicats.
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OS CANGACEIROS N° 1
Seuls des immigrés semblent en avoir profité. N’ayant pas d’attaches dans la ré-
gion, ni contracté de crédits, ils sont partis avec un bon petit paquet de fric. Les
autres pour préserver ce pécule sont obligés d’accepter les conditions de la
Chiers : formations bidons, chômage économique avec promesse de reclassement,
emplois transitoires, mise au chômage momentanée (ce fût la cause des barrages
de septembre)... Les mairies leur font payer la casse occasionnée lors des barrages
en augmentant les taxes communales. Et les deux maires osent ensuite se pava-
ner avec les gars lors des manifs syndicales.
La Chiers occupe encore 450 personnes « à la valorisation du site afin d’assurer
l’implantation de nouvelles industries dans les Ardennes », c’est-à-dire la démoli-
tion de l’usine, le transport et l’installation des machines sur d’autres sites. On
y trouve en particulier l’entreprise de démolition la SOCOMO. Sa main-d’œu-
vre est gratuite puisqu’il s’agit des gars de la Chiers. Ses bénéfices sont tels qu’elle
pousse même le cynisme jusqu’à offrir un « bon repas » régulièrement à ceux
qu’elle fait taffer. On vous dit pas les boules !
Ainsi les putes patronales essayent de se constituer une main-d’œuvre corvéable.
Elles se livrent à un véritable chantage sur la garantie de salaire, contraignant les
gars à effectuer tout ce qu’elles jugent utile. Refuser une tâche, une formation,
ou un déplacement, c’est risquer le licenciement.
C’est aussi le prétexte pour virer les plus indisciplinés. 15 d’entre eux, qui l’ou-
vraient trop ou pratiquaient l’absentéisme systématique ont été licenciés, sans
aucun soutien ni protestation. Au contraire, ils sont présentés par l’Inter comme
indéfendables, puisqu’ils sont les seuls à affirmer ouvertement qu’on se fout de
leur gueule.
« On a jamais été aussi nombreux aux manifs... » constate amèrement l’un d’eux
« ... maintenant même les commerçants, les profs, les notables sont avec nous ». La
belle ouvrage ! L’Inter a su se maquer toutes les salopes de Vireux, en laissant se
faire saigner ceux qui ont su manifester l’abjection de leur condition. Elle a di-
visé ce qui était uni, et unit ce qui était divisé.
On imagine le dégoût et la fatigue de plus d’un, lorsqu’on sait que le contrôle po-
licier est permanent, que les occupations militaires sont systématiques à chaque
mouvement de colère. « CRS = SS, VIREUX = POLOGNE » comme l’affirme
là-bas un bombage. Le téléphone est sur écoute, le courrier est ouvert, les RG
tournent. La presse locale a black-outé l’information lors des incidents de
Longwy en avril 84 et fait le silence sur l’ensemble des mouvements sociaux à la
même époque. Le blocus est total.
Il y a peu, ceux d’Arthur Martin à Revin (à 20 km) se sont mis en grève. Ils
avaient appelé à une journée d’action. Ceux de la Chiers n’y avaient répondu
que par un soutien financier, rappelant qu’en 82 le soutien des « Martin » n’avait
guère été actif. Tout déplacement à Revin était rendu impossible par les flics, qui
avaient bloqué ce jour-là les accès de Vireux.
Lors de la dernière occupation militaire, ces bâtards ont instauré un véritable
couvre-feu : pas de lumière dans les rues, contrôles systématiques, utilisation de
projecteurs... Deux de ces porcs auraient été abattus à coups de fusil, et un troi-
sième blessé. Être aussi maltraité suscite évidemment des idées de vengeance.
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Ardennes boules 79
Décembre 84,
Gilles Savenniere et Allan
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BISON VODKA
ui ne se borne pas, à propos de l’histoire contemporaine de la Pologne,
Bison Vodka 81
OS CANGACEIROS N° 1
Bison Vodka 83
selon des modalités bien particulières : dès lors, c’est la liturgie qui domine, et la
théologie y est pratiquement inexistante. Dès lors, la pratique religieuse est le
seul moyen de liaison qui s’offre aux pauvres (religion vient de religare, relier).
Quant au but, l’église s’évertue à le contenir dans le rêve d’une nation indé-
pendante où elle pourrait participer au pouvoir. À la fin du siècle dernier, ce
rêve s’estompe devant l’émergence d’un mouvement révolutionnaire clandestin
et ouvertement anti-religieux qui culminera en 1905. Quelque peu compromise
avec le pouvoir séculier de 1918 à 44, la domination stalinienne redonne à l’Église
son statut de 1722.
Ces renseignements se trouvent dans le livre de Bohdan Cywinski, Généalogie des
Insoumis, un chapitre traduit dans Les Temps modernes d’août 83. Auparavant ré-
dacteur de la revue catholique Znak, Cywinski était le directeur du quotidien na-
tional de Solidarité et fut le porte-parole de Walesa à Oslo. Il est d’autant plus
piquant de remplacer « église » par « présidium de Solidarité » dans ses propos :
« jamais l’église n’a rejeté l’État, c’est toujours l’État qui a rejeté l’église » : « l’autorité
morale de l’église dans la société est inversement proportionnelle à sa participation
au pouvoir politique. »
Nous ne voyons pas vraiment ce que peut être la conscience religieuse en Po-
logne. Que l’homélie et non la prière, soit le langage général des curés montre
bien que ceux-ci entendent diriger non les consciences mais les actes. La pratique
religieuse est bien le prototype de la pratique réformiste. Nous pensons même que
la mission historique du clergé est d’assurer, autant que faire se peut, la transition
en douceur vers le réformisme, c’est-à-dire vers la religion politique, la religion au
visage laïque. Mais cette pratique peut faire l’économie de la théorie religieuse.
Alors que la conscience religieuse se fondait sur la perte générale de toute illusion
sur l’ici-bas, la pratique de l’Église a pour seul but de sauver ces illusions, d’amé-
nager, voire de cogérer la Vallée des larmes. Beaucoup de « têtes » de Solidarité,
Kuron et Michnik notamment, sont des athées notoires, et cela ne leur a jamais
créé de problèmes. Les intérêts particuliers de l’Église ont fusionné avec les in-
térêts des autres groupes à vocation dirigeante. La position singulière de Walesa
est qu’il est l’homme de ce passage : il concentre en lui tous les intérêts particu-
liers. Électricien aux chantiers navals, dirigeant éclairé ailleurs, humble vassal du
pape à Rome, délégué syndical en Occident, intellectuel humaniste à Oslo.
« Les transformations qui affectaient alors le mouvement furent en partie liées à
la présence des experts, (...) elles étaient le produit d’un glissement progressif vers
une sémantique inspirée de la notion de défense des droits de l’homme, alors que
la sémantique originelle du mouvement était plus radicale, anti-hiérarchique et
anti-bureaucratique. (...) De même la religiosité humble et discrète, très paysanne,
de tous ces travailleurs se mua en une promotion des droits de l’Église en tant
qu’institution ». (Staniszkis)
Il existe une pseudo-alternative réformiste et politique en Pologne, l’Église a
rempli son rôle.
Il est grand temps de séparer dans la théorie ce qui est séparé dans le monde de-
puis plus de deux siècles, de distinguer ce qui est religieux de ce qui est spirituel.
Depuis plus de deux siècles, la religion n’est plus le centre du monde, et en consé-
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quence les révoltes millénaristes ne s’expriment plus par la religion. Que les pau-
vres se réunissent dans les églises (il y a si peu de troquets hélas) qu’ils élèvent des
croix de fleurs pour emmerder les bureaucrates, et même que beaucoup s’affir-
ment pratiquants (bien plus que croyants), qu’ils trouvent dans cette pratique
une douce consolation, comme d’autres, ou parfois les mêmes, dans la vodka, et
qu’ils sachent bien que tout cela inflige un démenti cinglant au matérialisme im-
monde de leurs maîtres, voilà qui n’implique en rien que les pauvres se servent
de la théorie religieuse, s’expriment par cette théorie, rendent manifeste le négatif
de leur religiosité. Nous demandons : où trouve-t-on la moindre référence reli-
gieuse dans leur manifestation négative ? Le jugement de Dieu est déjà prononcé
dans le fait que leur pratique spirituelle se passe de théorie religieuse. Voilà jus-
tement ce que les curés veulent cacher (les curés laïques aussi d’ailleurs, tel Mich-
nik qui ne voit que les forces du Bien, la société, s’opposant aux forces du Mal,
l’État). Ce n’est pas non plus être religieux que de reprendre des concepts que la
religion avait elle-même repris, la Dignité ou la Vérité par exemple. Pas plus qu’il
n’est religieux de parler de la divinité de l’Homme. Et il existe beaucoup de Po-
lonais qui, tout en préférant au rituel religieux la douce (pas toujours si douce
d’ailleurs) consolation de la vodka, connaissent d’évidence l’immanence de l’es-
prit, nous en avons rencontré.
Le fait de regarder la réalisation de leur idéal comme immédiatement présent
constitue à la fois la grandeur et la faiblesse des révoltes millénaristes. L’exigence
absolue de cette conclusion se traduit dans le mépris absolu de la méthode. C’est
l’idéologie de la pure liberté qui égalise tout et qui écarte toute idée du mal his-
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* 1913-2001. Il devient
1er secrétaire du POUP
en décembre 1970 suite
aux émeutes contre
l'inflation. Il prétend mo-
derniser l'industrie et
améliorer la disponibilité
des biens de consomma-
tion. Après avoir réprimé
les grèves consécutives
au choc pétrolier, il auto-
rise finalement le syndi-
cat Solidarnosc.
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Janvier 1984
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ANNEXE
DOCUMENTAIRE
Annexe documentaire 93
FRIC DU
OU ON VOUS TUE
« Je reviendrai tout casser ! »
Diffusé à Nantes
puis à Paris et au
Dans la nuit du 21 mars 84, Jean M., un chô-
Marseille dans la
l’argent qu’il en attendait. Terminaux d’or-
banlieue.
dinateurs, téléphones, machines à écrire et à
calculer, sanitaires broyés par dizaines à la
masse. Tous les dossiers qui traînaient là ont
été bousillés à coups d’extincteur.
De la belle ouvrage !
Ce que Jean M. a fait, nous sommes des cen-
taines et des milliers à avoir eu envie de le
faire.
À avoir encore envie...
Pas question pour nous de pleurer misère !
Pour tout le temps perdu au travail (même si
ce n’est que 3 mois afin de toucher ensuite
les Assedic), pour notre jeunesse usée à ça,
la société et l’État nous doivent une rançon !
Nous refusons toute idée d’une vie qui serait
fatalement réduite au minimum vital.
La nécessité de l’argent absorbe notre vie.
Elle nous bouffe la cervelle, elle nous bouffe
les couilles. À présent, voilà que l’État, en
accord avec les patrons et les bureaucraties
syndicales, a décidé de réduire les misérables
allocations-chômage et de couper les vivres à
ceux des chômeurs qui n’ont visiblement pas
l’intention de retourner au chagrin.
On ne se privera pas pour autant. Aux employés
des Assedic qui font les flics, qui s’identi-
fient à l’argent de l’État et nous coupent les
allocations : AVIS !
Pour le reste, c’est-à-dire pour l’essentiel,
on saura se servir. Sans payer.
Des chômeurs-à-vie, fin mars 84
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OS CANGACEIROS N° 1
MONEY HONEY !
Août 1984
éducateurs chaque
la vie quotidienne 1 ; de l’ANPE à la prison en
matin pour être
passant par les flics, tout est fait pour nous
conduites à l’ANPE
obliger à survivre au MINIMUM.
puis devant les em-
ployeurs éventuels.
L’on parle maintenant de ne plus verser l’au-
D’autre part, outre mône de 40F/jour à ceux qui refuseraient trois
les contrôles pério- offres d’emploi « d’utilité sociale » (élagage
diques, le chômeur
doit subir les réu-
de forêts, tâches de nettoyage, aide aux
nions d’informations
vieillards). Ces miettes, il faudrait en plus
collectives et on teste
les mériter au prix d’une soumission accrue.
sa motivation en l’en-
Déjà, pour être embauché ou ne pas être viré,
gageant à se sou- la motivation du travailleur prime sur le
mettre aux trois jours reste. Le pouvoir mondial impose aux pauvres
d’apprentissage de
ce nouveau métier.
la participation active et joyeuse dans l’en-
2. « Il faut remplacer
treprise, sinon il leur coupe les vivres.
les perspectives de
l’emploi par une ac-
L’opération de prévention de la délinquance,
tivité réelle » dixit au
qui se traduit par des plus grands pouvoirs
ministère du travail.
policiers et une répression accrue, va être
3. En mars 84 Jean maintenant étendue de façon autoritaire aux
M. chômeur de 49 plus pauvres d’entre nous par le biais de
ans a saccagé les As-
sedic de Rennes qui
l’ANPE sur le modèle des plans anti-été chaud :
Annexe documentaire 95
Des pauvres
Note : Ce n’est pas « aux plus pauvres » que s’applique cette répression accrue mais
tout simplement aux chômeurs les plus précaires, ceux qui sont en fin de droit, qui déjà
ne touchaient pas l’allocation-chômage.
(décembre 84)
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Il se trouve à présent des gens qui bien qu’ils ne soient pas professionnels de
l’assistance sociale, s’emploient bénévolement à relayer les institutions de l’État
dans la tâche de contrôler les chômeurs, de les assister.
Ces imbéciles quelques fois eux-mêmes chômeurs sont tellement persuadés
que la misère des chômeurs est le résultat d’une catastrophe naturelle, la trop
fameuse crise économique, qu’ils s’acharnent à proposer des secours dits « de
première nécessité » comme s’ils s’adressaient à des naufragés ou à des vic-
times d’un tremblement de terre.
Quelques personnes ayant reçu le texte du programme d’un de ces comités de
chômeurs y ont répondu – Voici la lettre.
Annexe documentaire 97
OS CANGACEIROS N° 1
La polar-isation de la vie de
Mesrine n’est qu’un prétexte
pour l’enterrer sous la ca-
lomnie. Ainsi (F. Calvi dans
Le Matin) Mesrine se serait
battu « contre tout le monde
ou presque ». Comme si tout le
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Annexe documentaire 99
OS CANGACEIROS N° 1
DÉCONTRÔLE D’AIGUILLES
OS CANGACEIROS N° 1
bossent.
leurs. La CGT désavoua immé-
diatement les auteurs de ce
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ON SE FOUT DE NOUS ?
ON NE S’EN FOUTRA PAS LONGTEMPS !
OS CANGACEIROS
OS CANGACEIROS N° 2
NOTES ÉDITORIALES
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OS CANGACEIROS N° 2
une force unique, qui s’exprimait dans les revendications de salaire anti-hiérar-
chiques et le même rejet du travail — absentéisme, coulage des cadences, sabo-
tage... Contre cette force, le capitalisme a réagi de la sorte : il a réintroduit les
forces du marché comme seule référence, et il a entrepris également de réorgani-
ser toute l’exploitation du travail, en exacerbant la concurrence entre les pauvres.
Les syndicats, fondés sur la hiérarchie salariale et l’identification du travailleur à
son entreprise, participent pleinement à l’organisation de cette concurrence. Ils
ont de même largué les amarres avec le langage de l’ancien mouvement ouvrier,
qu’ils remplacent par le jargon plus empirique des gestionnaires. Comme le dé-
clare récemment un expert « les entreprises elles-mêmes découvrent parfois qu’elles
ont en face d’elles des interlocuteurs qui, ô surprise, parlent le même langage écono-
mique ». La principale préoccupation des syndicats est seulement de ratifier juri-
diquement avec les patrons et l’État, ce qui est depuis longtemps entré dans la
pratique — par ex. tout le baratin sur « la flexibilité du temps de travail » ou le
SMIG. Il est désormais admis ouvertement que les syndicats, les hommes d’af-
faires et l’État parlent tous la même langue (seules quelques minorités d’activistes
syndicaux s’accrochent désespérément au langage de l’ex-mouvement ouvrier
dont ils continuent encore de réciter les cantiques). L’époque est finie où les tra-
vailleurs pouvaient s’avancer très loin dans leurs luttes en s’abritant plus au moins
derrière la couverture syndicale, obligeant leurs délégués à les suivre sous peine
de débordement ouvert.
Pour la première fois dans ce pays, des grévistes ont été condamnés individuelle-
ment à verser une indemnité à des jaunes, et non pas leur syndicat : cela s’est
passé une première fois au début 85 à l’usine Delsey, dans le Pas-de-Calais, puis
dans une usine de transports où quinze chauffeurs licenciés à la suite d’une grève
ont été condamnés par le tribunal d’Arras à verser de leurs poches 600 F aux sept
non-grévistes constitués en « Association pour la liberté du travail » !
Les médiations ayant pour tâche d’intégrer les travailleurs ont maintenant ac-
compli un cycle complet. Les travailleurs sont à présent supposés suivre la même
logique que leurs représentants, et s’identifier entièrement au fonctionnement de
leur entreprise. En Grande-Bretagne par exemple, des firmes américaines et ja-
ponaises qui reprennent certains secteurs comme l’automobile ou l’électronique
imposent leurs conditions : les managers définissent en étroite collaboration avec
des syndicats les nouvelles règles de gestion du travail, et ces derniers sont char-
gés de les imposer eux-mêmes aux travailleurs (dans certains cas, il y a une clause
selon laquelle l’employé s’interdit volontairement le recours à la grève !). Mais ce
progrès dans l’exploitation du travail a dû s’accompagner d’un conditionnement
de la main-d’œuvre, comme cela se fait au Japon et en Corée du Sud. Si là-bas les
usines sont de vraies casernes où le travail est militarisé, il faut encore y imposer
un culte religieux aux travailleurs. La nécessité et la terreur ne suffisent pas, même
en Asie, à mobiliser l’ardeur des salariés au travail. Les chefs d’entreprise nippons
le savent bien, qui se comportent comme de véritables chefs de secte. À l’impos-
sibilité d’organiser les nouvelles formes d’exploitation du travail par le seul ré-
gime de la caserne, l’ennemi répond en ajoutant un mensonge, religieux ou laïc,
ce qu’exprime aussi bien en France un entrepreneur dynamique qui déclare « qu’il
manque un credo dans l’entreprise » (il s’agit encore de l’inévitable Bernard Tapie).
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Cette force unique des travailleurs révoltés ayant été brisée au début des 80’ au
nom de la crise, les capitalistes peuvent imposer librement aux pauvres les condi-
tions les plus draconiennes. On retourne au fondement du capitalisme, au
XIXème : prendre les gens à la faim, en organisant le spectacle de la pénurie (comme
le coup des prétendus « nouveaux pauvres »). Les gens se voient ainsi imposer des
conditions de travail et de salaire impensables il y a dix ans. La main-d’œuvre est
tenue à pleine et entière disposition de l’employeur — c’est ce qu’on appelle par
euphémisme syndical « la flexibilité du travail », heures supplémentaires non
payées, travail le dimanche, baisses de salaire imposées par le chantage au licen-
ciement. Il arrive même à certaines entreprises en difficulté de faire appel à la par-
ticipation volontaire des travailleurs, pour qu’ils constituent un capital en versant
tout ou partie de leur salaire ! Le cas limite a été atteint à Lyon début 85 : un cadre
nommé in extremis à la tête d’une boîte en difficulté a posé comme condition au
sauvetage de l’entreprise, que ses employés lui avancent l’équivalent de deux mois
de leurs salaires. Bien inspirés les rares salariés qui ont refusé : sitôt les versements
opérés, le nouveau PDG s’enfuit à l’étranger avec la caisse.
Tout ce qui rampe sur la terre est gouverné par les coups !
J à ce point sous la forme de la pure nécessité. Jamais les gens n’avaient été aussi
fermement rabaissés à leur état de nécessiteux. Il s’agit de remettre les pauvres
à leur place. Il faut les faire saliver devant la toute-puissance de l’argent. En Po-
logne, par exemple, il n’est pas trop difficile de trouver de l’argent, en magouillant
au marché noir, ce que font beaucoup de gens. Mais il est très dur de se procurer
des marchandises : les magasins sons vides. Ici, la rareté s’organise de façon inverse :
les magasins sont pillés, mais il est très dur de se procurer de l’argent.
En France, nous avons rencontré des Polonais qui se déclaraient effarés par le
zèle des Français au travail : là-bas rien de tel, au contraire ! C’est que dans notre
maudit pays, le fait d’avoir un boulot, même le plus sale et le plus mal payé,
passe pour bien des gens comme une faveur céleste. Mais il se trouve quand même
des gens pour cracher sur l’offrande. L’accumulation désormais irréversible de
chômeurs-à-vie est bien sûr une conséquence directe de l’organisation plus ra-
tionnelle de l’exploitation. Mais bien plus qu’un résultat quantitatif, il s’agit de
quelque chose de qualitatif. En grande partie, ce sont des jeunes qui ne peuvent
pas accepter de subir les nouvelles conditions faites aux travailleurs. Si beaucoup
de jeunes n’ont pas de boulot, c’est qu’ils n’en veulent pas. Et en même temps
que les conditions de travail salarié sont de plus en plus ignobles, les conditions
d’existence des chômeurs deviennent de plus en plus irrespirables.
Au début 84, l’État français s’était attaqué au chômage volontaire en réduisant à
presque rien le système des allocations. Il s’est ensuite appuyé sur ça pour intro-
duire le travail volontaire sous-payé, les TUC. Pendant plus de 6 mois, on a vu
des jeunes cons déclarer à la télé que même mal payés, c’était mieux que de res-
ter à rien faire. Un coup double pour l’État : réussir à faire dire à des gens qu’en
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OS CANGACEIROS N° 2
dehors du travail (même aussi mal payé qu’un TUC) ils n’auraient rien à faire de
leur jeunesse. Travailler, c’est n’avoir rien à faire ! Ensuite, ceux qui auront eu
l’échine assez souple pour s’abaisser à ça pourront bien accepter n’importe quel
job smicard avec joie. S’il est de plus en plus insupportable de travailler au vu
des conditions de soumission accrues qui sévissent, il est aussi de plus en plus
difficile de ne pas travailler. Il n’est même plus possible d’aménager sa subsis-
tance immédiate en bossant en turn-over ou en touchant les allocations chômage.
Au début des 70’, la délinquance avait pour nous un air de liberté, de virée sau-
vage, de jeu en bande. La recherche de l’argent, bien qu’elle en faisait partie, ne
constituait pas le principal but. Dans les 80’, cette atmosphère d’insouciance est
épuisée. Le plus haut moment de cette liberté criminelle a été l’automne 81 des
rodéos et incendies dans l’Est lyonnais. Depuis, l’État et les défenseurs de la so-
ciété existante ont fait en sorte de rendre impossibles de tels excès : le règne de
la nécessité a fait le reste. Un jeune des Minguettes nous racontait qu’en 81, ils
volaient des voitures pour s’amuser. Maintenant, avant tout elles doivent avoir
une fonction utilitaire et servir au moins à plusieurs arrachés et plusieurs casses
— après quoi seulement on peut s’amuser avec. Il est devenu si difficile de voler
de grosses cylindrées ! La fureur de la répression policière et judiciaire, ponctuée
d’une vague d’exécutions sommaires sans précédent, a marqué nettement la fin
d’une époque. Tous ces chômeurs-à-vie remplissent alors les prisons, entraînant
une surpopulation automatique. Les travailleurs ne sont pas épargnés et ont de
plus en plus affaire à la police. Dettes, impossibilité de payer le loyer et divers cré-
dits, chèques sans provisions, vols dans les supermarchés, etc., en amènent de
plus en plus à risquer la prison.
Ce retour au règne le plus sauvage de la nécessité a pour effet d’exacerber l’hos-
tilité et la concurrence qui règlent de toutes façons les rapports des pauvres entre
eux dans la société. L’isolement et l’atomisation dominent incontestablement
tout, et il en résulte une ambiance d’angoisse et d’oppression jamais atteinte
jusque-là — c’est au point qu’aux USA, dans certaines grandes villes, des gens
meurent subitement de solitude. La propagation de la poudre, qui est en train de
démolir la colère de tant de jeunes, est évidemment une des conséquences les
plus directes de ce processus, qu’elle accentue en retour. Il n’y a désormais plus
de médiation possible entre la misère des gens et la société civile. Les révoltes
qui ont suivi 68 auront contraint l’ennemi à moderniser l’oppression et à rendre
ainsi le monde encore plus invivable, la misère encore plus visible. Le vieux Prin-
cipe de 1789 revient alors au premier plan des préoccupations ennemies : com-
bler le vide entre la classe dominante et les pauvres, qui s’est dangereusement
creusé ces dernières années. C’est à quoi s’affaire une génération de réformistes
aux ordres de l’État. Ils ne peuvent évidemment parler que le langage de l’État
et prêcher le mensonge démocratique à la masse des pauvres. C’est que la bour-
geoisie se trouve brutalement confrontée à ce qui la définit : l’absence de commu-
nauté, poussée à son paroxysme par les conditions sociales modernisées.
La violence qui règne entre les pauvres et s’exerce parfois ouvertement entre eux
est à la mesure de la violence des conditions qui leurs sont faites. Au moment
même où tous les pauvres subissent de plein fouet les règles de la guerre de tous
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contre tous, ils ne peuvent plus prétendre à une existence civile et deviennent
alors absolument dangereux. Ce moment où la séparation a tout envahi montre
aussi que les pauvres ne peuvent constituer un sujet juridique collectif comme à
l’époque de l’ex-mouvement ouvrier. Leur insatisfaction retourne alors à son fon-
dement, c’est-à-dire à la sauvagerie qui caractérisait leur révolte avant que la so-
ciété ne cherchât à les civiliser. La dernière grève des mineurs en Grande-Bretagne
a ainsi vu les grévistes recourir à des formes d’actions criminelles, qui rappellent
les expéditions punitives auxquelles se livraient les ouvriers anglais au début du
XIXème, telles qu’Engels nous les relate dans La situation de la classe laborieuse en
Angleterre, c’est-à-dire avant que le trade-unionisme n’ait civilisé les pauvres et
anéanti leur colère.
u Heysel, les gens venant voir un match de haute tenue n’avaient pas de
OS CANGACEIROS N° 2
sociaux et le renversement de toutes les lois. Sinon, ils ne constituent en rien une
communauté. C’est seulement en exprimant leur insatisfaction que les pauvres
peuvent se reconnaître. C’est par cela que s’opère le renversement de situation, et
qu’ils se trouvent unis dans l’affrontement avec l’ennemi commun. Un commis-
saire anglais déplorait, au lendemain de la belle émeute d’Handsworth, le fait que
les gens considèrent ça comme un amusement, au même titre que le hooliganisme
du foot. En tout cas, l’affaire du Heysel aura créé des conditions nouvelles pour
les hooligans, avec le quadrillage militaire des stades qui a suivi. Désormais, ceux
qui vont au match pour se défouler seront obligés de s’attaquer aux flics présents
en masse sur place, plutôt que de se battre contre les supporters adverses. C’est
ce qui s’est déjà produit à Leicester le 9 octobre.
Le moment où la bourgeoisie et l’État achèvent d’organiser la séparation qui dé-
finit les pauvres et leur rendent l’existence absolument invivable, est aussi celui
qui crée les conditions d’un renversement de situation. Ce qui sépare les gens, et
qui en fait précisément des pauvres, est aussi ce qui les identifie. Les pauvres ne
se connaissent pas, ils se reconnaissent. Début septembre à Marseille, après une
course-poursuite succédant à un braquage raté, les flics abattent un des jeunes
braqueurs devant la cité La Paternelle : ils sont aussitôt attaqués par les habitants
du lieu, révoltés, et doivent se replier après un vigoureux échange de pierres et
de grenades. Au grand étonnement des flics et des journalistes, puisque la mal-
heureuse victime n’était pas originaire de cette cité, et n’était pas arabe non plus
(s’il avait été de la Paternelle, les flics auraient alors eu affaire à un soulèvement
aussi violent qu’à Brixton et à Tottenham). Les jeunes principalement arabes qui
habitent la Paternelle se sont immédiatement reconnus dans le sort fait par les
flics à ce jeune inconnu, eux qui subissent exactement les mêmes galères. Jusque
dans le quartier des Halles à Paris, qui est pourtant psychogéographiquement
l’opposé exact des Quartiers Nord de Marseille, où l’arrestation d’un petit dea-
ler provoque un rassemblement de 400 personnes qui s’attaquent aux flics et
même au décor (ça s’est passé en septembre). L’indifférence et la frime qui ré-
gnaient contradictoirement aux Halles ont trouvé là une ébauche de dépasse-
ment. Nous en sommes contents.
N ne pensons pas qu’il n’y ait que là qu’il se passe quelque chose. Seule-
ment, beaucoup de nos semblables y vivent, et souvent nous-mêmes.
Nous ne faisons pas que parler de la violence : c’est notre élément, et même peut-
on dire, notre lot quotidien. La violence est d’abord celle des conditions qui nous
sont faites, celle des gens qui les défendent et plus rarement, hélas, celle que nous
leur renvoyons à la gueule. Nous ne connaissons pas tous nos ennemis, mais on
connaît ce qu’ils défendent. Tous nos alliés ne sont pas forcément nos complices.
Il arrive qu’ils le soient. Nous ne sommes pas en rapport avec tous nos alliés.
Les chômeurs qui combattent l’indigence sont autant nos alliés que les travail-
leurs qui se révoltent contre le travail et échappent au contrôle des syndicats.
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OS CANGACEIROS N° 2
On nous a aussi demandé, en Pologne : « Mais qui donc êtes-vous ? Quel est votre
mouvement ? ». Il faut savoir manifester le caractère universel de notre existence.
L’intérêt que nous portons aux révoltes de nos semblables dépasse l’intérêt qu’a
le pauvre isolé pour le monde, qui est souvent sans moyens. Cependant, il doit
être bien clair que nous ne parlons que de ce qui nous concerne. En aucun cas
nous entendons faire de l’assistance aux luttes d’autrui. Nous entendons sim-
plement les rencontrer, et prendre part aux réjouissances. La plupart des travail-
leurs révoltés que l’on est amené à rencontrer sont encore influencés par l’état
d’esprit militant issu de l’ex-mouvement ouvrier. En l’état actuel, on ne peut
miser que sur des rencontres avec des individus pris isolément, encore qu’il nous
arrive de passer par le biais de groupes organisés qui conservent encore quelques
illusions sur le syndicalisme et où se trouvent des travailleurs révoltés. Si l’acti-
visme de ces groupes nous laisse froids, on y connaît des gens qui sont très
proches de nous par le refus du travail.
Les jeunes kids de banlieues, ayant plutôt l’habitude de rencontrer des gens isolés
ou en bandes locales, sont toujours un peu étonnés de voir, quand ils nous ren-
contrent, un groupe constitué et organisé. À l’opposé, les travailleurs en lutte,
ayant plutôt l’habitude de voir des gens qui agissent en tant que membres d’une
organisation officielle, sont étonnés, quand ils nous rencontrent, de voir des indi-
vidus qui semblent agir en leurs seuls noms. En Grande-Bretagne ou en Espagne,
nombre de travailleurs révoltés ont été ainsi surpris de voir un groupe de chô-
meurs-à-vie, organisés, ayant des contacts et des informations internationales, et
disposant de certains moyens, alors qu’il existe indépendamment de tout appareil
politique et syndical. Finalement, nous intriguons par notre simple existence.
Mais de toute façon, le seul risque sérieux que nous courons, c’est celui de
mourir pauvres.
BRICK KEEPS
BRITAIN BEAUTIFUL 1
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OS CANGACEIROS N° 2
OS CANGACEIROS N° 2
Jusqu’en 78, les gouvernements qui vont se succéder s’évertuèrent, sans succès,
d’enrayer cette offensive par des mesures législatives et politiques. Le gouverne-
ment Heath tenta à plusieurs reprises d’appliquer « the industrial relation act » 2,
et dut reculer chaque fois devant la menace d’une grève générale sauvage. Il laissa
la place en 74 aux travaillistes.
De 74 à 78, ceux-ci s’efforcèrent d’apporter une solution politique en s’appuyant
sur ce qui restait d’influence aux trade-unions. Ils conclurent un « pacte social »
qui visait à imposer un régime d’austérité aux ouvriers (blocage des salaires, me-
sures anti-grèves). Mais ils ne parvinrent pas à faire cesser de façon durable l’agi-
tation dans les usines. L’hiver du mécontentement, en 79, précipita la chute
du gouvernement.
Dès le milieu des 70’, les capitaux ont entamé un exode vers des zones plus dignes
de confiance (Sud-Est asiatique, Amérique du Sud, Afrique).
Ce mouvement s’est effectué alors discrètement, à la seule connaissance des fi-
nanciers. Cette ouverture sur le marché mondial, qui caractérise d’ailleurs l’en-
semble des nations industrielles avancées (États-Unis, Japon, URSS) a permis aux
capitalistes anglais de prendre leurs distances face aux difficultés croissantes de
l’industrie anglaise. L’appareil industriel avait peu évolué, et devenait de moins
en moins compétitif : dans ce pays où les ouvriers étaient aussi notoirement in-
disciplinés, les entreprises étaient réticentes à investir pour le moderniser. Ce
que Thatcher traduit à sa manière en disant que « si on laissait faire les syndicats,
on transformerait l’Angleterre en musée industriel ».
Cet exode des capitaux fut évidemment encouragé à partir de 79 par la venue au
gouvernement des tories, farouches partisans du libre-échange et de la libre
concurrence. Grâce à une totale liberté de circulation, les capitaux ont quitté
l’Angleterre, et, subissant de plein fouet la loi du marché mondial, des pans en-
tiers du vieil appareil industriel se sont effondrés, entraînant la mise au chômage
d’une masse de gens (4 millions aujourd’hui). La bourgeoisie anglaise, depuis
l’époque victorienne, a toujours été tentée de trouver dans le libre-échange une
solution à ses problèmes sociaux. Le capitalisme anglais a, par le biais des pays
du Commonwealth, étendu sa puissance financière au reste du monde, avec les
USA et leur soutien logistique.
’est à partir de ces nouvelles bases que la bourgeoisie britannique put
C mettre les ouvriers face aux conséquences de leur révolte. L’ouverture sur
le marché mondial a permis de renforcer avec méthode la concurrence sur
le marché du travail et aggraver la séparation entre les gens. Les ouvriers sont
contraints de se défendre séparément, secteur après secteur, face à une contre-of-
fensive bien préparée et conduite unitairement. Le gouvernement Thatcher va
mettre tous les moyens de l’État dans cette entreprise de « nettoyage » de l’An-
gleterre. Toutes les grèves qui se sont déroulées depuis le début des 80’, dans la
sidérurgie d’abord, l’automobile ensuite, les chantiers navals enfin, n’ont pu em-
pêcher des milliers de licenciements (80 000 dans la sidérurgie par exemple). C’est
dans ce contexte défensif, dans une Angleterre déjà passablement nettoyée qu’a
éclaté la grève des mineurs. L’État s’est bien gardé d’affronter les mineurs en 81
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OS CANGACEIROS N° 2
encore maintenant. Une autre loi a été votée pour rendre extrêmement difficile
une grève légale : il faut maintenant une majorité des deux-tiers, obtenue lors d’un
scrutin par courrier et au niveau national de l’industrie concernée. C’est une belle
saloperie, les grèves n’ont jamais été déclenchées par une majorité nationale.
Le processus de liquidation de cette force est engagé depuis de nombreuses années,
et a été poursuivi tant par le Labour, que par les tories. Depuis longtemps de nom-
breux puits ont fermé, contraignant un fort contingent de mineurs à devenir des
nomades industriels périodiquement déportés d’un puits à l’autre. Dans le même
temps, certaines régions comme le Notts, ont connu un afflux massif de « green
labour », petits commerçants en faillite, paysans et même d’anciens flics (!), qui bé-
néficièrent des avantages salariaux conquis par plusieurs générations de mineurs,
sans en partager la tradition combative. Voulant faire du Notts une région pro-
tégée (ressources de charbon durables et facilement exploitables) le NCB préféra
embaucher ces gens-là plutôt que des mineurs d’autres régions dont les puits
avaient fermé. La plupart de ces « green labour » devinrent des scabs.
La concurrence entre mineurs des différents puits fut entretenue par l’octroi de
primes au rendement qui avantageaient certaines régions par rapport à d’autres
(le Notts par exemple, où ces primes sont quatre fois supérieures à celles du
Yorks, ce qui donne à travail égal un salaire deux fois plus grand). En 66, le NCB
avait trouvé avantage à uniformiser les salaires afin de pouvoir déplacer facile-
ment les mineurs au gré des fermetures de puits. Après la grève de 72, il tenta
d’introduire des primes au rendement comme élément de division entre régions.
Malgré l’opposition des mineurs, le NUM essaya de les négocier. En décembre
77, passant outre un vote contraire des mineurs, il imposa l’accord.
Il y a donc belle lurette que la vieille stratégie de diviser pour régner, en instau-
rant hiérarchie et concurrence entre les mineurs, est effective. Ceci pour donner
la mesure de l’imbécillité réformiste qui geint maintenant sur la « communauté
des mineurs » que la grève serait venue diviser. Alors que la grève a simplement
mis en évidence ce qui existait déjà. La « communauté des travailleurs » apparaît
visiblement pour ce qu’elle est : une pure foutaise.
Le mot « communauté » est utilisé à toutes les sauces en Grande-Bretagne (jusqu’à
l’îlotage policier en cours d’instauration qui se nomme « community police » !).
Mais c’est cependant dans un tout autre esprit que les mineurs parlent de « com-
munities ». Ce qu’ils nomment ainsi, c’est le mode d’existence collectif propre à
chaque village minier. Tous les mineurs que nous avons rencontrés ont insisté sur
ce fait que l’État cherche à détruire les communautés (ce qui est tout différent que
de parler d’une communauté abstraite de tous les mineurs). Ces collectivités par-
ticulières ont eu un poids décisif dans le déroulement de la grève. Cette cohésion
propre à de nombreux villages a permis aux mineurs d’exercer une pression sou-
tenue sur la hiérarchie du NUM. Les puits les plus battants ont été ceux autour
desquels existait au préalable une telle collectivité (Sud Yorks, Écosse, Pays de
Galles). Ils ont pu ainsi s’organiser collectivement face à la pénurie. À Corton-
wood, il n’y avait début février que 22 scabs, parmi lesquels 21 avaient toujours
habité hors du village (Brampton). Le 22ème fut vite contraint de déménager en
catimini : on vit mal dans une maison carbonisée ! Dans le West-Yorks, par
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OS CANGACEIROS N° 2
contre, où les travailleurs d’un même puits étaient souvent disséminés sur
plusieurs villages, les scabs étaient plus nombreux. Les grévistes ne se retrou-
vaient que sur les piquets.
Il ne s’agit évidemment pas de magnifier ce mode d’existence, dont les mi-
neurs eux-mêmes connaissent bien la misère. La plupart des jeunes avaient
tout d’abord refusé l’existence laborieuse de leurs parents, et ce n’est souvent
qu’après plusieurs années de chômage et d’indigence qu’ils se retrouvèrent
contraints d’aller au charbon. Mais, s’ils n’aiment pas leur travail, ils se bat-
tent à la fois contre la séparation accrue qu’entraînera nécessairement la fer-
meture des puits, et contre l’arbitraire de l’État. Il va de soi que ces
collectivités qui s’étaient formées autour d’une misère commune ont trouvé
leur fondement réel en se révoltant contre l’aggravation de cette misère. Elles
ont donné naissance à ce que des mineurs appelaient des « communities fight » :
des communautés guerrières.
n février 84, les mineurs écossais entamèrent des actions contre les fer-
OS CANGACEIROS N° 2
Les affrontements d’Orgreave furent conçus tant par le NUM que par le gou-
vernement comme une bataille napoléonienne. Le NUM y gagna un prestige
qui ne le quitta plus jusqu’à la fin de la grève. Par cette ruse, il n’apparut plus à
contre-courant du mouvement, même s’il était loin d’en contrôler tous les excès.
Face à l’arrogance de l’État et à la violence des flics, ce ne furent plus seulement
les mineurs, mais toute la population des régions concernées par la grève qui se
souleva. À partir du mois de juin et durant tout l’été, de nombreuses attaques de
commissariats réunirent les mineurs, leurs proches et de nombreux chômeurs
du coin. Les commerçants qui refusaient de faire crédit eurent aussi quelques
problèmes. Le terrorisme policier a engendré une haine des flics qui n’est pas
prête de s’éteindre. Eux qui étaient auparavant acceptés dans les villages comme
de bons bobbies apparurent aux habitants sous leur vrai visage : les porcs, l’en-
nemi. De juin à novembre l’ampleur de l’offensive contre les flics s’apparenta
visiblement aux émeutes de l’été 81. Par exemple, les nombreux jeunes qui
s’étaient révoltés à Barnsley sont venus prêter main forte aux habitants de Bramp-
ton. Face à cette réaction collective, qui prenait au mot la guerre déclarée par
l’État, les flics instaurèrent l’état de siège dans certains bourgs ou villages et les
investirent maison par maison, comme à Armthorpe ou à Murton.
Au moment même où les mineurs trouvaient un soutien effectif autour d’eux,
des initiatives locales vont être prises par les dockers et les cheminots afin d’em-
pêcher l’acheminement du charbon jaune. À ce stade, l’extension du conflit était
cruciale et aurait ouvert immédiatement une crise sociale généralisée. Le 9 juil-
let, les dockers et les marins de Grimbsby et d’Immingham se mirent en grève
contre l’embauche d’un personnel jaune par la direction du port. Très vite 78
ports furent paralysés. Thatcher-la-salope menaça de la troupe. Le TGWU (syn-
dicat des transports) et le NUS (syndicat des marins) se sont alors empressés d’ap-
peler à la grève nationale sur des revendications purement corporatistes, ce qui
leur a permis de négocier tout aussi rapidement avec l’État, et d’appeler à la re-
prise du travail avant même que le détail de l’accord n’ait été révélé. Le 23 août,
les dockers d’Hunterstone (Écosse) refusèrent de décharger du charbon en pro-
venance de Pologne et destiné aux aciéries Ravenscraig. Le déchargement se fit
par des sidérurgistes 4. Le TGWU appela à une grève nationale le lendemain.
Celle-ci s’étendit alors sur 25 ports et la moitié du trafic maritime fut interrompu.
Le 18 septembre, alors que le mouvement était encore suivi à 60 %, les délégués
votèrent la reprise du travail immédiate sans négociation. Dès lors, la quantité de
charbon transitant par les ports ne fit qu’augmenter 5. De même, contre les ini-
tiatives locales des cheminots qui refusaient de transporter charbon et minerai,
le NUR (syndicat du rail) appela à une journée d’action à Londres et dans le Sud-
Est sans rapport avec le mouvement. Néanmoins, les cheminots ont pratiqué un
blocus efficace, et ils ont pris des risques importants. Des conducteurs et des ai-
guilleurs furent menacés, et même parfois mis à pied, pour avoir refusé de faire
circuler des trains de charbon scab. À King-Cross (Londres), les cheminots se mi-
rent en grève sauvage après avoir assisté à un affrontement entre flics et mineurs.
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D’autres, déterminés à n’en pas finir ainsi, exprimèrent 5. Pour faire face au
refus des dockers de dé-
encore plus violemment leur haine et leur rage. Comme ils charger le charbon, et
se trouvaient désormais contraints de piqueter leur propre pour parer à d’éven-
puits, ils purent momentanément reprendre l’avantage tac- tuelles actions comman-
dos, le NCB utilisa de
tique sur les cops. Cependant, fixés sur leur puits, ils cir- préférence de petits ports
culaient beaucoup moins. Ils n’allaient plus aux avec du personnel sûr.
mass-pickets que dans leur secteur, et la communication di- Certains ports désaffectés
furent remis en service
recte entre grévistes se fit plus difficile. Le NUM renforça pour l’occasion.
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OS CANGACEIROS N° 2
alors son rôle d’intermédiaire dans la circulation des informations entre régions.
Il accentua encore l’isolement des grévistes en réduisant son aide en moyens de
transport et en argent.
Néanmoins ils étaient sur leur terrain, chaque maison était un refuge, et ils pro-
fitaient du soutien actif des familles et d’une bonne partie de la population. Les
flics reçurent à cette période leurs plus belles branlées. Par exemple, à Frickley
(Yorks), ils furent accueillis comme ils le méritaient. Profitant de la topographie
des lieux (un enchevêtrement de pavillons surplombant la route d’accès à la
mine), les gens du village purent facilement les allumer à coups de briques. L’ap-
provisionnement en munitions était assuré par des gars qui circulaient dans ce la-
byrinthe avec des brouettes de briques. Bilan des réjouissances : 42 flics à l’hôpital,
et pas de perte chez les assaillants. À Cortonwood, durant cinq jours (du 8 au 12
novembre) 400 à 4 000 personnes affrontèrent la police montée ; un mineur avait
osé reprendre le travail ! Il y eut plusieurs nuits d’émeutes simultanément dans
la plupart des villages miniers et de nombreuses embuscades contre les flics. Le
12 novembre fut une des plus belles nuits d’émeute : une attaque concertée dans
vingt-cinq puits du Yorks laissa les flics complètement impuissants : des com-
missariats furent attaqués au cocktail molotov ; des barricades furent construites
avec des lampadaires ou du matériel volé à la mine ; des magasins furent pillés.
Dans le South-Wales, le formidable dispositif des flics déployé pour protéger les
scabs, exacerba la violence des pickets. Ainsi le 30 novembre, des grévistes ba-
lanceront un poteau sur un taxi conduisant un scab au boulot. Le chauffeur fut
tué. À part les bureaucrates du NUM, il ne s’est trouvé personne pour le re-
gretter, lui-même étant du coup un scab. Le seul regret était plutôt qu’ils ne fus-
sent pas morts tous les deux 6. Quelques jours plus tard, dans le South-Yorks, un
rail de chemin de fer fut balancé de la même manière sur un car de flics ; il n’y
eut malheureusement pas de victime.
Vers la fin de l’année, le mouvement s’essouffla quelque peu. Le temps travaillait
de plus en plus pour l’État. L’usure due à dix mois de grève commençait à se
faire sentir durement : au souci des dettes qui s’accumulaient, s’ajouta le chantage
policier (plusieurs milliers se sont déjà faits arrêter et sont menacés de licencie-
ment). L’érosion faisait son œuvre. Dans la plupart des centres miniers, beau-
coup de gars en étaient à attendre l’ordre de reprise du travail, à part dans le Sud
et l’Ouest du Yorks, ainsi qu’en Écosse et dans le Kent, où ils campaient sur une
position d’intransigeance et étaient prêts à pousser la grève à outrance. De plus
des opérations de commandos terroristes contre les grévistes commencèrent à
apparaître (menaces de mort, lettres anonymes, voitures cramées, etc.).
En novembre, tablant sur ce pourrissement, le NCB proposa une prime de
15 000 F environ à ceux qui reprendraient le travail avant la fin de l’année. Cer-
tains en profitèrent d’ailleurs pour se remettre en grève tout de suite après ! Ce-
pendant, le mouvement de reprise s’accentua. Le bavardage intense qui régnait
dans les welfares et la haine commune des flics paraissait alors sans emploi. Sur les
piquets quotidiens les mineurs en étaient réduits à une présence symbolique. Les
nombreuses arrestations, les condamnations en suspens, la présence massive des
flics, la fatigue réduisaient souvent la pratique des pickets aux seules insultes à
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OS CANGACEIROS N° 2
sur la tradition des conflits ouvriers, qui accordent une importance primordiale
aux piquets. Il a pu enliser le conflit dans une forme d’affrontement qu’il s’était
donné les moyens de contrôler.
L’État, le NCB, l’industrie britannique ont perdu beaucoup plus d’argent qu’ils
ne l’avaient estimé dans cette grève 9, mais cela n’est rien en échange de l’enjeu
qu’ils s’étaient fixés : casser la légendaire et redoutable force collective des mi-
neurs et ainsi instruire par les faits toute catégorie de salariés résolus à ne pas s’en
laisser compter
ès que la durée de la grève dépassait quelques mois, elle revenait très chère
pour l’exécutif du NUM de ne pas être obéi. Le retour au 11. La justice a fonc-
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spontanés mais qui restèrent isolés et fort peu connus au-delà de leur secteur.
Fin mars, à Kiveton Park (Yorks), le système téléphonique souterrain ainsi que
le câble de la cage furent sabotés. Il y eut 1,5 millions de dégâts. D’une manière
générale la production baissa énormément (dans le Derbyshire, le NCB envoya
1 800 lettres disant : « votre manque d’effort est inacceptable », et menaça de sup-
primer les primes. Les mineurs ne produisaient en effet que les 2/3 de la
moyenne habituelle).
Dans cette ambiance de division, d’isolement et de vexations, le NUM se préoc-
cupait uniquement de ses problèmes internes : il s’acharnait à recomposer au plus
bas son unité. Il se lança dans la propagande pour la réintégration de la section
du Notts dans le syndicat et appela à la réconciliation avec les scabs d’après Noël
— les grévistes ont toujours désavoué cette idée, un scab est un scab ! — Pour finir,
le 3 avril, le NUM votait sous les insultes des mineurs la fin de l’overtime ban 13.
La naissance du Rank and File Mouvement (RFM) apparut comme la seule ten-
tative d’organisation visant à regrouper le maximum de mineurs et à lutter pour
la réintégration des licenciés et l’amnistie des prisonniers. C’est ce qui séduisit
certains parmi les meilleurs.
Même si le RFM se donna comme objectif de coordonner les groupes autonomes
(groupes de femmes, groupes de soutien, etc.), il a proclamé dans ses statuts son
allégeance au NUM et ménage donc sa politique. En mai, une grève sauvage dé-
marra à South-Kirby (secteur de Barnsley) pour la réintégration de deux mineurs
virés le matin même et demanda le soutien du NUM local ; celui-ci le donna for-
mellement, sans fournir ni véhicules, ni essence, ni fric ! Bien qu’elle réussit à
s’étendre grâce aux piquets volants à cinq autres puits, elle ne put faire davantage
que de durer quelques jours.
À cette occasion, le RFM leur apporta la seule aide financière, mais en sous-main.
Il loupait là l’occasion de rendre publique son aide au mouvement, prouvant
qu’il n’avait rien compris à l’exemplarité d’une telle aide et qu’il était bel et bien
un satellite du NUM.
L’absence complète dans le journal publié par le RFM d’informations concer-
nant les grèves sporadiques depuis mars et les actes de vengeance confirme que
le projet du RFM se limite en définitive à du baratin néo-syndical 14.
Là où l’alliance entre mineurs et non-mineurs (souvent des jeunes) s’est réalisée
sur une base offensive, l’idéologie syndicale de l’unité n’a eu aucun poids. Ces
jeunes chient sur le NUM (et pas seulement sur sa hiérarchie) et prennent leurs
distances avec le RFM, dans lequel ils voient plutôt une entreprise de récupéra-
tion de la radicalité qui s’est exprimée durant la grève. Cette lucidité vient ren-
forcer leur haine : ils ne se laissent pas abattre, et ne se reconnaissent pas dans
l’activisme syndical ou néo-syndical.
La période qui suivit la grève aggrava durement les conditions de vie des mineurs
(un mineur écossais déclarait que « avant il n’y avait qu’une loi en Grande-Bre-
tagne — celle des flics mais que maintenant il y en a deux — celle des flics et celle du
NCB » !). Mais l’esprit de vengeance s’est communiqué à d’autres que les mineurs.
Dans les semaines qui suivirent le conflit, une grève de professeurs laissa les kids
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Ils allèrent ainsi à Barcelone établir des contacts avec l’OEPB 17. En plus d’une
somme substantielle, ils obtinrent un embargo sur toutes les marchandises an-
glaises transitant par le port de Barcelone et la promesse de soumettre aux autres
dockers l’extension de l’embargo à toute l’Espagne. Malheureusement, ceci se
passait une semaine avant la fin de la grève et n’eut donc pas d’effet.
On imagine la bouffée d’air que cela aurait apporté aux grévistes si la nécessité
de tels contacts avait été ressentie plus tôt, tant par les grévistes que par nous.
L’exemplarité d’un tel précédent aurait pu changer la marche des choses.
Voilà bien une action réelle contre l’isolement des grévistes que d’habitude ils se
bornaient à déplorer. Notons aussi que de retour de Barcelone, et encore tout ex-
cités par l’accueil des dockers et le bon vin espagnol, ils se rendirent à Carmaux
(Tarn) pour rencontrer des mineurs français. Ils n’eurent malheureusement af-
faire qu’aux staliniens de la CGT. Ces bâtards les jetèrent comme des malpropres
sous le fallacieux prétexte qu’ils n’étaient pas envoyés par le NUM, et pouvaient
être des imposteurs.
Bien sûr, les dockers d’Aarhus montrèrent aussi leur solidarité pratique en blo-
quant le charbon pour la Grande-Bretagne. Mais de tels exemples furent rares. Ce
mouvement de cent soixante milles personnes, en un an, n’a produit quasiment
aucun écrit hormis la propagande du NUM et celle des gauchistes. Quelques
journaux 18, tracts, vidéos ont été faits, mais encore une fois envisagés comme
complément à la presse syndicale. Ainsi les grévistes ont laissé le monopole de
la parole aux spécialistes.
e NUM s’est constamment trouvé pris entre deux feux : la pression exer-
L cée sur lui par les mineurs et la détermination de l’État. Il a été contraint
par les mineurs et par l’État, qui s’est refusé à toute négociation, d’afficher
tout au long de la grève des positions radicales et intransigeantes. En 72, le NUM
avait été en passe de se trouver ouvertement désavoué par les mineurs qui durent
la plupart du temps passer outre aux consignes de modération du syndicat pour
imposer leurs exigences. Il avait donc été urgent pour lui de renouveler son image
de marque ; ce fut l’occasion de promotion pour de jeunes loups qui s’étaient
mis en avant au cours des grèves de 72. Scargill en est le meilleur exemple, concen-
trant sur son personnage l’image de la détermination des mineurs. Depuis des an-
nées, « le roi Arthur » parade à toute occasion sur le petit écran, assurant ainsi sa
propre campagne promotionnelle.
L’organisation des mineurs en communautés villageoises a grandement favorisé
la maintenance de l’idéologie du vieux mouvement ouvrier. Les militants gau-
chistes qui sont arrivés à la direction du NUM à la fin des 70’ se sont appuyés
sur cette tradition pour reconquérir une audience. Tout en continuant de parti-
ciper à la gestion des mines, le NUM se construisit — en s’appuyant sur la force
réelle des mineurs — une image de puissant syndicat extrémiste, et ce, sur des po-
sitions complètement rétrogrades. C’est à cause de la combativité des mineurs qu’il
se doit d’adopter une telle position, en apparente contradiction avec sa volonté de
participer à la gestion de l’appareil industriel. On retrouve cette partition dans
l’exécutif, qui regroupe modérés et extrémistes. Mais ceux-ci ont secrètement les
mêmes intérêts, un leader comme Scargill s’appuie sur les modérés pour pou-
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C les mineurs étaient encore les travailleurs les plus combatifs du pays et le
gouvernement Thatcher misait sur leur défaite complète. Dans le rap-
port de force qui s’est engagé, la grève a débordé la lutte industrielle classique,
prenant parfois des allures de guerre ouverte contre l’État. C’est cet aspect qui
lui a donné un caractère universel. Les chômeurs des villes voisines ont pu ainsi
s’y reconnaître. Eux n’ont même plus leurs jobs à négocier, et par leur simple
présence ils manifestaient le caractère immédiatement général de leur insatis-
faction. Leur venue sur les piquets témoigne qu’il s’agissait là d’un conflit social.
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endant les deux dernières décennies, le prolétariat anglais s’est fait re-
P marquer comme étant parmi les plus combatifs du monde. Il fallait aller
en Italie pour voir une mauvaise volonté au travail aussi systématique. À
de nombreuses reprises, gouvernements ou patrons ont dû céder devant leurs
exigences.
Au cours des 70’, la possibilité d’un bouleversement qualitatif était présente ; ges-
tionnaires et syndicats n’en menaient pas large. En 72, la grève des mineurs mar-
quait le point culminant d’un mouvement de grèves sauvages sporadiques où les
syndicats n’étaient plus écoutés (même s’ils n’étaient pas écartés). En 74, le gou-
vernement Heath tomba à cause du référendum sur la question « qui gouverne ce
pays : les mineurs ou moi ». En 79, lors de l’hiver du mécontentement, le pays fut
paralysé par toute une série de grèves (les mineurs menacèrent à cette occasion
de faire grève uniquement pour soutenir les exigences du personnel hospitalier,
le gouvernement céda aussitôt). Les shop-stewards (délégués de base, mais faisant
partie des trade-unions) ignoraient royalement les consignes de leur syndicat et ex-
primaient effectivement la colère de la base. La pratique des piquets volants
avaient connu un vif succès, et favorisait la communication entre les grévistes de
différentes régions et différents secteurs industriels. En se déplaçant dans tout le
pays, parfois très loin, ils court-circuitaient la hiérarchie des syndicats.
Chacun de ces mouvements, en fait les différents flux d’une offensive perma-
nente, est allé très loin. Mais la nécessité de les unifier n’a pas été pensée par les
participants. Les possibilités créées n’ont pu trouver leur accomplissement. Le
temps a joué contre les prolétaires, les syndicats ont pu manœuvrer suffisam-
ment pour contenir dans les usines la résistance au travail.
Les prolétaires ne se reconnaissaient plus tant dans la lutte pour un travail dé-
cent que dans le refus même du travail, ce qui donnait à toutes les luttes ouvrières
anglaises de cette époque leur caractère résolument moderne. Les ouvriers ne res-
pectaient plus rien dans le travail, ni les cadences, ni les chefs, ni les consignes syn-
dicales. Cette offensive représentait la forme extrême et le dépassement de la lutte
ouvrière contre l’exploitation. Elle s’est trouvée malgré tout prisonnière du lan-
gage du vieux mouvement ouvrier. C’est à cause de cette faiblesse — le flou sur
l’enjeu d’un tel mouvement — que les syndicats ont pu maintenir leur présence.
Ainsi lorsqu’en 1972, devant le dépôt de Saltley, les mineurs en grève avaient
menacé d’appeler à l’insurrection, c’était comme un moyen de lutte, pour faire
pression sur le gouvernement et obtenir la libération des mineurs emprisonnés,
mais jamais comme le but du jeu. L’Angleterre depuis Cromwell n’a jamais connu
d’insurrection (mais elle a connu beaucoup d’émeutes, notamment au XIXème
siècle). Les explosions de violences — pourtant sauvages — des ouvriers anglais
n’ont jamais réalisé ni l’unité, ni l’ampleur qu’ont eu des révoltes ailleurs en Eu-
rope (par exemple, en France lors des insurrections de 1830, 1848 ou 1871). À par-
tir de 68, en France, en Italie, en Espagne, en Pologne, des contributions
théoriques au débat en cours apparurent au moment même où l’agitation se dé-
veloppait. En Angleterre, il n’y eut rien de tel, seuls les idéologues ouvriéristes
se contentèrent de contempler les évènements, en resservant à toutes les sauces le
baratin moisi sur « l’unité de classe ».
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Le seul appui sur lequel pouvaient alors compter les grévistes était celui des
jeunes kids (hormis celui, acquis d’avance, des plus speed de chaque village mi-
nier). Ils étaient les seuls à se déplacer sur les piquets, et étaient à ce stade les
plus directement concernés par ce mouvement. Celui-ci s’est d’ailleurs trans-
formé de lui-même dans le sens de ce qu’avaient déjà expérimenté les kids en 81
(on pense bien sûr aux attaques de commissariats, aux embuscades et aux pil-
lages de magasins ; les hit-squads représentaient eux la forme extrême d’un type
d’action ouvrière : le sabotage).
Ce mouvement d’unification s’est dessiné durant l’été, et a pris toute son ampleur
en octobre-novembre, quand les pickets ont dû se rabattre sur leurs propres puits.
À ce moment, les grévistes avaient été figés, la période d’extrême mobilité était
achevée ; des forces ne pouvaient plus se modifier, sinon dans le mauvais sens.
Cette explosion de violence restait relativement isolée malgré l’intérêt énorme de
millions de gens en Grande-Bretagne et dans le monde qui suivaient les événements.
C’était le moment où devait s’opérer le reflux, par le pourrissement de la situa-
tion, ou le renversement qualitatif.
Une population entière était en guerre, avec l’appui de gens qui eux-mêmes
avaient bien failli provoquer une insurrection en 81. Les forces étaient présentes,
jamais en Grande-Bretagne il n’a existé une situation aussi explosive. Ainsi, lors
de l’attaque concertée dans 25 puits du Yorks, le 12 novembre, les flics ont
avoué que si de telles attaques s’étaient reproduites, ils n’auraient absolument
rien pu faire ; ils ne pouvaient pas être présents en masse dans tous les villages
en même temps.
Durant les 70’, les possibilités insurrectionnelles existaient, mais l’urgence n’était
pas la même : les grèves pouvaient être ponctuellement victorieuses en restant
dans le cadre d’un conflit industriel. Le mouvement était alors si fort qu’une ré-
pression n’était pas à craindre lorsqu’une grève s’arrêtait. Mais cette année, les
grévistes étaient contraints de reconnaître le caractère universel de leur lutte s’ils
voulaient simplement obtenir quelque chose.
Lors des émeutes de 81, on a vu à l’œuvre la violence du négatif sous sa forme
la plus sauvage, la plus excessive. Bien que s’étant répandu dans tout le pays, ce
mouvement est resté éparpillé, chaque émeute restait isolée des autres. Malgré
sa signification limpide — la vengeance et le jeu — c’était un mouvement sans
programme.
Le 4 juillet 81, les émeutiers avaient pénétré très près du centre-ville de Liverpool.
Il s’en est fallu de peu pour qu’ils y rencontrent les équipes du matin qui partaient
bosser. Dans cette ville en voie de désertification, où l’avenir immédiat de chaque
travailleur risque fort d’être le chômage, ouvriers et chômeurs ne se sentent pas
très éloignés. Il pouvait suffire que cette rencontre ait lieu pour que l’émeute gagne
la ville entière. À partir de là, toutes les communications avec le reste de la Grande-
Bretagne et l’étranger étaient à organiser sur la base de cette position de force.
Une telle idée a dû hanter bien des têtes en ces jours brûlants, mais personne n’a
simplement pensé à exprimer publiquement la nécessité de cette jonction.
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ANNEXE
QUELQUES ÉLÉMENTS SUR
LE MOUVEMENT DES SEVENTIES :
LES GRÈVES DE 72
Au début des années 70, s’est développé en Grande-Bretagne un mouvement
d’insatisfaction sociale qui conduisit, pendant l’été 72 à une situation telle que
l’État britannique dut céder rapidement et complètement aux exigences des tra-
vailleurs. La pression sociale obligea les dirigeants à céder ce qui semblait réelle-
ment d’importants avantages immédiats plutôt que de prendre le risque
d’affronter une grève sauvage générale.
Ce qui commence par une succession de combats isolés en 71 allait devenir une
bataille plus générale en 72. Ce furent trois secteurs vitaux de l’industrie britan-
nique qui en furent successivement les fers de lance, d’abord les mineurs dès le
mois de janvier, puis les cheminots et les dockers à partir du mois d’avril.
Le 9 janvier, les mineurs se mirent en grève pour une augmentation de 47 % de
leur salaire. La direction des charbonnages répondit en proposant 7,9 %. Les
conditions n’étaient pas très favorables aux mineurs : l’hiver était doux et les ré-
serves de charbon étaient importantes.
Les mineurs prirent l’initiative du combat en imposant des méthodes de lutte dé-
savouées et combattues par les syndicats. Par exemple, ils refusèrent souvent de
maintenir la sécurité des puits, ce qui devait entraîner une détérioration impor-
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tante des installations. Ils organisèrent des piquets autour des dépôts de charbon
et des centrales, ces dernières qui n’étaient plus ravitaillées ni en charbon, ni en
fuel durent stopper les unes après les autres. La pratique des piquets volants se
généralise (Scargill, alors dirigeant du NUM-Yorkshire, se fit une réputation de
radicalité en se mettant à la tête d’un piquet volant du NUM venu renforcer
celui de Saltley, près de Birmingham, principal dépôt de charbon en Grande-
Bretagne). Les mineurs parcouraient des centaines de km pour faire respecter le
blocage des centrales. Les chauffeurs de poids lourds et de locomotives refusaient
de livrer du charbon, et les dockers de le décharger. Un grand nombre d’ouvriers
et de chômeurs se montraient solidaires des mineurs. Aucun syndicat ne pouvait
empêcher alors, ou contrôler, les conséquences du bavardage qui se développait.
Au début de la seconde semaine de février, le courant électrique fut rationné. Les
usines devaient arrêter la production. 1 250 000 ouvriers furent mis à pied. Des
milliers de trains quotidiens furent supprimés. Dans 200 000 usines, on ne tra-
vaillait plus que trois jours par semaine. La Grande-Bretagne était paralysée, le
gouvernement proclama l’« état d’urgence ». La grève continua comme si de rien
n’était. Au cours de la quatrième semaine de grève, le NCB propose 9 %, aussitôt
après une commission du gouvernement proposait 18 % à 19 %. Le secrétaire gé-
néral du TUC accepta, demandant au secrétaire du NUM de faire de même, mais
les mineurs refusèrent. Ils voulaient bien transiger mais réclamaient encore 25 %.
Le gouvernement envoya 700 flics pour reprendre le principal dépôt de charbon
(Saltley). Des travailleurs de toute la région vinrent en nombre et ils se retrou-
vèrent 7 000 à faire face aux flics. Des flics furent envoyés en renfort, mais le pi-
quet fut aussi renforcé ; en quatre jours, 10 000 personnes formaient une véritable
armée. La police arrêta 30 mineurs. Les mineurs répondirent par la voix d’un
comité d’action local, distinct du NUM, en lançant un ultimatum ; soit les dé-
tenus étaient libérés, soit ils appelaient à l’insurrection. Le gouvernement céda,
libérant aussitôt les mineurs, et retira les flics du dépôt. Les mineurs obtinrent
finalement 20 % à 22 % d’augmentation.
Aussi bien le NUM que le TUC étaient hors course. Personne ne se souciait
alors de ce que disaient les dirigeants. Le 26 février 72, avant que ne se termine
la grève des mineurs, le gouvernement Heath fit voter une loi sur les relations so-
ciales ; celle-ci était en préparation depuis 71 1. Cette loi prévoyait que tous les
conflits devaient être soumis à une procédure de conciliation devant une com-
mission des relations sociales et un tribunal national, le National Industrial Re-
lation Court. Les grèves devaient être limitées, une liste des « rapports sociaux
condamnables » figurait dans le texte avec les indemnités et les amendes encou-
rues. Le gouvernement renonça évidemment à appliquer cette loi dans le conflit
avec les mineurs. Il devait en réserver la première application un peu plus tard.
Le 16 avril, les trois syndicats des cheminots envisagèrent une action réduite, le
refus des heures supplémentaires ainsi que quelques actions ponctuelles. Les che-
minots appliquèrent si finement et avec tant de rigueur ce mot d’ordre prudent
qu’en fait ce fut pis qu’une grève. Tout en continuant à être payés, ils désorga-
nisèrent complètement le service. L’horaire n’existait plus. Les voyageurs ne pou-
vaient plus compter sur rien. Le gouvernement fit aussitôt appliquer la nouvelle
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dockers maintinrent leur position de défi, annonçant que de toute façon « d’autres
prendraient leur place aux piquets et que la prison ne serait pas assez grande pour en-
fermer 44 000 dockers ». Le matin du jour décisif, 35 000 dockers entraient en grève
totale et la nouvelle se répandit qu’ils marchaient sur le palais de justice où siégeait
le tribunal. Comme en mars le gouvernement céda devant la menace de voir l’in-
surrection gagner le pays. Il envoya un avocat qui fit annuler le mandat d’arrêt
lancé contre les trois shop-stewards. La loi sur les relations sociales avait pratique-
ment cessé d’exister : les ouvriers en grève agissaient en l’ignorant complètement.
Au début du mois de juillet, les dockers du port de Londres s’opposèrent à nou-
veau à la mise en place des conteneurs. Le travail fut complètement arrêté. Cinq
shop-stewards furent encore menacés d’être déférés devant l’Industrial Court si le
mouvement ne cessait pas. Les dockers répondirent par la menace d’une grève gé-
nérale. Néanmoins, les cinq shop-stewards furent arrêtés cette fois et incarcérés
à la prison de Pentonville, au Nord de Londres. Les travailleurs des dépôts, mal-
gré les frictions et oppositions qu’ils avaient avec les dockers, furent les premiers
à arrêter le travail. Des milliers d’autres vinrent ensuite. En deux jours, c’était une
véritable réaction en chaîne qui était déclenchée.
Dans la nuit du 21 au 22 juillet, les typographes des grands journaux anglais ar-
rêtèrent le travail. Il n’y eut pas de journaux pendant une semaine. Les typos des
deux grandes imprimeries de Londres refusèrent toute commande et se mirent à
la disposition du comité de grève autonome des dockers pour publier des com-
muniqués à tous les travailleurs. Le travail cessa dans tous les ports. À Londres,
les bus disparurent totalement de la circulation, les conducteurs bloquaient les
transports publics. Le samedi 22, toutes les usines automobiles étaient en effer-
vescence. Le samedi 24, c’était au tour des métallos et des mineurs. Les travailleurs
des grands marchés de Londres se mirent aussi en grève. Le 25, Rolls-Royce se
mettait en grève et on en parlait à Heathrow, l’aéroport de Londres. Les éboueurs
de Brighton stoppaient également. Une vague de grèves sauvages déferla sur le
pays. À partir du 26, on ne pouvait plus douter qu’il s’agissait d’une grève géné-
rale sauvage qui s’annonçait. La tactique des grévistes reprenait celle des mineurs
au début de l’année. Des centaines de grévistes étaient sur les routes pour expli-
quer dans tous les coins du pays ce qui se passait. Pendant ce temps, à Londres,
des centaines de dockers et de travailleurs des conteneurs s’étaient spontanément
rassemblés devant les grilles de la prison de Pentonville. La foule se faisait de plus
en plus menaçante, la tension montait. Les rues étaient barrées par des bus et
des camions pour empêcher les renforts de police de parvenir sur les lieux. Il fut
question que les dockers et les mineurs du Pays de Galles marchassent ensemble
sur Londres ; cette menace s’ajouta à celle déjà présente de la grève générale.
C’est alors que le TUC lança une « grève de protestation nationale » de 24h pour
le lundi 31 juillet. Il était un peu tard et le gouvernement ne pouvait compter seu-
lement sur cette initiative pour ramener la paix. Le jeudi 27 juillet, il capitula en
envoyant à la barre du tribunal un avocat que personne n’avait réclamé. Les cinq
shop-stewards furent aussitôt libérés. Cette mesure prise in extremis calma la ten-
sion mais la grève des dockers continua. Le gouvernement décréta l’état d’ur-
gence le 4 août. La grève ne se termina que le 17 août par un compromis.
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Quelques grèves importantes comme celles des mineurs et des dockers avaient ca-
talysé une insatisfaction ressentie plus généralement. Des dizaines de milliers de
gens ont ressenti alors durant ces quelques mois l’excitation d’une offensive qui
ne put être réprimée. La capacité de centaines d’entre eux de se déplacer et de ren-
contrer ainsi des travailleurs d’autres régions et d’autres industries brisait tout
sentiment d’une lutte particulière. Les grévistes n’étaient pas enfermés dans les
murs de l’entreprise. Des gens se mettaient en grève dans le but, simplement, de
participer à ce mouvement général d’offensive. Les directions des trade-unions
étaient incapables d’enrayer ce mouvement, elles laissèrent finalement indiffé-
rents les salariés.
Octobre 1985
ÉCOSSE
Glasgow Polmaise : ils sont les premiers en
grève et les derniers à reprendre
Ravenscraig
DURHAM
SCOTTISH
NORTH Sunderland
EAST NORTH YORKSHIRE
SOUTH YORSHIRE WESTERN Un gréviste a été tué
Cottonwood : premier puits à Ferry Bridge
du York en grève
Orgreave : trois semaines Leeds DONCASTER AREA
d’affrontements très violents Rossington : le puits est
Émeutes dans 25 puits la nuit Manchester incendié
Grimsby
du 12 novembre
Liverpool Sheffield
NORTH NOTTS
BARNSLEY AREA Harworth : 10 000 pickets
Ollerton : un gréviste
Nottingham a été tué
Brimingham SOUTH
NOTTINGHAM
Coventry
SOUTH WALES SOUTH
Merthyr MIDDLANDS Luton
Vale
Bassins miniers
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OS CANGACEIROS N° 2
OS CANGACEIROS N° 2
dra se battre, autant le faire tout de suite ». La lutte contre l’inscription au FPE, par
son objet, rendait subalterne le moment de la négociation. L’alternative était
claire : il s’agissait de savoir si l’on cédait aux conditions du FPE ou si on les re-
fusait comme chantage supplémentaire. À ce moment, il n’y a plus de place pour
la négociation. Avec cette lutte contre le FPE qui cristallisera la rage contre un
sort commun fait à des milliers de salariés, c’est la dépendance plus générale à la
logique d’un monde qui devient l’objet de la colère.
Au début à Gijon, pendant l’année 83, il s’agissait pour l’essentiel de formes de
protestation conventionnelles. D’ailleurs pendant toute cette période, qui s’éten-
dra jusqu’au printemps 84, les ouvriers sortaient encore mains nues dans la rue.
Mais la pression de l’État s’aggravait. Les gouvernants espagnols avaient hâte de
se montrer présentables sur le marché de la concurrence mondiale, dont une
échéance se précisait spécialement pour eux : l’entrée dans la CEE. Il fallait ame-
ner au plus vite tous ces insatisfaits à la table des négociations. L’encadrement
syndical ne pouvant jouer ce rôle avec suffisamment d’efficacité, c’est sur le
chantage à l’inscription au FPE que s’est concentrée la pression du gouverne-
ment. Inscrivez-vous ou allez crever ! « Les conditions que nous offrons aux tra-
vailleurs sont très bonnes... Il existe la garantie d’un reclassement, s’il existe une
minorité qui persiste à refuser de s’inscrire, elle est libre de ne pas le faire » déclarait
cyniquement, en décembre 84, Solchaga le ministre de l’Industrie. À cette pré-
cipitation des gouvernants et des bureaucrates à soumettre des ouvriers bien dé-
cidés à faire traîner les choses, répondirent des méthodes de lutte qui allaient en
se radicalisant... Ce qui était pour les dirigeants un maximum qu’ils pouvaient
concéder, les ouvriers eux le considéraient comme un minimum qu’il fallait faire
payer le plus cher possible.
’été 85 marque pour les ouvriers des chantiers navals de Gijon, l’arrêt pro-
L visoire d’une période de lutte qui aura duré près de deux ans sans inter-
ruption. Ce fut le moment où eurent lieu les plus beaux excès destructeurs,
et où la dynamique de l’assemblée donna la meilleure preuve de sa capacité pra-
tique, stimulant la combativité, l’imagination et l’organisation dans la lutte, atti-
rant par son existence même d’autres prolétaires extérieurs aux chantiers.
Depuis le printemps 84, nombreux furent les éléments du décor urbain qui eu-
rent à subir la colère des ouvriers des chantiers. Les barricades de pneus se comp-
tent par centaines. Les bus incendiés par dizaines. Des carcasses de trains, utilisés
à l’œil, et détruits par le feu après usage, gisent aujourd’hui encore dans la gare.
Un grand magasin qui avait refusé de fermer un jour de grève générale fut in-
cendié le soir même. Les brasseries fréquentées par les fachistas ont été saccagées
à plusieurs reprises. Pendant plusieurs mois, les entrées des banques furent lapi-
dées et incendiées ensuite. La façade de l’Hôtel de Ville eut aussi à souffrir des
flammes à l’issue d’un amusant stratagème 2. Le hall d’entrée du Palais de justice
fut lui aussi récemment incendié, et plus récemment encore, les bâtiments d’un
des chantiers qui venaient de fermer partirent en fumée.
Si les ouvriers du secteur naval ont pu maintenir pendant si longtemps une pres-
sion sur l’ensemble des forces coalisées contre eux, c’est à leur pratique de l’as-
semblée qu’ils le doivent.
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quotidiennement, ils décidèrent de tenir une assemblée unique qui les réunirait
tous deux fois par semaine. Pour cela, ils prirent une salle de cinéma désaffectée
située en plein centre-ville, à l’intérieur de la casa del pueblo un bâtiment appar-
tenant normalement aux syndicats.
Se tenant une fois pour toute à l’extérieur des chantiers, l’assemblée brise la dé-
pendance des ouvriers à leur lieu de production. Et elle est ouverte à tous. Y par-
ticipent des ouvriers d’autres secteurs industriels, quelques mineurs des bassins
miniers proches, des jeunes des centres de formation professionnelle et des lycées
techniques, des chômeurs, et finalement n’importe quel prolétaire.
D’emblée, l’assemblée rompt avec le corporatisme syndical. Il n’y sera question,
entre les participants discutant directement entre eux, que du devenir de la lutte
en cours, de ses conséquences sur la vie de chacun, du rôle néfaste qu’a pu jouer
tel ou tel syndicat sur telle ou telle action. En ce lieu, il sera peu question des né-
gociations ou de l’état des négociations avec le gouvernement. Cette tâche est
délibérément laissée hors de l’assemblée aux représentants syndicaux.
L’assemblée à Gijon a su se donner des conditions de libre parole : chacun peut
y intervenir sans avoir à se justifier d’une quelconque étiquette. On y parle en
son nom propre, et chaque personne présente peut être interpellée et doit ré-
pondre en public, ce qui change radicalement de tant de conflits où les bureau-
crates interdisent aux non-délégués de s’exprimer. Tous les votes se font à main
levée et non à bulletin secret, ainsi le rapport de force est rendu visible tout au
long des débats. Ces débats d’ailleurs ne traînent jamais en longueur. Il s’agit le
plus souvent de critiquer les actions menées les jours précédents et de chercher
un accord sur ce qu’il conviendra de faire dans les prochaines interventions dans
la rue. Il faut retenir ce principe essentiel, qu’il n’y a pas de séparation entre l’as-
semblée et la rue où vont se transporter la quasi-totalité des participants à la fin
des débats (soit environ 300 à 400 personnes à chaque fois).
C’est donc l’assemblée qui poursuit sa propre action dans la rue. Tout le temps
que dureront les affrontements avec les flics, les différentes actions contre les
banques, les bus, etc. l’assemblée ne perdra jamais l’initiative. Cette cohérence
permet une stratégie qui a pour principe d’être toujours offensive, de choisir, en
dehors de toutes directives extérieures, le moment, le lieu et les méthodes les plus
appropriés à faire le mal.
Comme au moment fort des assemblées de la fin des 70’, il n’y a pas à Gijon de
coupure entre la discussion, la décision, et l’exécution pratique, seule l’époque
a changé.
Après chaque sortie dans la rue, bi-hebdomadaires elles aussi comme le sont les
assemblées, les gens se retrouvent à nouveau, même par petits groupes, pour dis-
cuter de la tournure qu’ont pris les choses, décider d’une nouvelle ligne de
conduite à débattre lors de la prochaine assemblée. Ainsi, l’assemblée n’a de
comptes à rendre qu’à elle-même. D’ailleurs, les bureaucrates qui y traînent se
gardent bien lorsque le public est réuni de critiquer les méthodes employées.
L’assemblée à Gijon a concentré sur elle l’intérêt public. Elle a propagé un goût
offensif chez ceux qui, même s’ils ne sont pas immédiatement concernés par les
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licenciements, partagent l’envie de se battre des ouvriers des chantiers les plus dé-
terminés. Cet état d’esprit d’insubordination qui sort renforcé de l’assemblée
trouvera de belles issues hors du secteur naval. Ainsi, fin janvier 85, le Centre de
Formation Professionnelle d’Oviedo sera détruit par un incendie volontaire, de
toute évidence commis par les lycéens de ce centre qui fréquentaient l’assem-
blée. Plusieurs voitures, un ensemble de pièces de moteur, plusieurs terminaux
électroniques furent réduits en cendres. Vers la mi-mars, à Ensidensa, une grosse
entreprise sidérurgique de Gijon, deux hommes masqués, détruisirent par le feu
la tour de contrôle d’un tapis roulant transportant l’acier. Ce sabotage fut re-
vendiqué comme un acte de solidarité avec les travailleurs des chantiers en lutte,
et eut le grand mérite par la même occasion de donner un peu de repos aux tra-
vailleurs de la boîte. Bueno ! Sans d’amicales complicités à l’intérieur de cette en-
treprise qui n’avait pas bougé pendant cette période agitée, un tel sabotage
n’aurait pu avoir lieu. À notre connaissance, jamais ce type d’initiatives indivi-
duelles ne furent considérées par l’assemblée comme des débordements de son
action — Bien au contraire !
ontrairement à ce qu’était la situation à Euskalduna, où les ouvriers se
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furent contraints, poursuivis par les flics, de se réfugier dans la « Casa del Pueblo »
où se tiennent habituellement les assemblées. Alors que la bataille faisait rage et
que les flics subissaient un bombardement intensif de projectiles du haut des
toits, des membres de la CNT se calfeutrèrent à l’intérieur de leur local qui se
trouve dans ce même bâtiment, et refusèrent d’ouvrir les portes à ceux qui étaient
pris en chasse par la police. Après cela, difficile de paraître en public !
Les bureaucrates des CCOO, à l’assemblée de Gijon, ont un pied dedans et un
pied dehors en permanence. S’ils passent l’essentiel de leurs interventions à fus-
tiger l’action de l’UGT, c’est parce que c’est le seul terrain d’accord qui leur reste
avec l’assemblée. Ils ne peuvent aborder autre chose sans inspirer défiance et quo-
libets. Les staliniens se débattent entre la nécessaire image de représentativité des
travailleurs qu’ils veulent garder aux yeux du gouvernement et la nécessité de ne
jamais devoir se couper définitivement de ceux qui constituent la base dyna-
mique de l’assemblée. Situation très inconfortable (jamais assez, certes !). Et puis
le récit de leurs crapuleries dans plusieurs conflits ou événements récents circule
de bouche à oreille. Ainsi, on parle souvent de leur intervention à Madrid où, le
15 décembre 84 , un jour de grève générale du secteur naval, ils ont empêché des
manifestants de s’attaquer au congrès national du PSOE qui se tenait ce jour-là
dans la même ville, quelques rues plus loin.
Si les staliniens ont adopté pendant si longtemps à Gijon une position officielle
de refus de l’inscription au FPE, c’est uniquement pour pouvoir rester dans un
mouvement qui les refusait de plus en plus. Le responsable local CCOO pour la
métallurgie, désapprouvant les méthodes employées par les ouvriers, fut contraint
de démissionner en février 85. Il déclara : « Ce type d’actions, brûler des autobus,
des wagons de la RENFE (SNCF espagnole), sont des pratiques interdites dans les
CCOO depuis toujours parce qu’elles renforcent l’isolement du syndicat... Il faut que
le progrès aujourd’hui et le socialisme demain se fassent en construisant et en pro-
duisant, non en détruisant ». Qu’il crève aussi.
Le CSI aura eu pendant toute cette période un rôle particulier. Le CSI est l’un
de ces néo-syndicats, de plus en plus nombreux en Espagne, qui se sont formés
au début des 80’, à l’issue du reflux du mouvement des assemblées 4. On trouve
souvent à l’initiative de la création de ce type de courant d’anciens gauchistes,
voire d’anciens assembléistes reconvertis dans l’activisme syndical.
La plupart des militants du CSI viennent des Commissions Ouvrières, avec les-
quelles ils ont rompu, leur reprochant leur fonctionnement « trop bureaucratique »
et leur participation ouverte à la gestion des affaires de l’État. Depuis 81, le CSI
est organisé en syndicat autonome. Il s’est donné ses propres statuts, où il se dé-
finit lui-même comme anti-hiérarchique et détaché d’un centralisme bureautique.
Il a des délégués élus dans les comités d’entreprise, ce qui l’amène à participer à
l’habituelle concurrence que se livrent entre eux les syndicats dans le cours des
négociations. Le CSI réunit dans les Asturies environ 2 000 membres, principa-
lement répartis dans les chantiers navals, mais aussi dans les mines, la sidérurgie...
Il défend une position de « syndicat de base », de « syndicat de lutte » qui s’est il-
lustré tout au long du conflit à Gijon en tenant un rôle d’appui logistique à l’as-
semblée. Nombre de ceux qui étaient les plus battants se retrouvaient dans les
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qu’un tel contrat se retourne contre eux, dès que la pression dans la rue serait re-
lâchée. Ils ajoutaient qu’il y aurait toujours la possibilité de refaire ce qu’ils
avaient déjà fait en octobre 84, où ils étaient allés à 300 attaquer la mairie sacca-
geant portes et fenêtres, où se tenait une réunion entre les représentants du gou-
vernement et les syndicats qui statuaient sur leur sort.
Alors que les luttes, à l’origine similaire, se développaient dans d’autres régions
d’Espagne, nulle part ailleurs qu’à Gijon le principe assembléiste n’a ressurgi
avec une telle clarté. Tout ce qui constitue sa force, l’idée de la publicité qui se réa-
lise, les prolétaires de Gijon la retournèrent contre tous leurs ennemis. Ils surent
renouer avec le meilleur de ce qui s’était fait en Espagne en remettant sur le tapis
quelques vérités universelles : rien à attendre des syndicats, de la négociation, ni
du recours à la légalité.
Notre force réside dans ce qui devient.
teurs sont mis en service pour renvoyer contre quand ceux-ci risquaient de se rejoindre, alors
les porcs la fumée des gaz lacrymogènes. la police chargeait.
Mais, très vite, il apparut pour les flics que la Ce furent le plus souvent des prolétaires iso-
seule manière d’anéantir la résistance des ou- lés qui s’allièrent aux ouvriers assiégés. Ou
vriers, c’était d’en finir avec l’occupation, d’au- quand parfois des ouvriers venaient d’autres
tant plus que de nombreuses personnes se entreprises (comme les travailleurs des trans-
massaient régulièrement à l’extérieur pour as- ports ou ceux des entreprises de sous-trai-
sister aux combats. Les flics lancèrent plusieurs tance des chantiers), c’est uniquement de leur
attaques successives pour investir les chantiers. propre initiative qu’ils le faisaient, sans
Le 23, les flics donnent un ultime assaut et en- consignes syndicales.
trent dans le chantier, mitraillettes et pistolets au En tolérant l’existence d’un comité de grève qui
poing. À cause de l’extrême brutalité de l’assaut, ne représentait que les intérêts des bureau-
un ouvrier meurt d’une crise cardiaque. Un autre crates, les ouvriers d’Euskalduna étaient aussi
prend une balle dans le thorax, un troisième est combattus de l’intérieur.
grièvement brûlé par l’explosion du cock qu’il C’est précisément à l’intérieur que se passaient
portait. Un flic est écrasé par une poutrelle les agissements les plus ignobles du comité de
d’acier lancée du toit. Le chef de la police dé- grève. Ainsi, il est étrange de voir que ceux qui
clara par la suite, que lorsqu’ils pénétrèrent sur se battaient aient toléré plus longtemps les re-
le chantier, ils furent « agressés » par des présentants des CCOO qui, au lendemain d’af-
plaques de métal, des poutres métalliques, des frontements extrêmement violents avec la
brouettes lancées des toits, des cocktails molo- police, proposaient en assemblée « d’interdire
tov. Fort heureusement, 43 de ces porcs furent l’usage du lance-pierres ».
blessés, mais il y en aura 50 chez les ouvriers.
De la même manière, furent entérinées ces
À Euskalduna, la tension était permanente entre consignes désarmantes du comité de grève qui
les ouvriers les plus combatifs et le comité de réussit à faire rentrer la moitié des ouvriers à leur
grève, tandis que les autres consacraient l’es- poste de travail, alors même qu’il y avait encore
sentiel de leur force à préparer la défense mili- des affrontements contre les flics tout autour des
taire des chantiers – ce qu’ils firent avec
chantiers. Et cela dans le seul but d’accentuer
beaucoup d’énergie – mais, comme ils n’étaient
la division entre les ouvriers, et décourager ceux
pas sans l’ignorer, sur ce terrain, la police fini-
qui continuaient à se battre.
rait par l’emporter.
Le comité de grève allait même survivre à ce
Le noyau de 300 personnes qui se battit pendant
qui dans n’importe quelle guerre est assimilé à
un mois quotidiennement contre les flics, n’eut
de la trahison pure et simple. Il organise un
jamais totalement l’initiative dans l’assemblée,
groupe de 300 personnes, qui en Angleterre se-
comme il l’avait pourtant entièrement dans les
raient assimilés à des scabs, pour empêcher
combats. Le comité de grève s’en tenait à faire
les piquets de grève de protéger les barricades
de la propagande, répétant inlassablement des
qui protégeaient l’entrée des chantiers.
mots d’ordre abstraits d’appel à « l’unité de la
classe ouvrière ». Le rôle lui était laissé d’orga- Fin novembre, un ultimatum est lancé aux ou-
niser la coordination avec les autres chantiers vriers : ils ont 15 jours pour s’inscrire au FPE,
qu’il appelait à d’inoffensives manifestations syn- le délai passé, ils seront licenciés sans in-
dicales. C’est le principe même de la commu- demnités. Le chantage s’avère efficace, beau-
nication qui lui était abandonné. Ainsi, la coup craignent de se retrouver au chômage
coordination inter-entreprises était totalement s’ils s’entêtent à poursuivre, mais surtout beau-
laissée aux mains des différentes bureaucraties coup sont harassés par la guerre de position
syndicales. Et quand on connaît l’importance du qu’ils ont menée. Il leur était difficile de se bat-
secteur industriel à Bilbao, le nombre d’entre- tre plus sauvagement et plus longtemps en-
prises concentrées dans cette région, on me- core, surtout dans l’isolement dans lequel ils
sure le rôle néfaste qu’elles ont pu jouer. étaient maintenus.
Au mois de novembre 84, syndicats et police Fin décembre, en assemblée, tous se plièrent à
se sont à plusieurs reprises partagés le travail la décision générale de s’inscrire au FPE, allant
pour éviter que les manifestations des ouvriers dans le sens de ce qui était depuis longtemps
des trois chantiers navals (qui se trouvent à inéluctable, et qu’un processus mondial leur im-
trois extrémités de la ville) ne puissent faire la posait : la fermeture des chantiers.
jonction. Les syndicats faisaient manifester les Mais eux aussi pourront affirmer qu’au moins ils
ouvriers dans leurs quartiers respectifs, et se sont bien battus.
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epuis la fin de la guerre civile, une idée devenue pratique fait son chemin
D en Espagne. Dès les premières grèves sauvages sous le franquisme, les pro-
létaires espagnols se sont organisés en assemblée. Si l’on peut en trouver
l’origine dans une tradition libertaire chère aux Espagnols, elle ne peut expli-
quer à elle seule l’émergence de la pratique assembléiste dans le mouvement so-
cial de ce pays. Les conditions qui ont présidé à l’écrasement du mouvement
révolutionnaire espagnol ont contraint les prolétaires à se donner des formes de
lutte spécifiques, à défendre l’idée de l’assemblée comme seule organisation pos-
sible de la communication, sans laquelle ils ne pouvaient agir.
C’est essentiellement le travail qui rattache les pauvres à la société civile, mais
sous Franco, c’était brutalement, sans intermédiaires, sans marchandages ni négo-
ciateurs. C’est la mise au travail forcé qu’il avait imposé à toute l’Espagne. Comme
l’affirment encore aujourd’hui de nombreux espagnols : « il fallait travailler, mais
pour rien ». Peu de choses ont filtré de cette époque, l’État franquiste imposant le
silence sur l’insubordination quasi-permanente, en même temps qu’il cherchait à
imposer la terreur. À différentes reprises, ce fut la guerre ouverte contre l’État, l’ar-
mée dut s’emparer des rues, pour éviter que la population elle-même ne s’en em-
pare. La masse des travailleurs était soumise à des conditions d’exploitation
draconiennes, et le mépris avec lequel elle était traitée, était sans limites.
En Espagne, plus que nulle part ailleurs, les formes de représentativité politique
ont été mises à mal. Plus qu’ailleurs, ce qui parle et se meut au nom de la léga-
lité a trouvé peu d’écho chez les pauvres. Des leçons tirées d’un affrontement di-
rect et permanent pendant près de 40 ans contre l’État, les prolétaires espagnols
en ont déduit une nécessité subjective de communiquer entre eux sans intermé-
diaires. La pratique assembléiste de réunion, discussion, de décision au moment
d’une grève constitue tout le contraire du recours systématique à la médiation
syndicale, et en cela contient une richesse spécifique aux luttes sociales en Es-
pagne. L’assemblée est un « instrument de lutte, un extraordinaire forum d’agita-
tion, l’assemblée rend possible la participation active de tous les travailleurs dans les
décisions » ( Accion comunista, avril 65).
Ailleurs dans le monde, ou du moins en Europe, il y a eu de nombreuses grèves
sauvages, avec assemblées ou conseils d’usine, mais jamais la communication ne
s’est organisée systématiquement de manière clandestine et autonome comme
dans les assemblées espagnoles.
Lorsqu’un conflit éclate, les prolétaires espagnols ont toujours dans la tête l’idée
de l’assemblée. Ceci se traduit encore aujourd’hui par une défiance historique à
l’encontre du syndicalisme. On n’entendra jamais un ouvrier espagnol dire,
comme on a pu l’entendre en Angleterre de la bouche de gens pourtant très com-
batifs : « Le syndicat, c’est nous ! », « Tout le pouvoir aux assemblées », disait-on en
76/77 dans les multiples grèves assembléistes qui éclataient dans toute l’Espagne.
En assemblée, tout ce qui est dit et fait appartient au public. Le public, c’est
d’abord le public au moment où il se constitue, c’est de sa propre réflexion qu’il
puise sa force et son besoin de s’étendre en se généralisant à la société toute entière.
De 76 à 78, les assemblées se sont généralisées en Espagne, elles se sont formées
pour imposer un rapport de force au reste de la société.
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out au long des années 30, la bourgeoisie en Espagne en est encore à es-
pas le droit d’exister. La grève est illégale, considérée comme acte de guerre contre
la société civile et réprimée comme tel. Les travailleurs quand ils s’organisent
pour une grève, sont traités par l’État en ennemis intérieurs auxquels il faut ap-
pliquer les lois de la guerre.
Fin 61 par exemple, des ouvriers occupent les ateliers du chemin de fer à Beas-
sain au Pays Basque. Deux jours après, la Guardia Civile intervient pour les faire
évacuer et tire. Toute la population de la ville se soulève alors. Une importante
vague de grève comme il n’y en avait pas eu depuis 25 ans envahit le pays, prin-
cipalement dans les chantiers navals de Bilbao et dans les Asturies. De nom-
breuses augmentations de salaire sont concédées. Par contre, l’état d’exception est
déclaré dans le Nord du pays, et des « droits spéciaux » accordés aux flics. Après
de nombreuses arrestations, une loi interdit notamment de changer de domicile
pendant deux ans.
Comme la grève est illégale, l’ouvrier qui se met en grève est hors-la-loi. Il est
considéré comme un bandit. Nombreuses sont les assemblées de grévistes qui
doivent se tenir clandestinement dans les forêts, ou la montagne.
Les travailleurs ne se soucient pas du Droit, ils n’ont rien à en attendre. Alors que
la grève est illégale, ils y ont sans cesse recours, massivement. En 58, par exemple,
après le licenciement de six mineurs dans les Asturies pour cause de « production
insuffisante », une vague de grèves va s’étendre à tous les centres industriels du
pays. 25 000 ouvriers à Barcelone (SEAT, Pegaso, Hispano Olivetti...), arrêtent le
travail, sans aucune revendication, hormis la solidarité avec les autres grévistes.
Les travailleurs, n’ont pas d’autre choix à l’époque que le syndicalisme d’État ou
la grève sauvage. Ils ne disposent d’aucune représentativité politique, puisque les
syndicats ouvriers sont interdits. La seule forme de représentation syndicale est
concentrée dans le CNS, syndicat vertical corporatiste créé en 40 par Franco dans
le cadre de la « charte du travail », établie sur le même modèle que celle de l’Ita-
lie mussolinienne : « À travers le syndicat, c’est l’État qui prendra soin de savoir si
les conditions économiques et de tous ordres dans lesquelles s’effectuent le travail, sont
celles qui également correspondent à l’ouvrier. » (Article 3 de la charte du travail)
Les quelques tentatives franquistes de lâcher un peu de lest dans la législation du
travail et qui évidemment succèdent à des périodes de grèves et d’agitation so-
ciale, seront systématiquement boycottées par les ouvriers qui se refusent à en-
voyer leurs délégués pieds et poings liés servir de caution à l’État. Ainsi, toutes
les réformes qui sont tentées pour intégrer les travailleurs à l’activité syndicale
du CNS échouent. Ils n’iront pas participer aux « élections libres des délégués d’en-
treprise »(loi de 57), et refuseront la proposition qui leur est faite de prendre part
aux discussions sur les « conventions collectives » (selon la loi de 58). Seuls les bu-
reaucrates syndicaux des CCOO, USO, etc., contraints à l’époque à la clandes-
tinité politique tenteront afin d’avoir quelques pouvoirs, de s’infiltrer par le biais
de ces lois dans le syndicat vertical franquiste. La lutte politique que mènent
dans ce but les syndicalistes, se développe déjà à côté de la lutte réelle que
mènent les prolétaires en s’affrontant directement avec l’État.
Sous le franquisme, tout le processus d’intégration du mouvement ouvrier à la
société civile se trouve bloqué.
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Les grèves, pendant toute cette période ne sont jamais lancées à l’initiative d’un
organe politique ou syndical. Les revendications, lorsqu’il y en a, portent toujours
sur le salaire, les conditions de travail, la réintégration d’un ouvrier licencié. Elles
ne se fixent jamais un but politique. Cette activité est délibérément laissée à d’au-
tres, et toute agitation politique est systématiquement boycottée 1.
Il n’était pas question de se faire connaître, les leaders déclarés étant immédiate-
ment pris en otage et envoyés en prison, ou bien même assassinés. Il ne fallait lais-
ser aucune prise supplémentaire à la répression. Toutes les organisations
politiques étaient dans la clandestinité politique ; les travailleurs eux, durent faire
l’expérience de la clandestinité sociale.
L’État n’a pas de représentants chez les pauvres. Un vide est ainsi créé entre les
travailleurs et la société civile. C’est de ce vide que naissent les assemblées : les
travailleurs définissent par eux-mêmes les conditions de la communication. Ils ne
se donnent pas d’autre médiation que celle du libre bavardage.
En assemblée l’insatisfaction des prolétaires devient elle-même indivisible dans
l’affrontement constant qu’ils mènent contre l’État. Par exemple, en 65, dans les
Asturies, le commissariat de Mieres est attaqué au moment d’une grève. 8 000
mineurs avaient convergé de diverses localités de la région pour tenir une as-
semblée dans la maison des syndicats. La police qui avait ordre d’empêcher tout
rassemblement arrête 15 personnes. Le commissariat est pris d’assaut, mis à sac
et les 15 mineurs libérés.
À la fin des 60’ et pendant les 70’, le principe assembléiste de décision collec-
tive et sans intermédiaire va se développer et se retrouver au centre de tous les
conflits importants.
En 67, à Echevarri (Pays Basque), 560 ouvriers des Laminacion de Bandas en Frio
(sidérurgie), se mettent en grève contre la diminution des bonus et occupent
l’usine. Des assemblées se tiennent quotidiennement pendant 163 jours avec l’en-
semble de la population. La Guardia Civile finit par évacuer l’usine après de vio-
lentes bagarres. Des grèves de solidarité avec assemblées éclatent dans toute
l’Espagne (dans la métallurgie, les transports, les mines, le textile), pour des aug-
mentations de salaire ou les conditions de travail. Le 27 janvier 67, 30 000 personnes
affrontent la police au cours d’une manifestation près d’Echevarri et des ouvriers
arrêtés seront même libérés par la foule qui parviendra à désarmer les flics.
Début 72, à El Ferrol (Galice), une grève est déclenchée dans les chantiers navals
en refus de faire des heures supplémentaires. Six ouvriers sont licenciés. De vio-
lentes bagarres s’ensuivent, qui mettent les flics à nouveau en prise à toute la po-
pulation. Les affrontements s’étendent jusque dans les usines du port, et prennent
une dimension telle que la police est forcée de se retirer dans les casernes. Le 10
mars, les émeutiers sont maîtres de la ville pendant quelques heures. L’armée et
trois navires de guerre doivent contourner la ville et bloquer l’entrée du port,
craignant que les ouvriers ne s’emparent des armes présentes dans tous les arse-
naux. Après qu’ils aient été vaincus, l’état d’exception fut déclaré et les ouvriers
placés sous statut militaire, la marine faisant régner l’ordre dans les chantiers
ainsi que dans la ville.
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La consigne étant, comme à Vitoria, « tout le pouvoir aux assemblées », les syndi-
cats durent unir tous leurs pouvoirs contre les assemblées. Ils firent de l’unité des
travailleurs leur cheval de bataille, c’est-à-dire pour eux, l’unité des travailleurs
derrière les syndicats, au moment même où certaines assemblées commençaient
à se coordonner entre elles. Les staliniens, à travers les CCOO, durent abandon-
ner dans un premier temps leur prétention hégémonique à la représentativité, et
pour avoir plus de poids s’associèrent avec l’UGT et l’USO (chrétiens) au sein
du COS (une sorte d’intersyndicale). Devant la promesse de leur reconnaissance
légale par l’État, ils montrèrent très vite, dans les faits, que la condition sine qua
non à cela était qu’ils contribuent à vaincre le mouvement réel. À la Roca, par
exemple, où ils étaient rejetés de l’assemblée, ils réussirent à isoler le mouvement,
à empêcher qu’il ne s’étende, suppléant par là l’action de la police qui encerclait
les ouvriers dans leurs quartiers. Certains syndicats, comme les CCOO, la
CNT... tentaient de se servir du prestige d’une clandestinité passée (et toute for-
melle après Franco) pour être acceptés dans les assemblées. Certains même n’hé-
sitèrent pas à se proclamer assembléistes. Tout au long de l’année 76, il n’était pas
rare de voir des syndicalistes proposer leurs services à la porte des usines.
Mais, là où les syndicats ont pu pleinement exercer un rôle néfaste contre les as-
semblées, ce fut là où les assemblées s’avançaient en terrain ennemi : celui de la
négociation. Dans l’assemblée s’organise la communication entre les prolétaires
eux-mêmes. Il y parlent leur propre langue et il n’est question que de leur pro-
pre insatisfaction. Sur le terrain de la négociation, les assemblées, par l’intermé-
diaire des délégués, étaient forcées d’employer le discours de l’ennemi, celui du
deal et des chiffres. Les commissions négociatrices, élues par les assemblées,
n’étaient pas des organismes spécialisés dans la négociation, et la plupart du
temps, elles étaient là sur un terrain glissant.
Certaines assemblées, lorsqu’elles étaient réellement en position de force vis-à-vis
de l’État auraient eu tort de ne pas en profiter pour imposer leurs exigences. La
négociation n’était plus alors que le moment du rapport du force créé par l’as-
semblée. Et puis si les délégués de l’assemblée ne se montraient pas à la hauteur,
elle pouvait toujours en désigner d’autres, représentants plus fermement sa dé-
termination ! Un bel exemple de résultat négocié fut les 70 % d’augmentation
du salaire de base, obtenus en 76 à Valladolid par les ouvriers du bâtiment, à l’is-
sue d’une grève avec assemblée.
Par contre, la recherche d’une solution négociée en prolongement de ce qui avait
motivé les assemblées, ne fit la plupart du temps que les affaiblir, servit aux syn-
dicats à les isoler dans les intérêts particuliers à chaque conflit, et au final, à les
faire disparaître une à une. Cette tendance va s’affirmer plus particulièrement
dans la création de commissions mixtes composées de délégués des assemblées et
de représentants syndicaux. Dans cette formule bâtarde, l’assemblée se retrouvait
uniquement en position de défensive à la table des négociations.
L’intransigeance imposée par la force de l’assemblée dans un conflit, faisait sou-
vent que les patrons refusaient d’engager des négociations. Ils ne voulaient pas des
délégués élus par l’assemblée comme interlocuteurs. On ne peut s’entendre avec
des sauvages, des irresponsables qui n’hésitent pas à appuyer leurs exigences par
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des moyens violents ! À ce moment-là, les négociations étaient bloquées. Les pa-
trons envoyaient la Guardia Civile pour disperser les assemblées, ou bien alors
une guerre d’usure s’engageait, le conflit s’éternisait. En dernier lieu, les syndicats
s’offraient pour débloquer la situation et s’imposaient dans un ultime marchan-
dage, négociant au rabais ce qui avait été avancé par l’assemblée.
À Alicante, en août-septembre 77, plusieurs entreprises du secteur de la chaus-
sure se mirent en grève pour soutenir les revendications que les travailleurs vou-
laient imposer dans la négociation pour les nouvelles conventions collectives qui
devaient être votées en fin d’année. Le « vide syndical » avait été fait au sein des
assemblées. L’assemblée générale des usines de Petrel, Elda, Manovar... exigeait
30 jours de congés payés par an, deux payes en supplément, 5 000 pesetas d’aug-
mentation pour tous, des salaires égaux dans chaque catégorie, 100 % du salaire
en cas de maladie et les 40 heures par semaine. Les patrons se déclarèrent prêts à
entendre ces exigences, mais envoyèrent les flics le 22 août. Des piquets de grève
allèrent alors devant les usines de la région. Des assemblées permanentes s’en-
suivirent matin et soir, auxquelles assistaient près de 70 000 personnes. Le 26,
d’autres usines se joignirent à la grève (comme à Murcia, Albareta, Salinas). En
représailles, des usines furent fermées, beaucoup d’ouvriers licenciés. La presse
condamna avec les patrons la présence dans les assemblées de nombreuses per-
sonnes n’ayant rien à voir avec le secteur de l’industrie du cuir. De même, ils
s’indignèrent en cœur de la pratique du vote à main levée dans les assemblées. Le
3 septembre, des syndicalistes, en faisant miroiter des promesses du patron réus-
sirent à faire voter la reprise dans plusieurs usines. Les autres durent céder par la
suite. Non sans que la colère envers les syndicats n’en sorte renforcée.
À Gava, les syndicats s’arrangèrent pour faire aboutir les revendications parti-
culières des assemblées des entreprises de moindre importance qui s’étaient mises
en grève pour soutenir celle de la Roca. L’assemblée de la Roca qui était la plus
combative put ainsi être vaincue dans l’isolement le plus total.
Au moment fort des assemblées, l’agitation a largement dépassé le cadre des en-
treprises et a atteint la société entière. À plusieurs reprises, une communauté
d’intérêt entre les pauvres dans la société s’est clairement exprimée : à la Roca,
une des exigences formulée en assemblées par les grévistes était celle de l’amnis-
tie générale pour tous les prisonniers d’Espagne.
Au moment où une forte agitation régnait dans les prisons, des assemblées se
formèrent pour appuyer les mouvements des prisonniers demandant une am-
nistie générale, car jusqu’alors, seuls les prisonniers politiques en avaient bénéfi-
cié. Le 31 juillet 76, la prison de Carabanchel à Madrid s’était mutinée. Puis,
avait recommencé le 18 juillet 77 suivie par celles de Yeserias, Badajoz, Murcia,
Palma, Grenade, Séville, Oviedo, Barcelone... En août, les prisonniers de Ma-
laga, Séville, Saragosse se révoltèrent aussi. En octobre des mutineries éclatèrent
à nouveau à Bilbao, Cartagène, Segovie, Palma de Majorque... La 5ème galerie de
la prison de Barcelone fut incendiée. En février 78, la prison de Malaga brûlera
aussi. En 77, il y eut de violentes manifestations pour l’amnistie au Pays Basque
et en Navarre, qui se soldèrent par six morts et de nombreux blessés. Une grève
générale fut appelée en réponse, mais eut un faible écho hors du Pays Basque car
partout ailleurs les syndicats s’arrangèrent pour l’annuler.
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OS CANGACEIROS N° 2
Sous Franco, le risque de se retrouver en prison était un risque encouru par tous.
Si à cette époque, le mouvement contre les prisons eut une telle ampleur à l’ex-
térieur, c’est qu’aussi de nombreux travailleurs avaient eu à subir la sinistre ex-
périence de l’emprisonnement, le seul fait de faire grève faisant d’eux des
délinquants. Beaucoup se trouvaient d’ailleurs encore entaulés. Ce fut vraiment
une révolte contre un sort commun qui s’affirma alors dans les assemblées.
En 78, à Renteria (banlieue de San Sebastian), nous connaissons l’exemple d’as-
semblées convoquées par les habitants pour protester contre un plan d’urbani-
sation de la ville. Une nouvelle tour en plus de celles qui hérissaient déjà les
collines environnantes devait être construite. Les habitants s’opposaient à cette
construction car elle aurait entraîné une réduction supplémentaire de l’espace, en
plus du bruit et de la saleté qu’auraient occasionnés les travaux. Tout le monde
était farouchement contre et l’exprimait en assemblée. L’assemblée fut exécu-
toire : les plans de la tour furent dérobés, les fondations qui avaient été com-
mencées sautèrent. C’en fut définitivement terminé pour le plan d’urbanisation !
ans cette période d’agitation permanente, la nécessité se renforça pour
OS CANGACEIROS N° 2
plus ancré dans la lutte des prolétaires en Espagne, est au cœur du mouvement
social européen comme ce qu’il y a de plus moderne. L’Espagne a enrichi le ter-
rain des luttes sociales par l’expérience collective de l’assemblée et le principe as-
sembléiste reste exemplaire pour toutes les luttes à venir dignes de ce nom.
L’assemblée n’est pas le fruit d’un programme mais d’un besoin de publicité qui
devient pratique. En 78, le mouvement des assemblées a été écrasé, mais le prin-
cipe reste et agit, et ressurgit régulièrement au centre de certains conflits.
En Europe, le silence a été généralement organisé et conservé sur les assemblées
en Espagne, et principalement par les défenseurs habituels de la vieille classe ou-
vrière. Ils se sont tus sur les assemblées car ils ne voulaient surtout pas ébruiter
le caractère essentiellement non politique de ce mouvement. D’ici que cela se
sache et qu’ailleurs dans le monde des prolétaires se le réapproprient !
Dans les années 77/78, le mouvement des assemblées a dépassé le cadre industriel
qui souvent le limitait pour s’en prendre à la société toute entière. Quand les
prolétaires s’attaquent aux prisons, aux diktats policiers des urbanistes, méprisent
si ouvertement les syndicats et la politique, c’est tout le Vieux-Monde qui est at-
teint dans ses fondements. Avec la pratique généralisée des assemblées, c’est la
question de l’intérêt universel des pauvres qui se trouve posée. L’absence de pu-
blicité n’est plus une énigme. Les prolétaires espagnols y ont apporté quelques
réponses concrètes dans lesquelles nous nous reconnaissons entièrement.
À nous de jouer !
177
B.C.
Le Provençal, le 27/10/85
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OS CANGACEIROS N° 2
n ne peut pas séparer le sort qui est fait aux détenus dans les murs, des
L de trouver les mots pour exprimer clairement notre révolte et notre as-
piration — c’est-à-dire les mots pour se comprendre entre nous. La stra-
tégie de l’ennemi est double ; d’une part, faire en sorte que les pauvres se
détournent des questions de première nécessité et aillent se battre contre des mou-
lins-à-vents, et d’autre part les empêcher, ce faisant, de se rencontrer et de se dé-
couvrir une aspiration commune.
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OS CANGACEIROS N° 2
La plupart des explications qu’il est permis d’entendre sur la révolte des prison-
niers sont fausses tout simplement parce qu’elles parlent le langage de l’État, le
droit. La fonction de tout ce pseudo-bavardage étant que les pauvres, ici les pri-
sonniers, n’arrivent même plus à trouver les mots qu’il faut pour exprimer leur
insatisfaction et leur révolte : qu’ils n’arrivent pas à se parler, ne sachant s’ex-
primer que dans la langue de leurs maîtres. C’est le but des partisans de l’État et
défenseurs de la société existante, que les pauvres ne sachent plus parler que pour
s’adresser à leurs maîtres. Quiconque parle le langage du droit parle à l’État et
seulement à l’État, selon sa propre raison. Ce mensonge, qui ne date pas d’hier,
a pour but de civiliser une fois de plus la révolte des pauvres.
C’est qu’on ne peut gouverner un pays capitaliste moderne par la force pure, en
disposant des blindés à tous les coins de rue. Il en va de même pour le maintien
de l’ordre dans les prisons. Un État moderne est forcé de garantir toutes les li-
bertés formelles qui sont nécessaires à la bonne marche des affaires. Deux pays
capitalistes importants, l’Argentine et le Brésil, l’ont reconnu l’an dernier (la
bourgeoisie d’Afrique du Sud est aussi en train de s’en apercevoir). Un pays ca-
pitaliste ne peut prospérer en faisant feu sur les pauvres dès qu’ils remuent : il
doit, pour qu’ils participent à la richesse de la société par leur travail, leur faire
parler son propre langage et remplir leur tête avec les concepts universels et abs-
traits issus de la société bourgeoise. Il faut qu’ils s’identifient à l’intérêt général
de cette société, et c’est justement le tour de force historique de la bourgeoisie que
d’avoir réussi ce coup.
Tout État moderne doit impérativement civiliser ces sauvages de pauvres, y com-
pris ceux qu’il a isolé de la société dans ses prisons. La bataille des idées fait donc
rage sur ce front. Les partisans de l’État savent qu’ils réduiront la révolte des dé-
tenus non tant par la force pure, à laquelle ils sont obligés de recourir dans un
premier temps avec les risques que cela entraîne, que par le pseudo-dialogue, par
le mensonge. Nous devons au contraire résoudre les prétendues questions de
droit en questions sociales, et faire échouer l’opération que tentent actuellement
les plus modernes partisans de l’État.
Comme le disait récemment un ex-détenu à propos de l’AP [Admnistration Pé-
nitentiaire], « ils cherchent toujours à te faire participer à ta punition : c’est ça le dia-
logue, il n’y en a pas d’autres possibles ». Il y a même des gens spécialisés en la
matière, les travailleurs sociaux. Ce qu’on appelle le « travail social » trouve son
origine dans les pratiques de l’Église. Il est né historiquement de l’échange des
aumônes contre des pénitences. Les travailleurs sociaux sont des curés laïcs prê-
chant pour l’État. Toute la pensée dominant actuellement le système judiciaire
et pénitentiaire va dans ce sens. Ils rêvent même de redorer le statut du maton en
lui conférant des attributs d’éducateur. Jadis, la pénitence infligée au prisonnier
était sans phrases, très dure physiquement (il suffit de lire les effroyables récits
faits par des survivants du bagne) ; maintenant, elle se veut davantage morale, et
même, peut-on dire, spirituelle, tout en conservant les bases du système d’enfer-
mement et la violence qu’il implique (on meurt beaucoup dans les prisons fran-
çaises). Le système répressif se charge d’un contenu moral, se donne même des
justifications. Il a aussi pour but de faire le plein dans les têtes et d’empêcher que
la révolte, désormais chronique dans les prisons, puisse trouver ses mots.
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Fleury le 5 mai), tout comme la seule À l’issue d’une longue suspension d’audience, le
OS CANGACEIROS N° 2
OS CANGACEIROS N° 2
pas complètement exclu de la société, n’ayant encore commis qu’un délit sans
gravité, et qui serait susceptible de se ré-intégrer dans le système social par son
travail. À charge pour lui d’en faire la preuve en accomplissant alors X heures
d’un travail « d’intérêt général ».
L’État pourra toujours accorder quelque amélioration de détail dans la vie quo-
tidienne du détenu mais il ne pourra jamais lui accorder la moindre des dignités.
La discipline pénitentiaire aura toujours le dernier mot. La revendication d’ac-
corder au détenu les mêmes droits qu’à l’accusé (par exemple celui de se faire as-
sister par son avocat au prétoire) n’a pas la moindre chance d’aboutir, parce que
le détenu n’est pas une personne morale comme l’est l’accusé. Le détenu est un
individu réel, indigne de la société.
Les réformistes réclament qu’on accorde au détenu la dignité sociale, autrement
dit les droits de l’homme. Mais en quoi consiste cette dignité ? C’est celle que la
démocratie bourgeoise reconnaît au travailleur. Bien sûr, les détenus sont parfois
des travailleurs, très mal payés. C’est l’AP qui se charge de vendre leur force de
travail à divers employeurs et qui y gagne de l’argent : le détenu est après tout à
sa charge, et coûte de l’argent. Octroierait-on au détenu un salaire normal, que
la plus grosse partie de celui-ci lui serait prise par ses frais d’entretien, prélevés
par l’AP, par ses frais de justice, ses amendes et irait en plus indemniser les vic-
times de ses délits !
Dans quelle mesure les pauvres ont-ils des droits, civils et politiques, dans la so-
ciété civile ? Dans la mesure de la contrainte. La société civile définit l’ensemble
du « système des besoins et des travaux ». Les pauvres n’y participent que parce
qu’ils font gagner de l’argent à autrui, auquel ils concèdent, contraints et forcés,
l’exploitation de leur travail. Le vrai besoin que le système social produit et re-
produit pour tous est le besoin d’argent. Les pauvres le vivent sous la seule et
unique forme du manque, et par suite de la nécessité. Seuls les bourgeois ont un
rapport positif avec cette essence de la société. Celui des pauvres, c’est le travail.
Certes, la démocratie bourgeoise proclame que chacun est libre de gagner de l’ar-
gent. Elle reconnaît à chacun le droit de faire des affaires. Tout individu peut
ainsi prendre pied dans le monde — il n’existe qu’un monde, celui des affaires.
Et la société bourgeoise moderne telle qu’on la voit en Europe, aux USA, ou au
Japon permet à beaucoup de pauvres de croire qu’ils gagnent de l’argent. La
contrainte qui s’exerce sur le travailleur salarié et la nécessité qui définit tous ses
besoins dans la même limite sont ainsi transfigurés dans le langage de la société.
Le règne le plus sauvage de la nécessité est transformé magiquement en son
contraire, et c’est ainsi qu’il existe des travailleurs motivés, des consommateurs
satisfaits ou remboursés, des électeurs responsables et même des taulards qui
paient leur dette à la société...
La nécessité de l’argent règne à travers une multitude de rapports juridiques, qui
bien évidemment se perpétuent par la contrainte. Et toute forme d’insatisfac-
tion constitue, en s’exprimant, une violation de ces rapports, à laquelle la société
répond par la contrainte la plus extrême, la prison. Ceux qui ne travaillent jamais
sont des maudits.
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À l’isolement qui définit déjà l’individu atomisé de la société civile s’ajoute alors
l’isolement carcéral. Le délinquant emprisonné est ainsi l’objet d’une véritable
malédiction sociale, qui s’exprime jusque dans la relative indifférence témoignée
envers les mutineries. Si tous ceux qui ont déjà eu affaire à la prison ou ceux qui
y ont des proches venaient soutenir les mutineries en attaquant les flics à revers
(comme cela s’est tenté à Rouen et à Montpellier en mai 85)... Tous ces gens
n’ont pas conscience de constituer un danger social : et il suffirait parfois qu’ils
le réalisent pour en devenir vraiment un. L’État traite massivement les délin-
quants comme un danger social, mais il les démolit un par un. Le droit ne
connaît que l’individu singulier, qu’il fixe comme une abstraction face à la so-
ciété. C’est pourtant bien en raison de ce qu’il est concrètement dans la société
qu’un pauvre est jugé.
Mais si c’est en tant qu’individu isolé que le délinquant est jugé, c’est en tant que
sujet collectif que les prisonniers se révoltent. Une fois dans les murs, peu importe
en fait pourquoi on y est : on y est tous ensemble, dans la même galère et traités
de la même façon. C’est contre un sort commun que les détenus se révoltent.
uelles que soient les causes particulières des mutineries, elles n’auront
OS CANGACEIROS N° 2
et toujours pour apaiser le feu qui couve. Ce qui a été obtenu, comme aménage-
ment du régime de détention, l’a toujours été au terme d’une épreuve de force
avec l’État. Les détenus savent aussi par expérience que ces avantages arrachés
sous la menace du pire se transforment très vite, le calme revenu, en une igno-
minie de plus.
La révolte des prisonniers revêt toujours un caractère de menace universelle, puisque
c’est au nom de l’intérêt général de la société que ces individus sont enfermés. C’est
ce qui en fait à chaque fois un événement politique d’importance : chaque vague de
mutineries engendre quelque projet de reformer les lois et les codes.
La gauche avait promis de modifier l’ensemble du régime pénitentiaire, et elle
ne s’est même pas risquée à le tenter. Venue au pouvoir, elle a vite compris
qu’elle jouerait là avec le feu. Il n’y a pas d’aménagement possible au régime de
la détention, sinon celui de donner de l’air aux enfermés. La gauche sait bien que
la moindre ouverture pourrait ainsi entraîner des désordres sans fin. La prison
est désormais une chose avec laquelle n’importe quelle sorte de gouvernement
est sûr d’avoir des emmerdements. Par quel bout qu’il la prenne, il s’en met
plein les doigts.
La notion d’intérêt général est au cœur de tout le système du droit, auquel s’en
prennent les mutins. L’État et ses partisans n’ont de cesse d’y faire appel, en op-
position à l’état de guerre larvée qui sévit dans la société réelle. Ils parviennent à
susciter une identification des gens à ce prétendu intérêt général dans la mesure
où, dans la France de 85, toute ligne de démarcation entre les pauvres et la société
civile semble effacée ; et où la délinquance fait souvent ses victimes parmi les
pauvres eux-mêmes. D’une part, les lieux où circulent en abondance l’argent et
les marchandises se transforment de plus en plus en forteresses imprenables, de
l’autre les conditions auxquelles doit s’astreindre celui qui travaille sont de plus
en plus intolérables. Il en résulte des conditions nettement plus âpres pour ceux
des pauvres qui ne travaillent pas, accentuant l’isolement du chacun dans sa re-
cherche de l’argent (et la propagation de la poudre chez les kids aggrave encore
ce processus). L’État et la bourgeoisie érigent un système de défense militaire de
la propriété privée, de la circulation de l’argent et des marchandises, et déchaî-
nent en même temps la guerre de tous contre tous, le conflit le plus féroce de l’in-
térêt solitaire. L’autorité de l’État retrouve alors son fondement dans l’hostilité
confuse qui règne sur toute l’étendue de la société.
La révolte des prisonniers apparaît alors comme une possibilité de dépasser cet état
de fait. La protestation contre la justice et la prison cristallise l’intérêt général de
tous les pauvres tributaires de la nécessité et qui doivent endurer, sous différentes
formes, la répression qui s’exerce au nom de l’intérêt général de la société existante.
La solidarité avec les mutineries ne fait pas appel au sentiment, pas plus qu’elle
ne s’adresse à une prétendue opinion publique. Nous avons voulu tout simple-
ment parler à ceux qui sont dedans. Et le fait que leur révolte ait été assez forte
pour trouver un tel répondant dehors n’est pas le moindre de ses mérites.
Yves Delhoysie
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10 mai : du 9 au 10, des détenus montent sur 1er juillet : sabotage des installations ferroviaires
les toits à Douai. Affrontement bref avec les entre Nîmes et Tarascon. À chaque fois, ces ac-
CRS. À Amiens, une cinquantaine de détenus tions provoquent une perturbation prolongée
montent sur les toits. À Nice, une soixantaine du trafic, et des heures de retard pour les trains
de détenus sur les toits sont rejoints, pendant du jour. Les exigences sont toujours les
l’affrontement avec les flics, par une vingtaine mêmes : – une remise de peine pour tous les
de mineurs. À Béziers, durant plusieurs heures, condamnés – la libération de tous les prévenus
130 détenus prennent en otage trois matons et
– l’arrêt définitif des mesures d’expulsions
un infirmier.
contre les immigrés – la levée des sanctions
pour tous les mutins.
11 mai : à Évreux, à Saintes, à Coutances, des
détenus montent sur les toits; affrontements
avec les flics. Le lendemain à St-Brieuc. 2 juillet : le TEE Paris-Bruxelles est stoppé près
de Compiègne, les quatre exigences bombées
dessus; des vitres sont brisées par lesquelles
19 mai : toute la prison de Montpellier est dé-
sont lancés des dépliants: « La liberté... »
truite par ses habitants ; affrontement avec les
flics. Dehors la foule, constituée des familles et
amis, prend les flics à revers. En outre, de mul- 5 juillet : sabotage sur la ligne Paris-Le Havre.
tiples chahuts ont lieu dans diverses prisons, Quatre personnes sont arrêtées à Rouen deux
des saccages de cellules et tentatives d’incen- jours après et emprisonnées trois mois pour
dies (Rennes, Angers, Metz, etc.), ainsi que cette action.
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OS CANGACEIROS N° 2
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CORRESPONDANCE
À la suite de cet article nous publions des passages d’un échange de courrier
entre Léopold Rod et Georges Lapierre, datant de juin 85, relativement à la cri-
tique du droit.
Léopold Roc
« Tu as raison de signaler que le concept de la société civile n’est pas intelligible du pre-
mier coup et qu’un chevauchement de sens rend bien souvent son emploi approxi-
matif. Il apparaît donc nécessaire de préciser ce que nous entendons par “ société
civile ” d’autant que des expressions comme “civiliser les pauvres ”, “exclus dans la so-
ciété ” y font constamment référence. Mieux encore, quand nous parlons d’esclaves
salariés, de pauvres, nous qualifions par un détour dans l’histoire le rapport qu’en-
tretient une partie de la société avec la société civile.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 190
OS CANGACEIROS N° 2
L’esclave n’est plus considéré comme un être humain car il n’est plus un être social,
il est retourné à l’état de “ de nature ”, de séparation achevée. Il n’aura aucune part
à l’esprit de la société, son travail sera supprimé en pensée par quelqu’un d’autre.
La religion chrétienne entérine ce qui existe, que l’esprit de la société est tragique-
ment et fatalement extérieur aux pauvres, en laissant à ces derniers la seule part à la-
quelle ils puissent prétendre, celle du culte de l’Esprit de la cité. Nous pouvons dire
qu’au Moyen-Âge les pauvres faisaient partie de la société civile d’une façon allégo-
rique et que leur humanité était purement fictive. On comprend l’importance ac-
cordée encore de nos jours à la religion comme adhésion au principe du monde, ainsi
il faut avoir de la religion pour prétendre à la citoyenneté américaine.
Correspondance 191
Pourtant la société civile existe mais comme partie de la société, celle qui possède ef-
fectivement l’activité de division du travail, celle qui a un réel pouvoir social de dé-
cision et d’investissement et qui regroupe tous ceux qui sont acquis à la société de la
marchandise. Cette partie de la société a les moyens policiers de sa prétention à être
toute la société et en retour de prétendre que toute la société est civile. Donc de ren-
dre légitime le mensonge qu’elle tient sur la société.
On peut difficilement parler des prisons sans parler de la société civile, de la défense
d’une partie de la société contre ce qui n’est pas elle et qui contredit sa prétention à
l’universalité : la populace, pour rependre l’expression de Hegel, caractérisée par “ l’es-
prit de révolte et l’horreur du travail ” et dont l’adhésion au principe du monde et aux
règles du jeu social ou code civil est loin d’être acquise. D’où l’importance que revêt
pour la classe politique l’éducation des pauvres, leur instruction civique.
Je disais que les banlieues d’aujourd’hui sont ce que voulaient être les prisons du
XIXème siècle : l’école universelle des pauvres où les militants tentent de civiliser les
gens à leur insu, les TUC par exemple reprennent l’idée des philanthropes du XIXème
qui était à la base du travail en prison ; occuper les pauvres et les civiliser par le tra-
vail en leur donnant une petite gratification, ainsi la part d’humanité qu’on veut
bien leur concéder se monte actuellement à 1 200 F par mois. »
Georges Lapierre
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OS CANGACEIROS N° 2
TODAY PIGS
TOMORROW BACON
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C mage et le racisme dans les ghettos, censés expliquer les révoltes et justi-
fier le boulot des réformistes. « Les émeutiers sont chômeurs et travailleurs,
noirs, blancs et même asiatiques. Aucune misère ne peut justifier les crimes contre la
communauté. C’est hooliganisme et esprit de destruction » (Hurd, ministre de l’in-
térieur). Si les pauvres se révoltent, ce n’est pas parce qu’ils sont exclus de la so-
ciété, ils ne revendiquent pas de droits civils ni politiques pour s’y intégrer. Il ne
s’agit pas d’oppositions spectaculaires mais de crimes contre la société.
Malgré les appels au calme, des responsables religieux et politiques des commu-
nities de Birmingham, les jeunes sont descendus dans les rues, attaquant les pa-
trouilles de flics et les notables, pillant et brûlant les bâtiments publics et privés.
À la question du journapute du Times : « Pourquoi s’attaquent-t-ils à vous ? », le
gros sikh répond : « Les émeutiers s’attaquent à nous parce que nous avons l’argent ! »
Dans le feu de l’émeute, le public réel se forge, toutes les distinctions de race, de
religion ou de culture disparaissent.
La plupart des banques, des boutiques, des bijouteries et des supermarchés ont
été dévastés dans un périmètre bien plus vaste que ne l’ont avoué les autorités.
Les pubs n’ont pas été épargnés. Des centaines de complices discutaient, se coor-
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 194
OS CANGACEIROS N° 2
« I AM BACKING HANDSWORTH »
Bombage à Brixton
rixton n’attendait que ça ! Ce quartier du Sud de
OS CANGACEIROS N° 2
OS CANGACEIROS N° 2
sont repérés par les flics, ils n’ont plus qu’à se rendre.
avaient le look rasta.
Cela ne voulait pas dire
Quant aux notables rastas, s’ils font encore quelque peu il- qu’ils étaient des adeptes
lusion c’est qu’ils n’ont pas pour le moment pignon sur fanatiques de la secte re-
ligieuse. « Nous sommes
rue comme leurs concurrents. 7 « Les responsables des com- trop corrompus pour
munautés sont des enculés, ils font leur carrière sur nos mal- cela », nous a dit avec es-
OS CANGACEIROS N° 2
M pêche. La révolte est la fête des pauvres. Ils prennent goût à ce qu’ils
font et n’ont pas l’intention de se calmer. Ils n’ont rien à perdre à se
révolter. «Liberté, liberté», criaient les émeutiers d’Handsworth en incendiant les
commerces. L’Angleterre avait bâti sa puissance sur le pillage du monde. Elle
voulait civiliser le monde des sauvages à son image. Maintenant les sauvages sont
au cœur de l’Empire et sont fort peu civilisés. « Zulu, Zulu » rappellent les badges
des mineurs grévistes. « Zulu, Zulu » murmurent les kids sous le nez des flics.
« Zulu, Zulu » renvoient les inscriptions sur les murs noircis par le feu. Par l’ac-
tion publique, des jeunes et moins jeunes prolétaires se découvrent un ennemi
commun : cette société. Cet ennemi ne se contente pas de leur faire un tort ac-
cidentel et personnel. « Tous les jours, ils nous traitent tous comme des animaux ».
(un émeutier de Toxteth). Par dessus les barrières des pseudo-communautés et des
ghettos, ils se reconnaissent et se retrouvent dans les combats de leurs semblables ;
des mineurs et des hooligans d’Angleterre aux émeutiers d’Afrique du Sud.
Octobre 85
201
ANNEXE
DOCUMENTAIRE
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OS CANGACEIROS N° 2
étaient présents
bruyantes avec l’accord de Floch. Rezé, où la
Roland Castré,
cité du Château est un modèle de quadrillage
son alter-ego
policier. Rezé, où Roland Castré a bâti
Cantal-Dupart et
quelques infâmes bicoques HLM, qui ont tous
Floch, maire de
les désavantages des anciennes cités HLM, et
la récompense
des voisins.
de leur ignomi-
nie sous la forme Car c’est bien là la question : ces cellules
de bouteilles de sonores – pour lesquelles il faut encore
sang et de
bombes à merde
payer ! – prévues pour le seul repos du tra-
en pleine gueule
vailleur, sont désormais construites et re-
– ce que le
construites afin d’interdire tout bruit, toute
Monde diploma-
vie, toute délinquance. (À Rezé, les HLM Cas-
tique qualifia
tro sont même prévus pour qu’il n’y ait pas de
d’agression !
caves, dont on sait quel usage en faisaient
les jeunes).
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Merde !
N.B. Castro et Cie ont fait leur apprentissage en tant que ma-
nipulateurs dans des sectes gauchistes : il y a 15 ans, ils
n’avaient que quelques centaines de militants à manipuler, au-
jourd’hui ce sont des populations entières de banlieue qu’ils
veulent manipuler avec les subventions de l’État. Belle pro-
motion !
OS CANGACEIROS N° 2
SAMIZDAT !
OS CANGACEIROS N° 2
OS CANGACEIROS N° 2
Qui d’autre qu’un con de gauche peut s’étonner que des prolétaires se bat-
tent entre eux pour s’amuser ? ! Les prolétaires ne sont unis en rien. Ils sont
absolument séparés. La misère réelle des gens, c’est cet isolement absolu or-
ganisé dans leur vie de tous les jours : ça s’exprime d’habitude sous forme
d’indifférence, et parfois sous forme d’hostilité. Il n’y a que les esclaves du
spectacle et les larbins de l’État qui sont effrayés par la réalité de la misère,
puisque ce sont eux qui en sont responsables.
C’est de cette réalité que part le dépassement. Les mêmes qui se battent entre
eux, suivant qu’ils soutiennent tel au tel club, se retrouvent ensemble à se
battre contre les flics — comme dans les bagarres au bal du samedi soir, ou dans
les rivalités entre bandes de cités de banlieue. Le 29, les Anglais comme les Ita-
liens et même les Belges ont sans arrêt arrosé les flics de projectiles. Avant le
match, ils pillèrent aussi une bijouterie et dérobèrent la recette du match.
C’est tout ça qui met les boules aux hommes d’État européens.
Le gouvernement Thatcher a décidé de s’attaquer aux hooligans du foot :
après les émeutiers de 81 et les mineurs grévistes de 84 — parce que ce sont
les mêmes prolétaires indisciplinés, qui, écrasés d’un côté, se vengent d’un
autre. Pendant la grève des mineurs, de nombreux hooligans se sont battus
aux côtés des mineurs contre les flics.
Nous partageons entièrement l’excitation de ces hooligans, qui cassent tout
sur leur passage et nous sommes écœurés par les mesures annoncées contre
les supporters britanniques. Les sanctions prises contre les clubs anglais visent
à empêcher leurs supporters de se déplacer à l’étranger. Chez eux ils subis-
sent un flicage maximal : répression judiciaire féroce (récemment des hooli-
gans du Chelsea ont pris des peines de 6 mois à 5 ans ferme), quadrillage
policier renforcé des stades (cartes magnétiques de supporters obligatoires,
interdiction de la consommation d’alcool à l’intérieur ou à proximité des
stades sous peine de poursuites judiciaires, surveillance vidéo systématique).
Jusqu’alors les émeutes du foot se déclaraient le plus souvent pendant ou à
l’issue du match. À Bruxelles elles se sont déclarées avant, et elles peuvent
même éclater sans le match, comme ce qui s’est passé à Doncaster (bassin mi-
nier du Yorkshire) le 7 mars 85 : c’était 2 jours après la fin tragique de la
longue grève des mineurs. Plusieurs centaines de supporters de l’équipe ré-
gionale, Sheffield, alliés à des groupes de jeunes mineurs se sont répandus
dans le centre de cette ville (où il y avait déjà eu une émeute de jeunes kids
pendant l’été 81) et ont saccagé tous les magasins. Les commentateurs, flics
comme journalistes, se sont surtout étonnés du fait qu’il n’y avait ce jour-là
aucun match à Doncaster, ni dans les environs.
OS CANGACEIROS N° 2
N gibier de prison. C’est dire que nous sentions venir depuis longtemps
l’actuelle vague, qui a commencé le dimanche 5 mai, par la muti-
nerie d’une partie de Fleury-Mérogis.
Les détenus ne pouvaient pas supporter davantage les saloperies auxquelles
se livrent de plus en plus ouvertement les matons. Deux cas précis ont été
vraisemblablement de trop :
- en mars, l’assassinat de Bruno Sulak par des matons, après une évasion
ratée. Les menteurs qui parlent à la télé et écrivent dans les journaux
présentèrent cela comme un accident, alors que des matons à Fleury se
vantèrent de l’avoir buté.
- début avril, un maton s’était pris quelques coups dans une prison lyon-
naise, lors d’une tentative d’évasion. Ces collègues répondirent en dé-
clenchant une grève. Quelques jours plus tard, toujours à Lyon, des
détenus réagirent à leur arrogance en frappant deux de ces ordures. Une
grève nationale de tous les matons s’en suivit, supprimant les promenades,
les parloirs et les sorties, ce qui aggravait encore les conditions de dé-
tention déjà insupportables (multiplication des tracasseries et vexations
quotidiennes, tabassages déjà monnaie courante).
eux qui nous parlent de surpopulation dans les prisons sont ceux-là
C mêmes qui les ont remplies à craquer ! Et évidemment ils prennent les
choses à l’envers. Pour nous, il ne s’agit pas de construire d’autres pri-
sons, mais de vider celles qui existent déjà.
L’exigence des détenus révoltés est claire : la liberté ! Ils ne la négocient pas
avec l’Administration Pénitentiaire, ils commencent à la prendre : monter
sur les toits, c’est de la liberté arrachée à l’État. « On prend l’air », disent-
ils ; l’espace de quelques heures, ils bavardent à l’abri des oreilles dou-
teuses, parlent par dessus les murs à leurs copains dehors, insultent la
charogne qui les réprime, lui jettent des tuiles, enfin font parler d’eux. C’est
ça, les vrais parloirs libres.
L’Administration Pénitentiaire et les médias attribuent la révolte de Fleury-
Mérogis à une poignée de militants politiques (notamment d’AD). Lesquels
ont toujours participé de ce mensonge, préoccupés de leur seule célébrité,
en ne démentant pas de tels propos. Tous ces menteurs avaient déjà fait le
même coup lors de la grève de la faim déclenchée à Fleury fin 84. Mais, lais-
sons les militants à leur langue de bois...
Une solidarité réelle a par contre existé entre les détenus (à Bois-d’Arcy, les
détenus en cellule étaient prêts à tout casser si ceux qui étaient sur les toits
étaient délogés : c’est bien pour ça que le GIGN n’est pas intervenu et qu’ils
sont restés 40 heures en plein air, ravitaillés par leurs copains de détention ;
à Bastia, ils ont fait grève de la faim en solidarité avec les mutins des autres
taules). Cette solidarité s’est aussi manifestée dehors : à Montpellier, le 19
mai, où des gens ont pris faits et causes pour les détenus révoltés et ont pris
à revers les flics qui les ont dispersés en lâchant les chiens.
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N parler sur la prison (nous ne sommes pas non plus de ceux qui ten-
tent d’organiser des rassemblements à Beaubourg, ou qui vont
converser deux heures durant avec le directeur de Fleury-Mérogis, comme
certains n’ont pas eu honte de le faire l’an dernier).
Il se trouve que le risque d’atterrir en prison, et le fait pour beaucoup
d’entre nous d’y avoir passé du temps, conditionnent en grande partie notre
vie. Précisons que ceux d’entre nous qui ont déjà été condamnés et détenus
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OS CANGACEIROS N° 2
il n’y a parmi nous pas un seul ancien militant. Et aucun d’entre nous n’a ja-
mais trempé d’aucune manière dans quelque racket politique. Et nous
n’avons qu’une seule forme de relation avec les groupes et organisations po-
litiques : la guerre. Tous sont nos ennemis, sans exception. Nous ne sommes
pas « à la lisière de la délinquance » : nous sommes des délinquants. Ce qui
ne veut pas dire que nous ayons « fait de notre situation de délinquants une
situation professionnelle », comme dirait un célèbre commissaire marseil-
lais. Par contre, nous n’avons rien à voir ni de près ni de loin avec le terro-
risme. Les pauvres types qui se laissent embrigader là-dedans ne sont que
des automates, exécutants d’une idéologie nauséabonde, au service d’un ap-
pareil à la mentalité policière et au fonctionnement hiérarchique : comme
nous l’avons déjà dit, nous méprisons les militants.
D’autres menteurs insinuent que nous disposerions de gros moyens financiers,
sous-entendant que tout ceci serait « soutenu par des organisation plus im-
portantes ». Quoi donc ? La Mafia ? Le KGB ? Les BR ? Et l’Opus Dei ? Enfin, pour
dire que nous sommes bien organisés, ils disent que nous sommes « fortement
structurés » (quelle horreur !). Ils trouvent que nos textes sont trop bien im-
primés : n’importe qui sait qu’il n’y a pas besoin de rouler sur l’or pour faire
imprimer proprement quelques milliers de revues. Seulement, on insinue...
on calomnie, on recourt à l’amalgame, en espérant qu’il en restera bien
quelque chose sur le bureau d’un juge...
Parmi les plus dérisoires de ces calomnies, la presse et la télé ont dit de l’un
des quatre accusés de Rouen qu’il était prof de philo ! L’Éducation Nationale
a elle-même dû corriger quelques jours après : la personne insultée n’a en
fait été que simple pion dans un collège, et encore voici 10 ans ! On retrouve
bien là ce vieux réflexe policier qui consiste à désigner une tête pensante, et
pour ces crétins une telle tête serait forcément diplômée. Eux sont tout juste
des crétins diplômés. Les prolétaires savent penser par eux-mêmes : ils n’ont
pas besoin qu’on leur apprenne. Et de toutes façons, les profs de philo ne sa-
vent pas penser, puisqu’ils ne connaissent rien à la vie.
Pour finir avec ces allégations douteuses, disons qu’un groupe qui publie une
revue et fait fréquemment connaître ses positions par voie d’affiches, tracts,
et dépliants, explique les raisons suffisantes de ces actions : aucun journal, té-
lévisé, radiophonique ou imprimé, ne s’est risqué à dire précisément ce qu’il
contenait. Ils ont préféré faire des supputations, faire un mystère de choses
simples : c’est bien à l’image du caquetage entretenu autour de la révolte
des prisonniers, sur le « problème de la prison ». Alors qu’il s’agit d’une chose
terriblement simple, ils n’ont de cesse de la compliquer pour qu’on finisse
par ne même plus savoir de quoi il est question. Il est question de savoir si on
accepte l’existence des prisons, ou si on la refuse. Sans équivoque possible.
Nous voulions faire connaître largement les exigences qui découlaient logi-
quement de la révolte de mai, et entamer ainsi l’isolement des taulards alors
que tout était fait, passée la fièvre des mutineries, pour les étouffer dans le
silence. Dehors, nous sommes habituellement accablés par un sentiment
d’impuissance face à ce qui se passe dedans. Pour la première fois, ce sen-
timent d’impuissance a été dépassé. Bien peu nombreux, avec des moyens
simples et efficaces, nous avons assuré à la révolte de mai une belle publi-
cité. Et si ces actions sont restées limitées, cela tient à notre propre isole-
ment dans la société.
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mineurs chantaient
de l’OEPB avait été tronqué.
Cette façon de faire qui mêle la falsification une chanson :
à la censure n’est rien de moins qu’un procédé « Harry Robert est
stalinien. Aucune explication, technique ou notre ami, il tue les
flics, il tire dans la
tête des bâtards... »
autre, ne peut oser faire passer ce procédé
ignoble pour autre chose. La responsabilité
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NOTES ÉDITORIALES
eaucoup de ceux qui ont commenté les événements de décembre 1986 ont
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OS CANGACEIROS N° 3
Il n’est pas étonnant que la seule critique faite en décembre de leurs revendica-
tions soit venue de gens qui sont appelés à tenir les rangs inférieurs de la société
et ne peuvent qu’en espérer la désintégration. Mais après la mort de Malik Ous-
sekine, le mouvement étudiant a trouvé sa véritable vocation, en se mobilisant
autour des principes démocratiques (« On n’est pas au Chili »). Les étudiants
se sont toujours considérés comme les gardiens privilégiés et vigilants de la dé-
mocratie, du moins de l’idée abstraite qu’ils s’en font : en dernière issue, ils sont
les gardiens de l’État, parce que la plupart d’entre eux constitueront plus tard,
par leurs fonctions, la courroie de transmission nécessaire entre cet appareil et le
reste des gens. Qui d’autre qu’eux pour porter, bien haut, le flambeau de l’esprit
démocratique ?
Il est stupéfiant de voir des éléments prétendument radicaux s’être félicités de ce
que le gouvernement ait « cédé » en retirant ses projets sur le Code de la natio-
nalité et les prisons privées, qui sont relatifs à des conceptions divergentes du
rapport de l’État à la société. Sans doute, dans les pays bureaucratiques, la moin-
dre contestation d’une loi particulière peut remettre en cause l’essence du pou-
voir. C’est justement leur faiblesse intrinsèque. Dans les pays démocratiques, le
pouvoir est par définition ouvert au dialogue avec les représentants de la société.
Les étudiants voulaient justement élargir ce dialogue entre l’État et la société, et
y faire participer tout le monde. Le retrait de ces projets de loi se situe à l’inté-
rieur de cette sphère de la démocratie. Au point où en est rendue la condition des
immigrés comme celle des taulards, les uns comme les autres savent bien que la
question n’est pas là. Les racistes font exactement ce qu’ils veulent dans ce pays,
et les prisons ne cessent de se remplir chaque jour davantage. La vraie question
est plutôt que ce faux débat vise en finale à rajeunir l’idée de nation, que la révolte
des jeunes immigrés en 1980-81 avait pratiquement remis en cause – à vrai dire,
cette besogne de récupération avait déjà commencé avec la marche de décembre
1983, amplifiée ensuite par des rackets mieux organisés à chaque mois de dé-
cembre. Il vise aussi à moderniser l’institution de la prison, que la révolte des tau-
lards en 1985 avait au contraire attaquée de front. Il s’agit donc d’une vaste
opération visant à couper l’herbe sous les pieds à toute critique sociale de l’État.
Le spectacle répugnant (pacifisme, jets de fleurs sur les CRS, respect ostensible
du fonctionnement de l’université, sens du réalisme et du sérieux, rattrapage des
cours, grève à la japonaise, etc.) qu’ils ont livré n’a d’égal que les kermesses dé-
mocratiques de SOS-Racisme. Tous deux, qui se sont rejoints dans la manif du
10 décembre, procèdent du même esprit : le civisme (ne les voit-on pas, depuis,
s’inscrire massivement et en grande pompe sur les listes électorales, et inciter le
reste de la jeunesse à en faire autant ? !). La réussite du mouvement étudiant ne
tient pas tant au retrait de quelques projets de loi, finalement, qu’au fait qu’il ait
pu s’imposer comme une force reconnue et acceptée sous la forme d’un groupe
de pression apolitique dilué dans la société. Il constitue un aspect moderne du
parti de la paix sociale au même titre que le racket antiraciste dont c’est en grande
partie la même clientèle. Les étudiants sont finalement porteurs d’une certaine
conception de la société civile et de ses rapports avec la sphère politique. Loin de
s’attaquer au principe de l’État, ils protestaient seulement contre les limitations
apportées par le régime « libéral » à la réalisation de l’État démocratique.
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OS CANGACEIROS N° 3
d’après son essence, la vie générique de l’homme par opposition à sa vie matérielle.
Toutes les suppositions de cette vie égoïste continuent à subsister dans la société civile
en dehors de la sphère de l’État, mais comme propriété de la société bourgeoise »,
écrivit Marx dans La Question Juive. La politique est alors le lieu où les aspira-
tions contrariées de l’homme trouvent leur existence ineffective. La politique
achèvera, pendant les deux derniers siècles, de dépouiller l’homme de son lan-
gage. L’État se chargera désormais de fournir une explication du monde aux in-
dividus, qui dès lors ne pourront plus se parler que par la médiation de son
langage, la politique. C’est bien pourquoi à notre époque la critique de la poli-
tique est la condition première de toute critique. Notons que les étudiants ont
un rapport intellectuel avec l’État, tandis que la bourgeoisie et les classes
moyennes ont un rapport immédiatement pratique. Les premiers jugent la légi-
timité de l’État selon son concept abstrait, les seconds selon son efficacité
concrète à faire régner l’ordre. Dans tous les cas, la démocratie est la caution cen-
trale d’une société sans esprit, fondée concrètement sur l’exploitation et l’op-
pression d’autrui. Le mensonge démocratique est là pour empêcher que la
division existant dans cette société soit prononcée dans la pensée, publiquement.
Il est là pour refouler la guerre sociale.
Ceux qui se félicitent du fait que le principe de démocratie directe ait émergé
parmi les étudiants en décembre, comme confirmation de sa présence sourde
partout ailleurs, sont encore prisonniers de la conception politique du dialogue.
Le moment où les étudiants peuvent exercer la discussion librement entre eux
est aussi celui où la possibilité en est anéantie dans la société. Quand les chemi-
nots en grève essayaient de discuter librement de leur mouvement, ils ont subi
aussitôt l’hostilité active des bureaucrates syndicaux. Les étudiants considéraient
les syndicats comme leurs interlocuteurs dans le monde du travail.
Les étudiants se battaient au nom de l’idéal démocratique. Peu après, les chemi-
nots qui luttaient tout simplement contre l’aggravation de leur condition et ont
ainsi entravé la bonne marche du capitalisme français se sont vus quant à eux op-
poser une fin de non-recevoir sans ambiguïté. Ils n’ont certes pas eu droit aux
éloges enthousiastes des médias, contrairement aux gentils étudiants de décem-
bre 1986. Les grévistes de la SNCF récusaient la fatalité de la prétendue crise. Ils
ont eu à subir, outre les manœuvres syndicales de l’intérieur, les calomnies mé-
diatiques, l’hostilité des classes moyennes, petits commerçants et autres cafards
nuisibles (manifs des gérants de stations de ski à Grenoble, provocation organi-
sée par les militants RPR dans la gare Montparnasse, sans parler des attaques
contre les grévistes de l’EDF courant janvier). Le mouvement étudiant défen-
dait le principe sacré de la démocratie, les droits de l’homme. Les petits com-
merçants anti-grévistes en défendaient le principe profane, le droit de la propriété
privée et du profit – le comble a été atteint quand ils ont osé crier, dans une de
leurs manifestations, « Non à l’égoïsme ! » contre les grévistes. Eux, des bouti-
quiers ! On aura décidément tout vu, tout subi dans ce pays de merde. Les étu-
diants agissaient selon un mensonge religieux : d’ailleurs, ces kermesses
démocratiques évoquent bien ces Assemblées de Paix que l’Église organisait sur
le parvis des cathédrales, dans les temps troubles qui précédèrent les Croisades.
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OS CANGACEIROS N° 3
OS CANGACEIROS N° 3
I ture dans l’idée démocratique pure. Leur essence est commune. La culture a
ceci de commun avec la politique qu’elle définit la communication comme
partie de la vie sociale, comme activité particulière dans la société. La culture
était jadis la communication des riches, elle est désormais démocratisée dans l’er-
satz spectaculaire abondant. Tout comme la politique, elle établit l’illusion d’un
dialogue dans un système social fondé sur le déchirement et la guerre de tous
contre tous. La culture est censée apporter la preuve que la société est encore hu-
maine. C’est la même conception réformiste de la communication qu’on tente
d’imposer au monde, qui se trouve contenue dans la culture comme dans la po-
litique. En 68, le débat fut en partie confisqué par les étudiants qui l’exilèrent
dans la sphère de la politique et de la culture : la Sorbonne et l’Odéon. La réalité
du débat ouvert alors entre les pauvres sur le monde fut condamnée à rester clan-
destine. Le racket néo-culturel prit ensuite son essor, et devait prospérer tout par-
ticulièrement de 1981 à 1986, sous la gauche. Il reprenait un des slogans les plus
débiles de 68, « la culture aux travailleurs ». Il fut animé par d’anciens étudiants,
militants reconvertis.
La culture comme sphère où pouvait s’exprimer une pensée critique et une re-
cherche d’un style de vie est morte, depuis plus de cinquante ans. On ne peut
plus guère parler que de néo-culture, simulacre de communication, pseudo-style
de vie. La néo-culture se veut présenter un modèle de communication « plus com-
plet » que la politique, un mode d’aménagement de la vie quotidienne qui découle
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OS CANGACEIROS N° 3
un trait d’union entre les deux. L’illusion spécifique engendrée par la société du
spectacle consiste à faire apparaître désormais l’argent comme quelque chose
d’infini pour le travailleur lui-même. « La contrainte qui s’exerce sur le travailleur
salarié et la nécessité qui définit tous ses besoins dans la même limite sont ainsi trans-
figurés dans le langage de la société. » (Os Cangaceiros n° 2)
L’idéal du capitalisme moderne serait la cadrification générale des travailleurs
dans les métropoles. Cette tendance la plus extrême de la société s’incarne par-
faitement en France, où les conditions les plus propices se trouvent réunies. C’est
le pays du monde dont les travailleurs sont actuellement les plus productifs, les
moins grévistes et les moins absentéistes (selon des statistiques récentes du BIT
ou des rapports d’industriels japonais qui comptent y investir des capitaux), bref
les plus motivés au travail. Les classes moyennes y sont particulièrement im-
portantes, et nulle part ailleurs elles ne font montre d’une telle arrogance. On
peut dire aussi que l’illusion de gagner de l’argent y a envahi beaucoup de têtes,
dans toutes les catégories sociales. En un mot, c’est un pays américanisé, où la
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tout cette anxiété qui ronge en permanence ces petits hommes à l’idée de ne pas
y arriver. L’activité sans fin du travailleur moderne va d’ailleurs jusqu’à com-
mander son usure complète : à cette différence d’avec le régime traditionnel
de l’usine que cette usure n’est plus subie, elle est intériorisée – les médecins
appellent ça « le stress ».
Pour réussir à modifier l’attitude des pauvres envers l’argent, la société doit pro-
céder à une remise en valeur du travail sans précédent. Par exemple, un certain
type de rapport au travail, qui s’était développé d’abord dans les services (et en
particulier dans toutes les petites entreprises liées à la diffusion des techniques
nouvelles, à l’audiovisuel, à la néo-culture) s’est ensuite progressivement étendu
à l’industrie. Ces relations dans le travail sont basées sur le consensus, l’effort vo-
lontaire et l’esprit de compétition. Toute la haine des salariés pour leur travail,
qui s’exprimait toujours d’une manière ou d’une autre, a disparu de la relation
collective à l’entreprise, au patron : elle a été refoulée. On peut même dire que
la révolte instinctive qui régnait dans les entreprises s’est trouvée en quelque
sorte sublimée dans l’émulation au travail, au nom de la responsabilité indivi-
duelle accrue que l’employeur confie à présent à chacun de ses salariés. Ce pro-
cessus s’est bien sûr développé avec plus de facilité dans les PME, mais il a atteint
depuis quelques années toutes les grosses entreprises. Le changement d’ambiance
est évident jusque dans des boîtes qui avaient la réputation d’être plutôt agitées.
De la sourde hostilité collective envers la direction, on est passé à la dispersion
et à l’émiettement, au nom de l’intérêt personnel lui-même identifié à la réus-
site de l’entreprise. L’individualisation croissante de la société s’est ainsi accom-
pagnée d’un reconditionnement moral qui a permis de résorber la résistance
spontanée au travail. L’informatisation, l’automatisation et la robotisation du
travail ont accentué cet éclatement, cette atomisation de chaque travailleur dans
son rapport à ses conditions d’exploitation et finalement dans son rapport à la
nécessité du salaire. On peut noter que les cheminots grévistes, en refusant la
nouvelle grille des salaires « au mérite » ont lutté aussi contre ce processus d’in-
dividualisation par l’argent.
Le despotisme de l’intérêt privé engendre aussi un paysage de l’isolement. Le
pays qui a fondé théoriquement le droit de la propriété privée est celui où cha-
cun vit désormais replié chez soi. Cela fait longtemps déjà que l’idéal moyen le
plus répandu en France se résumait dans le petit pavillon de banlieue que l’on
aura fait construire à crédit. La réalisation de cet idéal a ainsi produit ces déserts
pavillonnaires où règnent l’ennui et le silence en maîtres absolus. La France est
devenue un pays aux rues désertes (« Une ville est faite de rencontres », prétend
impudemment une réclame de la RATP !). Sortis de leur travail, les gens se ré-
fugient dans leur cellule familiale pour n’en plus sortir ; quant à ceux qui se
croient autorisés à traîner dans les rues, la police est là pour s’en occuper. Les
rues sont faites pour circuler, et seulement pour circuler. Sans doute il en va de
même dans la plupart des autres pays européens. Mais la France est encore le seul
pays où des jeunes se font régulièrement assassiner parce qu’ils font du bruit. Sa-
luons ici la saine réaction de ces adolescents, habitant malgré eux dans une de ces
résidences de la banlieue de Rouen, et qui, pour se venger de l’ambiance lugubre
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prétendu à ce que rien ni personne ne puisse lui échapper. Les rêves de l’État
sont nos cauchemars. Cette prétention au contrôle absolu, que l’État prétend
exercer au nom de la société et de tous ceux qui sont acquis à son principe, ne ren-
contre ici pas la moindre velléité de protestation. Même en RFA, pays jusqu’ici
soumis à un quadrillage complet dans la grande tradition du militarisme prussien,
on voit surgir un vaste mouvement de révolte contre l’accroissement du contrôle
étatique. Le projet de carte d’identité informatisée y suscite déjà une vague de
refus, à tel point qu’en certaines provinces les élus de gauche ont été obligés, sous
la pression des gens, à annoncer qu’ils refusaient de la délivrer. Plus encore, le re-
censement – qui accompagne nécessairement la mise en place de ce dispositif –
provoque une révolte générale : des agents recenseurs sont agressés, et à deux re-
prises en mai la ville de Berlin a été le théâtre de violentes émeutes sur cette ques-
tion. En particulier une tentative de perquisition au siège d’une association qui
lutte contre le recensement, dans le quartier de Kreuzberg, a provoqué une
vigoureuse riposte des habitants : flics blessés par dizaines, banques et super-
marchés incendiés, etc. En France, l’atomisation est telle qu’il n’y a même pas de
résistance au despotisme de l’État, et d’autant moins qu’il se trouve justifié au
nom des principes démocratiques.
LA DOMESTICATION INFORMATIQUE
OS CANGACEIROS N° 3
OS CANGACEIROS N° 3
À PROPOS DE LA GRÈVE
DES CHEMINOTS
À tuel : des milliers de gens étaient bloqués sur les routes, voyant ainsi gâ-
chées leurs traditionnelles agapes ; les gares habituellement bondées à
cette époque se trouvaient désertifiées ; ceux qui espéraient malgré tout prendre
un train se voyaient enjoindre par des contrôleurs de ne pas payer de billet, pen-
dant qu’en de nombreux endroits des assemblées de travailleurs discutaient du
moyen d’établir le dialogue. Telles étaient les manifestations apparentes de ce
qui a été la grève sauvage la plus importante depuis 1968, et la tentative la plus
élaborée à ce jour dans ce pays maudit d’auto-organisation d’un conflit social
selon un principe qui lui soit propre. Nous allons plus loin parler des limites et
des faiblesses de ce conflit, qui finalement en ont eu raison. Mais il convient tout
d’abord de prendre acte du précédent qu’il constitue, dans un contexte général de
défaite et de fausse conscience.
Parmi les âneries plus ou moins intéressées qui ont été dites sur le sujet, la pire
est encore la corrélation entre la grève des cheminots et le mouvement des étu-
diants qui s’était achevé une semaine plus tôt. Aussi nous faut-il la ruiner d’en-
trée. On sait tout d’abord que ce conflit était en gestation depuis au moins deux
ans (voir le tract Décontrôle d’aiguilles dans Os Cangaceiros n° 1), et était acti-
vement préparé depuis plus d’un mois. Tout au plus peut-on dire que l’extension
rapide et inattendue (de la part même de ses instigateurs) de cette grève a été
favorisée par le recul momentané du gouvernement à cette période.
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Mis à part cela, il n’y a pas à comparer ce qui n’est pas comparable. Si le mouve-
ment étudiant a joué un rôle dans ce conflit, c’est bien plutôt en tant que facteur
de confusion supplémentaire : ainsi l’ouverture des assemblées générales aux in-
dividus extérieurs a-t-elle été contrariée par le fantasme largement monté en épin-
gle dans les semaines précédentes des fameux casseurs-provocateurs policiers. Et
plus gravement, la confusion entretenue partout au sujet du mouvement étudiant
a certainement joué dans la surestimation des chances d’une issue victorieuse, et
donc de la sous-estimation des moyens à mettre en œuvre pour cela. « Si les étu-
diants ont fait reculer Chirac, pourquoi n’y arriverions-nous pas ? », disaient souvent
les grévistes. La suite l’a montré : c’est qu’au contraire des étudiants, les chemi-
nots s’attaquaient à une question vitale pour le fonctionnement du capitalisme.
En récusant la fatalité de la crise, en s’opposant à l’aggravation de la hiérarchie
et de la concurrence, les cheminots s’en sont pris au cœur de la raison écono-
mique. Ces dernières années, les conflits du travail se déclenchaient en réaction
aux effets de la modernisation industrielle (licenciements, déportation, indi-
gence). C’étaient des gens qui, pressés comme des citrons puis jetés comme des
malpropres, entendaient bien au moins le faire payer très cher. L’ennemi pouvait
parler à ce propos d’excès regrettables, mais somme toute compréhensibles. Il
s’attachait donc à en taire les véritables raisons, prétendant cautionner l’objectif
tout en condamnant les moyens utilisés. Ici, c’est l’objectif qui a été d’emblée
un sujet de scandale : que des travailleurs même pas menacés de perdre leur em-
ploi, ce privilège en voie de raréfaction, osent ouvrir leur gueule, qui plus est
pour refuser la soumission accrue qui est le lot de tous, voilà qui est absolument
inacceptable. On peut noter en revanche que s’il a été beaucoup plus difficile
aux bureaucraties syndicales d’étouffer cette grève que des conflits comme Tal-
bot ou Vireux, le dégoût du travail et la vengeance s’y étaient manifestés avec plus
de clarté. C’est qu’eux avaient déjà tout perdu.
Il n’est pas surprenant que la lutte contre le nouvel ordre industriel se soit dé-
clenché dans le secteur public. Il regroupe les secteurs stratégiques que sont l’éner-
gie, les transports et les communications, et il est donc nécessaire pour l’État d’y
faire régner la paix sociale à tout prix. Celle-ci avait été garantie ces dernières dé-
cennies par une police syndicale forte, et une relative protection des salariés, en
regard des conditions qui régnaient dans d’autres secteurs. Ce qui est à la racine
de la vieille hostilité mâtinée de jalousie qui est répandue en France contre les
fonctionnaires, ces « nantis ». Mais aujourd’hui, plus rien ne peut échapper à la
concurrence générale, et le secteur public coûte beaucoup trop cher à l’État. Faute
de tout privatiser comme le fait Thatcher, il s’agit pour le moins d’y introduire
les nouvelles règles du marché, ce contre quoi se sont battus les cheminots. Pour
l’instant, les cheminots ont encore un statut particulier qui a permis, dans une si-
tuation générale d’abattement et de défaite, l’affirmation de leurs exigences. Mais
c’est aussi ce statut particulier qui a conditionné leur isolement social. Ils ne pou-
vaient guère escompter de soutien que parmi d’autres travailleurs du secteur pu-
blic. Or là, s’est manifestée la deuxième détermination propre à ce secteur : la
police syndicale forte. Jadis forteresse syndicale, la SNCF ne compte plus au-
jourd’hui que 20 % de syndiqués. Une telle érosion se fait aussi sentir à l’EDF et
aux PTT, mais là la racaille bureaucratique ne s’est pas laissée prendre au dé-
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OS CANGACEIROS N° 3
pourvu. Elle avait été de plus échaudée par la grève du tri postal fin 1983, et,
conjointement avec la direction, a pu cette fois fourbir ses armes. La grève des che-
minots s’est donc déroulée dans des circonstances hostiles, et leur isolement so-
cial a compté pour beaucoup dans l’issue du conflit : il a permis à l’État de laisser
pourrir la situation et de faire jouer les vieux réflexes anti-fonctionnaires.
En exigeant le retrait pur et simple du projet de grille salariale fondé sur l’avan-
cement au mérite, les cheminots s’en sont pris à un mécanisme central de la pré-
sente contre-offensive industrielle. « Le capitalisme en est venu à exiger des pauvres
qu’ils s’identifient corps et âme à la société civile, et qu’ils en fassent la preuve par leur
motivation, leur dynamisme et leur esprit d’entreprise. Les pauvres doivent être mé-
ritants. » (Os Cangaceiros n° 1). Les cheminots, eux, ont explicitement posé une
question sociale : « Le mérite, c’est courber l’échine ». Alors que des salopes diverses
ont prétendu que cette grève était due aux structures archaïques de l’entreprise
SNCF, elle s’attaquait bien au contraire à la modernisation de l’exploitation. Et
c’est bien évidemment dans tous les secteurs d’activité que le salaire est appelé à
sanctionner le degré de soumission volontaire à la hiérarchie et aux intérêts de
l’entreprise. Au moment fort de la grève, une assemblée générale a d’ailleurs dé-
claré que l’avancement à l’ancienneté tel qu’il existe n’était pas plus satisfaisant,
la classification des salaires devrait être déterminée par les grévistes eux-mêmes !
La clarté d’une telle exigence rendait pour le moins difficile les magouilles
syndicales classiques.
a manière dont la grève a été déclenchée en dit long sur la clandestinité
La défiance qui s’est fait jour vis-à-vis des syndicats a une double origine. L’inté-
gration des syndicats au fonctionnement organique des entreprises étant visible-
ment achevée, ceux-ci ont perdu tout crédit, non nécessairement dans l’absolu,
mais du moins quant à leur capacité à défendre un mouvement revendicatif, sur-
tout quand celui-ci s’oppose de telle manière à la logique de l’entreprise. Les jour-
nées de grève syndicale tiennent d’un folklore qui n’attire plus les masses. « Cette
année, il y a eu vingt journées de grève éparpillées, en ordre dispersé, et qui n’ont rien
donné. Nous préférons mener une grève unitaire, même si elle doit durer vingt jours.
Ce sera plus efficace », disaient-ils. « Au moins, une chose est déjà acquise : c’en est fini
de ces grèves bidon d’une journée ». De fait, les journées de grève syndicale appe-
lées depuis n’ont pas été suivies. Ensuite, dans la mesure où une épreuve de force
était engagée, de vieux souvenirs refaisaient surface : « En 1968, la CGT nous a
obligés à reprendre le travail, la matraque à la main. Cette fois, ça ne se passera plus.
Si les syndicats reprennent en main notre action, nous cesserons la grève. Elle est par-
tie de la base, c’est la base qui décidera de l’arrêter ». De fait, et malgré la défaite, ce
ne sont pas les syndicats qui ont appelé à la « reprise victorieuse du travail ».
Contrairement à ce qu’affirment de belles âmes radicales, le syndicalisme n’est pas
critiqué totalement : la meilleure preuve est qu’il existe encore. La critique du
syndicalisme ne peut être que l’élaboration pratique d’un principe supérieur, éla-
boration qui est le fruit d’un long processus fait d’avancées partielles et d’échecs
cuisants. Mais le syndicalisme s’est usé. Cette grève aura confirmé que depuis 68,
le négatif n’a pas cessé son travail souterrain.
En quelques jours, la grève s’entendit et gagna d’autres catégories de cheminots.
Sur 230 000 employés de la SNCF, il y eut jusqu’à 180 000 grévistes. La CGT, qui
au départ avait été jusqu’à tenter de s’opposer physiquement aux premiers pi-
quets, se vit contrainte de suivre le mouvement, ce qu’elle fit avec tambours et
trompettes avec la morgue qui la caractérise. Dans la plupart des gares, des as-
semblées générales se constituèrent par service avec des délégués révocables ; sou-
vent les comités de grève étaient rééligibles chaque jour, et les syndicalistes
n’avaient droit à la parole qu’à titre individuel, comme les autres, qu’ils soient
syndiqués ou non. Parfois le temps de parole imparti à chaque syndicat était de
5 minutes en fin de délibération, ce qui est une garantie encore plus sûre contre
le phagocytage des assemblées.
Le 26 décembre, les grévistes de Sotteville-les-Rouen, relayés par ceux de Paris-
Nord, lancèrent l’idée d’une coordination nationale des cheminots, à laquelle
répondirent les délégués de 32 des 94 dépôts de la SNCF. Dès la première réu-
nion de cette coordination, deux questions furent soulevées, qui allaient être dé-
cisives tout au long du conflit. Il s’agissait tout d’abord de déterminer quel
rapport les grévistes souhaitaient entretenir avec les organisations syndicales, en
particulier concernant la menée de négociations. Il fut résolu que la coordina-
tion « ne comptait pas se substituer aux organisations syndicales », et qu’elle ne
chercherait même pas à assister en observateur aux négociations. Aux syndicats
de négocier avec la direction et de transmettre le résultat aux grévistes ; aux as-
semblées générales de rejeter ou d’accepter ce résultat, et en cas de rejet de ren-
voyer les bureaucrates à la table de négociations. C’est la notion de
« syndicats-taxis ». Il n’y a rien à redire à cela : puisque les syndicats se targuent
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OS CANGACEIROS N° 3
OS CANGACEIROS N° 3
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1984, et qui font régner l’ordre dans les banlieues à coups de fusil à pompe. Une
chose est sûre : en France toute expression de révolte, tout mouvement social au-
ront à s’y affronter.
Les obstacles insurmontés parmi les grévistes, la récupération syndicale de l’ex-
térieur, la hargne des beaufs montée en épingle par les médias, tout cela com-
mençait à peser lourd sur la dynamique de la grève. C’est à ce moment que se
multiplièrent les actes de sabotage : câbles de frein sectionnés, graisse répandue
sur les rails, vol des clés de contact, sabotage des systèmes de signalisation et des
aiguillages, saccage des wagons. Mais ces actes furent le fait d’initiatives isolées,
la question du durcissement des moyens d’action n’ayant jamais pu être libre-
ment débattue en assemblée. À Caen, quelques grévistes lassés par la tournure
que prenaient les AG les délaissaient systématiquement pour s’en prendre à leur
outil de travail, à quelques kilomètres de là. À Montpellier, un gréviste qui s’était
successivement fait virer de la CGT et de la CFDT et qui s’était montré viru-
lent pendant le conflit fut balancé par les salopes syndicales du cru, accusé de ten-
tative d’homicide sur un jaune et jeté en prison. Malheureusement, il était déjà
trop tard pour que de tels gestes de colère aient une influence notable sur le
cours des événements.
e 31 décembre, le médiateur du gouvernement déclarait : « Il n’existe plus
OS CANGACEIROS N° 3
L’ HEURE ESPAGNOLE
es Espagnols se sont forgés au cours des siècles une solide tradition anti-
OS CANGACEIROS N° 3
sur le terrain de l’Idée. Elle va être combattue parce qu’elle représente la richesse
sans esprit. « L’argent est bon catholique », cette formule, invention des jésuites, a
concentré sur elle la haine de milliers de révoltés. L’idée qui anime l’esprit li-
bertaire est celle d’un temps humain praticable immédiatement. Pour les pauvres,
l’Église toute entière est devenue ce « voleur de temps » symbolisé dans la figure
de l’usurier du Moyen Âge et qu’elle avait si férocement condamnée autrefois.
Depuis des siècles et jusqu’à l’État religieux de Franco, l’Église aura détenu un
énorme pouvoir financier et politique. Avec l’Inquisition, qui saura se rendre in-
dispensable aux puissants, elle soumet l’Espagne à une bureaucratie intransi-
geante. On peut avancer que les Espagnols ont fait alors, les premiers parmi les
peuples européens, l’expérience de la bureaucratie. Pour les pauvres, combattre
le pouvoir de l’Église c’est combattre à la fois le capitalisme financier le plus puis-
sant dans ce pays et c’est combattre la bureaucratie de l’État. La mentalité anti-
capitaliste et antibureaucratique se nourrissant de la force des communautés
locales qui reste le point de référence de tout espagnol trouve son origine dans la
haine qu’inspire l’Église.
Son fanatisme à s’identifier à ce que l’Espagne compte de plus réactionnaire aura
eu le mérite de dévaloriser et ainsi de mettre en évidence le pédantisme et l’im-
puissance de tout ce qui voulait la contester politiquement : tous ces réformateurs
bavards, libéraux et républicains férus de droit bourgeois et d’égalité politique
qui ne purent jamais appliquer les réformes qu’ils n’avaient de cesse de produire
tant ils respectaient au fond d’eux-mêmes la légalité et l’État. Le double langage
de plusieurs générations de politiciens a été ainsi mis à jour par l’obstination per-
verse des grands de l’Église à conserver leurs prérogatives dans la gestion des af-
faires de l’État. Cela a contribué largement à jeter le discrédit aux yeux de tous
sur la politique en général. Comme le souligne Diaz del Moral évidemment pour
le regretter : « L’incompréhension et l’inaptitude de la "gens" espagnole pour la poli-
tique fut et est toujours (en 1923) une des principales causes de son inadaptation à la
vie moderne. » La politique est considérée en Espagne depuis longtemps comme
« une activité amorale, d’ordre inférieur, dont les thèmes et les motifs sont utilisés par
des professionnels pour tromper, pour se créer une situation et pour justifier toutes
sortes d’abus et d’escroqueries... ». Une phrase résume ce sentiment général : « La po-
litique corrompt tout », et pour signifier dans quelle estime on tient un projet ou
une personne, l’on dit : « Il est étranger à la politique. » Et il savait de quoi il par-
lait, ce Diaz del Moral, puisqu’il était à la fois notaire et député d’Andalousie.
De l’écrasement de la révolution sociale en 1936-37, il est ressorti un discrédit
social de la politique, phase ultime d’une longue tradition antipolitique. Il en
est ressorti aussi un discrédit social du syndicalisme. Dans ce pays, et ceci est
particulièrement évident dans les années 30, le syndicalisme n’est jamais consi-
déré comme une fin en soi, à l’encontre de ce qui s’est passé dans les autres pays
européens. Le syndicalisme de la CNT est en permanence soumis à la vigilance
de l’esprit libertaire (la création de la FAI, en 1927, est justement l’expression
de cette volonté de réduire les tendances syndicalistes réformistes qui existaient
au sein de la CNT).
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OS CANGACEIROS N° 3
OS CANGACEIROS N° 3
1. Ce décret dissout peuvent circuler le 27 octobre, bien que leurs trajets soient
l’OTP. C’est une nouvelle en permanence protégés par la police. Dans l’assemblée,
où le CUT (Collectif unitaire des travailleurs) joue un rôle
société mixte (51 % des
parts pour l’État, 49 %
pour les entreprises) qui déterminant, les syndicats doivent se soumettre à la déci-
doit se charger de l’orga- sion collective de poursuivre la grève. Ces derniers vont se
couvrir une dernière fois de ridicule en organisant avec la
nisation des tâches de
chargement et de dé-
chargement. Les dockers municipalité une négociation à l’issue de laquelle ils im-
devront passer en totalité plorent les travailleurs de faire « 48 heures de paix sociale
pendant lesquelles ils ne devront pas s’attaquer aux nouveaux
sous la dépendance de la
société d’État qui les cè-
dera aux entreprises por- bus ». Fin novembre, alors que la direction avait cédé au
tuaires qui auront besoin final sur la question du règlement intérieur, des manifes-
tations de plus en plus nombreuses se déroulèrent chaque
d’eux. Une fois le travail
accompli, le docker re-
tourne à la société d’État, jour pour la réintégration des vingt-cinq qui avaient été
donc se retrouve en chô- licenciés suite à la grève.
mage technique. Par ce
système qui signifie la fin Il serait dommage de ne pas citer enfin cet autre exemple
du travail en rotation, de mise au pas des syndicats qui s’est passé au mois de juin
à l’entreprise Super Ser de Pamplone. Dans le cadre d’un
seuls les travailleurs les
plus disciplinés seront
réellement embauchés et « plan de redressement », la SEAT, dont dépend cette en-
donc payés à plein temps, treprise, a proposé la suppression de 93 emplois, qui im-
plique l’inscription volontaire de 60 personnes au Fonds
tandis que les autres res-
teront au chômage en
étant sous payés autant de l’emploi. L’UGT s’est empressée de manifester son ac-
de temps que les entre- cord total. Mais lors de l’assemblée, les ouvriers qui avaient
apporté avec eux les formulaires d’inscription au FPE di-
prises le voudront.
Jusqu’alors, l’organisa-
tion du travail sur le port, sent aux militants ugtistes présents que « puisqu’ils avaient
y compris le nombre de
soutenu l’initiative de la SEAT, c’était à eux de s’inscrire et de
signer ». Une violente bagarre s’ensuivit, plusieurs ugtistes
dockers nécessaire pour
effectuer telle ou telle
tâche et le temps imparti durent recevoir des points de suture et d’autres furent obli-
pour le réaliser, tout cela
gés de signer le document sous la menace... Pendant cette
courte bagarre, l’entreprise eut à déplorer en sus la des-
était négocié une fois par
an entre délégués de
l’OEPB et les entreprises. truction de la totalité de ses bureaux.
Un mot enfin à propos des ouvriers de cette entreprise de
Si le décret était appliqué,
l’OEPB n’aurait plus son
mot à dire. Il faut savoir Barcelone, en grève au mois d’avril 1986. 500 d’entre eux
aussi qu’actuellement les
dockers, au moins ceux
se rendirent au supermarché le plus proche et laissèrent
de Barcelone sont payés en guise de tout paiement, après avoir rempli leurs cad-
6 jours par semaine alors dies, la carte de visite du directeur de l’entreprise...
La grève des dockers a révélé l’unité possible de ces ten-
qu’ils bossent rarement
plus de 2 à 3 jours par se-
maine. Il va de soi que dances qui se manifestent éparses, localement. Ce qui est
lorsque le décret sera ap-
pliqué, les conditions im-
décisif dans le cas de la Coordinadora (Coordination na-
posées par les entreprises tionale des dockers), c’est que les bureaucrates, ne pouvant
seront toutes autres. agir de l’intérieur de par la nature même de cette organi-
De plus, le salaire mini-
mum garanti (ce que
sation, sont toujours rejetés en tant que délégués du gou-
touche le docker quand il vernement et c’est à ce titre qu’on les empêche de nuire.
ne travaille pas) sera fixé Ils n’agissent pas à côté ou contre les tendances assem-
par les entreprises ainsi
d’ailleurs que les taux de
bléistes par le biais de comités d’entreprise ou autres, mais
rendement par équipe. ne peuvent intervenir que de l’extérieur. Ils sont
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OS CANGACEIROS N° 3
par eux, etc. Il n’est pas exagéré de dire que la Coordina- 3. « Le caractère assem-
dora dispose d’une puissance financière dont les sources bléiste et de classe de la
sont en partie liées à cette bonne connaissance des diffé- Coordinadora rend possi-
rentes transactions... Elle peut jouer ainsi un rôle impor- ble une transparence de
décision que nous en-
tant dans le soutien financier, entre autres, à d’autres vient les centrales majori-
luttes, prenant en charge la rémunération de grévistes taires. Le parti au pouvoir
d’autres boîtes lors de conflits qui durent. ne peut digérer qu’un
secteur aussi important
La dernière période de lutte mérite qu’on revienne un peu que celui des ports ne
plus dans le détail, tant il est vrai qu’elle cristallise les évé- soit pas entre les mains
douces et toujours prêtes
nements constitutifs de l’échéance actuelle. Depuis les aux concessions de
grèves de 1976 et celles de 1980-1981, où la lutte avait pour l’UGT. C’est bien celle-là,
but de contrer la « conteneurisation » du port, la rationa-
la carte politique essen-
tielle que jouent les so-
lisation du trafic, ce sont toujours les mêmes exigences qui cialistes dans le conflit du
reviennent. Mais aujourd’hui, il est indéniable que cette port ; et ils la jouent à
lutte s’est radicalisée, ses objectifs éclaircis au fur et à me-
fond ! Ils veulent gagner ;
leur habitude de tout
sure qu’elle s’affrontait à des limites nouvelles. raser les a rendus arro-
Par leur détermination et leur organisation, les dockers
gants. Ils ne négocient
rien ! Des clous ! Voilà
montrent jusqu’où il est possible d’aller en s’avançant sous leur réponse.
la couverture de la légalité. Au-delà, c’est s’avancer seuls En ce moment, nous en-
face à l’État et à tout ce qui lui est subordonné. Les dockers trons dans une guerre de
connaissent leur propre force et leur ennemi. Et justement,
l’imprévisible, aux consé-
quences non voulues.
à cause de cela, choisissent de ne pas engager pour le mo- Avec les nerfs à fleur de
ment la totalité de leurs moyens alors qu’ils sont encore peau par l’usure de qua-
largement isolés dans la société. Il est cependant indénia-
tre années d’attente en-
vers « le gouvernement
ble que leur lutte est menée en termes stratégiques, ce qui socialiste ». Peut-être al-
les anime dépasse la conscience de travailleurs uniquement lons-nous nous retrouver
OS CANGACEIROS N° 3
sa botte qui pourront se présenter ensuite comme délégués des dockers. D’où
l’intérêt pour lui actuellement de faire rentrer sur les postes de travail de plus en
plus de jaunes qui au moment des élections voteront UGT. Cette manœuvre
grossière n’impressionne évidemment pas les dockers, et ne fait que repousser
dans le temps l’éventualité d’une issue pacifique, légaliste, au conflit en cours.
Pour les dockers et d’autres prolétaires en Espagne, il ne fait aucun doute que
c’est l’organisation sociale dans son ensemble qui est ressentie comme une aber-
ration. Paradoxalement, ce sentiment amène certains à concevoir une alternative
positive à cette aberration. Cette énergie dépensée à imaginer en positif une al-
ternative sociale fait courir le risque de verser dans le réformisme autogestion-
naire le plus plat. Mais il faut voir les choses relativement aux conditions que
combattent les différentes grèves assembléistes. Dans la situation actuelle où ces
différents mouvements sont encore dispersés et isolés, un tel discours qui peut
être la brèche par laquelle peut s’engouffrer une nouvelle forme de politique
sert aussi de couverture aux actions menées dans la clandestinité sociale. C’est
aussi la part non critiquée du projet anarchiste de la guerre civile qui pèse en-
core dans la tête de ceux qui se mettent aujourd’hui le plus en avant dans les
luttes en cours. Dans l’Espagne de 1986, la plupart de ceux qui étaient à l’ini-
tiative des luttes sont issus d’une longue expérience militante qui s’est dévelop-
pée dans le cadre de l’antifranquisme. C’est de la même génération que sont
issus la plupart des délégués de l’OEPB, de la Coordinadora de Cadix, ou du CSI
[Confédération syndicale internationale] asturien, et... ceux qui sont au gou-
vernement. Au début des années 1970, Gonzales écrivait des textes où il pre-
nait la défense des braceros andalous. Mais comme nous l’a dit un docker : « Nous,
nous savons ce que Gonzales a dans la tête et lui ne sait plus ce qu’on mijote, sim-
plement, il sait qu’il doit nous craindre. »
La force des principes assembléistes repose sur deux exigences partout présentes
dans les différentes formes que prend la lutte des dockers : celle de la solidarité
et celle de l’égalité. En juin 1986, la grève de ceux de Bilbao qui va durer cin-
quante jours sans interruption aura bien mis en évidence ce principe qui fonde
la pratique de l’assemblée : celui de l’égalité. Cette grève se déclenche sur leur
refus d’être divisés entre travailleurs fixes et temporaires. Les dockers décident
d’appliquer à tous le principe de la rotation des tours de travail et s’organisent
pour que tous touchent un salaire égal.
À Cadix, l’assemblée de la Coordinadora dépasse le cadre de l’organisation dans
le port. Là-bas, les dockers se sentent partie prenante d’une lutte d’ensemble. Ils
apportent systématiquement leur solidarité pratique aux conflits en cours dans
la région : soutien financier, présence active dans d’autres assemblées et dans les
affrontements contre les flics. Parfois, et c’est pour le regretter, ils sont même
plus nombreux que les ouvriers des autres entreprises plus directement mena-
cés 4. Ils sont aussi présents dans les luttes de quartier (contre l’insalubrité, l’ur-
banisation sauvage, le refus de payer les foyers...). Particulièrement en
Andalousie, dans cette région de Cadix, le sens communautaire, de solidarité, est
très puissant, contre la division qu’introduit le salariat. Il est courant là-bas de
redistribuer une partie de son salaire, aux amis, aux voisins chômeurs.
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OS CANGACEIROS N° 3
Le 13 août, trois machines servant au déplace- La Coordinadora se réunit à Alicante, une nou-
ment des conteneurs de Contenemar sont sa- velle grève est décidée pour le mois d’octobre.
botées. L’OTP veut sanctionner 400 dockers. Le 2 octobre, un camion de Norcargo, du
Refus collectif de toutes les sanctions. Nou- groupe Contenemar, est incendié.
veaux affrontements avec la police. L’adminis-
An mois de novembre, l’UGT et les CCOO
tration rappelle que le décret de réforme sera
contresignent le projet gouvernemental de ré-
appliqué en totalité avant juin 1987. forme portuaire.
Le 15 septembre, à Barcelone, affrontement Début juin 1987, la Coordinadora se réunit à
violent avec les jaunes. Le matin, 500 dockers Castellon pour lancer une grève pour le mois
pénètrent, en voitures, sur le quai où travaille de juin. Les CCOO se font publiquement dé-
Contenemar. Les jaunes se réfugient sur un ba- noncer pour avoir signé le décret. Elles sont ac-
teau. Malgré les protestations du capitaine, les cusées de « se satisfaire veulement des miettes
dockers armés de barres de fer montent à de réforme ».
l’abordage. Après avoir reçu une violente tan- Contrairement à ce qu’avait annoncé le gou-
née, les jaunes sont jetés à la mer. Parmi eux, vernement, le décret est encore loin d’être
un flic chilien, briseur de grève professionnel. « appliqué totalement » au mois de juin 1987.
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OS CANGACEIROS N° 3
rendirent au petit puits de San Cruz de Mantes pour obliger les ouvriers de ce
puits à se mettre en grève de soutien à ceux d’El Bierzo. Les jaunes cédèrent ra-
pidement, mais cela ne suffit pas à apaiser la colère des grévistes qui se livrèrent
à une destruction en règle d’un compresseur, d’une pelle mécanique, d’un gé-
nérateur et du directeur de la mine qui fut laissé sur le carreau avec plusieurs
fractures à la tête.
’Espagne aura connu depuis le début 1987 le plus grand nombre de jours
OS CANGACEIROS N° 3
Devant la menace d’une extension du conflit social, Gonzales a envoyé les syn-
dicats au charbon pour qu’ils tentent de reconstituer un consensus social en vue
des nombreuses élections (municipales, régionales et européennes) qu’auront à
subir les Espagnols au mois de juin 1987. Mais au-delà du bénéfice immédiat
qu’il compte tirer d’une autre victoire électorale, c’est à une véritable tentative
de ressouder la société civile espagnole qu’il entend se consacrer. Trop de pauvres
manifestent dans ce pays leur peu d’enthousiasme, voire leur hostilité, à aller
chercher la réalisation de leurs aspirations sociales dans l’État.
Comme en France, le mouvement étudiant espagnol a manifesté son entière dis-
ponibilité à participer à la démocratie. Après deux mois d’agitation, le gouver-
nement a reconnu aux étudiants le rôle grandissant qu’ils désiraient jouer dans
la société et ce spectaculairement en leur accordant la satisfaction de la quasi-to-
talité de leurs revendications sous la forme d’une enveloppe financière particu-
lièrement gonflée. Comme le reconnaissait un ministre : « il fallait répondre
positivement aux étudiants, car ils constituent une partie de la classe moyenne qui
est vraiment touchée par la crise, vue son ampleur ».
Alors que l’esprit civique du mouvement étudiant affluait sur le devant de la
scène politique et que Maravall, ministre de l’Éducation, en saluait la maturité
« qui posait les termes du débat démocratique, véritable débat de société », des mil-
liers de jeunes sans qualité profitaient de l’occasion pour sortir de leur réserve.
La plupart des grandes cités espagnoles furent le théâtre d’affrontements avec la
police et autres déprédations. Des bandes de jeunes se déplaçaient même d’une
ville à l’autre pour élargir leur champ expérimental.
À Barcelone, où certains LEP étaient occupés, se tenaient des assemblées réu-
nissant plusieurs lycées, qui attiraient aussi des gens du quartier, jeunes chômeurs
ou travailleurs. Entre deux affrontements dans la rue, c’était l’occasion de se dé-
marquer des étudiants dans de bruyantes discussions (les tracts des « Lascars » du
LEP parisien reçurent à ce moment un accueil chaleureux). Ceci était facilité par
le fait que les lycéens proprement dits perdaient l’initiative au profit des autres
jeunes. Ces réunions entre insatisfaits eurent parfois des résultats particulière-
ment savoureux : ainsi à Barcelone, une bande encore toute échauffée des dépré-
dations qu’elle venait de commettre en ville se trouve nez à nez avec une
patrouille de flics de banlieue qui veut les contrôler. Mal lui en prit ! Après une
brève échauffourée, deux flics sont pris en otages et séquestrés pendant quelques
heures dans un local discret. Ils seront relâchés, mais sans armes...
À Gijon, les ouvriers des chantiers navals forts de leur expérience passée des af-
frontements de rue sont venus prêter main forte aux jeunes d’un lycée technique
pour mettre une tannée aux flics. Beau retour des choses ! Il faut se souvenir
qu’en 1984-1985, lorsque ces ouvriers tenaient des assemblées ouvertes à tous, des
lycéens étaient venus y participer puisqu’ils pouvaient librement prendre la pa-
role au même titre que n’importe quel travailleur.
Que des jeunes futurs chômeurs se retrouvent ainsi partageant leur envie d’en
découdre avec des ouvriers, eux-mêmes ayant épuisé leurs « droits au chômage »,
est bien significatif de l’esprit de solidarité pratique qui existe dans ce pays. Le
credo économique, l’État, y sont moins qu’ailleurs investis de leur forme reli-
gieuse. Les Espagnols si prompts à invoquer le destin et la fatalité dans la vie
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OS CANGACEIROS N° 3
Vincent Kast
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OS CANGACEIROS N° 3
LA DOMESTICATION INDUSTRIELLE
Si le capital prend la science à son service, l’ouvrier récalcitrant sera contraint d’être docile.
Andrew Ure, Philosophie des manufactures, 1835
Autrefois, si quelqu’un traitait d’ouvrier un homme de métier, il risquait la bagarre.
Aujourd’hui qu’on leur dit que l’ouvrier est ce qui se fait de mieux dans l’État, ils insistent tous pour être ouvriers.
M. May, 1848
OS CANGACEIROS N° 3
L pauvres à l’instauration de ce
nouvel ordre. Dans les pre-
mières décennies du XIXème siècle, le
mouvement de destruction des ma-
chines se développa dans un climat de
fureur insurrectionnelle. Il ne s’agissait
pas seulement d’une nostalgie de l’âge
d’or de l’artisanat. Certes, l’avènement
du règne du quantitatif, de la camelote
en série, entrait pour une bonne part
dans la colère des gens. Désormais, le
temps nécessaire pour accomplir un
travail primait sur la qualité du résul-
tat, et cette dévalorisation du contenu
de tout travail particulier conduisit les
pauvres à s’en prendre au travail en gé-
néral qui manifestait ainsi son essence.
Mais le luddisme fut avant tout une
guerre d’indépendance anticapitaliste,
une « tentative de destruction de la nou-
velle société » (Mathias). « Tous les nobles
et tous les tyrans doivent être abattus »,
disait un de leurs tracts. Le luddisme
est l’héritier du mouvement milléna-
riste des siècles précédents : bien que
ne s’exprimant plus par une théorie
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OS CANGACEIROS N° 3
OS CANGACEIROS N° 3
OS CANGACEIROS N° 3
Une telle vision anhistorique oublie tout d’abord le foisonnement théorique des
années de guerre civile, au XVIIème siècle, ensuite la chronicité et la violence qui
ont toujours caractérisé les luttes sociales des pauvres anglais, et qui se sont sans
cesse amplifiées depuis le milieu de ce siècle. En réalité, l’énigme se résout ainsi :
la révolte des pauvres est toujours tributaire de ce à quoi elle s’affronte.
En Angleterre, c’est sans phrases, par la force brutale d’un mécanisme social, que
les classes dominantes ont mené leur entreprise de domestication. Aussi les his-
toriens anglais déplorent-ils souvent que la « révolution industrielle » n’ait pas
été accompagnée d’une « révolution culturelle » qui aurait intégré les pauvres à
« l’esprit industriel » (de telles considérations se sont multipliées dans les années
70, quand l’extension des grèves sauvages en a révélé l’acuité). En France, la
contre-offensive bourgeoise a d’abord été théorique, par la domination de la po-
litique et du Droit, « ce miracle qui depuis 1789 tient le peuple abusé » (Louis Blanc).
Ces principes représentaient un projet universel, c’était une promesse de partici-
pation faite aux pauvres dès lors qu’ils en feraient leurs les modalités. Vers 1830,
une partie des pauvres s’en fit le porte-parole, revendiquant que « soient rendus à
leur dignité de citoyens des hommes que l’on infériorise » (Proudhon). À partir de
1848, les mêmes principes furent invoqués contre la bourgeoisie au nom de la
« république du travail ». Et on sait à quel point le poids mort de 1789 pèsera
lourd dans l’écrasement de la Commune. C’est un projet social qui se scinde en
deux au XIXème siècle. En Angleterre, métropole du Capital, les luttes sociales ne
peuvent se fondre dans un assaut unitaire, restant de ce fait travesties en luttes
« économiques ». En France, berceau du réformisme, cet assaut unitaire reste
contenu dans une forme politique, laissant ainsi le dernier mot à l’État. Le secret
de l’absence de mouvement révolutionnaire outre-Manche est donc identique-
ment le secret de la défaite des mouvements révolutionnaires continentaux.
Aujourd’hui s’achève le processus dont nous venons de décrire la genèse : le mou-
vement ouvrier classique s’est définitivement intégré à la société civile, alors que
s’amorce une nouvelle entreprise de domestication industrielle. Aujourd’hui
donc apparaissent en pleine lumière tant la grandeur que les limites des mouve-
ments passés, qui déterminent toujours les conditions sociales particulières à
chaque région de ce monde.
Léopold Roc
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OS CANGACEIROS N° 3
OS CANGACEIROS N° 3
Cette haine communément répandue contre la police explose d’autant plus bru-
talement en réponse aux meurtres qu’elle commet. Bien que ces porcs soient ra-
rement armés, les bavures sont légion. Mais contrairement à la France, il arrive
qu’elles provoquent autre chose que des geignements. En janvier 1986 à South-
port près de Liverpool, le meurtre de Ray Moran, jeune délinquant de 19 ans,
fut suivi de quatre jours d’escarmouches anti-flics et de pillages, couronnés par
une attaque massive contre les flics pendant la mi-temps du match South-
port / Scarborough, aux cris de « Ray Moran ! » et « assassins ».
Un tract anonyme avait circulé :
« Quelle différence y a-t-il entre un flic tué dans une émeute à Tottenham [banlieue
de Londres] et un teenager tué par les flics à Southport ? 20 000 lignes dans la presse
et un enterrement en grandes pompes. »
En février 1987 à Wolverhampton, deux flics étranglent un Noir dans un centre
commercial, alors qu’il tentait d’utiliser une carte de crédit volée. La foule pré-
sente s’en prend instantanément aux flics et aux vitrines, et les affrontements se
poursuivent le lendemain, quelques dizaines de supporters sortant d’un stade, ve-
nant grossir les rangs des émeutiers.
Il existe effectivement dans plusieurs villes des cités ou des rues qui sont des no-
go-areas, des zones interdites aux flics. Il existe surtout des difficult go areas, qu’un
commissaire définit avec tact comme « des quartiers où la police se trouve confron-
tée à un choix douloureux entre deux aspects de sa mission : arrêter les délinquants et
préserver la paix publique. » En clair : mieux vaut parfois laisser filer un malfaiteur
que risquer un mal plus redoutable encore. Un tel état de fait n’est évidemment
pas tolérable pour les forces de la loi et de l’ordre. Aussi ont-elles entrepris de re-
conquérir ces zones en y lançant une série de raids ponctuels, en masse et par sur-
prise. Leur but n’est pas tant de rafler un maximum de hors-la-loi (à chaque fois
leurs prises sont minces) que d’imposer l’idée de leur présence. Les raids ainsi
menés à partir de juillet 1986 sur Brixton, Handsworth [banlieue de Birming-
ham] et ailleurs s’étaient déroulés sans heurts, à cause de l’effet de surprise. À
Bristol les 11 et 12 septembre, ce fut le clash.
C’est dans le quartier de St-Paul’s, à Bristol, qu’avait éclaté en avril 1980 la pre-
mière du long cycle d’émeutes qui se poursuit toujours, suivie d’une autre en
juin 1983. Les quatre ou cinq rues à population majoritairement noire qui consti-
tuent ce quartier sont une enclave menaçante dans un centre-ville réservé au
commerce et à l’habitat des cadres. Depuis février 1986, il était effectivement de-
venu une no-go-area : ce jour-là, la foule avait mis en déroute une patrouille de
flics, et à partir de ce beau début, les gens parvinrent à interdire durablement le
quartier à tout ce qui porte uniforme. Les heurts s’étaient encore intensifiés de-
puis la fin de l’été, et les flics voyaient couver une bonne grosse émeute. Ils choi-
sirent de prendre les devants en investissant le quartier à plusieurs centaines,
planqués dans des camions de déménagement ! Comme toujours, le prétexte in-
voqué était la lutte contre la drogue, ce qui est commode pour encager les jeunes
Noirs qui subsistent souvent en revendant de la ganja. C’est aussi un bon moyen
de calomnier les émeutiers, présentés comme des junkies défendant leurs dea-
lers. En fait, la grande majorité des jeunes Noirs ne vend ni ne consomme de
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poudre, le marché leur étant inaccessible et c’est tant mieux. La présence mas-
sive des porcs ne décourage pas les énergies, et les affrontements durèrent plu-
sieurs heures au terme desquelles au moins 13 flics et 3 journalistes se
retrouvèrent à l’hosto. « Voilà ce que vous prenez quand vous vous pointez par ici. »
Et le lendemain soir, les habitants rejoints par des jeunes venus d’autres quartiers
contraignirent les flics à revenir pour poursuivre les réjouissances. L’émeute dé-
borda même sur le quartier mitoyen de Montpelier où de nombreux magasins fu-
rent pillés. Les flics avaient entrepris de reconquérir St-Paul’s, ils ont perdu la
bataille. Depuis lors, ce quartier demeure allègrement fidèle à sa réputation. Et
quelques jours plus tard, une émeute éclatait dans la ville voisine de Bath, ce que
les journaux nomment avec mépris une copycat riot, émeute par imitation, qui
n’a d’autre raison apparente que le fait qu’une autre émeute ait eu lieu pas loin.
Alors que depuis 1985, les flics brandissent périodiquement la menace du gaz
CS et des balles en plastique, ils ne les ont pas encore utilisés à ce jour. Gageons
qu’ils ne le feront qu’en dernier recours, au cas où ils ne parviendraient pas à en-
diguer l’extension d’une émeute aux quartiers riches par exemple. C’est qu’il est
pour le moins hasardeux pour l’État anglais d’importer à domicile les conditions
irlandaises, ce qui donnerait plus de consistance encore au cauchemar de la guerre
civile. Les flics se dotent malgré tout de toujours plus de moyens : ils étudient en
ce moment un projet de pistolets lançant des aiguilles au somnifère, semblables
à ceux utilisés pour la capture des animaux sauvages !
Les fréquentes déclarations de responsables policiers traduisent bien le mélange
d’effroi et de fatalisme auquel sont en proie les classes dominantes : « Il faut tou-
jours plus de policiers pour arriver à toujours moins de résultats. Depuis les émeutes
de 1981, nous n’avons fait que gagner du temps et emmagasiner les ennuis. La société
nous demande l’impossible. Tant que les causes du mal subsisteront, nous ne pourrons
faire que très peu » (Stalker). Les flics sont bien placés pour savoir qu’il y a quelque
chose de cassé dans la société anglaise, qu’ils ne pourront arranger tout seuls,
sans des initiatives émanant de l’État et de cette partie de la société qui reste fi-
dèle à la loi. Et ces initiatives ne viennent pas. Comme le déclarait récemment
un juge : « Dans ce domaine, il est plus difficile de faire faire quelque chose aux res-
ponsables politiques que de faire l’amour à une éléphante. » (Ce qui est un aveu de
la bestialité des juges.) Quel mensonge à vocation universelle l’État britannique
pourrait-il avancer de toute façon ? Intégration politique ? Cette idéologie n’a au-
cune base historique dans ce pays, et moins que jamais les pauvres n’y seraient
prêts à aller communier sur l’autel de la démocratie et de l’égalité abstraite. L’in-
tégration économique ? Dans une société qui compte de plus en plus d’exclus et
où les conditions de survie sont toujours plus précaires ? Quant à l’intégration
culturelle, le coup a été tenté après 1981, et a lamentablement échoué. La culture
des émeutiers, un flic de Bristol la résume ainsi : « Ils ont leur propre style de vie,
ils ne se lèvent jamais le matin et restent dehors tard dans la nuit, soit dans les rues,
soit dans les shebeens » (bars clandestins). C’est au coup par coup que réagit l’État
britannique, avec le pragmatisme qui l’a toujours caractérisé. Mais, et c’est encore
la nouvelle la plus réjouissante, il ne semble pas prêt dans un futur proche d’être
à même d’élaborer une stratégie contre-offensive. C’est d’ailleurs pourquoi le La-
bour s’apprête allègrement à perdre les élections de juin. Ceci ne veut cependant
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OS CANGACEIROS N° 3
pas dire que les unités anti-émeutes soient le seul obstacle que doivent affronter
les révoltés des inner cities, comme nous l’allons voir à travers les exemples de
deux places fortes de la ligne de front, Brixton et Tottenham.
Brixton les émeutes sont une tradition locale (rappelons qu’il y en eut
OS CANGACEIROS N° 3
RESTLESS
Un policier qui a échappé de peu à la mort Un homme suspecté d’être un indicateur de
après avoir été agressé au couteau déclarait police a été battu par un gang de Bath qui,
hier soir : « Ils ont juste fait ça pour rire, même après l’avoir jugé coupable d’être une balance,
pas pour le vol. c’est la mode chez les jeunes l’a « condamné au bûcher ». Ils ont versé de l’al-
de ce quartier. » cool à brûler sur sa tête, et y ont mis le feu. Il a
Daily Mail, 4/08/1986 essayé frénétiquement d’éteindre les flammes,
mais était tellement terrorisé qu’il ne s’est
« Ne nous cognez pas, on n’est pas de la po-
rendu à l’hôpital que 30 heures plus tard.
lice ! » - les équipes d’ambulanciers des West
Midlands sont contents, ils vont troquer leurs The Sun, 17/02/1987
uniformes noirs contre de nouveaux d’une 2/01/1986 : ravage dans la maison de la gueule
teinte plus claire que celle des policiers. Ils es- de bois. Des squatters adolescents, dont les
timaient que leurs uniformes étaient trop simi- plus jeunes n’avaient pas 13 ans, ont envahi la
laires, surtout la nuit. Les attaques contre eux maison la plus chère d’Angleterre pour y orga-
se multipliaient, et ils pensent que ceci est dû niser une gigantesque fête. Des feux de bois
au fait qu’on les confondait avec les policiers. 1 brûlaient dans chaque cheminée. Quand il n’y
Un gardien de prison a été tué d’un coup de eut plus de bois, ils ont brûlé les tapis. Le mot
couteau hier lors d’un combat sanglant avec un avait circulé dans Londres, et 2 000 « invités »
gang de jeunes Noirs. Tout a commencé ont investi les 10 chambres, le sauna, les deux
lorsque les jeunes ont cassé une vitrine du piscines et la salle de banquet prévue pour 70
Prince of Wales pub, dans le sud de Londres. personnes. Selon un des participants, « ce fut
Deux jeunes gardiens de prison sont sortis une orgie de sexe et de destruction ». Les dé-
pour les arrêter ; l’un d’eux a alors reçu un coup gâts s’élèvent à 10 000 livres. Le dernier pro-
de couteau dans le ventre et demeure dans un priétaire était un homme d’affaires Bengali, à
état critique. L’autre a été poignardé dans le l’étranger depuis plusieurs mois. Il a fallu 10
cou et est mort sur le coup. Un troisième gar- voitures de police pour évacuer les derniers
dien de prison a été poignardé un peu plus squatters. 1
tard, alors qu’il venait de rendre visite à son col-
lègue blessé. Un policier a aussi reçu un coup
de couteau alors qu’il tentait d’arrêter un des
jeunes Noirs, qui a réussi à s’enfuir. « D’après
ce que je sais, il ne s’agissait pas d’un motif ra-
cial, mais d’un acte de hooliganisme aveugle »,
1. Cité dans la brochure Rebel Violence, chronologie des
a déclaré le commissaire. événements de 1985 et 1986, disponible à Housman’s
Daily News, 2/03/1987 bookshop, 6 Caledonian Rd, London.
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OS CANGACEIROS N° 3
buter par un flic le 6 octobre. C’est cette partie des habitants de la cité qui, tout
en ne partageant pas l’esprit des émeutiers, subit quotidiennement le racisme et
les vexations policières, qui impulsa la défense des inculpés, vite rejointe par la
cohorte des activistes politiques noirs. Ils s’employèrent donc à justifier le sou-
lèvement de Broadwater Farm, mais uniquement en tant qu’autodéfense de la
communauté noire face aux agressions racistes des flics. Alors que la cité était
quadrillée par les flics, le slogan « pigs off the farm » (les porcs hors de la ferme)
circulait. On aurait pu penser, par exemple, que des gens se seraient emparés de
ce mot d’ordre pour semer la merde ailleurs dans Tottenham, ce qui aurait
contraint les flics à relâcher un tant soit peu la pression sur la cité. Au lieu de ça,
les antiracistes négocièrent le retrait des flics, qui ne fut achevé qu’un an après
l’émeute ! De même, seules des formes d’action militantes, telles que des piquets
devant le commissariat et le palais de justice, furent utilisées pendant le procès,
sans aucun effet évidemment. Ces gens-là ne parlent pas de guerre, ils demandent
à vivre en paix, ce que leur refuse l’État. Aujourd’hui, ils en sont à envisager
l’édification dans la cité d’un mémorial conjointement dédié à Cynthia Jarrett
et à Blakelock, la victime des flics et le flic victime.
Les émeutes anglaises ne sont pas des émeutes raciales, et le racisme n’existe pas
entre les jeunes qui ont grandi dans la même cité. Mais ceci ne veut pas dire que
la question raciale ne se pose pas dans ce pays. La place des Antillais dans la so-
ciété anglaise est comparable à celle des Arabes dans la société française en ceci
qu’ils constituent une collectivité particulière face à l’extérieur, fondée sur leur
exclusion collective des mécanismes d’intégration à la société britannique (cf.
« Minguettes blues », Os Cangaceiros n° 1). Par contre, les Noirs ne sont pas
considérés comme des « immigrés » mais comme une « minorité ethnique » ; ils
ne sont pas, comme les Algériens vis-à-vis de la France, de la chair à travail im-
portée d’une néo-colonie, mais des citoyens du Commonwealth venus s’instal-
ler dans la métropole, au lendemain de la guerre mondiale. Même les plus cons
des racistes ne rêvent pas de les renvoyer chez eux. Les Noirs sont une commu-
nauté visible d’exclus, et sont appelés à le rester. Leur statut s’apparente plutôt
en ceci à celui des Noirs américains (notons d’ailleurs que l’activisme politique
style Black Panthers avait été importé dans les 60’s en GB). Et même les anti-
racistes identifient explicitement les émeutes à la révolte des Noirs sud-africains.
Le vernis démocratique des institutions anglaises ne tient pas devant la vérité
profane de l’apartheid (mot afrikaner signifiant « séparation ») qui régit la so-
ciété. Il n’est pas permis dans ce pays de rêver à « l’égalité des droits » et à la réa-
lisation harmonieuse de l’idéal démocratique, et même les antiracistes ne s’y
essaient pas. L’un d’eux déclarait dans un meeting : « Nous avertissons les Noirs qui
iraient s’engager dans la police : on vous traitera comme en Afrique du Sud : avec un
pneu et de l’essence. » C’est qu’on imagine mal un Harlem Désir venir faire ses
prêches aux émeutiers anglais ! Mais l’essentiel des propos des antiracistes et
« leaders de communauté » ne tient pas dans leur virulence de façade, mais dans
leur slogan rituel : « l’autodéfense n’est pas un délit ». Il est certes assez plaisant de
parler de « légitime défense » lorsqu’un flic se fait découper en rondelles, mais ce
faisant, les porte-paroles des émeutiers falsifient leurs véritables raisons. Au len-
demain de l’émeute de Brixton, un flic déclarait comprendre à la rigueur que la
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bavure qui avait laissé Cherry Groce paralysée à vie ait entraîné l’attaque du
commissariat ; mais qu’en tout cas les pillages qui s’en étaient suivis n’étaient
que « pur opportunisme », rien ne pouvant les excuser ! Et certes, lorsque le pil-
lage accompagne l’attaque des flics, il n’est plus seulement question d’autodé-
fense, il s’agit bien d’une attaque en règle.
Le rôle des « leaders de Communauté » n’est pas à négliger : certes, au moment de
l’émeute, ils se font jeter s’ils s’y opposent de front, mais ils gardent un certain
crédit lorsqu’ils prétendent les cautionner. À Bristol l’un d’eux, Balogun (qui
était devenu « leader » en vertu de sa participation à l’émeute de 1980 !) avait tout
de même réussi à différer les affrontements de quelques heures. En octobre 1986
à Notting Hill, le commissariat s’était fait attaquer suite à un autre meurtre po-
licier. Des community leaders réussirent alors à arrêter l’émeute, en disant que le
moment n’était pas venu, qu’une manif serait organisée quelques jours plus tard.
Les blacks du quartier ne se pointèrent même pas à cette manif, évidemment en-
cerclée de centaines de flics. Ils en profitèrent tout de même pour piller une quin-
zaine de magasins un peu plus loin. Mais sans l’intervention des réformistes
blacks, il y aurait eu une émeute de l’ampleur de Brixton ou Handsworth.
Le poids des rackets réformistes est à la mesure du silence des émeutiers. Ils ne
pourraient certes pas mobiliser les foules sans une grande croisade démocratique
à la française (et surtout ne le veulent pas : il serait trop dangereux d’unifier les
foyers de révolte). Ils ne pourront non plus empêcher les émeutes. Mais ils
contribuent à renforcer l’isolement de chaque émeute particulière au moment
de la répression, de freiner ce passage à l’étage suivant que constituerait une prise
de parole publique des émeutiers, pour affirmer à la face du monde leurs véri-
tables raisons. En attendant, des centaines de jeunes rebelles sont en taule, et
pour longtemps.
a vague d’émeutes qui avait agité les prisons françaises au printemps 1985
L s’est depuis reproduite dans la plupart des pays occidentaux (Italie, Es-
pagne, Danemark, USA, Brésil, Pologne, etc.), de la même manière et
pour les mêmes raisons, cette fameuse surpopulation carcérale qui partout est la
conséquence nécessaire de la pacification sociale. Voilà qui était bien prévisible :
par delà les régimes propres à chaque État particulier, les mêmes causes produi-
sent les mêmes effets. La révolte carcérale s’affirme ainsi comme une question
universelle, qui ne se laissera pas étouffer dans quelque pseudo-solution réfor-
miste. Mais c’est encore en Grande-Bretagne qu’apparaît le plus visiblement
l’identité entre la révolte qui gronde au dehors et les mutineries qui éclatent
dans les murs. Ce pays qui jusqu’en 1981 s’enorgueillissait de son système ré-
pressif moderniste (solutions alternatives à l’enfermement, faible taux de pré-
venus) est devenu le pays d’Europe qui encage le plus, suivant de près la Turquie.
En 1984, 200 000 personnes ont fait un séjour en taule. Et l’appareil judiciaire
n’arrivant plus à suivre, le nombre de prévenus est en constante augmentation.
Ceci est bien évidemment le produit de la répression toujours plus lourde de
l’effervescence sociale : dans les mêmes murs se retrouvent émeutiers, vandales,
voleurs, pickets et hooligans. Le mélange a été explosif.
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OS CANGACEIROS N° 3
En cinq jours, du 29 avril au 3 mai 1986, 29 prisons se sont soulevées, l’une d’elle
a été totalement réduite en cendres, 841 cellules ont été détruites, plusieurs di-
zaines de détenus ont réussi à se faire la belle. Une grève de matons avait servi à
la fois de détonateur et d’occasion à cette belle flambée : les conditions ignobles
d’existence s’étaient encore trouvées aggravées par la suppression des parloirs et
de la cantine, et le peu de matons présents dans les taules put être facilement
neutralisé. Partie de la prison de Gloucester, la révolte s’étendit d’une taule à
l’autre au fur et à mesure des bulletins d’information radiophoniques. Il est à
noter que contrairement aux mutineries françaises, toutes sortes de taules se sont
soulevées, des prisons de haute sécurité aux centres de jeunes délinquants. « Ces
scènes de hooliganisme sont un précédant dans l’histoire des prisons », déclara le di-
recteur de l’administration pénitentiaire du Sud-Ouest. L’ennemi découvrait là
avec horreur la limite de sa politique de répression brutale. Dans ce secteur aussi,
sa tranquillité est perturbée pour longtemps. Si les mutineries de début mai
avaient été provoquées plus ou moins délibérément par les matons pour appuyer
leurs revendications (quoi qu’ils se soient trouvés devant un résultat qu’ils
n’avaient certes pas voulu !), d’autres éclatent maintenant de manière chronique,
sans qu’il soit besoin d’incitation extérieure. À Dartmoor en octobre, c’est la
mauvaise réception d’un feuilleton télévisé qui entraîne le saccage de la prison (on
se souvient que Badinter avait introduit la télé pour calmer les taulards, ça ne
marche pas toujours !). Trois jours plus tard à Wymott, une mutinerie embrase
la taule alors que, comme le déclare le directeur, « nous n’avons eu connaissance
d’aucun grief particulier parmi les prisonniers ». Effectivement : ce que ces salopes
se prennent dans la gueule, c’est un tort général fait aux détenus, partout dans le
monde. Il n’y avait pas eu de mutinerie en Écosse début mai, les matons ayant
refusé de se joindre à la grève. Mais à partir de juillet, c’est de ce pays où les
conditions de détention sont encore plus insoutenables qu’en Angleterre que
partirent les plus grosses révoltes. À Saughton en octobre, à Peterhead en no-
vembre, à Barlinning en janvier, les détenus prirent des matons en otages sur les
toits, parfois pendant plus de deux jours, pour rendre publics les tabassages et
mauvais traitements dont ils sont l’objet.
Si les raisons de la révolte sont évidemment les mêmes en Grande-Bretagne qu’en
France, la manière dont elle se manifeste est différente. On peut dire des prisons
qu’elles sont la vérité d’un État, le meilleur révélateur des conditions qui y rè-
gnent. En France, la sphère judiciaire et carcérale est un terrain d’affrontement
théorique ; c’est à ce propos que se manifestent et s’opposent les différentes va-
riances réformistes et réactionnaires du vieux mensonge juridique (il n’est qu’à
voir le rôle central qu’eut Badinter dans le gouvernement socialiste, et plus ré-
cemment le « débat » sur les prisons privées). En Grande-Bretagne, le système ré-
pressif ne s’encombre pas de baratin réformiste. Le Droit britannique ne
considère pas tant le criminel comme un membre de la société civile ayant man-
qué à ses devoirs, que comme un être immoral par nature devant être exclu de
l’humanité. Il est fréquent que les juges assortissent leur sentence de considéra-
tions du genre : « Vous êtes un être vicieux et mauvais ». Et la prison ne prétend pas
tant réinsérer que moraliser à coups de trique. Quand les détenus s’y révoltent,
l’ennemi voit là la confirmation de leur animalité.
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En France, la révolte des détenus a aussi une expression théorique, à travers des
individus exemplaires comme Mesrine ou Courtois, mais aussi par exemple dans
les mouvements collectifs de demandes de mise en liberté. Rien de tel n’est en-
core apparu outre-Manche. Et alors qu’en France les mutineries avaient eu mal-
gré tout quelque écho au dehors, aucun soutien n’est venu répondre à l’appel
des mutins britanniques, aucune reconnaissance ne s’est affirmée publiquement,
alors même que tant de gens risquent de se retrouver en taule. C’est à ce propos
que se manifeste le plus clairement la fragmentation qui régit encore l’efferves-
cence sociale dans ce pays. « La violence est le produit d’une société corrompue »,
« Nous sommes tous des otages », « Brutalité : nous avons besoin d’aide » disaient les
banderoles des mutins. Dans un pays où tant de leurs semblables s’attaquent
quotidiennement aux flics et au décor, ils ont dû ressentir d’autant plus durement
l’isolement de leur révolte.
a rébellion ouverte contre les autorités, le pillage qui se déchaîne à chaque
OS CANGACEIROS N° 3
sortent de l’école. Il arrive fréquemment que les YTS (TUC anglais) qu’on leur
destine ne trouvent pas preneurs, une des raisons indiscutables étant : « Je ne peux
pas me lever le matin. » De même par exemple que dans un quartier du Sud de
Londres, les postes ont dû suspendre la distribution du courrier le matin, faute
de facteurs : « Les postulants éventuels ont été repoussés à l’idée de se lever à 5 heures,
particulièrement lorsque le temps est mauvais », expliquait un responsable. Ce n’est
évidemment pas qu’en Angleterre que de nombreux chômeurs ne veulent pas
travailler, surtout vu les conditions en vigueur, mais ici la nécessité et l’écrase-
ment social, n’ont pas encore fait leur œuvre de laminage. Ajoutons qu’il est sou-
vent plus avantageux de subsister par les allocations chômage alliées au travail au
noir intermittent (beaucoup plus développé qu’en France), que d’avoir un bou-
lot fixe payé au lance-pierres (il n’y a pas de salaire minimum en GB). Tout ceci
fait que le refus du travail peut s’affirmer ouvertement.
Cette force sociale que constituent les jeunes chômeurs rejaillit à son tour sur le
reste de la société, en premier lieu dans ce secteur des divers services sociaux in-
termédiaires entre l’État et les pauvres. Mal payés, sans cesse enjoints à plus de
fermeté par le gouvernement et souvent victimes de la colère des gens, assistantes
sociales, employés des divers services d’assistance et de logement, chauffeurs de
bus et autres se voient en permanence sommés de choisir leur camp. Grande est
leur détresse ! Et nombreux sont les mouvements de grève et d’insatisfaction dans
ces secteurs, soit pour exiger plus de conditions de sécurité face à la foule hostile,
soit pour s’opposer à l’aggravation de leur fonction de contrôle. Fin 1986, des em-
ployés des bureaux de chômage ont boycotté une consigne de traque aux faux
chômeurs. Mais quelques mois plus tard, une grève syndicale des mêmes em-
ployés a laissé des centaines de gens sans une tune. Il est probable que de plus en
plus les travailleurs de ces divers services n’auront pas d’autre échappatoire que
de se placer explicitement soit du côté des pauvres, soit contre eux.
Le fait que le chômage ne soit pas parvenu à remplir sa fonction terroriste a aussi
une conséquence dans le monde du travail : le directeur de l’usine Vauxhall de
Luton explique l’énorme taux d’absentéisme dans cette boîte (il manque 1 ou-
vrier sur 5 tous les lundis et vendredis) par l’embauche ces dernières années de
centaines de jeunes chômeurs : « Il n’y a aucun signe, dit-il, que le fait de se trou-
ver au chômage ait accru leur motivation. Ils ont pris l’habitude de gagner moins et
de ne pas travailler. »
L’absentéisme ne cesse d’augmenter dans l’industrie britannique, il lui coûte
désormais 40 fois plus d’argent que les grèves. C’est que dans le même temps, le
nombre de grèves a chuté d’une manière spectaculaire : de 11 à 2,4 millions de
jours en un an. Ce sont là deux symptômes d’une situation nouvelle. Nous si-
gnalions dans le numéro précédent à quel point la grève des mineurs avait mar-
qué de son empreinte tous les conflits du travail, pour le meilleur et pour le pire.
Ceci s’est encore plus vérifié depuis lors. Chaque travailleur sait désormais que
les chances de faire triompher des revendications particulières par un conflit clas-
sique et pas trop coûteux sont quasiment nulles. Et les trade-unions ne sont plus
prêts à cautionner des grèves qui leur feraient perdre trop de plumes et compro-
mettraient leur participation au nouvel ordre industriel. La diminution quanti-
tative des grèves ne signifie donc pas que l’État soit enfin parvenu à civiliser la
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RUBRIQUE SPORTIVE
« Les chiens enragés du football anglais se sont les confidences au pub, repérer les meneurs.
à nouveau déchaînés sur l’Europe, aboyant au Après quoi ceux-ci se sont faits rafler, inculper
sang, et nos estomacs se soulèvent de révul- d’association de malfaiteurs et condamner à 10
sion. (…) Les clubs peuvent bien gémir, mais la ans ferme ! Les journaputes se sont à ce pro-
solution est inévitable : s’il n’y avait pas de foot- pos étonnés que le plus agité des terribles hoo-
ball, il n’y aurait pas d’ordures du football. » ligans de Chelsea était en semaine un employé
Éditorial du Star, à propos de la baston-sac- poli et réservé. « Mais le samedi, il devenait un
cage sur le ferry norvégien, fin juillet 1986. autre homme : ses lèvres se retroussaient sur
Malgré toutes les mesures répressives prises ses dents, et son visage se distordait de haine.
depuis la campagne médiatique du printemps Peut-être compensait-il alors la médiocrité de
1985, le hooliganisme demeure un sport tou- son existence », écrit une de ces salopes dont
jours aussi populaire en Grande-Bretagne. Il la médiocrité infinie n’est compensée par rien.
apparaît d’ailleurs de plus en plus artificiel de Signalons en passant qu’au terme de leur en-
séparer le hooliganisme du foot des autres ma- quête, les flics ont infirmé la légende selon la-
nifestations d’insatisfaction sociale dans ce quelle les hooligans de Chelsea seraient des
pays, comme le prouvent divers exemples cités membres du National Front (bien que certains
dans le texte ci-joint. Des matchs dégénèrent sont effectivement des petits fafs).
en émeute, mais aussi bien des émeutes et des Au Heysel, en mai 1985, le hooliganisme était
grèves trouvent leur prolongement dans les tri- devenu un scandale mondial. Les États anglais
bunes des stades. Quant aux bagarres parfois et belge ont depuis activement collaboré à
sanglantes entre supporters, elles sont le pro- exorciser ce sandale par une vaste mise en
longement des traditionnels affrontements scène judiciaire, qui doit culminer dans un pro-
entre bandes de quartier, ni plus, ni moins (et cès à venir. 26 supporters ont été inculpés d’ho-
elles sont les plus violentes lorsque se rencon- micide involontaire, l’État belge se dédouanant
trent deux équipes de quartiers voisins). La ainsi de la lourde responsabilité qu’il porte
seule différence est qu’elles se déroulent au quant à la mort de 39 personnes, dont il n’est
cœur même du spectacle : voilà pourquoi elles peut-être pas inutile de rappeler qu’elle ont été
sont plus scandaleuses. Et comme nous l’écri- victimes du parcage policier de la foule, et non
vions en 1985, c’est d’une telle réalité que part des coups des supporters anglais. Évidem-
le dépassement, et non de quelque préchi-pré- ment, tous ceux qui sont prompts à protester
cha moraliste. Fin septembre 1986, une se- contre « l’espace judiciaire européen » dès qu’il
maine avant le match Leeds/Bradforf, des s’agit de procès politique ne trouvent rien à re-
membres des gangs de supporters de ces dire ici. Seuls les amis des inculpés ont diffusé
deux villes se rencontrèrent dans un pub afin un tract s’opposant à ces « procès des boucs
de conclure une trêve ; ils ne s’attaqueraient émissaires » et à la « justice kangourou ».
pas entre eux, réservant leurs coups aux flics. Finalement, si le hooliganisme scandalise tout
Effectivement, en plein milieu du match, les le monde, c’est qu’il est le fait de cette partie
flics reçurent de tous côtés une averse de pro- de la jeunesse imperméable à tout discours po-
jectiles divers, et plusieurs se firent fracasser litique ou culturel, c’est une expression immé-
la tête et les jambes. La panique s’accrut en- diate du pôle négatif de la société, partout dans
core lorsqu’un camion de fish and chips fut in- le monde. Récemment un supporter de Turin,
cendié (c’est à Bradford que le stade avait dont la bande se nomme les « Brigades Rouges
brûlé en 1985, faisant des dizaines de victimes). et Noires », déclarait qu’il allait au match depuis
Finalement, après ½ heure d’interruption, Brad- les fin des 70’, c’est-à-dire depuis qu’il n’avait
ford gagna le match 2 à 0. Début août à Ply- plus l’occasion de se battre dans la rue comme
mouth, la sortie d’un match avait tourné à pendant le mouvement italien. En Pologne, les
l’émeute en règle : de nombreux magasins pil- supporters de « Lechia Gdansk » sont les
lés, le commissariat attaqué, il fallut finalement mêmes qui se bastonnent dès que possible
que l’armée intervienne pour rétablir l’ordre. avec la milice et ont un journal, Homek, dans
Ayant prouvé qu’ils n’excellaient pas sur le ter- lequel ils traitent Walesa de vieux con et an-
rain à ce genre de sport, les flics ont mainte- noncent qu’ils feront mieux que leurs aînés. En
nant recours à une tactique insidieuse : Espagne, nombre de supporters ont pris part
pendant plusieurs mois, ils se sont déguisés en aux affrontements contre les flics pendant le
supporters pour infiltrer les clubs agités (Chel- mouvement étudiant. Et en avril dernier, à
sea, West Ham, Milwall et d’autres), recueillir Alger, un match a dégénéré en émeute.
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OS CANGACEIROS N° 3
la grève peut être gagnée ; mais si nous écoutons les leaders, on sait bien ce qui arri-
vera », écrivaient-ils en juillet. Malgré cela, les deux syndicats, SOGAT [Society
Of Graphical and Allied Trades, syndicat des imprimeurs créé en 1966] et NGA
[Nationnal Graphical Association, créé en 1964], engagés dans le conflit, restèrent
maîtres du terrain. Ils condamnaient régulièrement les débordements, les attri-
buant aux éléments extérieurs effectivement assez nombreux (les affrontements
ayant lieu à Londres, ils attiraient pas mal de monde, s’y joignaient aussi les gens
du quartier pour lesquels l’implantation du business à Wapping est un épisode de
la gentrification de cette zone, accompagnée en l’occurrence d’une constante oc-
cupation policière). Les bureaucrates rejouèrent le même sketch lamentable : « Il
faut faire pression sur le TUC pour qu’il exclut le syndicat des électriciens. » Malgré
la colère de nombre d’imprimeurs contre les dirigeants du syndicat (« il faut brû-
ler cette salope », était-il parfois chanté pendant les discours de la bureaucrate-chef
Brenda Dean), aucun mode organisationnel indépendant du trade-union ne s’est
esquissé durant ce conflit, et la parole resta le monopole des syndicalistes. La lo-
gique syndicale demeure donc inentamée, et ne pouvait conduire le mouvement
qu’au pourrissement et à la défaite. Ajoutons à cela que les imprimeurs se trou-
vaient dans des conditions encore bien plus défavorables que les mineurs : ils ne
constituent pas comme eux une force sociale, et n’ont pas hors de leur travail ce
mode de vie collectif qui avait eu tant d’importance dans la guerre de 84/85. De
plus, ils étaient déjà virés, et ne pouvaient donc agir que de l’extérieur ; enfin il
n’y eut quasiment pas de soutien pratique de la part des imprimeurs des autres
journaux. En tout cas, ils firent payer très cher son ignominie à Murdoch, ainsi
qu’aux flics d’ailleurs, qui devaient se mobiliser à plusieurs centaines chaque sa-
medi, ce qui les faisait flipper en cas d’émeute ailleurs dans Londres. En février
1987, les syndicats décrétèrent la fin du conflit. Mais celui-ci se termina quand
même en beauté par un baroud d’honneur : le 24 janvier, jour du premier anni-
versaire du conflit, les affrontements sur le piquet furent plus violents que ja-
mais : 20 000 personnes étaient venues prendre part aux réjouissances, parmi
lesquelles de nombreux mineurs, ainsi que des jeunes hooligans qui n’en ratent
jamais une. Pendant plusieurs heures, les bagarres tournèrent carrément à
l’émeute, et 175 porcs se retrouvèrent à l’hôpital. La vengeance qui avait animé
le meilleur de ce conflit en marqua brillamment la fin.
L’exemple de Wapping n’est pas isolé : on en retrouve les principales caractéris-
tiques dans le conflit de Silentnight. Cette boîte est la plus grosse fabrique de lits
du pays. Le 11 juin 1985, les ouvriers des usines de Sutton (West Yorks) et Bar-
noldswick (Lancs) se mettent en grève à la suite du refus de la direction d’hono-
rer les contrats salariaux. Un mois plus tard, tous les grévistes sont licenciés !
C’est alors le scénario désormais classique : attaque violente des scabs, attaques et
incendies des camions chargés de lits, bagarres contre les flics sur les piquets (les
grévistes utilisent même une énorme catapulte). L’usine de Sutton fut même par-
tiellement détruite par un incendie criminel. Dans ce cas également, les ex-ou-
vriers de Silentnight n’ont aucun espoir de réembauche, mais entendent bien le
faire payer cher à leurs managers, soutenus par des gens du coin et, là encore, par
des groupes de mineurs. Aux dernières nouvelles, et depuis maintenant deux ans,
ce conflit dure encore !
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OS CANGACEIROS N° 3
D l’industrie britannique. Les grèves sauvages ont fait perdre 200 millions
de francs aux charbonnages l’année dernière. Il s’agit le plus souvent de
grèves-éclair dans un seul puits, et qui s’arrêtent d’elles-mêmes avant que les mé-
diations normales de négociation avec le syndicat aient même le temps de s’en-
gager. Maintenant, les charbonnages faisant sauter une semaine de prime à
chaque journée de grève, les mineurs arrêtent le travail pendant une semaine en-
tière, après quoi ils reprennent. Les sabotages sont aussi monnaie courante. Il ne
s’agit plus de gagner quoi que ce soit d’autre qu’un peu de temps sur le travail,
et aussi de signifier que malgré l’échec de 1985, la haine demeure aussi vivace. Les
scabs ne sont toujours pas oubliés : la vengeance leur retombe souvent sur la
gueule, notamment lors de matchs de foot « amicaux » avec des équipes du Not-
tinghamshire. Et la haine des flics n’a pas faibli non plus : certains villages comme
South Kirkby sont quasiment des no-go-areas, où les patrouilles de porcs se man-
gent régulièrement des briques. Il y a quelques mois, un juge de Wakefield dé-
clarait qu’un nombre substantiel de mineurs et de leurs familles était venu former
une nouvelle classe de criminels après la grève, ceci après que plusieurs soient pas-
sés devant lui pour des casses ou des vols à la tire. Un bel exemple de tels com-
portements a été fourni par des mineurs et ex-mineurs de Seaham (Durham) et
des vallées de Rhondda et Rhymney (Pays de Galles) : l’an dernier, ils se sont or-
ganisés en commandos pour se réapproprier le maximum de charbon en barri-
cadant les voies ferrées et attaquant les trains circulant entre les puits et les
centrales électriques. Lorsque des vigiles étaient dans les trains, ils s’en sont pris
plein la tête ! De tels gestes de vengeance avaient déjà déterminé les plus beaux
moments de la grève de 1984/1985. C’est un esprit qui a survécu à la défaite et
s’affirme d’autant plus clairement aujourd’hui qu’aucun alibi trade-unioniste ne
vient plus l’obscurcir. Et comme ils l’ont montré à Wapping et ailleurs, ceux des
mineurs qui étaient les plus combatifs pendant la grève restent disponibles pour
des affrontements à venir.
Désormais, tout mouvement d’insatisfaction dans la sphère du travail ne peut
s’exprimer qu’en opposition aux trade-unions, et à travers des méthodes illégales
que ceux-ci ne peuvent que désavouer. Il y en a encore eu un exemple cette année
lors de la grève des ouvriers de Caterpillar, à Uddingston (près de Glasgow) : le
4 janvier, la direction annonçait la fermeture de l’usine en mai 1988. Aussitôt, les
ouvriers l’occupèrent, ce qui déclencha l’indignation du trade-union (AEU), qui
pendant plusieurs mois manœuvra en vain pour faire cesser cette action illégale.
Malgré plusieurs injonctions des tribunaux, les assemblées générales reconduisi-
rent l’occupation. Aux dernières nouvelles, l’affaire suit son cours. Citons encore
un bel exemple, qui s’est passé au début de l’année dans une usine automobile :
un punk qui bossait à la chaîne s’était fait virer pour absentéisme. Aussitôt, toute
l’usine se mit en grève de soutien, malgré les délégués syndicaux affolés qui cou-
raient partout pour expliquer que ce licenciement était justifié ! Finalement, la
direction ne revint pas sur sa décision, et la grève cessa, mais le fait même qu’elle
ait eu lieu en dit long sur le fossé qui existe entre le discours syndical et les aspi-
rations déclarées des gens. On sait que plusieurs trade-unions ont déjà passé des
accords avec les managers japonais qui ont non seulement importé leurs capitaux
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OS CANGACEIROS N° 3
Ou que le hasard fasse qu’une rencontre ait lieu entre émeutiers et travailleurs,
comme ça avait failli se produire le 4 juillet 1981. Mais le bond qualitatif qui pré-
cipiterait le pays dans une situation révolutionnaire ne saurait être le produit de
déterminations contingentes. Il suppose avant tout que la parole ne soit pas mo-
nopolisée par les partisans du Vieux Monde, que la communication cesse d’être
clandestine pour s’imposer au grand jour, se faire reconnaître. La moindre ou-
verture dans ce sens ne manquerait pas d’être exemplaire et d’impulser une dy-
namique nouvelle. L’autre terme de l’alternative, c’est le pourrissement,
l’accroissement de la fragmentation sociale qui, alliée à l’aggravation des condi-
tions de subsistance, donnerait à l’État le temps de frapper des coups décisifs.
Ce n’est pas seulement en Grande-Bretagne mais partout dans le monde que le
mouvement du négatif se trouve encore prisonnier de son immédiateté, mais
c’est dans ce pays qu’un tel état de fait est mis à nu. La question sociale s’y trouve
posée de manière brutale, parce que dépouillée de son auréole politique. Ici donc
se manifeste le plus prosaïquement la vérité de notre époque.
« L’atmosphère britannique, écrivait le député Powell fin 1984, rappelle celle des
pays à la veille des révolutions du passé, où la classe dirigeante ignorait comment les
gens vivaient et ne semblait pas s’en soucier. C’est la plus dangereuse des sociétés, celle
dans laquelle les gouvernants et les gouvernés parlent des langues différentes. »
Puisse ce constat se confirmer toujours plus.
Léopold Roc
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SALAUDS DE BLANCS
« Les Noirs ont la haine au ventre et les Blancs le fusil à la main. »
our les États occidentaux, l’Afrique du Sud est un accident, d’ordre
OS CANGACEIROS N° 3
« Bon Dieu, ce que je peux les haïr, ces Blancs ! Des fois la haine éclate, elle me fait mal
au ventre, elle me prend à la gorge. “Ces salauds de Blancs” : voilà ce que chantent
les Noirs dans les rues de Johannesburg. Les équipes d’ouvriers cafres le chantent pour
se donner de l’entrain et les Blancs restent là et les montrent aux Anglais et Améri-
cains de passage en parlant du “rythme ancestral de l’Afrique”, mais les mots qu’ils
ne peuvent comprendre répètent : Ces salauds d’Blancs ! Ces salauds d’Blancs ! »
(David Lytton, Ces salauds de Blancs)
Disons tout de suite la complexité et l’ambiguïté de la situation dans ce pays :
dans l’histoire universelle de la Marchandise, l’Afrique du Sud apparaît au-
jourd’hui comme un accident, comme un obstacle au mouvement général de la
Marchandise. Nous préciserons quel fut son rôle dans cette histoire universelle
de la Marchandise et en quoi ce pays peut constituer une entrave à son dévelop-
pement. Dans l’histoire universelle du désespoir, l’Afrique du Sud apparaît aussi
comme un accident qui, dans l’écrasement général que nous subissons, manifeste
le point de vue de l’humain.
« Nous voudrions que cela soit clair pour le reste du monde, nous obtiendrons tout ce
que nous voulons et tout ce que nous voulons nous l’obtiendrons. Si possible nous uti-
liserons la violence... Si possible. Parce qu’en s’asseyant à une table pour discuter avec
les Blancs de ces choses il n’y a aucun bon avenir pour nous. C’est comme parler à une
pierre. Maintenant par la violence, ils comprendront un peu ce que nous disons...
Un peu. Maintenant par la guerre, ils comprendront tout... Par la guerre. »
(Propos tenus par un jeune Noir de Soweto en 1976)
’histoire récente de l’Afrique du Sud fut celle de la colonisation de la pla-
seul existait un droit d’usage pour tous les membres de la tribu mais nul n’avait
le droit d’aliéner la terre des ancêtres. Le rôle du chef se bornait à la repartir
entre les lignages selon les besoins et, éventuellement, à concéder un droit d’usage
temporaire à des étrangers de passage. Tous les traités au nom desquels les colons
s’établirent reposèrent sur un malentendu : le chef africain cédait un droit d’usage
limité dans le temps, le seul qu’il connût et dont il disposât, tandis que les Eu-
ropéens estimaient qu’ils avaient sur la terre un droit de propriété définitif.
La deuxième mesure est la capitation : cet impôt a été décidé sur les indigènes non
parce que le Trésor britannique avait besoin d’argent, mais parce que l’argent
avait besoin de la tête des indigènes pour s’imposer comme principe universel et
investir toute la vie sociale.
Cette capitation va être généralement calculée à partir du nombre de têtes de bé-
tail que possède l’indigène. Il faut savoir que le bétail était l’élément central au-
tour duquel s’était organisée l’activité sociale des Bantous : « Il est l’objet par
excellence que l’on peut transférer dans le jeu des relations sociales », note Serge
Thion. Il était l’intermédiaire indispensable entre les vivants et les morts, entre
les alliés, entre les chefs et leurs hommes. « Il n’était de richesse que de bétail. » Son
rôle était essentiel dans les mariages où les groupes plus ou moins étrangers et
Nous voulons que Johannesburg reste la belle Ils ne veulent pas payer ?
ville prospère qu’elle est actuellement. Par Ils ne peuvent pas payer !
conséquent, nous sommes disposés à mainte- Plus de 2 000 Noirs ont été arrêtés hier pour
nir des moyens d’existence séparés jusqu’à ce non paiement de loyer lors d’une descente de
que des possibilités de nouveaux emplois et la police sud-africaine dans des cités prés de
de nouveaux logements permettent aux Noirs
Johannesburg. Les Noirs ont déclaré qu’ils ne
d’aménager dans Johannesburg avec dignité.
pouvaient pas payer parce qu’ils avaient brûlé
Nelson Mandela
les bureaux de gérance.
Le conflit qui opposait depuis plus de 3 mois Daily Mirror, 17/11/1984
16 000 cheminots/licenciés à la SAT s’est ter-
miné vendredi après la décision de les réinté- Alors qu’elle quittait le procès d’une amie in-
grer dans leur quasi totalité, et sans conditions culpée de meurtre, des Noirs en colère ont la-
(...). Confronté au problème quasi insurmon- pidé la dirigeante nationaliste Winnie Mandela
table pour remplacer les 16 000 grévistes, qui de détritus et de canettes de boissons. Des té-
pour la plupart sont des travailleurs spéciali- moins ont affirmé que plus de 200 noirs ont jeté
sés, le pouvoir n’avait pas d’autre choix. (...) des ordures et du sable sur Mme Mandela, la
Reste une inconnue : la rumeur court au sein femme du leader nationaliste emprisonné,
du COSATU (principal syndicat noir), que cer- Nelson Mandela, alors qu’elle quittait la Cour
tains cheminots réintégrés n’accepteront pas suprême du Cap. Mme Mandela s’était ren-
de reprendre le travail tant que leurs quelques due au procès de Lindi Mangaliso, qui avait
200 camarades emprisonnés en vertu de l’état été inculpée avec deux tueurs à gages, du
d’urgence ne seront pas libérés...
meurtre de son mari Victor, un homme d’af-
Libération, 8/06/1987 faires du Cap. La foule était apparemment très
Une des 940 infirmières licenciées de l’hôpital en colère du fait que Mme Mandela soit asso-
Baragwanath a été brûlée vive chez elle parce ciée à une personnalité impopulaire.
qu’elle voulait reprendre le travail. (...)
Guardian, 4/12/1986
Elle avait décidé de négocier sa réembauche
avec plusieurs autres de ses compagnes, à la Un policier noir a été abattu par des inconnus
suite de son licenciement le 16 novembre der- à Soweto, près de Johannesburg. C’est le 64ème
nier pour grève illégale. membre des forces de l’ordre tué en trois ans.
Libération, 26/11/1985 Libération, 18/02/1987
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C pourtant pas faite aussi facilement que dans bien d’autres contrées du
globe. L’abolition de l’esclavage engendra une scission parmi la population
européenne sans remettre en cause le système qui assurait sa domination. Les Bri-
tanniques considéraient, tout autant que les Boers, les Noirs comme une source
de main-d’œuvre servile. Mais pour ces derniers, l’exploitation du travail était
bien plus importante que la possession d’esclaves. L’utilisation rationnelle et la
rentabilité d’une main-d’œuvre salariée devaient compenser, et au-delà, la perte
des investissements en esclaves. D’autant que la législation en vigueur avait pour
fin de forcer au travail quiconque était reconnu comme vagabond. L’affrontement
entre Boers et Britanniques portait sur les formes de l’esclavage, non sur sa sup-
pression effective. D’un côté, la suprématie blanche devait être préservée au nom
d’un ordre social immuable ; de l’autre, la modernisation de l’exploitation passait
par le travail salarié. Dans les deux cas, l’assujettissement des Noirs à l’ordre co-
lonial était hors de discussion, leur statut dans le système social présent ou à venir
ne souffrait d’aucune remise en question.
Pour les Boers, l’abolition formelle de l’esclavage était une atteinte à l’ordre du
monde, ces calvinistes étroits et bornés ne pouvaient l’admettre. Le monde qui
décidait de sa suppression était trop éloigné de celui que formait depuis un siè-
cle la population frontalière, ces colons d’origine hollandaise, qui s’étaient ins-
tallés en Afrique du Sud depuis le XVIIème siècle et qui allaient investir le plateau
intérieur lors du Grand Trek au milieu du XIXème. Deux guerres allaient être né-
cessaires pour vaincre la résistance obstinée qu’opposaient à l’esprit capitaliste ces
pasteurs unis dans la même conception religieuse du monde où leur pouvoir so-
cial était de droit divin : les Boers appartiennent à la race des maîtres (bass) qui
exercent leur autorité sur le monde. Cette autorité, ils la tiennent de Dieu et la
hiérarchie sociale qu’ils instaurent sur les territoires conquis obéit au comman-
dement divin, « ils font confiance à leur fusil mais ils croient en Dieu ». Leur su-
prématie sociale est de nature divine, la race blanche, comme l’est l’infériorité des
Noirs, c’est la prédestination : les Blancs sont prédestinés à commander, les Noirs
à obéir, tel est de toute éternité l’ordre du monde voulu par Dieu. C’est pourquoi
ils étaient portés à rejeter religieusement l’idée même de l’abolition de l’escla-
vage ; il ne faisait aucun doute à leurs yeux qu’un tel bouleversement dans la pen-
sée portait atteinte à l’Esprit, c’est-à-dire à la Providence.
« Le volk est le peuple afrikaner, celui qui, choisi par Dieu pour remplir une mission
en un lieu donné de la terre, fut enfanté dans la douleur du feu et du sang, dans la
dureté des déserts. Le peuple a été forgé... Dans l’échelle des peuples, il occupe une
place prééminente (la première ?) car il est un herrenvolk, un peuple de maîtres.
Quand il se rassemble et s’exprime, il est la nasie, terme que l’on rendra par nation
à condition de ne pas oublier la résonance biblique ; la nation vraie est élue. »
Serge Thion, Le Pouvoir pâle
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(ambition d’être un jour petit propriétaire qui ne débouche en fait sur aucune ef-
fectivité), la bourgeoisie afrikaner en exclut systématiquement les Noirs à l’in-
térieur de l’Union Sud-Africaine.
Le Native Land Act de 1913 fut le principal pilier de l’organisation de la société
sud-africaine. Cette loi n’a fait d’ailleurs que codifier un état de fait permanent
depuis le début de la colonisation. Les Africains se voient reconnaître en toute
propriété 7,3 % de la surface totale de l’Union (portés à 13 % seulement en 1936).
En dehors de ces zones appelées au départ Réserves, les Européens, seuls, peuvent
posséder la terre. Environ un million d’Africains se sont trouvés ainsi en position
de squatter et durent être expulsés. Les Noirs ne pourront résider en zone
blanche, ils ne pourront être que de passage en Union... pour travailler. C’est le
compound system, ces camps près des mines d’où les travailleurs noirs ne peuvent
sortir, sauf autorisation spéciale, c’est le système des locations, ces cités dortoirs
ou townships le plus loin possible de la ville blanche. L’idéal serait qu’ils tra-
vaillent en zone blanche pour retourner dormir chez eux, dans leurs Bantoustans,
d’où la politique de l’État qui consiste à susciter l’installation d’industries en
bordure des frontières, les border industries.
Les résidants de la White City sont descendus stade de Duduza. (…) C’est à ce moment-là
dans la rue mardi soir pour empêcher les ex- qu’une épaisse fumée noire enveloppe les
pulsions venant sanctionner le boycott des abords du cimetière. Des centaines de jeunes
loyers. (…) Selon le Bureau d’information du Noirs s’acharnent sur une voiture qu’ils vien-
gouvernement, les incidents ont commencé au nent de retourner et à laquelle ils ont mis le feu.
moment où 300 résidents en colère de White Desmond Tutu et un autre prêtre, le révérend
City, le nom paradoxal d’un des quartiers de S. Nkoane, sauvent de justesse de l’hystérie
Soweto, ont commencé à construire des bar- collective un homme en sang, qui est emmené
ricades et qu’une grenade a été lancée sur les en voiture alors que la foule crie : « Tuez-le,
véhicules blindés de forces de l’ordre, bles- tuez-le ! » Desmond Tutu, resté sur place, tente
sant 4 policiers, parmi lesquels un Blanc. (…) d’apaiser les esprits. Un jeune Noir l’interpelle
Les résidents de Soweto ont une version dif- de manière brutale : « Pourquoi ne nous per-
férente : « La police municipale a ouvert le feu mettez-vous pas de traiter ces chiens comme
sans sommations, affirme l’un d’eux, sur une ils nous traitent ? Pendant combien de temps
foule qui tentait d’empêcher l’expulsion de plu- encore allez-vous nous dire d’épargner les
sieurs habitants qui n’avaient pas payer leur gens du système alors qu’ils nous tuent dès
loyer. » Les violences se sont prolongées tard
que nous sommes entre leurs mains ? » Le prix
dans la nuit et dans la matinée d’hier… Plu-
Nobel de la paix, les yeux embués de larmes,
sieurs témoins ont indiqué qu’un conseiller
continue à prêcher la non-violence.
municipal avait été tué à coups de hache par
une foule déchaînée tandis qu’un de ses col- Libération, 12/07/1985
lègues évitait la mort de justesse en s’échap- Deux incendies souterrains au Sud-Ouest de
pant de sa maison qui devait être brûlée. Johannesburg résultent apparemment d’actes
Libération, 28/08/1986 de sabotage, affirmait hier la compagnie. « Il
Mercredi, c’est à Duduza, un ghetto comme n’y a eu aucun blessé, mais les incendies ont
mille autres, à 40 km de Johannesburg, que la entraîné des dommages évalués à plusieurs
violence a éclaté, ajoutant trois nouveaux ca- millions de dollars », a précisé la Croldfields of
davres à l’occasion de funérailles des victimes South Africa. L’un des incendies se poursuivait
d’émeutes précédentes. (…) Tout avait pour- encore hier à la mine de Kloof’s. Les incendies
tant commencé dans le calme et le recueille- ont éclaté cette semaine, 2 mois après que 177
ment. Pour accueillir Desmond Tutu, l’évêque mineurs aient été tués par un incendie à la
anglican de Johannesburg et Prix Nobel de la mine de Kiuross, lors du plus grand accident
paix, maître de cérémonie, la foule s’était mas- de l’industrie aurifère d’Afrique du Sud.
sée le long de la route principale menant au Guardian, 21/11/1986
03bis:Mise en page 1
RÉPARTITION
DES RÉSERVES
Bantoustans dits
indépendants :
BOPHUTATSWANA
07/12/2009
VENDA
QWAQWA
20:46
SWAZI-
CISKEI LAND
TRANSKEI
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KWANDEBELE
LEBOWA
GAZANKULU
KANGWANE
KWAZULU
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OS CANGACEIROS N° 3
vailler dans les mines à n’importe quel prix. Les compagnies purent ainsi réduire
le salaire des travailleurs britanniques et leur demander plus de travail pour moins
d’argent, trois machines à surveiller au lieu de deux par exemple. Quand ces der-
niers se mirent en grève, les propriétaires purent continuer l’exploitation avec
l’aide des « jaunes » recrutés surtout parmi les Afrikaners. Les mineurs britan-
niques furent vaincus, des centaines furent renvoyés et remplacés par des mineurs
afrikaners avec des salaires misérables.
Quelques années plus tard les Afrikaners allaient être victimes à leur tour du
même scénario quand les Noirs envahirent le marché du travail. En 1922, les di-
rigeants miniers décident de supprimer la barrière de couleur qui avait été ins-
taurée en 1911 par le gouvernement soucieux de réserver les emplois spécialisés
ou semi-spécialisés aux chômeurs afrikaners. Quand sur le Witwatersrand, les
mines diminuèrent les salaires et proposèrent le renvoi de 5 000 ouvriers blancs,
remplacés par des Noirs, le tollé fut général. La grève se répandit sur tout le Rand
au cri de l’Afrique blanche menacée. L’armée fut mobilisée. Pendant plus d’une
semaine la guerre fit rage, Fordsburg, faubourg ouvrier de Johannesburg, fut
bombardé par l’artillerie lourde. La résistance ouvrière fut écrasée.
La bourgeoisie ne pouvait pas se permettre d’avoir à la fois les travailleurs blancs
et les travailleurs noirs sur le dos. Deux ans plus tard, la colour bar fut rétablie
et même étendue des mines à l’industrie, en même temps une législation sur le
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OS CANGACEIROS N° 3
minimum vital fixait le salaire des Noirs. À partir de cette date les petits Blancs
défendront avec acharnement les avantages qu’ils ont acquis sur le marché du
travail, d’autant que dans les années 30, l’accélération de l’exode des campagnes
intensifiera la concurrence. On verra des patrons employer en cachette des tra-
vailleurs noirs et des ouvriers blancs déclencher une grève quand ils les décou-
vraient. La défense des intérêts acquis trouvera son expression politique dans le
parti nationaliste. En 1948 il prit le pouvoir, il n’allait plus le quitter.
« La ségrégation a permis aux Blancs d’oublier leurs rivalités dans l’affirmation de
la supériorité de la race blanche... La classe ouvrière était sérieusement divisée sur les
problèmes de race et de compétence. Au sommet il y avait des anglophones blancs
qui accaparaient presque tous les postes qualifiés et les positions dirigeantes dans les
syndicats. Au milieu les Afrikaners qui essayaient d’occuper les emplois à faible qua-
lification ou sans qualification et les postes de contremaître. Au bas de l’échelle, les
Noirs et les Métis occupaient les emplois mal payés qui n’exigeaient aucune qualifi-
cation. Ce marché du travail racialement séparé a rendu impossible toute revendi-
cation ouvrière concertée. La peur d’être remplacés par les travailleurs noirs moins
bien payés a conduit les mineurs blanc à la grande grève de 1922 qui fut brutalement
réprimée par l’État. Après quoi ils furent cooptés par la classe dirigeante dans un
système qui conforta leur position privilégiée vis-à-vis des Noirs mais en même temps
émoussa leur esprit de revendication. » (Autrement, « Trois siècles de conflits »)
ne telle politique va précipiter l’adhésion à la société bourgeoise de
En Afrique du Sud, nous assistons aux efforts qui peuvent paraître paradoxaux,
d’une ancienne colonie qui, en devenant une métropole, cherche en retour à créer
en elle ses propres colonies, pour tenter ensuite de les faire accéder au statut
d’États nationaux. L’idée d’un développement séparé était effectivement l’idée
qui se trouvait au point de départ du processus de décolonisation des 50’. On est
ainsi passé en un temps relativement court de l’idée de réserves indifférenciées à
celle de territoires ethniques (les Homelands) pour aboutir enfin à l’idée d’États
nationaux. L’État espère ainsi se décharger du difficile problème de la police des
pauvres sur ses représentants parmi les pauvres.
Des dix Bantoustans, quatre sont dits indépendants, le Transkeï, le Bophustats-
wana, le Venda, le Ciskeï : leurs sources principales de revenus proviennent des
subsides de Pretoria et des salaires de la main-d’œuvre migrante. Lorsqu’un Ho-
meland devient indépendant, tous les membres du groupe ethnique qu’il est
censé représenter prennent, de fait, la nationalité du nouvel État, ce qui permet
de donner aux Noirs qui viennent travailler, ou qui travaillent déjà, en zone
blanche le statut précaire de travailleurs immigrés.
L’État sud-africain a donc conçu un système très élaboré pour maintenir et conte-
nir le travail migrant. Il s’agit d’empêcher ou de réduire l’urbanisation des Afri-
cains. C’est qu’ils représentent un danger réel. Dans les années 70, la moitié de
la main-d’œuvre était constituée de travailleurs migrants. C’est seulement après
les émeutes de Soweto en 1976 que l’État s’est décidé à reconnaître la commu-
nauté urbaine africaine en lui accordant une concession libre de 99 ans et en fa-
vorisant l’implantation d’autorités noires locales.
La mise en place des Bantoustans apparaît donc à la fois comme une stratégie so-
ciale et comme alibi politique de cette stratégie. Elle est la stratégie sociale de la
précarité et l’alibi politique de l’exclusion dans la société, donc de la précarité.
L’idéologie de l’apartheid, dernier avatar du tiers-mondisme, apparaît donc pour
ce qu’elle est, un pur artifice, et l’indépendance des États nationaux pour ce
qu’elle est, une pure fiction. Les Noirs, en Afrique du Sud, n’ont aucune natio-
nalité à revendiquer, c’est bien ce qui inquiète les dirigeants de ce pays et des au-
tres pays. La guerre en Afrique du Sud n’est pas une guerre civile, comme le
voudrait le curé Desmond Tutu et bien d’autres curés avec lui, les Noirs ne cher-
chent pas à obtenir des droits civiques. La guerre en Afrique du Sud n’est pas une
guerre de libération nationale, comme le voudraient les militants de l’ANC
(Congrès National Africain) et avec eux bien d’autres militants. Elle est essen-
tiellement une guerre sociale. Les Noirs n’ont qu’une idée en tête, se libérer du
joug des maîtres.
a haine des Noirs sud-africains est irréductible et contagieuse. Ils ne se
OS CANGACEIROS N° 3
de la maison des traîtres et des traîtres eux-mêmes : « Mais si tout doit être détruit,
alors détruisons tout, et ne faisons aucune exception, pas même pour une seule chose. »
Dans la guerre sociale personne ne peut être exempté, l’indécis, le pacifique, le
conciliateur, ont toutes les chances de subir le sort réservé aux indics, flics,
maires, hommes d’affaires, journalistes. « J’ai vu, de mes yeux vu, des gars battus à
mort puis brûlés vifs après qu’on les eut ceints du sinistre collier. J’ai entendu leurs
hurlements d’agonie et de désespoir quand ils comprenaient qu’ils allaient mourir... »
raconte un journaliste noir qui n’échappa que de justesse au sort qu’il décrit.
« Une militante noire contre l’apartheid a été matraquée puis poignardée à Soweto
par de jeunes Noirs qui lui reprochaient son opposition pacifique à l’apartheid et son
horreur déclarée du “supplice du collier *”. » (Libération du 10/10/1986.)
De Soweto l’émeute gagne les villes noires proches de Johannesburg, enflamme
les townships de Pretoria, s’infiltre dans les campagnes. Au Bophustatswana, le
parlement et les voitures officielles sons incendiés. Elle embrase la région du Cap
où Noirs et Métis se battent ensemble jusque dans le cœur des villes blanches.
Les jeunes lancent avec succès un appel à la grève générale qui s’accompagne du
boycott des transports.
Souvent l’émeute débouche sur la grève et inversement. En 1980, la généralisa-
tion des grèves dans tous les secteurs s’accompagne d’un boycott des écoliers et
a lieu sur fond d’émeutes dans les townships noirs et métis avec la participation
des Indiens. 1984 commence par une première vague de grèves en janvier (mines,
distribution, automobile et chimie) qui se poursuit par des affrontements meur-
triers dans les mines, le boycott des transports à Alexandra suivi d’émeutes. En
janvier, également, le boycott des écoliers tourne à l’émeute dans les ghettos du
Cap, Johannesburg, Port Elizabeth, Bloemfontein ; en août, les Métis se joignent
au mouvement.
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OS CANGACEIROS N° 3
L viser les « Noirs » en prenant des mesures symboliques en faveur des Métis
et des Indiens, et aussi des Noirs urbanisés. Il avait accordé à la première
catégorie une représentation parlementaire, les élections furent boycottées ; il
avait accordé aux Noirs urbanisés un droit limité de résidence, ce qui les avanta-
geait par rapport aux Noirs venus des Bantoustans, ils réagirent à cette politique
en brûlant les maisons des maires et des conseillers municipaux noirs, quand ce
ne furent pas les personnes elles-mêmes.
L’échec de cette première tentative ne veut pas dire que les facteurs de division
n’existent pas. Ils existent entre les Indiens, qui forment dans leur ensemble une
petite bourgeoisie laborieuse, et les Noirs ; parmi ces derniers, entre ceux qui
viennent des Bantoustans et ceux qui sont urbanisés de longue date, entre une pe-
tite classe moyenne et la masse des pauvres.
Ces facteurs de division trouvent principalement à s’exprimer dans une opposi-
tion politique au régime de l’apartheid. Pour les mouvements comme l’Inkatha,
avec comme leader le chef Zoulou, Buthelezi, ou l’ANC de Nelson Mandela, il
s’agit de récupérer la révolte des Noirs au profit d’ambitions nationalistes. Le
gouvernement compte beaucoup sur l’affrontement de ces forces de division pour
briser, de l’intérieur, le mouvement immédiatement unitaire des Noirs. Plus gé-
néralement, pour les réformistes, il s’agit de récupérer un conflit social et de le dé-
tourner en conflit civique, en engagement politique pour les « droits de l’homme
et du citoyen ». Pour eux, qui sont parfaitement intégrés à ce monde, l’exclusion
est purement formelle, c’est un travers de l’État qu’il s’agit de réformer par les
moyens de la politique. Quand l’État se contente de choisir les victimes, ces dé-
mocrates sincères prétendent que l’exclusion est due à un mauvais gouvernement.
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Ils obscurcissent ainsi une conscience sociale par une conscience politique.
Même les leaders du mouvement de la Conscience noire n’ont pas échappé à
cette dérive.
L’Église, l’UDF [United Democratic Front, organisation « multiraciale » créée en
1983], les libéraux ont très vite perçu le danger d’une guerre ouverte. Les plus lu-
cides comptent surtout sur le syndicalisme pour combler le vide qui existe entre
5 millions de travailleurs et la société bourgeoise. « J’ai toujours ardemment sou-
haité un développement du syndicalisme noir, tout en ayant parfaitement conscience
que ce développement ne me faciliterait pas la vie », déclarait Harry Oppenheimer,
ex-dirigeant de Anglo-Americain. « La création du Congrès des syndicalistes noirs,
nous dit un journapute, devrait accélérer l’engagement politique des travailleurs. »
Hors de l’État point de salut, voilà ce qui les unit tous de Buthelezi à Desmond
Tutu en passant par l’ANC.
Tous ces représentants de l’État parmi les Noirs sont contraints de suivre le mou-
vement et d’être très prudents. Toutes leurs prétentions sont balayées à chaque
insurrection. Entre-temps ils occupent la scène politique internationale. La
guerre est d’une telle évidence que même la couleur de la peau n’est plus une ga-
rantie, dans les townships, les émeutiers règlent déjà leur compte aux Blancs noirs
avec la même sauvagerie qu’ils s’emploient à le faire pour les Blancs.
« Ils ont atteint un stade où ils préfèrent mourir, perdre leur emploi, leur maison plu-
tôt que leur dignité humaine » déclarait récemment à un journaliste un syndica-
liste noir (qui emploie, comme il se doit, la 3ème personne puisque la dignité est
une chose qui ne concerne ni un syndicaliste, ni un journaliste). Le 12 mars 1987,
en effet, les cheminots de City Deep (banlieue de Johannesburg) se mettent en
grève pour protester contre le licenciement d’un jeune chauffeur ; bientôt plus
de 15 000 cheminots suivent le mouvement, les transports sont paralysés et les au-
tobus ainsi que les véhicules privés sont la cible des manifestants. Ces troubles
coïncident avec une nouvelle effervescence dans la cité de Soweto où, depuis plus
d’un an, les habitants font la grève des loyers et sont menacés d’expulsion. Il faut
aussi ajouter la grève des postiers pour exactement les mêmes raisons, le renvoi
d’un des leurs. Le 13 avril, neuf trains et plusieurs wagons sont incendiés en gare
de Soweto. Cette série d’incendies s’étend les jours suivants aux zones blanches
voisines, frappant Doornfontein en plein centre de Johannesburg pour s’étendre
ensuite jusqu’à Springs, une cinquantaine de kilomètres plus à l’Est. Le 22 avril,
alors qu’une procédure de licenciement de 16 000 grévistes est entreprise, de vio-
lentes bagarres ont lieu avec la police à Doornfontein et à Germiston au cours
desquelles un flic est poignardé.
e mouvement universel de la marchandise se définit à la fois par son ex-
L tension et par son intensification ; l’Argent s’est emparé des têtes, il doit
aussi s’emparer des êtres, de ce qui les meut (de leur âme, au sens premier
du terme) ; tout ce qui fait obstacle à l’intégration complète des individus à la so-
ciété marchande, fait obstacle à l’universalisation de son principe. Cette intensifi-
cation s’accompagne nécessairement de son contraire qui est l’exclusion (les exclus
de l’abstraction). Sont exclus tous ceux qui s’avèrent incapables d’intégrer le prin-
cipe du monde au point qu’il devienne, leur nature, l’essence de leur activité.
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R du Sud depuis 1980 a projeté son ombre devant lui longtemps avant de
se réaliser. Puisque la résignation ne pouvait plus durer, car tel était le
sens général et immédiat de la révolte noire de 1976-77, rien ne pouvait continuer
durablement et l’explosion devenait inéluctable.
L’idée même de la résignation – résignation maintenue par la force des armes –
parce qu’elle signifiait à l’inverse la reconnaissance de l’autorité des Blancs, était
partout battue en brèche. Les conditions générales faites aux pauvres, ici des
Noirs, étaient apparues publiquement et massivement insupportables et dès lors
étaient partout combattues ouvertement. Mûri longuement dans l’amertume,
un tel mouvement était en quelque sorte fatal, malgré les réformes statutaires
engagées par l’État – en vérité, elles ne firent qu’en précipiter l’échéance.
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OS CANGACEIROS N° 3
OS CANGACEIROS N° 3
À ment social généralisé qui n’a fait que s’intensifier depuis. Comme à
Soweto en 1976, c’est une grève des écoliers et lycéens métis de la région
du Cap qui met le feu aux poudres. À la fin du mois de mai 1980, une manifes-
tation organisée par les grévistes au cœur du Cap dégénère en bataille de rues.
Des émeutes éclatent dans les townships environnants puis, en l’espace de deux
mois, se propagent aux ghettos noirs et métis du Transvaal et du Natal. L’État re-
court à une répression sanglante, mais les émeutes persistent pour fusionner avec
l’agitation ouvrière dans un tumulte social qui touche l’ensemble du territoire.
C’est dans la province du Cap, où se sont ouvertes les hostilités, que la guerre fait
rage de façon exemplaire. À Port Elizabeth, les lycéens en grève, réunis en as-
semblée, lapident à mort un adulte noir qui avait eu la témérité de s’adresser à
eux pour les convaincre d’annuler leur boycott. Un flic blanc est mortellement
poignardé dans le township de Elsies River, près du Cap. Le 16 juin, jour anni-
versaire du soulèvement de Soweto, la grève des travailleurs de la région du Cap
se traduit par une recrudescence des émeutes. Le 18, les townships de Cap Flats
sont en état de guerre ; des commerces, des écoles, des usines sont pillées et trans-
formées en torches ; des routes, dont l’une relie le Cap à l’aéroport, sont barri-
cadées. Au même moment, une grève sauvage éclate dans les principaux centres
de l’industrie automobile, à Port Elizabeth et Uitenhage. Déclenchée à l’usine
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armi l’immense majorité des Noirs existent les éléments d’une bourgeoi-
loyer est gratuit. Ces privilèges sont le prix de leur loyauté au régime. Avec ces
administrations municipales noires, l’État entend disposer, en s’appuyant sur
une couche sociale qu’il a détachée du reste de la population, d’un moyen sup-
plémentaire pour appliquer sa politique de contrôle et de confinement des Noirs
dans les Réserves.
Le 1er juillet 1984, le gouvernement décide d’appliquer une nouvelle tactique
pour réduire le nombre de Noirs urbanisés et les contraindre à se fixer dans les
seules Réserves : aux multiples déportations forcées de populations entières
s’ajoutent brutalement une pluie d’augmentations dans les ghettos noirs (TVA,
loyers, électricité, eau, transports, etc.) qui revient, à terme, à une déportation dé-
guisée. Très vite, les conseillers municipaux sont perçus comme des collabos au
service des Blancs et la révolte déjà endémique dans les townships explose. Dès
la première semaine de juillet, les Métis du ghetto de Mitchell’s Plain, près du
Cap, se soulèvent contre une hausse des loyers et de la TVA, et s’affrontent aux
flics. Le 15, 1 000 émeutiers se battent à Parys. Le 23, un raid policier à Soweto
aboutit à des centaines d’arrestations pour loyers impayés. Le 23 août, une ma-
nifestation est organisée à Soweto contre les collabos ; les émeutes succèdent aux
émeutes. En septembre et octobre, à Tembisa, Lenasia (ghetto indien), Cross-
roads, Soweto, Sebokeng (voir texte en annexe), Evaton, etc., la révolte s’accom-
pagne d’une recrudescence de sauvagerie. Les conseillers municipaux sont la cible
des émeutiers, s’ils ne périssent pas brûlés vifs ou s’ils ne sont pas hachés menu
par une foule déchaînée, leurs commerces, leurs domiciles et parfois leurs proches
sont la proie des flammes ; ils sont contraints de renoncer aux augmentations, de
démissionner ou de s’arracher des townships. Le 21 septembre, Tembisa est le
quatrième conseil du Vaal à renoncer aux augmentations prévues ; même décision
le 30 à Saulsville et Attenndgeville après de furieux affrontements ; et à la mi-dé-
cembre, des dizaines de conseillers ont démissionné, sans compter ceux qui sont
morts. La politique municipale du pouvoir est un échec. Il a dû reculer et en
plus les émeutes s’intensifient et se prolongent par des grèves. Le 5 et 6 novem-
bre, un million de Noirs sont en grève générale au Transvaal. Les entreprises sont
vides à 90 %. À Tembisa, Daveyton, Katlelong et au Cap, des émeutes éclatent à
nouveau alors que 400 000 écoliers boycottent les cours. L’État est contraint de
procéder à de véritables occupations militaires pour tenter d’enrayer la progres-
sion du tumulte social. 7 000 soldats ratissent Sebokeng avec la police, puis Shar-
peville et Boipatong. 1984 marque, malgré la tactique de division et une brutalité
débridée du pouvoir blanc, une convergence accrue de toutes les luttes. Ce sont
les mêmes populations qui se battent dans les rues des townships en tant que ré-
sidents, qui s’affrontent aux milices paramilitaires dans les entreprises, qui s’op-
posent à la déportation en tant que squatters, qui boycottent les cours en tant
qu’écoliers, qui se livrent aux pillages, aux règlements de compte en tant
qu’émeutiers, en tant que Noirs révoltés.
Aujourd’hui, l’exploitation du travail des Noirs constitue l’aboutissement d’un
processus qui a consisté à les réduire à l’état de nécessiteux en les privant défini-
tivement des moyens pratiques de leurs anciennes organisations sociales. Main-
tenant que leur mode d’existence traditionnel est complètement décomposé,
l’existence dans les Réserves n’a plus de sens et leur est devenue insupportable.
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OS CANGACEIROS N° 3
Ainsi, en nombre toujours croissant, les Noirs quittent les Réserves par tous les
moyens. Mais tout est fait pour les empêcher de devenir des résidents à part en-
tière des réserves urbaines que sont les townships. Alors que les exigences du
marché du travail ne peuvent renoncer à leur totale disponibilité, l’État orga-
nise leur exclusion planifiée tout en maintenant leur dépendance à la sphère du
travail en zone blanche.
En plus des Noirs urbanisés de longue date, l’État doit faire face à l’afflux mas-
sif des squatters qui créent des townships de seconde zone à la périphérie des
agglomérations blanches. Les conditions d’existence, qui sont déjà précaires pour
l’ensemble des Noirs, le sont encore plus dans ces bidonvilles, mais y sont plus
« enviables » (si l’on peut établir une hiérarchie dans ce domaine) que celles des
Réserves qu’ils fuient. Dans ces zones, se concentre une population mouvante,
incontrôlable et donc menaçante. À Durban, par exemple, le nombre estimé des
squatters est de 1 440 000, soit le double de la population officielle. Pareille si-
tuation existe à Crossroads, KTC, Nyanga, Ducan dans la province du Cap, à
Kathlehong, Bekkersdal dans le Rand, etc. Crossroads est le symbole depuis 1978
de la résistance victorieuse à la politique de déportation du régime. En 1984, le
gouvernement s’est juré de le raser. Les raids policiers, la destruction des cabanes,
les arrestations et les assassinats se heurtent à une vive opposition et engendrent
des émeutes sanglantes. Dans les premiers mois de 1985, la violence haineuse
des squatters s’ajoute à celle qui fait rage dans « la bataille des townships ». En
juillet, la déclaration de l’état d’urgence après onze mois d’émeutes ininterrom-
pues entérine l’occupation militaire des zones de combat. Mais la révolte ne fai-
blit pas. Cependant, les squatters révoltés se heurtent de plus en plus à des
milices noires décidées à faire régner l’ordre. Ce sont les « Pères », les « Vigi-
lants », les « Mbhogothos » ; la plupart de ces miliciens sont des proches ou des
membres des autorités noires locales ou des bureaucraties tribales des Réserves.
Comme dans les townships, ils sont propriétaires de magasins et ont besoin de
licences délivrées par les autorités blanches pour faire tourner leur business. Dans
l’ensemble, ces groupes sont liés aux intérêts des couches sociales qui détiennent
le commerce et le pouvoir dans les Réserves. Ils entendent faire régner dans les
camps de squatters la même discipline qu’ils ont de plus en plus de mal à main-
tenir dans les Réserves. C’est le cas au Kwandebele ; dans le Natal, il s’agit le
plus souvent de membres du mouvement zulu Inkhata. L’opposition entre ces
forces et les rebelles est irréversible : en plus des facteurs de divisions ethniques
et un fossé de générations, c’est une séparation sociale qui les oppose. Entre le
18 mai et le 11 juin 1986, trois camps de squatters, Port Cements Works, Nyanga
Bush et KTC, proches de Crossroads, sont entièrement dévastés par les Vigi-
lants du chef tribal Ngxobongwana, appuyés, encouragés et payés par la police.
Ce scénario est le même partout où les squatters opposent une résistance fa-
rouche à leur déportation. Il entraîne une surpopulation dans Crossroads et les
bidonvilles satellites qui fait monter la tension, avive les dissensions au sein de
la population et renforce la haine commune des Blancs et de leurs collabora-
teurs. Depuis, les affrontements, parfois armés, font rage. Malgré la destruction
des abris de fortune, les massacres et les atrocités des Vigilants, qui dépassent en
brutalité celle de la police et de l’armée (ce qui n’est pas rien), la plupart des
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Pierre Certan
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DOCUMENTS
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Documents 341
LE NOUVEL ÉQUILIBRE
DE LA TERREUR
OS CANGACEIROS N° 3
rentrer dans la tête de nos braves son d’État parvient à s’imposer aux
concitoyens, l’idée d’un péril uni- foules solitaires dont on manipule
versel, celui du « terrorisme aveu- les émotions à coups de bombes et
gle » dont n’importe qui peut avoir de campagnes sécuritaires.
un jour à pâtir. Il est en train de se Le fanatisme bien réel et meurtrier
passer exactement la même chose des régimes islamiques et des dé-
qu’avec la fameuse « crise écono- fenseurs extrémistes de l’abstraite
mique » ; on peut dire qu’un mo- « cause arabe » sert aux États occi-
ment du spectacle, le terrorisme, dentaux à concentrer l’attention
vient en compléter un autre, la des populations dans cette am-
crise ; deux dangers face auxquels biance d’angoisse, d’attente im-
nos concitoyens sont bien impuis- puissante que quelque chose se
sants à répondre par eux- mêmes et dénoue là-bas dans ce nœud inex-
pour lesquels il leur faut faire tricable du Moyen-Orient. La pré-
confiance à leurs dirigeants. Pour sence des otages français au Liban,
bien en convaincre son semblable, à propos desquels on nous entre-
chacun doit être inquiet de son sort tient régulièrement dans l’expecta-
et n’être désormais sûr de rien. Le
tive, vient confirmer ce rôle et les
spectacle du terrorisme met l’État
forces de la FINUL [Force d’Inter-
hors d’atteinte de la critique, de la
vention des Nations Unies au Liban],
même manière que le spectacle de
depuis longtemps déjà, ne servaient
la crise visait à mettre l’argent hors
qu’à représenter symboliquement
d’atteinte de la critique.
la présence des occidentaux dans
D’ailleurs tout était soigneusement cette région, en échange de quoi
organisé par les médias pour qu’on elles servaient à la fois de cibles di-
n’y comprenne rien. En septembre rectes aux attentats et même de
1986, un journaliste tenait ces pro- prétextes à des interventions terro-
pos : « Dans le monde embrouillé du ristes en Europe.
terrorisme où l’intoxication est la
Ce nœud de conflits et de rivalités
règle, il est évidemment difficile
entre États au Moyen-Orient n’est
de s’y reconnaître », aveu de sa pro-
pas prêt de se défaire. Il ne s’agit
pre impuissance et incitation à en
pas seulement de l’intérêt des États
faire autant. Pour décrire les évè-
nements et les conflits du Moyen- locaux qui participent directement
Orient, on parle de « nébuleuse aux guerres qui s’y déroulent sans
terroriste », le Liban étant sans cesse depuis 30 ans, même si le fa-
cesse cité comme le centre d’un natisme y joue son rôle ; c’est plus
terrorisme « multicéphale ». Tous que jamais l’intérêt du spectacle
ces termes volontairement vagues mondial que l’instabilité organisée
et flous laissent à penser qu’il n’y de cette région soit faite pour
aurait rien de rationnel dans le ter- durer. L’Europe, l’URSS et les USA
rorisme et que tout le monde, et en sont précisément les garants de
particulier les pays occidentaux, se- cette situation.
rait la victime potentielle de bar- Le spectacle mondial, depuis une
bares fous et déchaînés, bien quinzaine d’années, s’est réorga-
résolus à utiliser ces pays comme nisé autour de cette zone déclarée
otages dans le règlement de leurs d’instabilité et de guerre. L’an-
propres conflits. Mais ce qu’on dé- cienne opposition USA/URSS, autour
couvre finalement au centre de ces de laquelle s’organisait auparavant
histoires, c’est la façon dont la rai- le spectacle, peut continuer à s’y
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Documents 343
OS CANGACEIROS N° 3
RIEN D'HUMAIN
NE SE FAIT SOUS
L'EMPRISE DE LA PEUR
La série d’attentats commis Bricarde en 83) et les étés
récemment à Paris a pour meurtriers de 82 et 83 sont
conséquence immédiate le ren- deux aspects d’un moment dé-
forcement du contrôle poli- cisif. La terreur et l’isole-
cier. Paris est aujourd’hui ment paralysent à présent la
sous état de siège. plupart de ceux qui ne se sont
Le caquetage des médias sur le pas soumis, quand ce n’est pas
thème : « Qui a fait cela ? » la justice qui s’en charge.
masque la question essen- L’État enfonce le clou. Il pa-
tielle : « À quoi cela sert- rachève dans la loi ce qui
il ? » L’exploitation policière s’est déjà réellement imposé.
et spectaculaire de ces atten- Le projet Badinter de code
tats participe d’une stratégie
pénal modernisé entérine le
d’État : rendre le climat de
permis de tuer en étendant la
défaite généralisée en France
« légitime défense », à la dé-
encore plus absolu. Une idée
fense des biens. Le décor est
doit rentrer progressivement
dans les têtes : l’accroisse- planté : garde-à-vue de 4
ment et la systématisation des jours, réunion des fichiers
mesures répressives sont né- criminels et terroristes, ag-
cessaires et inéluctables. La gravation générale des peines
banalité des lieux visés par pour toutes les formes de dé-
cette stratégie de la panique linquance, suppression des
diffuse renforce chez chacun remises de peines...
et chez tous le sentiment Les médias s’emploient à faire
d’angoisse et d’impuissance. croire que seuls les terro-
Le terrain est prêt, la jus-
ristes s’attaquent à l’État et
tice peut enterrer vivant qui-
que par conséquent tous ceux
conque relève la tête.
qui s’attaquent à l’État sont
Dans ce pays maudit, tout pro- des terroristes. Leur inten-
létaire qui ne se sent pas tion est claire : assimiler
coupable est suspect et peut tout acte de révolte à du ter-
se faire assassiner comme rorisme, tout en décuplant la
tel. Depuis l’embrasement des charge émotionnelle attachée
banlieues françaises en 81, à ce mot. Le terrorisme est la
l’État a laissé à l’initia- continuation de la politique
tive des beaufs la réaction par d’autres moyens.
sociale qui précipita l’écra-
sement de tous ceux qui s’agi- La campagne de sabotages menée
taient dans ce pays. Les en faveur des mutineries dans
bombes déposées dans les les prisons (été 85) était
cités marseillaises (à La l’œuvre de quelques prolé-
Cayolle et Bassens en 81, à la taires organisés.
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Documents 345
OS CANGACEIROS N° 3
DOCUMENTS
RELATIFS
À LA PRISE D’OTAGES
DE NANTES
LES 19/20 DÉCEMBRE 1986
NANTES ET L’OMBRE
DE MESRINE
L’action débute en fait le fameux slogan « Touche pas à
jeudi matin : un ami des in- mon pote », les mutins de
culpés fait irruption, armé, Nantes, en accordant leurs
dans la salle du tribunal. Un actes à leurs paroles, ont
de ceux qui viennent ainsi remis la réalité sur ses
fort opportunément d’être li- pieds : d’une part, en renver-
béré, un certain Georges Cour- sant la condescendance pater-
tois, prend la direction de la naliste des bons sentiments
situation ; en priorité, il antiracistes envers les immi-
salue et remercie publique- grés, puisque c’est un immi-
ment cet ami qui est marocain gré qui met en jeu sa liberté
et se déclare « fier d’avoir pour porter secours à un ami
été libéré par un arabe ». français ; d’autre part, parce
que la coloration « machiste »
Alors que le racket antira- de « Touche pas à mon pote »
ciste « SOS-Racisme » ― qui est directement vécue : c’est
n’est que la récupération ma- dans l’amitié « virile » née en
nœuvrée par le PS de précé- prison entre les deux com-
dentes initiatives ― n’a plices que s’est forgé le cou-
jamais pu donner une seule rage effectif de s’opposer au
fois l’illustration de son cours des choses.
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Documents 347
OS CANGACEIROS N° 3
Documents 349
OS CANGACEIROS N° 3
Documents 351
« Hé bien, on peut dire que vous êtes et moi pendant 2 ans, et comme l’a
bien défendus ! Ils n’étaient pas fiers été M. Khalki pendant 5 ans, pris en
ce matin. Ils n’ont pas fait long feu otage par l’État français sous la me-
pour déguerpir, les poulets ! Il est nace des armes de la police. »
vrai que ces gens savent que les mé- « Et les jurés, qui êtes nés pour être
dailles de la police sont délivrées à anonymes, qui travaillez comme des
titre posthume ! On oublie toujours cons, couverts de dettes à chaque fin
que les policiers sont des assassins. de mois, vous avez été désignés pour
On fait un battage extraordinaire siéger en cour d’Assises. Ça y est,
autour des cinq ou six truands qui vous vous êtes dit, je suis quelqu’un,
dessoudent des flics chaque année, ou plutôt quelque chose, un instru-
mais on ne parle jamais des jeunes ment d’une machine qui donne des
arabes de 17 ans qui se font abattre années de prison. Vous alliez suivre
comme des pipes à la foire de sep- les yeux fermés le président. Je le
tembre, parce qu’ils volaient des sais. En ignorant tout ce qui se passe
phares anti-brouillard ! Les policiers après, dans les taules. Vous êtes cou-
ont une considération pour la vie hu- pables d’avoir participé à cette juri-
maine qui m’inquiète beaucoup. J’ai diction répressive. »
surtout peur pour vous, parce que « Il faut bien se rendre compte que
vous savez, se faire exploser ici, nous nous attaquons aujourd’hui à la
c’est mieux que la prison. » plus haute institution répressive de
« Alors, M. le Président, vous n’ima- tout le pays... »
giniez pas vivre une aventure pa- « Je demande à M. les Jurés : quel
reille, hein ? Vous croyez vraiment effet cela vous fait-il d’être venus
que je suis coupable, maintenant, pour juger et de vous retrouver en
vous qui meniez les débats à position d’être jugés à votre tour ? »
charge ?... Et vous, le Varin, on n’est
pas fier hein ? Combien vous vouliez
demander ? Le maximum, hein ? Dans (APRÈS LA REDDITION)
les trente ans au moins ! ? »
« Les jurés... coupables ! Coupables « Compte tenu de l’intervention de
d’être ici – ils pouvaient refuser de M. Khalki, de sa vie et de sa liberté
répondre à la convocation, quitte à mises en danger, il était normal
payer l’amende. Ils sont coupables d’échanger notre liberté contre la
de ne pas avoir su. L’ignorance est sienne qui était garantie par le mi-
une faute. On doit savoir. Quand on nistre de l’Intérieur... Quant à vous,
vient procéder à l’élimination de M. les journalistes, vous êtes une
certains individus, on doit savoir ce bande de requins qui me déplaisez
qu’on fait... Vous alliez tous nous particulièrement. »
condamner dans cette minable af-
faire de hold-up à Sucé-sur-Erdre,
alors que je jure solennellement sur
la tête de mes enfants que Thiolet
et moi n’y étions pas, à Sucé. Celui
qui a fait le coup, il était dans la
salle. Il ricanait doucement pendant
l’audience. Comme vous, madame !
Ça vous faisait plaisir de nous
condamner, hein ? On le sentait
bien !... Vous êtes pris en otages,
comme nous l’avons été, M. Thiolet
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OS CANGACEIROS N° 3
PRIS EN OTAGE
À FRESNES
À Nantes le 20 décembre 1985, faire payer à Khalki, de sa pro-
l’État et ses sbires n’ont pas pre vie, le scandale du 20 dé-
osé assumer un bain de sang cembre et lui faire payer son
(devant les caméras de toutes geste d’humanité au prix le plus
les télés, et donc sous les fort. Une fois de plus, on voit
yeux de millions de specta- que la liberté est le crime qui
teurs). Ils ont négocié la red- contient tous les crimes.
dition des trois de Nantes en
échange d’une promesse d’ex- Dans une période électorale où
pulsion pour Khalki, dans un tous les petits hommes poli-
pays de son choix. Et voici tiques rivalisent de promesses,
qu’à présent celui-ci est en on voit au moins sur ce cas
train de mourir lentement, de précis ce que vaut une promesse
faim et de soif, exigeant dés- d’un gouvernement de gauche :
espérément le respect du deal juste le temps d’étouffer un
conclu alors. scandale.
Éviter de faire couler le sang Mais qu’espérer d’un État, sinon
en public, pour faire crever à des coups ou des mensonges ?
petit feu dans le silence et
l’obscurité des geôles (combien Exigeons pratiquement la liberté
sont morts dans les prisons pour Khalki.
françaises en 85 ?...).Voilà
l’astuce suprême du gouverne- Paris, le 18 février 1986
ment socialiste qui entend Les travailleurs du négatif
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Documents 353
OS CANGACEIROS N° 3
« TOUT
CE QUI EST
CRITIQUABLE DOIT ÊTRE
CRITIQUÉ »
Nous critiquons ! coup meilleure que la nôtre.
Une bonne partie d'entre vous
Étudiants, hier nous étions
(60% paraît-il) abandonnera
dans la rue avec vous mais au-
ses études avant le DEUG, et
tant vous le dire tout de
ces « mauvais étudiants » au-
suite, la réforme « 2 paquets »
ront droit aux mêmes boulots
on s'en fout !
subalternes et mal payés qui
Pour nous la sélection a déjà sont notre lot. Et quant aux
joué, l'université nous est « bons étudiants » qu'ils sa-
fermée, et nos CAP, nos BEP, chent que les places moyennes
nous mènent tout droit à qu'ils auront (les bonnes
l'usine après un petit tour à c'est pas à l'université qu'on
l'ANPE. les trouve) ont beaucoup perdu
de leur prestige et de leur
Pour nous la critique de la pouvoir. Aujourd'hui un méde-
loi « 2 baquets » est inutile ; cin n'est plus un « MONSIEUR »,
Nous critiquons l'université, c'est un employé de la sécu.
Et qu'est-ce qu'un profes-
Nous critiquons les étudiants, seur, un avocat ? Y en a tant !
Nous critiquons l'école, Étudiants, si vous critiquez
Nous critiquons le travail. seulement la loi « 2 caquets »
et pas l'université, vous
L'école nous donne les mau- vous battrez seuls et la loi
vaises places. passera d'un coup ou par pe-
L'université vous donne les tits bouts, VOUS L'AUREZ DANS
places médiocres. L'CUL ! Et si par hasard elle
ne passait pas alors tout se-
Ensemble critiquons-les ! rait comme avant et la moitié
d'entre vous se retrouverait
Mais ne nous dites pas : « il
dans les bureaux, VOS usines
faudra toujours des balayeurs,
aseptisées.
des ouvriers », ou alors allez-
y les gars, ces places-là on Étudiants, c'est vous qui
vous les abandonne de bon êtes appelés à gérer cette so-
cœur, vous gênez pas ! ciété et nous à la produire.
On n'est pas plus bête que SI VOUS BOUGEZ, SI NOUS BOU-
vous, on n'ira pas à l'usine. GEONS, TOUT PEUT BOUGER.
Si vous critiquez la loi Mais si vous voulez seulement
« 2 laquais » qui ne fait jouer les « apprentis Tapie »,
qu'empirer une situation mau- si vous voulez seulement gérer
vaise, vous n'avez rien com- loyalement cette société et
pris ! Du reste votre devenir à moindre frais, édu-
situation n'est pas de beau- cateurs, assistantes sociales,
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Documents 355
PAPA, MAMAN,
TON FILS, TA FILLE
EST DANS LA RUE
TRAVAILLEURS DE L'USINE EXA- Alors comment ça va dans
COMPTA, DES PTT, DE L'ANPE, l'usine, qu'ils appellent jo-
TRAVAILLEURS DU 10ème ARRON- liment « l'entreprise » ? Ça
DISSEMENT, DE PARIS, DE boume ? C'est sympa ? La paye
FRANCE ET D'AILLEURS est bonne ? Les machines silen-
Nous sommes les élèves du LEP cieuses ? Le singe est cool ?
électronique, à un jet de bou-
Répondez-nous ! Sinon on va
lon d'ici, vos fils. Au-
jourd'hui nous sommes dans la s'imaginer que la taule c'est
rue comme les étudiants. Mais infect, qu'on s'y emmerde,
pas exactement pour les mêmes qu'on paume sa vie, que c'est
raisons qu'eux. Ils se bat- désespérant, dégueulasse... !
tent contre la sélection dans Et ne nous dites pas le
le cadre de l'université. contraire, on vous croirait
pas, on voit quelle tête vous
Nous, nous nous battons
contre la sélection dans tirez quand vous rentrez le
l'école, mais surtout contre soir, vous nous regardez même
la ségrégation sociale, pas, vous allumez la télé, vous
contre la misère ! bouffez, vous soufflez un peu,
vous vous couchez. On s'adresse
À l'école on nous parle sans
à vous car il y a quelques an-
cesse de l'entreprise, on
nous propose d'y faire des nées, vous étiez à notre place,
stages, des visites comme au et ces années, vous êtes payés
zoo, comme si c'était quelque pour savoir combien elles ont
chose de sympa, de naturel et filé vite ! Dans un an, deux,
qu'on avait le choix. On est trois, c'est notre tour, alors
venu vous demander votre avis on se renseigne pour ne pas
et vous donner le nôtre. être déçus plus tard...
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OS CANGACEIROS N° 3
Documents 357
OS CANGACEIROS N° 3
CONTRE L’OBÉISSANCE
ET LA SERVILITÉ
Dans un tract diffusé le plus obéissant. Le propre du
19/1/87, le comité Pour une chef est évidemment d’écraser
bonne préparation à la grève ses subalternes et de s’écra-
invitait les postiers à ser devant ses supérieurs. (Et
s’émanciper des structures of- c’est pour une misérable sur-
ficielles de l’information. En prime et une éventuelle promo-
conséquence, nous utilisons tion qu’il est envoyé au
cette possibilité de diffusion casse-pipe pour faire accepter
qu’offre l’acheminement des l’inacceptable, moyen commode
sacs postaux, en pariant sur pour les syndicats et la di-
sa généralisation. rection de noyer l’insatisfac-
tion générale dans une
Si beaucoup d’entre nous ont
indignation particulière face
regretté de ne pas avoir saisi
à des excès locaux).
l’occasion qu’offrait la grève
des cheminots pour rentrer C’est pourquoi un chef n’est
dans la danse, nous avons par jamais un collègue de travail
contre tous pu constater com- mais toujours un flic envers
ment les chefs mettaient alors lequel nous sommes comptables
la pédale douce sur les rythmes de nos moindres faits et
de travail et la discipline : gestes, tandis que nous n’avons
ils avaient reçu la consigne aucun recours contre lui.
d’éviter l’étincelle qui met-
Ce n’est sans doute pas un ha-
trait le feu aux poudres. À ce
sard qu’en ces temps de mo-
moment, nous avons senti com-
dernisation, le pouvoir
bien était fragile l’équilibre
hiérarchique, la fameuse
existant, fondé sur la rési-
« grille au mérite », soit au
gnation et l’idée imbécile de
cœur des questions actuelle-
toujours s’aplatir.
ment soulevées (par les che-
En cet hiver printanier qui se minots, les instituteurs
singularise par le retour de etc.) : car la seule moderni-
la question sociale, il nous sation qui soit réellement
paraît opportun de désigner perceptible est celle du
les ignominies que nous de- contrôle toujours plus accru
vons quotidiennement suppor- de notre travail et plus gé-
ter, à commencer par celle qui néralement de toute activité
les fait avaler toutes : la sociale.
hiérarchie.
À la poste l’arbitraire de la
Nous n’avons jamais choisi nos maîtrise est une menace perma-
chefs, pour autant qu’il soit nente. Elle a tout pouvoir sur
raisonnable de nous en choisir l’octroi des primes comme sur
un pour vivre ou travailler. les mutations. DE MÊME QUE LA
Si le chef est un salarié, il FORCE DES SYNDICATS SE NOURRIT
est avant tout un salarié DE NOTRE IRRÉSOLUTION, L’ARRO-
promu, c’est-à-dire un esclave GANCE DE NOS CHEFS EST PROPOR-
un peu plus soumis et un peu TIONNELLE À NOTRE PASSIVITÉ.
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Documents 359
OS CANGACEIROS N° 3
LE
NÉGATIF EXPLOSE
AU CENTRE DE L’ABSTRACTION
Les informations qui suivent sont extraites d’un document établi et diffusé par
une société de consultants, à l’adresse des responsables du service informa-
tique de différentes entreprises privées et de services. Nous en avons retenu
les exemples les plus significatifs.
SABOTAGES IMMATÉRIELS
Industrie : modification illicite du programme de composition des mélanges de
matières premières en entrée d’un four. Il s’en est suivi une perte du produit
fabriqué (1 MF), des pertes dues aux conséquences induites par le produit
livré et non conforme (3,5 MF), des frais de réfection du four endommagé et
différents frais supplémentaires (2,5 MF).
Industrie : modification de la programmation d’un robot de soudage dans
un atelier flexible entraînant la malfaçon d’une série entière soit une perte
de 1,5 MF.
Banque : un pupitreur a déclaré une bande de compensation invalide et a re-
lancé illicitement le traitement. Les deux bandes identiques ont donc été en-
voyées simultanément à la Banque de France. Il s’en est suivi un retard de 4
jours entraînant une perte d’intérêt de 4 MF.
Banque : virement illicite à partir de comptes de tiers vers des clients douteux
et au contentieux. La perte est estimée à 1 MF.
Services : un responsable système a mis en place un sous-programme mobili-
sant de nombreuses ressources (notamment recopiant systématiquement et
prioritairement des fichiers fictifs sur tous les disques). Il a introduit de ma-
nière aléatoire de nombreux appels à ce sous-programme camouflé dans de
nombreuses chaînes en exploitation normale. Il a fallu environ deux mois pour
localiser le sous-programme et l’ensemble des « call ». La perte d’exploitation
a été évaluée à 5 MF.
Services : un agent intérieur à la société avait remplacé plusieurs programmes
système par des duplicatas où avaient été insérées des instructions faisant
appel à la technique du cheval de Troie, qui enregistraient dans des fichiers
pirates tous les mots de passe et identifications. Les responsables du centre
localisèrent en quelque heures les fichiers et les détruisirent mais ils ne pu-
rent localiser le cheval de Troie. Le lendemain, l’agent se servit des mots de
passe et satura la machine pendant huit heures en envoyant de faux résultats
aux abonnés. Il s’en est suivi une perte de l’ordre de 3 MF.
État : pose de bombe logique dans la chaîne paye, puis actionnement en pé-
riode de troubles sociaux, dans une entreprise nationalisée sensible. Les dif-
ficultés de paiement des salaires ont précipité et durci la grève. Le coût en
est estimé à 8 MF.
Transport : suite à un conflit entre la direction et un groupe d’informaticiens,
ceux-ci ont posé des bombes logiques dans les programmes de réservation
électronique de places. Les programmes étant en chantier, il n’a pas été pos-
sible d’utiliser directement les sauvegardes. Les perturbations ont été très
fortes pendant deux mois et se sont traduites par des pertes de clientèle et
des frais supplémentaires, pour un total de l’ordre de 30 MF.
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Documents 361
Distribution : pose d’une bombe logique dans une chaîne informatique de ges-
tion de PVC. Le saboteur a actionné quelques pièges pour montrer à la di-
rection l’existence de bombes dans les originaux et les sauvegardes. Il a
ensuite fait chanter la direction en la menaçant de bloquer complètement la
chaîne. Celle-ci a dû payer une rançon de 1,5 MF.
PROBLÈMES HUMAINS
Banque : grève des principaux centres informatiques d’une grande banque
pendant deux semaines. Les systèmes internes de secours n’ont pu être ac-
tionnés à cause de l’agitation sociale et il n’avait pas été prévu de télé-back-
up externe avec du personnel externe. La perte d’exploitation totale a été de
l’ordre de 8 MF.
Industrie : suite à un conflit avec la direction, départ de la quasi totalité de
l’équipe informatique d’un petit centre. Les pertes d’exploitation dues à l’im-
possibilité d’exploiter et de corriger les programmes par manque de docu-
mentation, même à l’aide de personnes compétentes extérieures, ont été
évaluées à plus de 2 MF (soit le budget informatique annuel de l’entreprise).
Industrie : des analystes avaient monté une application d’horoscope et se ser-
vaient du fichier mailing de l’entreprise pour leur propre démarchage. Le
détournement d’heures machines a été évalué à 0,5 MF et le détournement
de service à 0,4 MF.
Services : des employés avaient monté une application de paris en temps réel
ainsi qu’une application de statistiques concernant des épreuves sportives
destinée à améliorer les gains. Le détournement d’heures machines a été
évalué à 1 MF et le détournement de service à 3 MF.
État : un responsable système, pris d’une crise de folie, s’est enfermé dans la
salle de pupitrage d’un gros ordinateur vectoriel servant à l’armée en mena-
çant d’effacer certains programmes, ce qui aurait conduit à une alerte gé-
nérale. Les coûts liés à son arrestation ainsi que quelques frais de réfection
ont été assez élevés (0,4 MF).
DÉTOURNEMENTS D’INFORMATIONS
Banque : copie d’un fichier d’aide à la décision de crédits pour industriels et
commerçants dans une banque. Le fraudeur a recensé les sociétés en diffi-
culté et les a menacées de divulguer l’information à leurs principaux four-
nisseurs et clients, contre des rançons s’élevant au total à 2,5 MF.
Assurance : le vol du fichier « objets de valeur » a conduit en moins d’une se-
maine à une perte de l’ordre de 12 MF (cambriolages en série).
Distribution : vol du fichier historique des clients d’une société de distribution
spécialisée dans les produits de luxe. Le fraudeur a opéré un chantage qui lui
a rapporté 1 MF après avoir saboté les sauvegardes.
DÉTOURNEMENTS DE FONDS
Banque : fraude sur les taux de devises dans une grande banque d’affaires,
provoquant sa faillite ainsi qu’une perte de 3300 MF.
Banque : accès frauduleux à un terminal ayant permis de virer 5,2 MF sur des
comptes bancaires dans cinq succursales avec la complicité de deux autres
personnes.
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OS CANGACEIROS N° 3
Dans les trois rubriques qui suivent, le rapport n’indique pas si la cause des
erreurs ou des sinistres est volontaire ou accidentelle...
Industrie : par suite d’une erreur dans un test de branchement dans un pro-
gramme de recouvrement de factures impayées, certaines créances étaient
illicitement annulées et certaines autres ne donnaient pas lieu à relance.
L’anomalie n’a pu être constatée, localisée et réparée qu’après neuf mois de
fonctionnement et a occasionné 0,7 MF de perte.
SCÉNARIOS DE SINISTRES
Finance : sabotage par bombe de gaz corrosif lancée par un exutoire de fu-
mées. Le contrôle et la remise en état (ou remplacement) du matériel ont
bloqué le centre pendant six jours. La perte – essentiellement perte d’ex-
ploitation – est évaluée à 5 MF.
Assurance : inondation conséquente à une rupture de canalisation de nuit, au
mois d’août. Les agents de sécurité essaient de mettre en œuvre les pompes
mobiles. Un premier retard est engendré par un court-circuit de l’alimenta-
tion principale (il faut brancher les pompes sur l’alimentation de secours)
puis par la difficulté à briser les glaces pare-balles pour évacuer l’eau (le pro-
blème n’avait pas été étudié). La perte totale est estimée à 1 MF.
Banque : panne de trois jours d’un réseau télématique de transferts de fonds
internationaux ayant entraîné – pour la principale banque touchée – une perte
de l’ordre de 38 MF.
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Documents 363
FOOTBALL ET VIOLENCE
Beaucoup de merdes ont été dites et écrites récemment
au sujet des soi-disant « hooligans du football ». Une créa-
ture mythique qui est supposée aller aux matchs de foot
spécialement pour se battre, qui n’a que peu ou pas d’in-
térêt pour le jeu, qui souvent n’est qu’un concentré de
racisme, de sexisme et de nationalisme, et qui passe tout
le reste de son temps libre à se saouler la gueule dans les
pubs et à draguer les gonzesses. Évidemment, nous de-
vons nous rappeler avant tout que ces sales brutes n’ont
strictement rien de commun avec les jeunes prolétaires 1
qui s’affrontaient aux flics lors des émeutes de 81. Ces
guerriers n’étaient eux en aucune façon racistes, sexistes
ou nationalistes, et ne passaient certainement pas tout
leur temps libre à se saouler la gueule dans les pubs et à
draguer les gonzesses... Ou bien peut-être était-ce le
cas ? Car, ne vous est-il jamais venu à l’esprit que les
brutes machos et fascistes qui sont censées régner sur les
gradins de tous les terrains de foot du pays pourraient
bien être fondamentalement les mêmes gens que vos glo-
rieux émeutiers de 81 ? Et les kids noirs qui se sont bat-
tus entre bandes lors du carnaval de Notting Hill cette
année, qui ont poignardé un flic juste parce qu’il essayait
d’arrêter la baston, qui ont refusé d’aller aider un kid
chinois en train de se faire choper juste parce qu’il
n’était pas noir, je suppose aussi que eux non plus n’ont
rien à voir avec les kids de 81 ?...
La majorité des hooligans du foot sont racistes, en effet
beaucoup sont membres du National Front ― c’est du
moins ce qu’on nous dit. On attire notre attention sur les
occasions où des injures racistes sont lancées aux joueurs
noirs, et où des peaux de bananes, etc., sont jetées sur
le terrain. Il y a quelques années, le Football Club de
Portsmouth, dont l’équipe était alors composée unique-
ment de Blancs, connut des problèmes de ce genre. Le
club engagea alors quelques joueurs noirs, et la plupart
des insultes racistes cessèrent presque aussitôt ; en effet
le fans de Portsmouth étaient exaspérés lorsque des in-
1. L’expression « the
jures racistes étaient balancées à leurs joueurs noirs par working class youth »
les supporters adverses. Le plus souvent, l’insulte raciste signifie littérale-
est utilisée comme n’importe quelle autre forme d’in- ment la jeunesse
sulte, simplement comme une façon d’attaquer l’équipe ouvrière, mais elle
adverse et ses supporters (les supporters insultent rare- a en anglais un sens
ment de façon raciste, sinon jamais, les joueurs de leur plus large qui se
rapporte aussi bien
équipe, ce qu’ils feraient sûrement s’ils l’étaient vrai-
aux jeunes ouvriers,
ment). Ça peut paraître grossier et stupide mais, à la aux chômeurs qu’à
base, il ne s’agit que de ça. L’an dernier, un supporter ceux qui ne veulent
de l’Arsenal FC traita un des joueurs de « black bastard ». pas travailler. (ndt)
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OS CANGACEIROS N° 3
Documents 365
Le texte qui précède a été écrit par un jeune londonien durant l’été 85, en par-
tie à la suite de la traduction et la publication en Angleterre de notre affiche
« L’Europe des hooligans et la mort du football ». Il envisage la question sous un
angle autre, avec le mérite de contrer tout le discours moralisateur qui sévit là-
bas contre le hooliganisme.
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OS CANGACEIROS N° 3
LE TROISIÈME JOUR
DE SEPTEMBRE
RAPPORT D’UN TÉMOIN OCULAIRE SUR LA RÉBELLION DE SEBOKENG
EN 1984 PAR JOHANNES RANTETE
Peut-il être dénié aux émeutes de Sebokeng le fait qu’elles furent une partie
du combat pour la liberté mené par les Noirs sud-africains ? Bien que le pré-
texte ait été de combattre les augmentations de loyers, le cours pris par la
rébellion fut si horrible que même la police ne put s’y opposer. Je précise
cela car après les grèves il n’y avait plus aucun toit des bâtiments commer-
ciaux qui soit resté en état à l’exception du hall Mphatlalatsane bien conçu,
du bâtiment Perm et de diverses églises.
En zone 11, tous les magasins étaient rasés par le feu. Le bureau de gérance,
les débits de boissons et les brasseries avaient été incendiés. Un conseiller
municipal fut abattu. Trois maisons furent incendiées. Plusieurs voitures, dont
une Honda Ballade flambant neuve, furent brûlées. La station service, la ca-
fétéria avaient aussi été attaquées. Le bar de la route fut cassé et les mar-
chandises emportées. Des routes goudronnées ou non de cette zone étaient
bloquées par des pierres, des cageots et toutes sortes d’objets faciles à trans-
porter. Le bureau de poste de Sebokeng fut attaqué et incendié, ce qui n’était
pas surprenant.
Toutes les boutiques de la zone 12 furent également réduites en cendre. Le
bureau de gérance, le magasin d’alcool, la brasserie, le cabinet d’un docteur
et la maison d’un conseiller municipal furent détruits par le feu. Les routes
goudronnées de cette zone étaient bloquées par des pierres et jonchées de
bouteilles et d’objets en flamme pour entraver le passage des véhicules, spé-
cialement ceux de la police.
La zone 13, où l’on trouve encore plus de commerces, fut la première à être
attaquée. Pas un seul magasin ne conserva sa forme d’origine. Tout n’était
que cendre. Ici encore, le bureau de gérance fut attaqué, mais la bibliothèque
et deux cliniques furent épargnées. Une maison près du centre commercial fut
incendiée. Les rues utilisées par les bus étaient entravées par des pierres et
des bouteilles cassées.
La zone 14 est le CBD (centre) incontesté de Sebokeng. Elle comporte des im-
meubles publics et d’autres bâtiments importants que l’on ne trouve pas dans
les autres zones. Il y a le fameux hall Mphatlalatsane, le building Perm, le su-
permarché Texido, les banques et les caisses d’épargne (Standard, Barclays,
Volskas, United Allied), et la longue devanture du bâtiment P&A Drycleaners.
Le feu fit rage à travers tous ces bâtiments. Toutes les boutiques (un maga-
sin de location de TV, un MacDo, une brasserie, un débit de boissons) furent
incendiées.
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Documents 367
OS CANGACEIROS N° 3
Les grèves durèrent quatre jours et alors 31 personnes avaient été tuées. Plus
de 50 furent blessées dont 8 policiers, alors que 37 avaient été arrêtées. La
police utilisa des grenades lacrymogènes et des balles en caoutchouc pour
disperser les foules d’émeutiers. Beaucoup de gens furent blessés et d’au-
tres tués mais le nombre de victimes ne sera probablement jamais connu à
cause des restrictions sur les informations.
Quelques victimes de la grève peuvent être identifiées. Le conseiller munici-
pal de la zone 11, M. James Mofokeng, fut abattu. Le conseiller Caesar Mot-
jeane fut tué après avoir descendu deux jeunes, et sur son cadavre il y avait
un écriteau où l’on pouvait lire « À bas les loyers ! Asinamali ! ». Ntombi Ma-
jola (zone 12) fut tué. Nomthana Mphtheni fut blessé. Le maire d’Evaton, M.
Sam Rabotapi, dut rester sans domicile après que sa maison ait été rasée par
le feu. Son habit de magistrat était porté par une vieille femme qui dansait
dans les rues en se proclamant premier maire. Lundi, le conseiller de Shar-
peville, M. Sam Dlamini, fut tué par une foule en colère. Le jeune Wisey Mnisi,
de la zone 12, se fit flinguer. Le jeune Stevenson Motsamai (zone 13) du col-
lège Modishi ne réapparut plus après les émeutes.
Documents 369
on pouvait voir des gens se tenir en groupes ici et là. Le sujet de discussion
principal était la hausse des loyers qui s’était abattue sur la totalité du Vaal.
Nous retournâmes vers une rue goudronnée que nous suivîmes jusqu’au
deuxième arrêt de bus. Alors que nous marchions, je pouvais sentir qu’il y
avait quelque chose de bizarre dans l’air et j’étais sûr que quelque chose de
triste allait se passer. Quand nous arrivâmes à l’arrêt du bus, on ne voyait ni
n’entendait aucun véhicule. Alors que je regardais la route, je m’aperçus
qu’elle était bloquée par des pierres. Ensuite, nous rencontrâmes certains
gars que connaissait Siphiwe.
Ces gars semblaient appartenir à une certaine organisation que je ne peux pas
nommer pour l’instant. Ils nous racontèrent qu’ils avaient bloqué tous les bus
du VTC (Corporation du Triangle de Vaal), et que les passagers à bord avaient
été débarqués et dispersés. Les bus n’avaient pas été endommagés mais les
conducteurs étaient gentiment invités à se retirer du service. De l’arrêt de
bus nous nous rendîmes à l’église catholique romaine, près du bureau de poste
de Sebokeng. Là, se trouvait un groupe de gens qui tous regardaient en di-
rection de Vereeniging.
Je courus pour observer ce qui pouvait bien se passer sur l’autoroute. Mes
yeux virent une foule imposante le long de l’autoroute, et une autre sur l’au-
toroute même. Alors que la foule de l’autoroute s’approchait, je réalisai qu’il
s’agissait d’un Blanc conduisant une voiture bleue neuve escortée par quatre
hommes pendant que ceux de l’autre foule qui grimpaient le talus criaient
qu’il fallait lapider la voiture. En fait, cela avait déjà été fait ; toutes les vi-
tres étaient cassées à l’exception du pare-brise. Après que le Blanc soit passé,
beaucoup de gens se mirent à courir le long de la route qui menait au centre
commercial de la zone 13. Nous utilisâmes l’autre rue pour rejoindre la foule
derrière une église.
Alors que les gens se tenaient là, les véhicules de la police arrivèrent. Trois
longèrent l’autoroute et le fourgon tourna en direction de la zone 13 où beau-
coup de gens avaient fui. Ce camion de flics transportait des policiers noirs.
Nous les suivîmes le long de la route. Le car de flics stoppa à la hauteur d’un
débit de boisson près des boutiques. Une foule énorme sortant des environs
des maisons derrière lesquelles ils s’étaient cachés lors du passage du convoi
s’approcha du car. Je restai caché derrière la barrière et observai un drame
intéressant que j’oublierai difficilement.
Alors que la foule approchait, les policiers sautèrent du véhicule en tenant des
vitres plastiques qu’ils utilisaient comme boucliers contre les pierres que je-
tait la foule déchaînée. La police ne pouvait encaisser de tels jets de pierres
et les cars se retirèrent. Certains policiers, voyant que leur car s’enfuyait, se
mirent à courir pour sauver leur vie et se débarrassèrent de deux boucliers en
plastique. La foule s’en empara et commença à chanter en les portant au-des-
sus d’elle. Pendant ce temps, des gens rentraient dans le magasin d’alcool et
ressortaient avec des bières. D’autres, à la vue des bières, se précipitèrent à
l’intérieur du magasin d’alcool et des casiers de bières furent emportés. Au
moment où les gens se regroupaient sur le devant, deux véhicules de la po-
lice arrivèrent et des grenades lacrymogènes furent tirées.
Parce que c’était la première fois, je ne savais pas ce qu’était une grenade
lacrymogène, ou comment cela fonctionnait. Quand les autres se mirent à
courir et se cachèrent derrière les maisons, je restai à la porte d’entrée. Un
flic blanc tira une balle en caoutchouc qui tomba à quelque distance de moi.
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OS CANGACEIROS N° 3
Vous savez, la curiosité mène quelques fois à des pièges simples. Je ramassai
le morceau de caoutchouc et le sentis. Je ne peux réellement pas dire ce qui
se passa alors que je jetai le caoutchouc. Je fus pris de vertiges et perdis mes
forces, et ensuite je ressentis une douleur dans les yeux. Je courus vers un ro-
binet d’eau et je me lavai les yeux avec un mouchoir. En agissant ainsi je di-
minuai les effets du gaz. Parce que je l’ignorais, j’avais pensé que le morceau
de caoutchouc que j’avais récupéré était la cause de mes étourdissements.
C’était faux, comme je l’appris plus tard, des grenades lacrymogènes avaient
été tirées de l’autre côté de la rue et le vent avait rabattu les gaz en direc-
tion de l’endroit où je me trouvais.
Après trois minutes, les gens envahirent de nouveau les rues, la plupart por-
taient maintenant des mouchoirs dans leurs mains. Les camions de la police
continuaient à sillonner de long en large, balançant des lacrymos. Les gens
avaient maintenant adopté un système consistant à verser de l’eau sur
chaque douille de lacrymo. Ce système devint le bouclier des combattants,
et la police ne put rien faire de plus. Ils se retirèrent vers d’autres zones
donnant ainsi la possibilité aux gens de cette zone de se précipiter vers les
bâtiments commerciaux.
La force des émeutes prit réellement racine dans la zone 13, car ce fut la
première des zones à laisser s’échapper d’horribles fumées. La foule éventra
la boutique du conseiller à l’angle de l’immeuble bas. Ils pillèrent les mar-
chandises. Au début, les marchandises étaient pillées et entassées dehors.
Personne n’était autorisé à en ramener chez soi. Mais assez vite, les opinions
des gens divergèrent. Ils pillèrent les marchandises et les emportèrent chez
eux. À la fin, la boutique fut brûlée. Je restai là à observer la scène. J’étais
totalement surpris par l’absence de crainte des gens qui avaient mis le feu à
la boutique. Plus tard, tous les magasins furent attaqués et les marchandises
pillées. Aucun fourgon de police ne revint sur les lieux avant que tous les ma-
gasins ne soient réduits en cendres. Après avoir mis le feu à tous les com-
merces ils chantèrent « Ezone 14 siyaya » qui signifie qu’ils allaient se rendre
ensuite en zone 14, où se trouvent les boutiques du maire. Les slogans qui
rythmèrent le Lundi Sanglant étaient « Amandla ! Ngoethul ! » et « Asina-
mali ! ». Le pouvoir est à nous. Nous n’avons pas d’argent.
De la zone 13 nous sommes revenus en zone 12 qui est notre zone d’habita-
tion. Lorsque nous arrivâmes, toutes les boutiques avaient été incendiées :
un magasin Save More, deux pressings, un restaurant, deux boucheries, un
fish & chips et trois autres magasins. De là je vérifiai l’état des autres bâti-
ments. À mon étonnement, une brasserie, un magasin d’alcool et le bureau
de la direction administrative avaient aussi été brûlés. Vraiment les choses al-
laient mal. À ce moment, un car de flics arriva et les gens se dispersèrent. Des
lacrymos furent tirées et pénétrèrent dans une maison proche par le toit. Elle
fut remplie de fumée pendant cinq minutes. Le car s’en alla et les gens en-
vahirent de nouveau les boutiques. Plus tard, un groupe de cinq gars tirèrent
un gros coffre-fort à l’extérieur du magasin Save More (Économisez Plus). Le
camion de flics revint avec le propriétaire. Ils embarquèrent le coffre-fort et
s’éclipsèrent. Les gens commencèrent à se disperser.
Vers cinq heures, je me rendis seul en zone 11. Les combats n’avaient pas été
aussi importants que dans les autres zones. Seuls une boutique d’un conseil-
ler et le bureau de la direction administrative avaient été incendiés. Quelques
mètres plus loin, la maison d’un conseiller était en cendres et une voiture
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Documents 371
OS CANGACEIROS N° 3
comme celle d’une locomotive à charbon envahissait une chambre d’un des
« hostels ». Un homme entreprit d’éteindre le foyer tandis que d’autres
observaient impassibles.
Le mercredi 5 septembre, tôt dans la matinée tout était calme, mais lorsque
deux hélicoptères apparurent, l’agitation reprit et les dévastations recom-
mencèrent. Quand ils s’en allèrent, le calme revint pendant toute la journée.
À midi, Siphiwe (qui suit ses études au collège Mqaka) et moi entreprîmes de
faire un tour d’horizon d’Evaton et de la zone 7. Nous nous rendîmes d’abord
aux magasins Congo qui se trouvaient loin de chez nous. Toutes les boutiques
étaient fermées. Ensuite, nous nous sommes promenés autour du dépôt de
bus VTC (Compagnie du Triangle de Vaal) d’Evaton. À notre grande surprise,
on ne pouvait voir aucun bus à l’intérieur. Nous avons compris par la suite que
les bus avaient été déplacés au dépôt de Vereeniging par peur des gens.
Même le dépôt PUTCO tout proche était vide. Nous avons marché à travers
la partie basse d’Evaton appelée Petite Ferme. Nous avons pu voir qu’ici tous
les magasins des Indiens avaient été réduits en cendres. Sur notre chemin
nous avons rencontré plusieurs voitures entièrement calcinées. Quelques bou-
tiques étaient encore intactes, mais une brasserie était cramée. Nous avons
vu d’autres magasins d’Indiens qui avaient été dépouillés. Les routes étaient
bloquées par des pierres et d’autres matériaux.
Nous avons pénétré ensuite dans la zone 7. Ici l’atmosphère nous apprit que
les grèves n’avaient pas été aussi sérieuses. Nous avons marché sur une longue
distance sans voir aucun dégât. Cela me préoccupait vraiment. Il semblait,
alors que les autres zones protestaient, que celle-ci avait conservé ses
« billes » et d’autres choses. Les gens ici semblaient être des couards. Seuls
quelques enfants se trouvaient dans les rues, pendant que leurs pères et
mères semblaient s’être enfermés dans leurs cours. Ce n’est que près du cen-
tre commercial que l’on pouvait voir quelques signes de violence, mais de
peu d’ampleur. Les boutiques et d’autres choses n’avaient pas été incendiées
comme dans d’autres zones, à part seulement le bureau du service adminis-
tratif et une station service.
Cela voulait-il dire qu’ils voulaient assurer leurs besoins du lendemain en lais-
sant intacts les magasins ? Est-ce que l’augmentation des loyers n’était pas
également pour eux un fardeau ? Se moquaient-ils des autres zones qui avaient
tout brûlé ? S’ils étaient contrariés par la hausse des loyers, ils auraient fait
la même chose que quiconque d’autre ce Lundi Sanglant.
Frères, si le moment de se battre est arrivé, il faut nous battre. Il n’est pas
nécessaire d’observer comment l’autre partenaire se bat. Je ne soutiens pas
la destruction des magasins et des bureaux, puisqu’ils jouent un rôle dans
mon existence quotidienne, mais si tout doit être détruit alors détruisons tout
et ne faisons pas la moindre exception pas même pour une seule chose. Ne
perdons pas le soutien de Dieu en faisant l’injustice ; c’est-à-dire en faisant
du tort à certains et en en épargnant d’autres, alors qu’ils sont au même ni-
veau de culpabilité. Ne soyons pas comme le Roi Saül qui, en épargnant le roi
Hagat, transgressa le commandement divin de tout exterminer.
Nous sommes africains et frères en amour, et nous devons partager les peines
de l’amertume comme les fruits de la joie.
De la zone 7, nous retournâmes dans notre zone d’habitation. À trois heures,
je pris mon vélo et pédalai jusqu’en zone 14. Je regardai partout, mais les
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OS CANGACEIROS N° 3
Documents 375
la police et l’armée restaient encore sur le pied de guerre avec leurs armes et
leurs lacrymos. La présence des flics dans les townships portaient souvent les
grèves à leur point d’explosion. Où qu’ils apparaissent avec leurs véhicules, les
gens commençaient à se rassembler et des émeutes s’ensuivaient. Si la police
n’avait pas continuellement fait des apparitions dans les townships et s’ils
avaient cessé de patrouiller avec leurs hélicoptères, il n’y aurait pas eu des
émeutes aussi chaudes que celles qui ont déferlé dans le Triangle du Vaal.
Les gens tenaient des meetings dans les églises, mais après les cérémonies la
police tirait des lacrymos pour les disperser. Pendant les funérailles d’une
victime des émeutes, la police arrêta 600 participants du cortège qu’elle ac-
cusa de se rendre à un enterrement interdit, alors qu’il n’y avait eu aucune
interdiction de ce genre avant. Les actions de justice ajoutèrent encore plus
d’anxiété aux cœurs blessés des résidents.
En fin de compte, la colère des gens se retourna contre les bus du VTC et
PUTCO. Des bus étaient attaqués et les vitres cassées. Les jeunes envahis-
saient les bus et les conducteurs étaient contraints de les conduire où ils vou-
laient. Tout conducteur de véhicule devait lever son poing en signe de soutien
pour ce qu’ils appelaient « le pouvoir noir ». Celui qui refusait avait ses vitres
cassées.
Quand les cours reprirent le 26 septembre, aucun écolier de la région du Vaal
ne s’y rendit, ni aucun ne fut vu portant un uniforme.
Alors que les grèves s’éteignaient, quelle fut la cause de leur propre grève ?
Pour moi, cela restait dur à comprendre jusqu’à ce que je fasse le jour sui-
vant une enquête parmi quelques écoliers. La réponse de l’un d’eux fut celle-
ci : « Il serait trop difficile pour nous d’aller à l’école alors que plusieurs de
nos compagnons se languissent en taule pour des infractions non spécifiées ».
Cette réponse illustrait la puissante solidarité nationale qui existe parmi nos
lycéens. Ça m’excitait d’apprendre que des Noirs avaient encore des raisons
d’être fiers. Je sentais en toute confiance que si le trésor (nationalisme) des
Noirs était bien préservé, aucune grêle ni tempête ne l’arracherait de sa ra-
cine d’une infinie profondeur.
Les jours passaient et des lycéens se rendaient en cortège aux quartiers gé-
néraux de la police pour obtenir une réponse aux augmentations de loyers et
réclamer la libération de leurs amis. Malheureusement, leurs requêtes
n’étaient pas satisfaites et ainsi les écoles restèrent vides pendant les jours
suivants. Le boycott des écoles doit être imputé au conseil municipal pour
son échec à répondre aux lycéens et son retard à trouver un accord avec les
habitants. La faiblesse du conseil fut de ne pas comprendre que la force des
émeutes est dans les mains des lycéens.
Pendant que le conseil restait prisonnier d’un dilemme, dans les townships
tout restait d’humeur sombre. Les lycéens ne se rendaient pas dans les écoles,
la nourriture et d’autres nécessités ne se trouvaient qu’avec difficulté, les bus
ne pénétraient plus dans les townships mais empruntaient seulement les
routes principales, les criminels tenaient leur chance de tuer des gens, et le
marché noir se répandait partout. Les résidents n’avaient pas la paix puisque
des bandes menaçaient leurs vies. En plus, la police de la sécurité chassait de
leur demeure les personnes impliquées dans les grèves. Il y eut des rumeurs
comme quoi tous les gens arrêtés seraient mis en liberté provisoire sous cau-
tion de 200 Rands chacun. Cette somme, disaient les gens, devait couvrir le
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OS CANGACEIROS N° 3
montant total que les résidents avaient refusé de payer en septembre, bien
que l’argent collecté ne pourrait couvrir tous les dégâts occasionnés.
Lorsqu’on se place d’un point de vue politique pour juger le cours des
émeutes qui balayèrent tant de villes noires, on doit conclure que les Noirs
ont montré qu’ils rejetaient la mise en place des conseils municipaux noirs.
Ils n’avaient pas choisi ce système et n’avaient pas voté pour les candidats
aux élections, mais malgré cela le gouvernement a continué à mettre en place
le système. Ainsi, les conseillers ne représentent pas le peuple, et perpétuent
seulement la volonté des Blancs. Ils n’ont jamais baissé les loyers comme ils
s’étaient engagés à le faire pendant les élections. Ils continuèrent à prendre
soin d’eux-mêmes. Rapidement ils possédèrent des chaînes de magasins et
d’autres biens. Tout ce qu’ils ont fait commença par provoquer les habitants,
et les avertissements s’ensuivirent pour qu’ils démissionnent. Ils ignorèrent
ces appels et continuèrent à embêter les gens en augmentant les loyers.
Les grèves furent tellement alarmantes que le gouvernement aurait dû in-
tervenir. Mais, le gouvernement craignait de satisfaire les exigences des gens.
Il craignait de donner aux Noirs leurs propres rênes car cela signifiait un dan-
ger pour sa propre position. Au lieu de ça, la réponse aux masses en colère fut
une brutalité totale et impitoyable de la police, et en conséquence beaucoup
de gens trouvèrent la mort. Les gens continuèrent la grève en dépit des morts
de leurs collègues et de leurs amis.
Il n’était pas judicieux pour la police d’employer des fusils pendant les grèves
parce que la suppression des grèves sous la contrainte des armes ne résoudra
pas le problème. En réalité le gouvernement n’a pas le choix. Il doit continuer
à ignorer les Noirs pendant qu’il fait face à de nombreuses critiques de l’ex-
térieur et de nombreuses attaques de l’intérieur.
Je me demande si l’Afrique du Sud survivra aux irrésistibles forces de l’his-
toire. Vraiment, le trésor du gouvernement sud-africain s’effrite. Il ne peut
résister aux critiques et aux attaques auxquelles il doit faire face chaque
jour. La solution du problème au moyen de réformes aux allures de tortue
donnera à l’État des maux de tête pour longtemps. Les coups de l’extérieur
deviennent plus durs.
Ce que j’espère pour l’Afrique du Sud c’est que toutes les races au sein du
pays prennent part à un système gouvernemental où nous pourrons examiner
les imperfections de chacun et se guider mutuellement vers la perfection
dans tous les domaines. Si nous coopérons ensemble à tous les niveaux d’un
intérêt mutuel au sens le plus large, je ne vois donc aucun obstacle qui pour-
rait nous contrarier.
Les émeutes du Vaal avaient été si loin qu’elles exigèrent la vie d’un innocent
bébé. Pendant quelque temps, la situation dans les townships noirs fut calme.
Mais finalement il se produisit un incident qui renversa presque la situation.
La zone 7, que j’avais observé d’un œil critique dès le début, devint le ter-
rain d’affrontement. Elle se battit pour montrer sa bravoure, et malheureu-
sement cela entraîna la mort d’un enfant innocent.
Ce triste événement se passa après les funérailles de Nicolous Siphiwe
Mgundlwa, un élève de l’école primaire Zithulele. Siphiwe était en train de
couper du bois chez lui le 24 septembre, lorsqu’il fut, présume-t-on, atteint
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par une balle en caoutchouc. Il fut admis à l’hôpital de Sebokeng mais il mou-
rut le jour suivant. Pendant la préparation des obsèques dans la zone 7, un
membre de l’exécutif du Groupe de Solidarité des Prêtres Noirs du Vaal et pré-
sident de l’Association Civique du Vaal, le révérend Lord Mc Camel, demanda
à la police de se tenir éloignée de l’enterrement. La police ne se tint pas en
dehors du township et de nouvelles grèves commencèrent à se produire.
Après l’enterrement, des jeunes barricadèrent les routes et arrosèrent
de pierres tous les véhicules qui passaient. Ce vendredi-là, les bus du
Centre Civique de Vereeniging et d’ailleurs dans le Vaal ne rentrèrent plus
dans la zone 7. Ils faisaient tous demi-tour à Fowler, le dernier arrêt de bus
de la zone 12.
Les choses allaient mal de nouveau, Mzala ! Les gens se rassemblaient par
groupes de trois ou quatre et de leurs bouches sortaient des mots de conster-
nation. La route grouillait encore de jeunes lançant des pierres quand Mme Kay
Gordon de Walkerville arriva en voiture dans cette direction sans rien savoir
de la situation. Avec elle, se trouvaient son fils aîné, Jamie, sept ans, Blair,
son bébé de trois semaines et Mme Annah Ramareletsi qu’elle conduisait à la
direction administrative de l’Orange Vaal. Je suis sûr que Mme Gordon ne sa-
vait pas que les choses allaient mal de nouveau dans le Vaal, autrement elle
n’aurait pas utilisé cette route. Les vitres de sa voiture furent brisées et une
pierre atteignit le bébé qui ne put respirer à nouveau après le coup fatal.
Jamie fut également blessé.
L’arrière-plan de la mort de ces deux enfants dans la zone 7 fut l’impitoya-
ble fusillade provoquée par la police. La force employée par la police dé-
passait la colère des communautés, ce qui est vraiment mauvais. Il semblait
que les flics étaient autorisés à ouvrir le feu sur n’importe qui il leur semblait
bon de tirer.
Je me rappelle un autre incident dans lequel un autre garçon qui était sur le
point d’être relâché après avoir été arrêté dans le cimetière d’Evaton fut ir-
rémédiablement abattu par un policier. Le meurtre se produisit après que le
flic ait continuellement menacé le garçon en pointant le canon de son re-
volver sur lui. C’est naturellement pénible pour nous résidents de vivre en
étant un point de mire. Personne ne peut réellement vivre librement quand
des menaces de mort lui sont faites continuellement. De telles actions de la
part des flics déplacent encore plus les limites de l’inhumanité.
Après que des hommes d’affaire et des journalistes se soient déplacés en
tournée d’inspection dans les secteurs dévastés par les grèves, la Direction
Administrative de l’Orange Vaal annonça certains plans visant à former une
force de police paramilitaire afin de faire face à toute agitation future dans
le Vaal. La direction voulait que la police démontre qu’elle avait la haute
main de la Loi et de l’Ordre sur les résidents. Si un tel système avait été in-
troduit auparavant, il aurait pu entraîner la situation du pire vers le pire
comme je l’ai déjà indiqué ; la présence de la police et des soldats dans
les townships était provocante aux yeux des résidents, et elle aurait signifié
une guerre à outrance contre les communautés. Avec ce plan, la Direction
Administrative montrait son incompréhension en ce qui concerne les
émeutes. Elle prévoyait de supprimer au lieu de négocier avec les résidents
pour résoudre le indaba.
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OS CANGACEIROS N° 3
SEBOKENG TU ES GRAND
Johannes Rantete
Traduction août 1985
Revue en juin 1987
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Documents 379
« Johannes Rantete, vingt ans, est le fils d’un ouvrier d’usine. Quand les évé-
nements de septembre ont éclaté à Sebokeng et dans d’autres townships du
Triangle du Vaal, il sortit dans les rues pour rapporter l’histoire telle qu’il la vit.
Il prit aussi des photos dont le dessinateur Goodman Mabote s’est servi pour
illustrer ce livre. »
Ces phrases sont extraites de la jaquette de présentation du livre de Rantete, pu-
blié ouvertement à Johannesburg par les éditions Ravan Press 1 en 1984. Dans
un pays où, si on est un Noir, le simple fait de se trouver dans la rue en période
d’émeute – la réalité quasi quotidienne en Afrique du Sud – constitue un enga-
gement sans équivoque, et donc un risque mortel, la publication de son livre est
tout simplement un scandale qui l’exposait à une répression certaine. Non seu-
lement ce récit est un document important qui reflète précisément le débat pra-
tique instauré par les Noirs révoltés, mais en plus il est immédiatement
dangereux pour l’État parce qu’il indique assez nettement la seule voie prati-
cable pour élargir le débat en cours. Ainsi en ont pensé les autorités : peu de
temps après la parution du livre, Rantete était arrêté par la police. On ignore ce
qu’il est advenu de lui. Mais nul doute qu’il a rejoint les 625 000 taulards noirs 2
qui croupissent annuellement dans les geôles sud-africaines, s’il n’est pas déjà
mort aux mains de ces salauds de Blancs. Nul doute, non plus, qu’il sera vengé,
si ce n’est déjà fait.
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OS CANGACEIROS N° 3
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