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OS CANGACEIROS
janvier 85 - juin 87
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NOTE ÉDITORIALE----------------------------------------------------------------p 13
OS CANGACEIROS n° 1 – JANVIER 85

MINGUETTES BLUES---------------------------------------------------------------p 18
LES MAGASINS « RADAR »
CONTRE LE VOL À L’ ÉTALAGE---------------------------------------------------p 34
SCANDALE À LA COURNEUVE---------------------------------------------------p 37
GRÈVE DES LOYERS
AU FOYER DE LA COMMANDERIE-----------------------------------------------p 41
RAPPORTSUR MARSEILLE-------------------------------------------------------p 45

DES OS DE TALBOT-POISSY-------------------------------------------------------p 65
À PROPOS DE LA GRÈVE

ARDENNES BOULES---------------------------------------------------------------p 76
BISON VODKA-----------------------------------------------------------------------p 80

ANNEXE DOCUMENTAIRE :
UN VILLAGE MEXICAIN LYNCHE SON CHEF DE POLICE---------------------p 92
DU FRIC OU ON VOUS TUE---------------------------------------------------------p 93
MONEY HONEY--------------------------------------------------------------------p 94
BAS LES PATTES---------------------------------------------------------------------p 98
« MESRINE » FAITCOURIR LA POLICE-------------------------------------------p 99
LE PEN À NANTES--------------------------------------------------------------p 100
DÉCONTRÔLE D’AIGUILLES-----------------------------------------------------p 101
ON SE FOUT DE NOUS ?
ON S’EN FOUTRA PAS LONGTEMPS ! -------------------------------------------p 103
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OS CANGACEIROS n° 2 – NOVEMBRE 85 NOTES ÉDITORIALES-------------------------------------------------------------p 106


BRICK KEEPS BRITAIN BEAUTIFUL ! -------------------------------------------p 115
QUELQUES ÉLÉMENTS SUR LE MOUVEMENT DES SEVENTIES :
LES GRÈVES DE 72-----------------------------------------------------------------p 147
HOMMAGE AUX ASTURIES : GIJON 84/85------------------------------------p 152
« L’ ASSEMBLÉE ESTNOTRE ARME FONDAMENTALE »-----------------------p 164
PRISONER’S TALKIN’ BLUES------------------------------------------------------p 178
TODAY PIGS,TOMOROW BACON-----------------------------------------------p 192

ANNEXE DOCUMENTAIRE :
L’ ABSENCE ETSES DÉCORATEURS----------------------------------------------p 202
SAMIZDAT-------------------------------------------------------------------------p 204
L’EUROPE DES HOOLIGANS ET LA MORT DU FOOTBALL--------------------p 207
LA LIBERTÉ,
C’ESTLE CRIME QUI CONTIENT TOUS LES CRIMES---------------------------p 211
LA VÉRITÉ SUR QUELQUES ACTIONS MENÉES
EN FAVEUR DES MUTINERIES DANS LES PRISONS----------------------------p 216
CORRESPONDANCE AVEC LE R&FM----------------------------------------p 221

NOTES ÉDITORIALES-------------------------------------------------------------p 227


OS CANGACEIROS n° 3 – JUIN 87

À PROPOS DE LA GRÈVE DES CHEMINOTS------------------------------------p 248


L’ HEURE ESPAGNOLE-------------------------------------------------------------p 258
LA DOMESTICATION INDUSTRIELLE-------------------------------------------p 282
« LA POLICE FERA DE SON MIEUX,
MAIS L’ HISTOIRE N’ESTPAS DE SON COTÉ »------------------------------------p 292
SALAUDS DE BLANCS-------------------------------------------------------------p 311
FAUTÊTRE NÈGRE POUR FAIRE ÇA ! ------------------------------------------p 329

DOCUMENTS :
LE NOUVEL ÉQUILIBRE DE LA TERREUR-------------------------------------p 341
RIEN D’HUMAIN NE SE FAIT
SOUS L’ EMPRISE DE LA PEUR----------------------------------------------------p 344
DOCUMENTS RELATIFS
À LA PRISE D’OTAGES DE NANTES---------------------------------------------p 346
TOUT CE QUI EST CRITIQUABLE
DOITÊTRE CRITIQUÉ-------------------------------------------------------------p 354
PAPA, MAMAN,
TON FILS, TA FILLE EST DANS LA RUE-----------------------------------------p 355
LES CHEMINOTS GRÉVISTES
S ’ADRESSENTAUX USAGERS----------------------------------------------------p 357
CONTRE L’ OBÉISSANCE ETLA SERVILITÉ-------------------------------------p 358
LE NÉGATIF EXPLOSE AU CENTRE DE L’ ABSTRACTION--------------------p 360
FOOTBALL ET VIOLENCE--------------------------------------------------------p 363
LE TROISIÈME JOUR DE SEPTEMBRE-------------------------------------------p 366
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Ce livre est téléchargeable sur le site http://basseintensite.internetdown.org/


Les reproductions de Os Cangaceiros et des Fossoyeurs du Vieux Monde, une réédition de N’Dréa,
l’introduction et la conclusion de L’Incendie Millénariste ainsi que des extraits du dossier 13 000 Belles
sont à lire sur ce site. À noter la réédition récente en brochure du texte La domestication industrielle
par Non Fides (http://www.non-fides.fr).
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Introduction 5

a démarche de réédition des trois numéros de la revue Os Cangaceiros, pu-

L bliés entre janvier 1985 et juin 1987, est une façon de partager ce plaisir
que nous avons pris à lire ces textes, à en discuter, pour « mettre de la mé-
thode dans notre furie ». À leur lecture nous avons été surpris (un peu effarés par-
fois) par les aspects toujours actuels de certains de leurs articles, analyses,
pratiques ou réflexions.
Nos désirs de subvertir toutes choses sont en permanence traversés de contra-
dictions entre nos conditionnements et nos envies, souvent elles-mêmes impré-
gnées de ce que l’on rejette. Les questionnements sur les moyens d’arriver à nos
fins, la recherche d’une certaine cohérence entre théorie et pratique ne sont pas
de simples exercices intellectuels, ni un passe-temps mais découlent d’une vo-
lonté intime d’en finir réellement avec ce monde qui ne nous entoure pas, mais
nous englobe. Ainsi, « le travail des mots est un moment de la lutte », un moment
pour prendre le temps de la réflexion critique. Si toutes les expériences sont sin-
gulières, elles se nourrissent néanmoins de passés qui ne sont pas nôtres. Vécus
par d’autres, avec leurs interrogations, leurs limites, leurs expériences. Des pas-
sés qui peuvent alimenter le présent ou donner à lire une certaine vision de
l’époque et des lieux qui furent les leurs – laissant parfois imaginer une certaine
« proximité ». Os Cangaceiros sont de ceux-là.
Les trois numéros livrent une vision critique et active des années 80, loin de
l’histoire officielle d’une pacification de toute révolte par l’arrivée de la Gauche
au pouvoir en 81, ou de l’histoire de certaines radicalités qui se prétendaient déjà
être seules à résister. Pour nous qui sommes nés dans les années 80, ou étions ga-
mins, nous en avons une vision triste et souvent très parcellaire, comme si cette
époque avait manqué d’un peu d’imagination. Souvenirs lointains et confus
d’émeutes aux Minguettes, des badges « Touche pas à mon pote », de la montée du
Front National, des « bavures » policières, de « grandes » grèves, de remous dans
les « pays de l’Est »...
endant ses quelques années d’existence, l’association Os Cangaceiros

P prend part à différents conflits, tente de nouer des complicités, de rendre


compte de situations, cherchant à créer par leur action des scandales et
des liens entre les luttes isolées les unes des autres. Leurs formes d’agir furent
multiples : publications de revues, livres et tracts, sabotages, vie en commun,
refus du travail, système D pour trouver de la tune... Rien de bien exceptionnel
pour un groupe de quelques individus se considérant comme une association de
délinquants, de chômeurs-à-vie – certes bavards – mettant à profit leur temps
libre pour imaginer des formes de destruction du vieux monde. Sans pour autant
verser dans l’activisme gauchiste ou le militantisme armé – qu’ils critiquent
même sévèrement. Ils se refusaient à se qualifier de « politique » et cherchaient
par leurs pratiques à remettre en cause le principe même de politique comme
activité séparée. Tout comme ils s’opposaient à la distinction entre prisonniers
« politiques » et « droits communs ».
Il faut se plonger dans la lecture des quatre numéros de la revue Les Fossoyeurs du
Vieux Monde, publiés entre 1977 et 1983 pour mieux comprendre l’apparition
d’Os Cangaceiros quelques années plus tard. Initialement basé à Nice, un petit
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groupe se constitue autour d’une revue par laquelle ils décident de rendre pu-
bliques, de publiciser, toutes leurs expériences communes de confrontation à ce
(vieux) monde. Ce projet est fortement imprégné d’écrits situationnistes – mais
pas seulement – dont ils relisent ou adoptent plusieurs concepts. « Ne travaillez
jamais » et la « Révolution du quotidien » sont deux d’entre eux. Ils signent par-
fois leurs textes « Des situationnistes » – comme le fera plus tard Os Cangaceiros
– tout en étant ignorés par les officiels du « mouvement situ » et les ouvrages
consacrés au sujet. Ils réfléchissent à une « clandestinité sociale » nécessaire pour
répondre à la « nécessité de l’argent ». Dans de longs textes, faits et méfaits de la
guerre sociale côtoient une critique du quotidien. Écrits théoriques se mêlent à
des réflexions plus personnelles. De sévères attaques contre les formes d’organi-
sation se rendent complices d’une exaltation de la révolte, une « esthétique du né-
gatif » où le plaisir dans la destruction est inséparable de toutes tentatives réelles
de rupture. Précédant Os Cangaceiros qui écrira « Nous n’avons qu’une seule forme
de relation avec les groupes et organisations politiques : la guerre. Ils sont tous nos en-
nemis, il n’y a pas d’exception », les textes des Fossoyeurs vomissent sur tous les
partis, syndicats ou organisations – révolutionnaires ou non – avec parfois une fâ-
cheuse tendance à voir en eux des « conspirations » étatiques. Une furieuse envie
de rencontres et d’en découdre les traversent : « Rarement autant ont éprouvé le be-
soin impérieux de sortir de leur isolement pratique, et rarement, paradoxe désolant,
les rencontres n’ont véhiculé autant d’illusions et de prétentions disproportionnées...
La stratégie des rencontres est fondée sur ce seul projet : la découverte des armes né-
cessaires à la pratique du bavardage, au bavardage pratique. »
Fin mars 1982, dans le XXème arrondissement de Paris, un squat s’ouvre rue de
l’Est dans un immeuble neuf encore partiellement inoccupé. Les nouveaux ha-
bitants s’accaparent les lieux et interdisent la rue aux flics, faisant ainsi une cri-
tique en acte des politiques d’urbanisme mais aussi des choix politiques
consistant à squatter uniquement les lieux abandonnés. Après plusieurs mois le
lieu est viré par une horde de flics malgré quelques résistances.
En mai 1983, le numéro quatre sonne le glas de la revue mais pas de l’expérience
commune née des rencontres et bavardages autour d’elle. Ni de l’envie de s’af-
fronter à la réalité.
es délinquants librement associés s’enflamment dans certains des conflits

C d’alors, préférant être à Vireux aux côtés des ouvriers en grève plutôt
qu’avec les « anti-nucléaires » de Chooz, vagabondant des Asturies aux
Minguettes, de la Grande-Bretagne à Nantes, de la Pologne à la gare TGV locale,
où ils rencontrent quelques complices. En janvier 1985 paraît le premier numéro
de la revue Os Cangaceiros – du nom de « bandits sociaux » qui parcouraient le
Brésil au début du XXème siècle – dans laquelle l’ivresse de la Vodka polonaise et
les carcasses calcinées des Minguettes font cause commune. Contrairement aux
Fossoyeurs du Vieux Monde, la nouvelle revue n’aborde plus les questions et les ré-
flexions sur la quotidienneté, les façons de se confronter, et contient moins de re-
tours sur leurs rencontres collectives et/ou singulières ou d’analyses théoriques.
Les textes – signés de pseudonymes – relatent des situations de conflits. Glisse-
ment de forme et de fond mais, comme dans Les Fossoyeurs, une volonté de sou-
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Introduction 7

tenir et de mettre en avant essentiellement les luttes en rupture avec toutes les or-
ganisations, partis ou syndicats que ce soit dans une usine, un collège ou en pri-
son... L’année 1985 est traversée par des émeutes et des révoltes dans les prisons
françaises. Os Cangaceiros fera une somme de sabotages, interventions et tracts
afin de faire connaître les revendications de prisonniers, et dont ils publieront la
liste dans le second numéro de leur revue, datée de novembre 1985. Hooliga-
nisme, émeutes en Grande-Bretagne, révoltes ouvrières en Espagne et en Pologne
sont aussi au sommaire de ce numéro. En décembre 1985, l’ensemble du tribu-
nal de Nantes est pris en otage par deux accusés, aidés d’un complice, pendant
plus de deux jours. Le système judiciaire se retrouve jugé, sous les yeux des mé-
dias, par ceux qu’il voulait envoyer mourir à l’ombre des barreaux. Os Canga-
ceiros se solidarisera par plusieurs sabotages et actes de vandalisme.
Courant 1987, est édité L’Incendie Millénariste, volumineux ouvrage consacré à
plusieurs expériences millénaristes des siècles précédents. Elles sont analysées en
tant que mouvements sociaux visant à la suppression des contraintes, immédiate-
ment, sans médiations, contrairement aux hérésies et autres dissidences religieuses
qui ne visent qu’à une critique – parfois radicale – des pratiques ou dogmes offi-
ciels [une réédition serait en cours]. Mais la diffusion de ce livre fut gênée par la
pression des condés sur l’association clandestine depuis les derniers sabotages,
poussant diffuseurs et libraires à le refuser.
En juin 1987 paraît le troisième et dernier numéro de la revue. Plus épais que
les précédents, il regroupe des textes sur la prise d’otage de Nantes, la grève des
étudiants en 1986, des cheminots de 1987, les luttes dans l’Afrique du Sud de
l’Apartheid, etc.
De la fin avril 1989 à novembre 1990, de multiples sabotages sur des entreprises
participant à des chantiers de construction de 13 000 nouvelles places de prison
vont être réalisés, ainsi que des vols de plans de chantiers à venir ou le tabassage
d’un architecte spécialisé. Afin, selon eux, qu’après avoir construit des murs, il
apprenne à les raser ! L’ensemble de ces documents, plans et revendications se-
ront publiés sous le titre 13 000 Belles en novembre 1990 et diffusés grâce au vol
de 10 000 étiquettes postales à France Telecom. La diffusion se fit donc « massi-
vement » avec une attention particulière dans la manière de publiciser ce docu-
ment : par exemple en en envoyant dans des lieux publics, comme des bistrots,
dans l’attente de réactions, de scandales.
La pression des flics qui traquent les auteurs des récents sabotages est palpable.
L’association se fait plus discrète. L’une des Os Cangaceiros – connue sous le
pseudonyme de Andréa Doria – décède le 15 avril 1991. Malade depuis quelques
années d’un cancer, elle avait décidé de stopper les traitements et tenté de se ré-
approprier sa fin de vie et sa mort dont elle choisit la date. L’année suivante, Os
Cangaceiros publie un recueil de ses lettres, intitulé N’Dréa, dans lesquelles elle
explique son refus des chimiothérapies et sa critique de la médecine. Puis, plus
rien. Os Cangaceiros disparaît, s’éclipse. Essoufflé, divisé sur de possibles suites
à l’association, sur le bilan, sur les contradictions apparues, traqué, le petit groupe
de délinquants s’éparpille. « La guerre sociale continue... »
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u delà de ce que les textes et l’histoire d’Os Cangaceiros ont pu susciter

A en nous d’intérêt ou de questions, notre « proximité » reste critique, et


notre intention n’est pas de susciter de l’admiration mais des bavardages
pratiques. Nous ne cherchons pas de filiation historique, justifiant pensées et
actes présents, ni à écrire l’histoire d’une « mouvance » politique : nous sommes
orphelins volontaires d’une société domesticatrice et négateurs de tout projet de
société. L’ensemble des personnes composant ce groupe ne purent éviter, au long
de cette expérience commune, certaines des contradictions inhérentes à la lutte.
Et c’est aussi en cela que leurs textes nous ont semblé actuels dans la mesure où
ils sont une sorte de miroir de nos difficultés, ou parfois incapacités, à dévelop-
per des complicités, à penser la complexité de ce qui nous oppresse.
Si s’associer c’est s’unir, comment ne pas reproduire les espaces de coercition
que tout groupe ou projet induit sur ses membres ? Si refuser c’est s’exposer,
comment rester dans l’anonymat de la guerre sociale ? Si lutter c’est s’organiser,
comment éviter de se croire les plus malins, comment agir sans s’isoler et sans
pour autant faire dans l’exemplarité ou l’avant-gardisme ? Si chercher des com-
plicités c’est s’armer, comment ne pas fantasmer des « catégories sociales » dési-
gnées comme alliées ? L’ouvrier de Talbot ou de Cellatex n’est pas plus nihiliste
que le jeune kid de Brixton ou la « caille-ra » de Marseille n’est rebelle en tant que
tels. D’improbables complices sont en embuscade partout, dans n’importe quel
quartier dégueulasse, dans les recoins graisseux d’une usine, dans les puantes
geôles de l’État, au pied d’une école dévastée par le feu ou dans la foule en attente
au Pôle Emploi... Il ne nous reste plus qu’à nous rencontrer, à imaginer des pos-
sibles qui nous confrontent réellement à l’existant et ses contraintes.
Il y a plus de vingt ans comme aujourd’hui, on parlait de « multiplication » des
émeutes ou des grèves sauvages hors du contrôle syndical, de « crise » et d’« en-
nemi intérieur », d’accentuation de la pression sociale ou de l’isolement.
Il y a plus de vingt ans comme aujourd’hui, la guerre sociale fait rage, en se fou-
tant pas mal des prophétiques moments historiques ou du grand soir.
« Rien n’est vrai, tout est permis... »
Décembre 2009

Les notes marquées d’une astérisque ou entre crochets ne sont pas dans les versions originales tout
comme les illustrations, que nous avons changées.
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OS CANGACEIROS

NUMÉRO 1 - JANVIER 1985


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NOTE ÉDITORIALE
eux mensonges se sont succédés dans la bouche de l’ennemi : il y a quinze

D ans, celui d’après lequel nous aurions alors vécu dans une société de
consommation, et à présent celui de la crise. Leur succession est parfai-
tement logique. La crise vient par opposition à un miracle économique.
Par définition la crise est quelque chose à quoi il faut croire. Avec son discours
sur la crise, la bourgeoisie monte une énigme théorique. La crise se présente
comme l’héritière de la nécessité naturelle, sauf qu’elle n’a rien de naturel.
L’énigme se trouve là. Elle se résout vulgairement à un chantage exercé sur
les pauvres.
Il s’agit pour l’ennemi de redonner une légitimité à un pouvoir tant contesté de-
puis 15 ans. L’État et ses spécialistes se posent, dans le secret des dieux, comme
l’intermédiaire entre une puissance divine et insaisissable et la masse des pauvres.
C’est en Italie au début des 70’ que cela a commencé : après le « miracle écono-
mique » des 60’ ce pays était subitement devenu ingouvernable. La seule néces-
sité de l’argent ne suffisait plus à terroriser les travailleurs, qui s’y attaquaient de
mille façons hors de l’usine. Et avec la lutte contre le travail, dans les ateliers, les
entreprises n’arrivaient plus à gagner de l’argent : on sait comment la FIAT a
depuis surmonté cette crise sociale, en mettant une partie des ouvriers en Cassa
Integrazione [équivalent des Assedic] et en robotisant les chaînes de montage.
Et cela au nom de la prétendue crise économique.
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OS CANGACEIROS N° 1

ans les 30’ s’était achevée l’expansion fer/charbon/acier et avait com-

D mencé l’essor pétrole/automobile/électroménager, c’est-à-dire l’époque


où la richesse allait être placée en vue des pauvres. Le Welfare State [état
providence] fut l’agent de circulation de ce passage (limiter la concurrence dans
la société bourgeoise et assister les pauvres tout en leur garantissant du travail
à tout prix). L’idée dominante était d’aspirer à la sécurité sociale.
Cette époque qui avait commencé avec la fin de la Dépression et de la seconde
guerre mondiale a connu son terme avec 68 et s’est terminée dans les 70’, dans
le déchirement général.
Dès lors une autre stratégie s’impose à l’ennemi. Pour pouvoir « retrouver un cli-
mat de confiance dans l’entreprise » (comme dit Tapie) il doit introduire le risque
dans la société. Pour que le capital retrouve le goût de s’investir, il faut que les
pauvres vivent désormais dans le risque permanent face à la nécessité de
l’argent. « Le risque, facteur d’innovation sociale » comme se plaît à le nommer un
défenseur du pouvoir.
La concurrence des capitalistes entre eux est à présent véritablement mondiale,
car c’est seulement à présent que la marchandise a pénétré tout le monde sans ex-
ception : ils savent qu’ils ne pourront continuer de prospérer qu’en se montrant
de plus en plus féroces entre eux et contre nous.
Le capitalisme laisse alors mourir toutes les entreprises qui ne peuvent assurer la
concurrence mondiale, en un mot tout ce qui immobilise de l’argent en vain. Il
doit assainir le marché, et d’abord celui du travail – comme à la FIAT ou à Tal-
bot. La mère Thatcher est la plus extrême : elle laisse crever toutes les entreprises
affaiblies. Des pans entiers du vieil appareil industriel britannique se sont ef-
fondrés, comme à Liverpool (secteurs jusque-là protégés, à l’époque du Welfare
State, par l’État travailliste et les syndicats).
Rien n’empêchait il y a 10 ans l’application des présentes mesures sociales et in-
dustrielles, si ce n’est que personne ne les aurait alors acceptées. La crise, le chô-
mage ont été 10 ans de purgatoire pour les pauvres, au terme duquel ils se voient
imposer la guerre de tous contre tous dans des conditions les plus dures. Ainsi les
ouvriers de l’automobile aux USA (Remember Lordstown 72 ! *) sont-ils contraints
à la déportation, à la reconversion et à la réduction de leur salaire (parfois jusqu’à
2/3 ! ). La fin du Welfare State était le préalable à ce redéploiement terroriste.
Il est encore plus long, désormais, et encore plus semé d’embûches le chemin
pour parvenir à la misère ! Ce qui était jadis requis pour devenir un self-made-
man (sacrifice, motivation, investissement) est désormais exigé de n’importe quel
travailleur. La seule participation positive des pauvres à la société civile, le travail,
avait tendance à se déprécier ces derniers 15 ans. Le capitalisme en est alors venu
à exiger des pauvres qu’ils s’identifient corps et âme à la société civile et qu’ils en
fassent la preuve par leur motivation, leur dynamisme et leur esprit d’entreprise.
Les pauvres doivent être méritants (« Exploiter la partie productive des processus
déviants » disent les spécialistes chargés de réformer l’organisation du travail).
Mais bien sûr, ce à quoi le cadre a consenti de lui-même, il faut l’imposer aux pau-
vres sans qualité à coups de licenciements, de suppression d’allocations-chômage,
d’enquêtes de motivation, de stages de reconversion. Ce qui va de pair avec
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Note éditoriale 15

l’automatisation et l’informatisation accrues du travail :


maintenant le bon travailleur ne se distingue plus par l’ha-
bileté manuelle, la vélocité ou la compétence technique,
puisque les machines possèdent désormais tous ces attri-
buts et corrigent d’elles-mêmes toute défaillance de leur
appendice humain. Le bon travailleur est donc celui
qui prend des initiatives, qui souscrit activement au rôle
qui lui est désigné. C’est désormais visiblement une idée
qui régit le cours de ce monde.
Mais « c’est aussi dur de reconquérir le plaisir dans le travail
que dans la vie sexuelle » comme confessait impudemment
un cadre de Renault-Flins. En octobre 84, la direction de
cette usine proposait une promotion aux caristes : il s’agis-
sait d’élargir leurs responsabilités, de les obliger à penser.
Au grand désarroi des syndicats, les caristes ont majori-
tairement refusé : « Pour 200 F par mois de plus, pas la peine
de se faire chier à prendre des responsabilités ».
Fabius le moderniste cite en exemple le Japon où 95 % des
travailleurs fixes sont des bacheliers. La crainte de tomber
au rang de journalier les fait étudier comme des bêtes afin
de décrocher des diplômes. Cette frénésie a pour consé-
quence une hausse des « maladies mentales » et des somati-
sations diverses, et de nombreux meurtres de profs.
Comme à Sylicon Valley : plus ces petits hommes pensent
et plus ils deviennent fous, détraqués, dépressifs, suicidaires.
Voilà qui révèle bien l’irrationalité de la pensée qui les fait
travailler, cette pensée qui ne leur appartient pas et qu’il
leur faut réaliser. Ceux qui tuent leurs profs ne sont pas les
plus fous. Et pour ceux qui ne se plient pas à ce système, il
y a toute une série de mesures, comme celles que propose
en France le rapport Bonnemaison **.
« Les travaux d’intérêt général » qui avaient été conçus
comme peines de substitution pour les jeunes délinquants,
sont maintenant destinés à tous les pauvres sans travail, et
donc délinquants potentiels. Pour l’État, le chômage est * Grève à la General Mo-
avant tout un désordre à prévenir. Le projet de l’ennemi est tors de Lordstown (Ohio)
clair : d’un côté une société civile auto-policée et de l’autre au cours de laquelle les

une armée de réserve sous contrôle étatique. Et pour ceux


ouvriers s’attaquèrent
aux robots de la chaîne
qui restent sourds à ces injonctions étatiques, une « Poli- de montage.
tique de prévention fermée » (lire : de répression ouverte). ** Écrit en 82, le rapport
« Face à la délinquance :
u XX les pauvres ne subissent plus l’arbitraire
ème

A
prévention, répression,
de quelques riches mais l’arbitraire de la richesse solidarité » inaugure la
abstraite. La marchandise est un processus plei- mise en place des poli-
tiques sécuritaires au ni-
nement mondial : il ne lui reste plus de terres en friches. veau municipal.
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OS CANGACEIROS N° 1

Aujourd’hui sont réunies les conditions d’une concurrence illimitée dans le


monde : et pour s’adonner librement à cette forme moderne de la guerre de tous
contre tous, les capitalistes doivent disposer des pauvres à leur gré.
Nous pouvons comprendre aisément que nous ne sommes que la matière pre-
mière de cette concurrence mondiale. Et l’enjeu de celle-ci, c’est le monde. Le ca-
ractère unitaire de la marchandise et de son monde reçoit son fondement de cette
dépendance générale des individus. À présent tout le monde dépend de tout le
monde. Chaque malheur local des individus a donc visiblement une cause unique
et qu’ils peuvent trouver dans la nature même du monde.
u cours de l’année 84, des révoltes ont éclaté en plusieurs lieux du monde

A pour les mêmes raisons : au Brésil, en Tunisie, au Maroc, à St-Domingue,


en Égypte. Dans ces pays endettés auprès des banques US et euro-
péennes, l’exigence du Fonds Monétaire International de « rétablir la vérité des
prix » a fait couler le sang. C’était la destinée des pauvres que de payer cette
dette. Ainsi les individus salariés qui font les frais de la dette d’État, en Pologne
comme au Brésil, sont massivement conduits à connaître l’essence même du
monde, l’argent, comme une force hostile à combattre. L’expérience isolée de
l’individu pauvre se transforme alors en une expérience commune à tous, et qui
s’exprime dans la révolte.
Qu’il se prétende libéral ou social-démocrate, l’ennemi est partout réformiste :
« La réforme doit rendre inutile la révolution » disait déjà un homme d’État voici
10 ans. C’est ce programme qui est appliqué depuis. Mais au moment où les dé-
fenseurs de l’ordre régnant n’ont d’autre alternative que sa réforme, les pauvres
répondent par leur « immobilisme », leur répulsion à ce changement. Le réfor-
misme dénonce dans les récentes révoltes leur caractère purement « réactif » et
n’y voit qu’un attachement caractériel au passé (sécurité, passivité). Il est difficile
de mépriser davantage les gens : eux qui avaient pu croire à la richesse se voient
systématiquement rappeler qu’ils ne sont que des esclaves, parfaitement dépen-
dants d’une force extérieure qui se retourne de plus en plus contre eux. Ce n’est
pas au nom du passé qu’ils se révoltent : quand ils prennent la parole et la rue,
c’est pour exiger de l’État bien plus que celui-ci n’a jamais promis.
Selon le bon sens économique, les mineurs britanniques ne se battraient que
pour maintenir les puits non-rentables en activité. À ce titre, ils ne pourraient
qu’être vaincus. Mais c’est contre tout autre chose qu’ils se battent : contre le sta-
tut de nomade industriel que l’État britannique veut leur imposer (« Don’t wanna
be industrial gypsies » disent-ils).
Les mineurs britanniques se battent contre la conception qu’a l’ennemi du chan-
gement. Dans cette lutte ils découvrent une autre conception de ce changement,
de plus en plus destructive – comme l’avaient fait les émeutiers de 81. Au-
jourd’hui les bandes de jeunes chômeurs-à-vie et les piquets de mineurs se re-
trouvent ensemble pour attaquer la police. Ce sont seulement les bureaucraties
syndicales, cherchant à immobiliser la lutte, qui en appellent à « la défense des
avantages acquis ». Les pauvres en Grande-Bretagne sont en train d’en obtenir
un, d’avantage, et décisif : celui de se découvrir un ennemi public.
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Note éditoriale 17

Nous-mêmes, qui avons presque tous été d’humbles salariés nous rencontrons de
plus en plus souvent d’autres pauvres contraints au travail (ou au chômage) et qui,
comme nous, n’hésitent plus à voler ce qui leur fait envie. (L’épicier Leclerc, qui
se propose d’organiser des soupes populaires pour les chômeurs démunis, disait
récemment à la télé qu’il peut comprendre l’affamé qui vole une boîte de pâté,
mais pas l’insolent qui dérobe des bouteilles de whisky.)
ontrairement à ce que racontent les crétins au pouvoir, la pauvreté n’est

C pas à la périphérie de leur monde mais au centre. Si à des degrés divers


tout le monde est isolé dans la société, personne n’en est exclu. Un pau-
vre c’est quelqu’un qui peut seulement croire à la richesse, quelqu’un dont la
dépense est toujours limitée, et donc décevante. Il ne connaît que le spectacle
d’une richesse qui lui demeure fatalement extérieure, mais qui le soumet tout
aussi fatalement à ses exigences. La richesse ce n’est pas dépenser quelque chose
en particulier, mais dépenser en permanence tout ce qui existe.

« Il faut mobiliser chaque jour les


femmes et les hommes de l’entreprise,
leur imagination, leur cœur, leur
esprit critique, leur goût du jeu,
du rêve, de la qualité, leur talent de
création, de communication, d’obser-
vation ; bref leur richesse et leur
diversité. Cette mobilisation peut
seule permettre la victoire dans un
combat industriel, dorénavant de
plus en plus âpre. »
Archier & Sieryex,
directeurs du groupe Lesieur,
L’entreprise du 3ème type

« Quand le plan de guerre ne vise


qu’un objet médiocre, les forces émo-
tives des masses seront-elles aussi si
faibles qu’elles auront toujours besoin
d’une impulsion. »
Clausewitz
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OS CANGACEIROS N° 1

MINGUETTES BLUES
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Minguettes blues 19

n 81, les jeunes immigrés de l’Est lyonnais expri-

E mèrent quelque chose de commun à tous les pau-


vres, l’insatisfaction. Mais leur isolement dans la
société devait agir sur la suite de leur révolte, tandis que
la répression se chargeait d’en isoler les plus excités en
prison. Des rackets se firent une spécialité de gérer cet iso-
lement, en prétendant que les immigrés étaient seulement
isolés de la société : et que là serait la cause du tort parti-
culier qu’ils éprouvent en tant qu’immigrés.
C’est paradoxalement après une victoire remportée sur les
forces de l’ordre, le 21 mars 83 *, que certains jeunes des
Minguettes se sont placés délibérément en position de fai-
blesse devant l’État. Car le 21 mars avait été une déroute
complète pour les flics – ils auraient sans doute pu, par de
grand moyens, disperser les émeutiers et reprendre pos-
session du secteur Monmousseau, mais en le payant très,
très cher. La victoire avait donc été indiscutable à Mon-
mousseau, mais uniquement là. Sortis de là, l’ennemi.
On peut songer que les jeunes des Minguettes auraient pu
exploiter leur victoire par les mêmes moyens afin d’arra-
cher la libération de leur ami emprisonné au lendemain
du 21. Au contraire, on est étonné par le moyen auquel
certains ont eu finalement recours : la grève de la faim, une
« arme » qu’utilisent plutôt ceux qui ne peuvent vraiment
en avoir aucune autre, les prisonniers. C’est que les jeunes
des Minguettes se sont massivement sentis prisonniers, iso-
lés à la ZUP à la fois en tant qu’immigrés et en tant que
délinquants. Il est d’ailleurs significatif que la campagne
de presse qui suivit le 21 mars, les présentant massivement
comme des bandits, les ait tous choqués, y compris beau-
coup qui sont vraiment des bandits ! Se faire traiter de ban-
dit est évidemment un honneur, à plus forte raison quand
ça vient d’une pute de journaliste ou d’une salope d’État.
Mais cette campagne d’hostilité déclarée dans l’informa-
tion spectaculaire annonçait, autant qu’elle la préparait,
une aggravation de la répression policière sous ses formes
les plus sournoises.
Après le 21 mars, ceux de nos amis qui y avaient parti-
cipé nous disaient souvent : « Ce jour-là, on leur a mis une
telle dérouillée qu’à présent on peut pas trop la ramener »,
quand on évoquait avec eux le scandale à faire autour * Des jeunes résistent à
de l’emprisonnement de « Tunch ». Ils disaient aussi : une perquisition et atta-
« On a été le 21 au plus loin qu’on pouvait, maintenant à quent les flics en leur ba-
d’autres de prendre la relève ». Mais des autres banlieues lançant entre autres des
lavabos et des bidets du
lyonnaises, ne vinrent presque pas de gestes de complicité haut d’une tour.
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OS CANGACEIROS N° 1

avec ceux des Minguettes. Le nettoyage par le vide entrepris par l’État dès la fin
81 avait déjà fait des ravages.
En tant que repaire de délinquants, les Minguettes se trouvaient effectivement
isolées. Les jeunes les plus décidés à en découdre à mort avec la police étaient
aussi les plus vulnérables. La répression en avait décimé beaucoup depuis 81.
N’importe quel jeune habitant Vénissieux ou un autre secteur agité de l’Est lyon-
nais était à peu près assuré, devant les tribunaux, de prendre pour n’importe
quel délit le double ou le triple des peines habituelles. Déjà, ceux qui étaient
tombés pour rodéo l’avaient payé très cher. La police n’hésitait pas à prendre le
premier venu en otage judiciaire pour la moindre histoire d’auto-défense collec-
tive contre les porcs. Quant aux plus agités, on leur collait sur le dos toutes les
affaires de casses et de braquages non résolues, afin de les laisser pourrir le maxi-
mum de temps en prison – la même histoire a ainsi pu servir à faire emprison-
ner plusieurs personnes qui n’avaient rien à y voir. Et face à ça, il n’y eut aucune
réaction, sinon quelques incendies vengeurs allumés dans l’agglomération lyon-
naise et qui firent plaisir aux emprisonnés. Sinon, les protestations platoniques
de cette racaille de gauchistes, d’éducateurs et autres assistants sociaux. La prison
était pour les jeunes de l’Est lyonnais une véritable calamité naturelle, devant la-
quelle chacun d’eux se retrouvait seul et impuissant.
Dans ce climat de détresse, la poudre qui avait commencé à se répandre durant
l’année 82 grignotait l’énergie de quelques uns des plus actifs. Les autres se trou-
vant de toutes façons bien trop pris à la gorge par la nécessité de l’argent pour
avoir la force de raisonner stratégiquement. Il n’était pas question pour eux de
laisser la police faire son sale boulot dans la ZUP, mais il ne leur venait pas à l’es-
prit d’aller dans d’autres zones de banlieue exprès pour discuter de ça avec leurs
semblables. La circulation des gens entre ces zones-là se faisait seulement au ha-
sard des obligations quotidiennes. Une communication informe s’opérait ainsi à
travers une commune expérience de la misère, à partir des rapports socialisés par
les combines, les affaires de deal, les embrouilles liées à ça (parfois opposant des
cités entières entre elles), mais aussi par les tracasseries policières et les heurts
avec les patrons de bar et de boîte, ou avec les petits blancs racistes, durant le
week-end dans le centre-ville. De là était née la conviction intime à tous ces jeunes
immigrés d’une misère particulière dans la société, et grandissait le sentiment
d’y subir un isolement collectif.
Les jeunes immigrés se trouvaient à la fois isolés entre eux et isolés dans la société
civile où leur place est plus qu’incertaine – la plupart, qui n’ont pas la nationa-
lité française, vivent dans l’insécurité permanente sous la menace de l’expulsion.
Les seuls prolétaires d’origine française qui avaient pu les rencontrer, sur la base
de la même insatisfaction totale, c’étaient des gens eux-mêmes isolés et minori-
taires dans la société française, puisque nous ne sommes nous-mêmes que des dé-
linquants, du foutu gibier de prison. On s’était vite reconnu et compris dans la
même façon de parler des flics et le même mépris du travail – et le même mépris
de tous les appareils politiques existants. Mais nous n’avions évidemment rien de
positif à proposer pour débloquer leur angoissante situation d’immigrés. Sinon
de provoquer des rencontres entre quelques uns d’entre eux, venant de différentes
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Minguettes blues 21

zones urbaines où la guerre est déclarée, et qui comptent parmi les plus furieux
ennemis de la société et de l’État. Ils avaient compris de suite que nous n’étions
pas venus pour les aider. Et ce n’est pas à titre d’aide que nous avons fait circu-
ler l’information sur tel ou tel épisode de la lutte anti-flics dans divers secteurs.
Cela aussi avait toujours été compris et apprécié par des gens que trop de mili-
tants et autres démarcheurs ont pu jadis tenter de recruter – en vain.
D’autres au contraire éprouvaient le besoin d’une aide, qu’ils n’attendaient pas
des partis politiques traditionnels. Seuls des gens parlant un langage religieux
pouvaient la leur apporter, tout langage politique étant discrédité aux Min-
guettes. Au lendemain du 21 mars 83, les jeunes de la ZUP avaient donc ressenti
avec anxiété leur isolement et se sentaient faibles devant la pression de l’État.
Ceux qui commencèrent alors une grève de la faim en solidarité avec « Tunch »
n’étaient, eux, pas des bandits. Ils étaient juste préoccupés au plus haut point
par la haine qu’on leur vouait de partout – l’ambiance des élections municipales
du printemps 83, où tous les partis s’étaient livrés à une surenchère de racisme,
n’avait pu qu’aggraver leur anxiété. Face à l’échéance pressentie après le 21, ils
s’étaient sentis désarmés : et ceux qui n’étaient pas les plus décidés à en décou-
dre redoutèrent le pire. Ils se mirent ainsi à implorer la société. Il est frappant de
voir le côté sacrifice, martyr chrétien des procédés employés : se priver de man-
ger, ensuite s’imposer une longue marche à pied (pourquoi pas sur les genoux ?)
comme s’ils avaient voulu expier tout ce que les jeunes immigrés de l’Est lyon-
nais ont osé se permettre jusqu’à cet excès limite du 21 mars.
Nous avions pressenti, après le 21 mars, au vu du pourrissement relatif de la si-
tuation aux Minguettes qu’elle allait suivre une évolution « à la new-yorkaise ».
D’un côté, aggravation de la concurrence et de l’hostilité entre les jeunes prolé-
taires, repliés dès lors sur des bandes les protégeant dans l’isolement ; et de l’au-
tre, la seule activité organisée en vue d’objectifs médiats qui allait en ressortir
serait une alternative non-violente et réformiste, comme les Noirs américains en
ont subi une à la fin des 60’. La suite confirma hélas notre appréhension.
Les conditions de survie des jeunes de la banlieue lyonnaise se faisaient de plus
en plus dures. Il leur devenait de plus en plus difficile de trouver de l’argent. Sous
l’empire du besoin, certains en arrivaient à risquer leur peau sur des coups ex-
trêmement risqués et d’un faible rapport. Un partage contesté ou une dette non
réglée engendraient d’interminables embrouilles. Pire, il commença à y avoir de
la délation dans l’air. Tout cela était ressenti par les plus lucides avec une amer-
tume et une fatalité écrasante. En 81, les gens se cachaient peu de leurs méfaits
devant leurs semblables ; en 83, chacun essayait de passer le plus discrètement
possible. L’unité réalisée en 81 contre l’ennemi public se fissurait chaque jour
davantage. Début 83 s’était formée à Monmousseau une bande d’une dizaine de
jeunes, très jeunes qui entreprit dès le début de s’embrouiller systématiquement
avec tous les autres jeunes de la ZUP (tentatives de rackets, descentes armées
dans d’autres coins des Minguettes, etc...). Ce genre de comportement ne s’était
encore jamais vu aux Minguettes. Si ces jeunes étaient aussi présents le jour du
21 mars, ils faisaient par contre tout ce qu’ils pouvaient pour fonctionner en op-
position à tous les autres. Lorsque, courant mai 83 les flics en arrêtèrent un à la
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OS CANGACEIROS N° 1

cafétéria du centre commercial Venissy


en lui lâchant les chiens dessus, d’au-
« NOUS, JEUNES DE LA CITÉ GUTENBERG,
AVONS DÉCIDÉ DE NE PLUS ÊTRE LES
ANIMATEURS DE LA MISÈRE. » tres jeunes qui assistaient à la scène de
C’est par ces mots que quelques jeunes im- loin firent exprès de ne pas intervenir
migrés de cette cité de transit particulière- et de ne pas donner l’alerte, reconnais-
ment insalubre expliquaient le saccage du sant l’un de « la nouvelle bande de
centre d’animation sociale qu’ils avaient eux-
mêmes mis en place, et qu’ils ont eux-mêmes
Monmousseau » (pour les distinguer
saccagé au printemps 83. Ces jeunes-là re- des « anciens » qui avaient agité la rue
vendiquaient depuis des années, pacifique- Monmousseau en 81 et dont bien peu
ment, le relogement de tous les habitants étaient encore là le 21 mars, la plupart
hors de cette réserve délabrée, mais sur le
territoire de la commune de Nanterre. Des
étant malheureusement en prison). Et
années à calmer la colère des plus jeunes et pourtant c’est pour sa participation
à discuter avec des représentants de l’État. aux affrontements du 21 que les flics
Des années à espérer sur de simples pro- étaient venus le coincer là (il fit un
messes. Lorsqu’ils ont enfin été convaincus
mois de prison pour ça, et quelques
que l’État ne se souciait aucunement de les
reloger mais les tenait en haleine par des pro- personnes manifestèrent pour sa libé-
messes, les jeunes ont cessé de jouer la co- ration le jour du premier dynamitage
médie : « On s’est servi de nous pour faire les de tours, dans le secteur Monmous-
animateurs, pour faire les petits bouffons ».
seau). Ce fut le triste symptôme que
L’État ne pouvait en effet qu’encourager leurs
activités d’animation, son seul souci étant que quelque chose du bel élan offensif de
l’ordre règne dans cette zone. À présent, ils 81 s’achevait. Pour finir, cette petite
sont fatigués du réformisme et ils le disent. équipe en vint, en juillet 84, à ouvrir
Il n’est pas étonnant que ce soient les mêmes le feu contre d’autres jeunes – en l’oc-
qui aient pris une position claire à l’encontre currence des Minguettes-Sud – en bles-
de la marche de décembre 83, « cette initia-
tive placée sous l’auspice d’un curé » comme
sant deux grièvement à la suite d’un
ils disaient. Non seulement ils ont critiqué les différend de plus.
dangereuses illusions que cette démonstra-
Par ailleurs, les animateurs de l’asso-
ciation SOS-Minguettes, ainsi que
tion non-violente entretenait, mais ils ont pour
la première fois pris publiquement position
contre tout ce que les marcheurs se gardaient Toumi Djaidja * à peine sorti de l’hô-
bien d’attaquer : « Il y a des pères de familles pital, avaient fait savoir en juillet qu’ils
arabes qui ne laissent pas sortir leurs filles souhaiteraient nous rencontrer. Nous
les avons donc vus, quoique très réser-
qui ne valent pas mieux que les beaufs. Il faut
être clair là-dessus si on veut être crédibles. »
En effet. vés devant les revendications qu’ils
avançaient auprès des autorités ainsi
que devant certaines initiatives visant
à ramener la paix sociale aux Min-
guettes (par ex. un don financier à un
petit commerçant du secteur Démo-
cratie en grève de la faim pour obtenir
réparation des dommages de guerre
qu’avait subis sa boutique). Mais nos
amis, eux-mêmes gênés par ces choses-
là, voyaient malgré tout avec une
certaine faveur l’activité de SOS-Min-
guettes en se disant que de toutes fa-
çons ça ne pouvait pas leur nuire.
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Minguettes blues 23

Le n° 4 des Fossoyeurs du Vieux Monde avait pas mal cir-


culé en certains lieux de la ZUP, et avait plu ; Toumi par
contre nous dit qu’il ne l’avait pas aimé, ce qui ne nous
étonna guère puisqu’il est par nature opposé à toute idée
de vengeance et encore plus à toute forme de violence so-
ciale (malgré le peu d’encouragement que la réalité lui pro-
digue en ce sens). Les animateurs de SOS-Minguettes nous
firent part de leur projet de marche : ils voulaient la paix
civile, en faisant pression sur l’État par un rassemblement
autour de la Marche. En attendant, se rassemblait déjà au-
tour de leurs initiatives une racaille de curés, de juristes et
de militants modernisés : et venaient parfois leur parler
des salopes de députés ou des larbins du préfet Grasset.
Nous ne parlions quant à nous que de guerre sociale.
L’entretien s’acheva sur ce.
a vague d’assassinats racistes de l’été 83 ** n’a pu

L que les conforter dans leur projet. Sur la banlieue


parisienne, quelques suites données par de jeunes
immigrés à plusieurs de ces assassinats provoquèrent un
peu de friction avec ceux qui, parmi la communauté arabe,
entendent canaliser l’énergie de la colère dans des reven-
dications purement juridiques – et se poser en intermé-
diaires entre l’État et les jeunes prolétaires immigrés. On
en lira les comptes-rendus à la fin de cet article.
Les revendications de la « Marche contre le racisme et pour
l’égalité des droits » se plaçaient d’emblée dans la sphère
du droit politique, c’est-à-dire abstraction faite des rapports
qui, dans la société civile, déterminent le sort des immi-
grés. Elles rejoignaient par là ce qu’il y a de religieux dans
le discours général de la démocratie bourgeoise : égalité,
dignité et fraternité des hommes et des races dans le ciel du
droit politique. Les initiateurs de la Marche se défendaient
de « faire de la politique », au sens des manœuvres d’état-
major et autres manipulations hiérarchiques : et en effet * En juin 83, il est blessé
ils ont réussi leur entreprise de façon indépendante de tout par balle lors d’une per-
parti politique, au nom de « la politique des beurs ». Il leur
quisition alors qu’il tentait
de libérer une personne
a suffi d’invoquer l’esprit de la Constitution démocratique en train de se faire bouf-
française et d’en réclamer l’application à la minorité im- fer par un chien policier.
migrée pour rallier avec succès tout ce que ce pays compte
Il sera l’un des instiga-
teurs de la marche des
d’humanistes et de chrétiens de gauche. Sur 80 000 per- beurs.
sonnes défilant silencieusement à Paris le dernier jour de ** Outre les keufs, des vi-
la Marche, en décembre 83, il y en a au moins plus de la giles, des groupes de fa-
moitié qui sont des militants ou ex-militants de gauche chos, des commerçants,
venus se donner bonne conscience et communier dans la des voisins s’octroient le
permis de tuer : au bas
dignité tant réclamée. Il y avait aussi, bien sûr, beaucoup mot 20 morts.
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OS CANGACEIROS N° 1

de jeunes immigrés souvent loin d’être convaincus par le mot d’ordre avancé
mais qui s’y sentaient impliqués. On aurait tort de méconnaître le poids émo-
tionnel qu’a eu la Marche chez ces jeunes immigrés, même chez ceux qui criti-
quaient clairement cette initiative. Il y eut vraiment quelque chose de religieux
là-dedans, sans même parler du dévouement très chrétien du père Delorme et des
« travailleurs sociaux » qui ont concouru au succès de la Marche. Quelques di-
zaines de milliers de personnes se sont trouvées pour un jour unies dans la même
euphorie, abstraction faite de ce qui se passe sur cette terre de malheur. En cela,
seul un curé pouvait activer un tel projet avec succès. L’État social-démocrate
était évidemment heureux d’avoir trouvé enfin chez les jeunes immigrés des gens
avec qui discuter. Au podium de Montparnasse, où convergeaient les commu-
niants, une salope de secrétaire d’État (Georgina Dufoix Marie Salope) put par-
ler longuement à la foule, malgré des huées ; un ami arabe qui tenta de prendre
le micro pour parler, et dans un tout autre sens que celui des non-violents, se fit
barrer l’accès du podium par des gorilles. Il n’y a aucune dignité à parler avec un
homme d’État. Aucune. « Pour montrer qu’on est pas des sauvages » nous avait dit
un des animateurs de SOS-Minguettes afin d’expliquer la collecte qu’ils avaient
organisée en faveur du buraliste gréviste de la faim, et chez qui les jeunes du
quartier avaient à 20 reprises fait une autre sorte de collecte : pour ces Marcheurs,
il s’agissait bien de civiliser la révolte des jeunes immigrés.
Notre attitude à cette occasion fut simple et claire : l’absence. Nous n’avions rien
à y faire ou à y dire, puisque nous ne sommes pas concernés par cette sorte de
démarches démocratiques. Nous n’avons pas ressenti le besoin de nous joindre
aux 80 000 marcheurs du dernier jour, n’ayant jamais eu mauvaise conscience du
sort fait dans ce pays aux immigrés parce que nous n’en sommes pas responsables.
C’est une société qui en est responsable, et que nous avons toujours combattue
sous toutes ses formes. Pour toute la valetaille des gens de gauche, c’est évidem-
ment le contraire : qui se sent morveux se mouche. Les marcheurs prétendent
qu’ils ont voulu seulement prendre au mot le discours de l’État démocratique, et
c’est bien là que nos routes divergent définitivement. Pour nous, le discours de
l’État démocratique et les concepts universels de la démocratie ne peuvent pas
être pris au mot parce qu’ils sont parfaitement vides, parce qu’ils n’ont aucune
espèce de réalité. Le seul discours à prendre au mot, c’est celui de la richesse abs-
traite, sur terre : comme l’ont fait les jeunes immigrés qui volent des voitures et
pillent des supermarchés, comme nous le faisons dans notre vie à chaque fois
possible. Car c’est uniquement sur terre que se trouve la solution de l’énigme
qu’est devenue pour chaque pauvre isolé sa propre misère. Pas dans le ciel grisâ-
tre du droit politique et de la démocratie.
Ce qui est réel, c’est l’isolement auquel les jeunes immigrés sont particulière-
ment renvoyés dans la société. Ce qui est un mensonge, c’est de prétendre qu’ils
sont isolés de la société, et ainsi de réclamer leur insertion sociale. « Nous sommes
la France de demain » criaient certains des marcheurs qui semblaient en être fiers !
ntre les travailleurs français et la richesse sociale, il y a tout un système

E complexe de médiations et de protection visant à les intégrer : et dont les


travailleurs immigrés sont en général exclus. Mais pour les jeunes immi-
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Minguettes blues 25

grés chômeurs-à-vie, il n’y a rien d’autre qu’une distance infinie, entre eux et
cette richesse. Ils y sont immédiatement confrontés comme une force qui leur
échappe totalement jusqu’à se retourner contre eux. Ces dépossédés issus de la
même zone du monde parlent encore la même langue et partagent les mêmes
mœurs – c’est à peu près tout ce qu’il leur reste en commun dans un univers aussi
hostile. Ils sont arrivés en position de faiblesse dans les rapports de concurrence
régnant entre les pauvres de cette société. Mais dans ce tort particulier, ils ont
quelque chose de commun et qui vient nourrir la conscience d’une hostilité pro-
fonde avec la société. Ils sont porteurs d’une rupture sociale collective mais isolée.
Dans la décennie 70, il y avait déjà des gestes de violence radicale de la part des
bandes de jeunes prolétaires de banlieues, en majorité d’origine française. Et déjà
les défenseurs de l’État frémissaient devant la généralisation possible de ces actes.
Mais jamais cela n’avait atteint ce stade de rébellion permanente dans des quar-
tiers entiers, comme cela fut en 80/81 dans l’Est lyonnais ou dans les quartiers
Nord de Marseille. La violence des « petits blancs » pauvres n’avait jamais pu
franchir le seuil qualitatif, irréversible, de l’été 81. Elle était le fait de bandes
éphémères qui avaient rarement une perception claire de leur situation sociale et
qui n’arrivaient quand même pas à s’imposer de façon systématique et continue
à la police. Les rivalités très fortes qui y sévissaient suffisaient bien souvent à
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OS CANGACEIROS N° 1

Un certain Nasser Kettane, médecin et co-fondateur de Radio-Beur, écrit dans un n° spécial du


Monde d’octobre 84, consacré aux immigrés en France, que « Ceux qui ont manifesté ce jour-là (le
dernier jour de la Marche) n’étaient pas des militants badgés ou étiquetés mais des hommes et
des femmes pour qui les mots “droits de l’homme”, “égalité des droits”, “terre d’asile”, “antifas-
cisme” ont encore un sens». Mais pour qui de tels mots peuvent bien avoir encore un sens, en
1984, sinon pour des militants – et peu importe qu’ils laissent leurs badges et leurs étiquettes à la
maison ce jour-là. Qui est encore assez bête pour croire à cela, sinon des gens qui ont au fond
d’eux-mêmes la mentalité du militant ? Quant à l’antifacisme, on lui chie dessus. Comme disait
dans les années 20 un révolutionnaire italien « La pire chose qu’ait crée le fascisme, c’est l’anti-
fascisme ». C’est au nom de l’antifascisme, c’est-à-dire de l’union sacrée qui défend l’état démo-
cratique et bourgeois, que tous les partis ont ensemble écrasé la révolution en Espagne en 37. Et
c’est au nom de l’antifascisme que les ordures staliniennes du PC ont toujours condamné toute
forme de violence prolétaire ; et c’est au nom du « péril fasciste » incarné par Le Pen que ces
mêmes charognes du PC tentent actuellement de recruter des jeunes immigrés, afin de faire ou-
blier que ce parti de salopes a été ces dernières années le plus flicard et le plus raciste de tous
les partis de salopes existants. Nous n’oublions pas, bien sûr, toutes les autres...
Par ailleurs, ce vertueux Nasser Kettane évoque les « Français intoxiqués par les médias bien pen-
sants, de “rodéos de voitures”, de “ZUP bétonnée” et de “délinquance” ». C’est un argument confu-
sionniste classique de ces racketteurs : dans une récente déclaration, un menteur professionnel,
le père Delorme (la religion est le plus vieux mensonge du monde) oppose l’été chaud de 81 à l’au-
tomne calme de la Marche de 83. Dans le premier cas, il ne se serait agi que d’un montage pur et
simple des médias, exhibant ostensiblement de sensationnelles images de voitures brûlées aux
Minguettes et incitant par là les français à davantage de racisme. À l’opposé, la Marche antira-
ciste est présentée comme l’évènement exemplaire, qui n’a obéi à aucune sollicitation des mé-
dias, en un mot l’évènement pur. Qui donc ce jésuite veut-il abuser ? On a rarement vu une action
dépendre à ce point de la célébrité que lui font les moyens d’information spectaculaire. Cette
marche, qui avait débuté dans l’indifférence n’a dû son succès qu’à sa notoriété : et qui donc la lui
assure, sa notoriété, sinon les médias ? ! La journée du 3 décembre [arrivée de la marche à Paris]
fut l’évènement spectaculaire par excellence, avec les light-shows braqués sur ces humbles pè-
lerins dont les photos ont été reproduites partout, dans les quotidiens de gauche ou dans des al-
bums mémoriaux. Et tout ça sous le concert de louange de la gauche émerveillée.
Si ce n’est pas une mise en scène, qu’est-ce ?
Mais les voitures dont les carcasses calcinées ont été retrouvées aux Minguettes, elles ont bien
brûlé, elles. Et ceux qui l’ont fait se sont bien amusés, eux. Que la presse se soit excitée là-dessus
n’empêche que des centaines de jeunes se sont amusés à faire des rodéos à un point qui n’avait
jamais été atteint jusque-là. La vérité, c’est que les Delorme et les Kettane sont gênés par de tels
actes. Alors faute de pouvoir les passer sous silence, ils les minimisent. Ils veulent défendre les
arabes, mais des arabes propres, honnêtes, qui veulent juste vivre en paix dans ce pays. Ces mo-
ralistes excusent la délinquance, mais ils ne l’approuvent pas. Ce que font les jeunes immigrés dé-
linquants, ils le blâment. Ils ne veulent surtout pas que ça se généralise. Mais les médias ont
l’imprudence d’en parler, et de donner de mauvaises idées : vous savez bien, si les jeunes sombrent
dans la délinquance, c’est qu’ils ont trop vu de films de gangsters à la télé.
Un jour, dans une cité de Marseille, nous projetions en compagnie d’un des auteurs deux films
réalisés par des jeunes immigrés qui approuvent le vol, le vandalisme et la violence contre les
flics : un jeune con, arabe, a trouvé moyen de nous dire que c’étaient là des films racistes parce
qu’ils présentaient les arabes comme des délinquants et rien que des délinquants ! C’est la lo-
gique des curés et des staliniens, des Delorme et des Kettane, qui ne disent rien d’autre.
Dans un autre genre, un journal gauchiste mensongèrement intitulé Tout constate « la disparition
relative des formes de lutte sans avenir politique comme le rodéo » dans la banlieue lyonnaise. En
effet, ce sont des actes sans avenir politique : ils ne demandent rien à l’État, ils ne demandent pas
l’assistance des militants gauchistes, ils ne se donnent aucune justification. Des actes comme ça
n’ont pas d’avenir dans cette société qui ne peut que les condamner absolument ou les excuser
merdeusement, mais qui ne peut en rien les organiser politiquement. Leur avenir est au-delà de
cette société et au-delà de la politique. On comprend dès lors que les activistes autonomes dont
Tout constitue l’avoine intellectuelle se soient fait jeter comme des malpropres dans les banlieues
parisiennes où, il fût un temps, ils avaient tenté de recruter en parlant aux immigrés de leur avenir,
politique, auquel il faudrait enfin qu’ils pensent à leur âge !
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Minguettes blues 27

dissoudre les liens de complicité. Au contraire, la génération de jeunes prolétaires


de banlieues qui attaque en 80/81 montre en elle-même une certaine cohésion. Et
elle la trouve évidemment dans la communauté qu’ont les immigrés, désormais
majoritaires parmi les pauvres de banlieues. Ce fût l’élément décisif qui trans-
forma un conflit larvé en guerre ouverte, et qui donna aux jeunes des Minguettes
leur force scandaleuse.
Ceux qui ont grandi ensemble dans la même cité où ils ont vécu les mêmes ga-
lères ignorent le racisme entre eux. Il n’y a jamais eu aux Minguettes d’opposi-
tion raciale entre les jeunes arabes et les jeunes européens (d’origine française ou
immigrés italiens, lesquels sont assez nombreux dans l’Est lyonnais) dont cer-
tains n’ont pas été en reste dans les évènements de 81 et depuis. Mais les petits
blancs qui n’ont pas grandi dans ces cités et qui n’ont pas vécu cette commune
misère, et dont l’isolement est ainsi achevé dans la société, ceux-là ressentent de
l’hostilité et de la rancoeur face à la communauté particulière sur laquelle les im-
migrés peuvent s’appuyer. Dans la guerre de tous contre tous qui oppose les pau-
vres entre eux, les immigrés apparaissent unis face à des gens isolés. C’est alors que
chez ces petits blancs apparaît le racisme.
Ça ne sert à rien de juger le racisme d’un point de vue moral et d’argumenter
pour convaincre les gens du contraire : car le racisme n’est pas une opinion mais
une misère psychologique. Rien d’étonnant à ce qu’il vienne surtout des classes
moyennes, qui ont toujours eu l’apanage de la bêtise ignoble. La guerre d’indé-
pendance de l’Algérie a de toutes façons laissé des souvenirs-écrans dans leur in-
conscient collectif. À présent que des jeunes immigrés viennent les menacer dans
leurs biens, elles s’abandonnent corps et âme à cette crispation morbide, la peur.
Mais la société civile, bourgeoise, est foncièrement raciste et tous les blancs pau-
vres qui cherchent à s’y intégrer sont eux-mêmes en proie à cette épidémie de peste
émotionnelle. L’ouvrier hautement qualifié qui s’identifie à son travail et à son
entreprise n’a bien souvent que mépris pour l’OS immigré qui parfois ne sait
pas lire. Dans une société hiérarchique où règne la concurrence entre tous, les im-
migrés sont d’abord méprisés, ensuite craints et finalement haïs. Chez bien des
blancs pauvres qui sont, dans la hiérarchie sociale aussi bas que les immigrés, le
racisme exacerbé montre à quel point ils sont perdus dans l’isolement. « Ils nous
en veulent parce qu’ils sont bientôt aussi pauvres que nous » disait un jeune arabe
d’une cité de Roubaix pour expliquer un affrontement récent avec les petits
blancs habitant la cité voisine, pendant l’été 84.
Reich établissait une relation entre l’attachement à la famille et l’identification
à la nation : les familles s’isolent les unes par rapport aux autres comme le font
les nations. Les nations se font concurrence, comme les pauvres isolés entre eux.
Et les pauvres isolés vivent tous repliés en famille. Et dans cet isolement fami-
lial, l’insatisfaction devient totalement névrotique et s’en prend aux autres pau-
vres les plus proches : les immigrés. Nous avons relevé empiriquement ce
caractère familial du racisme chez ceux des pauvres qui, se trouvant aussi défa-
vorisés que les immigrés voient même en cela des concurrents dans ces étrangers
– et un concurrent, tous les arguments sont bons pour le discréditer – et s’iden-
tifient à leur nation dont au moins l’immigré ne fait pas partie.
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OS CANGACEIROS N° 1

C’est évidemment une défense névrotique de quelques compensations durement


acquises (biens matériels, couverture sociale...) dont le caractère incertain dans
l’actuelle crise sociale est vivement ressenti – acquis propres aux pauvres de
même nationalité. « Les français d’abord », ce slogan débile traduit bien une men-
talité courante, qui s’imagine par exemple que les immigrés sont mieux traités
dans ce pays que les travailleurs français ! Des arguments aussi minables s’éva-
porent d’eux-mêmes dans des périodes de rupture sociale généralisée, où tous re-
connaissent enfin leur ennemi commun. Le racisme est un sursaut d’une société
hiérarchisée en crise, qui se révolte contre les aspirations à la richesse des pau-
vres sans nation. Il trouve un terrain favorable chez ceux des pauvres où le repli
familial apparaît comme seul refuge devant la menace constituée au dehors par
une crise sociale dont ils font les frais. De ce sentiment obsédant d’être seuls
dans la détresse naissent alors ces phénomènes d’hystérie raciste collective que
l’on voit si souvent dans les familles de petits blancs.
Le mensonge religieux est alors venu poser son regard moral sur cet énigme
qu’est le racisme, et y opposer une solution abstraite. Il a voulu renverser l’iso-
lement collectif subi par les jeunes immigrés en appartenance à une commu-
nauté fantastique de frères et d’égaux. Et il s’oppose activement, au nom de cela,
à toute forme de révolte qui s’attaque concrètement à la société et à l’État. On
se souvient qu’en 81, une des premières mesures de la police avait été d’établir
un cordon sanitaire afin d’empêcher toute communication directe entre les
jeunes des différentes zones de l’Est lyonnais. Depuis, les rackets antiracistes ont
contribué largement à décourager toute relation directe entre jeunes révoltés de
banlieues. Ces rackets ne voulaient pas autre chose que de parler à l’État. Il ne
les intéressait nullement que ces jeunes se parlent entre eux et parlent au reste
du monde parce qu’une telle communication fait trop de mal à l’État.
Ceux qui tentent, depuis 83, de canaliser l’énergie des révoltés dans quelques re-
vendications adressées à l’État substituent un combat chimérique au combat réel.
Plutôt que d’attaquer une société qui est foncièrement raciste, ils organisent l’iso-
lement des immigrés dans la seule communauté que l’État peut leur reconnaître :
la culture.
Le racket antiraciste consiste à organiser l’isolement des immigrés comme un
acte politique. Il réclame l’intégration civile avec autonomie culturelle. La culture
est un supplétif de la politique, depuis le coup de 68. Alors que les pauvres se re-
connaissent de moins en moins une existence politique, l’isolement culturel vise
à leur donner une communauté positive indépendamment de l’État – et si besoin
est, par des subventions d’État. Ceux qui marchaient contre le racisme mar-
chaient pour l’intégration. Celle-ci n’étant que pur spectacle, elle ne trouve à se
réaliser que dans la culture, dans l’abstraction de tout rapport hiérarchique de la
société au nom du « droit à la différence ». On ne pouvait pas trouver de formule
plus imbécile que celle-là ; comme si un pauvre pouvait être différent d’un autre
pauvre. Les pauvres ne sont différents que par le spectacle culturel. Alors que les
jeunes de la banlieue lyonnaise avaient réalisé leur communauté dans l’insatis-
faction et la révolte, les rackets politiques et culturels viennent parler de « droit à
la différence » et cela en exaltant la culture arabe. Et ils font ainsi l’apologie de
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Minguettes blues 29

ce qu’il y a de pire dans la culture arabe : le respect de la famille et les rites reli-
gieux. Toute défense d’une spécificité culturelle, quelle qu’elle soit, est religieuse
même si elle n’emploie pas les mots de la religion.
Ceux qui veulent gérer l’autonomie culturelle immigrée ont aussi prouvé à plu-
sieurs reprises en 83/84 qu’ils s’opposent vigoureusement à toute révolte qui s’en
prend concrètement aux conditions du monde. Ce sont ceux-là qui protègent les
journalistes de la haine des gens, qui défendent les vitrines de petits commer-
çants et empêchent leurs petits frères d’attaquer les flics, alors même que le sang
vient de couler. Leur but est de s’imposer comme les intermédiaires spécialisés
entre les immigrés et l’État : et l’État ne les reconnaît comme tels qu’à la condi-
tion qu’ils sachent maintenir l’ordre et la dignité. Ils s’emploient dans tout ce
secteur culturel, socio-éducatif, médias, etc... qui se développe depuis deux ou
trois ans avec ce courant d’autonomie culturelle arabe : ce sont les nouvelles re-
crues de l’armée de la fausse conscience.
Désormais, ceux des jeunes immigrés qui veulent en découdre à mort avec notre
ennemi commun seront aussi amenés à en découdre avec la culture arabe en ce
qu’elle a de profondément religieux et répressif, ainsi qu’avec les formes de men-
talité qui y sont liées. C’est un peu dans ce sens que quelques jeunes de la cité de
transit Gutenberg, à Nanterre, concluaient dans une déclaration faite pendant la
Marche antiraciste.
l n’y aura pas d’intégration civile pour les jeunes immigrés et chômeurs-à-

I vie. La réforme politique ne s’applique qu’à des individus qui sont membres
actifs de la société civile – que sont les délinquants et autres chômeurs qui
ne veulent pas du travail ? ! L’une des revendications de la Marche, une carte de
séjour unique de 10 ans, serait satisfaite très bientôt, dit-on : mais suivant certains
critères de délivrance qui d’emblée excluent tous ces jeunes sans travail et au ca-
sier judiciaire chargé. Le projet de réformer la situation des immigrés dans ce
pays se heurtera forcément à cette contradiction entre les exigences du marché na-
tional, qui impliquent à présent de renvoyer le plus possible d’immigrés dans
leur nation d’origine et de fermer les frontières aux migrations futures, et le dis-
cours abstrait de la démocratie bourgeoise qui l’oblige par exemple à accorder la
nationalité française aux jeunes enfants de ces immigrés et qui seront autant de
chômeurs-à-vie, qui ont déjà compris le secret de l’abondance spectaculaire, le
prix à payer pour s’en approcher et le goût amer qu’elle dégage de loin comme
de près. Ceux-là constituent par leur simple existence une menace pour le mar-
ché national. Et s’ils refusent d’avance une vie de labeur, ce n’est pas pour aller
trouver un job dans les chantiers de démolition des Minguettes...
L’immigration est un mécanisme central du système capitaliste : tous les indivi-
dus sur cette terre maudite dépendent, tous, d’une puissance unique, la mar-
chandise. Mais dans cette dépendance commune ils sont soumis à la séparation
et à la hiérarchie sur lesquelles se fonde la société. Et ces limites que constitue
l’appartenance à la nation ou à une ethnie ne protègent pas les pauvres du monde
– elles les isolent seulement davantage. Et partout ces pauvres sont contraints de
se battre localement contre un monde.
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OS CANGACEIROS N° 1

Le Maghreb a été, pendant l’expansion


BONUX ET CAMBRIOLES industrielle du capitalisme européen
AVANT L A RENTRÉE après-guerre, une zone de réserve de
Villeneuve-sur-Lot. Les stocks de lessive d’un l’Europe, d’où une main-d’œuvre bon
supermarché de Villeneuve-sur-Lot (Lot-et- marché venait s’employer aux travaux
Garonne) ont été dévastés par des enfants les plus simples et les plus durs : toutes
ces tâches de transformation directe de
désireux de se procurer les « cadeaux » qui
servent d’argument publicitaire à l’une des
marques. Au commissariat de Villeneuve-sur- la matière brute, c’est-à-dire les tâches
Lot, où le larcin est l’objet de commentaires dépourvues de pensée, mécaniques et
amusés, on indique que les enfants – tous les réservées de plus en plus aux travail-
leurs immigrés et intérimaires (agri-
indices prouvent qu’il ne s’agit pas d’adultes
– se sont introduits par le toit dans la réserve
du supermarché, séparée du magasin de culture intensive, sidérurgie, mines,
vente, où ils ont éventré, systématiquement, automobile et bâtiment). Mais dès la
les paquets et barils de la lessive « Bonux ».
fin des 70’, les conditions changent.
Le larcin, commis entre le 1er et le 3 septem-
bre, pendant la période de fermeture hebdo- D’une part, les travaux de transforma-
madaire du magasin, a été découvert mardi tion de la matière sont transférés di-
par le gérant qui a également constaté la dis- rectement dans les zones de réserve, où
parition d’une dizaine de calculatrices de
poche. Une enquête est en cours pour « re-
la main-d’œuvre est encore moins coû-
trouver les calculatrices » précisent les poli- teuse et où il faut satisfaire le marché
ciers de Villeneuve-sur-Lot. intérieur en même temps que les be-
Melun. Quatre cambrioleurs en culottes soins des métropoles. D’autre part, à
courtes, âgés de 11 à 16 ans, ont été inter- l’intérieur même de ces métropoles,
pellés lundi soir par les gendarmes de Crécy- les phases de développement industriel
la-Chapelle (Seine-et-Marne), après avoir
cambriolé plusieurs résidences de la région
lourd qui exigeaient une grosse part de
en plus de six mois. Les quatre adolescents, travail vivant, uniforme et sans quali-
surpris en plein cambriolage, ont été laissés fication, s’achèvent. La domination
en liberté, à la garde « plus vigilante » de leurs croissante du travail mort sur le travail
vivant, qui tend toujours à amoindrir
parents. Tous quatre ont reconnu s’être livrés,
à l’insu de leurs parents, depuis le mois de
février, à plusieurs « visites » dans des rési- la part de ce dernier, et qui s’incarne
dences principales ou secondaires de la ré- dans l’automation des tâches indus-
gion, notamment à Bailly-Romainvilliers et à trielles, est identiquement la domina-
tion croissante du savoir abstrait. Et les
Magny-le-Hongre. Ils pénétraient dans les
maisons en cassant une vitre puis volaient ce
qui les intéressait le plus, à savoir de bonnes métropoles capitalistes deviendront
bouteilles, des gâteaux mais aussi de l’argent seulement le lieu où se concentre sur
liquide.
elle-même cette pensée abstraite qui
Libération, 06/9/84 anime le monde – et qui emploie une
main-d’œuvre sédentaire, hautement
qualifiée et bien payée. Dans ce pro-
cessus le Capital en arrive à exclure du
travail des masses d’individus sans qua-
lité. C’est ainsi que des zones de ré-
serve dont le développement du
capitalisme avait entraîné la constitu-
tion, dans les banlieues des métro-
poles, en viennent à se peupler
uniquement de prolétaires chômeurs-
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Minguettes blues 31

à-vie parmi lesquels en premier lieu les


fils des travailleurs immigrés. Dévalo-
risés avant même d’entrer sur le marché
du travail et refusant le travail, les
jeunes immigrés sont d’autant plus
portés à une conscience aigüe de leur
situation sociale qu’ils sont sans nation
– sans même l’illusion d’être protégés
par leur nationalité et les avantages en
découlant.
L’impossibilité pour le capitalisme de
les intégrer entièrement dans la société
civile fait qu’ils se replient derrière les
liens de communauté qui semblent
échapper à la logique de ce système :
bandes, famille, ethnie – mais où ils vi-
vent sur la défensive permanente face à
ce système. Ils ne sont certes pas exclus
de la société : ils ont besoin d’argent.
Comme tout prolétaire, ils ont affaire
aux catégories concrètes de la société Depuis la première opération « anti-été
dans laquelle ils se réintègrent par ef- chaud » de 82, l’État propose aux gamins des
fraction. Le caractère abstrait de cette banlieues diverses activités comme des
cours d’informatique donnés bénévolement,
richesse sociale leur apparaît ainsi en- ou apprendre le maniement des micro-ordi-
tièrement. C’est alors que la guerre est nateurs. En plus du fait que ça les occupe et
ouvertement déclarée : par les pillages que pendant ce temps ils ne pensent pas,
organisés régulièrement dans les su- cela a selon toute vraisemblance une toute
autre signification. Le développement actuel
permarchés de banlieues, par les actes du secteur informatique, s’il nécessite une
de vandalisme individuel et collectif, très forte concentration de savoir abstrait, im-
les bastons contre les flics et les gros plique aussi une part de travail sans qualifi-
bras des municipalités de gauche. cation : ce secteur reconstitue en effet la
division industrielle entre une main-d’œuvre
Ces jeunes prolétaires immigrés sont vouée aux tâches purement mécaniques et
évidemment exclus des mécanismes un personnel de cadres qui pensent, quoique
d’intégration sociale (syndicats et par- leur pensée soit elle-même purement méca-
nique (la pensée, dans l’informatique, est vi-
tis). Mais le système a encore la force siblement extérieure aux individus). Bref,
de les isoler. C’est cet isolement qu’il aussi bien dans la fabrication industrielle des
s’efforce d’organiser en douceur, par le ordinateurs et des composants que dans les
moyen du racket culturel. Tant que ne entreprises utilisant ce matériel, des OS de
l’informatique apparaissent. Et certains des
s’ouvre pas une rupture généralisée du jeunes immigrés sans travail pourraient être
système social, les prolétaires chô- appelés à ça. Bel avenir ! Mais il n’y en aura
meurs-à-vie sont condamnés au repli. pas pour tous, puisque l’informatique em-
Ils doivent subir entre eux les dures rè- ploie bien moins de travailleurs, toutes pro-
portions gardées, que les industries dites
gles de la guerre de tous contre tous, traditionnelles (aux USA, la firme Apple, 2ème
tout en portant chroniquement atteinte du micro-ordinateur après IBM, assure son
à la stabilité du système. Ils peuvent chiffre d’affaire annuel avec à peine 1 % de
même de la sorte mettre localement en coûts salariaux).
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OS CANGACEIROS N° 1

péril le fonctionnement de la marchandise (voir Rapport sur Marseille : les Sodim


de la rue Félix-Pyat et du quartier Frais-Vallon). « Je suis dans une zone sinistrée,
que les pouvoirs publics responsables l’assument » déclarait en juillet 83 le buraliste
du quartier Démocratie en grève de la faim pour obtenir une indemnité de dé-
part. Dans une autre zone des Minguettes, avenue des Martyrs-de-la-Résistance
et boulevard Lénine (! ! !) une cinquantaine de jeunes pillent et mettent à sac deux
grandes surfaces (et s’attaquent à quelques bus, sur le chemin du retour) en juil-
let 83. En septembre 84, l’une de ces grandes surfaces doit fermer ses portes soi-
disant pour cause de vol : la direction fait déménager le stock de nuit, provoquant
une attaque des jeunes du coin à coups de cocktails molotov.
Cet état de guerre atteint son plein développement dans la plus puissante nation
capitaliste du monde. Aux USA, les pauvres chômeurs-à-vie sont à la fois divisés
par l’appartenance ethnique – la seule protection immédiate dont ils disposent
– en guerre tous contre tous, et en même temps ils constituent un danger social
permanent. S’il règne dans ces zones de réserves urbaines des grandes métropoles
US une hostilité ouverte entre bandes, les attaques massives de grands magasins
sont également courantes. Les jeunes chômeurs-à-vie se définissent à la fois en né-
gatif par rapport au travail, à la marchandise et à l’État et en négatif par rapport
à eux-mêmes, à leurs semblables avec qui ils sont en conflit quotidien : ils vivent
visiblement dans l’absence de communauté. En effet la communauté ethnique
ne se définit pas en elle-même mais seulement par rapport à l’extérieur. Elle est
purement défensive. Elle n’est qu’un moment de la guerre de tous contre tous
qui, elle, constitue le rapport essentiel de tous les pauvres entre eux. Cette com-
munauté dont ils se savent privés se réalise dans de brèves ruptures avec l’ordre
social, comme dans le pillage de New-York le 14 juillet 77 [lors d’une coupure
générale d’électricité].
Aux USA le réformisme antiraciste et culturel est apparu comme le fruit pourri
des contradictions que le capitalisme essaie désespérément d’étouffer sous peine
d’explosion sociale. Le courant né dans les 60’ en faveur des droits civiques et qui
exaltait la spécificité culturelle noire a abouti sans nul doute à des résultats po-
sitifs, dont l’État US peut se féliciter – il y a maintenant des maires noirs qui gè-
rent d’importantes villes américaines, comme à Détroit où la municipalité
fraîchement élue voici 2 ans s’empresse de remettre en vigueur une vieille or-
donnance des 50’ interdisant la rue aux moins de 18 ans après 22 heures. Le prin-
cipal résultat de ce mouvement non-violent pour les droits civiques, c’est qu’à
présent des Noirs participent au spectacle politique et culturel, comme cet Oncle
Tom, Jesse Jackson. Sur terre, pour ceux qui ne se sont jamais élevés dans les
nuages de la politique ou de la culture, et qui vivent dans une « zone de guerre »
(terme utilisé par les flics new-yorkais pour désigner le Bronx), le conflit social
n’a jamais cessé : l’ennemi est toujours le même.
Repliées sur elles-mêmes et isolées dans la société, ces communautés particulières
de chômeurs-à-vie se manifestent cependant dans les périodes de rupture géné-
rale comme une force dynamique et sur laquelle les rackets politiques n’ont alors
plus aucun contrôle. Elles sont en cela une partie non plus périphérique mais cen-
trale du nouveau sujet révolutionnaire.
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Minguettes blues 33

Il reste que la brèche ouverte en 81 par l’été chaud des banlieues n’a pas été col-
matée entièrement. Si la plupart de ceux qui l’avaient alors ouverte en s’atta-
quant aux flics et en brûlant des voitures sont aujourd’hui en prison, et certains
pour longtemps, et si bien sûr on ne parle pas d’eux dans les conciliabules entre
animateurs sociaux, beurs non-violents et délégués de l’État, ils n’en sont pas
pour autant oubliés dehors. En octobre 83 un mouvement de protestation agitait
le bâtiment H de la prison St-Paul de Lyon, là où sont enfermés les jeunes arabes
de l’Est lyonnais, il s’agissait de protester contre les brutalités répétées des ma-
tons. Quelques jours après, plusieurs personnes portant des cagoules tentèrent,
à quatre reprises entre 19 h et 20 h, d’écraser des matons sortant de leur sale bou-
lot. Ces quatre salopes se rappelleront longtemps d’une Golf GTI blanche qui
leur a foncé dessus. Il va sans dire que les auteurs de cet acte auraient pu, s’ils
l’avaient voulu, écraser sans problème l’un de ces cafards nuisibles : on peut son-
ger qu’ils ont préféré l’éviter afin que ça ne retombe pas sur le dos des empri-
sonnés – mais tout en donnant aux matons un avertissement très ferme : il y a
toujours dehors des gens qui n’oublient pas les copains dedans.
Lorsqu’ils s’amusaient avec les voitures et contre les flics, les jeunes immigrés se
foutaient pas mal de la culture arabe. Ils ne pensaient qu’à leur insatisfaction. À
présent, ils vont être contraints de se révolter contre le poids mort de la culture
arabe et les formes de communauté religieuse qu’elle recouvre. L’autorité des
grands frères devra finir. En 81, les jeunes immigrés attaquaient ce que leur isole-
ment a de général en brûlant des voitures ; désormais, ils seront amenés à se bat-
tre contre ce qu’il a de particulier. C’est ce que nous n’avons pas compris assez vite
alors. C’est ce que nous n’avons pas abordé dans nos relations avec certains de ces
jeunes et qui explique peut-être que quelques uns aient été amenés à marcher
pour « l’égalité des droits ». Dans les beaux excès de 81 nous avons reconnu ce qui
agissait en direction de la publicité sans saisir ce qui contradictoirement agissait
en direction de son absence.
Longue vie à l’équipe de foot des Minguettes, interdite de match au printemps
84 pour avoir frappé un sale con d’arbitre raciste.
Nos frères sont des sauvages !

Yves Delhoysie, fin octobre 84


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OS CANGACEIROS N° 1

LES MAGASINS « RADAR »


CONTRE LE VOL À L’ ÉTALAGE
L’ AFFAIRE DE LIVRY-GARGAN
e 17 juin 83, un jeune de Sevran, Moussa, est assassiné par un vigile du su-

L permarché Radar de Livry-Gargan. Accompagné d’un copain, tous deux


s’étaient fait repérer, soupçonnés d’avoir volé un blouson. Après une al-
tercation avec les vigiles du magasin, les flics arrivèrent rapidement sur les lieux,
et c’est les menottes aux poignets que Moussa fut abattu à bout touchant par un
des vigiles qui voulait se venger d’avoir prix des coups. Cette ordure fut à son tour
arrêtée et mise en détention préventive.
Ce meurtre fait suite à une dizaine d’autres du même genre depuis septembre 82.
Comme cela s’est passé à Nanterre, Gonesse ou à Chatenay-Malabry, même si
beaucoup de jeunes ont envie de venger leur copain assassiné, la première réac-
tion ouverte est de se montrer ostensiblement pacifique, légaliste et de laisser la
famille du mort s’avancer en premier. Le « Collectif des amis de Moussa » consti-
tué par sa famille et quelques proches, organisa une marche silencieuse le jeudi
23 juin. Ils revendiquaient que la justice, en laquelle ils affirmaient avoir
confiance, fasse son travail en condamnant le meurtrier.
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Les magasins « Radar » contre le vol à l’étalage 35

La forme silencieuse et pacifique de cette marche ne pouvait qu’entraîner l’adhé-


sion de la municipalité, des éducateurs et des rackets spécialisés dans l’assistance
aux immigrés. La mairie prêta sa ronéo et même un car et les rackets vinrent
nombreux à la marche. Certains jeunes venus là pour « faire plaisir à la famille »
voulaient ensuite se rendre au Radar et y provoquer un débat public. La famille
soutenue par les éducateurs et autres pacifistes spécialisés les en dissuadèrent sous
l’habituel prétexte d’éviter la violence et les affrontements.
Pourtant, quelques jours plus tard, des jeunes de Sevran insatisfaits du silence
qui s’apprêtait déjà à recouvrir l’assassinat de Moussa, décidèrent de se rendre au
supermarché Radar de Livry. Ils voulaient déposer une gerbe à l’intérieur du ma-
gasin. Un cortège de 100 à 150 personnes se dirigea vers le Radar, entouré par un
service d’ordre organisé par des jeunes du cru qui se méfiaient en particulier de
la venue de casseurs spécialisés. La tension était grande. Les flics attendaient der-
rière le supermarché, pas trop visibles mais nombreux. Après le dépôt de la gerbe,
alors que la magasin fonctionnait toujours, l’un des jeunes s’empara pendant
quelques instants d’un micro d’animation publicitaire pour adresser aux vigiles
et aux beaufs présents quelques propos vengeurs. Puis, serrés de près par les flics
en civil ricanants, le petit groupe quitta le parking du supermarché, en insultant
la direction de Radar et les flics complices dans ce meurtre.
Bien qu’écrasés, les jeunes de Sevran avaient voulu marquer le coup par eux-
mêmes. Faire savoir à tous les porcs que ce qui venait de se passer se trouvait
irrémédiablement inscrit dans leur mémoire. Des projets vengeurs traversaient
les esprits, mais rien ne put être décidé.
l ne se passa donc RIEN jusqu’en décembre 83. Là, le vigile jusqu’alors en dé-

I tention dans l’attente d’un procès pour meurtre fut remis en liberté, le juge
ayant estimé qu’il offrait suffisamment de garanties. Cette décision du juge
fut ressentie comme une cinglante provocation par beaucoup de jeunes de
Sevran et de Livry. Ils décidèrent de se rendre à nouveau au Radar. Mais cette fois
l’affaire avait connu un retentissement suffisamment important dans la presse
pour attirer sur place quelques mouches à merde humanistes (ligue des droits de
l’homme), des gauchistes, et quelques représentants pacificateurs de la commu-
nauté arabe (collectif parisien pour l’organisation de la marche)...
Il y avait aussi de nombreux jeunes, arabes ou non, énervés, et animés par l’idée
d’une vengeance à exercer sur place. Dans la confusion, le magasin fut investi,
les caisses bloquées (au grand désarroi de certaines caissières qui refusèrent de
quitter leur poste de travail tant elles s’identifiaient à la direction et aux vigiles
incriminés). Il fut alors rappelé aux clients, nombreux un samedi après-midi,
tous les détails de l’assassinat commis là quelques mois plus tôt. Cette prise de
parole mit clairement en évidence comment la direction entend défendre sa mar-
chandise contre ceux qui voudraient se l’approprier gratuitement. À ce moment,
un commerçant imprudent de la galerie marchande, l’ouvrit, en tenant des pro-
pos racistes contre ceux qui manifestaient. Quelques jeunes se précipitèrent afin
de corriger ce cafard. Ils se virent immédiatement immobilisés par un SO spon-
tané de gauchistes qui, craignant que cela ne dégénère, s’offrit en protecteur du
boutiquier et de sa boutique.
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OS CANGACEIROS N° 1

Pendant ce temps, quelques jeunes profitaient de la confusion pour sortir plu-


sieurs caddies bien pleins, ou se remplir les poches. Malgré l’envie partagée par
beaucoup de piller les rayons, cela se fit discrètement et finalement assez peu, tel-
lement criaient fort les gauchistes et respectables humanistes qui voulaient em-
pêcher tout acte de reprise. Ce ne sont pas des voleurs eux ! Ils étaient simplement
venus pour protester pacifiquement !
La direction jugeant que cela avait assez duré, fit alors appeler les flics qui vin-
rent en nombre. Les non-violents, antiracistes... ne trouvèrent rien de mieux que
de s’asseoir par terre aux pieds des flics. On entendit même l’un d’eux arguer de
son bon droit en disant : « Respectez-nous, mon père a été harki, et c’est comme ça
que vous nous respectez ? ! »
Les autres, ceux qui jugèrent qu’ils n’avaient plus rien à faire, surtout pas discu-
ter avec les flics, sortirent, se bouffant d’avoir insuffisamment exercé leur ven-
geance. Le soir même, un autre magasin Radar de Livry brûla.
Livry, cet assassinat est arrivé au moins après une dizaine d’autres du-

À rant les mois antérieurs et il a laissé sur le moment les gens écrasés, im-
puissants avec pour seule perspective de se tenir sur la défensive.
Depuis la fin 82 presque tous les jeunes qui ont été abattus comme l’a été Moussa
sont des jeunes immigrés arabes. De quoi donner le sentiment d’être spéciale-
ment visés. Ce sentiment attise certes la rage et la colère contre cette société,
mais incite aussi à la prudence, à la défensive voire au repli exclusif sur la com-
munauté arabe. Après un assassinat, les jeunes de la cité laissent la famille de la
victime s’avancer au premier rang avec des propos d’apaisement et de légalité
que chacun se garde bien de démentir ouvertement.
Presque personne parmi ces jeunes ne partage réellement la confiance dans la
justice affichée par la famille. Ça, c’est pour la presse, la société, qu’elle voit bien
qu’elle n’a pas affaire à des fauves et en conséquence qu’elle cesse de réagir
comme si elle traitait des fauves. Beaucoup de jeunes immigrés ressentent comme
une nécessité de faire relâcher la pression que la société exerce contre eux. C’est
ce qui est apparu tout au long de l’année 83 et qui a préparé le terrain à la marche
antiraciste de l’hiver 83. Cette marche, même si elle n’a pas vraiment soulevé
l’enthousiasme des jeunes immigrés n’a en tout cas pas été rejetée par eux. Elle
n’est pas simplement apparue comme l’entreprise de la minorité d’idéalistes qui
l’ont effectivement faite. Les revendications politiques d’égalité des droits, il n’y
a pas beaucoup de jeunes arabes pour y croire ou même pour s’y intéresser vrai-
ment. Mais ce qui compte pour eux, c’est qu’à la faveur de ce légalisme affiché
par certains, la société oublie un peu les jeunes arabes.
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37

SCANDALE
À LA COURNEUVE
u début de juillet 83, un gamin de 10 ans est assassiné à La Courneuve

A par un habitant, alors qu’il s’amusait avec des pétards. Cela s’est passé à
la cité des 4 000. Contrairement à ce qui s’était passé à Chatenay-Mala-
bry ou à Nanterre, la réaction des habitants et surtout des jeunes fut très vive.
Le lendemain soir, alors qu’une manifestation est appelée à se tenir en bas de la
cage d’escalier d’où est parti le coup de feu – les gens réclamant qu’on châtie le
coupable – des jeunes vont directement au commissariat distant de quelques cen-
taines de mètres et insultent les flics présents. Quelques coups, des pierres contre
une voiture de RG puis repli des assaillants parmi lesquels certains n’étaient
venus là que dans l’espoir de calmer les esprits. D’autres affrontements avaient
déjà eu lieu aussitôt après l’arrestation du tireur débile, blessant quelques flics.
Après la manifestation en bas de l’escalier du tueur, les gens se rassemblent sur
le parvis du centre commercial de la cité, discutant par petits groupes. Une
équipe de télé vînt à nouveau sur les lieux – le soir même de l’assassinat, la télé
était déjà venue interviewer des habitants et ce qui était paru ensuite aux « in-
formations » présentait la colère des habitants comme un réflexe antiraciste,
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OS CANGACEIROS N° 1

comme réaction du racisme ; cette pré-


sentation indigna nombre d’habitants
qui n’avaient pas vu dans cet assassinat
un crime raciste mais la réaction d’un
imbécile meurtrier qui avait tué un
gamin simplement parce qu’il jouait
Les « grands frères » qui ont protégé les jour- un peu bruyamment sous ses fenêtres :
pas de racisme là-dedans, il y a dans ce
nalistes à la Courneuve l’ont fait parce que la
télévision et les journaux disaient exactement
la même chose qu’eux à propos de cette af- pays des centaines de milliers d’imbé-
faire, la réduisant à une question de racisme. ciles de cette espèce, qui ne supportent
Ce sont les mêmes qui, lors de la manif or- pas le bruit que fait toujours la jeu-
nesse, et qui ne supportent pas la jeu-
ganisée conjointement par les grévistes de
Talbot et le « Collectif Jeunes » (!) ont empê-
ché un des Ouvriers Spécialisés [autrement nesse elle-même, qu’ils n’ont jamais
dit ouvriers sans qualification assignés à une connu. Bref, certains habitants ne vou-
tâche] de prendre la parole pour parler de la laient plus que la télé vienne filmer ce
soir-là. Néanmoins l’équipe de télé put
grève : eux ne voulaient parler de rien d’autre
que de racisme et d’antiracisme, surtout pas
de lutte sociale dans une usine. filmer et interviewer après une bous-
culade, protégée par certains jeunes
immigrés de la cité qui seront les
mêmes à effectuer le service d’ordre
lors de la manif du lendemain.
Pendant que la télé opérait sur le par-
Une quinzaine de jeunes immigrés de la « cité vis, de plus jeunes s’en prirent à des
des 4 000 » logements de la Courneuve magasins et en priorité à ceux dont les
propriétaires avaient refusé de donner
(Seine-Saint-Denis) ont brisé, vendredi dans
la nuit, les vitrines de plusieurs magasins du
mail de la cité. Ils entendaient protester de l’argent lors de la collecte effectuée
contre l’expulsion, mercredi dernier, par les pour les obsèques du gamin. Ils y mi-
forces de police, à la demande de l’office rent le feu discrètement (dans les jours
HLM de la ville, d’une famille algérienne.
suivants certains magasins qui devaient
fermer pour l’été ou même définitive-
Après s’être regroupés vers 22h15 au centre
de la cité pour tenter d’entraîner, sans succès,
les habitants à manifester, les jeunes gens ont ment furent dévalisés de leur stock).
provoqué les premiers incidents, brisant plu- Le bruit se répandit vite de ces incen-
dies parmi la masse des gens qui traî-
sieurs devantures de magasins. Les policiers,
rapidement sur les lieux, ont poursuivi pen-
dant près d’une heure les jeunes gens qui nait sur le parvis. Tous les très jeunes
s’enfuyaient dans les dédales de la cité. étaient surexcités et se mirent à cavaler
Libération, octobre 1984 tous ensemble dans les allées du centre
En se vengeant sur le décor, les jeunes de la
commercial en tambourinant sur les ri-
Courneuve ont exprimé pratiquement leur deaux de fer des commerçants fermés.
soutien à la famille algérienne expulsée. Le Quelques personnes commencèrent
prétexte invoqué pour l’expulsion était une alors à soulever des rideaux de fer dans
vieille querelle de voisinage remontant à dix
ans. En réalité, c’est surtout l’agitation des en-
l’enthousiasme (la télé était repartie
fants de la famille (dont certains avaient eu af- avant ces évènements). Les jeunes qui
faire aux flics) qui lui était reprochée. eux avaient défendu les journalistes une
Puisqu’ils sont jugés indésirables, les jeunes demi-heure plus tôt accoururent aussi-
de la Courneuve ont montré qu’ils pouvaient tôt pour défendre les magasins du pil-
l’être encore plus.
lage, affirmant qu’ils ne toléreraient pas
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Scandale à la Courneuve 39

de tels débordements de la part de ceux qui étaient souvent leurs petits frères ou
qui n’étaient pas de la cité.
Après quelques bousculades la situation fût calmée ; c’est-à-dire que tous ces
jeunes continuèrent à tourner dans la cité cherchant de quelle façon ils pour-
raient dépenser leur colère et leur excitation (c’est la venue en masse de la police
qui acheva de les disperser, achevant le travail de ceux qui avaient protégé jour-
nalistes et magasins). Plus tard dans la soirée, alors que beaucoup d’habitants
étaient rentrés chez eux, arriva une équipe d’une dizaine de jeunes venant de
Vitry en renfort et qui trouva les lieux déjà occupés par les flics qui y patrouil-
laient 4 par 4, chaque patrouille distante de vingt mètres des autres. Ces jeunes
étaient montés là-bas pour se joindre à la vengeance éventuelle des jeunes de la
cité, eux-mêmes ayant déjà eu en 80 le précédent d’un des leurs assassiné par un
gardien d’immeuble pour cause de bruit.
Le lendemain, les mêmes qui avaient fait les flics la veille étaient décidés à contrô-
ler une manif vers la mairie. Ils avertirent d’emblée que le service d’ordre casse-
rait la gueule à celui ou celle qui sortirait de sa réserve et ne se conformerait pas
au mot d’ordre de défiler dans le-calme-et-la-dignité. En formulant cet avertisse-
ment, ils demandèrent à ceux qui n’avaient pas l’intention de s’y tenir de ne pas
se joindre au cortège : c’est ce que firent près de la moitié des personnes présentes
qui devaient néanmoins rejoindre la manif une demi-heure plus tard, la colère de
chacun restant isolée.
es rackets antiracistes officiels (comme le MRAP ou des saloperies de ce

L genre) avaient été rejetés par les habitants des 4 000. Mais il est apparu un
fait nouveau : une frange de jeunes immigrés raisonnables se chargent eux-
mêmes d’assurer l’ordre dans la cité, exactement comme la CGT fait régner l’or-
dre dans les usines en grève. Parmi ceux-là, au moins quelques uns des anciens
animateurs du « Yuro Théâtro », un cinéma désaffecté des 4 000 qu’ils avaient
transformé en salle de concert pour gérer l’insatisfaction du samedi soir. Au bout
de quelque temps, la plupart des jeunes de la cité qu’ils avaient réussi à mobili-
ser sur cette initiative les laissèrent tomber. En juillet 83, il s’agissait pour ces
animateurs de la misère de rejeter tous ceux qui n’étaient pas de la cité surtout
s’ils n’étaient pas immigrés. On en finit ici avec ces manipulateurs new-look en
rappelant qu’en 71 à la cité des 4 000, dans les mêmes conditions qu’en 83, le pa-
tron du bar Le Narval avait assassiné un jeune qui chahutait : ce jeune était fran-
çais d’origine. Et le Narval a été détruit peu après par un attentat anonyme.
Merde à tous ceux qui ont pour but de renforcer l’isolement des pauvres. Merde
à ceux qui gèrent l’isolement des immigrés.
L’été meurtrier de 83 a été la réponse des défenseurs de l’ordre à l’été chaud de
81. On peut parler à ce propos d’un véritable terrorisme populaire et diffus, ve-
nant aussi bien des petits commerçants que des simples képis en passant par le
travailleur français intégré.
Ce que personne n’a encore été capable de dire, c’est que l’État social-démocrate
s’appuie directement sur cette vague terroriste qui a pour cible tout ce qui est
jeune et tout ce qui bouge, et en premier lieu les jeunes arabes.
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OS CANGACEIROS N° 1

Le but de ce terrorisme diffus et individuel est que ses victimes soient plongées
dans le désarroi et aillent alors se mettre sous la protection de ce même État qui
encourage les assassins. Ce but a été en grande partie atteint. En semant la panique
chez les immigrés, en les contraignant à davantage d’isolement et en les amenant
enfin à en appeler à la justice – laquelle continue de délivrer régulièrement des
permis d’assassiner.
En Italie, c’étaient les services secrets qui s’occupaient de faire du terrorisme
pour désarçonner la révolte des pauvres ; en France, où il y a une importante
classe moyenne, c’est une partie de la population qui s’en charge d’elle-même :
libre cours alors à l’initiative personnelle.
L’État apparaît alors comme le médiateur central entre les jeunes immigrés et les
racistes, celui qui seul pourrait faire cesser cette guerre civile. Et les rackets beurs
apparaissent, plus modestement, comme les intermédiaires spécialisés entre les
immigrés et le médiateur central. L’essentiel pour tous, c’est que le rôle de l’État
en sorte renforcé. Prendre des coups ne rend pas nécessairement les gens mé-
chants comme des fauves : ça peut aussi les rendre doux comme des agneaux (non-
violents). Cela, n’importe quel responsable de l’ordre à n’importe quel niveau de
l’État le sait. Quoique ses penchants humanistes lui en donnent mauvaise
conscience, l’État social-démocrate a très vite compris le parti qu’il pouvait tirer
de ce terrorisme spontané de certains citoyens français (et que les partis poli-
tiques se sont empressés d’exciter chacun à sa manière) : prendre des coups peut
contraindre ces immigrés révoltés à chercher la négociation, à demander la trêve
– et c’est ça le but.
Pourtant, depuis le procès en octobre 81 à Créteil du gardien de la cité Couzy,
de Vitry, tout est clair quant à ce que les pauvres attendent de la justice – pour
ceux qui auraient eu encore des doutes ! Et les jeunes de Vitry l’ont fait savoir pu-
bliquement. Nul n’est censé ignorer cette affaire, et surtout pas les spécialistes
beurs qui depuis ont rejoué dix, vingt fois la même comédie en toute connais-
sance de cause. Ces crapules savent bien ce qu’elles font.
Ajoutons que ce réformisme beur s’est développé sur la base d’un dispositif déjà
existant et qui va des maisons de quartier et centres socio-culturels aux différents
animateurs et éducateurs, payés par l’État. Ces assistants sociaux qui sont presque
tous d’anciens gauchistes recyclés, et qui travaillent quotidiennement à neutrali-
ser les jeunes – la justice leur ayant souvent préparé le terrain en brisant leur
énergie par de longues peines de prison, à la sortie desquelles les éducateurs n’ont
plus qu’à cueillir des gens affaiblis et démoralisés, et à leur proposer enfin quelque
chose de « positif ». Cette racaille-là est plus efficace pour défendre l’ordre qu’un
bataillon de CRS.
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GRÈVE DES LOYERS


AU FOYER DE LA COMMANDERIE
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OS CANGACEIROS N° 1

epuis mars 83 les résidents d’un foyer d’immigrés de Paris, le foyer de la

D Commanderie situé Porte de la Villette, sont en grève. Ils ne paient plus


le loyer. Ils exigent que des travaux de réfection du foyer soient entamés
et que démissionne l’actuel directeur du foyer, un raciste qui méprise ouverte-
ment les résidents.
Depuis qu’ils se sont mis en grève, la direction et le Bureau d’Aide Sociale (BAS)
qui gère ce foyer ainsi qu’une dizaine d’autres sur Paris ont fait couper l’eau
chaude et le chauffage. Les grévistes ont dû passer l’hiver 83 dans ces conditions
et s’apprêtent à passer ainsi l’hiver 84 : ils poursuivent la grève, aucune satisfac-
tion ne leur ayant été accordée. Le BAS a jusqu’à présent refusé de discuter de
leurs revendications, alléguant la présence de résidents clandestins (non inscrits
officiellement sur les listes). Les délégués des résidents, à chaque fois qu’ils cher-
chèrent à rencontrer le directeur du foyer pour se faire entendre furent écon-
duits et insultés par un directeur se vantant de n’avoir pas à discuter avec « des
pouilleux ».
Il faut savoir que dans tous les foyers d’immigrés résident un certain nombre
d’occupants qui ne sont pas en règle avec l’administration du foyer. D’une part
parce que les résidents hébergent temporairement des copains dans la merde.
D’autre part parce que des résidents quittant le foyer laissent officieusement leurs
chambres à des frères, cousins ou des copains et cela en accord tacite avec l’ad-
ministration parfaitement au courant de ce fait, qui le tolère sachant bien que
c’est une bonne manière d’avoir un moyen de pression suspendu en permanence
sur ces résidents. Si ces gens maintenus ainsi en situation irrégulière vis-à-vis de
l’administration du foyer s’avisent de faire du désordre ou simplement de dire ou-
vertement qu’ils ne sont pas satisfaits des conditions de vie qui leur sont faites,
on peut toujours les mettre dehors puisqu’ils sont des clandestins.
La coupure d’eau chaude et du chauffage n’ayant pas réduit les grévistes, le BAS,
assigna individuellement les résidents en référé les 10 et 17 février 84 avec me-
naces de saisie sur salaire au cas où les loyers ne seraient toujours pas versés. Une
grève des loyers n’ayant aucune sorte de reconnaissance légale, les grévistes tom-
bent sous le coup de la loi, c’est-à-dire que tous les moyens dont dispose la jus-
tice sont mis à la disposition de la direction du foyer pour récupérer le fric que
les résidents refusent de lui verser.
En prévision de ces procès, les résidents avaient organisé une « journée portes
ouvertes » le 21 janvier où ils informaient de la situation dans leur foyer, dans les
foyers d’immigrés en général, exposant les menaces qui pesaient sur eux. À cette
réunion se sont présentés nombre de rackets politiques et sociaux (CGT, PCI,
permanence antiraciste, etc.). Si tous ces groupes prétendaient défendre les inté-
rêts des immigrés du foyer, en fait le rôle qu’ils tinrent pendant la réunion et en-
suite fut de représenter les résidents auprès des diverses institutions auxquelles
ils avaient affaire. Leur principal souci fut d’organiser des rencontres avec les au-
torités, des manifestations dignes devant le siège des institutions. Et cela après que
les résidents aient exposé avec quel mépris les traitaient précisément ces institu-
tions. Un tel souci du dialogue avec les autorités est pour le moins suspect – il y
avait même là une connasse gauchiste qui à plusieurs reprises s’est opposée au
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Grève des loyers au foyer de la Commanderie 43

projet d’aller s’en prendre au BAS et il apparût que cette


connasse travaillait elle-même au BAS !
C’est d’abord la difficulté qu’éprouvent les immigrés à par-
ler la langue du pays (ceux de la Commanderie sont sur-
tout africains) et à se défendre face aux lois dont se servent
ces rackets pour imposer leur présence comme intermé-
diaires entre l’État et les grévistes. Pour preuve la manière
dont se sont déroulés les procès des 10 et 17 février. Les ré-
sidents devaient passer un par un devant le juge pour si-
gner un procès-verbal qui jugeait de l’illégalité de leur
situation. Un membre d’un de ces groupes politiques venus
pour les assister servait à la fois d’interprète et de négocia-
teur. Il négocia en effet la remise au BAS de la moitié de la
provision constituée par les loyers bloqués 1 en échange...
d’une promesse que le BAS entamerait les travaux. Cela se
fit avec l’accord des délégués des résidents. Mais ceux-ci
n’acceptèrent que parce qu’ils n’avaient pu organiser une
autre riposte face à cette échéance en justice à laquelle ils
étaient directement confrontés. Par contre le politicien qui
négocia cette défaite le fit comme spécialiste en la matière.
Après ces procès le BAS avait donc récupéré la moitié du
fric des loyers jusqu’alors impayés, et évidemment n’en-
tama aucune sorte de travaux. Il continua à réclamer le
nettoyage du foyer de ses « clandestins ». Et début mai 84
il envoya un huissier, d’importantes forces de police qui in-
vestirent le foyer pour constater la présence de ces irrégu-
liers. À l’aube les flics cassèrent les portes, saccagèrent les
chambres et saisirent d’importantes sommes d’argent à des
résidents prétextant que ceux-ci ne pouvaient suffisam-
ment en justifier la possession. Comme ils le firent à la
même époque dans plusieurs foyers de la région pari-
sienne, répétant partout cette brutalité et la menace de 1. Depuis le début de la
l’expulsion à des gens qu’on a déjà refoulé dans ces taudis. grève les résidents du
foyer avaient bloqué sur
C’est contre ce fait d’être traités comme des chiens que les un compte chaque mois
résidents affirment se battre. Pas de beaux discours sur l’équivalent du montant

l’égalité des races dans la société civile, simplement l’exi-


du loyer minimal à verser
(loyer pouvant varier de
gence affirmée de prendre la parole et de se battre. Ils exi- 200 à plus de 600 francs
gent « leurs droits » comme l’avaient fait les OS de Talbot selon le salaire touché, et
cela pour un lit dans une
et ce ne sont pas des droits civils abstraits. Ils se heurtent pièce minuscule ou un lit
à la question du logement qui est évidemment subordon- dans une pièce de 15 à
née de façon directe au salariat. Ceci est particulièrement 20 m² pour quatre per-
sonnes). Mais peu à peu,
visible pour les foyers d’immigrés qui sont véritablement de nombreux grévistes
des parties d’un camp de travail ; la direction s’y comporte avaient cessé de verser
avec le même mépris que si elle dirigeait un camp de pri- de l’argent sur ce
compte. En quoi ils au-
sonniers condamnés au travail forcé. ront été inspirés...
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OS CANGACEIROS N° 1

Condamnés au labeur et à végéter dans des réserves en banlieue, ces immigrés-


là n’ont strictement plus d’endroits où loger ailleurs que dans les taudis où ils
sont assignés à résidence. À présent aucune commune de la région parisienne
n’accepte sur son territoire la construction d’un nouveau foyer. C’est donc un
fonctionnement général que les grévistes de la Commanderie mettent en cause.
Les organismes qui gèrent les logements destinés aux pauvres retardent systé-
matiquement les rénovations nécessaires à ce que les logements ne deviennent pas
de véritables taudis. L’exigence d’une amélioration immédiate de leur sort est
ressentie par les grévistes de la Commanderie comme vitale. C’est-à-dire que les
gens en veulent. Depuis le début de la grève ils ne se sont pas payés de mots ; mal-
gré la coupure du chauffage et les tracasseries judiciaires ils tiennent bon.
La difficulté qu’ils rencontrent tient à leur isolement, bien que la situation dans
tous les foyers d’immigrés soit identique. C’est d’ailleurs cet isolement que les
rackets politiques venus pour les assister renforcent. Lors des réunions du co-
mité des résidents avec « le comité de soutien » constitué presque toujours exclu-
sivement de ces rackets, la question de la rencontre stratégique avec les immigrés
des autres foyers s’est trouvée subordonnée à des impératifs judiciaires et poli-
tiques par ces crapules.
Pourtant, c’est une force que possèdent ces immigrés qui vivent dans différents
foyers de Paris et de sa banlieue : ils se connaissent parce qu’ils font partie de la
même société de pauvres assignés à résidence dans ces taudis à leur arrivée en
France. Affrontant immédiatement les mêmes conditions sur le marché du tra-
vail et parqués ensemble dans les foyers, ils ont l’occasion de circuler entre ces
foyers que ce soit pour voir un frère, un cousin ou faire une fête. Cette commu-
nauté immédiate a le sentiment de subir le même tort particulier.
Ce que les grévistes de la Commanderie ont d’ores et déjà appris depuis le début
de la grève c’est que les institutions auxquelles ils ont affaire n’entendent que la
force. Et s’ils ont dû céder du terrain lors des procès c’est qu’ils n’étaient pas
assez forts. Depuis ils ont commencé à s’organiser avec d’autres foyers, d’abord
avec ceux qui dépendent aussi du BAS. Les résidents de ces foyers ont massive-
ment refusé d’acquitter les augmentations pour 84 tant que les revendications
de la Commanderie ne seraient pas satisfaites. Et il est question d’une grève
générale des loyers dans l’ensemble des foyers gérés par le BAS.

Septembre 1984, quelques personnes présentes lors de ces évènements


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RAPPORT SUR MARSEILLE

« L’air y est en gros un peu scélérat », Mme de Sévigné


arseille n’est pas une ville très civilisée. C’est une ville exclusivement

M vouée au trafic marchand, et il n’est rien qui n’y soit déterminé par les
impératifs du trafic. La cité entière est consacrée à cette activité, et à
rien d’autre. C’est la circulation des marchandises qui a édifié cette ville, à sa
convenance et à son image. Nulle trace de passé historique, la marchandise ne
laisse rien derrière elle, se contentant de passer.
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OS CANGACEIROS N° 1

’aristocratie marchande à Marseille n’a pas élevé de palais, ni brillé par les

L arts ; mais elle a pu manier éventuellement le poison et le poignard aussi


bien que dans une cour florentine. Elle s’est maintenue par l’usure, ache-
tant les terres de la noblesse provençale, compromettant le clergé dans des
affaires de mœurs. Cette oligarchie marchande, cosmopolite (catholique, protes-
tante, juive, arménienne, grecque, corse) jalouse de son indépendance, s’est tou-
jours opposée au dirigisme étatique, qu’il fût monarchique ou républicain. Le
négociant marseillais entend bien conserver sa liberté de commercer, la libre ac-
tivité de l’argent. Sa Chambre de Commerce, fondée en 1559 sous Henri IV traite
d’« État à État » avec les pays du bassin méditerranéen et les pays d’Amérique du
Sud. Elle est LIBRE ÉCHANGISTE et s’élève contre toute forme de protectionnisme,
contre une intervention quelconque de l’État dans ses affaires. Elle attend du
pouvoir politique qu’elle abandonne volontiers, tâche subalterne, aux mains de
la petite bourgeoisie, qu’il se fasse le fidèle défenseur de ses prérogatives et assure
la police de la ville, le maintien de l’ordre des choses.
La bourgeoisie ne s’affiche pas dans le centre de Marseille ; et contrairement à la
plupart des villes françaises, le centre-ville n’est pas fait à son image. Elle préfère
se loger en retrait du champ des opérations, dans ses quartiers réservés et loin du
Port, des usines et des HLM. Quant à la vieille bourgeoisie liée à la propriété
foncière et aux offices administratifs, elle réside à Aix comme avant 89 et elle en-
tend en interdire l’accès aux pauvres : tous les arabes sont systématiquement re-
foulés des cafés du centre d’Aix. S’y trouvent aussi les facultés de lettres et de
droit. L’air de Marseille n’est donc pas trop vicié par la présence d’étudiants : on
ne voit pas dans le centre-ville cette affligeante faune d’alternatifs et d’activistes
qui infeste le centre d’une ville comme Toulouse.
Cette discrétion de la classe bourgeoise ne doit pas tromper : ici, la passion de l’ar-
gent s’exerce sans aucune retenue. Une grosse part du trafic national fait obliga-
toirement étape à Marseille. Si la circulation proprement dite des marchandises
constitue l’essentiel de l’activité urbaine (1/3 de la population survit du Port, de
façon directe ou indirecte), il faut y rattacher bien sûr tout le secteur de la trans-
formation industrielle des marchandises importées, du raffinage des produits
bruts ; ainsi que celui de la finition des marchandises et de leur distribution.
Le Capital s’efforçant de toujours réduire ses frais de production, en mécanisant
le travail, désormais effectué par une main-d’œuvre restreinte et mieux payée,
doit aussi réduire ses frais de circulation et disposer pour ce faire d’une main-
d’œuvre mobile et mal payée (il existe ainsi une myriade de petites entreprises à
Marseille, qui s’appuient sur un personnel immigré ou saisonnier payé à des ta-
rifs « défiant toute concurrence »). En gros le Capital attribue toutes les tâches vi-
tales commandant aux autres secteurs à un personnel minimum fixe et bien payé
(par ex. les dockers) et recourt à l’intérim et autres procédés du même genre pour
toute la part variable du trafic marchand (ex. le Port Autonome emploie de nom-
breux dockers intérimaires en plus des fixes : à l’endroit où se déroule l’embauche
matinale, quai de la Joliette, il y a toujours des cars de CRS pour assurer le calme).
En 1953, Gaston Defferre, élu grâce à une coalition SFIO-MRP [alliance de l’ex
PS et du centre] vient au secours du capitalisme régional en se présentant comme
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Rapport sur Marseille 47

dernier rempart de la bourgeoisie contre le PC. C’est qu’il y avait eu des émeutes
sous le précédent maire, le gaulliste Carlini, au cours desquelles des boîtes de
nuit furent incendiées par des dockers encadrés par la CGT, quartier de l’Opéra.
Avec Gaston Defferre, c’est de nouveau le mariage serein du commerce et de la
politique comme avant la guerre. Aujourd’hui Defferre reste l’homme lige de la
bourgeoisie locale soucieuse de son indépendance et de sa sécurité. Le clienté-
lisme électoral est la règle dans cette ville.
Aménager le Port, les voies de communication, aider les entreprises en difficultés
par la création de multiples Sociétés d’Économie Mixte, mariage de raison entre
le secteur public et le secteur privé, favoriser la puissance financière de la ville en
faisant de Marseille le centre de l’activité régionale de l’argent, Defferre, soutenu
par la Chambre de Commerce, gère sa ville comme il gère Le Provençal, une af-
faire de famille et une opération commerciale réussie. Marseille est le 2ème port
d’Europe, après Rotterdam mais avant Hambourg, Anvers, Londres et Gênes.
Un tel va-et-vient de marchandises, avec toute l’activité qu’il engendre, a de tout
temps attiré des pauvres sans réserves du Bassin méditerranéen ; plusieurs vagues
d’immigration se sont succédées, sur lesquelles s’est édifiée la prospérité mar-
chande de la ville : italiens, corses, siciliens, espagnols, africains, arabes (sans par-
ler de l’arrivée des pieds-noirs) qui tous ont débarqué là, affamés par la nécessité
et contraints aux travaux les plus durs, attirés comme des insectes par la lumière.
Les impératifs de la marchandise ont donc déporté là des masses d’individus, qui
s’y sont agglomérés dans l’isolement et dont chaque atome individuel est laissé
en proie à la nécessité. Les pauvres à Marseille, se sentent vraiment comme de sim-
ples nécessiteux et ne ressentent que leur isolement.
La moindre manifestation d’indocilité de la part des travailleurs réveille la haine
et la peur chez la bourgeoisie, car ils constituent pour elle une menace confuse
et permanente. Elle entend alors se venger des pauvres de peur qu’un jour les pau-
vres ne se vengent définitivement d’elle.
1871 marque la première alerte moderne pour la bourgeoisie : LA COMMUNE.
Adolphe Thiers ne va pas ménager sa ville natale : la Commune marseillaise sera
elle aussi réprimée dans le sang. Les insurgés massacrés, Marseille se trouve sous
occupation militaire pour six ans. La ville est alors administrée par le Président
de la Chambre de Commerce, Lucien Rabatau.
Dès la fin du siècle dernier, cette fureur contre les pauvres trouve son exutoire
dans un racisme anti-italien virulent ; c’est que les chômeurs et en particulier les
nombreux italiens qui campent aux portes de la ville, dans les terrains vagues de
St-Charles et de la Belle de Mai sont ressentis comme une nouvelle menace. En
1885, une chasse aux « Babbis » [« crapauds » en marseillais] agite la rive Nord du
Vieux Port. En 1886 des incidents se produisent aux alentours de la Canebière.
En 1888, c’est l’épisode sanglant des « Vêpres marseillaises » : des Italiens sont
massacrés en nombre.
En 1909 un contremaître des Huileries Maurel fait venir des Kabyles pour bri-
ser une grève d’ouvriers italiens. La direction des Sucreries Saint-Louis suit cet
exemple.
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OS CANGACEIROS N° 1

FOS-SUR-MER :
LE PLUS GRAND CHANTIER
D’EUROPE...
Fos-sur-mer est le résultat d’une stratégie in-
dustrielle et commerciale conçue en 62. Le
principe en était celui des « Usines au bord de
l’eau », c’est-à-dire directement liées au point
d’arrivée des sources d’énergie et des ma-
tières premières (terminaux pétroliers, mé-
En 1945, 1962 et 1969 (Fos-sur-Mer) la
thaniers, minéraliers). Les travaux débutèrent
vers 72/73 : « Ce sera la fierté de la France »
bourgeoisie a besoin d’une main-d’œu- disaient alors les malades qui avaient conçu
vre bon marché et docile. À cette fin ce plan. Les multinationales qui devaient s’im-
elle puise dans l’armée de réserve des planter là pensaient créer un marché de pro-
pauvres d’Afrique du Nord. duits semi-finis avec l’Afrique du Nord et le
Proche-Orient. Le site de Fos devait partici-
Si la marchandise ne connaît pas de per d’une insertion plus grande du marché
frontière et peut circuler librement, il national dans le marché international.
n’en est pas de même pour les pauvres Ce projet vit une liaison très étroite entre les
enfermés dans leurs zones de réserve,
multinationales et l’État. Celui-ci prenait en
charge tous les travaux relevant de l’infra-
objet du marchandage entre États (« je structure, au profit des groupes industriels les
pense que ces problèmes ne peuvent être plus puissants. Les entreprises situées à Fos
résolus que d’une seule façon, par un ac- sont commandées d’ailleurs, de Paris, Lon-
cord entre les gouvernements qui four- dres, Rotterdam. Et la part des capitaux pri-
vés dans le financement du chantier devait
nissent la main-d’œuvre et ceux qui rester autour de 15 %, le reste relevant des ca-
l’utilisent » (Defferre). Pourtant la pitaux d’État.
bourgeoisie locale qui a pu reconstituer 72 : « Fos le prix de l’improvisation ». Le 21 oc-
sur place ses propres réserves de pau- tobre 72, une manif a lieu à la suite d’acci-
vres n’a pas besoin, désormais, d’un
dents du travail, et qui rassemble à la fois des
travailleurs du chantier et des habitants du
recrutement massif mais d’un recrute- secteur. Il y avait eu 3 morts et 7 grands bles-
ment limité de travailleurs qui seront à sés en un mois ! Fos détient alors le record
sa merci, tels les travailleurs clandes- des accidents du travail, ainsi que le record
tins, tirant ainsi profit de la concur- des grèves (une par semaine depuis le début
des travaux). Le 14 octobre un certain Laïd
rence sauvage qu’elle a instituée sur le Mahjoud tombait du haut d’une grue ; une
marché du travail. manif eut lieu aux cris de « Laïd a été assas-
siné ». Les horaires étaient tout simplement
a ville dégage une ambiance gé-

L nérale d’hostilité. Ensuite, on y


éprouve un immense sentiment
d’accablement. La jeunesse elle-même
démentiels : certaines personnes travaillant
jusqu’à 85 heures par semaine !
En juillet 73, des grèves éclatent sur les chan-
tiers de construction et de métallurgie. Du tra-
y semble écrasée par la fatalité, en proie
vail avait été promis « pour 20 ans » aux gens
et voilà que les licenciements pleuvent dès la
à une fatigue infinie. fin des travaux. Sur le site, il faut aussi comp-
D’autant plus la circulation de la mar- ter 5 000 intérimaires et de nombreux immi-
chandise se sacrifie impérativement les grés clandestins. En juillet, les grévistes
manifestent à Marseille avec les ouvriers li-
individus singuliers, d’autant plus cenciés de Coder *. Il y a 10 000 grévistes à
ceux-ci sont opposés entre eux, isolés Fos. Il y a eu aussi 20 morts au travail depuis
dans la masse informe que l’on piétine le début du chantier, et une moyenne de 40
sans égard. Ici, cela est ressenti avec accidents par jour. Tout ceci sur une chair à
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Rapport sur Marseille 49

une juste amertume : « Ici, c’est chacun


sa mère » comme disent les jeunes des
labeur recrutée à 60 % hors de la région. Ce
sont de véritables immigrés de l’intérieur. Les
conditions d’atomisation et de concurrence banlieues.
sont impitoyables pour les travailleurs venus
Évidemment, partout dans ce monde
s’agglomérer autour de Fos. Les bidonvilles
apparaissent, souvent le logis de ceux qui les gens sont écrasés par le cours des
sont venus là sans engagement précis. Les choses qui leur échappe fatalement ;
conditions de logement sont en règle géné- mais à Marseille, cet état de fait est à
rale complètement lamentables. « Le plus
nu. Ici, l’individu singulier ne pèse pas
grand bidonville du siècle » ; « Clochardisa-
tion de la Provence » disent les commenta- lourd : il est révélateur de voir le carac-
teurs locaux pour désigner le paysage en tère très rudimentaire des rôles que se
train de s’installer tout autour de l’étang de jouent les pauvres. Rien à voir avec
Berre. Le mirage industriel a attiré les pau-
l’étalage diversifié du Forum des
vres, qui ont pris le risque de venir là, et y ris-
quent encore leur peau sur le chantier. Halles. Les rôles affichés se ramènent
Cette lamentable affaire, pur produit de l’État- ici au simple besoin de se défendre
plan, se clôt momentanément avec la déci- contre l’autre en général. Il est si dur
sion gouvernementale de fermer Ugine- de trouver de l’argent pour survivre
dans cette ville, et la guerre de tous
Aciers, la 2ème boîte de Fos, ultra-moderne et
compétitive. La même stratégie d’insertion
du marché national dans le marché mondial contre tous y fait rage avec une vio-
avait décidé d’implanter Ugine-Aciers et dé- lence inconnue ailleurs.
Marseille donne l’image d’une ville où
cide 10 ans après de la fermer. Ceux qui
s’étaient risqués à venir travailler là en sont
pour leurs frais – et pour les Lorrains ce n’est il suffirait d’être dépourvu de tout
pas la première fois. La colère est donc en scrupule pour tirer profit de la richesse
train de couver. La manif-vandale des ou- qui y circule. Las ! Ce ne sont pourtant
pas les scrupules qui étouffent les pau-
vriers d’Ugine dans le centre de Marseille le
30 mars 84 en témoigne (encore que la CGT
avait réussi à contrôler l’explosion en obte- vres ! Mais la concurrence à laquelle les
nant des gars qu’ils ne cassent aucun bien contraint l’implacable nécessité de l’ar-
privé, comme les vitrines des commerçants). gent et l’extrême difficulté de s’en sor-
tir dans une telle ville.
Leur montée sur Paris pour la manif-enterre-
ment du 13 avril fut difficilement contrôlée,
toujours par les porcs cégétistes qui essayè- Marseille, de près ou de loin,
rent de nous empêcher de lier conversation
avec les ouvriers de Fos, visiblement décidés
à en découdre ce jour-là mais hélas isolés par
la police syndicale. Depuis, absentéisme et
À tout le monde trafique – chô-
meurs-à-vie comme travail-
leurs. Submergé par le flot impétueux
vols se généralisent dans l’usine (14 % d’ab- des marchandises, chacun essaie déses-
pérément d’en tirer un maigre parti et
sentéisme, le double de la Solmer **). Les
vols ont dépassé les 100 000 francs ces 6 der-
niers mois... de gagner un petit peu d’argent âpre-
Le début du fonctionnement du site industriel ment disputé. Dans ce torrent qui tra-
de Fos avait été agité (comme le montraient verse la ville entière, les individus sont
les grèves de 74 à la Solmer, avec séquestra-
tion). La fin promet de l’être encore plus.
noyés, engloutis dans la boue quoti-
dienne. Toute énergie individuelle se
perd à se débattre dans cette boue.
Marseille, une ville où beaucoup trop
* Entreprise de construction et réparation des tram-
ways et wagons. La SNCF est son unique client.
** Pièce maitresse du site industrialo-portuaire de Fos- de gens sont dans la boue. Dans ce
sur-Mer avec Ugine-Agiers. Dès 1974, l'entreprise doit mouvement de circulation infini,
chacun est sacrifié sans vergogne.
mettre une partie de ses travailleurs en chômage tech-
nique. En 1979, un conflit éclate entraînant 2 mois de
lock-out.
Marseille est une métropole carnivore.
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OS CANGACEIROS N° 1

Certes, il y a des gens qui réussissent à Marseille, en marge de la bourgeoisie of-


ficielle à laquelle ils sont liés de près : ceux qui gèrent les circuits sauvages de la
marchandise qu’aucune loi écrite ne contrôle encore (drogue, prostitution, jeux,
protection des lieux de distraction et divers trafics solidement établis de l’inté-
rieur même de la circulation marchande).
Grand banditisme et petite délinquance, le caïd rassure le bourgeois, le kid l’in-
quiète. Caïds et bourgeois sont du même monde : l’un sort du milieu des affaires,
l’autre y entre. Le Milieu marseillais est un peu le Grand Guignol de la bour-
geoisie locale, présenté à grand tapage sur les tréteaux de la presse : elle y décou-
vre son histoire dans le raccourci d’une vie où il est question de meurtre, de
turpitude et de cachotterie.
La loi du silence ne s’applique qu’à la réalité sociale et non, comme on pourrait
le croire naïvement aux affaires du Milieu qui sont au contraire l’objet d’une lo-
gorrhée sans fin de la part des journaux. À l’image de la classe dominante, la
pègre marseillaise se compose de clans qui s’associent, se dissocient, rivalisent et
s’affrontent autour du Vieux Port. Les truands sont à leur manière les descen-
dants des marchands aventuriers dont la passion pour l’argent ne s’embarrassait
d’aucun scrupule ni d’aucune loi (ce qui explique la secrète admiration que leur
voue le petit bourgeois marseillais).
Non seulement la bourgeoisie tire vanité à l’exemple des Delon et autres Hally-
day de ses amitiés très particulières (« Un grand caïd du Milieu, au demeurant un
homme charmant, vient de tomber... d’un propos très ouvert il côtoyait les plus
grandes personnalités marseillaises dans ses établissements » éloge funèbre de Gilbert
Hoareau dans la presse locale) mais ne craint pas de se compromettre.
Elle ne reproche pas au grand banditisme son existence : « Il est admis qu’il y aura
toujours des gangsters et des activités criminelles cachées derrière des couvertures d’ho-
norabilité » (Le Méridional) mais de se montrer parfois trop voyant et ainsi de ris-
quer d’être « une incitation pour les délinquants de tout poil qui prolifèrent dans la
ville » (idem) d’être « une émulation pour les petits marginaux ». La bourgeoisie
est un club privé, accueillant certes, mais réservé. Elle ne se trompe jamais d’ad-
versaire : l’ennemi, c’est le pauvre qui n’est pas docile, le délinquant dont la vie
la défie et l’atteint dans ce qu’elle juge être son droit.
Pour ceux qui n’ont pied ni dans la bourgeoisie locale ni dans le Milieu, et qui
n’exercent pas un de ces emplois stables et bien payés nécessaires au fonctionne-
ment organique de la ville (et ce, à la condition de servir les mafias municipales
et syndicales), pour ceux-là l’air de Marseille sent très mauvais.
Marseille est la capitale française du travail au noir ; tous les employeurs y ont re-
cours d’une manière systématique, de sorte qu’il se trouve une importante frange
de pauvres contraints de travailler sans même bénéficier des maigres avantages du
système moderne de protection sociale (assurance maladie et chômage). Quant
aux emplois déclarés, ils sont sous-payés par rapport à la moyenne nationale
(seuls font exception les emplois administratifs et municipaux) : dans l’industrie
locale, toucher le SMIC équivaut pour un ouvrier à une faveur céleste.
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Rapport sur Marseille 51

De la même manière que cadres et dirigeants d’entreprises n’hésitent pas à trafi-


quer joyeusement sur les comptes et sur les marchandises, ils trafiquent sur la
force de travail : si le travailleur n’est pas content, il y en a suffisamment d’autres
disponibles pour le remplacer aussitôt, au même prix et aux mêmes conditions.
À Marseille un capitaliste n’a pas de problème de main-d’œuvre. Ajoutons à cela
qu’aucune tradition de lutte ouvrière ne s’est jamais enracinée dans cette ville :
sinon, un appareil stalinien puissant qui contrôle le racket des travailleurs aux-
quels il garantit protection et assistance (par ex. le Port est entièrement aux mains
de la CGT, au détriment de ses concurrents syndicaux). À Marseille, le mouve-
ment ouvrier n’a été à de rares exceptions près, que corporatif et réformiste.
Ce sont les conditions de la libre-concurrence la plus complète qui fixent le prix
de la force de travail à Marseille et elles seules. Les rapports entre les travailleurs
et le capital évoluent au gré du libre-arbitre patronal et syndical, chacun tirant
profit à sa façon de l’exploitation salariale sans rencontrer d’autre obstacle que
l’appétit de l’autre. À Marseille, les syndicats – principalement la CGT et FO –
fonctionnent véritablement à l’américaine.
À Marseille nous sommes tous confrontés à l’argent comme passion et à l’argent
comme nécessité. Cette puissance qui décide de qui doit vivre et qui doit mou-
rir attire les pauvres de tous les coins de la terre. Ces crapules de cadres et chefs
d’entreprises modernistes incitent le simple travailleur à « prendre des risques » :
ici, il y en a qui sont effectivement contraints à prendre des risques pour pouvoir
simplement travailler : les travailleurs clandestins. « Marseille – un douanier a tué
le 19 novembre 1983 vers 13 h un jeune passager clandestin qui tentait de quitter un
paquebot amarré à La Joliette en se mêlant aux matelots. Au moment où les doua-
niers lui demandaient ses papiers d’identité, l’homme prit la fuite, poursuivi par le
douanier qui perdant du terrain, fit feu sans sommation. À 30 m la balle a atteint
le jeune homme à la colonne vertébrale. La mort a été presque immédiate. Il n’a pas
été possible d’établir l’identité du passager. Le douanier a déclaré qu’il s’agissait d’un
accident et qu’il n’expliquait pas comment, ayant voulu tirer une balle en l’air, il
avait atteint le fuyard. Cette explication n’a pas convaincu le juge d’instruction qui
a inculpé le douanier (par ailleurs conseiller municipal PS de la commune d’Allauch)
d’homicide volontaire et l’a placé sous mandat de dépôt. » (Le Monde, 22/11/83)
La bourgeoisie peut ainsi exercer un chantage de tous les instants sur les pauvres
et les contraindre à être, sans recours possible, corvéables à merci. Ce qui s’est
passé en mai 74 est désormais impensable : grève aux entreprises pépiniéristes
Gregori et Bernard, des Milles, à l’issue de laquelle des travailleurs clandestins,
sur lesquels prospéraient ces entreprises, envahissent l’ANPE pour réclamer une
carte de travail, provoquant l’intervention des flics. À présent, au Centre [de ré-
tention] d’Arenc de triste renommée, la police entasse sans ménagement les clan-
destins qui se sont fait remarquer.
a jeunesse prolétaire de Marseille n’a pas trop envie de travailler (surtout

L aux tarifs en vigueur dans cette ville) ; mais il est également difficile de ga-
gner de l’argent de façon durable par la reprise individuelle. Les risques
sont gros et les liquidités bien gardées (salopes !). Tous ceux qui possèdent quelque
bien vivent dans l’anxiété (largement amplifiée par l’information spectaculaire).
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OS CANGACEIROS N° 1

L A TUERIE DE ST- JEAN DU DÉSERT :


RACKETS RACISTES ET RACKETS ANTIRACISTES
CONTRE L A DÉLINQUENCE SOCIALE

Un soir de juillet 73, à la cité d’accueil de Saint- d’outre-méditerranée règle ses comptes ». En
Jean-du-Désert (!), un quartier perdu au Nord- attendant, c’est la pègre des partis politiques
Est de la ville et loin de tout, « la misère qui règle le compte des prolétaires qui habi-
omniprésente dans ce ghetto explose dans le taient à Saint-Jean-du-Désert.
sordide banal... » À la suite d’une altercation, un Laïd Moussa jouait serré devant la Cour d’As-
certain Laïd Moussa aidé de son frère tue son sises. Il prétendait à la légitime défense. Les
voisin Michel Balozian à coups de couteau et amis de Balozian ne démentirent rien de tout ce
blesse ses deux acolytes, Jean-Marie Baudoin qu’il avait déclaré pour sa défense. Devant les
et Nourredine Zinet, dit « Rémy ». Il s’agirait of- flics et les magistrats : le silence. On ne colla-
ficiellement d’une dispute occasionnée par le bore pas avec ces ordures. Au procès, en mars
bruit que faisaient dans leur piaule Balozian et 1975, ils persistèrent. « Les dépositions des té-
ses copains, et qui aurait dégénéré. Les frères moins n’apportaient rien à l’audience, aucun
Moussa, arrêtés peu après alors qu’ils tentaient indice supplémentaire à cette lamentable af-
de quitter la France sont présentés alors par la faire si ce n’est que Jean-Marie Baudoin par
presse et les groupuscules de gauche comme son attitude provocante et injurieuse était in-
d’honnêtes travailleurs immigrés : « Ils étaient culpé sur le champ d’outrages à magistrats ».
En effet, au moment où le président lui enjoi-
semble-t-il, les seuls à payer leur loyer dans cet
gnait de lever la main droite et de dire « Je jure
ensemble occupé par une foule de personnes
de dire toute la vérité etc. » Jean-Marie Baudoin
ayant des activités mal définies. Leurs voisins
répondit « Ce que c’est que la vérité, je m’en
de pallier, chez qui on a retrouvé par la suite
fous, mais ce que je sais c’est que la justice
le butin de vols s’étaient installés d’autorité et c’est de la merde ».
pour s’y maintenir répandaient la terreur.
Finalement Laïd Moussa s’en sortait pas trop
“Je ne me serais pas risqué à aller les déloger”
mal avec 3 ans de prison dont 18 mois avec sur-
déclarait le responsable de la cité. Ces singu- sis ; son frère prenait 6 mois de sursis. Les avo-
liers voisins, Balozian, Zinet et Baudoin entre- cats de gauche ainsi que les divers boy-scouts
tenaient très tard dans la nuit un tapage gênant gauchistes qui défendaient l’honnête Laïd
pour tout le monde et notamment pour les Moussa se complurent à traîner dans la boue
frères Moussa qui à l’issue de leur journée de Balozian et ses amis durant tout le procès.
travail aspiraient à un repos légitime ». Mais peu après sa libération, le 9 mars 75, Laïd
Quand à la presse de droite, elle se déchaîne à Moussa était abattu. De deux coups de feu.
la fois dans une hystérie anti-arabe (« tueurs al- Aussitôt la nouvelle connue, toute la racaille
gériens, une fois de plus ») et dans une cam- gauchiste qui l’avait défendu aboya automati-
pagne contre le repaire de zonards qu’est quement au crime raciste ; ces clébards pavlo-
devenue cette résidence appartenant à la viens firent des manifestations le lendemain
MNEF et réservée en principe aux étudiants même à Paris et à Marseille. Mais en quelques
mariés (« nombreuses bagarres », « Cour des jours, le rideau de fumée idéologique se dis-
miracles », « comment expliquer les chalu- sipa. Laïd Moussa n’était pas, et de loin, l’ou-
meaux oxhydriques, les pinces-monseigneur vrier modèle que ces roquets avaient défendu :
et la stéréo volée retrouvés dans la chambre et ce qu’il était, ils n’auraient pas osé le défen-
occupée par Balozian et ses amis »). Le Méri- dre. Tout ceci en vînt à se savoir très vite après
dional déclare « Il faut connaître l’identité et la sa mort. En fait de prétendu crime raciste, l’in-
situation de tous les résidents ; savoir ce qui dividu qui fût très rapidement considéré
autorise des non-étudiants à être là ; arrêter les comme le suspect n°1 dans ce meurtre, Ali Me-
drogues-parties » – « Avec, au-dessus de tout liani, connaissait bien Moussa – avec qui il au-
ça, une volonté évidente de casser, de dé- rait même fait des casses jadis. Mais surtout,
truire ». La gauche et l’extrême-gauche qui sou- Meliani, dit « Cox », était un ami de Balozian. Il
tiennent un « honnête travailleur immigré avait un pied-à-terre à St-Jean-du-Désert. Le
agressé par de petits gangsters » ne disent pas soir de la tuerie, c’était lui qui avait interrompu
autre chose. Le Front National lui se contente le carnage en braquant les frères Moussa avec
de dire que « Une nouvelle fois la pègre venue un fusil. C’est dans une chambre qu’il lui arri-
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Rapport sur Marseille 53

vait d’utiliser que les flics trouvèrent d’ailleurs Pour toutes ces salopes, cette affaire n’avait été
5 fusils de chasse provenant d’un casse. De- que l’occasion de se donner bonne conscience
puis sa sortie de prison, Laïd Moussa avait et cela en se faisant concurrence comme tou-
confié à ses proches qu’il craignait la ven- jours. Mais par-delà cette concurrence immé-
geance de Cox. Celui-ci devait être un bon diate, tous les rackets politiques ont su
speed, puisqu’il réussit à échapper peu de accorder leurs violons contre l’ennemi com-
temps après aux enquêteurs de la Criminelle mun, le délinquant – c’est-à-dire le prolétaire
venus l’arrêter à son domicile parisien, dans le- qui ne veut plus travailler et qui se sert lui-
quel ils devaient trouver un lot de P.M., flingues même. Les salopes de gauche défendent l’hon-
divers et bijoux volés. Malheureusement, Cox nêteté et le travail exactement comme les
fut assassiné par les flics dans une course- salopes de droite, et leur antiracisme n’est
poursuite après un braquage de banque à qu’un mensonge de plus qui se révèle dans
Paris, en avril 76. À cette occasion, les salopes cette affaire particulièrement ignoble.
de L’Humanité trouvèrent moyen de baver en- La vérité de cette affaire, jamais aucune de ces
core un peu, eux les spécialistes les plus com- salopes ne l’a sue. La vérité, c’est que les pro-
pétents en calomnies & délation : Cox était létaires n’aiment pas que les charognards vien-
présenté dans un article comme « une bar- nent mettre leur nez dans leurs affaires. Et
bouze bien connue ». Salopes de gauche ! surtout qu’ils se repaissent de la misère des re-
Les gauchistes, pour maintenir à bout de bras lations auxquels les individus sont réduits dans
leur scénario (scénario que Laïd Moussa avait ce monde. Cette misère qui a implosé entre
su utiliser à son avantage devant la justice), ont eux, le soir de la tuerie de St-Jean-du-Désert, et
toujours maintenu que ce serait l’extrême- dont les salopes de tous partis ne savent évi-
droite qui aurait tué Moussa. Ils s’appuient sur demment rien. Mais non contents d’être igno-
des lettres de menaces racistes, mais qui ne rantes, ces salopes ont tout fait pour rendre les
prouvent rien vu le nombre de racistes qu’il y a gens aussi bêtes qu’elles, en couvrant le cada-
à Marseille – et elles ont même pu être écrites vre de Balozian de leur merde idéologique.
exprès pour faire diversion. Qu’aurait été faire Laïd Moussa les laissait faire, mais lui risquait
l’extrême-droite en envoyant un tueur venger gros et il savait la vérité.
un délinquant, qui était lui-même si peu sus- Les 3 protagonistes principaux de cette affaire
pect de sympathie pour les thèses racistes qu’il sont morts. Il était important, 10 ans après, de
avait plusieurs délinquants arabes pour amis ? rétablir la vérité.
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OS CANGACEIROS N° 1

Cette psychose ne date pas d’hier : les


classes moyennes, plus encore que la
Jean-Pierre Coulot, Jean-Philippe Puel, Rémy
Zinet, mis en cause, communiquent :
Encore une fois, il n’est pas étonnant de voir bourgeoisie, ont toujours été terrori-
à quel point la réalité est loin de ce qu’on en sées par la sourde menace que consti-
dit dans les prétoires et dans les journaux. tuent ces masses de gens en réserve à
D’ailleurs, Jean-Marie Baudouin en a témoi- Marseille.
gné au procès de Laïd Moussa en déclarant
« la vérité est toute relative... » (Il est toujours C’est le droit du propriétaire qui défi-
en prison). nit la bourgeoisie. S’en prendre à son
Michel Balozian est mort. Laïd Moussa est monde, à la marchandise et à l’argent
mort. Des intérêts démagogiques, entre au- c’est la toucher dans sa personne mo-
rale : « n’attendez pas de subir une hu-
tres ceux des charognards gauchistes, ont fait
de l’un un affreux et de l’autre une image
d’Épinal. Pourtant rarement victime et assas- miliation et d’enregistrer des pertes
sin ont été aussi proches. Ils tentaient, tous d’argent » proclame Marseille-Sécurité.
les deux, de sortir du vécu misérable qu’on Si la bourgeoisie a supprimé idéale-
ment la peine de mort ce n’est pas
leur imposait, d’aller au-delà des blocages af-
fectifs dégénérant en agressivité. Et pourtant
la misère omniprésente dans ce ghetto de parce que l’individu est tout mais bien
Saint-Jean-du-Désert explosa dans le sordide au contraire parce qu’il n’est rien. Le
banal du meurtre de Michel Balozian. tout est la personne morale c’est-à-dire
Le refus commun du travail aliéné et le goût
de la fête avaient créé entre la « Bande à Ba-
le bien privé. Devant la menace mon-
lozian » et nous une dynamique insupportable diale que constituent les pauvres, la
pour les tristes idéologues gauchistes. Ceux- bourgeoisie s’arme et tue, il n’est pas
ci n’ont pas hésité, au procès de Laïd Moussa, pour elle question d’hésiter entre le
à s’allier aux avocats, juges, journalistes et au-
tres roquets baveux, pour régler le compte
rien de l’individu pauvre et le tout de
des « voyous » et des « fêtards », et de faire la propriété : « Un commerçant mar-
l’apologie du travail, du respect de la loi et de seillais abat un jeune cambrioleur. C’est
l’ordre dans les HLM, bref d’une nouvelle mo- un cas d’auto-défense type. Pour la dé-
rale qui ressemble étrangement à l’ancienne.
fense de sa personne menacée (dans) ses
Le procès fut ce qu’il devait être. Pour que
Laïd Moussa obtienne un verdict de clé- biens, M. Giraudo s’est interposé... Il est
mence, notre position fut claire : le silence. à souhaiter que d’autres soucis d’ordre ju-
Mais après la mort de Laïd Moussa, les ca- diciaire ne viennent pas s’ajouter au dé-
lomnies et les délations continuent. Nous Si- sarroi de cet honnête commerçant fort
tuationnistes et amis de Michel Balozian, ne
tolérons pas d’être traités d’indicateurs et
connu dans les quartiers Sud de Mar-
provocateurs de police, tout en étant fiers seille. » (Le Méridional, 12/11/83)
d’être traités par ces Messieurs de la presse Marseille est la ville la plus fliquée
au m². L’axe central où tout le monde
et consorts de « Fêtards » et de « Dévoyés ».
Non Messieurs nous ne serons pas les
boucs-émissaires de toutes les puissances converge, la Canebière, est infesté de
du vieux monde, des gauchistes aux esclaves porcs : civils difficilement repérables,
du capital. maîtres-chiens, fourgons de CRS sta-
26 mars 1975
tionnés presque toute l’année aux dif-
Situationnistes et amis de Michel Balozian
férents carrefours. Présence ostensible
et arrogante de la police qui accroît
Internationale Situationniste : nous précisons
que nous n’appartenons pas à l’Internationale
Situationniste d’autant le sentiment d’insécurité chez
les pauvres dans une ville où rien n’est
sûr pour eux : contrôle fréquent,
garde-à-vue dans le seul but d’impres-
sionner et de rappeler par tous les
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Rapport sur Marseille 55

moyens qu’ici la police entend ne s’embarrasser de rien pour faire régner l’ordre.
La bestialité et l’arbitraire sont la règle constante. Les commissariats marseillais
ont une épouvantable réputation à cause des tabassages systématiques. Voici
quelques années, des inspecteurs avaient été condamnés à une très légère peine
de sursis pour avoir sodomisé avec des matraques des suspects, finalement inno-
cents, dans les locaux de l’Évêché lors d’interrogatoires : leurs collègues mani-
festèrent bruyamment en plein centre-ville contre ce verdict (qui devait être
annulé ultérieurement en appel). Les preuves étant cependant irréfutables, il est
à conclure que la police marseillaise n’a pas craint de revendiquer hautement
dans la rue le droit à la torture dans les commissariats locaux.
Les porcs bavent de peur, peur d’une populace ressentie comme hostile, peur de
cette jeunesse qui comprend de plus en plus clairement la nature de son sort : gi-
bier d’usine ou gibier à flics. Ici, la jeunesse se trouve massivement traitée sans
égard, ennemi potentiel auquel l’État doit imposer la réserve par la terreur.
On peut comprendre cette violence policière heureusement sans pareil en France,
en relation avec la libre-concurrence qui sévit dans la ville et y impose des condi-
tions d’autant plus dures aux pauvres. Quand on a vécu à Marseille on peut ima-
giner sans mal ce qui se passe dans des villes comme Rio de Janeiro ou Lagos :
c’est-à-dire partout où il n’y a presque aucune médiation sociale et politique in-
terposée entre les pauvres et la richesse en vue, et où le besoin le plus immédiat
est la seule mesure des relations entre les individus.
l y a dix ans déjà les pauvres à Marseille s’en prenaient à l’ennemi en géné-

I ral. Pendant l’été 74 la violence prolétaire s’impose à la Belle de Mai, Cité


Bellevue ; après s’être attaqué aux marins-pompiers et au supermarché voi-
sin, les voyous s’en prennent aux bars du quartier. Le 25 août 74 Le Méridional
publie une déclaration contre les voyous de la Belle de Mai, teintée de racisme
(« au travail ou qu’on les ré-expédie chez eux »). Une enquête intitulée « Graine de
violence » relève alors l’escalade de la violence dans la plupart des quartiers pé-
riphériques de Marseille : « ceux de la cité Bellevue veulent montrer qu’ils s’en pren-
nent à l’ordre établi... ils n’en sont pas encore à la révolution mais ils ne dédaignent
pas la provocation » déclare un flic le 19/9/74. En mars 75, dans la même cité un
car de CRS est lapidé par une cinquantaine de jeunes qui interviennent contre
l’arrestation d’un voleur de voiture.
Devant le développement de cette situation, l’ennemi sera amené à prendre deux
mesures : le Sodim de la rue Félix-Pyat (cité Bellevue) ferme ses portes en dé-
cembre 77 tandis qu’un commissariat ouvre les siennes en plein cœur de la cité
peu après (il recevra d’ailleurs deux cocktails molotov au printemps 81). Depuis
cette époque, les heurts avec les patrouilles de flics n’ont jamais cessé à Félix-
Pyat comme ailleurs.
Il y a dix ans déjà l’ennemi s’en prenait aux voyous en général ; petit à petit il a
compris qu’il était de son intérêt de réduire ce qu’il y a de général dans la révolte
chronique des chômeurs-à-vie à quelque chose de particulier : c’est ainsi qu’il s’en
prend maintenant aux arabes en particulier. À Marseille le racisme anti-arabe, qui
a remplacé le racisme anti-italien, est institutionnalisé par la droite et par la gauche
qui s’en repaissent avec délectation comme en témoigne l’affaire Laïd Moussa.
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OS CANGACEIROS N° 1

Si l’ennemi potentiel du bourgeois reste le prolétaire, l’adversaire de celui-ci est


un monde, ce ne sont que les imbéciles qui se trompent d’adversaire. Février 81
– Zahir qui faisait un rodéo à la Busserine est descendu par un imbécile de la
cité ; les jeunes par contre ont tout de suite su à qui s’en prendre : les constatations
terminées, les policiers ont dû se retirer très vite de la cité...
« Des éléments incontrôlés ont néanmoins provoqué les forces de l’ordre. Des véhi-
cules de police ont été endommagés.»
Le Provençal, 21/02/81
Quand les pauvres se montrent par trop indociles, l’ennemi emploie la vieille
technique de l’intimidation : la bombe.
8 juin 81 – des flics entrent dans la cité de la Cayolle pour arrêter un voleur de
moto, les jeunes les reçoivent comme ils le méritent et ils doivent demander des
renforts pour se dégager, six d’entre eux sont blessés.
« Dans cette cité du 9ème ce n’est pas la première fois que de tels incidents se produi-
sent. Comme trop souvent ce sont de jeunes voyous qui sont à l’origine de ces ba-
tailles rangées. Hier encore des véhicules de police ont été endommagés, bombardés
de projectiles divers. »
Le Provençal, 11/06/81
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Rapport sur Marseille 57

L A CIRCUL ATION DES PAUVRES À MARSEILLE


ET L’ORGANISATION POLICIÈRE DU TERRITOIRE
« On se souvient qu’à la nuit de mercredi à jeudi l’autorail Aix-Marseille avait été bloqué à Sep-
tème ; une vingtaine de jeunes voyous, des maghrébins pour la plupart, avaient déposé des blocs
de pierre dont certains pesaient jusqu’à 80 kg et qui avaient obligé le chauffeur de la micheline
à immobiliser son convoi. Quelques secondes plus tard, les loubards se précipitaient à l’inté-
rieur des wagons dont certains étaient saccagés.
Cette scène de far-west inadmissible s’était déroulée sous les yeux de certains parents de ces
jeunes loubards qui avaient annoncé leur « coup » par avance. Ce soir, nous allons vous offrir du
spectacle avaient-ils dit aux locataires de la cité, nous allons faire peur aux voyageurs... »
Le Provençal, 24 avril 82
Il est très courant que les trains soient bloqués sur la voie du côté des quartiers Nord avant d’at-
teindre la gare de Marseille. Ainsi ce jeudi 1er novembre 84, le TGV en provenance de Paris et le
train en provenance de Metz furent immobilisés plus d’une heure aux Aygalades, des madriers
ayant été placés sur les voies.
À Marseille, nous devons déjà subir une administration policière de notre habitat – la plupart des
offices HLM sont tenus par les staliniens et ils ont la main lourde en matière d’expulsion comme
le prouve au printemps 80 l’incendie criminel de bureaux de la Logirel *, dans les quartiers Nord.
Mais surtout, dans cette ville maudite, notre simple circulation est en elle-même une source de tra-
cas pour l’État. On ne compte pas les barrages de police sur les axes routiers reliant le centre aux
quartiers Nord. À cela s’ajoute une politique particulièrement énergique des transports urbains,
visant à assurer sans faille le maintien de l’ordre dans le métro et les bus.
Dans la plupart des municipalités de gauche, les chômeurs ont au moins droit aux transports gra-
tuits : Marseille ne leur accorde même pas cette aumône. Ici le chômeur paie son titre de trans-
port. Et « on » lui fait comprendre fermement qu’il n’est pas libre de circuler à son gré. Les
contrôleurs sont à présent armés ! Dans les métros descendant des quartiers de la Rose, il leur ar-
rive souvent de faire stopper la rame entre deux stations s’ils ont remarqué à l’intérieur la pré-
sence de ces nombreuses bandes qui ignorent l’existence du ticket et n’hésitent pas à casser la
tête des importuns de la Régie : à la station suivante, un fort contingent de flics alertés par radio
les attendent afin de régulariser leur situation...
Dans les bus, les patrouilles de porcs en képi sont fréquentes de jour comme de nuit. Dans cette
ville qui n’est qu’une gigantesque banlieue couvrant une superficie immense, et où il faut, si l’on
ne dispose pas d’une voiture, prendre le bus pour le moindre déplacement, et où le prix du ticket
est encore plus élevé qu’ailleurs, bonjour l’ambiance !
Et pourtant, malgré ou à cause de cela, l’ambiance est plutôt chaude dans les transports en com-
mun de Marseille. Il s’y est vite instauré une complicité secrète entre les gens pour frauder. Le
ticket de bus étant valable sur toute la longueur d’un trajet, ceux qui descendent donnent sponta-
nément le leur à ceux qui montent ou à ceux qui dans le bus le leur demandent – les gens qui re-
fusent se faisant, bien sûr, insulter. Cette pratique courante, et pas seulement chez les jeunes, était
régulièrement dénoncée dans les journaux locaux invitant les usagers à déchirer leur ticket à la
descente. Mais au-delà du simple fait de se déplacer, il existe une communication clandestine
dans les bus entre pauvres qui se reconnaissent sans se connaître. Certaines lignes, et surtout
les services de nuit, sont des lieux de rencontre où l’on peut faire nombre contre les contrôleurs.
Les cas de rébellion ne se comptent plus :
« Michel, 21 ans, sans profession, a été interpellé par les agents de la RTM alors qu’il venait de
se livrer à des voies de fait sur un chauffeur de bus. Au moment de sa prise en charge par la
police, l’intéressé s’est rebellé portant des coups à un gardien de la paix.
Les fonctionnaires de l’Unité de surveillance des Transports en commun ont interpellé un cer-
tain Taoufik, 27 ans, qui proférait des insultes à leur encontre. Au cours de son interpellation,
l’intéressé a frappé plusieurs policiers. »
Le Méridional, 12/9/84

* Entreprise HLM créée en 1966 dans la région lyonnaise.


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OS CANGACEIROS N° 1

Les porcs reviennent en force avec les CRS, défoncent les portes, saccagent des
logements et blessent plusieurs personnes dont une mère de famille qui porte
plainte. En riposte, quelques jours après, une trentaine d’habitants barricadent
la route d’accès à la cité et interdisent, fusils en mains, aux voitures de police de
s’en approcher.
La contre-offensive policière prend la forme terroriste : une bombe explose devant
la porte de la personne qui avait déposé plainte détruisant deux immeubles (par
miracle, il n’y eut que des blessés). Une deuxième bombe est désamorcée in ex-
tremis la même nuit à Bassens. L’enquête impute ces deux attentats au SAC [mi-
lice gaulliste] dont faisaient partie beaucoup de policiers marseillais.
Dans la nuit du 12 au 13 octobre 83, un attentat endommage plusieurs apparte-
ments à la Bricarde, il est signé « Les Templiers de la Dératisation »...
Face à la provocation des salopes, la riposte ne se fait pas attendre. En octobre,
quand un CRS a abattu un jeune dans les quartiers Nord (après avoir menacé :
« j’ai la gâchette facile ce soir »), la réaction des gens fut immédiate et les CRS ont
dû quitter les lieux tout de suite pour éviter un affrontement imminent. Ce ne fut
que partie remise : à la fin d’une manif bonne-conscience organisée par les rackets
politiques, les CRS furent attaqués et l’une des principales rues commerçantes
de la ville saccagée ; en prime, trois commerces furent ravagés à Plan-de-Cuques.
En juin 82, à la suite d’un vol à la roulotte commis dans un taxi rue Félix-Pyat,
plusieurs dizaines de chauffeurs entrent dans des immeubles de la cité Bellevue
où ils se livrent à des provocations, revolvers en main. Dans la soirée, ils impro-
visent une manifestation à la porte d’Aix, et attaquent des cafés dans le vieux
quartier arabe. Des jeunes des quartiers Nord descendent à la Belle de Mai prê-
ter main forte aux gars de la cité Bellevue contre les chauffeurs de taxi. À Sainte-
Marthe, un taxi reçoit des parpaings dans le pare-brise du haut de la passerelle
Plombière ; dans les jours qui suivent, ceux qui se risquent à passer dans ce sec-
teur reçoivent des pierres. À Bellevue des jeunes attaquent un fourgon de police
qui stationnait à l’entrée de la cité, « les habitants n’ont pas supporté la présence po-
licière » comme dit la presse. Au marché des Arnavaux, des gosses venus de la Pa-
ternelle, armés de bâtons mettent à sac le dépôt Cash Gabriel.
Les jeunes n’ont pas envie de connaître le sort de leur pères, ils n’ont aucune
envie d’être de la chair à usine et ils le disent. « Ils ont fait travailler mon père
comme un esclave. Maintenant, il traîne d’hôpital en hôpital. Moi, je ne ferai ja-
mais ça, je veux un métier propre. Sinon je crèverai sur le trottoir, avec un flingue
dans la main » (un jeune de la Paternelle).
Malgré les manipulations, les tentatives de division (racisme) et les tentatives de
récupération (antiracisme) la nouvelle génération a su trouver un adversaire et
créer de ce fait une situation de plus en plus préoccupante pour les partisans du
Vieux Monde. Se créent ainsi des « zones de non-droit » selon l’euphémisme po-
licier, en fait des zones de haute insécurité pour les flics.
« À chacune de leurs apparitions, les voitures de police étaient saluées par des gerbes
de pierres : nous étions interdits de séjour dans cette ZUP (La Busserine) » déclare un
commissaire de police.
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Rapport sur Marseille 59

Il y a évidemment des périodes où les hostilités se relâchent, ce qui n’empêche


pas Le Méridional de se lamenter à longueur de pages : « La police n’a pratiquement
plus les moyens d’intervenir dans certaines cités de la ville où la population s’est lit-
téralement mobilisée contre elle. C’est systématique, à chaque intervention policière
pour n’importe quel motif, dès qu’un fourgon ou une voiture de police arrive, c’est
l’alerte ! Les policiers en tenue ou en civil sont entourés et on leur conseille de repar-
tir bien vite, s’ils n’obtempèrent pas, c’est l’émeute. Deux solutions, faire face ou fuir.
C’est maintenant la deuxième solution qui est conseillée. Des renforts sont deman-
dés par radio, ils arrivent, protègent les policiers contestés et repartent. Bien entendu
aux paroles et aux cris, aux injures des premiers incidents signalés ont succédé les
coups, les bagarres, les blessés, les voitures cabossées ». (La Paternelle : une cité de
« haute sécurité » – ces journalistes de merde ne croient pas si bien dire – où la
police n’a plus les moyens d’intervenir, Le Méridional du 5/10/83)
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OS CANGACEIROS N° 1

À la cité du Clos, à La Rose, la police n’a effectivement plus les moyens d’inter-
venir normalement depuis 81 : à deux reprises durant l’été 83, des patrouilles du-
rent réclamer de gros renforts pour pouvoir se sortir de la cité où elles s’étaient
aventurées à la poursuite de motos volées, provoquant évidemment une vigou-
reuse contre-attaque des jeunes.
À l’occupation policière s’ajoute toute une politique d’encadrement, c’est le
« syndicalisme du cadre de vie » inspiré du syndicalisme tout court. Cette poli-
tique consiste à créer des comités, des centres culturels, des associations qui, à
l’exemple des syndicats appellent à la participation ou mieux à la collaboration
et qui ont tous pour fin de policer les gens : « Derrière le masque de l’animateur
se cache la grimace de l’indicateur ». De la même façon que l’on demande aux
pauvres de gérer leur propre exploitation, l’État leur demande en plus de gérer
leur isolement, vœux aussi pieux que vains : le mépris vis-à-vis des pauvres a tout
de même des limites qui sont les pauvres eux-mêmes.
Ainsi Defferre a-t-il mis en place les Comités d’Intérêt de Quartier (CIQ) qui
bien entendu regroupent les seuls habitants qui ont un intérêt quelconque en ce
monde : les commerçants. Les CIQ sont surtout des moyens de contrôle et de dé-
lation ; encouragés par la municipalité, ils ont dernièrement permis la constitu-
tion d’un Comité de liaison Police-Population (« Afin d’établir un climat de
confiance entre citoyens et policiers, il est recommandé aux membres du Comité de
fréquenter personnellement plusieurs policiers et si possible, de faire inviter dans les
familles les CRS étrangers à la ville » – circulaire de juin 1982).
À ces CIQ s’ajoutent les CCV (Comités du Cadre de Vie) qui recouvrent un
territoire plus vaste. Il y a 4 CCV chapeautant respectivement 4 zones : le Sud
résidentiel et tertiaire, le Centre commercial, le Nord portuaire, le Nord-Est in-
dustriel avec, comme courroies administratives, les Commissions Territoriales.
Il faut aussi signaler la commission régionale pour le développement des quar-
tiers qui s’occupe principalement d’urbanisme et se réclame d’une « politique de
quartier faite avec la population : concertation et participation des habitants à la
gestion de leur quartier. Ceci afin de leur donner les moyens d’agir sur les décisions
qui les concernent » et où siègent comme l’indiquent ces quelques lignes, de bien
impudentes salopes.
L’urbanisme est une opération de police jointe à une opération financière ; les
rêves de la raison d’État sont les cauchemars réels de la population. C’est ainsi que
la « Cité radieuse » du Corbusier a été édifiée selon les idéaux progressistes chers
à Defferre : « Où je sévis il n’y a plus de vie possible donc plus de danger pour l’État ».
Tout y fut fait pour que les habitants de ce bloc bétonné, moderne Alcatraz,
n’aient pas à sortir dans la rue : c’est ainsi que les quartiers de banlieues, vérita-
bles souricières, furent conçus sur le modèle du labyrinthe expérimental. Il est
très difficile de passer d’un quartier à l’autre. L’urbanisme progressiste a trouvé
sa vérité dans le fameux cimetière vertical, jadis l’orgueil de la municipalité.
Déjà lors de l’occupation allemande, le projet d’avant-guerre de destruction d’un
secteur du Panier, quartier difficilement contrôlable par la police, fut réalisé par
la Gestapo, pour les mêmes raisons. Il fut reconstruit par Fernand Pouillon.
Quant au projet municipal de transformer le reste du Panier en musée, il est en
train d’échouer lamentablement.
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Rapport sur Marseille 61

Pour de vulgaires raisons de police, Defferre parle d’embellir la ville et s’acharne


désormais sur les banlieues à coups d’équipements de loisirs, de sports et d’acti-
vités culturelles. Il s’agit de prendre les gens de vitesse. Il faut à tout prix s’occu-
per d’eux et les occuper dans des activités futiles, aussi vaines qu’inoffensives,
puisqu’ils commencent sérieusement à s’occuper du monde.
« L’État a toujours voulu civiliser les pauvres, le prolétariat n’a jamais eu de repré-
sentants, c’est l’État qui a eu des représentants chez les pauvres... Il lègue cette besogne
civilisatrice à ses représentants les plus insidieux, à ceux qui sont chargés de faire de
l’assistance sociale : les éducateurs, les militants et autres boy-scouts. »
Les Fossoyeurs du Vieux Monde, n° 4
C’est raté. Comme l’a dit dernièrement un bureaucrate, « Frais-Vallon disposait
des équipements les plus fournis et les plus denses de France, où une somme de moyens
incalculables a été déployée et où, si nous rapprochons les difficultés de sa population
avec celles éprouvées par les habitants d’autres cités délaissées, la différence est prati-
quement nulle ». Il faut lire bien sûr « les difficultés rencontrées par le pouvoir »,
comme en témoignent (à la même époque) les évènements survenus le 27 juin 83
au supermarché Sodim de Frais-Vallon où une bagarre a opposé le directeur, ses
valets et le vigile à des jeunes venus en expédition punitive et réussie ; deux heures
de baston et le vigile corrigé comme il l’a mérité.
« Vivement que l’école reprenne et que l’été finisse », s’exclamait un journal local
après les incidents de la fin août 84. Mais les écoles elles-mêmes ne sont pas épar-
gnées par la violence de ceux qu’elles doivent enfermer ; à Marseille, depuis une
dizaine d’années, il ne se passe pas de mois sans qu’un bâtiment scolaire ne soit
saccagé dans l’allégresse.
Citons juste ce cas éloquent : au printemps 80, à la Busserine, un groupe de gamins
ayant saccagé l’école de la cité sont appréhendés. D’autres gamins, pour les ven-
ger, détruisent à leur tour une autre école voisine en signant « Zorro » et envoient
des menaces de mort au personnel enseignant. Appréhendés eux aussi, ils devaient
expliquer leur « signature » en disant « Zorro, c’est celui qui défend les gens contre les
méchants. Et les méchants c’est les maîtres, ceux qui nous obligent à travailler... »
es grandes manoeuvres « Prévention de la délinquance » entreprises depuis

L 82 pour pacifier la banlieue marseillaise s’avèrent être d’une efficacité dé-


risoire. En effet, devant la généralisation de la violence prolétaire dans ces
zones, la police dut modifier sa tactique. Il s’agit désormais de réduire au mini-
mum la confrontation directe entre les forces de l’ordre et la population. Évi-
demment, les gens en ont profité : il est toujours bon de respirer un peu,
d’échapper pour un temps aux incessants contrôles d’identité accompagnés de
provocations, d’éviter les expulsions manu militari, etc...
Écoutons le protestant Defferre : « Des instructions ont été données pour éviter les
ratonnades (! ?) ; la mission qui a été créée pour ces quartiers déshérités a fait beaucoup
pour les jeunes » (1982 et Trigano, vacances en Ardèche, organisation qui s’occupe
des jeunes le mercredi, le samedi et le dimanche). La troupe des éducateurs et sa
piétaille gauchiste avaient pour mission première de devenir les médiateurs né-
cessaires puis indispensables entre la « population » et la municipalité, l’Office
HLM (bastion stalinien) et la police – qui, tous avaient reçu pour consigne de
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OS CANGACEIROS N° 1

jouer le jeu. Cela devait permettre à ces sincères représentants du pouvoir de


contrôler en douceur chaque quartier en exerçant sur ses habitants le chantage sui-
vant : « Si vous ne nous écoutez pas, la police va intervenir, il y aura du grabuge et
nous ne pourrons plus répondre de rien ». Rien ne devait plus se faire sans passer par
leur intermédiaire : ils devaient être les yeux, les oreilles et la bouche du pouvoir.
Ils furent l’aubaine du commissaire Grégoire Krikorian, super-garde-champêtre
des quartiers Nord. Les éducateurs sont les premiers à prévenir leurs grands frères,
les flics, quand quelque chose se passe dans le quartier à l’initiative des gens : ainsi
aux Flamands, quand les gens ont voulu projeter de nuit un film, fait par des
jeunes immigrés de la banlieue parisienne sur leur révolte, et ce hors du centre
social, celui-ci a tout de suite prévenu Krikorian (malgré l’opposition des per-
sonnes présentes) et le garde-champêtre s’est déplacé, interdisant par sa présence
toute discussion entre les individus – on ne peut parler quand un flic vous écoute.
À la différence des éducateurs, Krikorian sait ce qu’il dit, emploie les mots dans
leur bon sens et collaboration signifie délation : « Le seul indicateur dont je me
serve, c’est la population, c’est la population qui dénonce, la population en tant que
communauté. » (c’est-à-dire par l’intermédiaire des CIQ ou des centres sociaux)
dit-il dans un interview paru dans les Temps Modernes. Il est même plus malin, il
se rend bien compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas en dehors « des conflits
de cultures » ou de « la crise économique » : « Quand une patrouille du corps urbain
pénètre dans une cité et qu’elle est accueillie par des projectiles divers, des pierres, des
bouteilles de bière, etc... il y a une situation inadmissible. On ne s’attaque pas aux re-
présentants de l’État républicain. Si une telle situation se présente c’est qu’il y a
quelque chose de pathologique, quelque chose de cassé ». (T.M. avril 84)
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Rapport sur Marseille 63

Ce qui est cassé c’est l’appartenance positive à la société civile. Voilà ce que Kri-
korian pressent et ce qui le tracasse. « Prenons le cas de Bassens, vous savez que Bas-
sens est une de ces cités où la police était interdite de séjour depuis de nombreuses
années. Quand il y avait un problème avec toute la population de Bassens, on en-
voyait les CRS, on envoyait des compagnies d’intervention : c’était pire que le mal.
On ne peut assurer la discipline sans le consentement ou contre le consentement de
la population... C’est à la communauté de prendre en main ses asociaux ou indisci-
plinés... À la Paternelle par exemple, y a des délinquants qui ont fait de leur état de
délinquants une situation professionnelle. Si vous venez pour rétablir l’ordre et la sé-
curité c’en est fini pour eux. Toutes les communautés, qu’elles soient protestantes, com-
munistes, laïques, catholiques etc., organisent elles-mêmes leur propre discipline dans
leurs rangs, et tant que la communauté maghrébine n’aura pas rétabli sa discipline
dans ses rangs, elle sera perçue comme communauté marginale. C’est une mise en
garde pour ceux qui, à la Paternelle, jouent un jeu dangereux ».
La bourgeoisie se trouve de plus en plus brutalement confrontée à ce qu’elle en-
gendre : l’absence de communauté. Mais il reste toujours l’aspiration à la commu-
nauté – et c’est celle-ci qui fait et défait l’esprit d’un monde. L’ennemi est
contraint de récupérer cette aspiration et de lui donner un contenu abstrait dans
une forme religieuse.
Quand le mensonge sur lequel s’appuie l’activité politique et policière est com-
promis (comme celui de « communauté nationale » auquel seuls les beaufs qui
constituent la classe moyenne sont encore sensibles, par purs intérêts corpora-
tistes), il reste comme ultime recours de se rabattre sur une autre forme de la
communauté, la religion, qui présente l’intérêt d’être particulière dans sa forme
mais universelle dans son essence.
Ce qui définit la religion c’est l’aspiration à former une communauté qui reste à
l’état d’aspiration. Sous le couvert de cette communauté mythique, la bourgeoi-
sie, qu’elle soit juive, chrétienne ou musulmane, peut se livrer sans retenue et sans
scrupules à sa passion, l’argent – tandis que les pauvres continuent d’être en proie
à cette nécessité, l’argent.
Quand cette chose-là perd son caractère sacré et que les gens se livrent de plus en
plus à l’activité profane du vol (ou mieux du pillage), l’ennemi se hâte de les en-
fermer dans une pseudo-communauté.
Dans la bouche d’un flic, le concept de communauté signifie : « diviser les gens
pour faire régner l’ordre ». Racistes et antiracistes s’y emploient avec l’énergie du
désespoir.
« Il y a plus d’avantages à être malhonnête, et c’est ce qui fait que la délinquance aug-
mente. Il ne faut pas tomber dans le piège qui veut que le délinquant soit un déraciné,
au contraire, le délinquant est l’individu le mieux intégré à la société actuelle, celui
qui a simplifié tous les mécanismes de la société et les a adaptés à son comportement. »
Un commissaire de police marseillais (Autrement n°22, nov 79)
À Marseille, les jeunes chômeurs-à-vie continuent de s’attaquer avec fureur à la
nécessité de l’argent. « Samedi 25 août 84 deux gardiens du supermarché Sodim à
Frais-Vallon, sont passés à tabac par une bande de jeunes, des scènes de pillages dans
le magasin. Lundi 27 août une bagarre déclenchée par deux clients, l’intervention des
vigiles et un coup de feu tiré dans le ventre d’un jeune maghrébin de 19 ans dont les
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OS CANGACEIROS N° 1

jours ne sont pas en danger... On a frôlé l’émeute. » (Où l’on parle de Frais-Vallon
une nouvelle fois ! Le vigile a été libéré aussitôt sans inculpation, le jeune blessé
sera poursuivi pour coups et blessures).
Le 30/08/84 : « Fous de rage de n’avoir pu emporter un bracelet-montre qu’ils
avaient dérobé au Printemps de la rue St-Ferréol, les deux garçons âgés d’une ving-
taine d’années sont revenus et se sont attaqués à coups de cutter au vigile qui les avait
interpellés » (Le Provençal). Juste retour des choses ! En juin 82, les vigiles du Car-
refour du Merlan en plein quartier Nord, arrêtaient deux jeunes pour vol et les
entraînaient dans leur bureau au sous-sol. Lorsqu’une trentaine de jeunes mon-
tés des cités voisines attaquèrent le bureau pour délivrer leurs copains, les vigiles
leur tirèrent dessus au fusil à pompe : plusieurs blessés dont un très grièvement.
« De plus en plus, chez nous, on ne se contente plus de voler ou de dérober à la sau-
vette : on prend de force et l’on se comporte comme si le vol était un droit que le vo-
leur entend faire respecter » se lamente le directeur du Printemps.
Lorsqu’un jeune de Port-de-Bouc, Farid Chouter a été tué le 29 août après sa sor-
tie du palais de justice d’Aix, la riposte ne s’est pas faite attendre : poste de po-
lice assiégé, vitrines brisées. Les jeunes ont la haine : « Nous brûlerons ! » ont-ils
écrit sur un mur. Entre eux et les porcs il y a un mort et ils ne sont pas prêts de
l’oublier. Il a fallu tous les efforts diligents des associations beurs qui ont investi
la famille Chouter pour isoler et neutraliser les jeunes révoltés des Aigues-
Douces, ces associations beurs allant même jusqu’à désavouer, au nom des amis
de Farid, dans un tract honteux, le vandalisme des jeunes émeutiers.
C’est ainsi que la politique de prévention entreprise depuis plusieurs années à
coups de centres sociaux, culturels et de mosquées s’est trouvée à l’épreuve du
monde où il n’est pas question de médiation mais de guerre.
Les joyeux drôles de cette politique découvrent avec stupeur que les gens, s’ils ont
cherché à en tirer parti, n’ont jamais été dupes ; ils n’ont plus qu’a geindre dans
le giron des journalistes... ou à se mettre ridiculement en grève, comme les ani-
mateurs du Centre social de la Rouguière qui entendaient protester ainsi, le 11
juin 84, contre la mise à sac de leurs chers locaux !
« On y a aménagé une mosquée et un centre social dynamique. Des emplois ont été
créés sur place. Les façades et les appartements ont été remis à neuf. Des boîtes à let-
tres incassables, dit-on, y ont même été testées. Et pourtant la réhabilitation, appa-
remment ne suffit pas... Certains jeunes sont tout à fait incontrôlables. Ils fument,
ils boivent, ils se droguent... ils vivent comme des loups » commente un éducateur
de Frais-Vallon dans Le Matin.
Par contre un gamin du quartier, lui, est au courant de la guerre, il se trouve
même aux avant-postes : « Ils rêvent de nous flinguer, des copains se sont faits ta-
basser », « ils disent on va ratonner tous les melons ».
Dans cette lutte pour la vie beaucoup entendent désormais se servir eux-mêmes
selon le vieil adage « CE QUE L’OEIL VOIT ET CONVOITE, QUE LA MAIN S’EN SAISISSE »,
sachant pertinemment que dans cette histoire pleine de bruit et de fureur, c’est
encore celui qui s’écrase qui en prend plein la gueule.
La guerre sociale continue.

Marseille, novembre 1984 - Georges Lapierre, Yves Delhoysie


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65

À PROPOS DE LA GRÈVE
DES OS DE TALBOT-POISSY
DÉCEMBRE 83 – JANVIER 84

epuis la lutte des sidérurgistes de Vireux, dans les Ardennes, aucun conflit

D dans l’industrie française n’avait atteint un tel degré de clarté et de vio-


lence que celui qui agite l’usine Talbot de Poissy. L’ennemi en est ma-
lade : le PC et la CFDT, le PS et la CSL *, le gouvernement et la direction de
Peugeot-Talbot, sans oublier les plus crapuleux entre tous, les bureaucrates de la
CGT, tous s’engueulent et se reprochent réciproquement la responsabilité d’avoir
permis un tel débordement ; mais cela ne nous concerne pas vraiment. Nous al-
lons plutôt revenir aux faits réels, et dire les conclusions qu’ils nous inspirent.
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OS CANGACEIROS N° 1

Afin d’améliorer le rendement de sa branche Talbot, le


groupe Peugeot-SA avait décidé de diminuer son capital
variable : en l’occurrence, 3 000 OS de l’usine de Poissy,
dont il annonce le licenciement fin 83. Dans cette vieille
usine que la direction veut moderniser, la plupart des OS,
sont des immigrés. Pour elle, ces licenciements sont une
mesure préalable, destinée à soulager le budget déficitaire
de l’entreprise Talbot, au moment où elle doit mobiliser
des capitaux nécessaires à la modernisation.
Le 7 décembre 83, les OS se sont mis en grève contre cette
mesure et occupent l’usine. Des négociations s’ouvraient
alors entre la direction, l’État et les syndicats c’est-à-dire la
CGT, majoritaire chez les OS de Poissy. Pour l’État so-
cial-démocrate, il s’agissait d’arranger à l’amiable syndi-
cats et dirigeants de l’appareil industriel lors d’un
déplacement de capital qui se ferait ainsi proprement. Il
entendait montrer aux ouvriers émerveillés que le système
industriel peut évoluer sans nécessairement les piétiner –
et ceci grâce à son assistance.
Comme si chaque déplacement de capital, ce n’était pas les
pauvres qui le paient ! Comme si le capitalisme ne piéti-
nait pas, depuis qu’il existe, des millions de gens, et comme
s’il n’avait pas fondé sa prospérité sur la déportation de ces
gens, au gré de ses besoins ! Et de la prétendue assistance de
l’État, qu’en est-il ? Au moment même où il discute, avec
le CNPF ** et les syndicats, d’une nouvelle réduction de
l’allocation-chômage ! ? L’État socialiste a peur des désœu-
vrés, depuis qu’ils lui ont joué quelques mauvais tours, par
exemple à Vénissieux. Alors il s’efforce d’occuper leur
temps, de le contrôler : aux stages Barre succèdent les stages
Rigout ; il revient sur sa décision initiale de diminuer la
* Confédération des Syn-
durée du service militaire, car cela augmenterait le nom-
bre des chômeurs (à quand les camps de chômeurs comme
dicats Libres créée suite à
la dissolution de la
Confédération Française en Roumanie ?). L’État veut bien assister les pauvres, mais
du Travail. Syndicat
pas des pauvres désœuvrés, laissés à eux-mêmes, car il n’y
a pas de paix sociale avec ceux-là. À la Chiers, à Vireux, la
jaune, proche du SAC,
soutenu par le patronat.
Fondé en 1959, dissout proposition qui a été faite de payer pendant cinq ans au
en 1977 suite à la mort
du syndicaliste Pierre
moins tous les licenciés qui n’ont pas été reclassés, s’ac-
Maître dans la nuit du 4 compagne de mesures policières : actuellement les ouvriers
au 5 juin 1977. Un com- sont obligés d’être présents à l’usine tous les jours, même
mando avait tiré sur des
grévistes faisant en outre
alors qu’il n’y a plus rien à y faire. Bonjour l’ambiance !
deux blessés. 4 des 5 Tout cela, les OS immigrés de Talbot-Poissy le réalisèrent
hommes du commando
faisaient partie de la CFT.
le 17 décembre quand ils refusèrent avec fureur le plan
** Syndicat patronal, an-
d’assistance arrangé par l’État et les syndicats... « Mainte-
cêtre du MEDEF. nant qu’ils ont de nouveaux robots, ils oublient les anciens »
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À propos de la grève des OS de Talbot-Poissy 67

(rires amers). L’accord ramenait les licenciements de 2 905


à 1 905 1, et prévoyait diverses mesures d’assistance pour
les licenciés : 1 000 devraient aller en « formation » ?, 100
seraient formés à l’usine aux métiers de l’automobile (ga-
ragistes ! !), 500 à 700 iraient au chômage ; mais l’entre-
prise qui serait assez téméraire pour embaucher un
immigré de Talbot recevrait 20 000 F de prime. Comme ça
se disait du côté des grévistes : « 20 000 F, le patron les dé-
pense en un soir au restaurant, il ferait mieux de nous les
donner ! » Et ce n’est pas tout, ceux des licenciés qui crée-
raient une entreprise (? ? ?...) auraient 20 000 F de ristourne
sur l’achat d’un véhicule utilitaire ! ! ! ! Cette dernière plai-
santerie a beaucoup fait rire les OS. Si la direction cen-
trale de la CGT approuvait chaudement cet accord, sur le
terrain la section CGT de Poissy devait affronter le refus
et la colère des OS. Pendant les 4 ou 5 jours suivants, elle
garda une attitude équivoque et hypocrite, louvoyant sous
la pression de la base.
Dans ces jours-là, le mécontentement et l’amertume des
OS immigrés s’amplifièrent. Déjà désabusés par les me-
sures de chômage technique qui avaient réduit leur salaire
au cours de l’année 83, ils ne se sentirent dès lors plus liés
en rien à l’entreprise Talbot. Ils décidèrent d’imposer leurs
conditions à l’inévitable départ, étant refusées celles de
l’État, du patronat et des syndicats.
Le 22 décembre, le ministre stalinien du travail Ralite avait
vaguement annoncé qu’il aiderait ceux des immigrés qui
voudraient rentrer au pays. Le 23, quatre délégués de
chaîne maghrébins exprimaient l’exigence générale de la
base. Dans une conférence de presse, ils expliquèrent en
quoi l’accord du 17 est une fumisterie. En tant qu’immi-
grés, et de Talbot, ils n’ont évidemment aucune chance de
retrouver du travail ; et quand on voit les misérables au-
mônes que la société jette aux chômeurs via l’Assedic, on
comprend leur anxiété. Quant aux plans de formation : « la
plupart d’entre nous ne savent ni lire ni écrire, alors... Depuis
10, 15 ou 20 ans qu’on est là, personne ne nous a appris, ce
n’est pas maintenant qu’il faut le faire. » Ils ont dit tout haut,
ce 23 décembre, qu’ils ont perdu leurs vies à l’usine et que
de toutes façons, ils vont la quitter, cette usine. Peu im- 1. Comme un margoulin
porte que ce soit pour rentrer au pays comme les plus âgés qui veut obtenir 1 000 F
le disent ou pour rester en France, les quatre délégués ont
d’une marchandise et en
fixe le prix de départ à
déclaré exiger un prix pour cette nouvelle déportation 1 500 F ; pour obtenir
après des années usées à l’usine. Puisque l’État a annoncé réellement 2 000 licen-
qu’il pouvait dépenser de l’argent pour les assister, il peut
ciements, la firme Peu-
geot-Talbot en demande
le leur donner tout de suite sans qu’ils aient à dépendre des 3 000 au départ.
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OS CANGACEIROS N° 1

multiples contrôles qui distribuent habituellement cet argent au compte-gouttes.


Ainsi les OS ont réclamé 200 000 F tout de suite, autant que ce que l’entretien
d’un chômeur coûterait à la société pendant un an – étant entendu que rien ne
leur rendra leur jeunesse perdue à l’usine.
Une telle revendication obéissait à quelque chose qu’ignorent foncièrement les
appareils syndicaux, quelque chose qui échappe à la logique du calcul écono-
mique, quelque chose de qualitatif : le dégoût du travail, qui se libère à cet ins-
tant extrême où l’on annonce aux OS d’aller se faire mettre ailleurs. Et voici des
paroles claires : « La France nous a fait venir ici à ses conditions, ils peuvent écouter
les nôtres. » ; « Nous, nous sommes la génération usée. » ; 200 000 F « parce que nous
avons laissé ici notre jeunesse, nos doigts coupés, notre santé. » Un délégué est allé
jusqu’à 300 000 F : « C’est comme un tribunal où le juge dit : c’est tant et c’est tout.
Moi je juge ma jeunesse et mes humiliations à 30 millions, comme une punition. »
a CGT avait dû s’inscrire mollement dans la poursuite de la grève, après

L le refus de l’accord par l’ensemble des grévistes. Mais quand ceux-ci ont
affirmé de leur propre initiative leur exigence d’une indemnité de
200 000 F contre leur licenciement, la CGT perdit ce contrôle qu’elle avait pu
exercer sur la base immigrée lors du conflit de l’été 82 contre l’encadrement
CSL... « Les syndicats se sont servis de nous pour accroître leur pouvoir. Nous nous
sommes servis d’eux pour avoir un moyen d’expression. Maintenant, c’est fini. » À
cette initiative des OS qu’elle ne contrôle pas, la CGT réagit selon le vieux réflexe
stalinien : elle les accuse d’être manipulés de l’extérieur (« les dissidents sont ma-
nipulés par les associations de travailleurs immigrés »). L’indignation et la colère des
OS devant cette manœuvre obligèrent la CGT à se replier discrètement dans les
jours suivants. Ce n’est que le 28 décembre qu’elle revint en force sur le terrain,
pour organiser une réunion des seuls affiliés CGT, tenue à huis-clos, alors que la
direction de l’entreprise a obtenu la veille du tribunal l’expulsion des grévistes.
Profitant de l’anxiété suscitée par la menace policière, la CGT s’offrit de repren-
dre le contrôle des OS. Elle évoqua de possibles aides au retour, les 35 heures, sa
responsabilité d’organisation syndicale et ne fit surtout qu’évoquer sans jamais
rien dire de précis ; pour conclure sur la soi-disant non-représentativité des
quelques centaines d’OS grévistes par rapport à l’ensemble des salariés de Tal-
bot : « Nous sommes ici 200 au maximum, il y a 17 000 ouvriers dans l’usine, la base
c’est eux, pas nous. » Les grévistes n’avaient effectivement jamais prétendu repré-
senter d’autres salariés qu’eux-mêmes, contrairement aux bureaucrates syndicaux
qui prétendent avec outrecuidance représenter les autres. À partir de là, la CGT
n’avance plus qu’une chose : que la reprise du travail ait lieu le plus tôt possible
afin d’éviter une éventuelle faillite de Talbot qui menacerait 15 000 emplois.
C’est au nom du même principe que la CSL a combattu le mouvement de l’ex-
térieur, et la CGT de l’intérieur : la défense de l’entreprise Talbot et des 15000
derniers emplois qui y sont liés. À partir de là, l’attitude de la CGT est claire :
elle n’attend des 2 000 licenciés qu’une chose, c’est qu’ils se résignent à leur sort.
À ça, les grévistes ont très justement répondu : « On s’en fout de la mort de Tal-
bot. Nous, on est déjà morts. » Ils hurlent que leur vie passe avant la survie de
l’entreprise.
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À propos de la grève des OS de Talbot-Poissy 69

Déjà, pendant la réunion à huis-clos du 28, les gros bras cégétistes avaient réussi
à empêcher les OS présents d’intervenir quand l’un d’entre eux s’aperçut que la
direction faisait sortir des voitures stockées dans l’usine. On peut penser que
cette réunion avait été habilement prévue en accord secret avec la direction, pour
qu’elle puisse se ressaisir du stock pendant ce temps. Quelques jours avant, les OS
s’étaient violemment opposés aux militants CGT qui proposaient de laisser sor-
tir 100 voitures en échange d’une promesse (de négociation avec la direction).
Les bureaucrates débordés ne pouvaient dès lors qu’espérer l’expulsion des gré-
vistes par les CRS, qui eut finalement lieu le 31 décembre à 2 h du matin. Ils fu-
rent même là pour assurer le départ « dans la dignité ».
Le 3 janvier, dès que l’usine rouvre ses portes, les OS ré-occupent. 10 jours d’oc-
cupation avaient précédé l’accord du 17, et l’usine avait été mise dans son en-
semble au chômage technique à partir du 19. En fait, l’occupation s’était
poursuivie jusqu’au 31, date de l’expulsion. Au 3 janvier, la maîtrise et les per-
sonnels qualifiés semblent décidés à en finir avec une occupation qui paralyse
l’usine et les met à la porte. Le matin du 3, les grévistes se battent contre des
agents de maîtrise qui avaient tenté de faire redémarrer les chaînes, et réussis-
sent à les en empêcher. Aussitôt après la secrétaire CGT Nora Tréhel vint essayer
de calmer les OS et réaffirme qu’il faut assurer les conditions pour que le travail
reprenne. Quand ils entendirent ça, alors qu’ils venaient de se battre contre les
jaunes, les grévistes se déchaînèrent : « CGT assassin », « CGT à la poubelle ». De
son côté, la CFDT, qui feignait de participer à l’occupation, s’arrangea pour faire
sortir les grévistes des bâtiments occupés sous les habituels prétextes (« éviter les
provocations», etc.).
Le 5 janvier à l’aube, la maîtrise et autres jaunes solidement encadrés par des pe-
tites frappes de la CSL attaquent en commandos les grévistes revenus la veille
s’installer dans le B3. Les affrontements durent plus d’une heure et demie de vio-
lence extrême : les jaunes attaquent au lance-pierre, aux boulons et au gaz lacry-
mogène, à quoi répondent des rafales de pièces de moteurs et de boulons, jetés
du haut des passerelles par les grévistes, aidés de lances à incendie. Au soir du 5,
les belles voitures auxquelles tenait tant la CGT sont toutes abîmées : pare-brise
brisés, capots défoncés – elle qui au début de l’occupation ne voulait pas que les
occupants dorment dans les véhicules en cours de fabrication (« les voitures, c’est
seulement pour les clients. Cela, il faut que les clients le sachent »). Alors que les gré-
vistes, toujours retranchés dans le B3, s’y sont organisés pour se défendre et pour-
suivre l’occupation, puisqu’ils n’ont toujours rien obtenu, la CGT les condamne
ouvertement par l’infecte bouche de Krasucki qui les traite de « minorités d’ex-
cités », allant jusqu’à identifier pèle-mêle la violence des OS et celle de la CSL. Au
passage, le dégoûtant personnage règle ses comptes avec la CFDT, mettant ainsi
la touche finale à l’attitude d’une bureaucratie stalinienne.
Quant à la CFDT, plutôt minoritaire à Poissy, elle avait campé dès le début du
mouvement sur une position parfaitement abstraite : le refus pur et simple de
tout licenciement, point final. Ceci afin de ne pas risquer d’être désavouée par
la base, comme la CGT, c’est-à-dire pour suivre le mouvement réel. La CFDT
n’a jamais réellement soutenu la revendication des OS immigrés de faire payer
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OS CANGACEIROS N° 1
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À propos de la grève des OS de Talbot-Poissy 71

leur départ au prix fort. Au contraire, elle avait tout juste évoqué la vague pos-
sibilité d’une aide au retour dans les pays d’origine, négociable avec les gouver-
nements. Une fois affirmée sa position aussi entêtée qu’impraticable, elle n’a
cessé de calmer l’ardeur des grévistes et de restreindre leur effort d’auto-défense.
Pour finir, elle capitula devant les troupes de la CSL et fit seulement appel aux
CRS. C’est que le 5 janvier, ces messieurs de la CFDT ont eu très peur, tandis
que quelques centaines d’OS se battaient brillamment et empêchaient la CSL de
rentrer au B3. Alors que ceux-ci venaient donc de gagner la bataille du matin, la
CFDT a présenté le visage livide de la défaite et de la panique. Elle n’a vraiment
rien assuré, la pauvre !
Malgré ces belles bagarres (il y aura eu près de 130 blessés en ces derniers jours,
dont une soixantaine la seule journée du 5), les syndicats auront tout de même
réussi à faire évacuer l’usine par 3 fois : le 31 décembre, le 3 janvier, puis le 5. Les
grévistes n’avaient laissé ni la CGT ni la CFDT diriger leur mouvement, mais
ils n’avaient pas pour autant perdu ce démoralisant respect de l’appareil syndi-
cal et de ses chefs. On a vu Nora Tréhel, cette stalinienne immonde, réussir à or-
ganiser des réunions dans les bâtiments occupés alors que la position de son
syndicat était déjà connue comme étant contre les revendications des OS. La
CFDT a réussi à faire sortir les grévistes le 3 janvier, alors qu’ils n’étaient même
pas menacés, ayant déjà vidé les personnels d’entretien CSL dans la matinée. Le
pire fut le 5. La CFDT a directement appelé les CRS dès le début de la bagarre,
et a ensuite magouillé avec les flics la sortie du soir, interrompant ainsi une oc-
cupation que beaucoup étaient prêts à poursuivre. On se souviendra de l’amer-
tume de la CFDT de n’avoir pas été conviée aux accords passés avec la police, lors
de l’évacuation du 31 décembre. La CGT a participé à cette magouille avec l’igno-
minie qui lui est caractéristique. Après avoir dit aux OS « vous êtes des imbéciles,
mais la CGT vous soutiendra » (merci), une trentaine de bureaucrates cégétistes,
qui n’avaient pas du tout participé aux affrontements, réussirent, malgré les pro-
testations de centaines de gens, à sortir de l’usine en prenant la tête du cortège,
toutes banderoles déployées en vue des cameras. Les gens qui avaient su se battre
contre la CSL le matin ont laissé faire ça ! La résistance des grévistes s’est ainsi
trouvée salie ! ! !
Les grévistes de Talbot, malgré toute la clarté et le courage dont ils ont fait preuve
en ces jours agités, n’ont pu combattre franchement cette attitude de l’organisa-
tion syndicale toujours prête à réapparaître pour enterrer les combattants sous sa
protection quand il y a de la bagarre dans l’air. À propos de cette déficience, il
est notable que les OS n’ont pas élu leur propre comité de grève indépendant des
organisations syndicales. Quand quatre délégués de chaîne ont pris la parole le
23 décembre pour annoncer leurs exigences, ils exprimaient spontanément la vo-
lonté de l’ensemble de la base. Mais les OS sont malgré cela restés à la merci des
magouilles des directions syndicales qu’ils n’ont pas proprement rejetées et tenues
éloignées de leur lutte.
Tous les appareils syndicaux ont conjugué leurs magouilles pour étouffer l’unique
revendication rationnelle exprimée dans le cours de la grève et par la base des
grévistes, celle de l’indemnité de 200 000 F. Ce noyau dur des OS a dû finale-
ment assurer la lutte effective seul.
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OS CANGACEIROS N° 1

es OS immigrés de Talbot ont de toute façon réussi un beau scandale.

L C’est un résultat qui ne s’effacera pas. Jusqu’ici, ils ont toujours été l’ob-
jet d’un marchandage. Celui du 17 décembre était particulièrement écœu-
rant. Ils l’ont mis par terre, comme ils ont mis par terre l’image de paix sociale
que l’État et les syndicats leur demandaient d’applaudir. « Vous auriez pu au moins
nous consulter », criaient les grévistes au lendemain du 17. Non contents de ça, ils
ont osé ensuite prendre la parole en leur nom – au nom du tort qui leur a été in-
fligé dans cette usine, en particulier comme immigrés et en général comme ou-
vriers. Voilà un mauvais coup que l’ennemi n’est pas prêt de digérer. Ensuite, ils
ont brutalement mis les choses au clair en ce qui concerne l’assistance de l’État :
qu’il paie la rançon de leurs vies bousillées à l’usine. Le reste n’est que spectacle :
l’accord du 17 comme tous les autres du même genre. C’est donc toute la tac-
tique de l’État social-démocrate que les OS de Talbot, un an après les sidérurgistes
de Vireux, viennent de contrer publiquement. Les OS immigrés ne sont pas prêts
à consentir quelque sacrifice que ce soit pour le bien de l’entreprise Talbot. Ils
ne sont aucunement disposés à se satisfaire des miettes que l’État et le patronat
leur concédaient si généreusement. Là, c’est tout le discours « Défense de l’em-
ploi » des syndicats qui en a pris un méchant coup dans l’aile ! Ces 20 petits bâ-
tons que les OS exigent, l’État et les patrons auraient tout à fait les moyens de les
leur donner. Mais quel exemple !... Pour finir, par leur occupation intransigeante,
les grévistes en sont fatalement venus à affronter la maîtrise CSL et autres per-
sonnels hautement qualifiés. À la grande consternation du gouvernement, du pa-
tronat et des syndicats, ils ont prouvé que dans une usine, c’est la guerre. Que les
relations de travail, elles-mêmes hiérarchisées, sont dominées par le conflit per-
manent. Que l’intérieur d’une usine est un champ de bataille. Malgré toutes les
apparences du contraire que l’ennemi s’efforce de maintenir.
Faisons-leur justice des accusations proférées par les syndicats à l’encontre de
leur revendication : elle créerait une séparation entre les Immigrés et les Fran-
çais. Réglons aussi son compte au plat mot d’ordre syndical « travailleurs français-
immigrés tous unis ». L’opposition entre les travailleurs européens et les
travailleurs immigrés existe, comme une forme particulièrement aiguë de l’op-
position entre les travailleurs en général. À Talbot, elle recouvre une opposition
sociale entre les OS, la masse de manœuvre non qualifiée et mal payée, et la
couche des ouvriers hautement qualifiés, des agents de maîtrise et d’entretien, et
des cadres. En ce sens, la grève des OS de Renault à l’automne 81 était déjà si-
gnificative, puisqu’ils réclamaient le passage automatique au grade de P1. L’usine
de Poissy est vieille : elle a longtemps fonctionné sous le régime archaïque du
syndicat-maison, la CSL jadis CFT. Pendant des années, la direction envoya ses
agents recruter au Maroc, au Sénégal et ailleurs un personnel si possible illettré,
pris à la gorge par le besoin d’argent et obligé de travailler en courbant l’échine
et au prix faible. La révolte des OS de Talbot (comme ceux de Citroën) en 82 a
définitivement compromis cette méthode systématisée par l’encadrement poli-
cier de la CSL. Et coïncidence heureuse pour Talbot, juste un an après il lui faut
se débarrasser de quelques milliers d’OS, et parmi eux ceux qui ont été les plus
agités en 82 ! La déportation d’une masse de nécessiteux, au gré des besoins et des
intérêts d’industries nationales, a toujours été un ressort sur lequel tout marché
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À propos de la grève des OS de Talbot-Poissy 73

national prend son élan. L’immigration peut d’ailleurs être une immigration in-
térieure au pays : voir la déportation de milliers de sidérurgistes lorrains sur le site
de Fos-sur-Mer, dans le milieu des années 70, et où ils ont trouvé des conditions
de logement lamentables et des salaires minables. Et c’est aussi contre une me-
sure administrative qui aggravait leur déportation que se sont révoltés des tra-
vailleurs du tri postal en octobre 1983. Tout ça pour dire qu’en France, comme
partout ailleurs dans ce monde, les immigrés sont bien placés pour n’avoir guère
d’illusions sur leur sort de travailleurs, ou sur leur avenir de chômeurs, même en
formation. Qu’ils le disent tout haut comme à Talbot ne risque certainement
pas d’aggraver l’opposition Immigrés/Européens. Ce n’est pas leur revendica-
tion qui instaure cette opposition : c’est le système mondial de la marchandise
dont leur revendication dénonce l’ignominie. Et d’ailleurs ce n’est pas la pers-
pective de voir s’aggraver une telle opposition qui gêne les syndicats, quoi qu’ils
prétendent : c’est le fait que des ouvriers, immigrés en l’occurrence, aient dit
tout haut ce que tant d’autres ouvriers, privés de la parole, pensent secrètement.
Inutile, donc, d’invoquer une communauté des travailleurs français et des tra-
vailleurs immigrés, car les travailleurs ne peuvent en rien constituer une com-
munauté. Le rapport de tous les travailleurs entre eux, c’est le rapport du marché,
la concurrence. Par exemple, si les chiens bâtards de la CSL ont tant de haine
pour les OS, c’est tout simplement parce que ceux-ci les ont dépossédés de leurs
privilèges en 82, et qu’à présent ils menacent, par leur grève, leur statut de tra-
vailleurs aisés. L’intelligence des OS de Talbot, ce fut de partir de cette opposi-
tion telle qu’elle existe de toute façon, sans chercher à la surmonter abstraitement
comme le font les syndicats, les gauchistes ou encore, plus récemment, la marche
antiraciste. Si à Talbot les OS, c’est-à-dire la masse de manœuvre industrielle,
sont presque tous immigrés, cela tient aux impératifs du marché. Le reste n’est
que de la poudre aux yeux destinée à détourner l’attention des gens – comme
par exemple la marche non violente des antiracistes, en novembre-décembre 83,
qui invoquaient religieusement l’égalité de tous les hommes (quels hommes ?). Là-
dessus les OS n’ont laissé planer aucune équivoque : pas de temps ni de place
pour ces beaux discours. Mais ils ont touché à l’essentiel : à un mécanisme du
marché. Et ça fait très mal. Quant aux mots d’ordre rituels d’« Unité de la classe
ouvrière » ou de « solidarité des travailleurs », ce ne sont que des cantiques que les
syndicats récitent mécaniquement. Ces mêmes syndicats ont en réalité toujours
soin d’isoler un mouvement de protestation dans les murs de l’entreprise – ni la
CGT, ni la CFDT n’ont voulu appeler les travailleurs de l’industrie automobile
à la grève en soutien à ceux de Talbot. Alors merde à l’œcuménisme stalinien. Par
contre, il existe une reconnaissance spontanée des prolétaires entre eux, par-delà
les murs de chaque entreprise et qui n’obéit à aucun mot d’ordre syndical : le 5,
dès qu’ils apprirent la nouvelle des affrontements, des ouvriers d’entreprises voi-
sines sont venus aux abords de l’usine Talbot afin de couvrir ceux retranchés au
B3. Bien entendu, aucun syndicat ne les y avait conviés ! Et d’une manière plus
générale, de nombreux prolétaires se seront reconnus dans la lutte des ouvriers
de Talbot qui en ont assez d’être ouvriers.
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OS CANGACEIROS N° 1

es réformistes essaient de se rassurer en disant que

L Talbot est une entreprise « atypique », à laquelle les


solutions adéquates n’auraient pas été appliquées.
Ceci afin de faire croire que la lutte des OS immigrés est
elle-même « atypique » – et qu’on n’en reverra pas une pa-
reille de sitôt, ouf ! Ils ne sont pourtant pas les seuls à se
2. Un violent tract
battre pour faire payer très cher leur départ. Dans des
conditions pourtant très différentes, les sidérurgistes de la
de mise en garde fut dif-
fusé au printemps 83
dans l’usine, signé « Les Chiers, à Vireux, ont déjà lancé une offensive identique.
Superconscients » qui
Ceux de Vireux se battent parce qu’ils ne veulent pas être
déportés, ceux de Talbot parce qu’ils l’ont déjà été.
avertissait les chefs syndi-
caux, sous peine de re-
présailles, de cesser leurs À propos de la lutte violente des ouvriers de Vireux en 82-
magouilles.
83, on peut noter deux faits qui corroborent notre affir-
3. Il était malheureuse-
ment beaucoup trop op-
mation précédente. Sur la concurrence entre les
timiste d’affirmer comme travailleurs : ceux de Vireux, de leur propre dire, n’avaient
il l’est fait ici que les ou- quasiment pas bougé en 79 pour aider les sidérurgistes de
vriers de la Chiers au-
raient mis au pas les
Longwy et Denain, alors en pleine révolte ; lesquels en 82
bureaucrates syndicaux. ne se sont guère déplacés pour aider ceux de Vireux lors
C’est précisément l’Inter- des rendez-vous/affrontements mensuels. Sur la recon-
syndicale qui a organisé
naissance entre prolétaires qui échappe à toute logique syn-
dicale : ceux de la Chiers ont su très vite mettre au pas les
avec toute la patiente
d’une bureaucratie syndi-
cale la défaite des ou- bureaucrates syndicaux, d’abord ceux de la CGT et plus
vriers de Vireux : leur
récemment les petits chefs de l’Intersyndicale 2
(CFDT/FO/CGC) 3. Et outre les actions violentes qu’ils
isolement. Un an après
que ces lignes aient été
écrites, les sidérurgistes ont réussi sur leur propre initiative, ils ont pu lancer ces
de la Chiers subissent
rendez-vous du dernier samedi de chaque mois, et cela sans
le « soutien » ou la « solidarité » d’aucun racket syndical et
quotidiennement le plan
social qu’ont négocié les
syndicats, le quadrillage politique. Sur cette initiative se sont reconnus aussi bien
policier systématique d’autres travailleurs de la région que des chômeurs-à-vie 4
comme nous (d’ailleurs, une importante partie de ceux qui
étant la réponse à toute
velléité de révolte (se re-
porter au texte Ardennes ont affronté les CRS et les gendarmes mobiles en ces jours),
Boules). Note de décem- pourtant à priori peu concernés par l’évolution de la sidé-
rurgie – mais qui tous avons à subir la même nécessité de
bre 1984

l’argent. La lutte des ouvriers de Vireux se poursuit d’ail-


4. Par chômeurs-à-vie,
on désigne toute cette
frange de jeunes prolé- leurs en ce moment, malgré l’hostilité des appareils syn-
taires qui ne veulent pas dicaux – des voitures appartenant à des cadres de la Chiers
ont été incendiées ; une coopérative alimentaire de la
du travail et dont le tra-
vail ne veut pas. Parmi
eux, beaucoup de jeunes Chiers a été pillée ; des responsables de la « reconversion »
immigrés qui d’avance ont été séquestrés, etc. Et encore on ne vous dit pas tout !
refusent de subir le sort
de leurs parents. Le fait Il nous reste à dire deux mots sur la position de cette
que nous nous définis- couche de travailleurs possédant une qualification profes-
sionnelle durable, employés aux tâches de maîtrise, de
sions comme chômeurs-
à-vie n’exclut pas qu’il
nous arrive occasionnel- contrôle et d’organisation du travail d’autrui, payés au-des-
lement de travailler, et sus du salaire moyen, et que l’on a vu à Talbot s’opposer
même de participer à des
conflits sur les lieux de
violemment à la grève des OS. Les insultes racistes qu’ils
travail. aboyaient le 5 janvier indiquent bien de qui il s’agit là :
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À propos de la grève des OS de Talbot-Poissy 75

pris avec la masse des petits boutiquiers et petits propriétaires, ils constituent en
France le principal de ce qu’on peut nommer la classe moyenne. On aurait tort
de sous-estimer son importance numérique. Ils sont comme les chiens qui gar-
dent l’accès de leurs petits pavillons de banlieue : ils aboient. Nous-mêmes, en
tant que chômeurs-à-vie, les connaissons que trop bien : ce sont eux à qui nous
avons le plus immédiatement affaire dans notre vie quotidienne (la police étant
hors concours). Ce sont ceux-là qui tirent sur tout jeune délinquant, sur les jeunes
immigrés, sur les jeunes bruyants, sur tout ce qui semble mettre en péril les mai-
gres biens qu’ils possèdent. Ce sont ceux-la qui s’estiment désormais en état per-
manent de légitime défense devant la menace encore vague et incertaine qui flotte
dans les rues des réserves de banlieues. On a vu avec Talbot que toute révolte
ouvrière se heurte désormais violemment à eux. La haine raciste à laquelle ces
cafards nuisibles se sont abandonnés contre les OS est significative de la menta-
lité moyenne de cette classe. Dans ces immigrés, ils ne voulaient voir qu’une
masse de manœuvre sans pensée, du bétail d’usine attaché à sa machine. Cette
couche mérite doublement le mépris en tant que travailleur qui se plaît dans son
travail, et en tant que pauvre qui se croit riche. On peut estimer, au vu de ses
comportements chroniques ces dernières années, que cette classe moyenne a,
pour la plupart, clairement fait son choix. Toute agitation des pauvres, que ce soit
dans les zones de banlieues ou dans les usines, se heurte à ses réactions de défense.
Un futur mouvement insurrectionnel devra la réduire définitivement au silence
par la force.
Au moment où nous achevons d’écrire, l’usine de Poissy est lock-outée, la di-
rection ne laisse pénétrer à l’intérieur que les cadres et les employés dont elle est
sûre. Elle a d’ailleurs annoncé que le redémarrage des chaînes ne se fera qu’avec
des ouvriers que la maîtrise filtrera soigneusement pour éviter toute reprise du
conflit. Les OS grévistes sont donc coincés, puisqu’ils n’ont pas d’autres moyens
de pression que l’occupation. Ces quelques considérations générales sur la grève
ne préjugent donc en rien de la suite possible du conflit, ou de son pourrisse-
ment. Malgré l’incertitude de leur sort, les OS de Talbot ont créé un précédent.
Il faudra s’en souvenir, quand l’État va devoir assurer des licenciements massifs,
dans la navale et encore dans la sidérurgie. Quand les syndicats vont encore as-
surer la paix sociale au nom de « la défense de l’emploi ». Et quand il s’agira plu-
tôt pour les travailleurs licenciés de faire payer très cher leur départ, comme il
s’agit déjà pour les chômeurs-à-vie parqués en banlieue de ne pas se résigner au
minimum vital. Il est temps d’ouvrir le débat sur cette échéance qui nous
concerne tous, afin que ne se reproduise plus le funeste isolement des OS de Tal-
bot dans les murs de l’entreprise.

Les Fossoyeurs du Vieux Monde


(groupe aujourd’hui dissout)
Circulaire publique entamée après la déclaration du 23/12/83,
achevée après les affrontements du 5/01/84
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OS CANGACEIROS N° 1

ARDENNES BOULES
n septembre 84, les gars de la Chiers faisaient à nouveau parler d’eux. À

E la suite du licenciement de 29 d’entre eux, les ouvriers entamaient une


série de barrages sur la RN 51. L’intervention des gardes mobiles entraîna
l’arrestation de trois personnes. Le déploiement policier rendait impossible tout
affrontement. Ce que les putes syndicalistes mirent à profit, désarmant une fois
de plus les Viroquois en leur proposant des actions de vaincus (grève de la faim,
journée ville morte).
La dimension locale a maintenant pris le pas sur ce que cette lutte contenait
d’universel. L’intérêt public s’y est perdu d’autant.
À Vireux les réformistes triomphent et les pauvres se mangent l’amertume de
leur isolement.
last-essai:Mise en page 1 07/12/2009 20:26 Page 77

Ardennes Boules 77

u cours des années 83 et 84, les énergies se sont

A considérablement effritées. Les occupations mili-


taires 1 et le rôle évidemment modérateur de l’in-
tersyndicale ont su provoquer fatigue et découragement.
Les actions en marge des syndicats se sont faites de plus en
plus rares, et les barrages se sont transformés en simples
manifs. Les petits groupes d’ouvriers actifs ont été laminés
et plus rien ne s’oppose aux mensonges syndicaux.
Quand le plan social fût signé, en janvier 83, il rencontra
toutefois le scepticisme des ouvriers. Aux quelques pro-
positions de reclassement qui leur étaient proposées, ils
opposaient une obstruction systématique. Obligés d’être
présents à l’usine sans avoir rien à y faire, ils avaient au
moins cette force d’être ensemble. Et régler les comptes
en souffrance est une bonne manière de tromper l’ennui :
voitures de cadres incendiées, bris des vitrines des com-
merçants les plus ignobles, pillage de la coopérative de la
Chiers, postes frontières réduits en cendres, sabotage des
installations hydro-électriques sur la Meuse... Mais la fer-
meture de l’usine, en mars 84, a renvoyé chacun à un
isolement aggravé.
L’accord sur le plan social fût un moment déterminant.
Signé dans une période de reflux après la première occu-
pation militaire, il apparaissait, sans trop d’illusions,
comme un acquis minimum. L’intersyndicale en fit à la
fois un tremplin et l’objet unique d’action.
Ce plan prétend garantir 85 % du salaire jusqu’en 1989.
60 % par les Assedic et 25 % par la Chiers. Les ouvriers
sont déjà certains de ne rien toucher de la Chiers, les 25 %
étant systématiquement retenus à comptes divers. Pour le 1. À trois reprises la ville
remboursement de l’achat des maisons, par exemple, dont fut entièrement investie
les traites sont payées pour un an à la Chiers, ou pour tout par les flics (décembre

autre crédit qu’elle a pu accorder et dont elle se garantit à


82, février et septembre
84) et à chaque fois pen-
présent un paiement minimal. dant plus d’une semaine.

Les délais de versement des Assedic sont de plusieurs mois, 2. Les Autonomes nous
présentent le plan social
comme d’habitude. Certains attendent depuis 3 ou 4 mois comme « une victoire
sans avoir touché un sou. Ils sont contraints au travail au remportée sur le terrain
noir pour survivre, avec les risques de suspension de droits du minimum garanti »,
histoire de nous refaire le
que cela suppose. Ça n’est pas sans rappeler le style Cassa coup du « salaire social ».
Integrazione italien 2. Le système viroquois est amélioré par En bons gauchistes, qui
l’accréditation d’un pécule. Il s’agit d’un avoir, dû en fonc- identifient automatique-
ment la lutte réelle des
tion de l’ancienneté et de la qualification (montant d’en- ouvriers à la représenta-
viron 50 000 F pour 15 ans de boîte). Le vice c’est qu’il tion syndicale, ils voient
n’est possible de toucher le fric qu’en perdant ses droits, une victoire des ouvriers
là où il n’y a qu’une vic-
garantis pour 5 ans, et ainsi se retrouver au chômage. toire des syndicats.
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OS CANGACEIROS N° 1

Seuls des immigrés semblent en avoir profité. N’ayant pas d’attaches dans la ré-
gion, ni contracté de crédits, ils sont partis avec un bon petit paquet de fric. Les
autres pour préserver ce pécule sont obligés d’accepter les conditions de la
Chiers : formations bidons, chômage économique avec promesse de reclassement,
emplois transitoires, mise au chômage momentanée (ce fût la cause des barrages
de septembre)... Les mairies leur font payer la casse occasionnée lors des barrages
en augmentant les taxes communales. Et les deux maires osent ensuite se pava-
ner avec les gars lors des manifs syndicales.
La Chiers occupe encore 450 personnes « à la valorisation du site afin d’assurer
l’implantation de nouvelles industries dans les Ardennes », c’est-à-dire la démoli-
tion de l’usine, le transport et l’installation des machines sur d’autres sites. On
y trouve en particulier l’entreprise de démolition la SOCOMO. Sa main-d’œu-
vre est gratuite puisqu’il s’agit des gars de la Chiers. Ses bénéfices sont tels qu’elle
pousse même le cynisme jusqu’à offrir un « bon repas » régulièrement à ceux
qu’elle fait taffer. On vous dit pas les boules !
Ainsi les putes patronales essayent de se constituer une main-d’œuvre corvéable.
Elles se livrent à un véritable chantage sur la garantie de salaire, contraignant les
gars à effectuer tout ce qu’elles jugent utile. Refuser une tâche, une formation,
ou un déplacement, c’est risquer le licenciement.
C’est aussi le prétexte pour virer les plus indisciplinés. 15 d’entre eux, qui l’ou-
vraient trop ou pratiquaient l’absentéisme systématique ont été licenciés, sans
aucun soutien ni protestation. Au contraire, ils sont présentés par l’Inter comme
indéfendables, puisqu’ils sont les seuls à affirmer ouvertement qu’on se fout de
leur gueule.
« On a jamais été aussi nombreux aux manifs... » constate amèrement l’un d’eux
« ... maintenant même les commerçants, les profs, les notables sont avec nous ». La
belle ouvrage ! L’Inter a su se maquer toutes les salopes de Vireux, en laissant se
faire saigner ceux qui ont su manifester l’abjection de leur condition. Elle a di-
visé ce qui était uni, et unit ce qui était divisé.
On imagine le dégoût et la fatigue de plus d’un, lorsqu’on sait que le contrôle po-
licier est permanent, que les occupations militaires sont systématiques à chaque
mouvement de colère. « CRS = SS, VIREUX = POLOGNE » comme l’affirme
là-bas un bombage. Le téléphone est sur écoute, le courrier est ouvert, les RG
tournent. La presse locale a black-outé l’information lors des incidents de
Longwy en avril 84 et fait le silence sur l’ensemble des mouvements sociaux à la
même époque. Le blocus est total.
Il y a peu, ceux d’Arthur Martin à Revin (à 20 km) se sont mis en grève. Ils
avaient appelé à une journée d’action. Ceux de la Chiers n’y avaient répondu
que par un soutien financier, rappelant qu’en 82 le soutien des « Martin » n’avait
guère été actif. Tout déplacement à Revin était rendu impossible par les flics, qui
avaient bloqué ce jour-là les accès de Vireux.
Lors de la dernière occupation militaire, ces bâtards ont instauré un véritable
couvre-feu : pas de lumière dans les rues, contrôles systématiques, utilisation de
projecteurs... Deux de ces porcs auraient été abattus à coups de fusil, et un troi-
sième blessé. Être aussi maltraité suscite évidemment des idées de vengeance.
last-essai:Mise en page 1 07/12/2009 20:26 Page 79

Ardennes boules 79

Les sidérurgistes firent en sorte que


leur départ coûte à la Chiers. En fei- SIDÉRURGIE :
gnant un compromis, la direction se LE DIRECTEUR DE L A CHIERS
décidait à une liquidation à long terme. EMMURÉ DANS SON BUREAU
L’État fut l’agent de persuasion. Il de-
vait dès lors répondre à toute nouvelle
Le directeur de la Chiers à Vireux-Molhain
(Ardennes), M. Chapp, est emmuré depuis
exigence qu’avanceraient les sidérur- hier matin avec des membres de l’intersyndi-
gistes par l’indiscutable argument cale de l’usine appartenant à la CFDT, FO,
d’État : le quadrillage policier. CGC et CFTC.

La liquidation de la Chiers aggrave les


Les portes du bureau sont murées avec des
briques, il n’y a plus de possibilité de sortie
conditions de chacun, le maintien que par les fenêtres mais elles sont situées à
d’une garantie de ressource se fait au une dizaine de mètres du sol. Apparemment,
minimum, avec un salaire largement les manifestants n’ont rien apporté à manger
amputé. Les formations ou les emplois ni à boire.
proposés sont de véritables corvées Le 31 mars dernier, selon le plan de restruc-
turation d’Usinor, l’usine a fermé ses portes.
sans avenir. La mobilité exigée par ces Elle est d’ailleurs en cours de démolition. Il
tâches n’est que le prélude à la dépor- restait environ 300 sidérurgistes qui, malgré
tation, le développement de nouveaux les promesses, n’ont pas été reclassés et
emplois dans la région étant inexistant. c’est pour cette raison que depuis plusieurs
jours, par diverses manifestations, ils mon-
En plus, ils doivent se montrer dociles trent leur colère.
et être reconnaissants pour les miettes Le Quotidien du 11/05/84
qui leur sont accordées, sinon ils ris-
quent de ne plus rien avoir du tout.
Les conditions que connaissent les Vi-
roquois sont celles faites aux pauvres
de cette époque. Ils doivent accepter
une disponibilité complète, au gré de
n’importe quel mouvement de Capital.
Les mineurs anglais y ont répondu par
une grève qui dure depuis onze mois,
où piquets de grève et émeutes se suc-
cèdent. Les ouvriers des chantiers na-
vals espagnols affrontent les flics
quotidiennement, à Bilbao les bastons
n’ont pas cessé depuis septembre.
Partout dans le monde des pauvres se
révoltent contre l’état de réserve dans
lequel ce monde veut nous maintenir.
Notre colère ne connaît pas de limites.

Décembre 84,
Gilles Savenniere et Allan
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OS CANGACEIROS N° 1

BISON VODKA
ui ne se borne pas, à propos de l’histoire contemporaine de la Pologne,

Q à ânonner de vieilles incantations ou à chercher la seule confirmation


de son opinion, quitte à éliminer tout ce qui vient la contredire, se trouve
immédiatement confronté à la question du langage. Quarante ans de domina-
tion bureaucratique ont fait travailler les mots forgés par la critique sociale pour
le compte exclusif de l’État, et aujourd’hui le seul mot de prolétariat suffit à don-
ner des boutons à tout pauvre sans qualités. Il n’y a lieu, ni de déplorer que « les
termes de la critique révolutionnaire moderne » n’aient pas cours en Pologne, ni
de se réjouir que la place soit nette pour une critique radicale de la théorie de nos
maîtres. Le travail des mots est un moment de la lutte engagée là, et un témoi-
gnage tant de sa nouveauté que de ses contradictions non résolues.
Un style s’est trouvé proscrit en Pologne : le style tranchant et l’usage de l’insulte,
qui sont l’apanage de l’État et des officines para-étatiques. Il suffit de se souve-
nir du fiel des staliniens français du temps de leur puissance pour comprendre
pourquoi ce ne sont pas les éléments radicaux qui ont le langage le plus virulent.
Si les mots de « dignité » et de « vérité » se sont trouvés au centre du mouvement
last-essai:Mise en page 1 07/12/2009 20:26 Page 81

Bison Vodka 81

polonais, c’est précisément parce qu’ils étaient exclus de la


novlangue étatique. Ils portent en eux la contradiction ma-
jeure de ce mouvement. Ce n’étaient évidemment pas des
catégories abstraites dans la bouche des pauvres, où ils si-
gnifiaient refus des compromis et transparence du débat
public. Mais ils étaient suffisamment malléables pour pou-
voir signifier dans la bouche des experts : refus de l’af-
frontement et unanimité obligatoire.
Ce statut des mots explique le rôle déterminant des intel-
lectuels. Malgré leur modérantisme notoire, malgré leur
activité incessante de pompiers sociaux, leur prestige sub-
siste grâce à (ou à cause de) leur agilité oratoire face aux
gros sabots bureaucratiques et leur capacité à retourner le
double langage contre ses utilisateurs patentés. Ainsi le
moins surprenant dans l’intervention de Michnik * devant
le commissariat d’Otwock n’est pas qu’il ait finalement
été écouté par la foule en furie. Un tel pouvoir a de quoi
faire rêver toutes les putes intellectuelles d’ici 1.
Peu nous importe la sincérité de tel ou tel expert ou
conseiller. Tous se sont toujours trompés sans jamais cri-
tiquer leurs erreurs, cela suffit à dire ce qu’ils sont. L’ir-
réalisme (même de leur propre point de vue) qui est à la 1. « Quant à moi je sou-
racine de ces erreurs consiste à croire que l’État stalinien haite être là quand vous
est voué à s’assouplir graduellement, ce en quoi ils persis- vous sentirez menacés et
tent du fond de leurs prisons. réussir à vous aider vous
aussi, comme j’ai réussi à
Nous ne pensons pas que les termes dans lesquels se sont le faire à Otwock en sau-
exprimés les conflits sociaux « appartenaient » à la direc- vant la vie à quelques uns
de vos subordonnés. »
tion de Solidarité. Par exemple, si pour cette direction le Michnik au ministre de
mot « société » signifie bien que seule la forme de l’État l’intérieur, 10/12/83
est à réformer, les acteurs réels du mouvement étaient,
eux, fondés à l’utiliser pour qualifier leur activité sociale,
l’ébauche de communication directe qu’ils établissaient
* Historien, opposant po-
lonais. Il est suspendu de
malgré et contre les directives du sommet. Peut-être faut- l'université en 1968 puis
il rappeler que la révolution polonaise s’est cristallisée au- emprisonné. En 1976, il
est un des co-fondateurs
tour de trois exigences sans partage : liberté absolue de du KOR (comité de dé-
parole, appropriation de la distribution, grève générale ac- fense des travailleurs). À
tive. Voilà bien de quoi défaire un monde. Voilà bien de partir de 80, il est conseil-
ler auprès du syndicat
quoi fonder une société. Solidarité (Solidarnosc).
Les seules critiques des intellectuels dirigeants de Solida- ** Parti ouvrier unifié po-
rité qui nous soient parvenues proviennent de la fraction lonais, ex-PC, au pouvoir
de 1948 à 1989. Jaru-
de ceux-ci qui, en raison de son langage marxiste et surtout zelski en est le secrétaire
de ses sympathies pour les structures horizontales du général de 1981 à 1989.
POUP ** n’a pas pu imposer sa salade. Ainsi la sociologue *** Club fondé fin 1982
Jadlwiga Staniszkis, maquée avec l’immonde club à Varsovie. Organisation
étudiante légale dominée
Sygma ***, nous donne-t-elle de précieux renseignements par la fraction trotskiste.
last-essai:Mise en page 1 07/12/2009 20:26 Page 82

OS CANGACEIROS N° 1

sur cette grande famille des experts et de son fonctionne-


ment occulte (Pologne, la révolution auto-limitée, PUF,
1982). À la même engeance appartient Zbigniew Kowa-
lewski*, sans lequel malgré tout nous ignorerions peut-
être toujours à quel stade en était arrivée la situation à
Lodz (Le Monde, 7/1/82), car aujourd’hui cela est tu même
en Pologne.
Que, à propos d’un mouvement dont l’exigence centrale
était la vérité, de telles vérités fondamentales ne nous par-
viennent que par l’entremise de menteurs déçus, voilà qui
en dit long sur les détenteurs officiels de cette vérité, Wa-
lesa et sa bande, aussi bien que sur la véritable fonction du
coup de Jaruzelski, qui interdit aux pauvres sans qualités
de ramener la vérité pratique dans les assemblées.
2. Ce ne sont pas non
plus « les Polonais » qui Il faut ruiner l’unanimisme qu’a engendré Solidarité. « Les
ont « aboli la vieille sépa- Polonais » est une abstraction que seuls les curés et les syn-
ration entre politique et
droit commun à Byd-
dicalistes ont intérêt à soutenir. De toute façon il est fort
goszcz à l’automne 81 », probable que la période à venir va se charger de ruiner pra-
pas plus que « les Fran- tiquement cette pseudo-unanimité 2.
Il n’y a pas eu retour de la religion en Pologne. Tant la
çais » ne l’ont abolie aux
Baumettes en janvier 83,
mais quelques centaines fonction de l’église que la forme de la religiosité des pau-
de Polonais ou de Fran-
vres y ont un passé vieux comme l’oppression. Dès Ca-
therine II, l’occupation russe se traduit sur le plan
çais. D’autant que la
peur d’une provocation
étatique a empêché une religieux par l’imposition de la religion orthodoxe, insti-
reconnaissance plus gé-
tution d’État, et la volonté de se soumettre l’église catho-
lique. Ne pouvant se concilier les faveurs de l’État, le
nérale de ce beau geste.
Par ailleurs il n’y a pas de
séparation entre politique clergé se voit contraint de prendre le parti des pauvres
et droit commun dans les
contre celui-ci et d’opposer son autorité morale à l’autorité
séculière.
pays bureaucratiques,
tout acte négatif s’oppo-
sant immédiatement à Dès la fin du XVIIIème, les églises sont avant tout des lieux
de rassemblement où se manifeste l’identité nationale
l’État. Chaque accident
du travail voit son lot
d’ouvriers désignés res- (c’est l’origine du Dieu sauve la Pologne) et où se préparent
ponsables par l’État et les insurrections. Tout le long du XIXème , les curés de base
sont durement persécutés à cause de l’aide qu’ils appor-
envoyés en taule. Citons
même le cas-limite ré-
cent de ce Lituanien qui tent aux insurgés, le plus souvent contre l’avis du Vatican.
La hiérarchie ecclésiastique ne s’en sort pas mieux, tirail-
avait attrapé la vérole.
Dénoncé par son méde-
cin, il fut condamné à lée dans sa volonté de concilier la raison d’État et les exi-
trois ans de prison pour gences des pauvres. Ainsi Felinski, parachuté archevêque
à la demande du Tzar pour briser les révoltes, se verra, en
« maladie anti-sociale » !

réformiste malheureux, déporté par le même Tzar pour


avoir, après l’insurrection de 1863, quémandé un peu
* Rédacteur en chef de la
revue Révolution, diri-
geant de Solidarnosc d’autonomie pour la Pologne. Ces persécutions contrai-
dans la région de LODZ gnent l’Église, pour survivre, à recruter à la va-vite des
(1981), membre de la
IVème Internationale
curés de campagne au niveau théologique quasiment nul.
(trotskiste). Ce sont eux qui préserveront la religiosité populaire, mais
last-essai:Mise en page 1 07/12/2009 20:26 Page 83

Bison Vodka 83

selon des modalités bien particulières : dès lors, c’est la liturgie qui domine, et la
théologie y est pratiquement inexistante. Dès lors, la pratique religieuse est le
seul moyen de liaison qui s’offre aux pauvres (religion vient de religare, relier).
Quant au but, l’église s’évertue à le contenir dans le rêve d’une nation indé-
pendante où elle pourrait participer au pouvoir. À la fin du siècle dernier, ce
rêve s’estompe devant l’émergence d’un mouvement révolutionnaire clandestin
et ouvertement anti-religieux qui culminera en 1905. Quelque peu compromise
avec le pouvoir séculier de 1918 à 44, la domination stalinienne redonne à l’Église
son statut de 1722.
Ces renseignements se trouvent dans le livre de Bohdan Cywinski, Généalogie des
Insoumis, un chapitre traduit dans Les Temps modernes d’août 83. Auparavant ré-
dacteur de la revue catholique Znak, Cywinski était le directeur du quotidien na-
tional de Solidarité et fut le porte-parole de Walesa à Oslo. Il est d’autant plus
piquant de remplacer « église » par « présidium de Solidarité » dans ses propos :
« jamais l’église n’a rejeté l’État, c’est toujours l’État qui a rejeté l’église » : « l’autorité
morale de l’église dans la société est inversement proportionnelle à sa participation
au pouvoir politique. »
Nous ne voyons pas vraiment ce que peut être la conscience religieuse en Po-
logne. Que l’homélie et non la prière, soit le langage général des curés montre
bien que ceux-ci entendent diriger non les consciences mais les actes. La pratique
religieuse est bien le prototype de la pratique réformiste. Nous pensons même que
la mission historique du clergé est d’assurer, autant que faire se peut, la transition
en douceur vers le réformisme, c’est-à-dire vers la religion politique, la religion au
visage laïque. Mais cette pratique peut faire l’économie de la théorie religieuse.
Alors que la conscience religieuse se fondait sur la perte générale de toute illusion
sur l’ici-bas, la pratique de l’Église a pour seul but de sauver ces illusions, d’amé-
nager, voire de cogérer la Vallée des larmes. Beaucoup de « têtes » de Solidarité,
Kuron et Michnik notamment, sont des athées notoires, et cela ne leur a jamais
créé de problèmes. Les intérêts particuliers de l’Église ont fusionné avec les in-
térêts des autres groupes à vocation dirigeante. La position singulière de Walesa
est qu’il est l’homme de ce passage : il concentre en lui tous les intérêts particu-
liers. Électricien aux chantiers navals, dirigeant éclairé ailleurs, humble vassal du
pape à Rome, délégué syndical en Occident, intellectuel humaniste à Oslo.
« Les transformations qui affectaient alors le mouvement furent en partie liées à
la présence des experts, (...) elles étaient le produit d’un glissement progressif vers
une sémantique inspirée de la notion de défense des droits de l’homme, alors que
la sémantique originelle du mouvement était plus radicale, anti-hiérarchique et
anti-bureaucratique. (...) De même la religiosité humble et discrète, très paysanne,
de tous ces travailleurs se mua en une promotion des droits de l’Église en tant
qu’institution ». (Staniszkis)
Il existe une pseudo-alternative réformiste et politique en Pologne, l’Église a
rempli son rôle.
Il est grand temps de séparer dans la théorie ce qui est séparé dans le monde de-
puis plus de deux siècles, de distinguer ce qui est religieux de ce qui est spirituel.
Depuis plus de deux siècles, la religion n’est plus le centre du monde, et en consé-
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OS CANGACEIROS N° 1

quence les révoltes millénaristes ne s’expriment plus par la religion. Que les pau-
vres se réunissent dans les églises (il y a si peu de troquets hélas) qu’ils élèvent des
croix de fleurs pour emmerder les bureaucrates, et même que beaucoup s’affir-
ment pratiquants (bien plus que croyants), qu’ils trouvent dans cette pratique
une douce consolation, comme d’autres, ou parfois les mêmes, dans la vodka, et
qu’ils sachent bien que tout cela inflige un démenti cinglant au matérialisme im-
monde de leurs maîtres, voilà qui n’implique en rien que les pauvres se servent
de la théorie religieuse, s’expriment par cette théorie, rendent manifeste le négatif
de leur religiosité. Nous demandons : où trouve-t-on la moindre référence reli-
gieuse dans leur manifestation négative ? Le jugement de Dieu est déjà prononcé
dans le fait que leur pratique spirituelle se passe de théorie religieuse. Voilà jus-
tement ce que les curés veulent cacher (les curés laïques aussi d’ailleurs, tel Mich-
nik qui ne voit que les forces du Bien, la société, s’opposant aux forces du Mal,
l’État). Ce n’est pas non plus être religieux que de reprendre des concepts que la
religion avait elle-même repris, la Dignité ou la Vérité par exemple. Pas plus qu’il
n’est religieux de parler de la divinité de l’Homme. Et il existe beaucoup de Po-
lonais qui, tout en préférant au rituel religieux la douce (pas toujours si douce
d’ailleurs) consolation de la vodka, connaissent d’évidence l’immanence de l’es-
prit, nous en avons rencontré.
Le fait de regarder la réalisation de leur idéal comme immédiatement présent
constitue à la fois la grandeur et la faiblesse des révoltes millénaristes. L’exigence
absolue de cette conclusion se traduit dans le mépris absolu de la méthode. C’est
l’idéologie de la pure liberté qui égalise tout et qui écarte toute idée du mal his-
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Bison Vodka 85

torique. La révolte des Polonais n’a jamais été millénariste.


Il est patent en effet que le débat public qui s’est ouvert en
août 80 et qui se poursuit clandestinement aujourd’hui
porte essentiellement sur les questions de méthode. La ca-
valerie des pauvres ne s’est pas ruée sabre au clair sur les
chars adverses.
D’ailleurs, les révoltes millénaristes modernes ne s’éle-
vaient pas contre ce qui existe mais contre ce qui advenait,
en Espagne aussi bien qu’en Mélanésie ou au Brésil, ce
qui a permis à toutes les salopes marxeuses de les dénigrer
si fortement.
Que, depuis le 13 décembre *, la bureaucratie polonaise ait
dû renoncer définitivement à l’idéologie qui la légitimait,
abandonnant aux militaires la prérogative de maintenir
l’ordre, voilà une évidence désormais universellement re-
connue. Le mandat du ciel prolétarien est visiblement
épuisé, dans tous les sens de ce terme. Cependant, ceux qui
se bornent à cette constatation et concluent à la « décom-
position du pouvoir bureaucratique » et à sa fin imminente
se trouvent bien en peine d’expliquer comment celui-ci
s’est malgré tout maintenu depuis deux ans, et ne se trouve
pas si moribond qu’on veut bien le dire (qui se promène
dans les rues de Varsovie ou du Gdansk en dehors des jours
de manif sera surpris d’y rencontrer nettement moins de
képis que dans nos belles rues françaises). Voilà une évi-
dence bien moins galvaudée : la pénurie des stocks idéolo-
giques d’État est compensée par l’existence d’un vaste
marché noir de la fausse conscience, généreusement ap-
provisionné par l’appareil clandestin de la TKK **. Cette
clandestinité n’est d’ailleurs qu’en apparence clandestinité
vis-à-vis de l’État, qui connaît bien ses faux-ennemis, mais
bien plutôt clandestinité vis-à-vis des pauvres, qui les re-
connaissent encore comme les leurs. * Le général Jaruzelski,
Entendons-nous bien : l’échec de la manifestation du 16 1er ministre depuis le 10

décembre 83 prouve, si besoin était, que les pauvres ne


février 1981, décrète
l'état de guerre. 6 000
sont plus prêts à se faire massacrer pour faire triompher la syndicalistes sont arrê-
pensée-Walesa. Cependant, une idéologie n’a pas besoin tés ; Solidarnosc est dis-

d’être plébiscitée pour être opérante, il suffit qu’elle fasse


sout, le couvre-feu et la
censure instaurés. L'état
le plein dans les têtes, et empêche toute critique réelle. Or, de guerre durera
à notre connaissance, aucune critique de la fonction exacte jusqu'au 22 juillet 1983.

de la tendance réformiste de Solidarité en 80-81, et de l’ir- ** Société de Cours


Scientifiques, fondée en
réalisme de ses positions, ainsi que les conclusions pra- 1978. Il s'agit d'une uni-
tiques qui s’imposent, n’a encore été formulée en Pologne. versité alternative clan-
Comment s’en étonner quand on sait, par exemple, que destine. Sorte de
direction clandestine de
les maisons d’édition clandestines sont notoirement Solidarnosc .
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OS CANGACEIROS N° 1

contrôlées par l’État ? (l’une d’elles a même racheté son


matériel d’imprimerie à la milice !) Ou encore que la dif-
fusion des multiples journaux clandestins doive passer par
l’appareil de la TKK qui ne permettra jamais que soit pu-
bliée la moindre critique à son égard ? Le parti de la vérité
se voit ainsi contraint à une double clandestinité, c’est là la
seule victoire momentanée du coup de force de Jaruzelski.
L’État polonais n’est donc pas si timoré ni impuissant
qu’on veut bien nous le faire croire. Il a fort bien compris
qu’en se débarrassant totalement de l’opposition réfor-
miste, il risquait de se heurter bien vite à une opposition
autrement plus conséquente, mais surtout que l’entente
nationale réclamée par l’opposition signifierait leur ruine
commune, la visibilité de ce qui les unit. Il lui est bien plus
profitable de se reposer, tant qu’il le peut encore, sur l’en-
tente nationale tacite.
Il n’est plus possible d’ignorer aujourd’hui l’existence de
l’opposition spectaculaire que constitue la tendance ré-
formiste de Solidarnosc. Celle-ci pouvait encore être consi-
dérée en 80-81 comme un parapluie utilisé par les pauvres
leur permettant une action réelle sous le couvert de négo-
ciations factices (quoique l’activité des pompiers sociaux
pendant cette période n’ait été un secret pour personne),
mais aujourd’hui que le coup du parapluie n’a plus de rai-
son d’être, les dits pompiers pompent encore plus, tien-
nent toujours plus le langage de l’État, forts de ne plus
pouvoir être publiquement désavoués. Ceux qui ne voient
dans le mouvement polonais qu’un mouvement unitaire-
ment réformiste n’oublient qu’une chose : il n’est pas en-
core vaincu. Ceux qui ne voient dans le mouvement
polonais qu’un mouvement unitairement révolutionnaire
n’oublient qu’une chose : il n’a pas encore vaincu. L’argu-
ment de la force (« il faut savoir opposer à la subversion non
seulement la force des arguments mais aussi l’argument de la
force », un bureaucrate polonais en 1980) ne peut seul ex-
pliquer cela. La période présente porte conjointement en
la réunion de ce qui paraissait séparé (mêmes raisons
d’État et justifications économiques de la part du POUP
et de la TKK) et la séparation de ce qui paraissait uni (les
exigences de la base et les prétentions de la direction). Il
suffit pour s’en rendre compte de lire les récents propos du
3. Bad news from Polska, prix Nobel de la paix sociale 3 : « le mouvement de décembre
si aujourd’hui Walesa 70 n’est pas un symbole de vengeance et de haine mais de l’en-
pleurniche qu’il a été tente entre gouvernants et gouvernés. » La pensée-Walesa est
le meilleur défenseur polonais de l’esclavage salarié (« nous
lâché par la CFDT, c’est
juste qu’il en espérait une
aide plus conséquente. avons interrompu le travail pour qu’il puisse être honnête et
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Bison Vodka 87

bon »), de l’État (« nous considérons l’État comme une orga-


nisation au service de la nation »), et de l’économie (« je
n’imagine pas que l’économie puisse bien fonctionner sans
trois conditions : séparer l’administration économique de l’ad-
ministration d’État, création de syndicats comme contre-
poids de l’administration, enfin concurrence entre les
entreprises »). Saluons au passage ce léninisme à rebours :
pour les léninistes, les « rapports de production capita-
listes » sont une étape nécessaire vers le « communisme »,
pour la pensée-Walesa ils sont une étape nécessaire pour en
sortir. Mais tout cela passe bien au dessus de la tête des
pauvres ordinaires.
La rencontre, à Gdansk, d’un membre de la TKK, par ail-
leurs professeur d’ergonomie à l’école polytechnique, est
venue confirmer ces constatations. Celui-ci sut utiliser à
notre égard les méthodes de ses maîtres : le double langage
– en nous affirmant que « l’authenticité de solidarité consti-
tuait évidemment un danger pour tous les États et syndicats 4. C’est raté, il est au-
existants » sans jamais remettre en cause le rôle de la CFDT jourd’hui concierge !

ni les courbettes de « Lechu » devant « les dignes représen-


Alors que les pauvres
sans qualités ont toujours
tants du peuple norvégien » – la falsification – en allant été contraints de ma-
jusqu’à nier que la grève générale active fut jamais à l’or- gouiller pour survivre
dre du jour. Ce digne représentant de l’inintelligentsia, qui
(ex. : un salaire moyen
suffit juste à payer son
en affirmant que « nos gouvernants n’ont rien appris » mon- loyer à Varsovie), et ne
tre qu’elle n’a rien compris, persiste à croire que le 13 dé- sont donc pas trop pris
cembre fut un « accident de parcours sur la voie du
au dépourvu lorsqu’ils
sont virés, il n’en va pas
dialogue ». Par ailleurs menacé de licenciement, le profes- de même pour les intel-
seur défendait âprement son emploi 4 en déclarant que dans lectuels, ce qui pousse
un système bureaucratique à la gestion nécessairement dé- beaucoup à émigrer en
Occident, où ils peuvent
ficiente, l’ergonomie est une science subversive, toujours monnayer leur
puisqu’elle vise à rationaliser le travail. « Nous voulons faire statut de dissidents.
de la Pologne un deuxième Japon », Walesa. 5. Quoique les publica-
tions de Solidarité soient
De même que George Grosz * n’aimait pas les bourgeois lues avec avidité, seule
pour la seule raison qu’ils n’étaient pas beaux, de même source d’information
l’intellectuel n’aime pas les bureaucrates parce qu’ils man- possible. En cela l’orga-

quent de finesse, et le réformiste parce qu’ils manquent de


nisation clandestine rem-
plit le même rôle que le
rigueur dans leur gestion. Tout ceux qui n’ont vu dans le KOR [comité de défense
mouvement polonais que le moyen de défendre leur inté- des travailleurs qui de-

rêt particulier se retrouvent aujourd’hui pour réchauffer


vient en 1977 comité
d'auto-défense sociale]
les restes de solidarité, et eux seuls. Les pauvres sans quali- avant 80.
tés, eux, ne se gênent pas pour dire que « Solidarité c’est
fini » et que les réunions clandestines ne sont qu’activisme * Peintre allemand
en vase clos 5. C’est le messianisme sans prophète des Polo- (1893-1959), membre
nais : on sait que ça va repartir, mais certainement pas par du mouvement dada. Il
une directive. On comprend que cette abstention sans il-
participe à l'insurrection
spartakiste et est arrêté
lusion fasse trembler les bureaucrates ! On comprend aussi en janvier 1919.
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OS CANGACEIROS N° 1

que la baisse tendancielle de leur taux


de prestige inquiète les délégués de la
La population semble largement désabusée,
désorientée, tentée souvent par un repli sur
soi, sur la famille : ce que la presse clandes- TKK qui, pour l’heure, renoncent aux
tine décrit avec inquiétude comme « l’atomi- manifs téléguidées et donnent la prio-
sation » de la société. Les efforts qu’il faut rité aux cours du soir destinés à faire
comprendre aux ouvriers les vertus du
déployer pour s’assurer un approvisionne-
ment simplement décent rongent le temps
libre (sans parler du temps de travail) et « réformisme » et de « l’économie de
l’énergie. marché » (Lhibernation du 23/12).
« Les gens sont beaucoup trop fatigués pour Tiens voilà du boudin idéologique ! Les
faire de la politique » comme l’explique un
stages de formation de cadres syndicaux
des principaux ex-prisonniers. Les jeunes se
réfugient de plus en plus dans le rock, la que leur avait généreusement dispensés
drogue... où à l’étranger. Entre dix-huit et la CFDT, le con Touraine en tête, n’ont
vingt-cinq ans, l’héroïne fait autant d’adeptes pas été vains.
(200 000) que l’appartenance au parti.
Le Monde du 26/10
Gierek * avait cru qu’il pourrait se
maintenir au pouvoir en favorisant la
pénétration marchande, et il l’a eu
dans le cul. Désormais, les bureau-
crates ne comptent plus sur les jeans et
le coca-cola pour pacifier les foules. Ils
savent à quel point la marchandise est
un explosif dangereux. À tout prendre,
mieux vaut la pénurie 6. Ils sont bien
aidés en cela par les mesures de rétor-
sion occidentales qui constituent un
bon alibi pour affamer les pauvres et,
incidemment, retarder le paiement des
vieilles dettes. Outre de maigres opé-
rations de prestige telle la construction
du métro (qui fait pendant à la des-
truction de la place de la Victoire),
l’œuvre rénovatrice de Jaruzelski
consiste essentiellement à épurer les
éléments dangereux. Ainsi sur 16 000
travailleurs des chantiers navals de
Gdansk, 4 000 ont été foutus à la porte
en deux ans ce qui en fait des taulards
potentiels, le travail étant obligatoire
par décret. D’autre part, les sur-effec-
tifs découlant de l’obligation de tra-
vailler alliés aux carences endémiques
d’approvisionnement font de ce pays,
selon le mot d’un polonais, « une gi-
gantesque übungsfirme [de übung =
exercice, entrainement. Firma = entre-
prise.] » où tous font semblant de tra-
vailler, seul l’encadrement ne faisant
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Bison Vodka 89

pas semblant de les fliquer. Dans ces circonstances, il est


clair que c’est surtout dans les campagnes que la résistance
est la plus active. Entre autres, 3 000 villages ont cet été re-
fusé de vendre leur lait à l’État. Le résultat majeur qu’a
permis Solidarité, la fusion de la question ouvrière et de la
question paysanne (et de toutes les questions séparées)
dans une même exigence universelle, ce résultat survit, et
de nombreux contacts subsistent entre ci-devants mem-
bres de Solidarité Rurale et ex-comités locaux des villes. Il
y a gros à parier que l’explosion sociale à venir trouvera
d’emblée acquise son unification sociale et territoriale. Le
temps est révolu où les Poméraniens pouvaient se consi-
dérer comme l’avant-garde du refus, les ventes de Trybuna
Ludu étant ridiculement faibles dans leur région par exem-
ple. Ce qu’avait été Gdansk 70 pour eux, tous l’ont connu
en décembre 81. Aucune mesure coercitive ne saurait ef-
facer seize mois de débat social.
L’intelligence polonaise a consisté à savoir jouer avec le
temps. Forts de l’expérience des révoltes précédentes, les
pauvres ne sont pas descendus se faire immédiatement 6. Immédiatement après
massacrer par la milice, voilà ce que les charognes appel- le coup d’État, les maga-

lent auto-limitation ! Pour la première fois, un mouvement


sins étaient abondam-
ment fournis, et les
révolutionnaire s’est donné les moyens de durer, et de mineurs silésiens notam-
s’éviter une répression sanglante. L’Esprit a eu là le temps ment s’étaient vus attri-
buer de gros avantages
de cheminer, et si en décembre 81 l’affrontement était de- salariaux. Ceux-ci se vi-
venu inévitable, c’est que dans tout le pays les conditions rent supprimés à mesure
du passage à l’étage suivant que constituait la grève géné-
que les étalages se dé-
garnissaient. Mais la
rale active se trouvaient réunies. Il serait temps de distin- question de savoir si cette
guer cette avance mesurée des pauvres des ordres de recul abondance toute relative

constants de la direction, qui a tout fait pour empêcher la


fut stoppée par stratégie
étatique ou en raison de
préparation de l’affrontement, face à la riposte violente l’incapacité bureaucra-
inévitable de l’État. tique à la soutenir long-
temps est secondaire. De
toute façon, l’État y
trouve son compte.

* 1913-2001. Il devient
1er secrétaire du POUP
en décembre 1970 suite
aux émeutes contre
l'inflation. Il prétend mo-
derniser l'industrie et
améliorer la disponibilité
des biens de consomma-
tion. Après avoir réprimé
les grèves consécutives
au choc pétrolier, il auto-
rise finalement le syndi-
cat Solidarnosc.
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OS CANGACEIROS N° 1

Aussi ne croyons-nous pas que les prolétaires polonais ti-


rent de cette expérience la nécessité d’un affrontement
violent immédiat avec l’État, qui les verrait immédiate-
ment écrasés, comme en 1970. Même si l’on met de côté
le fait qu’il est extrêmement difficile de se procurer des
armes en Pologne, l’amère leçon est que malgré sa durée
qui leur donnait à penser que tout était possible, le mou-
vement n’a pas abouti 7. Ce n’est pas la durée de ce mou-
vement qui est en cause, mais l’existence d’une direction
qui en a constamment obscurci les termes. Le caractère
apparemment pacifique que permettait la force tant qua-
litative que quantitative de ce mouvement social ne doit
pas abuser : peu importe par exemple que des pillages
aient eu lieu ou non pendant les marches de la faim quand
au même moment c’est toute distribution des marchan-
dises qu’il était question de s’approprier, c’est l’État ex-
propriateur qu’il était question d’exproprier totalement
(« dans ce pays, qui contrôle la distribution a le pouvoir »
avait alors dit un bureaucrate.)
Pour l’heure, rien n’est rétabli, et il est impossible de
conclure. Aussi ne conclurons-nous pas. Il y aura d’autres
ingérences dans les affaires polonaises.

Janvier 1984

epuis que ces lignes ont été écrites, aucun événe-

D ment majeur n’est venu bouleverser la situation en


Pologne. Cependant, si le pouvoir n’a remporté au-
cune victoire décisive, il a su utiliser au mieux de ses inté-
rêts la marge de manœuvre que lui permet le statu-quo
régnant, et ceci est pour lui déjà une victoire.
Ce n’est pas par l’organisation laborieuse d’une légalité à
laquelle personne ne croit (élections du 17 juin) que l’État
polonais se maintient, mais par le pourrissement de la si-
tuation. La pénurie s’est encore aggravée, bien des gens se
sont faits licencier, d’autres arrêter à l’occasion des ma-
gouilles nécessaires à tout pauvre ou de perquisitions dans
les logements occupés illégalement. C’est avec le temps
7. Il est ainsi significatif que règnent les bureaucrates ; le temps par exemple de dé-
que si peu de gestes de truire le Praga, seul vieux quartier de Varsovie qui avait
vengeance aient frappé
un pouvoir si universelle-
survécu à l’écrasement de 1944, et où bien des miliciens se
ment haï. sont faits poignarder.
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Bison Vodka 91

L’amnistie, en juillet, de tous les « prisonniers politiques »


(c’est-à-dire qui étaient poursuivis pour ce qu’ils avaient
pu dire ou écrire) a permis à l’État, d’abord d’éviter un
procès public qui aurait été son propre procès, ensuite de
redonner confiance quant à sa stabilité auprès des puis-
sances étrangères, enfin d’entretenir le mythe d’un « dia-
logue social » possible. Bien sûr, à peine sortis, les membres
de Solidarité se sont retrouvés en proie aux tracasseries po-
licières. Il faut noter que si le pouvoir n’a pas expulsé
Kuron, Michnik & Cie, il n’a par contre jamais donné
autant de facilités aux pauvres qui veulent émigrer.
Tout le monde n’est pas si utile à la paix sociale !
Dès que l’enlèvement et le meurtre de Popieluszko * ont
été connus, fin octobre, tout le monde a compris qu’il
s’agissait là d’un coup terroriste d’État. La seule question
était de savoir si cette opération avait été commanditée au
sommet de l’État ou si elle était l’œuvre d’une « fraction
dure » cherchant à prendre le pouvoir. Comme Jaruzelski
et Walesa prétendent que la deuxième solution est la
bonne, nous opterions plutôt pour la première. Mais ceci
n’a qu’une importance secondaire à côté de l’usage que
l’État en a fait, maniant la vieille dialectique de la carotte
et du bâton : d’une part il se présente comme le moindre
mal et châtie quelques boucs-émissaires, d’autre part il rap-
pelle qu’il est prêt à une répression sanglante si nécessaire.
Mais Walesa a beau déclarer que ce meurtre « doit servir à
la construction de la paix sociale », ceci est tout aussi un vœu
pieu aujourd’hui qu’il y a trois ans. Il faut s’appeler Walesa
pour prétendre encore aujourd’hui qu’un dialogue avec
l’État est possible. Aussi, comme le confessait récemment
un ex-dirigeant national de Solidarité, « l’opposition démo- * Prêtre catholique
cratique n’existe tout simplement plus ». Ce qui ne veut pas (1947-1984), partisan de
dire que le débat soit clos, bien au contraire.
Solidarnosc, enlevé par
trois officiers de la Sécu-
L’état de guerre n’est pas terminé... rité Intérieure, torturé
puis assassiné le 19 octo-
« Ce n’est que lorsque l’on commence à répliquer à la vio- bre 1984. Lors de ses fu-
lence par la violence qu’on peut parler de véritable guerre » nérailles en novembre,
(Biuletyn Dolnoslaska, avril 83). 500 000 personnes
étaient rassemblées ce
qui donna une seconde
Léopold Roc, novembre 1984 vie à Solidarnosc.
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OS CANGACEIROS N° 1

ANNEXE
DOCUMENTAIRE

UN VILL AGE MEXICAIN d’adolescents auxquels ils reprochaient


LYNCHE SON CHEF DE
des désordres sur la voie publique. L’alter-
cation a dégénéré en bagarre et un coup
POLICE de feu est parti, tuant l’un des adolescents,
Rafael Cedeno.
Les habitants du village mexicain de San Quelques heures plus lard une foule esti-
Simon Yehualtepec ont lynché le comman- mée à plus de 300 personnes s’est présen-
dant de la police municipale locale, à la tée devant le domicile du commandant
suite d’une « bavure » policière qui avait Samuel Lopez. Après être entrés de force,
coûté la vie quelques heures plus tôt à un les villageois se sont emparés de lui, l’ont
jeune homme du village. traîné entièrement nu jusqu’à l’école et l’ont
Dans la soirée de mercredi, une altercation lynché, avant de l’achever d’une balle dans
a opposé trois policiers de ce village situé la tête.
à 80 km de la capitale et une vingtaine Libération, 28/12/84
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Annexe documentaire 93

FRIC DU
OU ON VOUS TUE
« Je reviendrai tout casser ! »

Diffusé à Nantes
puis à Paris et au
Dans la nuit du 21 mars 84, Jean M., un chô-

Havre dans les


meur de 49 ans, a saccagé les bureaux des As-

ANPE ainsi qu’à


sedic de Rennes, qui refusaient de lui donner

Marseille dans la
l’argent qu’il en attendait. Terminaux d’or-

banlieue.
dinateurs, téléphones, machines à écrire et à
calculer, sanitaires broyés par dizaines à la
masse. Tous les dossiers qui traînaient là ont
été bousillés à coups d’extincteur.
De la belle ouvrage !
Ce que Jean M. a fait, nous sommes des cen-
taines et des milliers à avoir eu envie de le
faire.
À avoir encore envie...
Pas question pour nous de pleurer misère !
Pour tout le temps perdu au travail (même si
ce n’est que 3 mois afin de toucher ensuite
les Assedic), pour notre jeunesse usée à ça,
la société et l’État nous doivent une rançon !
Nous refusons toute idée d’une vie qui serait
fatalement réduite au minimum vital.
La nécessité de l’argent absorbe notre vie.
Elle nous bouffe la cervelle, elle nous bouffe
les couilles. À présent, voilà que l’État, en
accord avec les patrons et les bureaucraties
syndicales, a décidé de réduire les misérables
allocations-chômage et de couper les vivres à
ceux des chômeurs qui n’ont visiblement pas
l’intention de retourner au chagrin.
On ne se privera pas pour autant. Aux employés
des Assedic qui font les flics, qui s’identi-
fient à l’argent de l’État et nous coupent les
allocations : AVIS !
Pour le reste, c’est-à-dire pour l’essentiel,
on saura se servir. Sans payer.
Des chômeurs-à-vie, fin mars 84
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OS CANGACEIROS N° 1

MONEY HONEY !
Août 1984

Après avoir restreint en avril 84 les dérisoires


allocations-chômage le gouvernement, en colla-
boration avec les salopes syndicales, lance une
nouvelle offensive contre la jeunesse.

Tout est fait de l’ANPE aux tribunaux pour


1. Ainsi les jeunes nous empêcher de prendre notre dû : l’argent
filles des foyers ha- que l’État nous DOIT pour notre jeunesse gâ-
vrais sont ramassées
chez elles par les
chée, au travail, par les divers contrôles de

éducateurs chaque
la vie quotidienne 1 ; de l’ANPE à la prison en
matin pour être
passant par les flics, tout est fait pour nous
conduites à l’ANPE
obliger à survivre au MINIMUM.
puis devant les em-
ployeurs éventuels.
L’on parle maintenant de ne plus verser l’au-
D’autre part, outre mône de 40F/jour à ceux qui refuseraient trois
les contrôles pério- offres d’emploi « d’utilité sociale » (élagage
diques, le chômeur
doit subir les réu-
de forêts, tâches de nettoyage, aide aux

nions d’informations
vieillards). Ces miettes, il faudrait en plus
collectives et on teste
les mériter au prix d’une soumission accrue.
sa motivation en l’en-
Déjà, pour être embauché ou ne pas être viré,
gageant à se sou- la motivation du travailleur prime sur le
mettre aux trois jours reste. Le pouvoir mondial impose aux pauvres
d’apprentissage de
ce nouveau métier.
la participation active et joyeuse dans l’en-

2. « Il faut remplacer
treprise, sinon il leur coupe les vivres.

les perspectives de
l’emploi par une ac-
L’opération de prévention de la délinquance,
tivité réelle » dixit au
qui se traduit par des plus grands pouvoirs
ministère du travail.
policiers et une répression accrue, va être
3. En mars 84 Jean maintenant étendue de façon autoritaire aux
M. chômeur de 49 plus pauvres d’entre nous par le biais de
ans a saccagé les As-
sedic de Rennes qui
l’ANPE sur le modèle des plans anti-été chaud :

lui refusaient de l’ar-


encadrement+flicage.

gent : plusieurs mil-


lions de dégâts.
Vous avez raison de craindre notre désœuvre-
BRAVO ! ! !
ment car il travaille à votre perte 2 .
4. Quand les peines
lourdes avec ou sans
Mais attention, employés-flics, tant va à la
sursis ne suffisent
cruche l’eau qu’à la fin elle se casse; tant
plus, le travail de on prend les boules qu’à la fin on casse 3 .
substitution vous ren-
voie aux galères. J. Le sort des chômeurs devient de plus en plus
M. en sait quelque visiblement identique à celui des condamnés :
chose prison ou travail forcé 4.
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Annexe documentaire 95

Fermer notre gueule et filer doux dans des conditions de plus


en plus répressives.
La guerre mondiale est déclarée ouvertement contre l’armée de
réserve des pauvres : les kapos sociaux ne suffisent plus,
l’armée elle-même participe à notre OCCUPATION (année post-
scolaire, camps de pauvres, etc.).
Inquiétez-vous, salopes modernistes et humanistes, on ne vous
oublie pas. Vous voulez nous imposer le minimum vital, on
saura se servir un max et se venger largement.

Des pauvres

Diffusé au Havre et à Rouen dans les ANPE ainsi qu’en banlieue.

Note : Ce n’est pas « aux plus pauvres » que s’applique cette répression accrue mais
tout simplement aux chômeurs les plus précaires, ceux qui sont en fin de droit, qui déjà
ne touchaient pas l’allocation-chômage.
(décembre 84)
last-essai:Mise en page 1 07/12/2009 20:26 Page 96

OS CANGACEIROS N° 1

Il se trouve à présent des gens qui bien qu’ils ne soient pas professionnels de
l’assistance sociale, s’emploient bénévolement à relayer les institutions de l’État
dans la tâche de contrôler les chômeurs, de les assister.
Ces imbéciles quelques fois eux-mêmes chômeurs sont tellement persuadés
que la misère des chômeurs est le résultat d’une catastrophe naturelle, la trop
fameuse crise économique, qu’ils s’acharnent à proposer des secours dits « de
première nécessité » comme s’ils s’adressaient à des naufragés ou à des vic-
times d’un tremblement de terre.
Quelques personnes ayant reçu le texte du programme d’un de ces comités de
chômeurs y ont répondu – Voici la lettre.

Paris, le 9/11/84, en réponse à ceux sère, des pauvres qui ramperaient en


qui appellent à la réunion du attendant la charité, bref des pau-
16/11/84 vres cons, alors tant pis pour ceux-là,
À la réception de ce courrier, la pre- qu’ils crèvent !
mière idée qui nous vient c’est que Nous ne parlons qu’à des pauvres qui
vous prenez les pauvres pour des se révoltent, s’indignent pratique-
cons. ment, à des pauvres qui refusent vio-
Comme les Leclerc et autres abbés lemment de rester pauvres. Les
Pierre, vous vous proposez d’organi- autres peuvent crever, malheur aux
ser la charité. Vous prenez les pau- vaincus !
vres pour des imbéciles qui ne Vous ne semblez voir dans le monde
vivraient que dans l’attente de qu’une masse d’indigents sans pen-
quelque aumône. Rien que d’enten- sée. C’est à des bêtes seulement
dre parler de soupe populaire ça préoccupées de pommes de terre, de
nous donne envie de gerber. chauffage pour l’hiver que vous vous
Vous dites : « il faut pouvoir préser- adressez.
ver la dignité des pauvres, en leur Qui d’autre qu’un gauchiste ou
donnant de quoi manger, se vêtir, qu’un homme d’État peut dire que la
etc. » Les pauvres vous emmerdent, misère de centaines de millions
ils se foutent de la dignité. Les pau- d’africains et des dizaines de mil-
vres sont indignes et ils le savent. lions d’européens, consiste dans le
Ceux qui voudraient nous convaincre fait qu’ils vivent en dessous d’un mi-
qu’il y aurait de la dignité à rester nimum vital ?
pauvres sont des menteurs et des sa- Il y aurait un minimum au-dessous
lauds qui espèrent simplement faire duquel on serait dans la misère et au-
oublier aux pauvres l’indignité réelle dessus duquel on vivrait !
de leur sort, les détourner de toute La différence entre le gauchiste et
idée de vengeance. l’homme d’État, c’est que l’homme
Nous crachons à la gueule de ceux d’État décide de ce minimum qu’il
qui voudraient nous distribuer des octroie aux pauvres et que le gau-
aumônes en nous les présentant chiste en est le propagandiste, son
comme notre dignité retrouvée. projet étant seulement de l’augmen-
Entendons-nous bien, s’il existe ter quantitativement.
quelque part dans le monde quelque Avec votre programme revendicatif,
chose d’aussi répugnant que des pau- vous coïncidez parfaitement avec la
vres qui s’abandonneraient à leur mi- définition étatique de « nouveaux
last-essai:Mise en page 1 07/12/2009 20:26 Page 97

Annexe documentaire 97

pauvres ». C’est exactement ce que La seule innovation là-dedans c’est


l’État espère des chômeurs : qu’ils que ceux qui font ce sale boulot sont
définissent eux-mêmes leur statut de « élus et révocables à tout instant ».
« nouveaux pauvres », qu’ils se sou- À quand les élections démocratiques
mettent à l’idée d’un minimum vital. des îlotiers (« élus et révocables à
Ce projet s’inscrit dans l’appel à la tout instant » eux aussi) ?
« solidarité nationale » fait récem- Un mot encore.
ment par les responsables de l’État. Ce n’est pas « pour cause de misère »
La malheureuse communauté des que des gens vont en prison, mais
« nouveaux pauvres » va-t-elle survi- parce qu’ils ne sont pas soumis à
vre à l’hiver qui se prépare ? Il lui l’idée du minimum vital. La simple
faudra des patates, du beurre, du idée de calculer ce que coûte ou ne
chauffage, etc. coûterait pas un prisonnier nous fait
C’est présentement ce que l’État se frémir. Nous pensions qu’il n’y avait
propose de fournir en redistribuant que les fonctionnaires du ministère
les stocks d’invendus. de la justice pour se livrer à de tels
L’État doit convaincre de l’existence calculs.
objective d’un minimum vital. Pour Ce qui est scandaleux, ce n’est pas
cela, il montre inlassablement des que des incarcérations pourraient
foules d’indigents écrasés par leur être évitées par un programme d’as-
sort (soupes populaires, queues de sistance sociale, comme vous le
chômeurs et autres affamés du dites, mais simplement que les pri-
Sahel). Ce spectacle terroriste est là sons, les flics, les juges, les avocats
pour justifier l’idée que le maximum existent, et qu’il y ait des militants
auquel peuvent prétendre les pau- pour réclamer qu’il y ait de tout cela
vres est d’accéder au minimum vital, mais un peu moins !
justifier l’aide apportée aux pauvres, Et en plus vous êtes parfaitement hy-
et par là justifier l’existence même pocrites quand vous glissez qu’on
de l’État. pourrait travailler moins et qu’en-
Nous ne revendiquons aucun mini- suite, vous insinuez que cette reven-
mum, nous nous servons le plus lar- dication ne suffit pas. Une nouvelle
gement possible comme le font de fois vous prenez vos lecteurs pour
plus en plus de prolétaires. Tant pis des cons. Et ceci jusqu’à la fin
pour ceux qui s’identifient à leur sort puisque, comme tous les militants,
de pauvres ! vous vous autorisez d’un mandat fic-
Vous vous proposez de faire bénévo- tif en signant : « les pauvres et les
lement le travail pour lequel l’État chômeurs de —— »
paye en général des animateurs, des En conclusion, votre déclaration
éducateurs. « Élaborer des dossiers... selon laquelle : « Ce qui est construit
faire des réunions pour mieux se sur la base de la misère sera toujours
connaître... » c’est exactement ce récupéré par la misère et servira les
que font les charognes d’animateurs garants de la misère » qualifie très
pour occuper le temps des pauvres, exactement votre entreprise.
pour qu’ils se tiennent tranquilles.
Des pauvres.
Pendant ce temps-là au moins ils ne
vont pas voler. Et en plus ce travail
vous le faites bénévolement.
C’est vraiment merveilleux. Le maire
de —— doit être content, il n’espé-
rait sans doute pas de tels alliés.
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OS CANGACEIROS N° 1

BAS LES PATTES !


Novembre 79 : l’État assassine monde était proxo, flic,
Jacques Mesrine. journaliste ou PDG, les
seules « victimes » de Mes-
Les militants humanistes, qui
rine ! Ou encore, il aurait
viennent toujours compter les
été une sorte d’humaniste mi-
morts après la bataille,
litant pour la cause carcé-
pleurnichent : ils auraient
rale, qu’on va même (G. Millet
voulu un beau procès assorti
à France-Inter) jusqu’à com-
d’une juste peine ! Comme si
parer au crétin télévisuel
ce monde avait pu tolérer que
Yves Montand !
son ennemi déclaré reste en
vie et prenne encore une fois Mesrine ne combattait pas
la parole ! tout le monde, mais la tota-
lité de ce monde, et il le di-
LA LIBERTÉ EST LE CRIME QUI
sait. C’est justement pour
CONTIENT TOUS LES CRIMES.
cela qu’il a été abattu. Et
Février 84 : l’ordure cinéma- c’est aussi pour cela que des
tongreflique A. Génovès croit milliers de gens se sont re-
pouvoir se faire quelques bé- connus en lui, comme en Lace-
néfices en toute impunité en naire au siècle dernier. Il
faisant un film du cadavre n’avait fondé sa cause que sur
bien refroidi. sa propre vengeance, il ne
prenait pas la parole au nom
La famille et les copains de des autres, ce n’était pas un
Mesrine tentent de s’opposer militant.
à la sortie de ce film. Le
tribunal les renvoie chier,
en précisant à Charlie Bauer
qu’étant donnée sa « peine de « Je savais l’irrationalisme
prison infamante », il n’a que de ma théorie, qui était inap-
droit de fermer sa gueule. plicable pour fonder une so-
ciété. Mais qu’était-elle,
En revanche le même tribunal cette société, avec ses beaux
ordonne, à la demande du mil- principes et ses lois ? »
liardaire Lelièvre, que
toutes les scènes où celui-ci « Elle admirait le truand,
apparaît soient supprimées. confondant la cruelle réalité
avec ses héros de cinéma. »
Il n’y a là ni justice ni in-
justice. C’EST L’ÉTAT DE GUERRE
PERMANENT CONTRE CEUX QUI FONT Mesrine,
LA GUERRE À L’ÉTAT. L’instinct de mort

La polar-isation de la vie de
Mesrine n’est qu’un prétexte
pour l’enterrer sous la ca-
lomnie. Ainsi (F. Calvi dans
Le Matin) Mesrine se serait
battu « contre tout le monde
ou presque ». Comme si tout le
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Annexe documentaire 99

« MESRINE » FAIT COURIR


L A POLICE
Il était 22 h45, hier soir, aux « Quatre
Eden », quand, quelques minutes avant la
fin du premier film, les responsables et
organisateurs de la soirée « Clap 2 », qui
présentaient en avant-première nationale
« Gorki Park » et « Mesrine », prièrent le
public de toutes les salles d’évacuer mo-
mentanément leur fauteuil.
Ils avaient reçu, trente minutes plus tôt,
un appel téléphonique anonyme qui les
informait qu’une bombe « exploserait si
la projection du nouveau film de A. Gé-
novès, Mesrine, avait lieu ».
Déjà, à l’entrée du cinéma, avaient été
distribués des tracts violemment hostiles
à cette réalisation parce que anti-Mes-
rine. « La polarisation de la vie de Mes-
rine n’est qu’un prétexte pour l’enterrer
sous la calomnie ».
Quoi qu’il en soit, l’évacuation se fit dans
l’ordre et le calme. Après de minutieuses
recherches, les policiers n’ayant rien
trouvé, autorisèrent la reprise de la soirée
« Spécial Polar ».
Paris-Normandie, 29/02/84
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OS CANGACEIROS N° 1

Vendredi 15 juin, Le Pen organisait un meeting à Nantes


où se pressait une racaille de bourgeois, commerçants,
amoureux de l’ordre. Les partis de gauche trottinèrent
en ville dans une vague manifestation de protestation, et
replièrent promptement leurs banderoles. Ils ne pou-
vaient guère faire plus. La campagne contre les immigrés,
« pour l’ordre et la sécurité des biens et des citoyens »,
c’est aussi leur œuvre, depuis l’attaque au bulldozer
contre un foyer d’immigrés à Vitry, jusqu’au record d’ex-
pulsion d’immigrés par le ministre Deferre, en passant
par le renforcement continu de la police, etc.
Dans les manifs contre Le Pen, les bons pantins démo-
crates de gauche n’étaient là que pour faire valoir leur
boutique électorale, contre les mauvais pantins de droite
et d’extrême-droite. À la longue, Guignol fatigue : les
spectateurs se sont abstenus massivement deux jours
après aux élections.
Mais ce vendredi-là, quelques jeunes, étrangers à ce mic-
mac, se sont retrouvés dans la rue pour exprimer leur
rage, aussi bien contre toutes les salopes de flics et poli-
ticiens, que contre le monde qu’ils défendent.
Le premier à en faire les frais fut, au pont Lu, un contrô-
leur de la Semitan [société d'économie mixte de trans-
port en commun de l'agglomération nantaise], connu
comme flicard notoire. Sa voiture fut lapidée sans autre
forme de procès par certaines de ses victimes anté-
rieures. Quelques gauchos qui tentaient de s’interposer
en prirent pour leur grade.
Mis en appétit par ce hors-d’œuvre, la cinquantaine de
jeunes présents se dirigea vers le centre, et ne fut pas
avare de boulons et de pavés pour les vitrines des com-
merçants (Le client est roi, disent les commerçants. Cela
devenait vrai !). Cette équipée fut hélas interrompue par
les flics rapidement ameutés par les marchands, avant
d’avoir pu continuer un travail qui s’annonçait promet-
teur. La nuit qui suivit fut égayée de quelques escar-
mouches où flics et petits cons de Front National prirent
quelques claques.
Il serait maintenant dommage de laisser ainsi isolée
cette belle jeunesse qui a tenu le pavé nantais le ven-
Fait par quelques dredi 15, autant que de laisser un otage entre les griffes
amis qui l’ont de l’ennemi.
diffusé sur leur
lieu de travail à Qu’on se le dise...
Nantes. Des inconnus, Nantes, le 1er juillet 1984
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Annexe documentaire 101

DÉCONTRÔLE D’AIGUILLES

Paris, août 1984 selon le risque d’explosion


de la base locale. Cette ma-
La fraction syndicale de nœuvre de printemps, destinée
l’État social-démocrate fran- à consommer dans l’impuis-
çais avait programmé, au sein sance et l’isolement tant
de la SNCF des journées de l’énergie, l’argent que le
grèves tournantes et perlées moral des prolétaires du
last-essai:Mise en page 1 07/12/2009 20:26 Page 102

OS CANGACEIROS N° 1

rail, avait pour but officiel trouble à l’ordre public, et


d’obtenir l’application des tous ses groupuscules locaux
35h avec embauche sans perte qui, la veille même, soute-
de salaire. naient des appels à la grève
illimitée, accusaient les
La plupart des salariés, à qui grévistes d’être manipulés
la CGT et consorts proposait par le patronat.
une grève nationale de l’en-
treprise le 25 mai, savaient En cherchant à les isoler par
bien avant, que cet objectif la procédure stalinienne dés-
serait partiellement atteint, ormais classique, la CGT a
et que la réforme entrerait en confirmé auprès de nombreux
vigueur à partir du 2 juin salariés que sa tâche est
1984 pour s’accomplir à moyen principalement policière.
terme. Ils n’ignoraient pas Les crapauds de la CFDT tout
non plus que les technocrates en légitimant le mécontente-
avaient tout mis en œuvre pour ment des travailleurs condam-
en supprimer les maigres nèrent prudemment la forme
avantages, aggravant de fait qu’il prenait et proposèrent
les conditions de travail. de l’adoucir techniquement
Aussi le coup du 16 mai est- jusqu’à la rendre inopérante
il l’expression d’une insa- et ridicule.
tisfaction illimitée qui a La colère de quelques prolé-
désarmé le mensonge réfor- taires du rail, désabusés à
miste et décapité son person- force d’être humiliés par le
nel syndical. Les fumiers mensonge réformiste d’État,
d’État ne peuvent se moquer prenant de vitesse tous les
indéfiniment des nécessiteux bureaucrates et leurs calculs,
sans s’exposer à des ripostes fait apparaître le point de
de taille ! non-retour à partir duquel se
La grève de l’après-midi du produiront les prochaines of-
1er mai sur la banlieue de St- fensives des salariés. Dans
Lazare fut une grève sauvage. une telle entreprise, réputée
À la plus grande fureur de forteresse syndicale, c’est un
leurs patrons et de leurs syn- fait nouveau et exemplaire qui
dicats, les employés chargés s’est produit. L’insatisfac-
de la sécurité de la circula- tion s’est concentrée pour at-
tion des trains de la gare teindre une forme autonome :
d’Asnières ont tout arrêté elle n’est plus désarmée.
(en fermant les signaux), À cet égard les ouvriers de
suivis peu après par leurs ho- Talbot-Citroën se sont bien
mologues de St-Lazare. Les battus. Le niveau le plus haut
réactions furent aussi bru- atteint dans la lutte du
tales et maladroites que le compte-à-rebours que leur im-
coup était puissant. L’État- posait le Capital s’est re-
SNCF expédia les casqués trouvé immédiatement dans ce
faire le siège d’Asnières début prometteur.
puis nettoyer les abords de
la gare St-Lazare des porcs- Des prolétaires du rail
bâtards qui menaçaient de

Diffusé à la SNCF par des gens qui y


casser la gueule aux aiguil-

bossent.
leurs. La CGT désavoua immé-
diatement les auteurs de ce
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Annexe documentaire 103

ON SE FOUT DE NOUS ?
ON NE S’EN FOUTRA PAS LONGTEMPS !

« Convergence 84 pour une Merde ! Quand on a un « homme »


France colorée, pluri-ethnique d’État en face, on ne lui serre
et multi-culturelle » ? ! Encore pas la main, on lui crache à la
des gens qui implorent l’État gueule ! Et « Convergence 84 »
au nom de « l’égalité des qui fait son sketch sous le pa-
droits et des races », qui ten- tronage de Georgina Dufoix,
dent la joue gauche quand on après ce qu’elle vient de
les frappe sur la joue droite. faire, cette salope (interdire
le « regroupement familial » et
L’État voudrait nous tenir la
fermer les frontières aux fu-
dragée haute avec des pro-
turs immigrés). Nous, on n’ou-
messes de réformes.
blie pas ceux de nos copains
Les salopes qui nous gouver- venus récemment du Maroc ou de
nent doivent bien ricaner, de la Tunisie, et que l’État so-
voir des jeunes immigrés se cialiste, ces ordures de Du-
laisser enrober comme des foix et Joxe ont fait expulser
Miko par tout ce baratin. Les comme des chiens.
boy-scouts de « Convergence
On nous empêche de circuler
84 » se permettent de parler
librement sur la surface de la
en notre nom : mais eux veu-
Terre, en fermant les fron-
lent la paix – nous, nous
tières. On nous empêche de
sommes en guerre. circuler librement dans les
Nous savons bien que la justice rues, en nous foutant sans
encourage régulièrement les arrêt les flics sur le dos. Et
bâtards qui nous tirent des- il faudrait encore, après
sus. La justice est faite avant tout ce qu’on a déjà subi,
tout pour broyer les jeunes faire les gentils et discuter
comme nous, qui ne voulons pas calmement avec l’État pour
perdre notre jeunesse à tra- négocier quelques miettes ?
vailler et à nous priver. Ça va pas la tête ? !
Alors, les promesses de
l’État, on s’assoit dessus. Nous ne sommes pas la France
de demain. À bas la France.
Après la pitoyable marche À bas toutes les nations.
non-violente de décembre 83,
l’État avait promis d’accor- Et merde aux animateurs de la
der la carte de séjour unique misère.
de 10 ans à tous les immigrés.
Des rats
Et il va bientôt l’accorder,
de la banlieue Ouest
mais à qui ? !
Aux bons immigrés, honnêtes

Diffusé dans la banlieue Ouest


et travailleurs – ceux qui ne

lors du passage des rouleurs de


travaillent pas et ont eu

convergence 84, là où ils sont passés.


« des problèmes graves avec la
police » ne l’auront pas.
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OS CANGACEIROS

NUMÉRO 2 - NOVEMBRE 1985


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OS CANGACEIROS N° 2

NOTES ÉDITORIALES
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 107

Notes éditoriales 107

I. LARGUEZ LES AMARRES !

otre époque est marquée par un retour à la sauvagerie initiale des

N pauvres. Voilà qui tranche agréablement avec la période antérieure.


Le mouvement ouvrier, dominé par les idées réformistes et staliniennes,
encadré par des appareils bureaucratiques, avait presque partout réussi à civili-
ser la protestation des pauvres. (Le Front Populaire avait été le moment le plus
important de ce processus). L’intégration de l’ancien mouvement ouvrier dans
la société civile est désormais totalement achevée.
Dans les 70’ les travailleurs révoltés sont allés aussi loin qu’ils le pouvaient dans
les limites du système existant. Leurs luttes débordaient sans cesse les consignes
syndicales. Mais elles sont cependant presque toujours restées en porte-à-faux
par rapport aux appareils syndicaux : et ceux-ci ont pu concilier et manœuvrer
avec assez de force pour finalement emporter cette guerre d’usure. Les exigences
démesurées qu’avançaient alors les travailleurs révoltés semblent avoir momen-
tanément reflué. La plupart des conflits importants de ces dernières années, dans
les entreprises, ont été principalement défensifs, et portaient contre les effets de
la récente modernisation industrielle.
Dans les 70’, les syndicats ne pouvaient pas se permettre sans risque de désavouer
ouvertement les excès des travailleurs révoltés. Dans les 80’, ils ne peuvent plus
se permettre de les cautionner. En Pologne, en 81, la direction de Solidarité a
fini par dénoncer le mouvement des grèves sauvages et désavouer les revendica-
tions sans fin des travailleurs, au nom de l’intérêt national. En Grande-Bretagne,
le TUC [Trade Union Congress] a entravé par tous les moyens les ébauches de so-
lidarité pratique envers les mineurs en grève, et en organisant ainsi leur isole-
ment, a finalement assuré leur défaite. En France, en décembre 83/janvier 84 à
l’usine Talbot, la CGT et la CSL [Confédération des Syndicats Libres] ont com-
battu — l’une de l’intérieur et l’autre de l’extérieur — les OS [Ouvriers Spécia-
lisés] immigrés en grève, qui ont été vaincus dans la solitude. En Espagne, de la
même répartition des fonctions policières relève l’attitude de l’UGT [Union Gé-
nérale du Travail] et des CCOO [Commissions Ouvrières] qui ont dû combat-
tre ces derniers temps les pratiques assembléistes subsistant dans les luttes
récentes. La liquidation de ces révoltes ouvrières s’est faite partout au nom du
même principe. Avant, les syndicats faisaient appel à l’intérêt des travailleurs
pour mettre fin à une grève : maintenant, ils font appel à l’intérêt de l’entreprise.
Dans cette période, les bureaucrates en arrivent à pouvoir discuter ce qui pour
les travailleurs était indiscutable dans les 70’. Ces appareils syndicaux se com-
portent à présent, et de façon systématique, en gestionnaires, se mêlant des af-
faires de l’entreprise. Le concept réformiste d’autogestion est entré dans la
pratique syndicale désormais principalement consacrée à la cogestion. Ce qui
n’était pas encore évident en 68, l’est devenu.
Le mouvement ouvrier se définissait ainsi : il s’agissait de faire de la masse des
travailleurs un sujet juridique collectif défendant ses intérêts dans le cadre de la so-
ciété civile. Les luttes des 70’ ont fait éclater tout cela. Les pauvres étant, alors, en-
core unis dans l’usine par des conditions de travail identiques pouvaient constituer
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 108

OS CANGACEIROS N° 2

une force unique, qui s’exprimait dans les revendications de salaire anti-hiérar-
chiques et le même rejet du travail — absentéisme, coulage des cadences, sabo-
tage... Contre cette force, le capitalisme a réagi de la sorte : il a réintroduit les
forces du marché comme seule référence, et il a entrepris également de réorgani-
ser toute l’exploitation du travail, en exacerbant la concurrence entre les pauvres.
Les syndicats, fondés sur la hiérarchie salariale et l’identification du travailleur à
son entreprise, participent pleinement à l’organisation de cette concurrence. Ils
ont de même largué les amarres avec le langage de l’ancien mouvement ouvrier,
qu’ils remplacent par le jargon plus empirique des gestionnaires. Comme le dé-
clare récemment un expert « les entreprises elles-mêmes découvrent parfois qu’elles
ont en face d’elles des interlocuteurs qui, ô surprise, parlent le même langage écono-
mique ». La principale préoccupation des syndicats est seulement de ratifier juri-
diquement avec les patrons et l’État, ce qui est depuis longtemps entré dans la
pratique — par ex. tout le baratin sur « la flexibilité du temps de travail » ou le
SMIG. Il est désormais admis ouvertement que les syndicats, les hommes d’af-
faires et l’État parlent tous la même langue (seules quelques minorités d’activistes
syndicaux s’accrochent désespérément au langage de l’ex-mouvement ouvrier
dont ils continuent encore de réciter les cantiques). L’époque est finie où les tra-
vailleurs pouvaient s’avancer très loin dans leurs luttes en s’abritant plus au moins
derrière la couverture syndicale, obligeant leurs délégués à les suivre sous peine
de débordement ouvert.
Pour la première fois dans ce pays, des grévistes ont été condamnés individuelle-
ment à verser une indemnité à des jaunes, et non pas leur syndicat : cela s’est
passé une première fois au début 85 à l’usine Delsey, dans le Pas-de-Calais, puis
dans une usine de transports où quinze chauffeurs licenciés à la suite d’une grève
ont été condamnés par le tribunal d’Arras à verser de leurs poches 600 F aux sept
non-grévistes constitués en « Association pour la liberté du travail » !
Les médiations ayant pour tâche d’intégrer les travailleurs ont maintenant ac-
compli un cycle complet. Les travailleurs sont à présent supposés suivre la même
logique que leurs représentants, et s’identifier entièrement au fonctionnement de
leur entreprise. En Grande-Bretagne par exemple, des firmes américaines et ja-
ponaises qui reprennent certains secteurs comme l’automobile ou l’électronique
imposent leurs conditions : les managers définissent en étroite collaboration avec
des syndicats les nouvelles règles de gestion du travail, et ces derniers sont char-
gés de les imposer eux-mêmes aux travailleurs (dans certains cas, il y a une clause
selon laquelle l’employé s’interdit volontairement le recours à la grève !). Mais ce
progrès dans l’exploitation du travail a dû s’accompagner d’un conditionnement
de la main-d’œuvre, comme cela se fait au Japon et en Corée du Sud. Si là-bas les
usines sont de vraies casernes où le travail est militarisé, il faut encore y imposer
un culte religieux aux travailleurs. La nécessité et la terreur ne suffisent pas, même
en Asie, à mobiliser l’ardeur des salariés au travail. Les chefs d’entreprise nippons
le savent bien, qui se comportent comme de véritables chefs de secte. À l’impos-
sibilité d’organiser les nouvelles formes d’exploitation du travail par le seul ré-
gime de la caserne, l’ennemi répond en ajoutant un mensonge, religieux ou laïc,
ce qu’exprime aussi bien en France un entrepreneur dynamique qui déclare « qu’il
manque un credo dans l’entreprise » (il s’agit encore de l’inévitable Bernard Tapie).
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Notes éditoriales 109

Cette force unique des travailleurs révoltés ayant été brisée au début des 80’ au
nom de la crise, les capitalistes peuvent imposer librement aux pauvres les condi-
tions les plus draconiennes. On retourne au fondement du capitalisme, au
XIXème : prendre les gens à la faim, en organisant le spectacle de la pénurie (comme
le coup des prétendus « nouveaux pauvres »). Les gens se voient ainsi imposer des
conditions de travail et de salaire impensables il y a dix ans. La main-d’œuvre est
tenue à pleine et entière disposition de l’employeur — c’est ce qu’on appelle par
euphémisme syndical « la flexibilité du travail », heures supplémentaires non
payées, travail le dimanche, baisses de salaire imposées par le chantage au licen-
ciement. Il arrive même à certaines entreprises en difficulté de faire appel à la par-
ticipation volontaire des travailleurs, pour qu’ils constituent un capital en versant
tout ou partie de leur salaire ! Le cas limite a été atteint à Lyon début 85 : un cadre
nommé in extremis à la tête d’une boîte en difficulté a posé comme condition au
sauvetage de l’entreprise, que ses employés lui avancent l’équivalent de deux mois
de leurs salaires. Bien inspirés les rares salariés qui ont refusé : sitôt les versements
opérés, le nouveau PDG s’enfuit à l’étranger avec la caisse.
Tout ce qui rampe sur la terre est gouverné par les coups !

II. HISTOIRE UNIVERSELLE DU DÉSESPOIR

amais, sous le règne du spectacle, le principe de l’argent ne s’était manifesté

J à ce point sous la forme de la pure nécessité. Jamais les gens n’avaient été aussi
fermement rabaissés à leur état de nécessiteux. Il s’agit de remettre les pauvres
à leur place. Il faut les faire saliver devant la toute-puissance de l’argent. En Po-
logne, par exemple, il n’est pas trop difficile de trouver de l’argent, en magouillant
au marché noir, ce que font beaucoup de gens. Mais il est très dur de se procurer
des marchandises : les magasins sons vides. Ici, la rareté s’organise de façon inverse :
les magasins sont pillés, mais il est très dur de se procurer de l’argent.
En France, nous avons rencontré des Polonais qui se déclaraient effarés par le
zèle des Français au travail : là-bas rien de tel, au contraire ! C’est que dans notre
maudit pays, le fait d’avoir un boulot, même le plus sale et le plus mal payé,
passe pour bien des gens comme une faveur céleste. Mais il se trouve quand même
des gens pour cracher sur l’offrande. L’accumulation désormais irréversible de
chômeurs-à-vie est bien sûr une conséquence directe de l’organisation plus ra-
tionnelle de l’exploitation. Mais bien plus qu’un résultat quantitatif, il s’agit de
quelque chose de qualitatif. En grande partie, ce sont des jeunes qui ne peuvent
pas accepter de subir les nouvelles conditions faites aux travailleurs. Si beaucoup
de jeunes n’ont pas de boulot, c’est qu’ils n’en veulent pas. Et en même temps
que les conditions de travail salarié sont de plus en plus ignobles, les conditions
d’existence des chômeurs deviennent de plus en plus irrespirables.
Au début 84, l’État français s’était attaqué au chômage volontaire en réduisant à
presque rien le système des allocations. Il s’est ensuite appuyé sur ça pour intro-
duire le travail volontaire sous-payé, les TUC. Pendant plus de 6 mois, on a vu
des jeunes cons déclarer à la télé que même mal payés, c’était mieux que de res-
ter à rien faire. Un coup double pour l’État : réussir à faire dire à des gens qu’en
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OS CANGACEIROS N° 2

dehors du travail (même aussi mal payé qu’un TUC) ils n’auraient rien à faire de
leur jeunesse. Travailler, c’est n’avoir rien à faire ! Ensuite, ceux qui auront eu
l’échine assez souple pour s’abaisser à ça pourront bien accepter n’importe quel
job smicard avec joie. S’il est de plus en plus insupportable de travailler au vu
des conditions de soumission accrues qui sévissent, il est aussi de plus en plus
difficile de ne pas travailler. Il n’est même plus possible d’aménager sa subsis-
tance immédiate en bossant en turn-over ou en touchant les allocations chômage.
Au début des 70’, la délinquance avait pour nous un air de liberté, de virée sau-
vage, de jeu en bande. La recherche de l’argent, bien qu’elle en faisait partie, ne
constituait pas le principal but. Dans les 80’, cette atmosphère d’insouciance est
épuisée. Le plus haut moment de cette liberté criminelle a été l’automne 81 des
rodéos et incendies dans l’Est lyonnais. Depuis, l’État et les défenseurs de la so-
ciété existante ont fait en sorte de rendre impossibles de tels excès : le règne de
la nécessité a fait le reste. Un jeune des Minguettes nous racontait qu’en 81, ils
volaient des voitures pour s’amuser. Maintenant, avant tout elles doivent avoir
une fonction utilitaire et servir au moins à plusieurs arrachés et plusieurs casses
— après quoi seulement on peut s’amuser avec. Il est devenu si difficile de voler
de grosses cylindrées ! La fureur de la répression policière et judiciaire, ponctuée
d’une vague d’exécutions sommaires sans précédent, a marqué nettement la fin
d’une époque. Tous ces chômeurs-à-vie remplissent alors les prisons, entraînant
une surpopulation automatique. Les travailleurs ne sont pas épargnés et ont de
plus en plus affaire à la police. Dettes, impossibilité de payer le loyer et divers cré-
dits, chèques sans provisions, vols dans les supermarchés, etc., en amènent de
plus en plus à risquer la prison.
Ce retour au règne le plus sauvage de la nécessité a pour effet d’exacerber l’hos-
tilité et la concurrence qui règlent de toutes façons les rapports des pauvres entre
eux dans la société. L’isolement et l’atomisation dominent incontestablement
tout, et il en résulte une ambiance d’angoisse et d’oppression jamais atteinte
jusque-là — c’est au point qu’aux USA, dans certaines grandes villes, des gens
meurent subitement de solitude. La propagation de la poudre, qui est en train de
démolir la colère de tant de jeunes, est évidemment une des conséquences les
plus directes de ce processus, qu’elle accentue en retour. Il n’y a désormais plus
de médiation possible entre la misère des gens et la société civile. Les révoltes
qui ont suivi 68 auront contraint l’ennemi à moderniser l’oppression et à rendre
ainsi le monde encore plus invivable, la misère encore plus visible. Le vieux Prin-
cipe de 1789 revient alors au premier plan des préoccupations ennemies : com-
bler le vide entre la classe dominante et les pauvres, qui s’est dangereusement
creusé ces dernières années. C’est à quoi s’affaire une génération de réformistes
aux ordres de l’État. Ils ne peuvent évidemment parler que le langage de l’État
et prêcher le mensonge démocratique à la masse des pauvres. C’est que la bour-
geoisie se trouve brutalement confrontée à ce qui la définit : l’absence de commu-
nauté, poussée à son paroxysme par les conditions sociales modernisées.
La violence qui règne entre les pauvres et s’exerce parfois ouvertement entre eux
est à la mesure de la violence des conditions qui leurs sont faites. Au moment
même où tous les pauvres subissent de plein fouet les règles de la guerre de tous
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Notes éditoriales 111

contre tous, ils ne peuvent plus prétendre à une existence civile et deviennent
alors absolument dangereux. Ce moment où la séparation a tout envahi montre
aussi que les pauvres ne peuvent constituer un sujet juridique collectif comme à
l’époque de l’ex-mouvement ouvrier. Leur insatisfaction retourne alors à son fon-
dement, c’est-à-dire à la sauvagerie qui caractérisait leur révolte avant que la so-
ciété ne cherchât à les civiliser. La dernière grève des mineurs en Grande-Bretagne
a ainsi vu les grévistes recourir à des formes d’actions criminelles, qui rappellent
les expéditions punitives auxquelles se livraient les ouvriers anglais au début du
XIXème, telles qu’Engels nous les relate dans La situation de la classe laborieuse en
Angleterre, c’est-à-dire avant que le trade-unionisme n’ait civilisé les pauvres et
anéanti leur colère.

III. LES FANATIQUES DE L’APOCALYPSE

u Heysel, les gens venant voir un match de haute tenue n’avaient pas de

A raisons particulières d’insatisfaction ; au contraire, ils venaient là en prin-


cipe pour passer une bonne soirée. Les organisateurs du spectacle n’ima-
ginaient pas que la misère des foules puisse exploser ainsi en plein cœur du stade.
Il n’y avait pas de motif à la violence, s’étaient-ils dit. Au Heysel, le spectacle a
dû montrer seconde après seconde et en direct à des millions de gens sa fonction
de manipulation des foules solitaires au moment même où il n’y parvient pas !
Les dirigeants ont paniqué en direct. Et ce qui a tant choqué les spectateurs, ce
ne sont pas les 38 morts mais le fait d’avoir été témoin en direct d’une telle vio-
lence que le spectacle n’a pas su, cette fois, leur épargner. Ils sont gênés d’avoir
vu. Le scandale était si fort qu’en RFA ils ont purement et simplement arrêté le
reportage. Un journaliste du Monde se demande, catastrophé, dans un article sur
cette affaire « quel effet cela a-t-il bien pu produire chez ces peuples d’Afrique noire
(le reportage avait en effet été diffusé en direct dans plusieurs pays africains), aux-
quels, il fut un temps, nous avons essayé d’imposer notre civilisation ?... ». Depuis, on
a vu un concert de reggae en Guinée tourner court devant l’excitation des spec-
tateurs, qui ont finalement saccagé toutes les installations du show. En Grèce
vers la même date, les organisateurs ont au contraire donné l’ordre aux vedettes
d’un concert de jouer dans le seul but de calmer la foule déchaînée : et celle-ci a
quand même traité les chanteurs comme de mauvais larbins incapables de dé-
charger l’insatisfaction, et a tout cassé. Les sauvages sont partout dans le monde.
Le simple fait que nous ayons pris la défense des hooligans contre la calomnie et
la répression a fait partout scandale, jusque chez des gens proches. Les arguments
qu’on a tenté de nous opposer relèvent tous du même jugement moral, qui ne voit
là que violence irrationnelle et gratuite. Il n’y a pas d’actes gratuits dans ce monde :
il y en a qui paient parfois très cher pour le savoir. Ensuite, le hooliganisme est
une manifestation immédiate de l’insatisfaction qui n’a rien d’étonnant ni de cho-
quant après une semaine d’ennui et de labeur. La misère a toujours quelque chose
de honteux pour les réformistes, de sacrilège. Ils ne comprennent pas davantage
en quoi consiste la misère de tous les jours, et donc la violence qu’elle engendre.
Nous affirmons que les pauvres ne sont unis que dans la rupture de tous les freins
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OS CANGACEIROS N° 2

sociaux et le renversement de toutes les lois. Sinon, ils ne constituent en rien une
communauté. C’est seulement en exprimant leur insatisfaction que les pauvres
peuvent se reconnaître. C’est par cela que s’opère le renversement de situation, et
qu’ils se trouvent unis dans l’affrontement avec l’ennemi commun. Un commis-
saire anglais déplorait, au lendemain de la belle émeute d’Handsworth, le fait que
les gens considèrent ça comme un amusement, au même titre que le hooliganisme
du foot. En tout cas, l’affaire du Heysel aura créé des conditions nouvelles pour
les hooligans, avec le quadrillage militaire des stades qui a suivi. Désormais, ceux
qui vont au match pour se défouler seront obligés de s’attaquer aux flics présents
en masse sur place, plutôt que de se battre contre les supporters adverses. C’est
ce qui s’est déjà produit à Leicester le 9 octobre.
Le moment où la bourgeoisie et l’État achèvent d’organiser la séparation qui dé-
finit les pauvres et leur rendent l’existence absolument invivable, est aussi celui
qui crée les conditions d’un renversement de situation. Ce qui sépare les gens, et
qui en fait précisément des pauvres, est aussi ce qui les identifie. Les pauvres ne
se connaissent pas, ils se reconnaissent. Début septembre à Marseille, après une
course-poursuite succédant à un braquage raté, les flics abattent un des jeunes
braqueurs devant la cité La Paternelle : ils sont aussitôt attaqués par les habitants
du lieu, révoltés, et doivent se replier après un vigoureux échange de pierres et
de grenades. Au grand étonnement des flics et des journalistes, puisque la mal-
heureuse victime n’était pas originaire de cette cité, et n’était pas arabe non plus
(s’il avait été de la Paternelle, les flics auraient alors eu affaire à un soulèvement
aussi violent qu’à Brixton et à Tottenham). Les jeunes principalement arabes qui
habitent la Paternelle se sont immédiatement reconnus dans le sort fait par les
flics à ce jeune inconnu, eux qui subissent exactement les mêmes galères. Jusque
dans le quartier des Halles à Paris, qui est pourtant psychogéographiquement
l’opposé exact des Quartiers Nord de Marseille, où l’arrestation d’un petit dea-
ler provoque un rassemblement de 400 personnes qui s’attaquent aux flics et
même au décor (ça s’est passé en septembre). L’indifférence et la frime qui ré-
gnaient contradictoirement aux Halles ont trouvé là une ébauche de dépasse-
ment. Nous en sommes contents.

IV. NOUS, CANGACEIROS

ous parlons beaucoup de la violence dans les banlieues. Toutefois nous

N ne pensons pas qu’il n’y ait que là qu’il se passe quelque chose. Seule-
ment, beaucoup de nos semblables y vivent, et souvent nous-mêmes.
Nous ne faisons pas que parler de la violence : c’est notre élément, et même peut-
on dire, notre lot quotidien. La violence est d’abord celle des conditions qui nous
sont faites, celle des gens qui les défendent et plus rarement, hélas, celle que nous
leur renvoyons à la gueule. Nous ne connaissons pas tous nos ennemis, mais on
connaît ce qu’ils défendent. Tous nos alliés ne sont pas forcément nos complices.
Il arrive qu’ils le soient. Nous ne sommes pas en rapport avec tous nos alliés.
Les chômeurs qui combattent l’indigence sont autant nos alliés que les travail-
leurs qui se révoltent contre le travail et échappent au contrôle des syndicats.
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Notes éditoriales 113

Nous ne pensons pas détenir une vérité universelle, mais la communiquer.


Les vérités universelles sont celles qui se communiquent, pas celles que l’on
détient. À ceux qui se demandent si nous sommes assembléistes, conseillistes,
nous répondons que ce qui nous importe c’est de savoir comment les gens éta-
blissent et organisent le dialogue. Nous ne sommes pas des terroristes parce que
nous tenons à la clandestinité : creuse vieille taupe, disait-on jadis. À notre
époque, les gens qui affirment des exigences révolutionnaires passent pour des rê-
veurs. Mais l’homme est fait de la même matière dont sont faits ses rêves. Nous
sommes révolutionnaires. Os Cangaceiros veut dire : « Tout est possible », « Nous
sommes en guerre », « Rien n’est vrai tout est permis ». Nous sommes nombreux,
par rapport à l’atomisation régnante. On a beaucoup d’alliés de par le monde.
Notre programme est très ancien : vivre sans temps morts. Nous comptons bien
sûr lui assurer sa publicité par le scandale. Il n’y a pas d’autres moyens dignes
d’un tel programme. Notre existence en elle-même est déjà un scandale. Nous ne
sommes évidemment pas indispensables : toutefois il se trouve qu’en plusieurs oc-
casions nous avons dû l’être. Dans la guerre sociale, nul ne peut être dispensé.
Nous sommes aussi très méfiants — l’expérience prouve qu’on ne l’est jamais
assez. La méfiance juge de la confiance qu’on accorde aux autres. Nous ne faisons
pas vraiment partie de ce qu’on appelle couramment « le monde du travail », en-
core que nous en sommes issus. Mais lorsque des luttes dignes de ce nom s’y dé-
roulent, elles combattent elles aussi le monde du travail et s’en prennent à ce qui
contraint les pauvres au travail, la nécessité de l’argent.
Nous expliquons le fait qu’il n’existe à l’heure actuelle aucun autre groupe
comme le nôtre en Europe par cet autre fait, que nous sommes tout simplement
les premiers. Bien sûr, notre revue a une diffusion dérisoire en regard de nos
énormes ambitions. Mais l’on compte sur la force d’esprit de nos lecteurs pour
y pallier, ce qui ne remet pas en cause nos ambitions. La diffusion d’une telle
revue n’a évidemment rien à voir avec la diffusion massive et quotidienne des
mensonges de la presse. Si son audience est quantitativement limitée, elle s’adresse
à de possibles interlocuteurs et non une masse de spectateurs. Et mieux vaut
avoir avec soi gens d’élite et d’escarmouche que masse informe. Cela favorise les
énormes ambitions. Nous sommes contre toute hiérarchie, et notre association
se veut égalitaire dans la mesure où chacun doit être en mesure d’y décider.
Le fait de nous référer à des intellectuels comme Marx et Hegel ne nous gêne
pas : à leur époque, on pouvait être un intellectuel sans être une pute intellec-
tuelle. À présent c’est fini et même impossible. De plus, ils n’étaient pas que des
intellectuels puisqu’ils ont eu une action sur le monde. Nous considérons comme
possible des contacts suivis avec d’autres groupes sur cette condition élémen-
taire : le dépassement de toute forme d’agitation/propagande dans son activité.
Ce que nous critiquons dans la politique, c’est l’État.
La question est d’apporter du sang neuf dans cette époque, et d’en avoir les
moyens. À plusieurs reprises, lorsque nous sommes allés rencontrer des grévistes
mineurs en Grande-Bretagne, on nous a posé cette question élémentaire : « Quelle
force constituez-vous réellement ? Qu’allez-vous pouvoir faire des informations que
nous vous donnons ? ». À ces questions il faut être en mesure de répondre claire-
ment, d’autant qu’un regroupement comme le nôtre n’est pas évident pour tous.
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OS CANGACEIROS N° 2

On nous a aussi demandé, en Pologne : « Mais qui donc êtes-vous ? Quel est votre
mouvement ? ». Il faut savoir manifester le caractère universel de notre existence.
L’intérêt que nous portons aux révoltes de nos semblables dépasse l’intérêt qu’a
le pauvre isolé pour le monde, qui est souvent sans moyens. Cependant, il doit
être bien clair que nous ne parlons que de ce qui nous concerne. En aucun cas
nous entendons faire de l’assistance aux luttes d’autrui. Nous entendons sim-
plement les rencontrer, et prendre part aux réjouissances. La plupart des travail-
leurs révoltés que l’on est amené à rencontrer sont encore influencés par l’état
d’esprit militant issu de l’ex-mouvement ouvrier. En l’état actuel, on ne peut
miser que sur des rencontres avec des individus pris isolément, encore qu’il nous
arrive de passer par le biais de groupes organisés qui conservent encore quelques
illusions sur le syndicalisme et où se trouvent des travailleurs révoltés. Si l’acti-
visme de ces groupes nous laisse froids, on y connaît des gens qui sont très
proches de nous par le refus du travail.
Les jeunes kids de banlieues, ayant plutôt l’habitude de rencontrer des gens isolés
ou en bandes locales, sont toujours un peu étonnés de voir, quand ils nous ren-
contrent, un groupe constitué et organisé. À l’opposé, les travailleurs en lutte,
ayant plutôt l’habitude de voir des gens qui agissent en tant que membres d’une
organisation officielle, sont étonnés, quand ils nous rencontrent, de voir des indi-
vidus qui semblent agir en leurs seuls noms. En Grande-Bretagne ou en Espagne,
nombre de travailleurs révoltés ont été ainsi surpris de voir un groupe de chô-
meurs-à-vie, organisés, ayant des contacts et des informations internationales, et
disposant de certains moyens, alors qu’il existe indépendamment de tout appareil
politique et syndical. Finalement, nous intriguons par notre simple existence.
Mais de toute façon, le seul risque sérieux que nous courons, c’est celui de
mourir pauvres.

Notes établies par Yves Delhoysie, Georges Lapierre et Louise Rivière


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BRICK KEEPS
BRITAIN BEAUTIFUL 1
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OS CANGACEIROS N° 2

endant un an, de février 84 à mars 85, les mineurs

P britanniques ont fait grève. Ce fut la plus longue


en Grande-Bretagne depuis celles du début du siè-
cle, et une des plus acharnées, des plus violentes qu’ait en-
tamé une catégorie d’ouvriers. Les mineurs se référaient
fréquemment à celle de 26 comme élément de comparai-
son, pour exprimer à quel point il était inhabituel de voir
mobiliser autant de flics contre des grévistes. Un tel dé-
ploiement de force n’aurait pas été concevable lors des dé-
cennies précédentes — sauf évidemment en Irlande du
Nord. Les grèves de 72 et 74 s’étaient développées dans un
tout autre contexte social et avaient été victorieuses.
La vie des mineurs et d’une grande partie de la population
des bassins miniers s’est trouvée transformée en un an de
grève. Beaucoup de gens ont pris des initiatives qui rom-
paient avec l’existence routinière du travail. Constamment
des mineurs et des femmes de mineurs ont voyagé à travers
toute l’Angleterre pour organiser des piquets, pour col-
lecter de l’argent... Tous ceux qui participaient aux piquets
du matin dormaient peu, seulement deux ou trois heures
par nuit. Un gréviste interrogé par un journaliste sur la
fatigue causée par la grève répondait que, de toutes façons,
ils auraient bien trop de temps pour dormir après, quand
ce serait fini ! Les welfares, normalement ouverts aux seuls
mineurs, étaient devenus des centres d’activité dans les vil-
lages miniers. Ils restaient ouverts toute la nuit. Dans un
pays où l’heure légale et incontournable de fermeture est
23h, on pouvait enfin boire et bavarder toute la nuit. Des
jeunes non mineurs, nous ont présenté comme une
conquête de la grève qu’ils puissent s’y réunir, ce qu’ils
voulaient préserver après la grève.
Sous différentes formes, une résistance collective à la force
employée par l’État s’est développée, de la part de toute
une population. L’organisation contre la pénurie s’est faite
collectivement. La participation aux piquets devant les
puits a été massive : des femmes et beaucoup de gens qui
n’étaient pas mineurs sont venus se joindre à eux, notam-
ment les chômeurs habitant près des puits, et même ve-
1. Publicité affichée un nant de grandes villes. Face au quadrillage des flics et à
peu partout en Grande- leurs provocations, la population s’est organisée : par
Bretagne pendant la exemple, à Hatfield (Sud-Yorkshire), les flics ont tenté une
fois de pénétrer dans le welfare, mais ils n’ont pu y réus-
durée du conflit, qui an-
nonce que : « la brique
fait le charme de l’Angle- sir. Ceux qui s’y trouvaient réunis se sont montrés assez
terre » ; la brique séduisit menaçants pour les en dissuader (cela n’a malheureuse-
tellement les grévistes
que ce fut leur projectile
ment pas été possible toujours et partout, les flics ont par-
favori. fois arrêté des gens dans les welfares). Quand les flics ont
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Brick Keeps Britain Beautiful 117

investi toutes les régions minières, la


colère s’exprima dans des émeutes et INDEX DES NOMS ANGL AIS
des attaques contre les commissariats. Scab : jaune, signifie littéralement « croûte sur
Des actions commando ont détruit du une plaie »
matériel de la mine appartenant au Welfare : maison des mineurs où il y a évi-
NCB. Les jaunes et ceux qui ont pris demment un pub ; s’y trouve également la
section syndicale locale.
parti pour eux ont été mis à l’index, Pickets : ce sont les gens qui participent aux
bannis littéralement des villages mi- piquets de grève.
niers. Ils ont dû souvent partir et se Picket-line : c’est le piquet proprement dit.
mettre sous la protection des flics. Cer- Mass-picket : piquet de masse, regroupant
tains commerçants qui refusaient de sur un lieu les mineurs de plusieurs puits (de
300 à 6000).
faire crédit (assez rares) ont été pillés, Flying pickets : piquets volants, ils allaient pi-
ainsi que parfois des supermarchés. queter un endroit par surprise. Extrêmement
L’État a livré une bataille non seule- efficaces, ils ont été interdits par la loi et com-
battus par une armée de flics.
ment contre les mineurs, mais aussi Branch-meeting : réunion locale des mineurs
contre tous ceux qui se sont reconnus tenue sous l’égide du NUM.
pour résister à ce déploiement de force. Women Support Group : regroupement de
Il ne s’agissait plus seulement d’un femmes de mineurs qui s’occupa des col-
conflit du travail pouvant prendre cer- lectes et de l’organisation collective des
moyens de subsistance. Ces groupes jouè-
taines formes violentes, mais d’un rent un rôle actif et dynamisant dans la grève.
conflit social, qui a suscité l’intérêt non TUC : Trade Union Congress. Confédération
seulement en Grande-Bretagne, mais nationale de tous les trade-unions (syndicats).
dans le monde entier. La détermination NUM : National Union of Mineworkers. Syn-
de toute une population à résister à une
dicat des mineurs, qui y était syndiqué à
100 %. À la fin de la grève, les sections du
véritable machine de guerre mise en Notts et du Derbyshire ont fait sécession, ce
œuvre contre elle a été impressionnante. qui n’est devenu que récemment officiel.

Les mineurs, dont la combativité est lé-


TGWU : syndicat des transports et de la mé-
tallurgie. C’est le plus gros trade-union. On y
gendaire en Grande-Bretagne, consti- trouve notamment les dockers et les conduc-
tuaient le dernier secteur ouvrier que teurs de camions.
l’État britannique devait mettre à ge- NCB : National Coal Board. Organisme d’État
noux pour parachever la contre-offen-
qui gère les mines. McGregor en a été le di-
recteur pendant la grève.
sive sociale qu’il mène depuis les 80’. Labour : parti des travaillistes, gauche an-
S’il réussissait à battre les mineurs, il glaise.
réduisait le dernier bastion de la com- Tories : conservateurs, droite anglaise.
bativité ouvrière des 70’. Notts : Nottinghamshire

L’Angleterre était malade de l’indisci-


Yorks : Yorkshire
Wales : Pays de Galles
pline de ses ouvriers, ce que la bour-
geoisie européenne a appelé la
« maladie anglaise ». Elle battait le re-
cord d’Europe du nombre d’heures de
grève. L’esprit général de refus du tra-
vail s’exprimait parfois en de véritables
défis lancés à l’État, comme la grève
des mineurs en 72. Les ouvriers étaient
en position de force.
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OS CANGACEIROS N° 2

Jusqu’en 78, les gouvernements qui vont se succéder s’évertuèrent, sans succès,
d’enrayer cette offensive par des mesures législatives et politiques. Le gouverne-
ment Heath tenta à plusieurs reprises d’appliquer « the industrial relation act » 2,
et dut reculer chaque fois devant la menace d’une grève générale sauvage. Il laissa
la place en 74 aux travaillistes.
De 74 à 78, ceux-ci s’efforcèrent d’apporter une solution politique en s’appuyant
sur ce qui restait d’influence aux trade-unions. Ils conclurent un « pacte social »
qui visait à imposer un régime d’austérité aux ouvriers (blocage des salaires, me-
sures anti-grèves). Mais ils ne parvinrent pas à faire cesser de façon durable l’agi-
tation dans les usines. L’hiver du mécontentement, en 79, précipita la chute
du gouvernement.
Dès le milieu des 70’, les capitaux ont entamé un exode vers des zones plus dignes
de confiance (Sud-Est asiatique, Amérique du Sud, Afrique).
Ce mouvement s’est effectué alors discrètement, à la seule connaissance des fi-
nanciers. Cette ouverture sur le marché mondial, qui caractérise d’ailleurs l’en-
semble des nations industrielles avancées (États-Unis, Japon, URSS) a permis aux
capitalistes anglais de prendre leurs distances face aux difficultés croissantes de
l’industrie anglaise. L’appareil industriel avait peu évolué, et devenait de moins
en moins compétitif : dans ce pays où les ouvriers étaient aussi notoirement in-
disciplinés, les entreprises étaient réticentes à investir pour le moderniser. Ce
que Thatcher traduit à sa manière en disant que « si on laissait faire les syndicats,
on transformerait l’Angleterre en musée industriel ».
Cet exode des capitaux fut évidemment encouragé à partir de 79 par la venue au
gouvernement des tories, farouches partisans du libre-échange et de la libre
concurrence. Grâce à une totale liberté de circulation, les capitaux ont quitté
l’Angleterre, et, subissant de plein fouet la loi du marché mondial, des pans en-
tiers du vieil appareil industriel se sont effondrés, entraînant la mise au chômage
d’une masse de gens (4 millions aujourd’hui). La bourgeoisie anglaise, depuis
l’époque victorienne, a toujours été tentée de trouver dans le libre-échange une
solution à ses problèmes sociaux. Le capitalisme anglais a, par le biais des pays
du Commonwealth, étendu sa puissance financière au reste du monde, avec les
USA et leur soutien logistique.
’est à partir de ces nouvelles bases que la bourgeoisie britannique put

C mettre les ouvriers face aux conséquences de leur révolte. L’ouverture sur
le marché mondial a permis de renforcer avec méthode la concurrence sur
le marché du travail et aggraver la séparation entre les gens. Les ouvriers sont
contraints de se défendre séparément, secteur après secteur, face à une contre-of-
fensive bien préparée et conduite unitairement. Le gouvernement Thatcher va
mettre tous les moyens de l’État dans cette entreprise de « nettoyage » de l’An-
gleterre. Toutes les grèves qui se sont déroulées depuis le début des 80’, dans la
sidérurgie d’abord, l’automobile ensuite, les chantiers navals enfin, n’ont pu em-
pêcher des milliers de licenciements (80 000 dans la sidérurgie par exemple). C’est
dans ce contexte défensif, dans une Angleterre déjà passablement nettoyée qu’a
éclaté la grève des mineurs. L’État s’est bien gardé d’affronter les mineurs en 81
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en même temps que les sidérurgistes et les ouvriers de l’au-


tomobile car une reconnaissance aurait pu alors naître
d’une colère commune et d’une convergence d’intérêts.
Cette grève a dû se dérouler dans les conditions les plus
hostiles. Dans les 70’, il aurait été impensable pour un
travailleur de traverser un piquet, et a fortiori impensa-
ble qu’un sidérurgiste aille travailler à décharger du char-
bon scab. Ce conflit s’est présenté d’emblée comme une
épreuve de force décisive : pour le gouvernement, venir à
bout des mineurs signifiait une victoire décisive dans le
processus de mise au pas des ouvriers, et pour les mi-
neurs, il s’agissait de résister sur la position de force ac-
quise dans les 70’.
C’est une stratégie mondiale qui a décidé de la fermeture
des puits en Grande-Bretagne. Plus « d’issue négociée avec
les partenaires sociaux », on introduit à la place les forces
du marché comme principe de référence et seul remède
au mal britannique. Alors que depuis la hausse des tarifs
pétroliers, la consommation du charbon est en constante
progression en Europe, les mineurs de ces pays coûtent
trop cher. Depuis 73, les multinationales (Exon, BP, Ge-
neral Electric, etc.) investissent dans le charbon et se tour-
nent avec intérêt vers les pays où les coûts de
main-d’œuvre sont minimes (Afrique du sud et centrale,
Colombie, Indonésie, etc.) : la concurrence entre les pau-
vres y est extrême, et les mouvements de révoltes y sont
réprimés sauvagement. Par exemple, le charbon sud-afri-
cain vaut deux fois moins cher que l’anglais. En consé-
quence, le NCB veux faire tomber la production de 105 à
96 millions de tonnes par an, et supprimer à terme tous les
puits périphériques (Écosse, Wales, Durham, Kent). L’ar-
gument du NCB selon lequel les puits à fermer en priorité
sont « économiquement non rentables » est apparu immé-
diatement comme un pur mensonge. Il appartenait sim-
plement aux responsables locaux du NCB d’additionner
les fermetures jusqu’à un total de 4 millions de tonnes par
an, dans un premier temps.
En 80, afin de tester le degré de mobilisation des mineurs,
le NCB avait annoncé la fermeture de quelques puits dans
le South-Wales, pour ajourner aussitôt son projet. En 82,
il a réussi à fermer 20 puits et à supprimer 20 000 emplois
avec l’aide du NUM, dans le cadre d’une procédure obte-
nue en 74 par le syndicat qui lui donnait un droit de regard 2. Loi sur les relations so-
sur les restructurations : toute fermeture de puits devait ciales qui visait à res-
être soumise à l’arbitrage d’une commission tripartite au
treindre les possibilités de
grève, en vigueur au
sein de laquelle le NUM pèse autant que le NCB. Alors début des 70’.
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OS CANGACEIROS N° 2

que le Kent s’était spontanément mis en grève de soutien au Pays de Galles, le


NUM rejeta toute idée de mobilisation nationale. Cette prise de position lui fut
amèrement reprochée en 84. Alors qu’en 82, les mineurs étaient encore en posi-
tion de force face à l’État, en 84 il n’était même plus question pour l’État de faire
semblant de négocier. Le NCB voulait être le seul maître des décisions. En mars
84, en court-circuitant la procédure de 74, les Charbonnages entendaient bien im-
poser l’épreuve de force. Là, il n’y a même pas eu un semblant de plan de re-
conversion jeté en pâture aux syndicats, ce qui interdisait d’emblée le genre de
manipulation qu’on a pu voir en France dans la sidérurgie ou l’automobile. À
présent l’envoi des casqués, qui n’est d’habitude que la face cachée des plans so-
ciaux, est employé d’emblée.
Pour remettre de l’ordre dans les charbonnages britanniques, l’État a fait appel
à un mercenaire dont le pedigree l’a impressionné : Ian McGregor (depuis
quelque temps apparaît sur le marché international une nouvelle race de merce-
naires spécialistes de la guerre sociale). Cet Écossais a commencé sa carrière et sa
fortune aux USA où il s’est signalé notamment par la rapidité avec laquelle il a
su nettoyer une grande société de charbonnage, Amay. Le gouvernement anglais
l’a acheté pour 2,5 millions de dollars à la banque Lazard frères. Il a d’abord été
chargé de mettre au pas les sidérurgistes ; bilan de l’opération : 800 000 emplois
supprimés au prix d’une longue grève de trois mois, infructueuse, des sidérur-
gistes soutenus par les mineurs.
La décision du NCB a tout de suite été entendue pour ce qu’elle était, une dé-
claration de guerre, sans trêve ni compromis. Les mineurs n’ont pas été dupes du
pseudo-arrangement qui leur était proposé : 10 000 F par année d’ancienneté, ce
qui est encore une tentative de division puisque beaucoup de mineurs sont jeunes
et ont peu d’ancienneté. Le but déclaré de l’État est d’en finir une bonne fois
pour toutes avec les mineurs. Ceux-ci ne sont pas prêts d’oublier le discours de
Thatcher les qualifiant d’ennemis intérieurs.
L’État s’est préparé de longue date à cette guerre. Avant même d’arriver au pou-
voir, les conservateurs avaient à plusieurs reprises explicitement précisé leurs in-
tentions : « face aux menaces de conflits sociaux, la bataille éventuelle se déroulera
sur le terrain choisi par les tories, dans un secteur où ils pourraient être vainqueurs »
disait Ridley, aujourd’hui ministre des transports ; et Crozier, membre de la droite
des tories : « la tragédie ultime n’est pas d’avoir une confrontation mais de la perdre ».
Toutes les mesures que l’État devait prendre à cette fin avaient été dévoilées à la
veille des élections de 79 : il fallait accumuler des stocks de charbon en Grande-
Bretagne et à l’étranger, reconvertir les centrales fonctionnant au charbon en cen-
trales mixtes charbon-fuel, encourager le recrutement des camionneurs non
syndiqués. L’État s’est aussi pourvu de toute une série de moyens pour empêcher
les piquets et les rendre inopérants : interdiction des piquets volants et limitation
du piquet à six personnes (loi de 80), création dès la fin des 70’ d’unités de flics
anti-picketing. Il existe même des tribunaux volants qui jugent les gens sur place
et à huis-clos. Souvent les procès étaient reportés, et la mise en liberté assortie de
conditions extrêmement restrictives (interdiction de sortir après 21h, interdic-
tion d’aller sur les piquets, etc.). Beaucoup furent jugés après la grève ; il y en a
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Brick Keeps Britain Beautiful 121

encore maintenant. Une autre loi a été votée pour rendre extrêmement difficile
une grève légale : il faut maintenant une majorité des deux-tiers, obtenue lors d’un
scrutin par courrier et au niveau national de l’industrie concernée. C’est une belle
saloperie, les grèves n’ont jamais été déclenchées par une majorité nationale.
Le processus de liquidation de cette force est engagé depuis de nombreuses années,
et a été poursuivi tant par le Labour, que par les tories. Depuis longtemps de nom-
breux puits ont fermé, contraignant un fort contingent de mineurs à devenir des
nomades industriels périodiquement déportés d’un puits à l’autre. Dans le même
temps, certaines régions comme le Notts, ont connu un afflux massif de « green
labour », petits commerçants en faillite, paysans et même d’anciens flics (!), qui bé-
néficièrent des avantages salariaux conquis par plusieurs générations de mineurs,
sans en partager la tradition combative. Voulant faire du Notts une région pro-
tégée (ressources de charbon durables et facilement exploitables) le NCB préféra
embaucher ces gens-là plutôt que des mineurs d’autres régions dont les puits
avaient fermé. La plupart de ces « green labour » devinrent des scabs.
La concurrence entre mineurs des différents puits fut entretenue par l’octroi de
primes au rendement qui avantageaient certaines régions par rapport à d’autres
(le Notts par exemple, où ces primes sont quatre fois supérieures à celles du
Yorks, ce qui donne à travail égal un salaire deux fois plus grand). En 66, le NCB
avait trouvé avantage à uniformiser les salaires afin de pouvoir déplacer facile-
ment les mineurs au gré des fermetures de puits. Après la grève de 72, il tenta
d’introduire des primes au rendement comme élément de division entre régions.
Malgré l’opposition des mineurs, le NUM essaya de les négocier. En décembre
77, passant outre un vote contraire des mineurs, il imposa l’accord.
Il y a donc belle lurette que la vieille stratégie de diviser pour régner, en instau-
rant hiérarchie et concurrence entre les mineurs, est effective. Ceci pour donner
la mesure de l’imbécillité réformiste qui geint maintenant sur la « communauté
des mineurs » que la grève serait venue diviser. Alors que la grève a simplement
mis en évidence ce qui existait déjà. La « communauté des travailleurs » apparaît
visiblement pour ce qu’elle est : une pure foutaise.
Le mot « communauté » est utilisé à toutes les sauces en Grande-Bretagne (jusqu’à
l’îlotage policier en cours d’instauration qui se nomme « community police » !).
Mais c’est cependant dans un tout autre esprit que les mineurs parlent de « com-
munities ». Ce qu’ils nomment ainsi, c’est le mode d’existence collectif propre à
chaque village minier. Tous les mineurs que nous avons rencontrés ont insisté sur
ce fait que l’État cherche à détruire les communautés (ce qui est tout différent que
de parler d’une communauté abstraite de tous les mineurs). Ces collectivités par-
ticulières ont eu un poids décisif dans le déroulement de la grève. Cette cohésion
propre à de nombreux villages a permis aux mineurs d’exercer une pression sou-
tenue sur la hiérarchie du NUM. Les puits les plus battants ont été ceux autour
desquels existait au préalable une telle collectivité (Sud Yorks, Écosse, Pays de
Galles). Ils ont pu ainsi s’organiser collectivement face à la pénurie. À Corton-
wood, il n’y avait début février que 22 scabs, parmi lesquels 21 avaient toujours
habité hors du village (Brampton). Le 22ème fut vite contraint de déménager en
catimini : on vit mal dans une maison carbonisée ! Dans le West-Yorks, par
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OS CANGACEIROS N° 2

contre, où les travailleurs d’un même puits étaient souvent disséminés sur
plusieurs villages, les scabs étaient plus nombreux. Les grévistes ne se retrou-
vaient que sur les piquets.
Il ne s’agit évidemment pas de magnifier ce mode d’existence, dont les mi-
neurs eux-mêmes connaissent bien la misère. La plupart des jeunes avaient
tout d’abord refusé l’existence laborieuse de leurs parents, et ce n’est souvent
qu’après plusieurs années de chômage et d’indigence qu’ils se retrouvèrent
contraints d’aller au charbon. Mais, s’ils n’aiment pas leur travail, ils se bat-
tent à la fois contre la séparation accrue qu’entraînera nécessairement la fer-
meture des puits, et contre l’arbitraire de l’État. Il va de soi que ces
collectivités qui s’étaient formées autour d’une misère commune ont trouvé
leur fondement réel en se révoltant contre l’aggravation de cette misère. Elles
ont donné naissance à ce que des mineurs appelaient des « communities fight » :
des communautés guerrières.
n février 84, les mineurs écossais entamèrent des actions contre les fer-

E metures. Mc Gahey (président du NUM Écosse) refusa lors d’un mee-


ting d’appeler à la grève totale. Il se fit frapper par les mineurs de
Polmaise. Le 4 mars 84, dès l’annonce de la fermeture de leur puits, les mi-
neurs de Cortonwood votèrent la grève à main levée. Le comité régional du
NUM n’appelait encore à la grève que dans le Yorkshire.
L’organisation fédérative du NUM permit aux bureaucrates de tenter une di-
vision entre les régions. En 82, quand le Wales se mit en grève, les tergiversa-
tions du NUM local empêchèrent le Yorkshire de bouger. Inversement, en
mars 84, il fallut que les pickets du Yorkshire descendent pour convaincre les
gars du Wales. Dès le début, des piquets volants s’organisèrent spontanément
afin d’étendre le mouvement aux autres régions. Ces flying-pickets, qui jouè-
rent un rôle actif dans l’extension de la grève, ne furent reconnus que fin mai
par le NUM.
Les piquets avaient été jusque-là la principale arme des grévistes. Suivant l’ex-
cellent principe que les pickets ont toujours une bonne raison d’être là, très peu
de gens acceptaient de passer la ligne. Le picket-line est réellement la frontière
qui sépare les deux camps : quiconque la franchit est un scab, mineur ou non.
En entamant cette grève, les mineurs pensaient avoir affaire à un conflit tra-
ditionnel, où il suffisait de montrer une détermination générale et sans faille
pour empêcher la fermeture des puits. Mais cette détermination se trouva en
butte à plusieurs obstacles : aux scabs, les ennemis les plus immédiats de cette
généralisation ; aux deputies 3; à la mauvaise volonté des officiels du NUM, qui
s’efforcèrent d’apaiser la situation ; et surtout l’arsenal de porcs envoyés pour
contenir à tout prix le mouvement.
Il s’agissait pour l’État de défendre le Notts par tous les moyens comme élé-
ment essentiel de division. Les cops y instaurèrent l’état de siège. Ils en blo-
quèrent tous les accès, organisèrent des expéditions punitives chez ceux qui
hébergeaient des pickets, massacraient ceux qui avaient le malheur de tomber
dans leurs pattes, et bien d’autres saloperies. Le Notts était le terrain de l’État
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Brick Keeps Britain Beautiful 123

et devait le rester. En continuant à produire, il affaiblissait


la grève : il était aussi un exemple et une incitation pour
tous les scabs à venir.
Le 12 avril, le NUM appelait à voter par région sur la
poursuite de la grève. Il ne faisait que ratifier un état de
fait : 80 % des mineurs étaient déjà en grève et le Notts,
comme il fallait s’y attendre, votait contre la grève à une
forte majorité. À partir de cette date, l’État allait encore
intensifier sa répression contre les pickets qui se pointaient
sur le Notts. Certains jugèrent qu’il était vain d’user son
énergie dans cette région, alors que des piquets sur des
points stratégiques auraient été plus efficaces. Ainsi des
mineurs de Frikley utilisèrent la somme que le NUM leur
avait allouée afin de se rendre dans le Notts, pour aller pi-
quetter une centrale électrique. Deux jours plus lard, le
NUM leur coupa les vivres.
À partir d’avril, le conflit gagna en violence. Des raids de
sabotage furent menés contre certains puits et locaux du
NCB : les grévistes s’attaquèrent systématiquement à la
circulation du charbon, notamment à Ravenscraig
(Écosse). Enfin, il s’agissait de reprendre l’initiative face à 3. Deputies : agents de
la violence des flics. sécurité qui sont aussi
utilisés comme contre-
Le NUM, jugé trop indécis et peu offensif, commençait à maîtres. À plusieurs re-
se faire déborder. Son autorité partant en lambeau, la di- prises, leur syndicat, le
NACODS, a menacé de
rection nationale redressa la barre et adopta une ligne plus se joindre à la grève, ce
dure. Des mass-pickets furent alors organisés de façon quasi qui aurait été détermi-
militaire — des troupes bien encadrées sont moins dange- nant, puisque cela aurait
entraîné la paralysie de
reuses qu’une foule en colère. Les affrontements à la coo- tous les puits. Mais ils se
kerie d’Orgreave marquèrent la fin de cette première gardèrent bien de mettre
période d’agitation spontanée. Les grévistes voulaient en leurs menaces à exécu-
tion ; celles-ci n’étaient
découdre et le NUM organisa l’affrontement sur un ter- destinées qu’à obtenir
rain qui leur était favorable. une augmentation de sa-
laire, et à continuer
Pendant trois semaines, du 28 mai au 18 juin, la bataille fit d’être payés sans aller
rage avec une violence inouïe, à laquelle l’État répondit travailler, argumentant
avec une violence supérieure, que lui permettaient les que les pickets les mena-
çaient. Comme disait un
conditions de l’affrontement. Les milliers de flics présents picket : « Ceux-là ne crai-
ne se cachaient même plus pour massacrer des gens. Par gnent pas la fermeture
exemple, les brigades canines rabattaient les fuyards sur des puits, ils pourront
toujours trouver un job
des unités à cheval, ne leur laissant aucune issue. Il y eut dans la police ! » En avril
de nombreux blessés. Orgreave fut un moment de ren- 84, un vote national
contre important entre des milliers de gens : ils venaient donna 7 600 pour la
grève et 6 600 contre,
de toute la Grande-Bretagne, et purent ainsi établir des mais il fallait une majo-
contacts qui durèrent par la suite. Toutefois, on ne peut rité des deux-tiers. Ces
que déplorer toute cette belle énergie perdue, puisque larves arguèrent donc de
son illégalité pour ne pas
dépensée sur un terrain entièrement contrôlé par l’État. faire grève.
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OS CANGACEIROS N° 2

Les affrontements d’Orgreave furent conçus tant par le NUM que par le gou-
vernement comme une bataille napoléonienne. Le NUM y gagna un prestige
qui ne le quitta plus jusqu’à la fin de la grève. Par cette ruse, il n’apparut plus à
contre-courant du mouvement, même s’il était loin d’en contrôler tous les excès.
Face à l’arrogance de l’État et à la violence des flics, ce ne furent plus seulement
les mineurs, mais toute la population des régions concernées par la grève qui se
souleva. À partir du mois de juin et durant tout l’été, de nombreuses attaques de
commissariats réunirent les mineurs, leurs proches et de nombreux chômeurs
du coin. Les commerçants qui refusaient de faire crédit eurent aussi quelques
problèmes. Le terrorisme policier a engendré une haine des flics qui n’est pas
prête de s’éteindre. Eux qui étaient auparavant acceptés dans les villages comme
de bons bobbies apparurent aux habitants sous leur vrai visage : les porcs, l’en-
nemi. De juin à novembre l’ampleur de l’offensive contre les flics s’apparenta
visiblement aux émeutes de l’été 81. Par exemple, les nombreux jeunes qui
s’étaient révoltés à Barnsley sont venus prêter main forte aux habitants de Bramp-
ton. Face à cette réaction collective, qui prenait au mot la guerre déclarée par
l’État, les flics instaurèrent l’état de siège dans certains bourgs ou villages et les
investirent maison par maison, comme à Armthorpe ou à Murton.
Au moment même où les mineurs trouvaient un soutien effectif autour d’eux,
des initiatives locales vont être prises par les dockers et les cheminots afin d’em-
pêcher l’acheminement du charbon jaune. À ce stade, l’extension du conflit était
cruciale et aurait ouvert immédiatement une crise sociale généralisée. Le 9 juil-
let, les dockers et les marins de Grimbsby et d’Immingham se mirent en grève
contre l’embauche d’un personnel jaune par la direction du port. Très vite 78
ports furent paralysés. Thatcher-la-salope menaça de la troupe. Le TGWU (syn-
dicat des transports) et le NUS (syndicat des marins) se sont alors empressés d’ap-
peler à la grève nationale sur des revendications purement corporatistes, ce qui
leur a permis de négocier tout aussi rapidement avec l’État, et d’appeler à la re-
prise du travail avant même que le détail de l’accord n’ait été révélé. Le 23 août,
les dockers d’Hunterstone (Écosse) refusèrent de décharger du charbon en pro-
venance de Pologne et destiné aux aciéries Ravenscraig. Le déchargement se fit
par des sidérurgistes 4. Le TGWU appela à une grève nationale le lendemain.
Celle-ci s’étendit alors sur 25 ports et la moitié du trafic maritime fut interrompu.
Le 18 septembre, alors que le mouvement était encore suivi à 60 %, les délégués
votèrent la reprise du travail immédiate sans négociation. Dès lors, la quantité de
charbon transitant par les ports ne fit qu’augmenter 5. De même, contre les ini-
tiatives locales des cheminots qui refusaient de transporter charbon et minerai,
le NUR (syndicat du rail) appela à une journée d’action à Londres et dans le Sud-
Est sans rapport avec le mouvement. Néanmoins, les cheminots ont pratiqué un
blocus efficace, et ils ont pris des risques importants. Des conducteurs et des ai-
guilleurs furent menacés, et même parfois mis à pied, pour avoir refusé de faire
circuler des trains de charbon scab. À King-Cross (Londres), les cheminots se mi-
rent en grève sauvage après avoir assisté à un affrontement entre flics et mineurs.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 125

Brick Keeps Britain Beautiful 125

’été 84 marqua le tournant décisif de ce conflit.

L Alors qu’en juillet-août, une extension avait sem-


blé possible, à la fin de l’été les grévistes prirent la
mesure de leur isolement. Depuis plusieurs années, l’État
a accru sa pression sociale sur les pauvres, les contraignant
souvent à une attitude défensive : la crainte de venir gros-
sir les rangs des 4 millions de chômeurs agit de manière
terroriste dans bien des têtes. Maggie-salope a beau jeu de
se targuer de l’isolement des mineurs, quand elle l’a orga-
nisé de concert avec tous les rackets syndicaux et politiques.
La marche sur Brighton (où se tenait, début septembre, le
congrès national du TUC) vint à point pour enterrer les
illusions que les mineurs pouvaient encore se faire sur l’ef-
fectivité d’une solidarité syndicale. Les grévistes comp-
taient là-bas faire pression sur les directions syndicales pour
exiger la grève générale. Ils n’y trouvèrent que de bonnes
intentions protégées par un déploiement massif de porcs.
Les trade-unions prétextaient du caractère « politique » de
la grève pour refuser tout soutien, mais c’était bien évi-
demment leurs raisons qui étaient politiques. Si les mi-
neurs espéraient renverser Thatcher, ils ne songeaient pas
spécialement à installer le Labour au pouvoir. Ils avaient
en tête leur belle victoire de 74 et cette évidence toute sim-
ple : s’ils faisaient tomber le gouvernement, le suivant ne
pourrait revenir sur certaines choses, et aurait été obligé
d’endurer leurs exigences. Les syndicats se contentaient de
pleurnicher sur les violences, d’où qu’elles venaient, de se
lamenter sur la fin de la « paix sociale ». Mais on sait bien,
comme le dit Crozier : « Dans une guerre, il peut malheu- 4. L’État anglais est prêt
reusement arriver que les droits de l’homme ne soient pas tout à utiliser n’importe quelle
main-d’œuvre pour bri-
à fait respectés » ser les grèves. En 45, il
Cette situation eut une double conséquence entre sep- utilisa l’armée pour dé-

tembre et octobre : dans un nombre grandissant de puits,


charger les bateaux. En
72, à Liverpool, il tenta
certains reprirent le travail, principalement ceux qui, bien d’utiliser des taulards
que ne franchissant pas le piquet, s’étaient tenus à l’écart pour briser une grève des
dockers ; il est probable
de la lutte ; ils ressassaient leurs problèmes familiaux et pé- qu’il l’a fait aussi cette
cuniers, et furent évidemment les premiers à craquer. année, secrètement.

D’autres, déterminés à n’en pas finir ainsi, exprimèrent 5. Pour faire face au
refus des dockers de dé-
encore plus violemment leur haine et leur rage. Comme ils charger le charbon, et
se trouvaient désormais contraints de piqueter leur propre pour parer à d’éven-
puits, ils purent momentanément reprendre l’avantage tac- tuelles actions comman-
dos, le NCB utilisa de
tique sur les cops. Cependant, fixés sur leur puits, ils cir- préférence de petits ports
culaient beaucoup moins. Ils n’allaient plus aux avec du personnel sûr.
mass-pickets que dans leur secteur, et la communication di- Certains ports désaffectés
furent remis en service
recte entre grévistes se fit plus difficile. Le NUM renforça pour l’occasion.
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OS CANGACEIROS N° 2

alors son rôle d’intermédiaire dans la circulation des informations entre régions.
Il accentua encore l’isolement des grévistes en réduisant son aide en moyens de
transport et en argent.
Néanmoins ils étaient sur leur terrain, chaque maison était un refuge, et ils pro-
fitaient du soutien actif des familles et d’une bonne partie de la population. Les
flics reçurent à cette période leurs plus belles branlées. Par exemple, à Frickley
(Yorks), ils furent accueillis comme ils le méritaient. Profitant de la topographie
des lieux (un enchevêtrement de pavillons surplombant la route d’accès à la
mine), les gens du village purent facilement les allumer à coups de briques. L’ap-
provisionnement en munitions était assuré par des gars qui circulaient dans ce la-
byrinthe avec des brouettes de briques. Bilan des réjouissances : 42 flics à l’hôpital,
et pas de perte chez les assaillants. À Cortonwood, durant cinq jours (du 8 au 12
novembre) 400 à 4 000 personnes affrontèrent la police montée ; un mineur avait
osé reprendre le travail ! Il y eut plusieurs nuits d’émeutes simultanément dans
la plupart des villages miniers et de nombreuses embuscades contre les flics. Le
12 novembre fut une des plus belles nuits d’émeute : une attaque concertée dans
vingt-cinq puits du Yorks laissa les flics complètement impuissants : des com-
missariats furent attaqués au cocktail molotov ; des barricades furent construites
avec des lampadaires ou du matériel volé à la mine ; des magasins furent pillés.
Dans le South-Wales, le formidable dispositif des flics déployé pour protéger les
scabs, exacerba la violence des pickets. Ainsi le 30 novembre, des grévistes ba-
lanceront un poteau sur un taxi conduisant un scab au boulot. Le chauffeur fut
tué. À part les bureaucrates du NUM, il ne s’est trouvé personne pour le re-
gretter, lui-même étant du coup un scab. Le seul regret était plutôt qu’ils ne fus-
sent pas morts tous les deux 6. Quelques jours plus tard, dans le South-Yorks, un
rail de chemin de fer fut balancé de la même manière sur un car de flics ; il n’y
eut malheureusement pas de victime.
Vers la fin de l’année, le mouvement s’essouffla quelque peu. Le temps travaillait
de plus en plus pour l’État. L’usure due à dix mois de grève commençait à se
faire sentir durement : au souci des dettes qui s’accumulaient, s’ajouta le chantage
policier (plusieurs milliers se sont déjà faits arrêter et sont menacés de licencie-
ment). L’érosion faisait son œuvre. Dans la plupart des centres miniers, beau-
coup de gars en étaient à attendre l’ordre de reprise du travail, à part dans le Sud
et l’Ouest du Yorks, ainsi qu’en Écosse et dans le Kent, où ils campaient sur une
position d’intransigeance et étaient prêts à pousser la grève à outrance. De plus
des opérations de commandos terroristes contre les grévistes commencèrent à
apparaître (menaces de mort, lettres anonymes, voitures cramées, etc.).
En novembre, tablant sur ce pourrissement, le NCB proposa une prime de
15 000 F environ à ceux qui reprendraient le travail avant la fin de l’année. Cer-
tains en profitèrent d’ailleurs pour se remettre en grève tout de suite après ! Ce-
pendant, le mouvement de reprise s’accentua. Le bavardage intense qui régnait
dans les welfares et la haine commune des flics paraissait alors sans emploi. Sur les
piquets quotidiens les mineurs en étaient réduits à une présence symbolique. Les
nombreuses arrestations, les condamnations en suspens, la présence massive des
flics, la fatigue réduisaient souvent la pratique des pickets aux seules insultes à
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Brick Keeps Britain Beautiful 127

l’adresse des scabs lors de leur passage rapide à travers la


picket-line (à plat ventre sur plancher d’un car grillagé —
pour qu’on ne voit pas leur sale gueule — et escorté par
plusieurs vans de flics). Après une heure d’attente dans le
froid, la colère ne pouvait s’exprimer dans ces quelques in-
sultes, puis le piquet se dispersait. On ne vous raconte pas
la frustration et l’amertume !
Dans ces conditions ce furent évidemment ces chiens mau-
dits qui restèrent maîtres du terrain. Ce qui ne signifiait
pas l’écrasement des gens : par exemple, le 12 février, des
scabs du Yorks se réunirent dans un pub à Doncaster. Cela
se sut. Les scabs se firent casser la gueule, il y eut une ba-
garre avec les flics accourus en renfort, et les grévistes se re-
plièrent sans laisser de blessés.
Les mineurs ont causé beaucoup de dégâts notamment par
les actions de hit-squads. Par exemple, en novembre, ils
avaient entièrement détruit un centre de prospection mi-
nière ultra-moderne du NCB, faisant pour un million de
francs de dégâts et en janvier, ils se sont occupés de la salle
de contrôle du puits de Whealdeale, pour le même tarif.
Les mineurs n’hésitaient pas à retirer les couvertures de
sécurité dans les puits où les scabs cherchaient à bosser. Ils
les rendaient ainsi inutilisables à cause des infiltrations
d’eau, sans parler des machines niquées par l’eau. Cela en
dit long sur le respect de l’outil de travail si cher aux syn-
dicats. Le NCB se plaignit qu’ainsi plus de 20 000 emplois
auraient été perdus, mais dans des puits rentables. Les gré-
vistes s’en tamponnent, ils ne veulent pas rentrer dans ces
considérations « économiques », ils sont en guerre, un
point c’est tout. Pourtant toutes les tentatives offensives
des mineurs n’ont pu se développer et se généraliser en
trouvant un relais chez les autres travailleurs. Au début de
85, ils ressentaient très fortement leur asphyxie sociale.
Le soutien financier qu’ils recevaient apparaissait dans de
telles circonstances comme un soutien abstrait venant 6. Deux mineurs inculpés

compenser le défaut d’une solidarité active, il ne pouvait


du meurtre du chauffeur
de taxi furent condamnés
que leur permettre de tenir un peu plus longtemps. Tous à la prison à vie, après la
les rackets réformistes, en prétendant soutenir les mineurs, grève. Seuls quelques
puits du Pays de Galles se
ont joué un rôle non négligeable dans leur isolement. mirent en grève contre
« C’est la première fois depuis longtemps que tous les activistes les sentences ; la grève ne
politiques des sixties se retrouvent », se réjouissait impu- dura que quelques jours
et fut évidemment im-
demment l’un d’eux. Ces petites salopes se sont évertuées puissante à modifier en
à présenter la grève des mineurs comme purement défen- rien les condamnations.
sive. À part leur apporter du thé sur les piquets où ça ne Les deux mineurs sont
toujours en prison et sans
craignait pas trop, leur soutien s’est borné à collecter du doute pour longtemps.
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OS CANGACEIROS N° 2

fric, comme si les mineurs étaient vic-


RÉSOLUTION DE SOLIDARITÉ times d’une calamité naturelle. Le 11
CL ANDESTINE DE L A RÉGION février, le TUC avait appelé à une
DE MAZOWSZE grève nationale (qui ne fut évidem-
Les mineurs anglais sont en grève depuis 4 ment pas suivie). Les gauchistes du La-
mois, contre un programme de fermeture des bour organisèrent ce jour-là un
mines pour raisons économiques. Les mi- mass-picket, tout en prenant soin d’an-
neurs sont menacés de chômage. Le gou-
vernement a rejeté toute solution de
noncer que celui-ci serait pacifique,
compromis, et a recours à de sévères mé- « good-natured », qu’on ne provoquerait
thodes policières contre les grévistes. Des pas la police, et que seules six per-
milliers de mineurs ont été arrêtés ; des cen- sonnes seraient habilitées à approcher
taines ont été hospitalisés et l’un a été tué.
les travailleurs ! À un tel mépris, les
mineurs n’ont répondu que par le mé-
Le gouvernement polonais profite de l’expor-
tation de charbon vers la Grande-Bretagne,
malgré les condamnations hypocrites des ac- pris. Pour les « comités de soutien aux
tivités de la police anglaise dans sa presse et mineurs », il ne fallait surtout pas par-
par les pseudo-syndicats d’État. Il vend du ler de guerre sociale. Ce qu’ils repro-
chaient à Thatcher, c’était surtout son
charbon de basse qualité et bon marché, qui
est extrait dans des conditions de travail dé-
plorables et scandaleuses, sous un régime langage guerrier.
d’exploitation qui ne se soucie ni de la force C’est un processus mondial qui a dé-
cidé de la fermeture des puits, et c’est
de travail, ni de la mine. L’esclavage salarié
des mineurs polonais sert à briser la résis-
tance des mineurs anglais. un même processus qui s’est employé à
Mineurs anglais ! Le sentiment réel des syn- venir à bout de la grève des mineurs.
dicalistes envers les autorités polonaises et La solidarité entre États ne connaît pas
ses pratiques est apparu visiblement lors de
la récente farce électorale, boycottée par les
de limites politiques. Alors que Scargill
travailleurs. Dans les conditions présentes de avait été un des pires détracteurs de So-
terreur, le mouvement des travailleurs polo- lidarnosc, et qu’entretient les meilleurs
nais n’est pas actuellement en position d’en- rapports avec les bureaucrates de l’Est,
treprendre des actions de protestation. Mais
vous pouvez être sûrs que nous sommes so-
la Pologne a plus que doublé ses ex-
lidaires de vous de la même façon que vous portations de charbon vers la Grande-
nous avez montré et montrez toujours votre Bretagne (on se rappelle comment
solidarité dans notre combat. Nous sommes avait été pacifiée la mine de Wujek) 7.
fermement opposés à tous les cas où on use
de la force contre les travailleurs combattant Mais il y a des mineurs qui ne parta-
pour leurs droits et pour leurs intérêts. geaient visiblement pas les affinités bu-
Vive la solidarité syndicale ! reaucratiques de Scargill : lors des
Varsovie, le 26 juin 1984 premières livraisons de charbon polak,
ils sont allés saccager la délégation éco-
nomique polonaise de Sheffield. Et le
NUM s’est bien gardé de rendre pu-
bliques les résolutions des mineurs de
Mazowsze et de Silésie. Il a par contre
abondamment parlé du « soutien » de
la CGT, qui a effectivement orchestré
un battage publicitaire : envoi d’une
montagne de jouets pour Noël, col-
lecte de fric, manifestations spectacu-
laires et dérisoires (quelques boulets de
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Brick Keeps Britain Beautiful 129

charbon déversés sur les voies dans le Nord et à Gardanne).


Par contre la puissante CGT des dockers a constamment
accepté de charger le charbon jaune à destination de l’An-
gleterre. Les Charbonnages de France ont constamment
accru leurs exportations. À Rouen on a vu les dockers cé-
gétistes charger à destination de l’Angleterre le charbon
venu de Pologne ; et ceci dans le plus grand secret.
L’État ne pouvait compter que sur le temps, comme fac-
teur d’usure et d’épuisement, pour venir à bout de la dé-
termination des mineurs. Toutes les dernières grèves des
mineurs avaient été victorieuses parce que rapides et inat-
tendues. Cette fois le gouvernement et le NCB avaient
préparé le terrain. Pour rendre pleinement efficace l’usure
due au temps, le mouvement devait être maintenu dans
les limites qu’ils pouvaient contrôler. Les flics ont été en-
voyés en masse chaque fois qu’ils craignaient un déborde-
ment ou une généralisation. Les bâtards au pouvoir ont
dû avoir plusieurs fois des sueurs froides, le conflit prenant
des allures qu’ils n’avaient pas soupçonnées.
Les scabs et les flics ont servi conjointement de facteurs de
démoralisation. Dans un premier temps les scabs permi-
rent qu’une production soit maintenue dans le Notts, mal-
gré la grève. Puis, lorsque chaque puits commença à avoir
ses scabs, l’importance de ces événements fut amplifiée
spectaculairement et servit à polariser les énergies. L’État
n’a pas cherché à produire (hormis dans le Notts) en re-
groupant les scabs d’une région sur un seul puits. Il voyait
un intérêt plus grand à les payer pour rester assis toute la
journée, pour n’être pas des grévistes. Les mineurs
voyaient le nombre de scabs augmenter ; le dispositif poli-
7. Dans les jours qui sui-
virent le coup d’État de
cier, en rendant les piquets inefficaces, puisque scabs et décembre 81, les mi-
marchandises continuaient à circuler, renforçait le senti- neurs de Wujek s’étaient

ment d’impuissance. Le NCB mena une guerre psycholo-


enfermés dans leurs
mines et résistaient à la
gique sur les chiffres, à laquelle le NUM fit largement milice. L’affrontement fut
écho. Le nombre croissant de scabs s’imposait à travers tous extrêmement violent et il

les commentaires des journalistes comme une fatalité, et la


y eut plusieurs dizaines
de morts parmi les mili-
contre-information du NUM renforçait l’importance ac- ciens et les mineurs.
cordée à ces chiffres. 8. Technique inconnue et
proprement incroyable
Tout ceci était destiné à inciter à la reprise ceux qui se sur le continent : flics et
contentaient de ne pas franchir les piquets, sans prendre grévistes viennent au
part à la lutte. Ils venaient effectivement grossir petit à contact et des centaines
de gens poussent les cor-
petit le nombre de scabs. Les grévistes furent ainsi fixés sur dons de flics. Quelques
leurs villages, et leur colère polarisée lors des « pushings » 8 fois, le cordon s’ouvre et
sur les piquets ; ce fut aussi un prétexte pour maintenir la laisse passer quelques
personnes qui se font ar-
présence des flics dans chaque village. L’État jouait ainsi rêter, puis se reconstitue.
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OS CANGACEIROS N° 2

sur la tradition des conflits ouvriers, qui accordent une importance primordiale
aux piquets. Il a pu enliser le conflit dans une forme d’affrontement qu’il s’était
donné les moyens de contrôler.
L’État, le NCB, l’industrie britannique ont perdu beaucoup plus d’argent qu’ils
ne l’avaient estimé dans cette grève 9, mais cela n’est rien en échange de l’enjeu
qu’ils s’étaient fixés : casser la légendaire et redoutable force collective des mi-
neurs et ainsi instruire par les faits toute catégorie de salariés résolus à ne pas s’en
laisser compter
ès que la durée de la grève dépassait quelques mois, elle revenait très chère

D au NUM tant en argent qu’en puissance. Mais la possibilité d’une victoire


politique compensait ceci largement. Quand il apparut qu’une telle vic-
toire était hors de portée, il lui fallait absolument désamorcer la grève. Tandis que
d’une main, il entretenait l’illusion d’une proche victoire (« ils craquent », « encore
trois semaines »), de l’autre il introduisait l’idée de la défaite. Le NUM jusqu’alors
avait joué son rôle de modération discrètement, pesant surtout par inertie et par
des magouilles locales, il devait singer la détermination des grévistes pour ne pas
perdre le contrôle. Mais dès janvier il pesa de tout son poids pour stopper le mou-
vement. Ses magouilles devinrent évidentes et se firent au niveau national.
À la mi-janvier, Scargill crut que le moment était venu pour négocier sans condi-
tion. Le 29 janvier, 3 000 mineurs du Sud-Yorks se retrouvaient spontanément à
l’entrée du puits de Cortonwood pour attaquer les pigs avec un seul mot d’or-
dre : No Surrender ! 10. C’était le premier mass-picket depuis deux mois. Le soir
même les négociations étaient rompues. D’autres initiatives ont été rapidement
prises dans ce sens, notamment à Brodsworth où 2 000 pickets ont affronté les uni-
tés anti-émeutes après avoir construit et incendié une barricade.
L’important pour Scargill était de tenter de faire croire qu’une négociation était
encore possible ; avec l’appui du TUC qui se proposait obligeamment comme
médiateur, il continua à négocier sur la possibilité de négocier (« talks about
talks »). Dans l’absence de perspectives, l’idée de reprendre ensemble le travail
sans s’abaisser à négocier — avec l’arrière-pensée de se venger dans la mine —
commença à faire son chemin. Par contre, pour les plus speed, il n’était question
que de se battre jusqu’au bout, ne serait-ce que pour imposer l’amnistie générale
de tous les condamnés et la réintégration des licenciés : « ils parlent de reddition,
mais on ne se rend pas avant de s’être battus, et en fait nous n’avons pas encore vrai-
ment commencé à nous battre » disait alors l’un d’eux. Onze mille mineurs ont été
arrêtés au moins une fois. Ils ont été confrontés à une répression judiciaire féroce,
pour les intimider et leur faire payer leur audace 11.
Depuis le début février, le NUM de South-Wales proposait la reprise « sans né-
gociation et dans la dignité ». Avancée d’abord timidement, cette idée trouva d’au-
tant plus de crédit que le South-Wales était encore la région où il y avait le moins
de scabs, mais surtout parce que bon nombre de mineurs ne croyaient plus au
succès de la grève. L’enjeu de cette manœuvre était de préserver l’unité du syn-
dicat. À cause de la menace de sécession du Notts, et du nombre croissant de
scabs, il fallait pour le NUM que la grève finisse au plus vite : le monopole de son
pouvoir était en jeu. Une solution négociée, forcément au rabais, lui aurait fait
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Brick Keeps Britain Beautiful 131

perdre tout crédit auprès des mineurs. Il utilisa donc au


mieux de ses intérêts les courants déjà existants.
Le 28 février, le NCB annonça triomphalement que la
moitié des mineurs était de retour au travail. Ce seuil était
évidemment déterminant dans la mesure où il légitimait
une offensive accrue de l’État contre un mouvement dé-
sormais minoritaire. Bien sûr l’engagement des mineurs
dans le conflit n’avait jamais été égalitaire, un certain nom-
bre d’entre eux s’en tenant au principe de ne pas franchir
le picket-line, sans plus. Que, à la faveur du pourrissement,
ceux des grévistes qui étaient déterminés à se battre
jusqu’au bout se soient retrouvés en minorité, voilà un ar-
gument que ne pouvaient faire valoir que les tenants des
« règles du jeu démocratique », règles qui, depuis le début
de la grève, avaient été constamment invoquées contre elle.
Le 17 février, un premier scrutin de l’exécutif national
avait reconduit la grève. Le 4 mars, le même exécutif dé-
cida l’arrêt du mouvement par 98 voix contre 91 selon les
modalités de la proposition du South-Wales (reprendre
d’abord le travail et discuter après avec le NCB de la ré-
intégration des mecs virés).
Quand Scargill annonça le résultat du vote, des centaines
de flics séparaient les leaders du NUM de la foule des mi-
neurs. La haine explosa, Scargill lui-même fut insulté et 9. Ils y ont laissé des mil-
liards de francs. Plusieurs
traité de scab. D’autres crevures du NUM ne durent leur mois après la grève, Mc
salut qu’aux enculés venus les protéger. C’est dans les Gregor déclara au Finan-
larmes et la rage que les mineurs se séparèrent, en hurlant
cial Times : « Encore une
victoire comme celle-là et
que eux ne retourneraient pas travailler. nous n’existons plus ».
Après le vote du 4 mars, il était désormais inacceptable 10. Pas de reddition !

pour l’exécutif du NUM de ne pas être obéi. Le retour au 11. La justice a fonc-

travail donna lieu au spectacle de l’unité syndicale, toutes


tionné à plein rendement
pendant et après la
fanfares et bannières dehors. Le syndicalisme relevait la grève. Plusieurs cen-
tête de manière obscène. Cependant, de nombreux mi- taines de mineurs ont fait
de la prison, près d’une
neurs, dégoûtés, ne se rendirent pas au travail. D’autres cinquantaine ont pris
ressortirent cinq minutes après (« ils nous traitent comme de plus de deux ans. Par
la merde » déclarèrent cinq mineurs d’un puits du Wales).
exemple, deux jeunes
ayant incendié un bus de
Dans les régions les plus dures, une telle abdication fut scabs – vide – ont pris
massivement inacceptable. Le Kent, l’Écosse et trois puits
trois ans. Des peines de 5
ans furent infligées pour
du Yorks (Hatfield, Armthorpe et Barnborough) votèrent jets de pierre sur les flics.
au soir du 5 mars la poursuite de la grève jusqu’à une am- Et deux Gallois ont été

nistie générale, en désaccord avec le vote national. Du som-


condamnés à perpétuité
pour le meurtre d’un taxi
met aux délégués de puits, tous les bâtards de la hiérarchie scab. Maintenant que le
du NUM s’activèrent alors à ramener le plus vite possible mouvement est bien re-
tombé, s’ouvre une nou-
les fortes têtes à la décision nationale. velle vague de procès.
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OS CANGACEIROS N° 2

Localement, les délégués du NUM n’osèrent pas présenter ouvertement l’enjeu


de la reprise comme la sauvegarde de l’unité du syndicat : c’est sous couvert de
la préservation des communautés minières qu’ils firent passer leur sauce. C’était
jouer habilement sur une corde sensible aux populations des bassins face aux
risques de déchirements déjà perceptibles dans les derniers mois de la grève. Scar-
gill en personne se déplaça pour raisonner les mineurs du Kent qui, dès le lundi
5 envoyèrent des pickets dans divers puits du Yorks, et du Pays de Galles. Le Kent
reçut des centaines de coups de téléphone de la part de mineurs de toute l’An-
gleterre, demandant à ce qu’ils viennent piqueter leur puits. Divers puits du
Yorks et d’Écosse envoyèrent aussi de nombreux piquets volants. Le mardi 6,
premier jour de la reprise, ils furent respectés. Mais dès le lendemain, l’exécutif
du Yorks déclara ces piquets non officiels, et dès lors ils furent traversés, souvent
sous la conduite des délégués du NUM. Des mineurs soulignèrent que ce fut
sous le même prétexte fallacieux que les scabs du Notts s’étaient permis de fran-
chir les piquets. Écœurés, les pickets se retirèrent.
Le consensus autour du NUM ne fut pas total. Certains puits du Pays de Galles
et d’Écosse rentrèrent sans cérémonie : « nous revenons la tête basse, nous sommes
réalistes, il n’y a rien à célébrer ». De nombreux mineurs se mirent en maladie
pour ne pas subir une telle humiliation. Dans certains cas les réactions furent
beaucoup plus sauvages : Mc Gahey (stalinien notoire, président du NUM
d’Écosse) se fit insulter et bousculer en annonçant la reprise ; quelques jours plus
tard, il se fit démolir la gueule en rentrant chez lui. Il y eut des incidents dans de
nombreux autres puits : refus de rentrer avec les scabs, accrochages avec les flics...
Au total ce furent près de 20 % des mineurs qui ne travaillaient toujours pas dans
les premiers jours de la reprise.
Les règlements de compte avec les scabs furent immédiats. Bien que le NCB ait
pris des précautions afin de les protéger (horaires particuliers, travail dans des
veines séparées...), un certain nombre payèrent de leur sang dans les douches, les
cages... À Betteshanger (Kent), les scabs assiégés par les pickets durent se barrica-
der dans un réduit et appeler au secours. Dans le Pays de Galles, leurs hommes
étant à la mine, ce furent les femmes qui se payèrent les scabs. Un peu partout,
des maisons de scabs furent incendiées. L’ampleur de la vengeance atteignit un tel
niveau que tous les scabs du Yorks furent temporairement payés à rester chez
eux. La plupart de ces salopes finirent par se réfugier dans le Notts : les ex-gré-
vistes leur faisaient une vraie vie de chien.
Dans les dix premiers jours de la reprise, les premiers puits visés par le plan du
NCB avaient déjà fermé, et dix mille mineurs demandaient leur « licenciement vo-
lontaire » (retraite, reconversion, prime de départ). Mais bien plus qu’une défaite,
c’était l’écrasement total que cherchait le NCB, utilisant tous les moyens pour
briser les mineurs. Ce fut une véritable stratégie de l’humiliation qui se mit en
place contre eux 12, d’autant plus efficace que le NUM ne disposait même plus
d’une quelconque force de pression, et que la démoralisation s’étendait.
Une série d’accords (souvent locaux, parfois valables sur tout un secteur) résul-
tant de luttes antérieures furent rompus :
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Brick Keeps Britain Beautiful 133

– déclassification des mineurs qualifiés, entraînant des


pertes pouvant atteindre 50 F par jour ;
– suppression des « water money », primes de condition
de travail ignoble ;
– obligation de se présenter devant la cage 10 minutes
avant le début de l’horaire pour être payé une journée
complète ;
– suppression du paiement des petits travaux supplé-
mentaires, ceux-ci étant désormais obligatoires et payés
sur l’ensemble de la paye normale ; etc.
Ces ruptures d’accords locaux s’accompagnèrent d’autres
mesures répressives :
– dans beaucoup de puits, les mineurs ne reçurent pas
le charbon auquel ils avaient droit ;
– les grévistes furent pénalisés sur leurs primes de va-
cances de l’année 83-84 ;
– alors que durant la grève, les délestages ne touchaient
pas les bassins miniers pour d’évidentes raisons de pro-
pagande, après la grève l’électricité était coupée au
moins une fois par semaine, pendant 1h30 à 3h, avec ré-
partition systématique sur les régions grévistes ;
– la moindre insulte ou récrimination entraînait la mise
à pied ;
– les flics firent respecter les heures de fermeture lé-
gales des welfares, qui avaient été joyeusement bafouées
pendant la grève ;
– les décisions de licenciement ou de réintégration des
grévistes saqués furent laissées à l’initiative de chaque
directeur de mine. En échange de toute réintégration le
NCB exigea le retour au calme et une production ac-
crue. Pour prévenir davantage toutes velléités de résis-
tance, s’ajoutèrent les menaces de fermeture de puits
sur lesquelles le NCB entretient encore le flou.
Dans ce contexte ce fut d’abord un climat de dégoût et
d’écœurement qui prévalut : les saouleries dans les
pubs se généralisèrent, les vieilles rancœurs qui avaient
pu disparaître dans le cours de la grève ressurgirent.
Après une année de vie intense le retour au quotidien
fut insupportable. 12. « Pendant la grève,
vous m’avez traité de bâ-
Il y eut malgré tout quelques réactions. Armthorpe se mit tard. Maintenant, vous
en grève trois jours pour avertir le management qu’ils allez voir à quel point j’en
n’étaient pas prêts à se laisser humilier de cette manière. suis un » : déclaration du
président du NCB pour le
Il y eut dans toutes les régions de nombreux débrayages secteur de Doncaster.
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OS CANGACEIROS N° 2

spontanés mais qui restèrent isolés et fort peu connus au-delà de leur secteur.
Fin mars, à Kiveton Park (Yorks), le système téléphonique souterrain ainsi que
le câble de la cage furent sabotés. Il y eut 1,5 millions de dégâts. D’une manière
générale la production baissa énormément (dans le Derbyshire, le NCB envoya
1 800 lettres disant : « votre manque d’effort est inacceptable », et menaça de sup-
primer les primes. Les mineurs ne produisaient en effet que les 2/3 de la
moyenne habituelle).
Dans cette ambiance de division, d’isolement et de vexations, le NUM se préoc-
cupait uniquement de ses problèmes internes : il s’acharnait à recomposer au plus
bas son unité. Il se lança dans la propagande pour la réintégration de la section
du Notts dans le syndicat et appela à la réconciliation avec les scabs d’après Noël
— les grévistes ont toujours désavoué cette idée, un scab est un scab ! — Pour finir,
le 3 avril, le NUM votait sous les insultes des mineurs la fin de l’overtime ban 13.
La naissance du Rank and File Mouvement (RFM) apparut comme la seule ten-
tative d’organisation visant à regrouper le maximum de mineurs et à lutter pour
la réintégration des licenciés et l’amnistie des prisonniers. C’est ce qui séduisit
certains parmi les meilleurs.
Même si le RFM se donna comme objectif de coordonner les groupes autonomes
(groupes de femmes, groupes de soutien, etc.), il a proclamé dans ses statuts son
allégeance au NUM et ménage donc sa politique. En mai, une grève sauvage dé-
marra à South-Kirby (secteur de Barnsley) pour la réintégration de deux mineurs
virés le matin même et demanda le soutien du NUM local ; celui-ci le donna for-
mellement, sans fournir ni véhicules, ni essence, ni fric ! Bien qu’elle réussit à
s’étendre grâce aux piquets volants à cinq autres puits, elle ne put faire davantage
que de durer quelques jours.
À cette occasion, le RFM leur apporta la seule aide financière, mais en sous-main.
Il loupait là l’occasion de rendre publique son aide au mouvement, prouvant
qu’il n’avait rien compris à l’exemplarité d’une telle aide et qu’il était bel et bien
un satellite du NUM.
L’absence complète dans le journal publié par le RFM d’informations concer-
nant les grèves sporadiques depuis mars et les actes de vengeance confirme que
le projet du RFM se limite en définitive à du baratin néo-syndical 14.
Là où l’alliance entre mineurs et non-mineurs (souvent des jeunes) s’est réalisée
sur une base offensive, l’idéologie syndicale de l’unité n’a eu aucun poids. Ces
jeunes chient sur le NUM (et pas seulement sur sa hiérarchie) et prennent leurs
distances avec le RFM, dans lequel ils voient plutôt une entreprise de récupéra-
tion de la radicalité qui s’est exprimée durant la grève. Cette lucidité vient ren-
forcer leur haine : ils ne se laissent pas abattre, et ne se reconnaissent pas dans
l’activisme syndical ou néo-syndical.
La période qui suivit la grève aggrava durement les conditions de vie des mineurs
(un mineur écossais déclarait que « avant il n’y avait qu’une loi en Grande-Bre-
tagne — celle des flics mais que maintenant il y en a deux — celle des flics et celle du
NCB » !). Mais l’esprit de vengeance s’est communiqué à d’autres que les mineurs.
Dans les semaines qui suivirent le conflit, une grève de professeurs laissa les kids
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Brick Keeps Britain Beautiful 135

anglais désœuvrés dans les rues ; ils imitèrent pratique-


ment les pickets : attaques contre les flics, piquets devant
les écoles et dans certains cas pillages de magasins. Dans les
villages miniers les opérations anti-flics continuèrent à se
mener : à Shirebrook, le commissariat et deux voitures de
flics furent attaqués, à Chesterfield, des flics furent en-
voyés à l’hôpital... 13. L’overtime ban, boy-
cott des heures supplé-
ous fûmes grandement déconcertés lors de notre mentaires, a été décidé

N passage en Angleterre par la contradiction entre


la détermination des mineurs, n’hésitant pas par-
fois à se comporter en émeutiers, et la confiance dont res-
par le NUM le 31 octo-
bre 83, pour obtenir une
augmentation de salaires
de 5,6 % ; étrange mode
de lutte, la plus sûre ma-
tait investi le NUM, malgré toutes les saloperies qu’il avait nière d’obtenir quelque
pu faire tout au long de la grève. chose restant encore la
Le NUM est le seul trade-union à avoir une organisation
grève. Cela eut une dou-
ble conséquence. Cette
fédérative, ce qui lui donne une place à part dans l’orga- mesure intervint au mo-
nisation syndicale anglaise. Chacune des sections régio- ment où les stocks de
nales conserve une autonomie importante face à la
charbon du NCB sont
trop importants, et elle
direction nationale. Des sections locales affichant des po- permit opportunément
sitions extrémistes (certaines d’Écosse ou du Yorks par un déstockage. L’entre-
exemple) peuvent coexister dans le même syndicat avec tien de la mine qui se fai-
sait pendant ces heures
des sections plus que modérées (Notts). Il est évidemment supplémentaires devait
impossible d’imaginer ça en France, où à maintes reprises alors avoir lieu pendant
des sections se sont faites exclure pour leurs positions un la journée, provoquant
ainsi un jour de mise à
peu trop radicales. pied par semaine pour la
Ainsi en mars 84, certains puits d’Écosse puis toute la ré- plupart des mineurs.

gion du Yorks se sont mis en grève sans l’aval de la direc-


Ainsi, le salaire était am-
puté des heures supplé-
tion nationale, sans que cela provoque leur exclusion. À mentaires, et en plus
l’inverse, le Notts a refusé de se mettre en grève alors d’une journée, provo-

qu’elle s’était étendue à toute la Grande-Bretagne ; la di-


quant une baisse impor-
tante des ressources.
rection du NUM en a appelé en vain à la discipline syn- Après 5 mois de ce ré-
dicale. Les sections du Notts sont néanmoins restées gime, comme par ha-

intégrées au Num jusqu’à ce qu’elles s’excluent d’elles-


sard, le NCB annonça les
fermetures et provoqua
mêmes à la fin de la grève. la grève. Toujours est-il
C’est d’ailleurs cette relative autonomie des sections qui
que pour les mineurs,
l’overtime ban, représen-
permit aux bureaucrates de mettre en avant l’unité du syn- tait la dernière forme de
dicat (conciliant des gens qui de fait sont ennemis) contre résistance au NCB. Le
l’unité réelle des grévistes, mensonge qui prit sa pleine ef-
supprimer, c’était abdi-
quer totalement. Les
ficacité à la fin de la grève. « nouvelles formes de
Traditionnellement, les mineurs peuvent faire pression sur
lutte » promises par le
NUM consistent à ram-
leur branche locale par le biais des délégués de puits. L’il- per plus encore.
lusion que le NUM puisse être un outil à leur disposition 14. Voir à ce sujet la let-
s’en trouve ainsi confortée : « le NUM, c’est nous » nous di- tre au RFM en annexe
saient des mineurs du Yorks ; et un bombage à Corton-
documentaire.

wood rappelait que « We told Arthur No surrender » 15. Ces


15. « C’est nous qui avons
dit à Arthur de ne pas se
délégués de puits jouèrent un rôle trouble tout au long de rendre » .
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 136

OS CANGACEIROS N° 2

la grève : leur position de bureaucrate les amenait à cautionner la politique de mo-


dération du NUM, alors que dans le même temps ils pouvaient participer à des
actions dures. La confiance ainsi obtenue, ils la mirent en jeu à la retombée du
mouvement pour imposer les directives syndicales d’arrêt de la grève. La
confiance qui leur est accordée est cependant sujette à un contrôle des mineurs.
Ceux-ci ont l’habitude de venir assister nombreux aux réunions, se déplaçant si
besoin est. « Nous ne les laissons jamais seuls » disait un gréviste.
La modération de certaines positions du NUM et la veulerie de ses magouilles
étaient toujours reprochées aux bureaucrates modérés, jamais à l’organisation
syndicale. Certaines crapuleries de petits bureaucrates locaux n’ont même pas
soulevé la colère qu’elles méritaient pourtant. Par exemple, le délégué local
d’Hatfield, Dave Douglas, gauchiste notoire, exigea lors d’un branch-meeting
qu’un chômeur quitte la salle ; sous le seul prétexte qu’il n’était pas mineur, il ne
devait donc pas prendre connaissance des débats. Il était pourtant toujours pré-
sent lors des affrontements avec les flics. Si le besoin évident de sécurité explique
que les actions de hit-squad fussent préparées par seulement quelques mineurs se
connaissant bien, évoquer ce souci en ce qui concerne des réunions locales est un
mensonge de bureaucrate, puisque les actions de commandos se préparaient en
dehors. C’est seulement par respect pour les règles de fonctionnement du syn-
dicat que des non-mineurs ont été exclus des branch-meetings.
Citons quand même ces deux exemples de la colère de la base contre les directives
du syndicat. Dans le Lancashire, la direction régionale NUM y fut particulière-
ment maladroite et tenta en mai de mettre fin à la grève, malgré la pression des
mineurs (les bureaucrates locaux déploraient même que les jaunes se fassent trai-
ter de scabs !). Une trentaine de mineurs ripostèrent aussitôt en allant occuper les
locaux du NUM à Bolton. Dans le Durham, les mineurs avaient réclamé au
NUM une prime de Noël. Devant sa pingrerie, ils déboulèrent au siège régional
du NUM, et y firent un pillage en règle.
Les mineurs ont attribué la responsabilité de leur défaite évidemment en pre-
mier lieu au gigantesque dispositif policier mis en œuvre contre eux, mais aussi
aux responsables du TUC et des autres trade-unions qui ne sont pas engagés en
leur faveur dans le conflit. Pourtant, ils ont beau jeu de critiquer les bureaucra-
ties des autres trade-unions, alors qu’eux-mêmes, étant pourtant dans le feu de
l’action, n’ont jamais donné l’exemple en dénonçant publiquement les magouilles
du NUM. Quand la direction du TUC refusa d’appeler à la grève, elle fut trai-
tée de traître. Pourtant seuls nos amis peuvent nous trahir. Les bureaucrates du
TUC furent-ils donc jamais les amis des grévistes ?
La solidarité quémandée par le NUM aux autres syndicats était une solidarité de
bureaucratie. À part quelques rares exemples, jamais les grévistes n’ont passé
outre cette monopolisation du NUM en établissant eux-mêmes les contacts adé-
quats : « c’est le rôle du NUM, c’est lui qui a l’argent, c’est lui qui a les contacts ». Le
besoin de communiquer la lutte était vivement ressenti par les grévistes, mais ils
se sont laissés déposséder des moyens de satisfaire ce besoin. Ils disaient « our
fight is your fight » 16, mais ce mot d’ordre fut énoncé comme un simple souhait,
sans moyen. Les piquets se sont polarisés sur les mines, ceux sur d’autres indus-
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 137

Brick Keeps Britain Beautiful 137

tries furent rares, et peu de mineurs sont allés directement,


de leur propre initiative, provoquer le bavardage dans les
usines du pays.
Lorsque des comités de grève issus de la base virent le jour
(par exemple dans certains puits du Yorks, ou du Du-
rham), ce fut pour suppléer aux carences locales du NUM,
quand ses délégués étaient par trop visiblement modérés.
Les comités prenaient en charge l’organisation de la grève
au niveau local. Même dans ce cadre restreint, cette ini-
tiative contenait en germe le dépassement de la logique
syndicale : les délégués étaient élus sur la base de leur ca-
pacité réelle de faire place aux besoins de la grève.
C’est le manque d’argent qui poussa les grévistes à se char-
ger eux-mêmes d’organiser des collectes en Grande-Bre-
tagne et même à l’étranger, chaque puits envoyant ses
propres délégués indépendamment du NUM (même si
certains étaient responsables dans les branches locales du
NUM) ; les Women support group locaux jouèrent là un
rôle important.
Ces initiatives furent rendues d’autant plus nécessaires que
le NUM assurait administrativement le financement de la
grève, distribuant uniformément les fonds qu’il concen-
trait, selon un découpage par région, sans tenir aucun
compte des besoins réels, cela donnait lieu à des situations
absurdes, des régions concentrant seulement quelques mil-
liers de grévistes bénéficiant des mêmes ressources que
celles où ce nombre était de plusieurs dizaines de milliers.
Il s’en suivit des rancœurs et une concurrence entre régions
en grève (par exemple des mineurs constataient amèrement
que les gars du Kent avaient une position plus aisée pour
se maintenir en grève, la proximité de Londres leur assu-
rant en outre un meilleur financement par les collectes).
Malheureusement, lorsque des délégués allèrent à l’étran-
ger, ils ne rencontrèrent souvent qu’un intérêt vague,
l’argent étant le seul soutien effectif qu’ils recevaient en
définitive. Ils se servaient souvent des meetings gau-
chistes pour les collectes, ou avaient affaire aux repré-
sentations syndicales. Lorsque des rencontres avaient lieu
(sortie des matchs de foot, ou des usines), elles n’étaient
pas organisées, et restaient momentanées. Lorsque deux
mineurs du comité de grève d’un puits du Yorks — que
nous connaissions de précédents voyages en Angleterre
— vinrent en France pour trouver de l’argent, nous uti-
lisâmes nos contacts et pûmes leur faire rencontrer des 16. « Notre lutte c’est
gens réellement intéressés. votre lutte »
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 138

OS CANGACEIROS N° 2

Ils allèrent ainsi à Barcelone établir des contacts avec l’OEPB 17. En plus d’une
somme substantielle, ils obtinrent un embargo sur toutes les marchandises an-
glaises transitant par le port de Barcelone et la promesse de soumettre aux autres
dockers l’extension de l’embargo à toute l’Espagne. Malheureusement, ceci se
passait une semaine avant la fin de la grève et n’eut donc pas d’effet.
On imagine la bouffée d’air que cela aurait apporté aux grévistes si la nécessité
de tels contacts avait été ressentie plus tôt, tant par les grévistes que par nous.
L’exemplarité d’un tel précédent aurait pu changer la marche des choses.
Voilà bien une action réelle contre l’isolement des grévistes que d’habitude ils se
bornaient à déplorer. Notons aussi que de retour de Barcelone, et encore tout ex-
cités par l’accueil des dockers et le bon vin espagnol, ils se rendirent à Carmaux
(Tarn) pour rencontrer des mineurs français. Ils n’eurent malheureusement af-
faire qu’aux staliniens de la CGT. Ces bâtards les jetèrent comme des malpropres
sous le fallacieux prétexte qu’ils n’étaient pas envoyés par le NUM, et pouvaient
être des imposteurs.
Bien sûr, les dockers d’Aarhus montrèrent aussi leur solidarité pratique en blo-
quant le charbon pour la Grande-Bretagne. Mais de tels exemples furent rares. Ce
mouvement de cent soixante milles personnes, en un an, n’a produit quasiment
aucun écrit hormis la propagande du NUM et celle des gauchistes. Quelques
journaux 18, tracts, vidéos ont été faits, mais encore une fois envisagés comme
complément à la presse syndicale. Ainsi les grévistes ont laissé le monopole de
la parole aux spécialistes.
e NUM s’est constamment trouvé pris entre deux feux : la pression exer-

L cée sur lui par les mineurs et la détermination de l’État. Il a été contraint
par les mineurs et par l’État, qui s’est refusé à toute négociation, d’afficher
tout au long de la grève des positions radicales et intransigeantes. En 72, le NUM
avait été en passe de se trouver ouvertement désavoué par les mineurs qui durent
la plupart du temps passer outre aux consignes de modération du syndicat pour
imposer leurs exigences. Il avait donc été urgent pour lui de renouveler son image
de marque ; ce fut l’occasion de promotion pour de jeunes loups qui s’étaient
mis en avant au cours des grèves de 72. Scargill en est le meilleur exemple, concen-
trant sur son personnage l’image de la détermination des mineurs. Depuis des an-
nées, « le roi Arthur » parade à toute occasion sur le petit écran, assurant ainsi sa
propre campagne promotionnelle.
L’organisation des mineurs en communautés villageoises a grandement favorisé
la maintenance de l’idéologie du vieux mouvement ouvrier. Les militants gau-
chistes qui sont arrivés à la direction du NUM à la fin des 70’ se sont appuyés
sur cette tradition pour reconquérir une audience. Tout en continuant de parti-
ciper à la gestion des mines, le NUM se construisit — en s’appuyant sur la force
réelle des mineurs — une image de puissant syndicat extrémiste, et ce, sur des po-
sitions complètement rétrogrades. C’est à cause de la combativité des mineurs qu’il
se doit d’adopter une telle position, en apparente contradiction avec sa volonté de
participer à la gestion de l’appareil industriel. On retrouve cette partition dans
l’exécutif, qui regroupe modérés et extrémistes. Mais ceux-ci ont secrètement les
mêmes intérêts, un leader comme Scargill s’appuie sur les modérés pour pou-
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Brick Keeps Britain Beautiful 139

voir faire passer l’intérêt du syndicat tout en maintenant


son image radicale. Le NUM put ainsi se permettre de ne
jamais désavouer les excès commis lors de la grève, tout en
travaillant contre eux.
Au début du mouvement, le NUM prétendait conduire
ses troupes à la victoire et empêcher la fermeture des puits.
Aujourd’hui le spectacle prétend que l’État a infligé une
défaite au syndicat. Il nous faut faire justice de ces deux
mensonges symétriques. « Au moins, nous nous sommes
bien battus pendant un an » constatait un mineur d’Arm-
thorpe le soir de la reprise. Et ce fait est exemplaire, quand
on voit avec quelle facilité s’effectue la contre-offensive
étatique en France par exemple.
La Grande-Bretagne est le pays d’Europe qui conserve le
taux de syndicalisation le plus élevé, bien que, comme
dans la plupart des pays, la participation syndicale ait dé-
cliné, depuis déjà quelques années. Ce déclin ira croissant,
corollairement à la participation accrue des syndicats à la
cogestion avec les patrons de la force de travail, au détri-
ment de sa défense pure qui était auparavant la raison
d’être du syndicalisme.
L’appareil syndical anglais est unifié dans une seule orga-
nisation, le TUC (contrairement à la plupart des pays eu-
ropéens où l’appareil syndical se divise en plusieurs
confédérations nationales). Les divisions politiques s’exer-
cent au sein de la confédération, de même que le Labour
réunit et oppose modérés, staliniens et gauchistes.
D’un côté, le trade-unionisme le plus modéré est opposé
à des conflits qui peuvent par leur durée et leur ampleur
nuire au consensus social. C’est le cas actuellement de la
plupart des trade-unions et traditionnellement de la direc-
tion du TUC. Cette tendance de plus en plus ouvertement
cogestionnaire du trade-unionisme anglais s’est activement
opposée à ce que la grève des mineurs soit soutenue na- 17. OEPB : organisation
tionalement par d’autres secteurs. Les syndicats des che-
des dockers en Espagne,
issue du mouvement as-
minots et des dockers ont dû engager leur soutien sous la sembléiste de 1976.
pression de leurs bases qui entamaient des actions de sa- 18. Des feuilles locales
botage, refusaient de franchir les piquets, de transporter furent publiées tout au
du charbon scab. Mais on a vu de quelle façon la direction
long de la grève. Elles
contenaient des lettres et
du TGWU a saboté l’action des dockers. des réflexions que cha-
De l’autre côté, ce qui subsiste du trade-unionisme ou-
cun pouvait envoyer au
comité local s’occupant
vriériste, campe sur une position idéologique de défense de la publication. Ces
inconditionnelle des travailleurs et ces dernières années a feuilles étaient imprimées
fait valoir son opposition politique au gouvernement sans période fixe mais
dès qu’il y avait suffisam-
conservateur. Cette tendance est l’équivalent en Grande- ment de matière.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 140

OS CANGACEIROS N° 2

Bretagne de ce que sont en France CGT et parti stalinien : même programme de


défense de l’emploi, de l’appareil industriel. Ils reprochent à la direction du TUC
et aux autres trade-unions plus modérés de faire la politique de Thatcher comme
la CGT et le PC reprochent en France au PS de faire la politique de la droite.
Scargill, patron à vie du NUM, est le leader de cette frange du syndicalisme, at-
taché à son rôle traditionnel de défense du « niveau de vie » de l’ouvrier : défense
du salaire, des conditions de travail, de la stabilité de l’emploi, qui se doit de s’op-
poser à une modernisation de l’appareil industriel qui frappe immédiatement
beaucoup d’ouvriers se retrouvant au chômage. Il existe effectivement une op-
position politique entre ce syndicalisme attaché à la défense du monde ouvrier
et l’État anglais. Ce dernier n’a pas tenté de se servir de l’implantation réelle du
NUM dans les bassins miniers pour un quelconque compromis ou une modéra-
tion du mouvement, comme cela se passe habituellement en France ou ailleurs.
Il lui fallait avant tout écraser les mineurs, et simultanément affaiblir une orga-
nisation syndicale qui campe sur une position rigide. Le gouvernement de That-
cher veut imposer sa politique de « nettoyage » industriel du pays en passant outre
au mécontentement qu’elle suscite, et n’a donc pas de temps à perdre à négocier
avec un syndicat qui ne se montre pas d’emblée coopératif. En conséquence, il
n’a pas traité le NUM en partenaire social mais en concurrent.
Les prises de positions politiques extrémistes à la sauce Scargill n’ont plus beau-
coup d’avenir en Angleterre. Même si Thatcher risque de perdre les prochaines
élections, l’union des travaillistes et des sociaux-démocrates centristes poursuivra
la réorganisation industrielle du pays, au nom du maintien d’une position de
force dans le marché mondial.
L’intégration du vieux mouvement ouvrier est achevée définitivement. Les trade-
unions sont appelés de plus en plus à organiser directement en commun avec les
patrons, sans la participation de l’État, les nouvelles règles de gestion de la main-
d’œuvre, dans une industrie modernisée, débarrassée des vieux secteurs tradi-
tionnellement combatifs. Le terrain commence à être nettoyé et les capitaux
privés peuvent à nouveau être investis en Grande-Bretagne sans trop de risques.
Ce sont surtout des firmes étrangères, américaines et japonaises qui vont re-
prendre certains secteurs d’activité comme l’automobile et l’électronique mais en
imposant leurs conditions. Les syndicats seront chargés d’imposer la discipline de
l’entreprise à tout travailleur désireux d’être embauché. C’est ce qu’on appelle la
manière japonaise, déjà appliquée dans quelques entreprises ; certains contrats
vont d’ailleurs jusqu’à interdire la grève !
e conflit a démarré comme un conflit industriel, d’emblée exceptionnel :

C les mineurs étaient encore les travailleurs les plus combatifs du pays et le
gouvernement Thatcher misait sur leur défaite complète. Dans le rap-
port de force qui s’est engagé, la grève a débordé la lutte industrielle classique,
prenant parfois des allures de guerre ouverte contre l’État. C’est cet aspect qui
lui a donné un caractère universel. Les chômeurs des villes voisines ont pu ainsi
s’y reconnaître. Eux n’ont même plus leurs jobs à négocier, et par leur simple
présence ils manifestaient le caractère immédiatement général de leur insatis-
faction. Leur venue sur les piquets témoigne qu’il s’agissait là d’un conflit social.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 141

Brick Keeps Britain Beautiful 141

Les chômeurs-à-vie ont ressenti déjà, de la façon la plus dépourvue d’ambiguïté


et dans tous les aspects de leur vie quotidienne, ce processus de modernisation du
capitalisme et de l’État. Les mineurs reconnaissent que le principal soutien qu’ils
ont eu est venu des chômeurs et surtout des jeunes.
Certains nous ont dit comprendre maintenant les émeutes de l’été 81 qui ont
embrasé la quasi-totalité des villes anglaises ; ils en sont à se réjouir à présent des
émeutes qui viennent d’exploser à nouveau dans plusieurs villes. La grève a rap-
proché leurs conditions. Les mineurs sont menacés de devenir à brève échéance
des chômeurs et ils ont appris pendant le conflit à haïr les flics ; ils ont expéri-
menté une occupation policière en général réservée aux chômeurs-à-vie.
Ce sont les initiatives locales dont l’organisation dépendait des éléments les plus
combatifs, qui se sont avérées les plus dangereuses pour l’État. Les actions of-
fensives des commandos ont surpris les flics, qui ont avoué eux-mêmes qu’ils
n’avaient pas prévu cette évolution de la lutte. Il n’était plus question de ferme-
tures de puits mais de vengeance ; il s’agissait de répondre au coup par coup à la
violence étatique en organisant des actions ponctuelles et dévastatrices sur les
puits, les bâtiments publics, les commissariats, en tendant des embuscades aux
flics ou, sur les autoroutes, aux camions jaunes et aux scabs.
Le mass-picket, mode de lutte industrielle par excellence, a piégé les mineurs. La
colère qui s’y exprimait pouvait être contenue par les flics, qui avaient tout le loi-
sir d’amasser leurs troupes. Les flics se firent parfois déborder, et cela donna lieu
à de belles bagarres. Néanmoins, c’est lors des embuscades et des émeutes que
cette colère put s’exprimer pleinement et que la plupart des déroutes furent
infligées à l’ennemi.
Dans ce conflit, différentes formes de violence prolétaire se sont unifiées. Il y a
souvent eu fusion entre les mineurs et les bandes de jeunes chômeurs, entre les
formes de lutte ouvrière « classiques » et les pratiques des kids, voire même avec
le hooliganisme des stades.
Ainsi, fin novembre 84, une attaque surprise sur des camions de fuel avait été pré-
vue à la centrale d’Hartlepool près de Sunderland. 500 pickets étaient attendus
mais il n’en vint que la moitié. Rien n’arriva, les flics furent présents sur les lieux
avant les camions. Par contre l’autre moitié était au match Sunderland-Notting-
ham et s’attaqua à la sortie aux bus de supporters du Notts, ainsi qu’à quelques
boutiques du centre-ville. Un autre fait exemplaire se passa à Doncaster, quelques
jours après la fin de la grève. Une quinzaine de supporters de Sheffield se mirent
à foutre le souk, vite rejoints par les jeunes de Doncaster et les mineurs en virée
en ville (c’était un dimanche). Toute une rue commerçante fit les frais de l’exci-
tation de 300 personnes en liesse. Les journaux n’ont pas compris les raisons de
la présence des hooligans de Sheffield, puisque ce jour-là leur équipe n’était pas
en déplacement.
De toute façon, les hooligans sont aussi bien des chômeurs que des jeunes ouvriers
— et donc des mineurs dans les bassins miniers. Les gens les plus speed que nous
ayons rencontré dans le Yorkshire sont souvent supporters d’une équipe (généra-
lement Leeds, Liverpool ou Sheffield), et vont aux matches pour bien s’amuser.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 142

OS CANGACEIROS N° 2

endant les deux dernières décennies, le prolétariat anglais s’est fait re-

P marquer comme étant parmi les plus combatifs du monde. Il fallait aller
en Italie pour voir une mauvaise volonté au travail aussi systématique. À
de nombreuses reprises, gouvernements ou patrons ont dû céder devant leurs
exigences.
Au cours des 70’, la possibilité d’un bouleversement qualitatif était présente ; ges-
tionnaires et syndicats n’en menaient pas large. En 72, la grève des mineurs mar-
quait le point culminant d’un mouvement de grèves sauvages sporadiques où les
syndicats n’étaient plus écoutés (même s’ils n’étaient pas écartés). En 74, le gou-
vernement Heath tomba à cause du référendum sur la question « qui gouverne ce
pays : les mineurs ou moi ». En 79, lors de l’hiver du mécontentement, le pays fut
paralysé par toute une série de grèves (les mineurs menacèrent à cette occasion
de faire grève uniquement pour soutenir les exigences du personnel hospitalier,
le gouvernement céda aussitôt). Les shop-stewards (délégués de base, mais faisant
partie des trade-unions) ignoraient royalement les consignes de leur syndicat et ex-
primaient effectivement la colère de la base. La pratique des piquets volants
avaient connu un vif succès, et favorisait la communication entre les grévistes de
différentes régions et différents secteurs industriels. En se déplaçant dans tout le
pays, parfois très loin, ils court-circuitaient la hiérarchie des syndicats.
Chacun de ces mouvements, en fait les différents flux d’une offensive perma-
nente, est allé très loin. Mais la nécessité de les unifier n’a pas été pensée par les
participants. Les possibilités créées n’ont pu trouver leur accomplissement. Le
temps a joué contre les prolétaires, les syndicats ont pu manœuvrer suffisam-
ment pour contenir dans les usines la résistance au travail.
Les prolétaires ne se reconnaissaient plus tant dans la lutte pour un travail dé-
cent que dans le refus même du travail, ce qui donnait à toutes les luttes ouvrières
anglaises de cette époque leur caractère résolument moderne. Les ouvriers ne res-
pectaient plus rien dans le travail, ni les cadences, ni les chefs, ni les consignes syn-
dicales. Cette offensive représentait la forme extrême et le dépassement de la lutte
ouvrière contre l’exploitation. Elle s’est trouvée malgré tout prisonnière du lan-
gage du vieux mouvement ouvrier. C’est à cause de cette faiblesse — le flou sur
l’enjeu d’un tel mouvement — que les syndicats ont pu maintenir leur présence.
Ainsi lorsqu’en 1972, devant le dépôt de Saltley, les mineurs en grève avaient
menacé d’appeler à l’insurrection, c’était comme un moyen de lutte, pour faire
pression sur le gouvernement et obtenir la libération des mineurs emprisonnés,
mais jamais comme le but du jeu. L’Angleterre depuis Cromwell n’a jamais connu
d’insurrection (mais elle a connu beaucoup d’émeutes, notamment au XIXème
siècle). Les explosions de violences — pourtant sauvages — des ouvriers anglais
n’ont jamais réalisé ni l’unité, ni l’ampleur qu’ont eu des révoltes ailleurs en Eu-
rope (par exemple, en France lors des insurrections de 1830, 1848 ou 1871). À par-
tir de 68, en France, en Italie, en Espagne, en Pologne, des contributions
théoriques au débat en cours apparurent au moment même où l’agitation se dé-
veloppait. En Angleterre, il n’y eut rien de tel, seuls les idéologues ouvriéristes
se contentèrent de contempler les évènements, en resservant à toutes les sauces le
baratin moisi sur « l’unité de classe ».
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 143

Brick Keeps Britain Beautiful 143

La solidarité effective — qui n’était autre que la manifes-


tation pratique d’un dégoût commun du travail — a été la-
minée lors de la récente contre-offensive de l’État. La
référence terroriste au chômage (dont le célèbre « si vous
êtes pas content ici, allez chercher une place ailleurs ») a
donné une valeur abusive au fait même d’avoir un boulot.
Le sentiment d’invincibilité qui donnait sa force aux ré-
cents mouvements a été battu en brèche, notamment lors
des mises au pas dans l’automobile et la sidérurgie. Le sen-
timent accru de la concurrence a maintenant pris le pas
sur celui que tout était bon pour saboter la production 19.
Pendant la grève, beaucoup de mineurs répétaient méca-
niquement ce slogan « la classe ouvrière a un seul ennemi »,
comme un cantique qu’on invoque pour conjurer le mau-
vais sort. Ils étaient amers de découvrir, dans le cours du
conflit, qu’une époque avait passé et que la lutte devenait
plus âpre, amers de réaliser qu’ils étaient le dernier bas-
tion parmi les ouvriers encore capable d’une épreuve de
force avec l’État, dans l’esprit des luttes des 70’.
Selon les idéologues, l’« unité de classe » serait une donnée
objective, en dehors du temps. Il suffirait de l’invoquer
pour la faire apparaître. Mais la solidarité réelle, entre pro-
létaires, est fondée subjectivement. Elle se construit, lors
d’un mouvement, et par lui. Les pauvres ne se connaissent
pas, ils se reconnaissent.
En voulant à tout prix écraser les mineurs, l’État a rompu
les règles qui lui étaient auparavant imposées par la force
du mouvement. Il a manifesté ouvertement et sans le
moindre frein son arrogance et son mépris des gens. De-
vant leur impuissance à faire céder l’État, les mineurs ne
désirèrent plus que se venger. Ainsi est réapparue dans des
luttes menées par des ouvriers une sauvagerie qu’on avait
plus vu depuis les années 20’.
ette grève marque un moment clef dans l’Histoire

C moderne. C’est la première fois en Europe que les


intérêts des travailleurs et ceux des chômeurs-à-vie
convergent aussi nettement. 19. Lors de la grande

En octobre-novembre, il apparaissait clairement qu’un ren-


grève de British Leyland,
en 76, les ouvriers refu-
versement du rapport de force ne viendrait pas immédia- saient de travailler sur
tement des autres travailleurs. Les grèves des dockers n’importe quelle pièce al-
lant ou venant des usines
avaient été réduites, celle des cheminots restait limitée, les de British Leyland. La rai-
piquets volants n’avaient plus aucune efficacité directe, et, son quelques fois avouée
après ces six mois, aucune autre branche ne pouvait plus était aussi : « c’est aussi
une bonne occasion pour
se manifester. moins bosser ».
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 144

OS CANGACEIROS N° 2

Le seul appui sur lequel pouvaient alors compter les grévistes était celui des
jeunes kids (hormis celui, acquis d’avance, des plus speed de chaque village mi-
nier). Ils étaient les seuls à se déplacer sur les piquets, et étaient à ce stade les
plus directement concernés par ce mouvement. Celui-ci s’est d’ailleurs trans-
formé de lui-même dans le sens de ce qu’avaient déjà expérimenté les kids en 81
(on pense bien sûr aux attaques de commissariats, aux embuscades et aux pil-
lages de magasins ; les hit-squads représentaient eux la forme extrême d’un type
d’action ouvrière : le sabotage).
Ce mouvement d’unification s’est dessiné durant l’été, et a pris toute son ampleur
en octobre-novembre, quand les pickets ont dû se rabattre sur leurs propres puits.
À ce moment, les grévistes avaient été figés, la période d’extrême mobilité était
achevée ; des forces ne pouvaient plus se modifier, sinon dans le mauvais sens.
Cette explosion de violence restait relativement isolée malgré l’intérêt énorme de
millions de gens en Grande-Bretagne et dans le monde qui suivaient les événements.
C’était le moment où devait s’opérer le reflux, par le pourrissement de la situa-
tion, ou le renversement qualitatif.
Une population entière était en guerre, avec l’appui de gens qui eux-mêmes
avaient bien failli provoquer une insurrection en 81. Les forces étaient présentes,
jamais en Grande-Bretagne il n’a existé une situation aussi explosive. Ainsi, lors
de l’attaque concertée dans 25 puits du Yorks, le 12 novembre, les flics ont
avoué que si de telles attaques s’étaient reproduites, ils n’auraient absolument
rien pu faire ; ils ne pouvaient pas être présents en masse dans tous les villages
en même temps.
Durant les 70’, les possibilités insurrectionnelles existaient, mais l’urgence n’était
pas la même : les grèves pouvaient être ponctuellement victorieuses en restant
dans le cadre d’un conflit industriel. Le mouvement était alors si fort qu’une ré-
pression n’était pas à craindre lorsqu’une grève s’arrêtait. Mais cette année, les
grévistes étaient contraints de reconnaître le caractère universel de leur lutte s’ils
voulaient simplement obtenir quelque chose.
Lors des émeutes de 81, on a vu à l’œuvre la violence du négatif sous sa forme
la plus sauvage, la plus excessive. Bien que s’étant répandu dans tout le pays, ce
mouvement est resté éparpillé, chaque émeute restait isolée des autres. Malgré
sa signification limpide — la vengeance et le jeu — c’était un mouvement sans
programme.
Le 4 juillet 81, les émeutiers avaient pénétré très près du centre-ville de Liverpool.
Il s’en est fallu de peu pour qu’ils y rencontrent les équipes du matin qui partaient
bosser. Dans cette ville en voie de désertification, où l’avenir immédiat de chaque
travailleur risque fort d’être le chômage, ouvriers et chômeurs ne se sentent pas
très éloignés. Il pouvait suffire que cette rencontre ait lieu pour que l’émeute gagne
la ville entière. À partir de là, toutes les communications avec le reste de la Grande-
Bretagne et l’étranger étaient à organiser sur la base de cette position de force.
Une telle idée a dû hanter bien des têtes en ces jours brûlants, mais personne n’a
simplement pensé à exprimer publiquement la nécessité de cette jonction.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 145

Brick Keeps Britain Beautiful 145

En novembre 84, cette jonction s’est partiellement réali-


sée, et peu de gens ont compris à quel point on est passé
près d’un événement historique. Le Yorks, région très
combative, a la particularité d’être proche de Leeds et de
Sheffield, deux villes auxquelles Liverpool ou Manches-
ter n’ont rien à envier. C’était la région privilégiée pour
que s’effectue un dépassement de la situation.
L’incompréhension de l’enjeu du conflit par ses princi-
paux acteurs en a limité la portée. Il a manqué à ce mo-
ment pour que tout bascule une prise de position publique
des grévistes, posant leur lutte en terme de conflit social,
d’intérêt universel 20. On ne répétera jamais assez à quel
point peut être déterminante sur le cours des événements
l’initiative de s’adresser à tous ceux qui regardent le conflit
avec le plus grand intérêt, mais qui ne le considèrent pas
encore comme le leur.
Si les jeunes chômeurs n’avaient pas été considérés comme
simple force d’appoint, mais comme participant pleine-
ment à cette guerre, personne n’aurait pu alors les écarter
des branch-meetings qui se seraient inéluctablement trans-
formés en assemblées (au sens espagnol). Le NUM, en tant
que spécialiste de la chose industrielle, aurait perdu de son
influence. L’indiscipline n’étant pas un vain mot en An-
gleterre, une telle ouverture des assemblées aurait provo-
qué l’intérêt de beaucoup de gens.
On peut alors imaginer que les kids auraient porté la
guerre sur leur terrain 21. Cette fois, la solidarité des ou-
vriers – non d’une branche d’activité mais d’une région : 20. Un mineur noir
Leeds et Sheffield, et probablement par ricochet, Man- s’était adressé aux jeunes
chester et Liverpool – aurait été acquise. La résistance aux noirs lors d’un meeting

flics se serait généralisée à la région entière. On peut ima-


de mineurs à Manches-
ter, leur disant que « s’ils
giner quelles possibilités recélait une telle situation, qui à veulent nous aider, la
ce stade ne pouvait plus qu’aller de l’avant. meilleure manière est
qu’ils reprennent la rue
Évidemment, tout restait à jouer à partir de ce moment, comme en 81 ». Pour
l’État ne restant pas sans réaction, pouvait advenir aussi exemplaire qu’elle fut,

bien l’écrasement dans le sang que la contagion au pays.


cette clairvoyance n’a
malheureusement pas
Bien sûr, il est hors de question pour nous de prétendre trouvé d’échos.
dire aux grévistes ce qu’ils auraient dû faire mais il est im- 21. Pendant l’hiver 84,
portant de dégager les possibilités qui étaient présentes à
des coupures de courant
étaient prévisibles par
ce stade de l’affrontement, même si les plus audacieuses manque de charbon. Les
ne se sont pas réalisées. kids les attendaient avec
impatience : ils en au-
Les conflits en Espagne étaient menés sous une forme raient profité pour dé-
d’organisation générale appropriable et praticable par tous. clencher émeutes et
Ce qui a fait la grandeur du mouvement assembléiste, son pillages. Certains par-
laient même de l’ouver-
souci de publicité, a fait défaut en Grande-Bretagne. ture d’un deuxième front.
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OS CANGACEIROS N° 2

Inversement, l’Angleterre était riche


UNE BELL E FAÇON DE SE des possibilités qui précisément man-
VENGER quaient en Espagne : un mouvement
L’arbitraire absolu du capitalisme anglais au
coordonné et étendu à travers tout le
début du XIXème siècle a induit en retour la pays. En Espagne, les assemblées
violence sauvage des ouvriers. La haine exa- n’étaient coordonnées que localement.
cerbée jusqu’au désespoir et la vengeance En Angleterre, les nombreux déplace-
s’exprimaient alors par toutes sortes d’actes ments (piquets volants, piquets de
criminels contre les ateliers, les jaunes et les masse, collectes, venue des chômeurs
sur les piquets) auraient assuré une
patrons eux-mêmes. En 1824, les ouvriers
obtinrent le droit de libre association, ce qui
marqua le début du trade-unionisme et d’une coordination de fait à une organisation
action organisée au grand jour pour régle- de type assembléiste ; d’être en grève
menter pour toute une branche d’industries, pour le même motif aurait fait appa-
le salaire en fonction du bénéfice du patron raître la nécessité de systématiser une
et assurer le maintien des avantages obte- telle coordination.
nus. Mais cette action légale ne parvenait
qu’à peu de résultats. Quand une grève était La grève des mineurs est venue secouer
décidée par une association, le patron faisait l’instauration du consensus social qui
appel à des jaunes. Ceux-ci, faisant évidem- marqua le début des années 80. Les mi-
ment l’objet de menaces, d’injures, de neurs ont défié la toute-puissance de la
coups, portaient plainte et la loi se retournait contre-offensive de l’État. Maintenant,
aussitôt contre les membres de l’association.
C’est pourquoi, à cette époque, les associa-
les conséquences de cette année de
tions ouvrières ne se contentaient pas d’ac- grève apparaissent clairement. Les chô-
tions légales, la plupart du temps vouées à meurs-à-vie ont pris le relais, les zones
l’échec. Elles étaient aussi à l’origine d’ac- de réserve où ils sont parqués explo-
tions individuelles de vengeance. Des jaunes sent les unes après les autres, avec une
étaient vitriolés, les ouvriers faisaient sauter violence supérieure à celle de 81. Le
les ateliers ou les incendier. Certains n’hési-
gouvernement en est à se demander s’il
ne va pas utiliser ouvertement dans les
taient pas à tuer leur patron ou des jaunes.

grandes villes les mêmes moyens de ré-


Citons cet exemple éclatant dont l’associa-
tion des fileurs de coton de Glasgow est à
l’origine. Celle-ci possédait une puissance et pression (gaz lacrymogènes et balles en
une organisation exceptionnelle. Les adhé- plastique) qu’il utilise en Irlande du
rents étaient liés par un serment aux déci- Nord. Moins visibles que les magni-
sions de la majorité et il existait pendant fiques émeutes de ces dernières se-
chaque grève un comité secret, inconnu de maines, des mouvements de grève
sporadiques ne cessent d’avoir lieu de-
la plupart des membres et disposant à dis-
crétion des fonds. Le comité mettait à prix la
tête de certains scabs, de certains industriels puis le début de l’année. Les mineurs
détestés, et fixait des primes pour les incen- ont été défaits, mais, par leur résistance
dies d’usines. C’est ainsi que fut incendiée acharnée, ils ont commencé à renver-
un usine dans laquelle des femmes scab as- ser le sentiment d’impuissance créé par
suraient le filage à la place des hommes. La les défaites successives des années 80’.
mère d’une de ces femmes fut assassinée et
Leur défaite même a mis la rage au
ventre de beaucoup de prolétaires, qui
l’on fit passer les deux assassins en Amé-
rique aux frais de l’association !
à présent, relèvent la tête.
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147

ANNEXE
QUELQUES ÉLÉMENTS SUR
LE MOUVEMENT DES SEVENTIES :
LES GRÈVES DE 72
Au début des années 70, s’est développé en Grande-Bretagne un mouvement
d’insatisfaction sociale qui conduisit, pendant l’été 72 à une situation telle que
l’État britannique dut céder rapidement et complètement aux exigences des tra-
vailleurs. La pression sociale obligea les dirigeants à céder ce qui semblait réelle-
ment d’importants avantages immédiats plutôt que de prendre le risque
d’affronter une grève sauvage générale.
Ce qui commence par une succession de combats isolés en 71 allait devenir une
bataille plus générale en 72. Ce furent trois secteurs vitaux de l’industrie britan-
nique qui en furent successivement les fers de lance, d’abord les mineurs dès le
mois de janvier, puis les cheminots et les dockers à partir du mois d’avril.
Le 9 janvier, les mineurs se mirent en grève pour une augmentation de 47 % de
leur salaire. La direction des charbonnages répondit en proposant 7,9 %. Les
conditions n’étaient pas très favorables aux mineurs : l’hiver était doux et les ré-
serves de charbon étaient importantes.
Les mineurs prirent l’initiative du combat en imposant des méthodes de lutte dé-
savouées et combattues par les syndicats. Par exemple, ils refusèrent souvent de
maintenir la sécurité des puits, ce qui devait entraîner une détérioration impor-
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 148

OS CANGACEIROS N° 2

tante des installations. Ils organisèrent des piquets autour des dépôts de charbon
et des centrales, ces dernières qui n’étaient plus ravitaillées ni en charbon, ni en
fuel durent stopper les unes après les autres. La pratique des piquets volants se
généralise (Scargill, alors dirigeant du NUM-Yorkshire, se fit une réputation de
radicalité en se mettant à la tête d’un piquet volant du NUM venu renforcer
celui de Saltley, près de Birmingham, principal dépôt de charbon en Grande-
Bretagne). Les mineurs parcouraient des centaines de km pour faire respecter le
blocage des centrales. Les chauffeurs de poids lourds et de locomotives refusaient
de livrer du charbon, et les dockers de le décharger. Un grand nombre d’ouvriers
et de chômeurs se montraient solidaires des mineurs. Aucun syndicat ne pouvait
empêcher alors, ou contrôler, les conséquences du bavardage qui se développait.
Au début de la seconde semaine de février, le courant électrique fut rationné. Les
usines devaient arrêter la production. 1 250 000 ouvriers furent mis à pied. Des
milliers de trains quotidiens furent supprimés. Dans 200 000 usines, on ne tra-
vaillait plus que trois jours par semaine. La Grande-Bretagne était paralysée, le
gouvernement proclama l’« état d’urgence ». La grève continua comme si de rien
n’était. Au cours de la quatrième semaine de grève, le NCB propose 9 %, aussitôt
après une commission du gouvernement proposait 18 % à 19 %. Le secrétaire gé-
néral du TUC accepta, demandant au secrétaire du NUM de faire de même, mais
les mineurs refusèrent. Ils voulaient bien transiger mais réclamaient encore 25 %.
Le gouvernement envoya 700 flics pour reprendre le principal dépôt de charbon
(Saltley). Des travailleurs de toute la région vinrent en nombre et ils se retrou-
vèrent 7 000 à faire face aux flics. Des flics furent envoyés en renfort, mais le pi-
quet fut aussi renforcé ; en quatre jours, 10 000 personnes formaient une véritable
armée. La police arrêta 30 mineurs. Les mineurs répondirent par la voix d’un
comité d’action local, distinct du NUM, en lançant un ultimatum ; soit les dé-
tenus étaient libérés, soit ils appelaient à l’insurrection. Le gouvernement céda,
libérant aussitôt les mineurs, et retira les flics du dépôt. Les mineurs obtinrent
finalement 20 % à 22 % d’augmentation.
Aussi bien le NUM que le TUC étaient hors course. Personne ne se souciait
alors de ce que disaient les dirigeants. Le 26 février 72, avant que ne se termine
la grève des mineurs, le gouvernement Heath fit voter une loi sur les relations so-
ciales ; celle-ci était en préparation depuis 71 1. Cette loi prévoyait que tous les
conflits devaient être soumis à une procédure de conciliation devant une com-
mission des relations sociales et un tribunal national, le National Industrial Re-
lation Court. Les grèves devaient être limitées, une liste des « rapports sociaux
condamnables » figurait dans le texte avec les indemnités et les amendes encou-
rues. Le gouvernement renonça évidemment à appliquer cette loi dans le conflit
avec les mineurs. Il devait en réserver la première application un peu plus tard.
Le 16 avril, les trois syndicats des cheminots envisagèrent une action réduite, le
refus des heures supplémentaires ainsi que quelques actions ponctuelles. Les che-
minots appliquèrent si finement et avec tant de rigueur ce mot d’ordre prudent
qu’en fait ce fut pis qu’une grève. Tout en continuant à être payés, ils désorga-
nisèrent complètement le service. L’horaire n’existait plus. Les voyageurs ne pou-
vaient plus compter sur rien. Le gouvernement fit aussitôt appliquer la nouvelle
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 149

Annexe : Les grèves de 72 149

loi. L’Industrial Court ordonna que la grève devait être


gelée pendant 14 jours et les trois syndicats furent condam-
nés à une amende. Ceux-ci réussirent plus ou moins à faire
respecter l’ordre de « gel » de la grève. Mais sitôt achevée
cette période, des actions spontanées explosaient partout
sans que les syndicats puissent empêcher quoi que ce soit.
Ils cherchèrent alors uniquement à dégager leur responsa-
bilité. Ils plaidèrent devant l’Industrial Court que « les or-
ganisations avaient été abusées par leurs hommes de confiance
à la base et qu’elles ne pouvaient être tenues pour responsables
des décisions de grève n’émanant que de ces délégués rebelles ».
En votant l’Industrial Relation Act, le gouvernement Heath
pensait faire pression sur les syndicats pour qu’ils rédui-
sent le nombre de grèves et d’actions de leurs membres.
Mais en réalité les syndicats étaient en ce moment tout à
fait impuissants à retenir leur base. Les condamnations que
venaient de subir les syndicats des cheminots laissèrent les
cheminots indifférents et ne les firent pas s’arrêter.
Alors que l’action des cheminots n’était pas encore ter-
minée, les dockers de Liverpool commencèrent à s’oppo-
ser à l’extension des transports par conteneurs, qui
impliquait le licenciement de dockers et l’embauche à leur
place de travailleurs non qualifiés et moins bien payés. Les
dockers bloquèrent les dépôts de conteneurs. L’ordre de
reprise lancé par les syndicats ne fut pas suivi et ceux-ci fu-
rent néanmoins rendus responsables par l’Industrial Court.
Ils furent condamnés à 55 000 F d’amende. Mais cela n’in-
téressa pas les dockers : fin mai, la grève s’était étendue
aux autres ports et le syndicat des transports menacé d’au-
tres poursuites.
Cette tension sociale de plus en plus vive contraignit d’une
part la direction des chemins de fer à mettre un terme au
conflit des cheminots en proposant une augmentation de
14 %, et d’autre part le gouvernement à revenir sur sa dé-
cision de rendre les syndicats responsables des troubles. Le
syndicat des transports ne fut dont pas condamné pour ce
qui se passait dans les ports, d’autant qu’il venait de réaf-
firmer sa solide opposition à la grève. À sa place, ce furent
trois shop-stewards, qui participaient aux piquets de grève,
qui furent convoqués devant l’Industrial Court.
Ceux-ci refusèrent évidemment de se présenter au tribu- 1. Dès 68, Barabara
Castel avait publié In
nal en affirmant : « nous n’acceptons aucun ordre des juges, Place Of Strike, ce texte
nous ne reconnaissons pas le tribunal ». Des menaces leur fu- prévoyait un délai de 28
rent aussitôt adressées par le tribunal : ils seraient condam- jours avant le démarrage
d’une grève ; il ne fut ja-
nés s’ils ne se présentaient pas le lendemain. Les trois mais appliqué.
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OS CANGACEIROS N° 2

dockers maintinrent leur position de défi, annonçant que de toute façon « d’autres
prendraient leur place aux piquets et que la prison ne serait pas assez grande pour en-
fermer 44 000 dockers ». Le matin du jour décisif, 35 000 dockers entraient en grève
totale et la nouvelle se répandit qu’ils marchaient sur le palais de justice où siégeait
le tribunal. Comme en mars le gouvernement céda devant la menace de voir l’in-
surrection gagner le pays. Il envoya un avocat qui fit annuler le mandat d’arrêt
lancé contre les trois shop-stewards. La loi sur les relations sociales avait pratique-
ment cessé d’exister : les ouvriers en grève agissaient en l’ignorant complètement.
Au début du mois de juillet, les dockers du port de Londres s’opposèrent à nou-
veau à la mise en place des conteneurs. Le travail fut complètement arrêté. Cinq
shop-stewards furent encore menacés d’être déférés devant l’Industrial Court si le
mouvement ne cessait pas. Les dockers répondirent par la menace d’une grève gé-
nérale. Néanmoins, les cinq shop-stewards furent arrêtés cette fois et incarcérés
à la prison de Pentonville, au Nord de Londres. Les travailleurs des dépôts, mal-
gré les frictions et oppositions qu’ils avaient avec les dockers, furent les premiers
à arrêter le travail. Des milliers d’autres vinrent ensuite. En deux jours, c’était une
véritable réaction en chaîne qui était déclenchée.
Dans la nuit du 21 au 22 juillet, les typographes des grands journaux anglais ar-
rêtèrent le travail. Il n’y eut pas de journaux pendant une semaine. Les typos des
deux grandes imprimeries de Londres refusèrent toute commande et se mirent à
la disposition du comité de grève autonome des dockers pour publier des com-
muniqués à tous les travailleurs. Le travail cessa dans tous les ports. À Londres,
les bus disparurent totalement de la circulation, les conducteurs bloquaient les
transports publics. Le samedi 22, toutes les usines automobiles étaient en effer-
vescence. Le samedi 24, c’était au tour des métallos et des mineurs. Les travailleurs
des grands marchés de Londres se mirent aussi en grève. Le 25, Rolls-Royce se
mettait en grève et on en parlait à Heathrow, l’aéroport de Londres. Les éboueurs
de Brighton stoppaient également. Une vague de grèves sauvages déferla sur le
pays. À partir du 26, on ne pouvait plus douter qu’il s’agissait d’une grève géné-
rale sauvage qui s’annonçait. La tactique des grévistes reprenait celle des mineurs
au début de l’année. Des centaines de grévistes étaient sur les routes pour expli-
quer dans tous les coins du pays ce qui se passait. Pendant ce temps, à Londres,
des centaines de dockers et de travailleurs des conteneurs s’étaient spontanément
rassemblés devant les grilles de la prison de Pentonville. La foule se faisait de plus
en plus menaçante, la tension montait. Les rues étaient barrées par des bus et
des camions pour empêcher les renforts de police de parvenir sur les lieux. Il fut
question que les dockers et les mineurs du Pays de Galles marchassent ensemble
sur Londres ; cette menace s’ajouta à celle déjà présente de la grève générale.
C’est alors que le TUC lança une « grève de protestation nationale » de 24h pour
le lundi 31 juillet. Il était un peu tard et le gouvernement ne pouvait compter seu-
lement sur cette initiative pour ramener la paix. Le jeudi 27 juillet, il capitula en
envoyant à la barre du tribunal un avocat que personne n’avait réclamé. Les cinq
shop-stewards furent aussitôt libérés. Cette mesure prise in extremis calma la ten-
sion mais la grève des dockers continua. Le gouvernement décréta l’état d’ur-
gence le 4 août. La grève ne se termina que le 17 août par un compromis.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 151

Annexe : Les grèves de 72 151

Quelques grèves importantes comme celles des mineurs et des dockers avaient ca-
talysé une insatisfaction ressentie plus généralement. Des dizaines de milliers de
gens ont ressenti alors durant ces quelques mois l’excitation d’une offensive qui
ne put être réprimée. La capacité de centaines d’entre eux de se déplacer et de ren-
contrer ainsi des travailleurs d’autres régions et d’autres industries brisait tout
sentiment d’une lutte particulière. Les grévistes n’étaient pas enfermés dans les
murs de l’entreprise. Des gens se mettaient en grève dans le but, simplement, de
participer à ce mouvement général d’offensive. Les directions des trade-unions
étaient incapables d’enrayer ce mouvement, elles laissèrent finalement indiffé-
rents les salariés.
Octobre 1985

Georges Lapierre, Léopold Roc, Fortuno Navara, Gilles Savennière


avec l’aide de quelques autres personnes ayant participé aux événements.

[CARTE SUR LES LUTTES DU


DÉBUT DES ANNÉES 80]

ÉCOSSE
Glasgow Polmaise : ils sont les premiers en
grève et les derniers à reprendre
Ravenscraig
DURHAM
SCOTTISH
NORTH Sunderland
EAST NORTH YORKSHIRE
SOUTH YORSHIRE WESTERN Un gréviste a été tué
Cottonwood : premier puits à Ferry Bridge
du York en grève
Orgreave : trois semaines Leeds DONCASTER AREA
d’affrontements très violents Rossington : le puits est
Émeutes dans 25 puits la nuit Manchester incendié
Grimsby
du 12 novembre
Liverpool Sheffield
NORTH NOTTS
BARNSLEY AREA Harworth : 10 000 pickets
Ollerton : un gréviste
Nottingham a été tué
Brimingham SOUTH
NOTTINGHAM
Coventry
SOUTH WALES SOUTH
Merthyr MIDDLANDS Luton
Vale

MERTHYR TYDFIL LONDRES


Un chauffeur de taxi
Cardiff
KENT
est tué en conduisant Douvres
un jaune
Brighton

Bassins miniers
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 152

OS CANGACEIROS N° 2

HOMMAGE AUX ASTURIES


GIJON 84 / 85
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 153

Hommage aux Asturies 153

’offensive mondiale que le Capital mène contre les

L pauvres s’est heurtée en Espagne dans les années


83, 84, 85 à un large mouvement d’agitation qui
s’est développé principalement à partir des secteurs in-
dustriels appelés à disparaître.
Déjà au mois de février 84, l’Espagne enregistrait une aug-
mentation de 400 % des conflits du travail par rapport à
l’année précédente. Ces grèves touchaient pratiquement
tous les secteurs : industrie textile, industrie chimique, Ge-
neral Motors, construction, mines, transports.
Mais c’est le « plan de reconversion » du secteur naval où
l’État s’était fixé la suppression de 20 000 emplois qui pro-
voqua le conflit le plus durable qui s’étendit de Cadix à
tout le Nord-Ouest de l’Espagne (Pays Basque, Asturies,
Galice) où se trouvent concentrés les plus grands chantiers
navals espagnols.
La lutte des ouvriers du secteur naval de Bilbao et Gijon
particulièrement, aura confirmé l’opposition entre les mé-
thodes légalistes de la négociation syndicale et celles utili-
sées par tous ceux qui ont clairement ressenti la négociation
et la légalité comme une limitation pratique à leur lutte.
Comme osaient le crier les staliniens en pleine bataille aux
chantiers d’Euskalduna à Bilbao : « c’est au ministre de l’in-
dustrie qu’il faut s’attaquer, pas au ministre de l’intérieur ».
Les ouvriers eux ne voulant ménager ni l’un ni l’autre,
trouvaient sur place deux ennemis directs : la police et le
réformisme syndical auxquels ils firent face à Gijon d’une
seule manière : en s’organisant en assemblée.
Toutes ces luttes ont connu des moments où elles échap-
paient à la forme d’un conflit industriel classique en em-
ployant des méthodes qui leur donnaient un caractère
universel. Que ce soit à Cadix, en décembre 84, où pen-
dant quelques jours le conflit du secteur naval s’étendit
avec une violence exacerbée à plusieurs quartiers qui se re-
tranchèrent derrière des barricades ; à Bilbao, où la rage et
la détermination des combattants donnèrent à leur lutte
pendant trois mois une forme de guérilla ouverte contre la
police ; ou à Gijon où l’assemblée qui se tenait dans le cen-
tre-ville était ouverte à tous.
1. Sorte de Cassa di inte-
grazione à l’espagnol.
S’opposant à des licenciements, c’est le « plan de recon- Pendant 3 ans, les tra-
version » dans son ensemble dont les ouvriers voulaient re-
vailleurs « excédentaires »
touchent environ 85 % de
tarder l’application. S’inscrire au « Fonds de Promotion de leur salaire antérieur, sans
l’Emploi » 1, c’était accepter les licenciements sans rien rupture de contrat avec
dire. Et comme le résumait fort bien un ouvrier de Gijon : leur entreprise, qui s’en-
gage à les réemployer
« Puisque l’on se retrouvera à la rue dans 3 ans et qu’il fau- pendant cette période.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 154

OS CANGACEIROS N° 2

dra se battre, autant le faire tout de suite ». La lutte contre l’inscription au FPE, par
son objet, rendait subalterne le moment de la négociation. L’alternative était
claire : il s’agissait de savoir si l’on cédait aux conditions du FPE ou si on les re-
fusait comme chantage supplémentaire. À ce moment, il n’y a plus de place pour
la négociation. Avec cette lutte contre le FPE qui cristallisera la rage contre un
sort commun fait à des milliers de salariés, c’est la dépendance plus générale à la
logique d’un monde qui devient l’objet de la colère.
Au début à Gijon, pendant l’année 83, il s’agissait pour l’essentiel de formes de
protestation conventionnelles. D’ailleurs pendant toute cette période, qui s’éten-
dra jusqu’au printemps 84, les ouvriers sortaient encore mains nues dans la rue.
Mais la pression de l’État s’aggravait. Les gouvernants espagnols avaient hâte de
se montrer présentables sur le marché de la concurrence mondiale, dont une
échéance se précisait spécialement pour eux : l’entrée dans la CEE. Il fallait ame-
ner au plus vite tous ces insatisfaits à la table des négociations. L’encadrement
syndical ne pouvant jouer ce rôle avec suffisamment d’efficacité, c’est sur le
chantage à l’inscription au FPE que s’est concentrée la pression du gouverne-
ment. Inscrivez-vous ou allez crever ! « Les conditions que nous offrons aux tra-
vailleurs sont très bonnes... Il existe la garantie d’un reclassement, s’il existe une
minorité qui persiste à refuser de s’inscrire, elle est libre de ne pas le faire » déclarait
cyniquement, en décembre 84, Solchaga le ministre de l’Industrie. À cette pré-
cipitation des gouvernants et des bureaucrates à soumettre des ouvriers bien dé-
cidés à faire traîner les choses, répondirent des méthodes de lutte qui allaient en
se radicalisant... Ce qui était pour les dirigeants un maximum qu’ils pouvaient
concéder, les ouvriers eux le considéraient comme un minimum qu’il fallait faire
payer le plus cher possible.
’été 85 marque pour les ouvriers des chantiers navals de Gijon, l’arrêt pro-

L visoire d’une période de lutte qui aura duré près de deux ans sans inter-
ruption. Ce fut le moment où eurent lieu les plus beaux excès destructeurs,
et où la dynamique de l’assemblée donna la meilleure preuve de sa capacité pra-
tique, stimulant la combativité, l’imagination et l’organisation dans la lutte, atti-
rant par son existence même d’autres prolétaires extérieurs aux chantiers.
Depuis le printemps 84, nombreux furent les éléments du décor urbain qui eu-
rent à subir la colère des ouvriers des chantiers. Les barricades de pneus se comp-
tent par centaines. Les bus incendiés par dizaines. Des carcasses de trains, utilisés
à l’œil, et détruits par le feu après usage, gisent aujourd’hui encore dans la gare.
Un grand magasin qui avait refusé de fermer un jour de grève générale fut in-
cendié le soir même. Les brasseries fréquentées par les fachistas ont été saccagées
à plusieurs reprises. Pendant plusieurs mois, les entrées des banques furent lapi-
dées et incendiées ensuite. La façade de l’Hôtel de Ville eut aussi à souffrir des
flammes à l’issue d’un amusant stratagème 2. Le hall d’entrée du Palais de justice
fut lui aussi récemment incendié, et plus récemment encore, les bâtiments d’un
des chantiers qui venaient de fermer partirent en fumée.
Si les ouvriers du secteur naval ont pu maintenir pendant si longtemps une pres-
sion sur l’ensemble des forces coalisées contre eux, c’est à leur pratique de l’as-
semblée qu’ils le doivent.
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Hommage aux Asturies 155

Mais, avant d’aller plus loin, il est nécessaire de rappeler


que l’autonomie que l’assemblée de Gijon a su maintenir
vis-à-vis du contrôle syndical, tient aussi à quelques spé-
cificités historiques du mouvement social asturien. En pre-
mier lieu, la tradition de lutte propre au prolétariat en
Asturies, qui marqua pendant l’insurrection d’octobre 34
le début d’une longue épopée révolutionnaire, et posait
déjà les conditions d’une révolution moderne. Cette tra-
dition de lutte ressurgira sans cesse tout au long des 50’ et
60’, où se déclenchèrent à partir des mines, les grèves les
plus dures que l’Espagne connut à l’époque.
C’est dans les Asturies qu’éclata en février 57 la première
grève importante depuis la guerre civile, et qu’apparurent
les premières formes d’organisation autonome avec des dé-
légués de puits, et qui seront la forme embryonnaire de ce
que furent plus tard les assemblées. En mars 58, 20 000 mi-
neurs se mirent à nouveau en grève pour des augmenta-
tions de salaire, Franco répondit par le lock-out et l’état
d’exception dans toutes les vallées minières. 200 délégués
de puits furent arrêtés. En 63, où les grèves se relayaient
dans les mines asturiennes, Franco cette fois répondit par
la déportation de 300 mineurs.
Une autre spécificité de la région tient à l’évolution locale
de l’UGT. L’UGT, qui s’appuyait sur la tradition de lutte
dans les mines, était le syndicat le plus implanté en Astu-
ries. Mais, depuis que le PSOE est au pouvoir, et l’UGT à
ses ordres, sa disparition en tant que principal syndicat ou-
vrier, a laissé dans les Asturies un magnifique vide syndi-
cal, qui, s’il doit tourner la tête à de nombreux apprentis
bureaucrates, a déblayé le terrain en facilitant le bavardage
pratique — sans intermédiaire — entre les prolétaires.
En 84, à une époque où le mouvement des assemblées des
années 76 à 78 a reflué en Espagne, les ouvriers de Gijon
ont eu le grand mérite de replacer cette forme d’organisa-
tion de la communication au centre de leur lutte, jusqu’au
printemps 85, la conduite de cette lutte s’est élaborée en
assemblée en tant qu’organe souverain et décisif. 2. Un simulacre d’enter-
Les ouvriers qui se battaient déjà depuis des mois, et dres- rement permit à un petit
rassemblement de traver-
saient des barricades devant leurs chantiers respectifs, ser la ville au nez et à la
étaient amenés à se retrouver régulièrement dans les af- barbe des flics alors que
frontements. Plus ces affrontements se répétaient, et plus des cercueils (symbolisant
la mort de la navale) por-
les combattants ressentaient le besoin de se retrouver en- tés sur les épaules étaient
semble, hors de la zone des chantiers, ils finissaient tou- remplis de pneus qui ser-
jours par céder devant l’intense pression des flics. Pour virent à l’issue de la pro-
cession à incendier les
donner plus d’efficacité à la lutte qu’ils menaient quasi portes de l’Hôtel de Ville.
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OS CANGACEIROS N° 2

quotidiennement, ils décidèrent de tenir une assemblée unique qui les réunirait
tous deux fois par semaine. Pour cela, ils prirent une salle de cinéma désaffectée
située en plein centre-ville, à l’intérieur de la casa del pueblo un bâtiment appar-
tenant normalement aux syndicats.
Se tenant une fois pour toute à l’extérieur des chantiers, l’assemblée brise la dé-
pendance des ouvriers à leur lieu de production. Et elle est ouverte à tous. Y par-
ticipent des ouvriers d’autres secteurs industriels, quelques mineurs des bassins
miniers proches, des jeunes des centres de formation professionnelle et des lycées
techniques, des chômeurs, et finalement n’importe quel prolétaire.
D’emblée, l’assemblée rompt avec le corporatisme syndical. Il n’y sera question,
entre les participants discutant directement entre eux, que du devenir de la lutte
en cours, de ses conséquences sur la vie de chacun, du rôle néfaste qu’a pu jouer
tel ou tel syndicat sur telle ou telle action. En ce lieu, il sera peu question des né-
gociations ou de l’état des négociations avec le gouvernement. Cette tâche est
délibérément laissée hors de l’assemblée aux représentants syndicaux.
L’assemblée à Gijon a su se donner des conditions de libre parole : chacun peut
y intervenir sans avoir à se justifier d’une quelconque étiquette. On y parle en
son nom propre, et chaque personne présente peut être interpellée et doit ré-
pondre en public, ce qui change radicalement de tant de conflits où les bureau-
crates interdisent aux non-délégués de s’exprimer. Tous les votes se font à main
levée et non à bulletin secret, ainsi le rapport de force est rendu visible tout au
long des débats. Ces débats d’ailleurs ne traînent jamais en longueur. Il s’agit le
plus souvent de critiquer les actions menées les jours précédents et de chercher
un accord sur ce qu’il conviendra de faire dans les prochaines interventions dans
la rue. Il faut retenir ce principe essentiel, qu’il n’y a pas de séparation entre l’as-
semblée et la rue où vont se transporter la quasi-totalité des participants à la fin
des débats (soit environ 300 à 400 personnes à chaque fois).
C’est donc l’assemblée qui poursuit sa propre action dans la rue. Tout le temps
que dureront les affrontements avec les flics, les différentes actions contre les
banques, les bus, etc. l’assemblée ne perdra jamais l’initiative. Cette cohérence
permet une stratégie qui a pour principe d’être toujours offensive, de choisir, en
dehors de toutes directives extérieures, le moment, le lieu et les méthodes les plus
appropriés à faire le mal.
Comme au moment fort des assemblées de la fin des 70’, il n’y a pas à Gijon de
coupure entre la discussion, la décision, et l’exécution pratique, seule l’époque
a changé.
Après chaque sortie dans la rue, bi-hebdomadaires elles aussi comme le sont les
assemblées, les gens se retrouvent à nouveau, même par petits groupes, pour dis-
cuter de la tournure qu’ont pris les choses, décider d’une nouvelle ligne de
conduite à débattre lors de la prochaine assemblée. Ainsi, l’assemblée n’a de
comptes à rendre qu’à elle-même. D’ailleurs, les bureaucrates qui y traînent se
gardent bien lorsque le public est réuni de critiquer les méthodes employées.
L’assemblée à Gijon a concentré sur elle l’intérêt public. Elle a propagé un goût
offensif chez ceux qui, même s’ils ne sont pas immédiatement concernés par les
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Hommage aux Asturies 157

licenciements, partagent l’envie de se battre des ouvriers des chantiers les plus dé-
terminés. Cet état d’esprit d’insubordination qui sort renforcé de l’assemblée
trouvera de belles issues hors du secteur naval. Ainsi, fin janvier 85, le Centre de
Formation Professionnelle d’Oviedo sera détruit par un incendie volontaire, de
toute évidence commis par les lycéens de ce centre qui fréquentaient l’assem-
blée. Plusieurs voitures, un ensemble de pièces de moteur, plusieurs terminaux
électroniques furent réduits en cendres. Vers la mi-mars, à Ensidensa, une grosse
entreprise sidérurgique de Gijon, deux hommes masqués, détruisirent par le feu
la tour de contrôle d’un tapis roulant transportant l’acier. Ce sabotage fut re-
vendiqué comme un acte de solidarité avec les travailleurs des chantiers en lutte,
et eut le grand mérite par la même occasion de donner un peu de repos aux tra-
vailleurs de la boîte. Bueno ! Sans d’amicales complicités à l’intérieur de cette en-
treprise qui n’avait pas bougé pendant cette période agitée, un tel sabotage
n’aurait pu avoir lieu. À notre connaissance, jamais ce type d’initiatives indivi-
duelles ne furent considérées par l’assemblée comme des débordements de son
action — Bien au contraire !
ontrairement à ce qu’était la situation à Euskalduna, où les ouvriers se

C servirent de leurs chantiers comme d’un camp retranché, les combattants


de Gijon, dès le départ des affrontements, ont joué sur la mobilité. De-
vant les entrées de chaque chantier situées dans la même avenue, s’édifiaient dans
la bonne humeur et une décontraction toute espagnole plusieurs barricades,
constituées de morceaux de grues, de traverses de chemin de fer, ou le plus sou-
vent de centaines de pneus aspergés d’essence et incendiés. Cette artère a une
grande importance stratégique pour Gijon, puisqu’elle dessert directement le
centre-ville. Quand l’assaut policier se faisait trop pressant, l’on se précipitait sur
la barricade constituée pendant ce temps devant le chantier suivant et ainsi de
suite tout le long de l’avenue. La zone des affrontements se trouvait dans les quar-
tiers ouvriers traditionnels et les combattants pouvaient s’y fondre sans peine.
Il y a quelques mois, alors que les escarmouches se déplaçaient vers les immeu-
bles proches d’une énorme ZUP « La Calzada », la police reçut de la part de ses
habitants de tous les âges un accueil mérité. Des fenêtres partaient nombre d’ob-
jets ménagers sur les crânes casqués. Une ménagère nous assura avoir vu tomber
de plusieurs étages une grosse bouteille de gaz sur la tronche des flics.
Les ouvriers et ceux qui se joignaient à eux, surent garder pendant l’année pas-
sée l’initiative de l’affrontement. Souvent, des barricades disposées dans le quar-
tier des chantiers étaient soutenues par d’autres actions dans d’autres endroits
de la ville. Ainsi, au mois de février 85, l’une des dernières fois où un assaut très
violent de la police était donné contre des combattants réfugiés à l’intérieur d’un
chantier (les deux guérites de l’entrée furent totalement déchiquetées par l’in-
tensité du tir de balles en caoutchouc), d’autres groupes intervenaient en soutien
logistique en brûlant au même moment plusieurs wagons de deux trains sta-
tionnés dans la gare, pendant que d’autres encore disposaient des barricades en-
flammées dans le centre-ville. Au même moment, des jeunes attaquaient un
fourgon de flics à coups de pierres.
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OS CANGACEIROS N° 2

Plus récemment, au printemps 85, alors que de sérieux affrontements se dérou-


laient encore autour d’un chantier, des ouvriers qui se trouvaient en ville réqui-
sitionnèrent des autobus pour aller en renfort des combattants.
Et l’on vit l’apparition d’une arme redoutable, un mini bazooka artisanal, qui ser-
vait à renvoyer contre les flics les balles en caoutchouc, avec une violence et une
précision démultipliées.
La mobilité des combattants portait régulièrement les affrontements dans le cen-
tre-ville, où les interventions diverses se faisaient par petits groupes — la plupart
constitués de ceux qui sortaient de l’assemblée. La rapidité des actions dont gé-
néralement les banques, les vitrines de bijouterie... avaient à pâtir, rendait extrê-
mement délicate la tâche de la police. La présence de nombreux passants gênait
considérablement les charges policières et les tirs de balles ou de gaz. Cette mo-
bilité servait de protection aux attaquants. Ce que ne comprit pas une bigote fixée
à son prie-dieu dans une église et qui reçut une balle en caoutchouc dans la tête.
Faut-il le préciser, cette liberté de mouvement allait de pair avec une vivacité
d’esprit qui sera toujours présente dans les moments qui exigeaient le maximum
d’unité tactique et de détermination. Nombreuses furent les arrestations, mais
elles ne durèrent jamais plus que le temps d’une garde-à-vue tant la pression en
ville pouvait être maintenue avec force. Ainsi une belle soirée de février 85 où
les « assaillants » rejoints par plusieurs jeunes attaquèrent les agences bancaires
en incendiant les entrées à l’aide de pneus et de cocktails molotov, l’un d’entre
eux notoirement connu dans ces luttes se fit arrêter. Quelques heures plus tard
se constituait un regroupement de 400 personnes qui partit encercler la prison
sévèrement gardée, pour exiger la libération du prisonnier. Une menace qui n’al-
lait pas tarder à prendre une forme parfaitement lumineuse se fit pressante : « si
sa libération n’avait pas lieu dans les heures qui suivaient, 2 autobus seraient brûlés,
4 le lendemain, 6 le surlendemain, et ainsi de suite... ». La première partie de la
menace fut sur le champ suivie d’effets. Deux autobus brûlèrent dans des quar-
tiers différents de la ville. Il faut préciser qu’à cette époque près d’une quinzaine
d’autobus avaient déjà été totalement détruits par le feu. Le lendemain à midi,
notre homme retrouvait sa liberté.
Les ouvriers de Gijon ont toujours eu le souci de faire connaître leur lutte, au
moins dans les Asturies. C’est toujours dans la bonne humeur qu’ils allaient oc-
cuper les studios de la télé régionale à Oviedo à qui ils reprochaient de faire le
silence sur leur lutte. Une autre fois, ils sabotèrent un match de football de haut
niveau diffusé dans toute l’Espagne : la course folle sur le terrain d’un jeune por-
celet très en forme donna du fil à retordre aux joueurs visiblement plus habitués
à maîtriser un ballon rond. Au porc succéda une série de poulets. Le tout fut
conclu par une pluie de clous qui rendit difficile la poursuite du match pendant
qu’apparaissaient sur l’écran des banderoles à propos de la lutte menée à Gijon.
Un autre jour, c’est une partie d’un navire en construction préalablement découpé
au chalumeau qui fut déposé dans le centre-ville pour y obstruer la circulation.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 159

Hommage aux Asturies 159

i l’existence de l’assemblée développe un état d’es-

S prit anti-bureaucratique, les ouvriers de Gijon qui


s’y retrouvent, ne rejettent pas franchement les dif-
férentes représentations syndicales. Les représentants syn-
dicaux, s’ils ne sont pas interdits de séjour à l’assemblée,
n’y interviennent qu’à titre individuel, ou pour exposer
le seul sujet où ils sont experts : l’état des négociations en
cours avec le gouvernement. Sur le reste, ils n’osent in-
tervenir. À aucun moment ils n’ont un rôle d’encadre-
ment de l’assemblée, ils suivent, ou non d’ailleurs, les
décisions prises par l’assemblée. Ils ne donnent pas de
consignes, mais des avis.
Généralement, à ces assemblées, sont présents les repré-
sentants des CCOO, de la CNT et du CSI (courant syn-
dical des gauches). L’UGT, elle, n’ose pas s’y montrer.
Aujourd’hui, le rôle de l’UGT consiste à faire appliquer
dans les entreprises les plans de reconversion 3. Tout sera
dit sur son compte lorsqu’on saura que nombreuses sont
les ordures des syndicats verticaux franquistes qui s’y sont
reconverties lui fournissant un encadrement compétent et
expérimenté. Qu’ils crèvent ! D’ailleurs on leur mène la
vie dure là-bas. Au début de l’année 85, à Vigo en Galice,
des délégués UGTistes ont été poursuivis dans leur local
par une centaine d’ouvriers qui voulaient leur casser la
gueule. Leur bureau a été totalement détruit, les fenêtres
gardées largement ouvertes pour que « tout le monde puisse
profiter du spectacle ». À El Ferrol, en février 85, une par-
tie du logement d’un éminent représentant UGTiste fut 3. Plus généralement,
détruit par un incendie volontaire. elle se charge de faire
À Santander à la même époque, plusieurs représentants appliquer l’ensemble des
décrets gouvernemen-
de l’UGT se sont fait casser la gueule alors qu’ils se mon- taux. Ainsi en Andalou-
traient dans une manifestation. Pour en finir quant au sen- sie, en décembre 84,
timent que ces cloportes peuvent inspirer, citons la l’UGT a envoyé ses mili-
tants dans les cam-
décision du Gouverneur civil de la Coruna de faire béné- pagnes de la région de
ficier les dirigeants du PSOE et de l’UGT « d’une protec- Cadix afin de dresser des
tion particulière de la part de la police contre des actes listes nominatives de faux
chômeurs. 3 273 journa-
terroristes qui s’attaquent à la convivialité sociale ». liers se sont vus suppri-
Quant à la folklorique CNT, dont le nombre d’adhérents mer leur allocation
mensuelle (environ 200 F,
ne doit pas dépasser les trois dizaines sur Gijon, sa pré- une misère !), sur dénon-
sence se limite à se faire la plus discrète possible. Sa rai- ciation ugétiste auprès de
deur idéologique l’a étranglée au point de lui faire perdre l’Instituto Nacional de
Empleo de la province.
l’usage de la parole, ce dont personne ne se plaindra. D’au- De plus, ceux-ci sont
tant plus qu’elle réussit cette prouesse de se faire à jamais condamnés à rembourser
discréditer aux yeux des assembléistes, lors d’affronte- à l’État les sommes « irré-
gulièrement » perçues
ments qui eurent lieu en mai 85. Un jour, des ouvriers jusqu’alors.
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OS CANGACEIROS N° 2

furent contraints, poursuivis par les flics, de se réfugier dans la « Casa del Pueblo »
où se tiennent habituellement les assemblées. Alors que la bataille faisait rage et
que les flics subissaient un bombardement intensif de projectiles du haut des
toits, des membres de la CNT se calfeutrèrent à l’intérieur de leur local qui se
trouve dans ce même bâtiment, et refusèrent d’ouvrir les portes à ceux qui étaient
pris en chasse par la police. Après cela, difficile de paraître en public !
Les bureaucrates des CCOO, à l’assemblée de Gijon, ont un pied dedans et un
pied dehors en permanence. S’ils passent l’essentiel de leurs interventions à fus-
tiger l’action de l’UGT, c’est parce que c’est le seul terrain d’accord qui leur reste
avec l’assemblée. Ils ne peuvent aborder autre chose sans inspirer défiance et quo-
libets. Les staliniens se débattent entre la nécessaire image de représentativité des
travailleurs qu’ils veulent garder aux yeux du gouvernement et la nécessité de ne
jamais devoir se couper définitivement de ceux qui constituent la base dyna-
mique de l’assemblée. Situation très inconfortable (jamais assez, certes !). Et puis
le récit de leurs crapuleries dans plusieurs conflits ou événements récents circule
de bouche à oreille. Ainsi, on parle souvent de leur intervention à Madrid où, le
15 décembre 84 , un jour de grève générale du secteur naval, ils ont empêché des
manifestants de s’attaquer au congrès national du PSOE qui se tenait ce jour-là
dans la même ville, quelques rues plus loin.
Si les staliniens ont adopté pendant si longtemps à Gijon une position officielle
de refus de l’inscription au FPE, c’est uniquement pour pouvoir rester dans un
mouvement qui les refusait de plus en plus. Le responsable local CCOO pour la
métallurgie, désapprouvant les méthodes employées par les ouvriers, fut contraint
de démissionner en février 85. Il déclara : « Ce type d’actions, brûler des autobus,
des wagons de la RENFE (SNCF espagnole), sont des pratiques interdites dans les
CCOO depuis toujours parce qu’elles renforcent l’isolement du syndicat... Il faut que
le progrès aujourd’hui et le socialisme demain se fassent en construisant et en pro-
duisant, non en détruisant ». Qu’il crève aussi.
Le CSI aura eu pendant toute cette période un rôle particulier. Le CSI est l’un
de ces néo-syndicats, de plus en plus nombreux en Espagne, qui se sont formés
au début des 80’, à l’issue du reflux du mouvement des assemblées 4. On trouve
souvent à l’initiative de la création de ce type de courant d’anciens gauchistes,
voire d’anciens assembléistes reconvertis dans l’activisme syndical.
La plupart des militants du CSI viennent des Commissions Ouvrières, avec les-
quelles ils ont rompu, leur reprochant leur fonctionnement « trop bureaucratique »
et leur participation ouverte à la gestion des affaires de l’État. Depuis 81, le CSI
est organisé en syndicat autonome. Il s’est donné ses propres statuts, où il se dé-
finit lui-même comme anti-hiérarchique et détaché d’un centralisme bureautique.
Il a des délégués élus dans les comités d’entreprise, ce qui l’amène à participer à
l’habituelle concurrence que se livrent entre eux les syndicats dans le cours des
négociations. Le CSI réunit dans les Asturies environ 2 000 membres, principa-
lement répartis dans les chantiers navals, mais aussi dans les mines, la sidérurgie...
Il défend une position de « syndicat de base », de « syndicat de lutte » qui s’est il-
lustré tout au long du conflit à Gijon en tenant un rôle d’appui logistique à l’as-
semblée. Nombre de ceux qui étaient les plus battants se retrouvaient dans les
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 161

Hommage aux Asturies 161

locaux du CSI. Tous les débats qui concernaient l’évolu-


tion de la lutte étaient ouverts à n’importe quel partici-
pant de l’assemblée à l’intérieur de ces locaux. On y
décidait en particulier des actions dures, illégales dont il ne
pouvait pas être question en assemblée pour d’évidentes
raisons de sécurité. À ce moment-là, son rôle n’était plus
celui d’un syndicat classique. Il appuyait une lutte qui se
menait chaque jour à l’initiative de l’assemblée. Le prin-
cipe de l’assemblée tire sa vitalité de son extension à d’au-
tres secteurs, d’autres assemblées 5. Le poids relatif du CSI
a tenu en grande partie à l’isolement dans lequel est restée
l’assemblée de Gijon.
À la fin du printemps 85, les trois chantiers qui devaient
disparaître, ont finalement été fermés un à un. Les droits
de ceux qui étaient au chômage s’épuisaient, on en était à
un pourcentage si bas qu’ils devenaient inutilisables (cer-
tains même ne touchaient plus rien depuis plusieurs
mois !). Les ouvriers des chantiers navals de Gijon, après
avoir combattu pendant plus d’un an contre leur inscrip-
tion au Fonds de Promotion de l’Emploi, se trouvèrent
contraints de franchir le pas, et de céder sur ce point. 4. Nous n’assimilerons
pas l’OEPB de Barcelone
Toutefois la pression qu’ils auront su exercer sur tout ce à ce type de syndicat.
qui gère et gouverne dans cette partie des Asturies, aura eu L’OEPB défend une cor-
quelques résultats concrets. À l’issue d’une période d’agi- poration particulière de
travailleurs suivant les
tation qui venait de s’étendre à la plupart des régions por- principes assembléistes
tuaires et industrielles du Nord de l’Espagne, il fallait qu’il s’est donné dans ses
pour l’État en finir avec le climat d’insubordination créé statuts. L’OEPB joue aussi
un rôle de cogestionnaire
par les ouvriers des chantiers de Gijon, et faire en sorte du travail portuaire. À
qu’une fois leurs droits au chômage épuisés, les trublions cause de la spécificité du
soient bien traités, qu’ils n’aient pas envie de se remettre travail de docker, les
membres de l’OEPB sont
à l’agitation de nouveau. amenés à avoir une ou-
Les récents inscrits au FPE bénéficient de conditions re- verture sur le monde. Ils
disposent de nombreux
lativement correctes, si l’on compare par exemple au sort contacts aussi bien dans
qu’ont subi en France depuis la fin des 70’, les victimes les ports espagnols que
des différentes modernisations industrielles. Aujourd’hui, dans le reste du monde.
Ce qui les différencie déjà
un ouvrier inscrit au FPE à Gijon, touche pendant trois pratiquement de tous ces
ans et sans rupture de contrat avec son entreprise un salaire courants néo-syndicaux
d’environ 1 500 F supérieur à celui qu’il avait quand il tra- qui sont incrustés dans
leur région et n’en sortent
vaillait. Le FPE doit lui trouver un emploi du niveau de sa que pour unifier politique-
capacité professionnelle durant cette période de trois ans, ment leur action locale.
à une distance maximum de 25 km de Gijon. 5. En octobre 84, deux
bus d’ouvriers galiciens
Ceux que nous avons pu voir récemment là-bas nous venus soutenir l’assem-
confiaient que si cette perspective de rester 3 ans sans tra- blée de Gijon furent in-
vailler était loin de leur déplaire, les manifestations de- terceptés par la police
militaire et durent re-
vraient reprendre à la rentrée, car ils s’attendaient à ce brousser chemin.
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OS CANGACEIROS N° 2

qu’un tel contrat se retourne contre eux, dès que la pression dans la rue serait re-
lâchée. Ils ajoutaient qu’il y aurait toujours la possibilité de refaire ce qu’ils
avaient déjà fait en octobre 84, où ils étaient allés à 300 attaquer la mairie sacca-
geant portes et fenêtres, où se tenait une réunion entre les représentants du gou-
vernement et les syndicats qui statuaient sur leur sort.
Alors que les luttes, à l’origine similaire, se développaient dans d’autres régions
d’Espagne, nulle part ailleurs qu’à Gijon le principe assembléiste n’a ressurgi
avec une telle clarté. Tout ce qui constitue sa force, l’idée de la publicité qui se réa-
lise, les prolétaires de Gijon la retournèrent contre tous leurs ennemis. Ils surent
renouer avec le meilleur de ce qui s’était fait en Espagne en remettant sur le tapis
quelques vérités universelles : rien à attendre des syndicats, de la négociation, ni
du recours à la légalité.
Notre force réside dans ce qui devient.

Vincente Kast, Adriana Valiadis

BILBAO tiennent à distance avec des lances à eau de


LA BATAILLE D’EUSKALDUNA forte pression. Les billes d’acier et les écrous vo-
lent en tout sens. Le 9 novembre, la violence des
combats fait 50 blessés dont six flics. Le 12, six
À la même époque, fin 84, se déroulait dans le
blindés prennent position devant l’entrée afin
secteur naval à Bilbao une lutte violente contre la
d’empêcher de sortir les petits groupes d’ou-
fermeture des chantiers, mais qui prit une tour-
vriers armés de cocks et de pierres qui partent
nure différente de celle menée à Gijon.
en petits commandos attaquer les flics dehors.
À Bilbao, principalement au chantier d’Euskal-
Le 14 novembre, une assemblée essaie de se
duna, l’occupation du chantier de septembre à
tenir à l’extérieur, devant les chantiers, réunis-
décembre 84 marqua les limites du conflit aux
sant les ouvriers les plus combatifs et de nom-
murs de l’entreprise, malgré quelques tentatives breuses personnes venues leur prêter mains
pour en sortir, des ouvriers les plus combatifs. fortes. Elle est immédiatement balayée par un
À Euskalduna, le principe actif de l’assemblée violent assaut policier. Cette assemblée, si elle
n’a pas pu s’imposer. Celle qui s’y tenait s’ap- avait pu se tenir, aurait assurément porté l’agita-
parentait plus à un comité d’occupation tel qu’on tion aux autres chantiers et aux autres quartiers
a pu en connaître dans de nombreux conflits in- de la ville, et brisé l’isolement des ouvriers
dustriels. Elle était en principe ouverte à tous, d’Euskalduna ; ce que surtout craignait la police.
mais qui d’autres que les ouvriers des chantiers À partir de ce moment-là, le chantier fut en per-
allaient participer à une assemblée qui jusqu’au manence assiégé par les flics qui ont pour
bout se tint à l’intérieur des chantiers ? La pré- consigne d’isoler définitivement les ouvriers
sence tolérée en assemblée d’un comité de combatifs du reste de la ville. Les ouvriers le sa-
grève, composé principalement de bureau- vaient si bien qu’ils baptisèrent eux-mêmes leur
crates syndicaux et qui n’était autre que l’ancien chantier « le camp de concentration ». La vio-
comité d’entreprise, pesa lourdement sur le dé- lence extrême qui s’ensuivit surgit du besoin
roulement du conflit et contribua tout du long à d’ouverture, de bavardage pratique dont l’ob-
son isolement. jectivation fut sans cesse reportée par la pres-
À partir du mois d’octobre 84, des affrontements sion policière, et combattue à l’intérieur dans
très violents ont lieu aux abords du chantier. Des l’assemblée par le comité de grève. Et il en fut
autobus sont mis en travers des rues pour for- ainsi jusqu’à la fin.
mer des barricades. Toutes les voies d’accès au Au fur et à mesure que les combats se durcis-
chantier, le pont de Duesto, les rues, les voies sent, de nouvelles armes sont inventées : des
ferrées sont bloquées par les combattants. Les lance-fusées qui envoient des projectiles plom-
blindés et fourgonnettes des flics sont attaqués bés, un mini tank qui sert de bouclier dans les
aux cocktails molotov. Les ouvriers les main- assauts contre les flics... Deux énormes ventila-
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 163

Bilbao : La bataille d’Euskalduna 163

teurs sont mis en service pour renvoyer contre quand ceux-ci risquaient de se rejoindre, alors
les porcs la fumée des gaz lacrymogènes. la police chargeait.
Mais, très vite, il apparut pour les flics que la Ce furent le plus souvent des prolétaires iso-
seule manière d’anéantir la résistance des ou- lés qui s’allièrent aux ouvriers assiégés. Ou
vriers, c’était d’en finir avec l’occupation, d’au- quand parfois des ouvriers venaient d’autres
tant plus que de nombreuses personnes se entreprises (comme les travailleurs des trans-
massaient régulièrement à l’extérieur pour as- ports ou ceux des entreprises de sous-trai-
sister aux combats. Les flics lancèrent plusieurs tance des chantiers), c’est uniquement de leur
attaques successives pour investir les chantiers. propre initiative qu’ils le faisaient, sans
Le 23, les flics donnent un ultime assaut et en- consignes syndicales.
trent dans le chantier, mitraillettes et pistolets au En tolérant l’existence d’un comité de grève qui
poing. À cause de l’extrême brutalité de l’assaut, ne représentait que les intérêts des bureau-
un ouvrier meurt d’une crise cardiaque. Un autre crates, les ouvriers d’Euskalduna étaient aussi
prend une balle dans le thorax, un troisième est combattus de l’intérieur.
grièvement brûlé par l’explosion du cock qu’il C’est précisément à l’intérieur que se passaient
portait. Un flic est écrasé par une poutrelle les agissements les plus ignobles du comité de
d’acier lancée du toit. Le chef de la police dé- grève. Ainsi, il est étrange de voir que ceux qui
clara par la suite, que lorsqu’ils pénétrèrent sur se battaient aient toléré plus longtemps les re-
le chantier, ils furent « agressés » par des présentants des CCOO qui, au lendemain d’af-
plaques de métal, des poutres métalliques, des frontements extrêmement violents avec la
brouettes lancées des toits, des cocktails molo- police, proposaient en assemblée « d’interdire
tov. Fort heureusement, 43 de ces porcs furent l’usage du lance-pierres ».
blessés, mais il y en aura 50 chez les ouvriers.
De la même manière, furent entérinées ces
À Euskalduna, la tension était permanente entre consignes désarmantes du comité de grève qui
les ouvriers les plus combatifs et le comité de réussit à faire rentrer la moitié des ouvriers à leur
grève, tandis que les autres consacraient l’es- poste de travail, alors même qu’il y avait encore
sentiel de leur force à préparer la défense mili- des affrontements contre les flics tout autour des
taire des chantiers – ce qu’ils firent avec
chantiers. Et cela dans le seul but d’accentuer
beaucoup d’énergie – mais, comme ils n’étaient
la division entre les ouvriers, et décourager ceux
pas sans l’ignorer, sur ce terrain, la police fini-
qui continuaient à se battre.
rait par l’emporter.
Le comité de grève allait même survivre à ce
Le noyau de 300 personnes qui se battit pendant
qui dans n’importe quelle guerre est assimilé à
un mois quotidiennement contre les flics, n’eut
de la trahison pure et simple. Il organise un
jamais totalement l’initiative dans l’assemblée,
groupe de 300 personnes, qui en Angleterre se-
comme il l’avait pourtant entièrement dans les
raient assimilés à des scabs, pour empêcher
combats. Le comité de grève s’en tenait à faire
les piquets de grève de protéger les barricades
de la propagande, répétant inlassablement des
qui protégeaient l’entrée des chantiers.
mots d’ordre abstraits d’appel à « l’unité de la
classe ouvrière ». Le rôle lui était laissé d’orga- Fin novembre, un ultimatum est lancé aux ou-
niser la coordination avec les autres chantiers vriers : ils ont 15 jours pour s’inscrire au FPE,
qu’il appelait à d’inoffensives manifestations syn- le délai passé, ils seront licenciés sans in-
dicales. C’est le principe même de la commu- demnités. Le chantage s’avère efficace, beau-
nication qui lui était abandonné. Ainsi, la coup craignent de se retrouver au chômage
coordination inter-entreprises était totalement s’ils s’entêtent à poursuivre, mais surtout beau-
laissée aux mains des différentes bureaucraties coup sont harassés par la guerre de position
syndicales. Et quand on connaît l’importance du qu’ils ont menée. Il leur était difficile de se bat-
secteur industriel à Bilbao, le nombre d’entre- tre plus sauvagement et plus longtemps en-
prises concentrées dans cette région, on me- core, surtout dans l’isolement dans lequel ils
sure le rôle néfaste qu’elles ont pu jouer. étaient maintenus.
Au mois de novembre 84, syndicats et police Fin décembre, en assemblée, tous se plièrent à
se sont à plusieurs reprises partagés le travail la décision générale de s’inscrire au FPE, allant
pour éviter que les manifestations des ouvriers dans le sens de ce qui était depuis longtemps
des trois chantiers navals (qui se trouvent à inéluctable, et qu’un processus mondial leur im-
trois extrémités de la ville) ne puissent faire la posait : la fermeture des chantiers.
jonction. Les syndicats faisaient manifester les Mais eux aussi pourront affirmer qu’au moins ils
ouvriers dans leurs quartiers respectifs, et se sont bien battus.
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OS CANGACEIROS N° 2

« L’ASSEMBLÉE EST NOTRE


ARME FONDAMENTALE »
Les émeutiers de Forjas Mavens, printemps 76
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L’assemblée est notre arme fondamentale 165

epuis la fin de la guerre civile, une idée devenue pratique fait son chemin

D en Espagne. Dès les premières grèves sauvages sous le franquisme, les pro-
létaires espagnols se sont organisés en assemblée. Si l’on peut en trouver
l’origine dans une tradition libertaire chère aux Espagnols, elle ne peut expli-
quer à elle seule l’émergence de la pratique assembléiste dans le mouvement so-
cial de ce pays. Les conditions qui ont présidé à l’écrasement du mouvement
révolutionnaire espagnol ont contraint les prolétaires à se donner des formes de
lutte spécifiques, à défendre l’idée de l’assemblée comme seule organisation pos-
sible de la communication, sans laquelle ils ne pouvaient agir.
C’est essentiellement le travail qui rattache les pauvres à la société civile, mais
sous Franco, c’était brutalement, sans intermédiaires, sans marchandages ni négo-
ciateurs. C’est la mise au travail forcé qu’il avait imposé à toute l’Espagne. Comme
l’affirment encore aujourd’hui de nombreux espagnols : « il fallait travailler, mais
pour rien ». Peu de choses ont filtré de cette époque, l’État franquiste imposant le
silence sur l’insubordination quasi-permanente, en même temps qu’il cherchait à
imposer la terreur. À différentes reprises, ce fut la guerre ouverte contre l’État, l’ar-
mée dut s’emparer des rues, pour éviter que la population elle-même ne s’en em-
pare. La masse des travailleurs était soumise à des conditions d’exploitation
draconiennes, et le mépris avec lequel elle était traitée, était sans limites.
En Espagne, plus que nulle part ailleurs, les formes de représentativité politique
ont été mises à mal. Plus qu’ailleurs, ce qui parle et se meut au nom de la léga-
lité a trouvé peu d’écho chez les pauvres. Des leçons tirées d’un affrontement di-
rect et permanent pendant près de 40 ans contre l’État, les prolétaires espagnols
en ont déduit une nécessité subjective de communiquer entre eux sans intermé-
diaires. La pratique assembléiste de réunion, discussion, de décision au moment
d’une grève constitue tout le contraire du recours systématique à la médiation
syndicale, et en cela contient une richesse spécifique aux luttes sociales en Es-
pagne. L’assemblée est un « instrument de lutte, un extraordinaire forum d’agita-
tion, l’assemblée rend possible la participation active de tous les travailleurs dans les
décisions » ( Accion comunista, avril 65).
Ailleurs dans le monde, ou du moins en Europe, il y a eu de nombreuses grèves
sauvages, avec assemblées ou conseils d’usine, mais jamais la communication ne
s’est organisée systématiquement de manière clandestine et autonome comme
dans les assemblées espagnoles.
Lorsqu’un conflit éclate, les prolétaires espagnols ont toujours dans la tête l’idée
de l’assemblée. Ceci se traduit encore aujourd’hui par une défiance historique à
l’encontre du syndicalisme. On n’entendra jamais un ouvrier espagnol dire,
comme on a pu l’entendre en Angleterre de la bouche de gens pourtant très com-
batifs : « Le syndicat, c’est nous ! », « Tout le pouvoir aux assemblées », disait-on en
76/77 dans les multiples grèves assembléistes qui éclataient dans toute l’Espagne.
En assemblée, tout ce qui est dit et fait appartient au public. Le public, c’est
d’abord le public au moment où il se constitue, c’est de sa propre réflexion qu’il
puise sa force et son besoin de s’étendre en se généralisant à la société toute entière.
De 76 à 78, les assemblées se sont généralisées en Espagne, elles se sont formées
pour imposer un rapport de force au reste de la société.
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OS CANGACEIROS N° 2

out au long des années 30, la bourgeoisie en Espagne en est encore à es-

T sayer de faire sa propre révolution. Trois obstacles s’opposent au projet


de la bourgeoisie de créer un État démocratique suffisamment fort : la
concurrence à laquelle se livrent entre elles les différentes bourgeoisies régio-
nales, l’Espagne conservatrice et latifundiaire accrochée à ses privilèges tradi-
tionnels et hostile à toute ouverture sur le marché mondial, et un mouvement
ouvrier particulièrement rebelle. La république espagnole est faible. L’État es-
pagnol en est encore à espérer concentrer sur lui l’intérêt général. Les différentes
bourgeoisies libérales s’attaquent en ordre dispersé à l’Espagne traditionnelle
dont les intérêts sont depuis toujours protégés par l’armée. Pour elles, une seule
solution : faire participer les pauvres à la défense de ses propres intérêts — c’est
ce à quoi elles vont s’atteler, recevant l’appui attendu des bureaucraties syndi-
cales. La CNT, dès 37 prônera la « syndicalisation de la production », c’est-à-dire
la cogestion de la république bourgeoise. Le mot d’ordre CNTiste « d’abord ga-
gner la guerre, la révolution ensuite », sera repris immédiatement par la bourgeoisie
qui y retrouve tout son intérêt : faire taire la révolution, puis lier le sort des pau-
vres à son propre sort.
Avec la victoire du franquisme, le projet démocratique de la bourgeoisie libérale
de reconnaître aux pauvres une participation à la société civile, va être repoussé
pour plusieurs décennies. La société civile et l’État se retrouveront confondus
dans la bureaucratie phalangiste. Sous Franco, il n’est reconnu aux travailleurs au-
cune existence civile. Ils n’ont aucun droit, seulement le devoir de travailler.
L’État franquiste survivra grâce à un apport massif de capitaux venus des démo-
craties occidentales. En échange de ces investissements, il garantissait l’ordre, la
stabilité sociale qu’il se chargeait d’assurer par la force militaire. C’est la fraction
technocratique, moderniste de l’État, les membres de l’Opus Dei qui, dès 1957,
furent les maîtres d’œuvre du développement industriel. Ils s’opposèrent par leur
projet de modernisation du Capital aux réflexes d’autarcie encore en vigueur
dans la classe politique, mais s’accommoderont très bien au régime franquiste
puisqu’ils avaient besoin d’un État fort. Ainsi, c’est avec la plus grande rigueur
qu’ils imposèrent leur plan de développement. Une loi contre la grève fut votée,
le plafond des salaires maintenu très bas (déjà en 39, l’État franquiste avait ramené
les salaires à ceux de 36), afin de faire de l’Espagne un véritable paradis pour les
capitaux, en attirer toujours plus.
Dans les années 50 et 60, les luttes ouvrières prennent nécessairement la tour-
nure d’un conflit social ouvert contre l’État. Sous le franquisme, n’existe pas
la médiation du Droit entre le travailleur et la société civile. L’État concentre
sur lui l’activité politique et donc syndicale. Ces conditions vont elles-mêmes
déterminer une forme d’organisation des travailleurs spécifique du mouvement
social espagnol.
Tout l’arsenal juridique dont se munissent les démocraties occidentales, et qui va
aboutir à l’intégration du mouvement ouvrier à la société civile, ne se développe
pas dans l’Espagne fasciste. Sous Franco, il n’existe ni droit au travail, ni droit
d’association pour les ouvriers, ni droit de grève, et ceux dont le rôle est habi-
tuellement de revendiquer et défendre ces droits, les syndicats, n’ont eux-mêmes
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L’assemblée est notre arme fondamentale 167

pas le droit d’exister. La grève est illégale, considérée comme acte de guerre contre
la société civile et réprimée comme tel. Les travailleurs quand ils s’organisent
pour une grève, sont traités par l’État en ennemis intérieurs auxquels il faut ap-
pliquer les lois de la guerre.
Fin 61 par exemple, des ouvriers occupent les ateliers du chemin de fer à Beas-
sain au Pays Basque. Deux jours après, la Guardia Civile intervient pour les faire
évacuer et tire. Toute la population de la ville se soulève alors. Une importante
vague de grève comme il n’y en avait pas eu depuis 25 ans envahit le pays, prin-
cipalement dans les chantiers navals de Bilbao et dans les Asturies. De nom-
breuses augmentations de salaire sont concédées. Par contre, l’état d’exception est
déclaré dans le Nord du pays, et des « droits spéciaux » accordés aux flics. Après
de nombreuses arrestations, une loi interdit notamment de changer de domicile
pendant deux ans.
Comme la grève est illégale, l’ouvrier qui se met en grève est hors-la-loi. Il est
considéré comme un bandit. Nombreuses sont les assemblées de grévistes qui
doivent se tenir clandestinement dans les forêts, ou la montagne.
Les travailleurs ne se soucient pas du Droit, ils n’ont rien à en attendre. Alors que
la grève est illégale, ils y ont sans cesse recours, massivement. En 58, par exemple,
après le licenciement de six mineurs dans les Asturies pour cause de « production
insuffisante », une vague de grèves va s’étendre à tous les centres industriels du
pays. 25 000 ouvriers à Barcelone (SEAT, Pegaso, Hispano Olivetti...), arrêtent le
travail, sans aucune revendication, hormis la solidarité avec les autres grévistes.
Les travailleurs, n’ont pas d’autre choix à l’époque que le syndicalisme d’État ou
la grève sauvage. Ils ne disposent d’aucune représentativité politique, puisque les
syndicats ouvriers sont interdits. La seule forme de représentation syndicale est
concentrée dans le CNS, syndicat vertical corporatiste créé en 40 par Franco dans
le cadre de la « charte du travail », établie sur le même modèle que celle de l’Ita-
lie mussolinienne : « À travers le syndicat, c’est l’État qui prendra soin de savoir si
les conditions économiques et de tous ordres dans lesquelles s’effectuent le travail, sont
celles qui également correspondent à l’ouvrier. » (Article 3 de la charte du travail)
Les quelques tentatives franquistes de lâcher un peu de lest dans la législation du
travail et qui évidemment succèdent à des périodes de grèves et d’agitation so-
ciale, seront systématiquement boycottées par les ouvriers qui se refusent à en-
voyer leurs délégués pieds et poings liés servir de caution à l’État. Ainsi, toutes
les réformes qui sont tentées pour intégrer les travailleurs à l’activité syndicale
du CNS échouent. Ils n’iront pas participer aux « élections libres des délégués d’en-
treprise »(loi de 57), et refuseront la proposition qui leur est faite de prendre part
aux discussions sur les « conventions collectives » (selon la loi de 58). Seuls les bu-
reaucrates syndicaux des CCOO, USO, etc., contraints à l’époque à la clandes-
tinité politique tenteront afin d’avoir quelques pouvoirs, de s’infiltrer par le biais
de ces lois dans le syndicat vertical franquiste. La lutte politique que mènent
dans ce but les syndicalistes, se développe déjà à côté de la lutte réelle que
mènent les prolétaires en s’affrontant directement avec l’État.
Sous le franquisme, tout le processus d’intégration du mouvement ouvrier à la
société civile se trouve bloqué.
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OS CANGACEIROS N° 2

Les grèves, pendant toute cette période ne sont jamais lancées à l’initiative d’un
organe politique ou syndical. Les revendications, lorsqu’il y en a, portent toujours
sur le salaire, les conditions de travail, la réintégration d’un ouvrier licencié. Elles
ne se fixent jamais un but politique. Cette activité est délibérément laissée à d’au-
tres, et toute agitation politique est systématiquement boycottée 1.
Il n’était pas question de se faire connaître, les leaders déclarés étant immédiate-
ment pris en otage et envoyés en prison, ou bien même assassinés. Il ne fallait lais-
ser aucune prise supplémentaire à la répression. Toutes les organisations
politiques étaient dans la clandestinité politique ; les travailleurs eux, durent faire
l’expérience de la clandestinité sociale.
L’État n’a pas de représentants chez les pauvres. Un vide est ainsi créé entre les
travailleurs et la société civile. C’est de ce vide que naissent les assemblées : les
travailleurs définissent par eux-mêmes les conditions de la communication. Ils ne
se donnent pas d’autre médiation que celle du libre bavardage.
En assemblée l’insatisfaction des prolétaires devient elle-même indivisible dans
l’affrontement constant qu’ils mènent contre l’État. Par exemple, en 65, dans les
Asturies, le commissariat de Mieres est attaqué au moment d’une grève. 8 000
mineurs avaient convergé de diverses localités de la région pour tenir une as-
semblée dans la maison des syndicats. La police qui avait ordre d’empêcher tout
rassemblement arrête 15 personnes. Le commissariat est pris d’assaut, mis à sac
et les 15 mineurs libérés.
À la fin des 60’ et pendant les 70’, le principe assembléiste de décision collec-
tive et sans intermédiaire va se développer et se retrouver au centre de tous les
conflits importants.
En 67, à Echevarri (Pays Basque), 560 ouvriers des Laminacion de Bandas en Frio
(sidérurgie), se mettent en grève contre la diminution des bonus et occupent
l’usine. Des assemblées se tiennent quotidiennement pendant 163 jours avec l’en-
semble de la population. La Guardia Civile finit par évacuer l’usine après de vio-
lentes bagarres. Des grèves de solidarité avec assemblées éclatent dans toute
l’Espagne (dans la métallurgie, les transports, les mines, le textile), pour des aug-
mentations de salaire ou les conditions de travail. Le 27 janvier 67, 30 000 personnes
affrontent la police au cours d’une manifestation près d’Echevarri et des ouvriers
arrêtés seront même libérés par la foule qui parviendra à désarmer les flics.
Début 72, à El Ferrol (Galice), une grève est déclenchée dans les chantiers navals
en refus de faire des heures supplémentaires. Six ouvriers sont licenciés. De vio-
lentes bagarres s’ensuivent, qui mettent les flics à nouveau en prise à toute la po-
pulation. Les affrontements s’étendent jusque dans les usines du port, et prennent
une dimension telle que la police est forcée de se retirer dans les casernes. Le 10
mars, les émeutiers sont maîtres de la ville pendant quelques heures. L’armée et
trois navires de guerre doivent contourner la ville et bloquer l’entrée du port,
craignant que les ouvriers ne s’emparent des armes présentes dans tous les arse-
naux. Après qu’ils aient été vaincus, l’état d’exception fut déclaré et les ouvriers
placés sous statut militaire, la marine faisant régner l’ordre dans les chantiers
ainsi que dans la ville.
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L’assemblée est notre arme fondamentale 169

La succession des conflits dans les 60’ et 70’ montre à quel


point la législation contre la grève est annihilée dans les
faits. Si la grève reste toujours un délit et est souvent ré-
primée durement, le recours massif et imprévisible qui en
est fait, n’a jamais pu être empêché.
C’est pourquoi, le 22 mai 1975, la réalité faisant pression,
un décret de loi légitimise le recours à la grève, afin de ten-
ter de mieux réguler le déroulement des conflits. La grève
cesse d’être un « délit en soi » à condition qu’elle ne dépasse
pas les limites de l’entreprise (afin d’éviter le débordement
dans la rue et le contact avec le reste de la population), et
qu’elle ne soit pas une grève de solidarité. Ce processus de
« libéralisation » formelle entamé par Franco juste avant sa
mort ne pouvait qu’avaliser une liberté qui se prenait dans
les faits et bien plus largement.
u cours des 70’, l’indiscipline des ouvriers allait

A toujours en s’accroissant. Les licenciements et les


sanctions étaient refusés agressivement et soule-
vaient d’interminables grèves de solidarité. Les augmen-
tations de prix provoquaient des mobilisations
importantes. Tous ces mouvements étaient réprimés vio-
lemment. La répression, lorsqu’elle s’abattait quelque
part, entraînait soit une résistance accrue qui s’étendait à
toute une population, soit elle suscitait la colère ailleurs et
le mouvement s’amplifiait. L’assemblée qui se formait
dans chaque conflit était l’élément négatif qui activait la
communication, et sur laquelle l’État n’avait aucun
contrôle. De cette agitation quasi-permanente, le Capital
espagnol commençait sérieusement à pâtir. Le nombre
considérable d’heures perdues dans les innombrables
1. Le 18 juin 59, le PCE
(à travers Radio Espagne
grèves mettait à mal de nombreuses entreprises. La chute « indépendante » émet-
des investissements sur le marché national fut brutale, sur- tant depuis Prague !!), les

tout dans l’industrie. Les franquistes, sous la pression des


cathos de gauche, les
nationalistes basques et
technocrates bourgeois, s’ils voulaient que le pays rede- catalans... s’agitant sur
vienne compétitif sur le marché mondial devaient avant l’agitation sociale des

tout anéantir la résistance au travail qui se manifestait à


dernières années, s’alliè-
rent dans un mot d’ordre
travers la multitude de grèves, sabotages, absentéisme qui de grève générale de 24h
avaient émaillé les deux dernières décennies. L’État espa- lancé dans le but de « dé-

gnol ne pouvait durablement s’imposer par la force. À par-


stabiliser le régime fran-
quiste ». Ce fut l’échec
tir de 76, il chercha à ce que les pauvres aient une total. Le seul mot d’ordre
participation démocratique à la société civile. Il avança étant « À bas Franco », la

l’idée que dorénavant, on pourrait « traiter » avec lui.


population n’était pas
prête à descendre dans
Tout cela avait été depuis longtemps préparé en coulisse. la rue et se faire massa-
La disparition de Franco tomba à pic, puisque la partie crer pour les beaux yeux
racoleurs de la politique
moderniste de l’État put faire coïncider spectaculairement et de ses dirigeants.
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OS CANGACEIROS N° 2

la mort de cette vieille ordure avec le processus de « libéralisation » du régime.


En 76, la grève était quasi-générale en Espagne. Partout des conflits éclataient,
partout des assemblées se tenaient. Les pauvres organisés en assemblée se sont en-
gouffrés dans la brèche laissée par l’État qui voulait se démocratiser, et ils ont
vite vu de quoi il en retournait. Les mesures de blocage des salaires, les licencie-
ments, l’armée toujours sur le pied de guerre, les prisons qui ne désemplissent
pas... la réalité de la « libéralisation démocratique » est vite apparue. En s’organi-
sant en assemblée, ils mirent cette réalité en échec. L’État n’avait toujours pas
d’autre recours que de réprimer violemment l’offensive qui s’affirmait dans la
rue et les usines.
La période de 76 à 78, couramment appelée « mouvement des assemblées », marque
la généralisation à toute l’Espagne de la pratique assembléiste – principalement
à partir de conflits industriels, mais aussi étendue à l’ensemble des conflits so-
ciaux, qui prirent souvent dans cette période des formes de guerre ouverte contre
l’État, et dans laquelle travailleurs, jeunes ou chômeurs-à-vie se sont retrouvés.
Le coup d’envoi d’une grande vague de grèves est donné début janvier 76 par la
grève qui se déclenche au métro de Madrid. Les dépôts sont occupés mais la
troupe expulse. Des assemblées se tiennent dans des églises. La grève s’étend à
tous les secteurs de la ville (l’imprimerie, l’enseignement, la santé, la banque...).
À Madrid, il y a plus de 100 000 grévistes. Puis le mouvement s’étend à Barce-
lone, les Asturies, Valence, l’usine Renault de Valladolid. Des affrontements de
rue ont lieu un peu partout. Les travailleurs du métro de Madrid sont forcés de
reprendre le travail, placés sous statut militaire. À Valladolid, les ouvriers de Re-
nault sont à deux reprises lock-outés. De nombreuses arrestations eurent lieu, et
au total, 1 300 ouvriers furent licenciés.
Au départ, il n’y avait eu aucune consigne générale de grève, mais elle s’est ré-
pandue comme une traînée de poudre. Là où les travailleurs furent forcés de re-
prendre, ailleurs, d’autres grèves se déclenchèrent.
En septembre, la grève est générale à Tenerife, au Pays Basque, elle est générale
dans les postes, dans la métallurgie à Sabadell, dans le bâtiment à Leon, et aussi
à la Coruna, Burgos, Valladolid. Les grévistes à l’issue des assemblées, s’affrontent
rapidement et souvent très durement aux flics. Au Pays Basque, la mort d’un
travailleur met 600 000 personnes en grève qui ignorent l’appel à la reprise du tra-
vail des syndicats. En Vizcaya (province du Pays Basque), il est créé une coordi-
nation unitaire des assemblées d’usine composée de délégués révocables,
représentant 12 000 personnes.
D’un mouvement qui connut une telle ampleur et qui trouvait principalement
ses origines dans des luttes d’ouvriers, il n’en sortit jamais un programme auto-
gestionnaire du type de celui des conseils d’usines en Italie. La préoccupation
centrale de ces assemblées se concentrait essentiellement sur la pratique même
de la communication.
La pratique des assemblées qui se généralisa à l’époque, comme unique forme
d’organisation entre les prolétaires, allait de pair avec la généralisation du bavar-
dage. Une véritable passion du dialogue s’y donnait libre cours. Les assemblées,
on le sait, étaient ouvertes à tous, chacun pouvait parler de ce qui était fait ou res-
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L’assemblée est notre arme fondamentale 171

tait à faire, et rapidement on en arrivait à parler de tout. La communication trou-


vait un prolongement pratique dans l’affrontement collectif contre les flics.
À plusieurs reprises, un vent d’émeute souffla à partir des assemblées. À Vitoria,
le 3 mars 76, après que les premières barricades furent édifiées dans le centre-
ville, les flics se replièrent faute de renforts. Mais, les assembléistes se sentirent
investis d’une telle force qu’ils en arrivèrent momentanément à en oublier l’en-
nemi. Ils allèrent assister à un meeting dans une église. À la sortie, désarmés, ils
se firent mitraillés par les flics qui avaient refermé la nasse entre temps.
Toute la soirée et la nuit qui suivit, les émeutiers se répandirent dans la ville et
s’affrontèrent aux flics la rage au ventre. Il y eut de nombreux morts. La com-
mission des travailleurs de Forjas Alavesas, qui avait déclenché la grève devenue
générale à Vitoria, était forcée de conclure : « Le meilleur moyen de mettre fin à un
conflit est de désarmer une des parties. Nous avons repris le travail sans obtenir sa-
tisfaction sur toutes nos revendications. D’abord parce que les mitraillettes nous y
obligent. Et ensuite parce qu’ils nous ont désarmés, l’assemblée étant bien entendu
l’arme fondamentale. »
Dans toutes ces grèves, de l’Espagne de la fin des 70’, l’assemblée concentre tous
les pouvoirs de décision. Les syndicats sont des corps étrangers à l’insatisfaction
qui s’y exprime. La représentation syndicale est clairement rejetée. En octobre
76, en Vizcaya, pendant la grève de la construction, les assemblées sont journa-
lières et coordonnées entre les différents chantiers où se prennent des décisions
discutées ensuite dans l’assemblée générale dont dépend la coordination entre
tous les délégués, la commission de négociation, les piquets, la caisse de grève, la
rédaction du bulletin de l’assemblée. Les syndicats y sont ouvertement traités
en ennemis, et il leur est formellement interdit de prendre la parole, de distribuer
des tracts, d’arborer leurs sigles et de collecter de l’argent pour la caisse de grève
en utilisant leurs sigles.
D’autres fois, comme à Leon à la même époque, des syndicalistes se sont faits pu-
rement et simplement démolir le portrait et expulsés de l’assemblée. À la Roca,
Gava (Province de Barcelone), dans un conflit qui débuta en mars/avril 76, et qui
dura jusqu’en décembre, les syndicats se retrouvèrent en dehors du conflit. En no-
vembre/décembre, une assemblée unique se tenait et regroupait environ 4 700
personnes. À la Roca, chacun se connaissait, ce qui élimina tout risque d’infil-
tration et de manipulation sournoise des syndicats. Ceux-ci ne purent faire autre
chose que de condamner le conflit de l’extérieur, prenant position contre les as-
semblées et s’indignant de « l’intransigeance des ouvriers ». À plusieurs reprises,
les flics intervinrent pour disperser les assemblées. À partir du 15 novembre pen-
dant une semaine, elles durent se tenir dans le village proche ou la montagne. Le
17, un vote à main levée fut organisé pour élire une commission de négociation,
dont 9 délégués sur 10 étaient des ouvriers licenciés – posant comme préalable
la réintégration des licenciés et la libération des grévistes arrêtés. En assemblée,
ils s’organisèrent pour former des piquets vers les autres usines de la région et
aller corriger les jaunes et les mouchards. De nombreuses femmes et des cen-
taines de jeunes se joignirent à eux.
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OS CANGACEIROS N° 2

La consigne étant, comme à Vitoria, « tout le pouvoir aux assemblées », les syndi-
cats durent unir tous leurs pouvoirs contre les assemblées. Ils firent de l’unité des
travailleurs leur cheval de bataille, c’est-à-dire pour eux, l’unité des travailleurs
derrière les syndicats, au moment même où certaines assemblées commençaient
à se coordonner entre elles. Les staliniens, à travers les CCOO, durent abandon-
ner dans un premier temps leur prétention hégémonique à la représentativité, et
pour avoir plus de poids s’associèrent avec l’UGT et l’USO (chrétiens) au sein
du COS (une sorte d’intersyndicale). Devant la promesse de leur reconnaissance
légale par l’État, ils montrèrent très vite, dans les faits, que la condition sine qua
non à cela était qu’ils contribuent à vaincre le mouvement réel. À la Roca, par
exemple, où ils étaient rejetés de l’assemblée, ils réussirent à isoler le mouvement,
à empêcher qu’il ne s’étende, suppléant par là l’action de la police qui encerclait
les ouvriers dans leurs quartiers. Certains syndicats, comme les CCOO, la
CNT... tentaient de se servir du prestige d’une clandestinité passée (et toute for-
melle après Franco) pour être acceptés dans les assemblées. Certains même n’hé-
sitèrent pas à se proclamer assembléistes. Tout au long de l’année 76, il n’était pas
rare de voir des syndicalistes proposer leurs services à la porte des usines.
Mais, là où les syndicats ont pu pleinement exercer un rôle néfaste contre les as-
semblées, ce fut là où les assemblées s’avançaient en terrain ennemi : celui de la
négociation. Dans l’assemblée s’organise la communication entre les prolétaires
eux-mêmes. Il y parlent leur propre langue et il n’est question que de leur pro-
pre insatisfaction. Sur le terrain de la négociation, les assemblées, par l’intermé-
diaire des délégués, étaient forcées d’employer le discours de l’ennemi, celui du
deal et des chiffres. Les commissions négociatrices, élues par les assemblées,
n’étaient pas des organismes spécialisés dans la négociation, et la plupart du
temps, elles étaient là sur un terrain glissant.
Certaines assemblées, lorsqu’elles étaient réellement en position de force vis-à-vis
de l’État auraient eu tort de ne pas en profiter pour imposer leurs exigences. La
négociation n’était plus alors que le moment du rapport du force créé par l’as-
semblée. Et puis si les délégués de l’assemblée ne se montraient pas à la hauteur,
elle pouvait toujours en désigner d’autres, représentants plus fermement sa dé-
termination ! Un bel exemple de résultat négocié fut les 70 % d’augmentation
du salaire de base, obtenus en 76 à Valladolid par les ouvriers du bâtiment, à l’is-
sue d’une grève avec assemblée.
Par contre, la recherche d’une solution négociée en prolongement de ce qui avait
motivé les assemblées, ne fit la plupart du temps que les affaiblir, servit aux syn-
dicats à les isoler dans les intérêts particuliers à chaque conflit, et au final, à les
faire disparaître une à une. Cette tendance va s’affirmer plus particulièrement
dans la création de commissions mixtes composées de délégués des assemblées et
de représentants syndicaux. Dans cette formule bâtarde, l’assemblée se retrouvait
uniquement en position de défensive à la table des négociations.
L’intransigeance imposée par la force de l’assemblée dans un conflit, faisait sou-
vent que les patrons refusaient d’engager des négociations. Ils ne voulaient pas des
délégués élus par l’assemblée comme interlocuteurs. On ne peut s’entendre avec
des sauvages, des irresponsables qui n’hésitent pas à appuyer leurs exigences par
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L’assemblée est notre arme fondamentale 173

des moyens violents ! À ce moment-là, les négociations étaient bloquées. Les pa-
trons envoyaient la Guardia Civile pour disperser les assemblées, ou bien alors
une guerre d’usure s’engageait, le conflit s’éternisait. En dernier lieu, les syndicats
s’offraient pour débloquer la situation et s’imposaient dans un ultime marchan-
dage, négociant au rabais ce qui avait été avancé par l’assemblée.
À Alicante, en août-septembre 77, plusieurs entreprises du secteur de la chaus-
sure se mirent en grève pour soutenir les revendications que les travailleurs vou-
laient imposer dans la négociation pour les nouvelles conventions collectives qui
devaient être votées en fin d’année. Le « vide syndical » avait été fait au sein des
assemblées. L’assemblée générale des usines de Petrel, Elda, Manovar... exigeait
30 jours de congés payés par an, deux payes en supplément, 5 000 pesetas d’aug-
mentation pour tous, des salaires égaux dans chaque catégorie, 100 % du salaire
en cas de maladie et les 40 heures par semaine. Les patrons se déclarèrent prêts à
entendre ces exigences, mais envoyèrent les flics le 22 août. Des piquets de grève
allèrent alors devant les usines de la région. Des assemblées permanentes s’en-
suivirent matin et soir, auxquelles assistaient près de 70 000 personnes. Le 26,
d’autres usines se joignirent à la grève (comme à Murcia, Albareta, Salinas). En
représailles, des usines furent fermées, beaucoup d’ouvriers licenciés. La presse
condamna avec les patrons la présence dans les assemblées de nombreuses per-
sonnes n’ayant rien à voir avec le secteur de l’industrie du cuir. De même, ils
s’indignèrent en cœur de la pratique du vote à main levée dans les assemblées. Le
3 septembre, des syndicalistes, en faisant miroiter des promesses du patron réus-
sirent à faire voter la reprise dans plusieurs usines. Les autres durent céder par la
suite. Non sans que la colère envers les syndicats n’en sorte renforcée.
À Gava, les syndicats s’arrangèrent pour faire aboutir les revendications parti-
culières des assemblées des entreprises de moindre importance qui s’étaient mises
en grève pour soutenir celle de la Roca. L’assemblée de la Roca qui était la plus
combative put ainsi être vaincue dans l’isolement le plus total.
Au moment fort des assemblées, l’agitation a largement dépassé le cadre des en-
treprises et a atteint la société entière. À plusieurs reprises, une communauté
d’intérêt entre les pauvres dans la société s’est clairement exprimée : à la Roca,
une des exigences formulée en assemblées par les grévistes était celle de l’amnis-
tie générale pour tous les prisonniers d’Espagne.
Au moment où une forte agitation régnait dans les prisons, des assemblées se
formèrent pour appuyer les mouvements des prisonniers demandant une am-
nistie générale, car jusqu’alors, seuls les prisonniers politiques en avaient bénéfi-
cié. Le 31 juillet 76, la prison de Carabanchel à Madrid s’était mutinée. Puis,
avait recommencé le 18 juillet 77 suivie par celles de Yeserias, Badajoz, Murcia,
Palma, Grenade, Séville, Oviedo, Barcelone... En août, les prisonniers de Ma-
laga, Séville, Saragosse se révoltèrent aussi. En octobre des mutineries éclatèrent
à nouveau à Bilbao, Cartagène, Segovie, Palma de Majorque... La 5ème galerie de
la prison de Barcelone fut incendiée. En février 78, la prison de Malaga brûlera
aussi. En 77, il y eut de violentes manifestations pour l’amnistie au Pays Basque
et en Navarre, qui se soldèrent par six morts et de nombreux blessés. Une grève
générale fut appelée en réponse, mais eut un faible écho hors du Pays Basque car
partout ailleurs les syndicats s’arrangèrent pour l’annuler.
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OS CANGACEIROS N° 2

Sous Franco, le risque de se retrouver en prison était un risque encouru par tous.
Si à cette époque, le mouvement contre les prisons eut une telle ampleur à l’ex-
térieur, c’est qu’aussi de nombreux travailleurs avaient eu à subir la sinistre ex-
périence de l’emprisonnement, le seul fait de faire grève faisant d’eux des
délinquants. Beaucoup se trouvaient d’ailleurs encore entaulés. Ce fut vraiment
une révolte contre un sort commun qui s’affirma alors dans les assemblées.
En 78, à Renteria (banlieue de San Sebastian), nous connaissons l’exemple d’as-
semblées convoquées par les habitants pour protester contre un plan d’urbani-
sation de la ville. Une nouvelle tour en plus de celles qui hérissaient déjà les
collines environnantes devait être construite. Les habitants s’opposaient à cette
construction car elle aurait entraîné une réduction supplémentaire de l’espace, en
plus du bruit et de la saleté qu’auraient occasionnés les travaux. Tout le monde
était farouchement contre et l’exprimait en assemblée. L’assemblée fut exécu-
toire : les plans de la tour furent dérobés, les fondations qui avaient été com-
mencées sautèrent. C’en fut définitivement terminé pour le plan d’urbanisation !
ans cette période d’agitation permanente, la nécessité se renforça pour

D l’État de civiliser l’insatisfaction des travailleurs réunis en assemblée, de


ramener dans la légalité un mouvement qui en était si souvent sorti. À
partir de 77, une avalanche de lois, de décrets, de réformes est produite en vue
de préparer la signature d’un pacte social qui réunira tous les prétendants à la ges-
tion du pays : le pacte de la Moncloa (en octobre 77). Ce pacte signé entre le gou-
vernement et les partis politiques, consacre le consensus social de la « nouvelle
Espagne démocratique », une sorte de « compromis historique » à l’espagnol. Il
se donne pour objectif de réunir toutes les conditions pour obliger les pauvres
à se remettre au travail, par la mise en place d’un solide encadrement législatif.
Ainsi, le pacte confirme officiellement la reconnaissance des syndicats. (Ils
avaient déjà été légalisés en mars 77. En août, sans perdre de temps, ils partici-
paient à une « commission mixte charger d’étudier le programme gouvernemental »
avec les représentants de l’État, et à laquelle participaient les trois principaux
syndicats : les CCOO, l’UGT et l’USO. Les partis politiques sont aussi légalisés.
La grève sans préavis est autorisée mais doit être déclarée à l’initiative des « re-
présentants légaux ». Il est interdit de faire des grèves avec occupation des lo-
caux, de faire des grèves tournantes ou perlées considérées comme abusives. De
plus, seules les grèves dites « économiques », sont autorisées (revendications de sa-
laires etc.) et uniquement dans la période de renouvellement des conventions
collectives... Les revendications peuvent être discutées en assemblée, mais sous
le contrôle de délégués syndicaux élus pour l’occasion... Ce pacte prévoit en
outre des mesures de durcissement des conditions d’exploitation, afin de récu-
pérer les pertes occasionnées par les précédentes grèves, et maintenir le prix de
la force de travail à un niveau suffisamment bas pour relancer les entreprises es-
pagnoles et étrangères. Ainsi, les salaires furent bloqués pour cinq ans, et de
nombreux licenciements prévus 2.
Par le pacte de la Moncloa, l’État a précipité l’intégration du mouvement ou-
vrier en Espagne. À ceci près que le rôle d’intermédiaire des syndicats entre les
travailleurs et l’État dans ce pays, a été épuisé avant même qu’il ait eu le temps
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L’assemblée est notre arme fondamentale 175

de s’exercer. Les illusions que les syndicats drainent en-


core ailleurs en Europe, comme défenseurs des intérêts des
salariés, ont été ruinées très vite chez les travailleurs espa-
gnols, par leur participation ouverte et accélérée aux af-
faires de l’État. C’est maintenant l’intérêt de l’État qui
s’exprime sans ambages par la bouche des bureaucrates : il
faut gérer le travail, il faut gérer ce monde. Aujourd’hui,
et en particulier depuis que se sont fait sentir les effets du
pacte de la Moncloa. Les syndicats espagnols ont autant
de crédit qu’en avait le syndicat vertical franquiste : c’est-
à-dire aucun. L’UGT est considérée pour ce qu’elle est, le
syndicat d’État, chargé d’appliquer les mesures gouverne-
mentales. Les staliniens des CCOO apparaissent vraiment
pour ce qu’ils ont toujours voulu être, des gestionnaires
actifs de la force de travail.
L’offensive menée à son terme par l’État, et qui arriva
après deux ans de lutte intense dans les usines et dans la
rue, réussit à casser l’élan des assemblées. Seulement
quelques grèves éclatèrent en réponse, mais furent peu sui-
vies. De stupides plans « de reconversion » d’entreprises
purent être appliqués, comme à la SEAT. De nombreuses
assemblées avaient été écrasées militairement et n’étaient
pas prêtes de se reformer.
Mais ce n’est pas le moindre mérite des assemblées que de
n’avoir laissé d’autre issue aux syndicats en passe d’être lé-
galisés, que celle de prendre ouvertement position contre
elles et pour l’État. Les assemblées ont précipité l’usure du
syndicalisme en Espagne.
ous Franco, la dispersion des luttes était une force, le

S centre était nulle part car elles se développaient par-


tout. Mais, dans la période qui suivit, au moment où
les assemblées se sont multipliées, la dispersion a été la
principale faiblesse du mouvement. Les quelques tentatives
de coordination entre assemblées ont rarement dépassé le
cadre inter-entreprises à l’intérieur d’une même région.
Les prolétaires organisés en assemblée dans les années
76/78, ont continué de compter sur une propagation spon-
tanée de leur révolte. Ils avaient le souci d’organiser la com-
munication entre eux, et avec leurs alliés immédiats, mais
2. Déjà en novembre 76,
l’État avait accordé aux
n’ont pas organisé la communication de sorte à ce qu’elle patrons le « despido
s’empare de tout le pays. Il semble que les assembléistes libre » c’est-à-dire la pos-

espagnols à la fin des 70’ n’aient pas évalué la force im-


sibilité de licencier à dis-
crétion, sans préavis, les
mense qu’ils avaient entre leurs mains — et il suffit parfois travailleurs jugés indésira-
de se représenter sa force pour en avoir alors davantage. bles pour l’entreprise, soit
pour leur indiscipline, soit
La pratique de l’assemblée, ce qu’il y a de plus ancien, de par souci de rentabilité.
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OS CANGACEIROS N° 2

plus ancré dans la lutte des prolétaires en Espagne, est au cœur du mouvement
social européen comme ce qu’il y a de plus moderne. L’Espagne a enrichi le ter-
rain des luttes sociales par l’expérience collective de l’assemblée et le principe as-
sembléiste reste exemplaire pour toutes les luttes à venir dignes de ce nom.
L’assemblée n’est pas le fruit d’un programme mais d’un besoin de publicité qui
devient pratique. En 78, le mouvement des assemblées a été écrasé, mais le prin-
cipe reste et agit, et ressurgit régulièrement au centre de certains conflits.
En Europe, le silence a été généralement organisé et conservé sur les assemblées
en Espagne, et principalement par les défenseurs habituels de la vieille classe ou-
vrière. Ils se sont tus sur les assemblées car ils ne voulaient surtout pas ébruiter
le caractère essentiellement non politique de ce mouvement. D’ici que cela se
sache et qu’ailleurs dans le monde des prolétaires se le réapproprient !
Dans les années 77/78, le mouvement des assemblées a dépassé le cadre industriel
qui souvent le limitait pour s’en prendre à la société toute entière. Quand les
prolétaires s’attaquent aux prisons, aux diktats policiers des urbanistes, méprisent
si ouvertement les syndicats et la politique, c’est tout le Vieux-Monde qui est at-
teint dans ses fondements. Avec la pratique généralisée des assemblées, c’est la
question de l’intérêt universel des pauvres qui se trouve posée. L’absence de pu-
blicité n’est plus une énigme. Les prolétaires espagnols y ont apporté quelques
réponses concrètes dans lesquelles nous nous reconnaissons entièrement.

À nous de jouer !

Vincente Kast, Adriana Valiadis


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177

BASSENS : QUATRE POLICIERS BLESSÉS

Quatre policiers ont été blessés hier après-


midi à la cité Bassens dans les quartiers Nord
de Marseille. Les inspecteurs de la Brigade
Territoriale Nord de la Sûreté Urbaine de
Marseille ont été pris à partie par les occu-
pants d’un immeuble dans lequel ils étaient
entrés pour effectuer une perquisition chez
un fabricant de drogue.
C’est vers 17h que les incidents ont éclaté à
la cité Bassens. Les policiers sont arrivés en
compagnie d’un individu qu’ils avaient inter-
pellé quelques instants plus tôt, porteur de
drogue.
C’est lorsqu’ils ont voulu effectuer la perqui-
sition à son domicile que les voisins du trafi-
quant se sont lancés sur les policiers. Une
bagarre a éclaté et les policiers ont dû se re- CITÉ BASSENS : DU RIFIFI CHEZ LE JUGE
tirer en amenant avec eux leur prisonnier.
Il est évident que ce nouvel incident va, une Décidément, certains individus sont réfrac-
nouvelle fois, causer un vif émoi chez les po- taires à toute forme d’autorité. Ainsi Laribi Ke-
liciers. Certains font déjà une comparaison maïs. Ce jeune homme habitant la cité
entre cette affaire et celle de la Paternelle qui Bassens vient, en effet, en l’espace de trois
avait éclaté il y a quelques semaines dans le jours, de prouver son inconscience. De faire
même secteur de la ville. en quelque sorte « un carton plein » en ma-
tière de rébellion. Après la police, il s’est en
effet, « attaqué » à la justice.
C.R.
Premier épisode : jeudi après-midi, 4 policiers
Le Provençal, le 24/10/85 de la BT nord viennent à son domicile pour
l’interpeller, Laribi Kemaïs est fortement soup-
çonné de trafic de drogue, du haschich en
l’occurrence. Avec certains membres de sa
famille et des voisins, il se rebelle contre les
fonctionnaires de police. Bilan : les policiers,
légèrement blessés, doivent battre en retraite
sans pouvoir effectuer leur perquisition.
Deuxième épisode : vendredi dans les locaux
du Palais de justice. Le juge d’instruction doit
l’entendre et lui notifier une inculpation de
violence à agents de la force publique. Le
magistrat ne le pourra pas !
Kemaïs, fou furieux, renverse le bureau, brise
les plantes vertes. Il faudra l’intervention mus-
clée des gardiens de la paix en poste au pa-
lais pour le ramener, non sans mal, en geôle.
Pendant plusieurs minutes, l’activité du palais
sera même perturbée par l’absence de ces
policiers.
Bref, une nouvelle inculpation va être notifiée
à Laribi Kemaïs. Il n’en est sans doute pas à
ça près...

B.C.
Le Provençal, le 27/10/85
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OS CANGACEIROS N° 2

PRISONER’S TALKIN’ BLUES


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Prisoner’s Talkin’ Blues 179

n ne peut pas séparer le sort qui est fait aux détenus dans les murs, des

O conditions plus généralement faites ces temps-ci à la masse des pauvres


dans la société. C’est ce qu’a démontré la vague de mutineries de mai 85,
qui a été menée principalement par des prévenus et a eu lieu uniquement dans
des maisons d’arrêt — les centrales n’ont pas bougé, mais il y a bien sûr parmi
les prévenus des gens qui prendront des « longues peines » et iront là-bas. La plu-
part des mutins faisaient partie de ces « prévenus » qui seront finalement condam-
nés à ce qu’ils ont déjà purgé en attente du jugement, au moins : c’est-à-dire des
« petits délinquants », qui comptent parmi ces gens que nous avons le plus souvent
l’occasion de rencontrer, dehors. La révolte qui gronde dans les murs n’est que
la suite d’une révolte qui a grondé dehors, dans les cités de banlieues et une consé-
quence de sa répression.
Dans la France de 85, il n’y a plus guère que les taulards qui ont encore le cœur
et l’esprit à la révolte.
Ceux qui, dehors, échappent encore à l’écrasement général se reconnaissent for-
cément dans la révolte des détenus : par son contenu, ils sont forcés de lui re-
connaître une signification universelle. Une chose est au moins sûre, c’est que la
révolte contre les prisons éclate désormais également dehors.
Cette vague de révolte était identiquement dirigée contre la prison et contre la
justice. Jusque-là, les mutineries s’en prenaient à l’institution pénitentiaire, à pré-
sent elles s’en prennent aussi bien à l’institution judiciaire. Les détenus se révol-
taient déjà contre l’exécution de la peine, ils se révoltent maintenant contre le
jugement de la société. Jusque-là les détenus protestaient contre la façon dont ils
sont traités dans les murs, à présent ils protestent aussi contre la façon dont ils
sont traités par une société dont l’intérêt général est représenté par la justice. La
révolte des prisonniers est d’autant plus ressentie comme dangereuse par les par-
tisans de l’État qu’elle menace de faire sauter tout le système du droit, qui consti-
tue la clé de voûte de l’appareil d’État et la soupape de sûreté de la société
bourgeoise. Il était logique que leur révolte trouve alors un écho dehors.
Notre but n’est pas précisément de soutenir dehors des revendications énoncées
dedans et qui viseraient l’amélioration de quelque détail du régime carcéral. Non
pas que nous fassions la fine bouche devant de telles revendications : nous savons
comment vont les choses dedans. Nous cherchons surtout à combattre l’idée
même de la prison. Nous voulons en venir à la destruction de ces institutions
maudites. Nous pouvons donc encourager et relever toute forme de revendication
qui contienne cette unique exigence vitale : « de l’air ! »
Faisant partie de ces gens qui risquent la prison, nous en refusons absolument
la fatalité.
a difficulté pour nous, les pauvres qui aspirons à la richesse pratique, est

L de trouver les mots pour exprimer clairement notre révolte et notre as-
piration — c’est-à-dire les mots pour se comprendre entre nous. La stra-
tégie de l’ennemi est double ; d’une part, faire en sorte que les pauvres se
détournent des questions de première nécessité et aillent se battre contre des mou-
lins-à-vents, et d’autre part les empêcher, ce faisant, de se rencontrer et de se dé-
couvrir une aspiration commune.
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OS CANGACEIROS N° 2

La plupart des explications qu’il est permis d’entendre sur la révolte des prison-
niers sont fausses tout simplement parce qu’elles parlent le langage de l’État, le
droit. La fonction de tout ce pseudo-bavardage étant que les pauvres, ici les pri-
sonniers, n’arrivent même plus à trouver les mots qu’il faut pour exprimer leur
insatisfaction et leur révolte : qu’ils n’arrivent pas à se parler, ne sachant s’ex-
primer que dans la langue de leurs maîtres. C’est le but des partisans de l’État et
défenseurs de la société existante, que les pauvres ne sachent plus parler que pour
s’adresser à leurs maîtres. Quiconque parle le langage du droit parle à l’État et
seulement à l’État, selon sa propre raison. Ce mensonge, qui ne date pas d’hier,
a pour but de civiliser une fois de plus la révolte des pauvres.
C’est qu’on ne peut gouverner un pays capitaliste moderne par la force pure, en
disposant des blindés à tous les coins de rue. Il en va de même pour le maintien
de l’ordre dans les prisons. Un État moderne est forcé de garantir toutes les li-
bertés formelles qui sont nécessaires à la bonne marche des affaires. Deux pays
capitalistes importants, l’Argentine et le Brésil, l’ont reconnu l’an dernier (la
bourgeoisie d’Afrique du Sud est aussi en train de s’en apercevoir). Un pays ca-
pitaliste ne peut prospérer en faisant feu sur les pauvres dès qu’ils remuent : il
doit, pour qu’ils participent à la richesse de la société par leur travail, leur faire
parler son propre langage et remplir leur tête avec les concepts universels et abs-
traits issus de la société bourgeoise. Il faut qu’ils s’identifient à l’intérêt général
de cette société, et c’est justement le tour de force historique de la bourgeoisie que
d’avoir réussi ce coup.
Tout État moderne doit impérativement civiliser ces sauvages de pauvres, y com-
pris ceux qu’il a isolé de la société dans ses prisons. La bataille des idées fait donc
rage sur ce front. Les partisans de l’État savent qu’ils réduiront la révolte des dé-
tenus non tant par la force pure, à laquelle ils sont obligés de recourir dans un
premier temps avec les risques que cela entraîne, que par le pseudo-dialogue, par
le mensonge. Nous devons au contraire résoudre les prétendues questions de
droit en questions sociales, et faire échouer l’opération que tentent actuellement
les plus modernes partisans de l’État.
Comme le disait récemment un ex-détenu à propos de l’AP [Admnistration Pé-
nitentiaire], « ils cherchent toujours à te faire participer à ta punition : c’est ça le dia-
logue, il n’y en a pas d’autres possibles ». Il y a même des gens spécialisés en la
matière, les travailleurs sociaux. Ce qu’on appelle le « travail social » trouve son
origine dans les pratiques de l’Église. Il est né historiquement de l’échange des
aumônes contre des pénitences. Les travailleurs sociaux sont des curés laïcs prê-
chant pour l’État. Toute la pensée dominant actuellement le système judiciaire
et pénitentiaire va dans ce sens. Ils rêvent même de redorer le statut du maton en
lui conférant des attributs d’éducateur. Jadis, la pénitence infligée au prisonnier
était sans phrases, très dure physiquement (il suffit de lire les effroyables récits
faits par des survivants du bagne) ; maintenant, elle se veut davantage morale, et
même, peut-on dire, spirituelle, tout en conservant les bases du système d’enfer-
mement et la violence qu’il implique (on meurt beaucoup dans les prisons fran-
çaises). Le système répressif se charge d’un contenu moral, se donne même des
justifications. Il a aussi pour but de faire le plein dans les têtes et d’empêcher que
la révolte, désormais chronique dans les prisons, puisse trouver ses mots.
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Prisoner’s Talkin’ Blues 181

Les responsables actuels de la répres-


sion essaient de provoquer et d’entrete-
nir un pseudo-dialogue sans fin sur les 1. Ainsi, il est de plus en plus fréquent de voir des
multiples améliorations qui pourraient accusés témoigner d’une attitude de rébellion ou-
être introduites dans le régime de la dé- verte au tribunal, et réfuter les prétentions à les
tention, tout en justifiant celui-ci. C’est
juger des magistrats et jurés. On se rappelle com-
ment, en 84, deux personnes accusées de hold-up,
une façon détournée de convaincre les sur des affaires distinctes, avaient successivement,
détenus du bien-fondé de la punition. au début de la même session d’Assises à Paris, re-
L’État croit avoir plus de chance de
fusé d’être jugées par le répugnant président Gi-
resse – celui-là même qui avait arrangé, à la
réussir cela en combinant le pseudo- session précédente, l’acquittement du non moins
dialogue à la répression dont la seule répugnant policier Evra, assassin de deux jeunes

violence physique ne suffit plus.


automobilistes. Le refus des accusés avait entraîné
une sorte de crise de procédure aux Assises de la
En refusant le concept même de la Seine. Plus récemment à Nice, les frères Ghellam

peine, les délinquants emprisonnés en


ont fait un beau scandale : « Deux frères accusés
d’avoir commis un hold-up avec prise d’otages, qui
viennent à assumer ouvertement ce devaient comparaître lundi et mardi devant la cour
qu’ils sont dans la société. Les détenus d’Assises des Alpes-Maritimes, ont récusé leur avo-
cat dès l’ouverture de l’audience, contraignant la
savent intimement qu’un code pénal cour à renvoyer le procès à une date ultérieure.
appartient à son temps et à l’état cor- Michel Ghellam, 25 ans, et son frère Rolland, 37
respondant de la société en place ; de ans, soupçonnés d’avoir commis un vol à main
même pour la procédure pénale.
armée le 9 octobre 1980 à la Poste principale
d’Antibes ont violemment critiqué pêle-mêle la jus-
La conscience réformiste s’exprime tice “ de riches ”, leurs propres avocats “ qui ont be-
toujours dans la forme de la justifica- soin de cette justice pourrie pour vivre mais ne la
tion. Au contraire, le comportement
dénoncent pas ”, les journalistes “ aux ordres ”, et
les policiers chargés de les surveiller qui n’atten-
des mutins apparaît injustifiable dent qu’un geste de leur part pour les descendre
(comme les destructions commises à comme des lapins ». (Libération, 24/09/85)

Fleury le 5 mai), tout comme la seule À l’issue d’une longue suspension d’audience, le

raison avouée qu’il se donne (« de


cour a décidé de désigner deux avocats d’office et
de renvoyer l’affaire au 7 octobre.
l’air ») : cela n’est pas négociable avec Après quoi ils ont refusé d’assister au procès, 3 se-
l’État. Les détenus en sont à contester maines plus tard. On ne peut évidemment guère se
le jugement dont ils ont fait l’objet : la permettre une telle attitude que si l’on est jugé
pour un très gros délit, ou un très petit : si l’on n’a
prison cesse d’être subie comme une plus rien à perdre, ou très peu. Dans le cadre d’une
fatalité 1. Les éducateurs de gauche qui affaire bénigne, un groupe de punks lyonnais a
essaient de justifier les délinquants, de
réussi à ridiculiser la justice, au printemps 85 : l’un
d’entre eux étant jugé pour un vol de couverture
trouver des excuses à leurs délits nous dans un wagon-lit SNCF, ses amis distribuaient
font tout juste ricaner. On est déjà dans la salle un tract intitulé « Pas de pitié pour les

obligé de se justifier en tant qu’in-


voleurs de couverture, coupons-leur les mains ! »...
Et au président qui lui proposait un TIG, l’accusé
culpé, dans le bureau du juge (et d’ail- opposa le refus le plus net (il eut finalement 15
leurs il arrive qu’à trop vouloir se jours de sursis) : c’est le premier cas dont nous

justifier on se perde : cela se produit


ayons entendu parler où quelqu’un a eu la dignité
de refuser un TIG. Peut-être que ce groupe de
aussi en garde-à-vue). Il faudrait encore punks est le même qui a eu l’heureuse initiative de
se justifier en tant que détenu ! Les mu- mettre en musique l’affiche « Du fric ou on vous
tue », (voir Cangaceiros n°1), à Lyon. Par ailleurs,
tins eux savent qu’ils n’ont pas de rai- on peut aussi rappeler que le mouvement des de-
son avouable du point du vue de ceux mandes massives de liberté provisoire, qui était né
qui les jugent. Face à l’État, le silence à Lyon l’an dernier et avait plongé les magistrats
dans l’embarras et la panique, a ressurgi en sep-
est vraiment l’arme des pauvres. tembre 85 à la prison des Baumettes à Marseille.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 182

OS CANGACEIROS N° 2

l y a toutes sortes de gens, en prison. Mais les détenus sont principalement

I des délinquants que la société a décidé d’isoler. Le terme de délinquance ne


doit pas prêter à confusion. Son usage chronique est venu avec une époque,
pour désigner une somme de comportements qui ont en commun la dissolution
éphémère des freins sociaux et le mépris de la loi, ainsi que de la propriété d’au-
trui. Par ce terme, la société civile identifie le jeune qui va au bal du samedi soir
pour se bastonner, la ménagère qui vole au supermarché, le kid qui improvise
des hold-ups, l’ouvrier qui taxe du matériel dans son usine, ou plus directement
ceux qui ne se voient pas d’autre moyen que le vol pour subsister, toutes sortes
de pauvres, donc, qu’à différents degrés elle ne peut plus intégrer entièrement.
C’est une époque où le travail et la loi ne passent plus pour des choses sacrées aux
yeux de beaucoup de pauvres.
« Délinquer : 1429, du latin delinquere, manquer (à son devoir), de linquere,
laisser. Delinquant, XIVème du part. présent délinquens. Délinquance, XXème. »
Larousse Étymologique
Si l’individu a des droits, c’est qu’il a des devoirs. S’il a manqué à ceux-ci, il ne peut
sérieusement réclamer l’exercice de ses droits dans la société et face à l’État. Sauf
dans la perspective où il accepterait de s’amender, de payer sa dette (notamment
en travaillant, durant l’exécution de sa peine, pour pas cher) et de faire la preuve
de sa volonté de se ré-insérer, (voir la conditionnelle et la semi-liberté : on juge
l’individu une deuxième fois, ce coup-ci sur sa volonté effective de se ré-insérer).
S’il travaille à se ré-insérer, il peut alors espérer être dispensé d’une partie de la dis-
grâce frappant le détenu : il conserve quelques droits effectifs. L’État a compris
très vite, dès les premières mutineries de 71 et 74, qu’il ne fallait pas complètement
isoler l’individu emprisonné de la société civile. En l’occurrence, il oblige le
condamné à gagner le droit d’y entrer à nouveau. Ce n’est pas le moins ignoble !
De toutes façons, la société civile a déjà ses entrées dans les murs : les détenus tra-
vaillent, souvent. Mais elle y entre selon les modalités particulières réservées à des
individus socialement indignes. Comme les détenus sont en dehors des méca-
nismes d’intégration à la société, le taux d’exploitation de leur travail peut se
permettre d’être particulièrement élevé, et leur salaire particulièrement réduit.
Il y a toutes sortes de gens qui prétendent s’intéresser à la révolte des détenus.
Beaucoup, qui sont des réformistes réclament que la société reconnaisse aux pri-
sonniers l’exercice de droits. Mais que sont ces droits ? Les droits de la défense ?
Ils ne s’appliquent qu’à la chose à juger, non à l’exécution de la sentence : la pri-
son est un univers clos où il ne saurait y avoir de place pour le « débat contra-
dictoire ». Les droits de l’homme et du citoyen ?
Les droits de l’homme ne sont que les prérogatives et garanties reconnues à l’in-
dividu atomisé de la société bourgeoise, dans laquelle n’ont place que deux sortes
de gens : ceux qui gagnent de l’argent, et ceux qui travaillent. Comment nous
qui n’enrichissons pas la société mais au contraire lui coûtons de l’argent pour-
rions-nous songer à bénéficier de ces prérogatives et garanties ? En vertu de quelle
activité sociale dont nous pourrions nous honorer ?
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 183

Prisoner’s Talkin’ Blues 183

Les droits du citoyen ? Le citoyen est l’individu politique, c’est-à-dire un individu


abstrait. Le détenu n’est pas un citoyen.
Il y a d’une part le membre effectif de la société civile, bourgeoise, l’individu
isolé et borné que celle-ci considère comme l’essence même de l’homme, et d’au-
tre part la personne morale, le citoyen. Il importe de distinguer, méthodologi-
quement, entre la personne morale (l’accusé, le condamné) et l’individu réel, qui
est détenu. Ici, le membre de la société est l’individu qui a manqué à ses devoirs
envers les règles qu’elle s’est démocratiquement fixée ; et la personne morale est
celle de l’accusé, à qui l’on fait l’honneur de reconnaître un droit à la défense.
L’accusé est un citoyen.
En tant que jugé et condamné, il n’a plus qu’à subir son sort, dans les murs. Il
ne peut alors se prévaloir de droits, puisqu’il ne contribue pas à la richesse de la
société par un travail quelconque (sinon par celui qu’il lui arrive d’accomplir,
contraint et forcé soit par la dèche, soit par le règlement). L’État est logique
lorsqu’il refuse d’admettre l’éventualité de syndicats de prisonniers. Il n’offre
qu’une voie au détenu : parcourir son chemin de croix, endurer, accepter sa peine,
la souffrance, l’humiliation, en silence — et s’amender complètement par le tra-
vail pénitentiaire. Laïques en théorie, religieuses en pratique, la justice et l’insti-
tution pénitentiaire sont à l’image de la classe bourgeoise. La ré-insertion est ce
chemin de croix à parcourir silencieusement, tout au long duquel le détenu n’a
rien à dire, n’a pas à lever la voix, se plaindre, encore moins protester, cet idéal
chrétien est encore intériorisé par bien des gens en prison.
Pire que tout ce qu’il faut subir en taule, il y a ce sentiment d’entière dépen-
dance aux règles destinées évidemment à mater l’individu. La prison a un aspect
« ré-éducation », à la fois école et caserne (très marqué par exemple en GB, et en-
core plus dans les camps tristement célèbres de certains pays staliniens). L’arbi-
traire des matons n’est qu’une manifestation de l’autorité du règlement. L’État
entreprend ici de reprendre totalement en main des individus sur lesquels, à un
moment donné, le contrôle de la société civile n’a pas été suffisant : et il lui faut
donc leur imposer des règles de force. En ceci la prison évoque la caserne, où l’on
achève de plier l’individu aux règles premières de la société, obéissance et disci-
pline. Le statut de soldat et celui de détenu ont cela en commun : c’est l’individu
dont le sort dépend absolument de l’État. Jusqu’au fait de devoir subir sans bron-
cher les brimades de la hiérarchie. Malgré tous les avantages et concessions que
l’AP pourrait concéder – et on sait qu’elle est plutôt avare en la matière – il res-
tera toujours cette rébellion spontanée du détenu face au règlement.
Quant au prévenu, il n’a pas encore fait l’objet du jugement moral : on le tient
à la pleine et entière disposition de l’État, en un lieu sûr. On ne répétera jamais
assez à quel point l’état de prévenu s’apparente à celui d’otage. On peut d’ailleurs
relever que la GB, qui faisait saliver les réformistes français par son « habeas cor-
pus » a introduit la détention provisoire dans sa procédure pénale en 80, c’est-à-
dire quand la guerre sociale a fait quelques avancées.
On peut relever au passage que la prison, quoi que prétendent les humanistes de
gauche, restera toujours le lieu de l’indignité absolue : pour preuve, les récentes
dispositions ministérielles visant à l’éviter au petit délinquant, à celui qui ne s’est
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OS CANGACEIROS N° 2

pas complètement exclu de la société, n’ayant encore commis qu’un délit sans
gravité, et qui serait susceptible de se ré-intégrer dans le système social par son
travail. À charge pour lui d’en faire la preuve en accomplissant alors X heures
d’un travail « d’intérêt général ».
L’État pourra toujours accorder quelque amélioration de détail dans la vie quo-
tidienne du détenu mais il ne pourra jamais lui accorder la moindre des dignités.
La discipline pénitentiaire aura toujours le dernier mot. La revendication d’ac-
corder au détenu les mêmes droits qu’à l’accusé (par exemple celui de se faire as-
sister par son avocat au prétoire) n’a pas la moindre chance d’aboutir, parce que
le détenu n’est pas une personne morale comme l’est l’accusé. Le détenu est un
individu réel, indigne de la société.
Les réformistes réclament qu’on accorde au détenu la dignité sociale, autrement
dit les droits de l’homme. Mais en quoi consiste cette dignité ? C’est celle que la
démocratie bourgeoise reconnaît au travailleur. Bien sûr, les détenus sont parfois
des travailleurs, très mal payés. C’est l’AP qui se charge de vendre leur force de
travail à divers employeurs et qui y gagne de l’argent : le détenu est après tout à
sa charge, et coûte de l’argent. Octroierait-on au détenu un salaire normal, que
la plus grosse partie de celui-ci lui serait prise par ses frais d’entretien, prélevés
par l’AP, par ses frais de justice, ses amendes et irait en plus indemniser les vic-
times de ses délits !
Dans quelle mesure les pauvres ont-ils des droits, civils et politiques, dans la so-
ciété civile ? Dans la mesure de la contrainte. La société civile définit l’ensemble
du « système des besoins et des travaux ». Les pauvres n’y participent que parce
qu’ils font gagner de l’argent à autrui, auquel ils concèdent, contraints et forcés,
l’exploitation de leur travail. Le vrai besoin que le système social produit et re-
produit pour tous est le besoin d’argent. Les pauvres le vivent sous la seule et
unique forme du manque, et par suite de la nécessité. Seuls les bourgeois ont un
rapport positif avec cette essence de la société. Celui des pauvres, c’est le travail.
Certes, la démocratie bourgeoise proclame que chacun est libre de gagner de l’ar-
gent. Elle reconnaît à chacun le droit de faire des affaires. Tout individu peut
ainsi prendre pied dans le monde — il n’existe qu’un monde, celui des affaires.
Et la société bourgeoise moderne telle qu’on la voit en Europe, aux USA, ou au
Japon permet à beaucoup de pauvres de croire qu’ils gagnent de l’argent. La
contrainte qui s’exerce sur le travailleur salarié et la nécessité qui définit tous ses
besoins dans la même limite sont ainsi transfigurés dans le langage de la société.
Le règne le plus sauvage de la nécessité est transformé magiquement en son
contraire, et c’est ainsi qu’il existe des travailleurs motivés, des consommateurs
satisfaits ou remboursés, des électeurs responsables et même des taulards qui
paient leur dette à la société...
La nécessité de l’argent règne à travers une multitude de rapports juridiques, qui
bien évidemment se perpétuent par la contrainte. Et toute forme d’insatisfac-
tion constitue, en s’exprimant, une violation de ces rapports, à laquelle la société
répond par la contrainte la plus extrême, la prison. Ceux qui ne travaillent jamais
sont des maudits.
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Prisoner’s Talkin’ Blues 185

À l’isolement qui définit déjà l’individu atomisé de la société civile s’ajoute alors
l’isolement carcéral. Le délinquant emprisonné est ainsi l’objet d’une véritable
malédiction sociale, qui s’exprime jusque dans la relative indifférence témoignée
envers les mutineries. Si tous ceux qui ont déjà eu affaire à la prison ou ceux qui
y ont des proches venaient soutenir les mutineries en attaquant les flics à revers
(comme cela s’est tenté à Rouen et à Montpellier en mai 85)... Tous ces gens
n’ont pas conscience de constituer un danger social : et il suffirait parfois qu’ils
le réalisent pour en devenir vraiment un. L’État traite massivement les délin-
quants comme un danger social, mais il les démolit un par un. Le droit ne
connaît que l’individu singulier, qu’il fixe comme une abstraction face à la so-
ciété. C’est pourtant bien en raison de ce qu’il est concrètement dans la société
qu’un pauvre est jugé.
Mais si c’est en tant qu’individu isolé que le délinquant est jugé, c’est en tant que
sujet collectif que les prisonniers se révoltent. Une fois dans les murs, peu importe
en fait pourquoi on y est : on y est tous ensemble, dans la même galère et traités
de la même façon. C’est contre un sort commun que les détenus se révoltent.
uelles que soient les causes particulières des mutineries, elles n’auront

Q pas de fin dans quelque réforme ou amélioration de détail, parce qu’en


prison il faut sans arrêt revendiquer pour la moindre chose qui dehors
va de soi. Et que dans un univers aussi désespérant, la moindre chose revêt une
importance énorme et peut fournir l’occasion d’une révolte : les occasions ne
manqueront jamais. Il arrive bien que l’AP réussisse à imposer le calme un mo-
ment, par conséquence d’une répression assortie de quelques aménagements;
mais cela est destiné à ne pas durer.
C’était seulement de l’intérieur des prisons que pouvait venir cette critique so-
ciale du droit, car si la justice condamne les individus un par un, le sort de cha-
cun restant son affaire privée, elle les enferme ensemble. Et c’est là que sont créées
les conditions d’une révolte dirigée particulièrement contre l’autorité de l’AP et
les conditions d’enfermement, et généralement contre un système social qui s’ap-
puie sur la prison. C’est de là, et par rapport à cette révolte collective, que dehors
peut apparaître un mouvement qui non seulement se reconnaisse dans cette pro-
testation humaine, mais en étende les prolongements : quelque chose qui ne soit
pas en opposition unilatérale avec les conséquences, mais un conflit ouvert avec
les pré-suppositions de l’État lui-même.
Des travailleurs en lutte peuvent se battre pour exiger des augmentations de sa-
laire. Des détenus révoltés peuvent de même, par leur action, en arriver à obte-
nir des diminutions de peine. Les prisonniers ne luttent pas pour une réforme
générale de la condition pénitentiaire, tout comme des travailleurs en grève n’ont
pas pour souci une réforme du travail : ils laissent cette sorte de préoccupations
aux bureaucrates syndicaux (et l’un des aspects significatifs de la révolte de mai
a été la déroute quasi immédiate de l’ASPF : qu’elle se soit livrée à une odieuse
magouille radiophonique n’est pas surprenant, mais qu’elle ait été aussitôt dé-
noncée par des détenus de Fleury témoigne bien de la clarté des événements). La
seule chose que les détenus révoltés puissent décemment exiger dans les limites
du système existant, c’est un peu d’air. Des réformes se font, de toute manière,
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OS CANGACEIROS N° 2

et toujours pour apaiser le feu qui couve. Ce qui a été obtenu, comme aménage-
ment du régime de détention, l’a toujours été au terme d’une épreuve de force
avec l’État. Les détenus savent aussi par expérience que ces avantages arrachés
sous la menace du pire se transforment très vite, le calme revenu, en une igno-
minie de plus.
La révolte des prisonniers revêt toujours un caractère de menace universelle, puisque
c’est au nom de l’intérêt général de la société que ces individus sont enfermés. C’est
ce qui en fait à chaque fois un événement politique d’importance : chaque vague de
mutineries engendre quelque projet de reformer les lois et les codes.
La gauche avait promis de modifier l’ensemble du régime pénitentiaire, et elle
ne s’est même pas risquée à le tenter. Venue au pouvoir, elle a vite compris
qu’elle jouerait là avec le feu. Il n’y a pas d’aménagement possible au régime de
la détention, sinon celui de donner de l’air aux enfermés. La gauche sait bien que
la moindre ouverture pourrait ainsi entraîner des désordres sans fin. La prison
est désormais une chose avec laquelle n’importe quelle sorte de gouvernement
est sûr d’avoir des emmerdements. Par quel bout qu’il la prenne, il s’en met
plein les doigts.
La notion d’intérêt général est au cœur de tout le système du droit, auquel s’en
prennent les mutins. L’État et ses partisans n’ont de cesse d’y faire appel, en op-
position à l’état de guerre larvée qui sévit dans la société réelle. Ils parviennent à
susciter une identification des gens à ce prétendu intérêt général dans la mesure
où, dans la France de 85, toute ligne de démarcation entre les pauvres et la société
civile semble effacée ; et où la délinquance fait souvent ses victimes parmi les
pauvres eux-mêmes. D’une part, les lieux où circulent en abondance l’argent et
les marchandises se transforment de plus en plus en forteresses imprenables, de
l’autre les conditions auxquelles doit s’astreindre celui qui travaille sont de plus
en plus intolérables. Il en résulte des conditions nettement plus âpres pour ceux
des pauvres qui ne travaillent pas, accentuant l’isolement du chacun dans sa re-
cherche de l’argent (et la propagation de la poudre chez les kids aggrave encore
ce processus). L’État et la bourgeoisie érigent un système de défense militaire de
la propriété privée, de la circulation de l’argent et des marchandises, et déchaî-
nent en même temps la guerre de tous contre tous, le conflit le plus féroce de l’in-
térêt solitaire. L’autorité de l’État retrouve alors son fondement dans l’hostilité
confuse qui règne sur toute l’étendue de la société.
La révolte des prisonniers apparaît alors comme une possibilité de dépasser cet état
de fait. La protestation contre la justice et la prison cristallise l’intérêt général de
tous les pauvres tributaires de la nécessité et qui doivent endurer, sous différentes
formes, la répression qui s’exerce au nom de l’intérêt général de la société existante.
La solidarité avec les mutineries ne fait pas appel au sentiment, pas plus qu’elle
ne s’adresse à une prétendue opinion publique. Nous avons voulu tout simple-
ment parler à ceux qui sont dedans. Et le fait que leur révolte ait été assez forte
pour trouver un tel répondant dehors n’est pas le moindre de ses mérites.

Yves Delhoysie
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Prisoner’s Talkin’ Blues 187

CHRONOLOGIE des refus collectifs de plateaux (Lyon, St-Malo,


Avignon, Chambéry, etc.). Les suicides sont
nombreux durant cette période. De très
5 mai : à Fleury-Mérogis, les détenus du D4 se lourdes condamnations sont infligées aux mu-
soulèvent et détruisent toutes les installations. tins de Douai et d’Évreux, sous prétexte des
dégradations commises.
6 mai : toujours à Fleury, au D1, 300 personnes
refusent de remonter aux promenades: une 17 juin : barrage incendié sur la voie ferrée
soixantaine incendient l’infirmerie. Nantes-Paris, près de Nantes, en solidarité
avec les mutineries.
6 mai : à Bois-d’Arcy, une quinzaine de détenus
mineurs montent sur le toit, où ils resteront 20 juin : sabotage des installations du TGV au
jusqu’au 9 mai, soutenus et ravitaillés par les sud de Paris.
autres.

27 juin : barrage incendié sur la voie Toulouse-


8 mai : à Lille, une dizaine de détenus montent
Paris, près de Toulouse.
sur les toits. À Bastia, grève des plateaux en so-
lidarité avec les autres prisons.
30 juin : dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, l’im-
9 mai : à Fresnes, 400 mecs sur les toits. Af- pression des journaux parisiens est paralysée à
frontements avec les flics qui tuent un détenu. Nantes par un sabotage à l’imprimerie IPLO.
À Compiègne, une dizaine de détenus sur les « Nous avons décidé d’imposer une demi-jour-
toits relaient l’équipe du matin. À Bonne-Nou- née de silence à la presse nationale, en l’hon-
velle (Rouen), une cinquantaine de mineurs neur des taulards révoltés... » Elle est
montent sur les toits tandis que les autres sac- également dédiée à la mémoire de tous les dé-
cagent leurs cellules; après un semblant de né- tenus morts « suicidés ». « Tous ces journaux se
gociations, une trentaine regrimperont sur le sont fait connaître par leur hostilité au récent
toit le lendemain, en solidarité avec Fresnes. mouvement de révoltes dans les prisons... »

10 mai : du 9 au 10, des détenus montent sur 1er juillet : sabotage des installations ferroviaires
les toits à Douai. Affrontement bref avec les entre Nîmes et Tarascon. À chaque fois, ces ac-
CRS. À Amiens, une cinquantaine de détenus tions provoquent une perturbation prolongée
montent sur les toits. À Nice, une soixantaine du trafic, et des heures de retard pour les trains
de détenus sur les toits sont rejoints, pendant du jour. Les exigences sont toujours les
l’affrontement avec les flics, par une vingtaine mêmes : – une remise de peine pour tous les
de mineurs. À Béziers, durant plusieurs heures, condamnés – la libération de tous les prévenus
130 détenus prennent en otage trois matons et
– l’arrêt définitif des mesures d’expulsions
un infirmier.
contre les immigrés – la levée des sanctions
pour tous les mutins.
11 mai : à Évreux, à Saintes, à Coutances, des
détenus montent sur les toits; affrontements
avec les flics. Le lendemain à St-Brieuc. 2 juillet : le TEE Paris-Bruxelles est stoppé près
de Compiègne, les quatre exigences bombées
dessus; des vitres sont brisées par lesquelles
19 mai : toute la prison de Montpellier est dé-
sont lancés des dépliants: « La liberté... »
truite par ses habitants ; affrontement avec les
flics. Dehors la foule, constituée des familles et
amis, prend les flics à revers. En outre, de mul- 5 juillet : sabotage sur la ligne Paris-Le Havre.
tiples chahuts ont lieu dans diverses prisons, Quatre personnes sont arrêtées à Rouen deux
des saccages de cellules et tentatives d’incen- jours après et emprisonnées trois mois pour
dies (Rennes, Angers, Metz, etc.), ainsi que cette action.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 188

OS CANGACEIROS N° 2

8 juillet : du 7 au 8 juillet, 15 détenus montent La misérable aumône présidentielle tombe : re-


sur les toits à Chaumont manifestant leur an- mise de un ou deux mois pour les petites
goisse à l’approche de la grâce présidentielle peines. Les JAP [Juges d’Application des
du 14 juillet qui s’annonce particulièrement Peines] élargiront sa portée : entre trois et qua-
ladre. Affrontement avec les flics. 4 seront lour- tre mille détenus sortiront les jours suivants. De
dement condamnés. nombreux chahuts marqueront la nouvelle en
diverses prisons du pays.
9 juillet : un sabotage anonyme est commis sur
la ligne Paris-Strasbourg, qui passe précisé- 15 juillet : dans le nuit du 14 au 15 juillet, les
ment par Chaumont. pneus de la caravane accompagnant le Tour de
France sont crevés (soit une centaine de véhi-
cules immobilisés) en solidarité avec les mutins
12 juillet : dans la matinée, deux lignes de condamnés. À Toulouse, une entreprise qui fai-
métro parisien sont bloquées plusieurs heures sait travailler les détenus est anéantie par le feu.
par des objets lourds lancés sur la voie. En so-
lidarité avec les 4 de Rouen et les mutins de
Chaumont et reprenant les 4 exigences. 14 août : des dizaines de détenus montent sur
les toits à Lille.

13 juillet : 2 voitures officielles sont incendiées


18 août : à Lyon, l’imprimerie des journaux pa-
à Lyon en solidarité avec les détenus de la ville.
risiens (ROP) est saccagée. La distribution gra-
Avant même que soit connu le détail des
vement compromise, ceci afin de châtier ces
grâces, de nombreux chahuts reprennent
journaux une fois de plus, de leurs mensonges
dans diverses prisons (Fleury, Loos-les-Lille, et de leur hostilité aux mutins. Le texte « La vé-
Toul, etc.) rité sur quelques actions... » est laissé sur
place. À signaler aussi que durant les émeutes
14 juillet : à la prison Saint-Paul à Lyon, une en Guadeloupe, une trentaine de détenus se
vingtaine de détenus se révoltent au bâtiment sont évadés de la prison de Pointe-à-Pitre à la
« psy », qu’ils saccagent et incendient. suite d’une mutinerie.
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189

CORRESPONDANCE
À la suite de cet article nous publions des passages d’un échange de courrier
entre Léopold Rod et Georges Lapierre, datant de juin 85, relativement à la cri-
tique du droit.

« Je me trouvais hier à Paris où j’ai pris connaissance de ton courrier et de la cassette.


Tout d’abord, une remarque sur certaines considérations générales qui y sont émises :
Nous avons tous fait jusqu’à présent un usage bien peu rigoureux, voir même sau-
grenu, des concepts touchant à la sphère du droit, et particulièrement de celui de so-
ciété civile. Et vu l’importance que ceux-ci sont amenés à prendre dans le
développement de nos idées, je propose qu’ils soient amplement discutés et définis lors
de la prochaine réunion. (...)
Comme on le dit par ailleurs, nul n’est exclu de la société. Hegel note plaisamment
que la société moderne fait l’honneur au pire criminel de lui reconnaître une cer-
taine humanité et donc certains droits, en premier lieu le droit de la défense. (...) Ce-
pendant Hegel (toujours lui !) a miné lui-même le bel édifice qu’il a patiemment
construit, en reconnaissant que celui-ci repose sur des bases subjectives (la probité,
l’honneur). Que celles-ci viennent à s’affaiblir, se forme alors la “ populace ” (en fran-
çais moderne : armée de réserve), “ qui implique l’esprit de révolte contre la so-
ciété et l’horreur du travail ”. C’est contre l’existence d’une telle populace que la
société fit, à partir du XIXème, l’honneur aux pauvres de leur concéder une certaine
humanité, et donc certains droits, en premier lieu le droit du travail. Il s’agissait de
faire de la masse des travailleurs un sujet juridique collectif défendant ses intérêts
particuliers dans le cadre de la société civile. Et ce rêve de la bourgeoisie n’a jamais
été effectif (cf. de récentes discussions). Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que la
bourgeoisie considère comme une fatalité l’existence de la populace et la nécessité de
(nous) protéger contre (nous) mêmes. »

Léopold Roc

À quoi était répondu

« Tu as raison de signaler que le concept de la société civile n’est pas intelligible du pre-
mier coup et qu’un chevauchement de sens rend bien souvent son emploi approxi-
matif. Il apparaît donc nécessaire de préciser ce que nous entendons par “ société
civile ” d’autant que des expressions comme “civiliser les pauvres ”, “exclus dans la so-
ciété ” y font constamment référence. Mieux encore, quand nous parlons d’esclaves
salariés, de pauvres, nous qualifions par un détour dans l’histoire le rapport qu’en-
tretient une partie de la société avec la société civile.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 190

OS CANGACEIROS N° 2

La société athénienne par exemple était composée de citoyens, de métèques et d’esclaves,


pourtant seuls les citoyens avaient droit de cité, seuls les citoyens avaient part au culte
de la cité, seule, donc, une partie de la société pouvait être qualifiée de civile. Il est à
noter que les conditions qui permettaient aux métèques d’accéder à la citoyenneté
étaient particulièrement draconiennes. D’un autre côté, un citoyen pouvait être déchu
de son droit de cité, provisoirement ou définitivement, et exclu de la société civile, ce
qui correspondait d’ailleurs à un bannissement hors du sol de la cité : l’ostracisme.
Remarquons l’origine religieuse du droit ce qui implique une adhésion subjective aux
règles du jeu social, une profession de foi, un credo. Toute société est fondée sur cette
adhésion. On sait ce qu’il en coûte à celui qui transgresse les interdits — non seule-
ment au violateur d’ailleurs, mais aussi à toute la société.

L’esclave n’est plus considéré comme un être humain car il n’est plus un être social,
il est retourné à l’état de “ de nature ”, de séparation achevée. Il n’aura aucune part
à l’esprit de la société, son travail sera supprimé en pensée par quelqu’un d’autre.

Les choses se compliquent diablement avec la fin de la société antique. Si le rapport


des esclaves à la société civile est toujours inexistant — exclus dans la société — celui
des prolétaires se trouve de plus en plus compromis et douteux, sans parler de celui des
peuples assujettis à Rome. La religion chrétienne va accorder un droit de cité my-
thique à ceux qui ne l’avaient pas ou à ceux qui ne l’avaient plus ; elle va en sorte lé-
gitimer les pauvres post-mortem et en faire les citoyens de la Jérusalem céleste, de la
cité de dieu : ce qui revient d’ailleurs à légitimer la pauvreté ici-bas.

La religion chrétienne entérine ce qui existe, que l’esprit de la société est tragique-
ment et fatalement extérieur aux pauvres, en laissant à ces derniers la seule part à la-
quelle ils puissent prétendre, celle du culte de l’Esprit de la cité. Nous pouvons dire
qu’au Moyen-Âge les pauvres faisaient partie de la société civile d’une façon allégo-
rique et que leur humanité était purement fictive. On comprend l’importance ac-
cordée encore de nos jours à la religion comme adhésion au principe du monde, ainsi
il faut avoir de la religion pour prétendre à la citoyenneté américaine.

Après la contre-révolution (89), la bourgeoisie se voit contrainte d’organiser un men-


songe sur le monde et donc sur la société civile. En même temps qu’elle accorde au
pauvre un peu d’humanité sous la forme d’un salaire, elle prétend lui accorder idéa-
lement le droit de cité. Elle tente de camoufler ainsi une inégalité réelle et donc spi-
rituelle (le salaire est l’esprit appauvri par la finitude alors que le capital est l’esprit
qui s’investit dans tout ce qui existe) par une égalité abstraite, dépourvue de tout es-
prit. Nous ne pouvons pas dire que le travail est la seule participation positive (pléo-
nasme) du pauvre à la société civile. Par contre le salaire est bien la part du pauvre
à la société, la part rendue au pauvre au culte de la marchandise et de l’argent. Mais
la société de la marchandise n’est pas la société civile laïque et démocratique théori-
quement au-dessus de l’argent et au-dessus de tout soupçon ; du moins c’est ce qu’af-
firment la bourgeoisie et l’État qui voudraient nous faire prendre une abstraction
pour la réalité et la réalité pour une fatalité.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 191

Correspondance 191

Pourtant la société civile existe mais comme partie de la société, celle qui possède ef-
fectivement l’activité de division du travail, celle qui a un réel pouvoir social de dé-
cision et d’investissement et qui regroupe tous ceux qui sont acquis à la société de la
marchandise. Cette partie de la société a les moyens policiers de sa prétention à être
toute la société et en retour de prétendre que toute la société est civile. Donc de ren-
dre légitime le mensonge qu’elle tient sur la société.

On peut difficilement parler des prisons sans parler de la société civile, de la défense
d’une partie de la société contre ce qui n’est pas elle et qui contredit sa prétention à
l’universalité : la populace, pour rependre l’expression de Hegel, caractérisée par “ l’es-
prit de révolte et l’horreur du travail ” et dont l’adhésion au principe du monde et aux
règles du jeu social ou code civil est loin d’être acquise. D’où l’importance que revêt
pour la classe politique l’éducation des pauvres, leur instruction civique.

Je disais que les banlieues d’aujourd’hui sont ce que voulaient être les prisons du
XIXème siècle : l’école universelle des pauvres où les militants tentent de civiliser les
gens à leur insu, les TUC par exemple reprennent l’idée des philanthropes du XIXème
qui était à la base du travail en prison ; occuper les pauvres et les civiliser par le tra-
vail en leur donnant une petite gratification, ainsi la part d’humanité qu’on veut
bien leur concéder se monte actuellement à 1 200 F par mois. »

Georges Lapierre
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OS CANGACEIROS N° 2

TODAY PIGS
TOMORROW BACON
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Today Pigs, Tomorrow Bacon 193

andsworth, à Birmingham, un quartier à majorité noire et asiatique, est

«H l’endroit où la politique de sectorisation du maintien de l’ordre a fait


jusqu’ici le plus de progrès. Au début des années 1970, le commissariat
était régulièrement assiégé et n’eût été le traitement expérimental de pacification pra-
tiqué ces temps-ci, l’explosion aurait égalé celle de Liverpool... Le jour où Toxteth
flambait, un festival était organisé à Handsworth, qui a accueilli 8 000 personnes.
Selon le reporter du Times (1/7/81) “ l’état d’esprit était aussi aimable et paisible
qu’à une fête de village... ” Pourtant, cinq jours après, Handsworth explosait, et le
commissariat de police était assiégé. Bien que les kids aient voulu la tête de David
Webb [chef de la Police], le débordement manquait de la férocité de Toxteth ou de
Moss Sides » (Extraits de « Like a summer with a thousand july’s »). Avec les émeutes
de septembre 85, c’est chose faite. L’État britannique a expérimenté une fois de
plus son incapacité à contrôler durablement les pauvres. Que ce soient les mi-
neurs en grève, les hooligans ou les émeutiers, la colère furieuse des pauvres n’a
pas cessé ces dernières années. Ils n’ont pas l’intention de se laisser tanner le cuir.
Ils ont la haine et le font savoir. Chaque coup de l’État entraîne une réponse fou-
droyante et sans merci. Comme on a pu le voir récemment, ce sont des pluies de
pierres et de cocks qui se sont abattues sur sa gueule. Par rapport aux précé-
dentes, les émeutes en cours montrent que la détermination, la cohésion et le
mépris des rackets politiques et culturels ont grandi face à l’État qui a perfec-
tionné son arsenal de contrôle social depuis la grande peur de 1981.

« ON DIT QU’À BIRMINGHAM, C’EST UNE GUERRE ENTRE CITOYENS.


C’EST FAUX. ICI, C’EST LA GUERRE
DE TOUS LES PAUVRES CONTRE L’ÉTAT. »

Propos d’un émeutier d’Handsworth


ette fois, l’ennemi ne se donne même pas la peine de pleurer sur le chô-

C mage et le racisme dans les ghettos, censés expliquer les révoltes et justi-
fier le boulot des réformistes. « Les émeutiers sont chômeurs et travailleurs,
noirs, blancs et même asiatiques. Aucune misère ne peut justifier les crimes contre la
communauté. C’est hooliganisme et esprit de destruction » (Hurd, ministre de l’in-
térieur). Si les pauvres se révoltent, ce n’est pas parce qu’ils sont exclus de la so-
ciété, ils ne revendiquent pas de droits civils ni politiques pour s’y intégrer. Il ne
s’agit pas d’oppositions spectaculaires mais de crimes contre la société.
Malgré les appels au calme, des responsables religieux et politiques des commu-
nities de Birmingham, les jeunes sont descendus dans les rues, attaquant les pa-
trouilles de flics et les notables, pillant et brûlant les bâtiments publics et privés.
À la question du journapute du Times : « Pourquoi s’attaquent-t-ils à vous ? », le
gros sikh répond : « Les émeutiers s’attaquent à nous parce que nous avons l’argent ! »
Dans le feu de l’émeute, le public réel se forge, toutes les distinctions de race, de
religion ou de culture disparaissent.
La plupart des banques, des boutiques, des bijouteries et des supermarchés ont
été dévastés dans un périmètre bien plus vaste que ne l’ont avoué les autorités.
Les pubs n’ont pas été épargnés. Des centaines de complices discutaient, se coor-
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OS CANGACEIROS N° 2

donnaient et se partageaient les tâches : allumer les patrouilles de flics, forcer et


arracher les grilles des magasins, enlever les marchandises volées dans des caddies
et des camionnettes, saccager et brûler les lieux ainsi nettoyés. « C’était éclatant !
Il y avait des centaines de jeunes roulant vers le bas de Soho Road des caddies pleins
d’étoffes et de bouteilles, éclairés par le feu ! » (Un asiatique d’Handsworth) Les com-
merçants Indo-Pakistanais se sont plaints de la sélection effectuée : les émeutiers
n’ont pris que les beaux bijoux, les bons vins et les soieries. La camelote, ils l’ont
jetée... Les pauvres ont refusé le principe du minimum vital, ils n’ont pas suivi
les enseignements de l’Économie Politique et de l’Église Réformée : jeûner et
prier pour l’Angleterre. Ils aspirent à la richesse. Ils ont préféré le caviar au pâté
pour chiens et l’ont fait savoir au monde. Lors des précédentes émeutes, des fonc-
tionnaires avaient protégé des bureaux de sécurité sociale et des églises de la furie
des prolétaires en prétextant que s’ils les incendiaient, ils ne pourraient plus tou-
cher les allocations hebdomadaires et profiter de la soupe populaire. À Hands-
worth, plus d’hésitations : les kids ont dit ce qu’ils pensaient du Droit au Travail
et du Droit à l’Assistance, ces piliers du Droit Politique Anglais. Ils se sont achar-
nés sur les bâtiments publics : bureaux de poste 1, centres de chômage, cabinets
de dentistes et églises. Les bâtiments privés, abritant des ateliers de travail au
noir, ont eu leur compte. Dans Lozells Road, cette passion de la destruction s’est
déchaînée. La rue a entièrement cramé. Les responsables municipaux jacassaient
depuis longtemps sur la « revalorisation d’Handsworth ». Les émeutiers ont ré-
solu de façon exemplaire la question de l’urbanisme local.
Les kids ne se sont pas débandés lorsque les renforts anti-émeutes sont arrivés. Ils
les attendaient de pied ferme. Le lendemain, le tract anonyme « Today Pigs, To-
morrow Bacon » [Aujourd’hui porcs, demain bacon] circulait sous le manteau. Il
donnait la recette du cocktail molotov et diverses consignes pour les pillages. Les
émeutiers ont fait preuve d’un véritable génie pour utiliser les moyens matériels
à leur disposition. Ils les ont retournés contre l’ennemi. Les bouteilles de lait vides
devant les portes, les tissus des magasins, l’essence des stations services 2 ont fourni
le nécessaire pour les cocks. Les barres de fer et les briques des chantiers ont servi
de matraques et de projectiles. « C’était affreux », pleurait le Chef de la Police, « je
voyais mes hommes tomber en sang sous une grêle de pierres, de briques et de cocktails
molotov en tentant de passer les barricades. Il fallait avancer au milieu de ces voitures
et de ces immeubles en feu qui étaient autant de pièges. C’est un des rares cas de com-
bat de rue où la police a dû reprendre le contrôle rue par rue, maison par maison ».
Seule la pression policière et le bouclage de la zone amenèrent les émeutiers à dé-
crocher. Le lendemain, Hurd, ministre de l’Intérieur nouvellement nommé, se
pointait à Handsworth, il voulait y affirmer l’autorité de l’État. La réception du
public fut soignée. Des pierres commencèrent à voler, le locataire d’une maison
où Hurd demanda refuge le jeta ! Peu après, des voitures et des vans furent re-
tournés cramés. Des responsables du Labour, venus verser quelques larmes sur la
brutalité de la police et proposer leurs bons offices, furent accueillis par des in-
sultes et des jets de briques. L’après-midi et la nuit suivante donnèrent lieu à d’au-
tres pillages et bagarres. Deux jours plus tard, alors que le quartier était sous
occupation policière, deux kids n’hésitèrent pas à braquer une poste au couteau.
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Today Pigs, Tomorrow Bacon 195

« I AM BACKING HANDSWORTH »
Bombage à Brixton
rixton n’attendait que ça ! Ce quartier du Sud de

B Londres avait su se tailler une notoriété respectable


en 81. Depuis, le travail de pacification des sauvages
fut massif. Brixton fut rasé en partie pour faire place à de
larges rues bordées de terrains de sports et de cottages ha-
bités par des civilisés : petits cadres, etc. Les flics entrete-
naient un climat de suspicion entre les gens, renvoyant
chacun à son isolement, aidant les balances anonymes par
la mise en place d’un réseau téléphonique de délation. Par
contre les crétins de pigs, s’ils profitaient de la guerre de
tous contre tous, oubliaient qu’elle pouvait se transformer
en guerre de tous contre l’État ! Après avoir froidement
assassiné Cherryl Groce au cours d’une perquisition, ces
porcs se sont faits assiéger dans leur commissariat, atta-
qués avec des pierres et des cocks. Les belles bagnoles qui
circulaient dans le quartier étaient arrêtées, leurs passagers
dévalisés et jetés dehors. Ensuite les caisses étaient brûlées
et servaient de barricades. Une bijouterie allait rapidement
se faire piller et l’hostilité face aux journalistes se faire sen-
tir. Les trains et les métros furent paralysés. Les pillages
s’étendirent rapidement aux autres boutiques. Un magasin 1. L’épisode de la Poste

de vêtements fut entièrement brûlé. La mobilité des


fut l’occasion d’une igno-
ble campagne de presse,
bandes de pilleurs était très grande, passant d’un quartier à propos des « deux tra-
à un autre sans perdre de temps. Certains gueulaient : « Bri-
vailleurs asiatiques assas-
sinés par les criminels ».
tain finished, Britain finished ! » D’autres remarquaient que En fait, lorsque les émeu-
c’était beaucoup mieux qu’à la télé ! Un magnifique bom- tiers arrivèrent à la Poste,

bage s’étalait sur la devanture de Burton : « I am backing


ils parlementèrent avec
ces deux crétins pour les
Handsworth » [je soutiens Handsworth]. De nombreuses faire sortir. Lassés, ils lan-
personnes étrangères au quartier vinrent participer à la cèrent des cocks. Pleins
d’esprit de sacrifice, les
fête. Plusieurs journaputes qui pensaient faire sans vague deux faibles d’esprit res-
leur boulot de flics furent pris à parti. Un d’entre eux de- tèrent pour éteindre l’in-

vait ramener un magnifique souvenir de Brixton Road :


cendie. Même les
pompiers n’arrivèrent pas
une belle balafre en travers de la gueule. Un autre sérieu- à les faire sortir ! « S’ils
sement frappé à la tête devait mourir quelques semaines voulaient mourir pour la
Poste et la Reine, c’est
plus tard. Les kids n’ont pas oublié qu’une photo consti- leur affaire » (un kid de
tue maintenant une preuve pour les tribunaux. Hazells, Lozells Road).
l’émeutier au cock de Lozells Road, et ses amis ont été 2. Dans Lozells Road, la

bien vengés ! En fin de journée, les affrontements avec les


station détruite portait le
nom de Bhopal [village
flics se multiplièrent et devinrent acharnés. Et malgré le d’Inde dans lequel l’ex-
blocus de Brixton, des combats devaient se poursuivre plosion d’une usine chi-
mique causa des milliers
jusqu’au lendemain ! de morts en 1984]
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OS CANGACEIROS N° 2

« MAINTENANT, POUR UNE VIE, C’EST UNE VIE »


Propos d’un émeutier de Tottenham
près l’émeute d’Handsworth, le souhait le plus cher des mecs était que

A d’autres explosions surviennent dans le reste de l’Angleterre. Celle de


Tottenham a dû les combler. Il est évident qu’après Handsworth, à Tot-
tenham, on s’est organisé. Les flics reçurent de nombreux appels téléphoniques
sous divers prétextes, les conviant à intervenir dans la cité 3 où toute cette belle
jeunesse leur avait préparé quelques guet-apens de leur génie. Rien n’y fit. Par
contre les porcs n’hésitèrent pas à perquisitionner discrètement chez Floyd Jar-
ret accusé de vol de voiture. Perquisition au cours de laquelle la mère de Floyd
devait mourir d’une crise cardiaque. Le lendemain, une manifestation de pro-
testation se déroula devant le commissariat, que la presse commenta comme « sans
violence mais chaude ». « Chaleur » qui devait se transformer en plombs pour ces
langues de putes quelques heures plus tard. Vers 19 heures, la « température »
monta tellement que les bagnoles aux alentours commencèrent à cramer ; les bâ-
tards la ramenèrent rapidement, voulant contenir l’émeute dans la cité. Tous les
accès furent barricadés par des caisses enflammées. Une grêle de pierres et de
cocks s’abattit sur les porcs : Today Pigs, Tomorrow Bacon ! Les parkings furent à
leur tour le terrain de l’affrontement. Des voitures retournées et incendiées per-
mettaient de contenir l’avancée des flics. Ceux qui s’y aventurèrent tombèrent
dans de véritables souricières. C’est ainsi qu’un groupe fut accueilli, avec la cha-
leur que l’on sait, à coups de couteau et de machette. Un des porcs devait y lais-
ser sa peau : Everyday bacon ! D’autres essuyèrent des coups de fusil de chasse et
même de guns ; (la télévision montra un pig truffé de plombs de chasse). Plus
tard, ne pouvant plus contenir la pression policière, les émeutiers investirent une
des tours et un supermarché, cassant tout, utilisant les boîtes de conserve comme
ultimes projectiles. Les flics ne pénétrèrent que plusieurs heures après dans l’im-
meuble plein de ruines. Au total, 7 arrestations, 240 flics blessés et 1 mort, 4
journaputes atteints par des tirs d’armes à feu, des dizaines de bagnoles cramées,
le supermarché de la cité pillé et plusieurs appartements dévastés 4.
Au cours d’une conférence de presse où quelques guignols réformistes du coin
affirmaient leur soutien aux émeutiers 5, les jeunes de la cité déclarèrent aux
journaputes présents : « Vous pouvez le faire savoir maintenant : pour une vie, c’est
une vie, c’est la guerre ». La veille, un autre pisse-copie rapporta ces propos :
« n’écris aucune de ces conneries sur le chômage et tout le reste. On n’en a rien à fou-
tre, c’est tout ». « C’est une révolution. D’abord l’Afrique du Sud, ensuite Hands-
worth et Brixton, maintenant c’est ici ». Dans un tel climat, les plus caves ont
déménagé. Les flics sont là en permanence avec contrôle renforcé la nuit. Le
jeudi d’après l’émeute, Tottenham, qui possède une équipe de football bien
connue, devait recevoir une équipe. Le match fut annulé par crainte de trou-
bles. Évidemment ceux que l’on retrouve dans les stades sont les mêmes qui in-
cendient leurs quartiers !
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Today Pigs, Tomorrow Bacon 197

« UNE DÉMOCRATIE NE SAURAIT EXISTER


SANS POLICE »

Le Chef de Scotland Yard


eux qui descendent dans la rue à la première oc-

«C casion pour tirer, piller et détruire seront soumis


à la loi criminelle dans toute sa rigueur » (That-
cher). L’État ne peut pas fermer les yeux devant les flam-
bées de violence sociale sans favoriser un sentiment
d’impunité chez les prolétaires. La terreur doit régner.
La police est en état d’alerte permanent, comme pendant
la grève des mineurs, les brigades anti-émeutes et les com-
pagnies de combat de l’armée, déguisées en bobbies pour
la circonstance, se concentrent dans les zones à « hauts
risques ». Des armées de flics imposent de véritables occu-
pations militaires après les émeutes, isolent des quartiers
entiers pour éviter que la colère dévastatrice des émeutiers
ne se répande. Des districts comme Handsworth et Tot-
tenham sont sous contrôle permanent. Les flics arrogants
et soupçonneux se déplacent par quatre, une patrouille
tous les cinquante mètres. Reliés par radio, ils se couvrent
d’un carrefour à l’autre et sont proches de leurs vans, bour-
rés de matériel anti-émeutes. Brixton fut isolé plusieurs 3. Construite en 1970, la
jours par une masse de flics qui interdisaient l’accès aux Broadwater Farm Estate
« étrangers » et contrôlaient toute circulation sur plus de est une cité, ce qui est

vingt km 2. À Kirkby, banlieue Nord de Liverpool, l’iso-


peu courant en Angle-
terre, et qui porte l’élo-
lement pour prévenir toute éventuelle émeute comme en quent surnom d’Alcatraz.
81 est tel que seuls huit bus par jour vont au centre-ville. Composée de plusieurs

Malgré ce blocus, les kids de rage ont attaqué les fermiers


barres d’immeubles et
deux tours d’une ving-
du voisinage à coups de cocks ! La police s’est plainte par- taine d’’étages, des allées
tout du manque de coopération de la population. Pardi ! surélevées permettent de

Ça craint de jouer les balances au commissariat du coin


communiquer d’immeu-
ble à immeuble, le tout
sous l’œil des kids: un accident est si vite arrivé ! Par le sys- est construit sur un en-
tème de « Hot Line », la police cherche à institutionnaliser semble de piliers de

le mouchardage anonyme et sans risque. Des numéros de


béton où sont aménagés
des parkings. Entre 80 et
téléphone sont rabâchés dans la presse et à la BBC. 82, l’endroit fut zone in-

Devant cette tension sociale permanente, l’État n’a pas le


terdite pour la police.

choix : la balle en plastique et le gaz CS sont à l’ordre du


4. Beaucoup ont profité
de l’occasion pour régler
jour, comme en Irlande du Nord. Les commissions d’en- des comptes : les appar-
quête et les tribunaux tournent à plein. De lourdes tements pillés et les
caisses brûlées ont été
condamnations tombent et les prisons sont bondées. Le soigneusement choisies.
« Fair-Play » britannique est une image pour touristes, qu’il 5. Certains de ces drôles
concerne la justice ou le bobby au look débonnaire. Des diront que rien ne prouve
générations de maniaques à perruques, magistrats et ju- que le flic poignardé ne
l’aurait pas été par un
ristes, ont mis au point un code criminel modèle du genre. autre flic.
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OS CANGACEIROS N° 2

Le pouvoir de ces notables, capitalistes ou propriétaires fonciers eux-mêmes, est


énorme 6. Ces fanatiques de la propriété privée et de l’ordre sont impitoyables
face à la violence des grévistes ou des émeutiers : huit ans à un kid en 81 pour jet
de cock, cinq ans au mineur Terry French pour coup de poing dans la gueule
d’un pig, perpet’ à deux mineurs accusés d’avoir tué un chauffeur de taxi trans-
portant des jaunes. Les tribunaux ne s’encombrent pas de scrupules juridiques.
À Birmingham, deux jeunes sont tombés pour l’incendie de la poste de Lozells
Road. Pourtant même un pompier appelé comme témoin les a déchargés de leurs
responsabilités. Rien n’y a fait. Ils sont restés en taule au nom de leurs « respon-
sabilités morales » ! À Brixton et à Tottenham, les tribunaux distribuent aisément
des inculpations pour meurtres. Ce sont de véritables prises d’otages pour ter-
roriser les amis et complices des détenus. À Liverpool, les jeunes ont eu tellement
les boules devant ces « exemples » qu’ils ont attaqué le tribunal où étaient jugés
deux des leurs, inculpés de meurtre lors du Carnaval de Toxteth. Après Totten-
ham, les tribunaux ont tenu des séances à huis dos. En s’inspirant des lois d’ex-
ception de l’Irlande du Nord, Hurd voudrait perfectionner encore l’arsenal
judiciaire de l’État. Le projet sur la « sécurité publique », s’il est voté aux Com-
munes, permettra l’arrestation de toute personne présente sur le lieu d’un dé-
sordre public, ou pire, l’incarcération préventive de suspects en cas de montée de
la tension sociale. Ce décret veut donner force de loi dans toute l’Angleterre à ce
qui commence à être le comportement quotidien des flics et des juges dans les
zones « à hauts risques ».

« NOUS FERONS DE L’ANGLETERRE UN PAYS


DE PETITS ACTIONNAIRES ET DE PETITS PROPRIÉTAIRES »
Thatcher
ans l’immédiat, l’État n’a pas d’autre solution que de poursuivre et d’ag-

D graver la répression. Mais l’Angleterre n’est pas l’Irlande du Nord. L’état


de siège, c’est l’intervention violente et systématique de l’État dans les
affaires de la société. Celle-ci a besoin de paix sociale pour fonctionner. L’occu-
pation militaire des quartiers agités ne peut être que temporaire.
La stratégie de Maggie-Salope est de faire de l’Angleterre une nation à l’image de
l’Europe continentale avec des cadres à l’allemande et des boutiquiers à la fran-
çaise. Les petits-bourgeois anglais constituent depuis longtemps un néant social
et politique. C’est le pays où même les médecins sont fonctionnaires. Si l’État
prend le contre-pied de cette tendance, ce n’est pas seulement parce que le fonc-
tionnaire coûte de l’argent et ne fout rien. Le salarié de l’État reste passif tant que
sa situation garantie n’est pas directement en danger. Comme le dit John Moore,
responsable de la politique de dénationalisation : « Il est clair que l’attitude des em-
ployés et de l’encadrement change profondément quand ils possèdent un peu de l’en-
treprise dans laquelle ils travaillent : ils s’y intéressent plus ». Pour la défense de la
propriété privée et de l’ordre, rien ne vaut un petit porteur d’actions ou un com-
merçant avec un fusil à pompe derrière le comptoir.
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Today Pigs, Tomorrow Bacon 199

Ironie de l’Histoire, en Angleterre, une couche de beaufs


se crée à partir des « communautés » héritées de l’Empire.
Au lendemain des émeutes de 81, Lord Scarman conseil-
lait déjà à Thatcher de s’appuyer sur les notables jamaï-
cains, sikhs et indo-pakistanais pour affermir l’autorité de
l’État : « Reconnaissons à tous le droit de vivre dans leurs
communautés d’origine. La démocratie britannique y ga-
gnera. » (Discours de Scarman à la chambre des Lords).
Pendant que les notables sablaient le champagne avec les
chefs de la police, dans les carnavals et les salons des mu-
nicipalités, la police organisait des raids et multipliait les
« bavures » sanglantes pour imposer le silence dans les rues
et rabattre les délinquants vers leurs ghettos respectifs. La
drogue fournissait le prétexte pour traquer les kids. En 6. Après les émeutes de
s’appuyant sur la pseudo-suppression de l’isolement indi- 1981, Whitelaw, ministre
viduel, par la communauté familiale et culturelle, l’État de l’Intérieur, proposa
une réforme des condi-
espérait maintenir la paix sociale. Mais ces « communau- tions de détention et des
tés » ne peuvent exister sans l’hostilité commune de leurs lois concernant les

membres face à « l’étranger ». Les kids ont trop eu affaire


courtes peines, histoire
d’éviter les explosions
à leur réalité, la guerre de tous contre tous, pour y croire dans les prisons pleines à
longtemps. Que ces intérêts privés se soient fixés en inté-
craquer. Juges et magis-
trats réagirent immédia-
rêts de communautés fermées n’y a rien changé. Les kids tement en posant un
considèrent les chefs traditionnels, musulmans, hindous ultimatum au ministre : si
le projet était présenté
et sikhs comme des balances et des vampires. Ce n’est pas aux Communes, ils aug-
pour rien qu’ils les insultent et leur lancent des pierres. En menteraient sans hésiter

s’appuyant sur les liens traditionnels de subordination fa-


les peines !
Whitelaw recula.
miliale et religieuse, ces chiens de notables travaillent à 7. Dans les émeutes,
calmer les excités ou, s’ils ne peuvent pas, à les isoler. S’ils beaucoup de jeunes noirs

sont repérés par les flics, ils n’ont plus qu’à se rendre.
avaient le look rasta.
Cela ne voulait pas dire
Quant aux notables rastas, s’ils font encore quelque peu il- qu’ils étaient des adeptes
lusion c’est qu’ils n’ont pas pour le moment pignon sur fanatiques de la secte re-
ligieuse. « Nous sommes
rue comme leurs concurrents. 7 « Les responsables des com- trop corrompus pour
munautés sont des enculés, ils font leur carrière sur nos mal- cela », nous a dit avec es-

heurs » (un black de Toxteth).


prit un noir de Lozells
Road. Le rastafarisme
Les notables noirs, souvent membres du Labour, versent n’est que le spectacle de
l’insatisfaction des jeunes
des larmes de crocodiles sur les « excès » de la police tout blacks, avec le reste de
en approuvant « la répression de la délinquance et du deal ». superstitions qu’elle con-

Les notables pakistanais et sikhs, ces juifs de l’Inde en sont


tient. À Birmingham, le
petit chef rasta n’a pas
déjà à appeler à la constitution de milices privées ! Les pigs hésité à passer un deal
ne se déplacent pas assez vite pour défendre les boutiques.
avec le chef de la police,
s’engageant à disperser
Voilà qui correspond aux vœux de Hurd : les commerçants les bandes d’émeutiers.
ne doivent plus se laisser terroriser par les kids mais pren- Évidemment, c’est sur-
tout la police qui fit ce
dre énergiquement en main la « communitie policing » ! boulot.
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OS CANGACEIROS N° 2

«WHAT A BEAUTIFUL MORNING ! WHAT A BEAUTIFUL MORNING ! »


Refrain des émeutiers d’Handsworth, au matin sur les ruines fumantes
algré la répression et l’isolement relatif des émeutes, les kids ont la

M pêche. La révolte est la fête des pauvres. Ils prennent goût à ce qu’ils
font et n’ont pas l’intention de se calmer. Ils n’ont rien à perdre à se
révolter. «Liberté, liberté», criaient les émeutiers d’Handsworth en incendiant les
commerces. L’Angleterre avait bâti sa puissance sur le pillage du monde. Elle
voulait civiliser le monde des sauvages à son image. Maintenant les sauvages sont
au cœur de l’Empire et sont fort peu civilisés. « Zulu, Zulu » rappellent les badges
des mineurs grévistes. « Zulu, Zulu » murmurent les kids sous le nez des flics.
« Zulu, Zulu » renvoient les inscriptions sur les murs noircis par le feu. Par l’ac-
tion publique, des jeunes et moins jeunes prolétaires se découvrent un ennemi
commun : cette société. Cet ennemi ne se contente pas de leur faire un tort ac-
cidentel et personnel. « Tous les jours, ils nous traitent tous comme des animaux ».
(un émeutier de Toxteth). Par dessus les barrières des pseudo-communautés et des
ghettos, ils se reconnaissent et se retrouvent dans les combats de leurs semblables ;
des mineurs et des hooligans d’Angleterre aux émeutiers d’Afrique du Sud.

Vive les Zulus de Grande-Bretagne !

Octobre 85

Tony Sheffield, Allan Doray et quelques complices


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201

ANNEXE
DOCUMENTAIRE
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OS CANGACEIROS N° 2

L’ABSENCE ET SES DÉCORATEURS


Urbanistes et flics ont toujours été deux
fonctions complémentaires.

On en a une preuve supplémentaire ce soir, où


deux architectes viennent nous en raconter
Ce tract fut dif- côte à côte avec le maire de Rezé. Rezé où
fusé lors d’une
conférence où
l’on expulse en plein hiver des familles trop

étaient présents
bruyantes avec l’accord de Floch. Rezé, où la

Roland Castré,
cité du Château est un modèle de quadrillage

son alter-ego
policier. Rezé, où Roland Castré a bâti

Cantal-Dupart et
quelques infâmes bicoques HLM, qui ont tous

Floch, maire de
les désavantages des anciennes cités HLM, et

Rezé. Ils reçurent


conçues de sorte à provoquer l’auto-flicage

la récompense
des voisins.

de leur ignomi-
nie sous la forme Car c’est bien là la question : ces cellules
de bouteilles de sonores – pour lesquelles il faut encore
sang et de
bombes à merde
payer ! – prévues pour le seul repos du tra-

en pleine gueule
vailleur, sont désormais construites et re-

– ce que le
construites afin d’interdire tout bruit, toute

Monde diploma-
vie, toute délinquance. (À Rezé, les HLM Cas-

tique qualifia
tro sont même prévus pour qu’il n’y ait pas de

d’agression !
caves, dont on sait quel usage en faisaient
les jeunes).
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Annexe documentaire 203

Au Sillon de Bretagne, cet immeuble-prison sorti tout droit du


cerveau d’un policier, le chantier de « rénovation » actuel a
pour principal objet de cloisonner les couloirs et les cages
d’escaliers, par où les jeunes du Sillon pouvaient échapper
tranquillement aux patrouilles de flics. Pendant qu’en face
du Sillon, la mairie achève de faire construire un nouveau
commissariat.
C’est bien ça : nous autres prolétaires, parqués dans les ré-
serves de banlieues, dans la promiscuité la plus totale, sou-
mis sans cesse à la surveillance des flics et des îlotiers, à
la dénonciation des voisins-flics, à la menace de l’expulsion
pour bruit, on vient en plus nous en raconter sur « l’humani-
sation des banlieues » !
Perfectionnement du flicage, voilà ce que c’est, leur plan
« Banlieue 89 ». Quand on ne peut pas raser les tours, comme aux
Minguettes, on bouche les issues au béton, comme au Sillon.

En supprimant caves et terrains vagues, en contrôlant désor-


mais tout l’espace de la banlieue, ils croient forcer les
jeunes à aller ensuite avaler les gadgets socio-culturels des
éducateurs et autres militants reconvertis.

Merde !

N.B. Castro et Cie ont fait leur apprentissage en tant que ma-
nipulateurs dans des sectes gauchistes : il y a 15 ans, ils
n’avaient que quelques centaines de militants à manipuler, au-
jourd’hui ce sont des populations entières de banlieue qu’ils
veulent manipuler avec les subventions de l’État. Belle pro-
motion !

Quelques indigènes de banlieue

Comité pour le jumelage St-Herblain-Les-Minguettes

Nantes, le 5 février 1985


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OS CANGACEIROS N° 2

SAMIZDAT !

Le premier numéro de la revue Os Cangaceiros vient de paraître ;


mais vous avez peu de chance de le trouver en librairie.
Nous avons dû par exemple la retirer de la librairie « Paral-
lèles » qui faisait valoir des prétentions au-dessus de ses
moyens : en exigeant une adresse officielle pour la revue. Ils
prétextaient d’éventuelles tracasseries que pourrait leur at-
tirer une publication sur laquelle ne figure aucune adresse ;
ajoutant qu’ils n’étaient pas prêts à risquer des ennuis pour
des textes avec lesquels ils ne sont pas d’accord. Leur prin-
cipal souci dans cette affaire, ce fut d’être en règle avec
la police, au cas où elle s’intéresserait à nous.
Veulerie ou malveillance ? Surprenant, de la part d’une li-
brairie supposée neutre vis-à-vis des écrits qu’elle met en
vente. Bizarre, de la part de gens qui ont fait le look de leur
boutique sur la diffusion de tels écrits. Nous avons donc re-
fusé ce petit chantage, basé sur la notoriété de « Parallèles »
dans la diffusion de telles revues.
Cette petite affaire éclaire un peu mieux les conditions ac-
tuelles de diffusion d’une théorie révolutionnaire en France
et plus généralement en Europe occidentale.
Toute expression théorique de la vérité émane forcément de
gens sans spécialité. Elle rencontre alors la censure sponta-
née des gens spécialisés dans la diffusion de la parole, et
ce, avant même que la police et la justice ne s’en chargent.
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Annexe documentaire 205

Éditeurs, libraires et même certains imprimeurs, rivalisent de


bassesse. Citons pour exemple le livre de J. Mesrine, édité
par J.C. Lattès en 1977, alors que son auteur était emmuré vi-
vant au QHS de la Santé. Dès que Mesrine se fut évadé, le cou-
rageux Lattès s’empressa de retirer le livre des circuits de
diffusion sur simple pression de la police que « l’ennemi pu-
blic » humiliait si bien, pour le remettre en vente le lende-
main de son exécution.
Citons aussi le n° 3 des Fossoyeurs du Vieux Monde, qu’un im-
primeur de province refusa de sortir après quelques semaines
sur le conseil de son avocat, sous prétexte que s’y trouvait
une photo du cadavre de Mesrine assorti d’un bref extrait,
significatif, de son livre (l’ouvrage dont l’extrait le gênait
n’était pourtant même pas officiellement interdit). Pour sou-
ligner la couardise de ces gens, signalons que cette revue,
finalement imprimée ailleurs, ne fut l’objet d’aucune saisie
ou poursuite.
Du même genre procède le comportement d’un autre imprimeur
provincial « coopératif et autogéré », qui refusa à l’automne
81 d’imprimer le dépliant Expédition sans retour, qui racon-
tait les belles émeutes de l’été précédent en Grande-Bretagne,
à la lumière de l’agitation régnant alors dans les banlieues
lyonnaises. Il ne signifia son refus qu’après avoir fait lan-
terner les auteurs pendant dix jours, alors que les événe-
ments commandaient au plus vite la publication d’un tel texte.
Plus récemment, une autre affaire illustre cette combinaison
de la mauvaise foi et de la crapulerie. Il s’agit du livre Bu-
reaucrates et manipulateurs du balai de James Schenkel, ex-ou-
vrier de Peugeot. Après s’être trouvé en butte aux
obstructions des Éditions Spartacus (lesquelles avaient
d’abord accepté le principe de la publication, puis tergiver-
sèrent pendant quatre mois, pour au final refuser de le pu-
blier), il essuya le refus de plusieurs éditeurs parisiens.
Finalement les gens qui avaient décidé d’aider à la publica-
tion du livre durent s’en charger intégralement. Dès sa sor-
tie, la firme Peugeot donna l’ordre aux libraires de la région
de Montbéliard de le refuser et il ne s’en trouva aucun pour
transgresser l’interdit. Ajoutons qu’en d’autres régions de
l’hexagone, nombre de libraires ont refusé tout net de le
prendre en dépôt, au seul aperçu de ce qu’il contient.
Ces quelques exemples variés témoignent suffisamment de ce
qu’il en est de la liberté de parole qui règne officiellement
ici. Cette liberté formelle arrive à tromper ceux de nos sem-
blables qui, à l’Est, subissent des conditions de répression
plus rudimentaires. Il n’y a là-bas qu’un seul mensonge imposé
aux gens (en Pologne, il y en a trois), ici il y en a des mil-
liers. C’est à ça que se ramène la liberté d’expression occi-
dentale. On peut dire et écrire n’importe quoi : même les
théories les plus subversives viennent s’amortir dans l’iner-
tie environnante, comme curiosité culturelle que l’on va se
procurer dans certaines librairies. Elles y sont tolérées tant
que ce ne sont que des mots. Quand le sens des mots devient
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OS CANGACEIROS N° 2

perceptible dans les faits et réciproquement (et c’est ce qui


fait la vérité d’une théorie), elles finissent tôt ou tard
par rencontrer quelque obstacle à leur diffusion.
La vérité d’une théorie révolutionnaire l’amène inévitable-
ment à circuler ici dans des conditions somme toute très
proches de ce que connaissent les prolétaires à l’Est : celles
du samizdat.
Notre projet fonde sa réussite sur la rencontre objective des
prolétaires, et le compte-rendu périodique que nous en ferons
dans notre revue circulera autrement que par le canal des li-
brairies. De plus, nous savons que la plupart des gens que
nous aimons rencontrer et avoir comme interlocuteurs, et qui
ont de l’idée, ne mettent jamais les pieds dans une librairie.
La théorie qui conçoit la communication comme activité totale
ne peut être reconnue que dans la pratique de la communica-
tion. Elle ne peut être reconnue que dans les conditions mêmes
qui sont faites à la communication : la clandestinité sociale.

Paris, le 18 mars 1985, Os Cangaceiros


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Annexe documentaire 207

L’ EUROPE DES HOOLIGANS 1


ET LA MORT DU FOOTBALL
ous sommes révoltés par la campagne de men-

N songe et de délation actuellement menée


contre les hooligans du foot, et plus spéciale-
ment les supporters de Liverpool. Nous avons justement
connu, durant l’été 81 à Liverpool, de ces supporters du
LFC, qui avaient participé aux émeutes de Toxteth ; ils
sont devenus nos amis (on se fait vite des amis, dans de
telles situations). Nous ne supportons pas de les voir in-
sultés par des petits bouffons de journalistes, ni par la
meute hystérique de tous ceux qui se repaissent de leurs
propos fielleux !
Les supporters de Liverpool ne sont en rien responsables
des 38 morts du stade de Heysel à Bruxelles. Les seuls
responsables sont les organisateurs du spectacle sportif
qui parquent des foules sur les gradins des stades. Ces
installations sont conçues pour recevoir des foules pas-
sives qui se contentent de regarder.
Le parquage policier est tel que ces gens ne peuvent
même pas s’enfuir en cas de besoin. Le 11 mai à Brad-
ford, s’il y avait eu tant de morts, c’est que les specta-
teurs affolés n’ont pu s’échapper par les issues de
secours : les gérants du stade les avaient bloquées pour
empêcher les resquilleurs d’entrer ! Au Heysel, un em-
ployé du stade a refusé d’ouvrir aux Italiens paniqués une
porte de secours donnant sur le terrain. Les flics repous-
saient les gens à coups de matraque pour les empêcher
de se réfugier sur le terrain, quelques secondes après, il
en mourrait 38.
38 morts, qu’est-ce que c’est ? Il en meurt six fois plus
chaque week-end sur les routes, et on n’en fait pas une
affaire d’État ! Parce qu’alors, il s’agit de pauvres isolés
dans leur caisse à savon. À Bruxelles, il s’agissait d’une
foule ; et le système social qui repose sur la manipulation
des foules solitaires les voit échapper à tout encadre- 1. Les hooligans ne
ment, même en les parquant comme des bêtes dans des sont pas tous des
enclos grillagés. Un Tifosi l’a lui-même reconnu : parqués skins néo-nazis, loin
comme ils l’étaient, il était inévitable — et humain, di- s’en faut, ni les skins
tous des néo-nazis.
rons-nous — que les supporters anglais explosent et en- Seules, les petites
foncent les grillages les isolant des autres. crevures de skins fafs
Les supporters anglais voulaient seulement se défouler du PSG sont respon-
sables de leurs pro-
un peu : une bonne bagarre avec les autres, quitte à se pos racistes et de
mettre ensemble après contre les flics et s’amuser en leur idéologie néo-
ville après le match. nazie.
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OS CANGACEIROS N° 2

Voilà pour le soir du 29 mai au stade du Heysel. Ce soir-là, l’événement n’a


pas eu lieu sur le terrain mais dans les gradins : et pour une fois ce fut un
événement réel. Cet événement est à la mesure de la vie de cauchemar qu’on
nous fait : manipulation des foules et quadrillage policier sont les bases du
monde réel.
La réalité a repris ses droits incontestablement ce 29 au soir, à Bruxelles. Le
cauchemar que le spectacle exorcise dans le show sportif est revenu à la sur-
face. « Ce qui aurait dû être une fête s’est terminé en tragédie » déplorent-
ils. Mais ce qu’ils déplorent surtout, c’est que le drame ait eu lieu avant le
match. Leur bel événement sportif, retransmis en eurovision, a été sali tout
simplement par la réalité ! Et si le match a finalement eu lieu, ce n’était plus
que pour de vulgaires raisons de police (comme toujours dira-t-on : mais les
organisateurs ont été forcés de le dire : « Que va-t-on faire de tous ces
gens ? »). D’ailleurs, il n’y a qu’à entendre, ça et là, les commentaires : le ré-
flexe de tous ces clébards pavloviens, c’est de dire qu’il n’y avait pas assez
de flics ce soir-là.
Aujourd’hui, tous les États européens se servent de ces 38 malheureuses vic-
times pour lancer une contre-offensive hystérique contre les hooligans du
foot : et tous les médias européens mentent sur ce qui s’est réellement passé
ce soir-là, afin d’appeler à la répression contre les supporters anglais. Les
pires salauds sont évidemment les journalistes sportifs : voyez les articles de
L’Équipe ! L’idéal sportif a été irrémédiablement profané ! C’est une bonne
chose, parce que l’idéal sportif c’est de la merde.
Chaque week-end, en Grande-Bretagne, des prolétaires vont au match en
bandes dans le but de casser, de se battre, de s’amuser donc ! Du sport, ils
s’en foutent, en vérité. Nous aussi. Le soi-disant événement sportif n’est pour
eux que le prétexte à s’exciter avec l’aide de la boisson dont on sait qu’elle
échauffe le cœur (d’ailleurs les sportifs, les vrais, ne boivent pas d’alcool,
c’est bien connu !). Ils sont pleins de haine. N’y a-t-il pas de quoi ? ! Nous aussi
nous avons la haine. « We hate humans » disaient les jeunes de « l’armée rouge
de Manchester United », il y a quelques années. « Je vais au match pour une
seule raison : la bagarre. C’est une obsession, je ne peux pas m’en défaire »,
déclare un de la « Crazy Red Brigade » de Liverpool. Nous non plus, nous n’ar-
rivons pas à nous défaire de cette obsession. À Londres, en 84, 500 hooligans
étaient regroupés en une bande « Intercity Fraternity » pour foutre systéma-
tiquement le bordel à l’occasion des matchs. L’un d’eux déclarait après leur
passage dévastateur à Paris : « On voulait se frotter aux fascistes du National
Front, vos flics ne nous en ont pas laissé le temps. Alors après, on a eu qu’une
envie, tout casser. »
Partout dans le monde, l’exaltation produite et insatisfaite par le spectacle
se retourne contre lui : à Dakar, à Pékin, à Liverpool, à Marseille, à Detroit,
à Tbilissi et ailleurs encore...
Les simples d’esprit trouvent absurde que des gens se battent comme ça pour
un match. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que le match n’a pas vraiment
d’importance. C’est une occasion qui en vaut une autre : c’est quand même
plus excitant de se rendre à un match de foot ou à un concert de rock qu’à
une manifestation politique. Les supporters se battent souvent entre eux : et
alors ? après tout, que sont-ils les uns pour les autres ? Rien.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 209

Annexe documentaire 209

Qui d’autre qu’un con de gauche peut s’étonner que des prolétaires se bat-
tent entre eux pour s’amuser ? ! Les prolétaires ne sont unis en rien. Ils sont
absolument séparés. La misère réelle des gens, c’est cet isolement absolu or-
ganisé dans leur vie de tous les jours : ça s’exprime d’habitude sous forme
d’indifférence, et parfois sous forme d’hostilité. Il n’y a que les esclaves du
spectacle et les larbins de l’État qui sont effrayés par la réalité de la misère,
puisque ce sont eux qui en sont responsables.
C’est de cette réalité que part le dépassement. Les mêmes qui se battent entre
eux, suivant qu’ils soutiennent tel au tel club, se retrouvent ensemble à se
battre contre les flics — comme dans les bagarres au bal du samedi soir, ou dans
les rivalités entre bandes de cités de banlieue. Le 29, les Anglais comme les Ita-
liens et même les Belges ont sans arrêt arrosé les flics de projectiles. Avant le
match, ils pillèrent aussi une bijouterie et dérobèrent la recette du match.
C’est tout ça qui met les boules aux hommes d’État européens.
Le gouvernement Thatcher a décidé de s’attaquer aux hooligans du foot :
après les émeutiers de 81 et les mineurs grévistes de 84 — parce que ce sont
les mêmes prolétaires indisciplinés, qui, écrasés d’un côté, se vengent d’un
autre. Pendant la grève des mineurs, de nombreux hooligans se sont battus
aux côtés des mineurs contre les flics.
Nous partageons entièrement l’excitation de ces hooligans, qui cassent tout
sur leur passage et nous sommes écœurés par les mesures annoncées contre
les supporters britanniques. Les sanctions prises contre les clubs anglais visent
à empêcher leurs supporters de se déplacer à l’étranger. Chez eux ils subis-
sent un flicage maximal : répression judiciaire féroce (récemment des hooli-
gans du Chelsea ont pris des peines de 6 mois à 5 ans ferme), quadrillage
policier renforcé des stades (cartes magnétiques de supporters obligatoires,
interdiction de la consommation d’alcool à l’intérieur ou à proximité des
stades sous peine de poursuites judiciaires, surveillance vidéo systématique).
Jusqu’alors les émeutes du foot se déclaraient le plus souvent pendant ou à
l’issue du match. À Bruxelles elles se sont déclarées avant, et elles peuvent
même éclater sans le match, comme ce qui s’est passé à Doncaster (bassin mi-
nier du Yorkshire) le 7 mars 85 : c’était 2 jours après la fin tragique de la
longue grève des mineurs. Plusieurs centaines de supporters de l’équipe ré-
gionale, Sheffield, alliés à des groupes de jeunes mineurs se sont répandus
dans le centre de cette ville (où il y avait déjà eu une émeute de jeunes kids
pendant l’été 81) et ont saccagé tous les magasins. Les commentateurs, flics
comme journalistes, se sont surtout étonnés du fait qu’il n’y avait ce jour-là
aucun match à Doncaster, ni dans les environs.

Vive les excités du football !

Début juin 85, Os Cangaceiros


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OS CANGACEIROS N° 2

LES « EXCITÉS DU FOOTBALL » CONTRE-ATTAQUENT...


Ils avaient de bonnes têtes et étaient correctement habillés. Jacques Marchand, qui à cet
instant (hier vers 15 h) était seul dans les locaux de l’Union syndicale des journalistes spor-
tifs, rue Bergère, crut qu’il s’agissait de confrères débutants en quête d’affiliation ou de ren-
seignements. Et cela d’autant plus que l’un d’eux lui demanda pour commencer le nom
du journal où travaillait un de nos bons amis. Vraiment sympa ces jeunes gens. Puis sou-
dainement, ces trois mêmes, auxquels on aurait volontiers donné une carte de presse, se
muèrent en judokas et immobilisèrent, mais sans violence excessive, le président de
l’USJSF, lequel se crut alors autorisé à leur demander s’ils étaient dans leur état normal.
Nos jeunes visiteurs lui conseillèrent, en le tutoyant mais sans l’insulter, de se tenir tran-
quille sous peine de sévices graves. Pendant que l’un d’eux se tenait devant la porte (res-
tée grande ouverte), les deux autres entreprenaient de barbouiller les murs avec un produit
suffocant que Jacques Marchand prit tout d’abord pour de l’essence mais qui était de l’am-
moniaque. Ils y ajoutèrent non seulement de la peinture mais aussi des excréments, ce qui
démontre que des débouchés commencent à s’offrir aux conducteurs de moto-crottes de
la ville de Paris. Moins de deux minutes après le début de leur assaut contre l’USJSF (ac-
tion qui, soit dit en passant, équivaut à une reconnaissance officielle de la susdite), le com-
mando de barbouilleurs s’esquivait à toutes jambes. En guise de justification, ils
abandonnaient un tract dans lequel ils tenaient à affirmer leur solidarité avec les hooli-
gans, victimes selon eux d’une « contre-offensive hystérique » des médias, et notamment
des médias sportifs, L'Équipe en premier qui osa écrire que l’idéal sportif avait été pro-
fané : « Bonne chance, observent nos jeunes gens, parce que l’idéal sportif c’est de la
merde » (encore !). Et d’ajouter : « Les simples d’esprit trouvent absurde que les gens se
battent comme ça pour un match. Ce qu’ils ne comprennent pas c’est que ce match n’a
pas vraiment d’importance : c’est l’occasion qui en vaut une autre. Qui d’autre qu’un con
de gauche peut s’étonner que des prolétaires se battent pour s’amuser ? Les prolétaires
ne sont unis en rien. Nous partageons entièrement l’excitation de ces hooligans qui cas-
sent tout sur leur passage et nous sommes écœurés par les mesures annoncées contre
les supporters britanniques. » À noter que ce tract très copieux ne véhicule aucune me-
nace précise et qu’il se présente comme un simple manifeste de solidarité avec les hoo-
ligans victimes d’un « flicage maximum ». Ça se termine par un vibrant « Vive les excités
du football » et c’est signé Os Cangaceiros. En dépit de cette référence sud-américaine,
c’est la police française qui a été chargée de l’enquête.
L’Équipe, le 18/06/85
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Annexe documentaire 211

LA LIBERTÉ, C’EST LE CRIME


QUI CONTIENT TOUS LES CRIMES
ous avons beaucoup d’amis en taule, nous-mêmes sommes du foutu

N gibier de prison. C’est dire que nous sentions venir depuis longtemps
l’actuelle vague, qui a commencé le dimanche 5 mai, par la muti-
nerie d’une partie de Fleury-Mérogis.
Les détenus ne pouvaient pas supporter davantage les saloperies auxquelles
se livrent de plus en plus ouvertement les matons. Deux cas précis ont été
vraisemblablement de trop :
- en mars, l’assassinat de Bruno Sulak par des matons, après une évasion
ratée. Les menteurs qui parlent à la télé et écrivent dans les journaux
présentèrent cela comme un accident, alors que des matons à Fleury se
vantèrent de l’avoir buté.
- début avril, un maton s’était pris quelques coups dans une prison lyon-
naise, lors d’une tentative d’évasion. Ces collègues répondirent en dé-
clenchant une grève. Quelques jours plus tard, toujours à Lyon, des
détenus réagirent à leur arrogance en frappant deux de ces ordures. Une
grève nationale de tous les matons s’en suivit, supprimant les promenades,
les parloirs et les sorties, ce qui aggravait encore les conditions de dé-
tention déjà insupportables (multiplication des tracasseries et vexations
quotidiennes, tabassages déjà monnaie courante).
eux qui nous parlent de surpopulation dans les prisons sont ceux-là

C mêmes qui les ont remplies à craquer ! Et évidemment ils prennent les
choses à l’envers. Pour nous, il ne s’agit pas de construire d’autres pri-
sons, mais de vider celles qui existent déjà.
L’exigence des détenus révoltés est claire : la liberté ! Ils ne la négocient pas
avec l’Administration Pénitentiaire, ils commencent à la prendre : monter
sur les toits, c’est de la liberté arrachée à l’État. « On prend l’air », disent-
ils ; l’espace de quelques heures, ils bavardent à l’abri des oreilles dou-
teuses, parlent par dessus les murs à leurs copains dehors, insultent la
charogne qui les réprime, lui jettent des tuiles, enfin font parler d’eux. C’est
ça, les vrais parloirs libres.
L’Administration Pénitentiaire et les médias attribuent la révolte de Fleury-
Mérogis à une poignée de militants politiques (notamment d’AD). Lesquels
ont toujours participé de ce mensonge, préoccupés de leur seule célébrité,
en ne démentant pas de tels propos. Tous ces menteurs avaient déjà fait le
même coup lors de la grève de la faim déclenchée à Fleury fin 84. Mais, lais-
sons les militants à leur langue de bois...
Une solidarité réelle a par contre existé entre les détenus (à Bois-d’Arcy, les
détenus en cellule étaient prêts à tout casser si ceux qui étaient sur les toits
étaient délogés : c’est bien pour ça que le GIGN n’est pas intervenu et qu’ils
sont restés 40 heures en plein air, ravitaillés par leurs copains de détention ;
à Bastia, ils ont fait grève de la faim en solidarité avec les mutins des autres
taules). Cette solidarité s’est aussi manifestée dehors : à Montpellier, le 19
mai, où des gens ont pris faits et causes pour les détenus révoltés et ont pris
à revers les flics qui les ont dispersés en lâchant les chiens.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 212

OS CANGACEIROS N° 2

Le principal souci des détenus fut de communiquer avec l’extérieur, de crier


leur révolte contre la détention, la terreur quotidienne exercée contre eux.
« Ils veulent nous tuer », « Ils nous gazent, ils nous matraquent », pouvait-on
lire sur les banderoles à Bois-d’Arcy.

Les taulards prennent un risque énorme en se révoltant. D’emblée, chacun


sait que l’Administration Pénitentiaire lui fera payer ensuite et chèrement
ce moment-là : par des peines de mitards, des suppressions de remise de
peine 1, transferts, tabassages, assassinats déguisés en suicide. À Douai, trois
mecs pour être simplement montés sur le toit et avoir manifesté leur révolte
en balançant des tuiles, sitôt redescendus ont été condamnés par un tribunal
d’exception à 15 et 16 mois ferme (l’un d’eux était libérable en juin). Cette
condamnation se veut exemplaire.
L’angoisse engendrée par la terreur répressive et le désespoir de retourner à
l’isolement écrasant de la taule sont tellement présents au moment même de
la révolte, que certains les ont retournés contre eux en se mutilant. À Fleury
et à Montpellier, certains détenus se sont jetés sur les barbituriques et les
ont avalés, en cassant tout sur leur passage. 25 d’entre eux ont été sérieu-
sement intoxiqués. D’autres se sont ouverts les veines appelant leurs copains
à faire de même. Un mec en est mort. Dans le même temps, plusieurs déte-
nus se sont pendus dans différentes taules. En ce moment même, à Saint-
Paul, à Lyon, tous les jours, des détenus se mutilent ou tentent de se pendre.
a liberté est le crime qui contient tous les crimes », et c’est contre

«L ce crime-là que le vieux monde se défend : l’État est en train d’éli-


miner physiquement toute la belle jeunesse qui ne se résigne pas —
cette même jeunesse qui meurt assassinée par des flics ou des beaufs — ceux
que la justice peut coincer, l’État les enterre vivants dans ses prisons, le plus
longtemps possible, terrorisant du même coup ceux qui ont réussi à rester
dehors. Pour ceux-là, il paie des éducateurs et autres mouches à merde qui
se chargent de les démoraliser et de leur faire oublier les copains en taule...
Les cités de banlieues se vident de leur jeunesse, les prisons se remplissent.
Voilà le secret de la surpopulation. Les larbins de l’État voudraient faire
croire que ce serait une question de crédits ! La surpopulation serait due à un
mauvais fonctionnement du système pénitentiaire, alors qu’elle est due au
fonctionnement optimal du système judiciaire.
La seule manière de régler la surpopulation dans les prisons, c’est bien évi-
demment de les vider, comme l’ont dit les émeutiers de Fleury — sur ce point,
ils ont été on ne peut plus clairs : ils s’opposent à la construction de nouvelles
prisons dans la déclaration signée « les 600 meneurs ». Ceux de Montpellier
ont apporté une solution pratique à la surpopulation, ils ont détruit la quasi-
totalité des cellules !
C’est contre la justice et plus précisément contre cette prise d’otage qu’est
la détention préventive — qui condamne d’office à une peine de prison indé-
terminée, ensuite au moins confirmée, sinon aggravée par jugement — que se
révoltent les taulards. On se souvient d’ailleurs du mouvement d’envois col-
lectifs de demandes de mise en liberté provisoire à Lyon, au début de l’été 84.
epuis que les prisons existent, tout ce qu’ont obtenu les détenus, c’est

D en risquant leur peau, en se révoltant. Ils ont pu imposer, à certains


moments, des brèches dans le régime de la détention.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 213

Annexe documentaire 213

Ce que les détenus réussissent à arracher par la force et


au prix du sang, l’Administration Pénitentiaire le regri-
gnote et se sert ensuite des améliorations du régime de
détention comme moyen de chantage. 1. Encore une belle
arnaque : les « re-
Les matons se chargent de traquer la moindre parcelle mises » de peine sont
de liberté dans tous les gestes de la vie quotidienne ; la en fait des rajouts de
privation de la liberté se raffine chaque jour dans l’arbi- peine, qui sont assé-
traire permanent et sadique de ces porcs. En taule, la li- nés à ceux qui l’ou-
vrent. Les juges
berté c’est aussi celle de rester assis, couchés ou debout calculent la peine en
quand on veut. fonction des grâces :
s’ils veulent qu’un
taulard fasse au
Depuis Peyrefitte et Badinter, si l’État avance un pro- moins 9 mois, ils
gramme de réformes, c’est uniquement pour prévenir le condamneront à
un risque d’explosion et certainement pas par souci un an.
d’humanité. 2. Nous attirons par-
ticulièrement l’atten-
Les détenus ne demandent plus de réformes : ils en ont tion sur la situation
subi la réalité. L’application de chacune d’elles reste insupportable des
l’objet du bon vouloir de l’Administration Pénitentiaire condamnés qui ont
été enfermés dans
et des matons. Ce qui était présenté comme un avantage les quartiers d’isole-
devient une ignominie supplémentaire. ment, ou qui le sont
encore comme Kno-
- les parloirs libres sont refusés par certains, tant ce
belpiess, ceux sur
qu’il faut subir pour en bénéficier est humiliant. lesquels l’Adminis-
- la peine de mort a été soi-disant abolie, elle ne fait tration Pénitentiaire
s’acharne spéciale-
plus partie du code pénal, elle a été rendue plus ba-
ment pour leur faire
nale, démocratisée. Maintenant, c’est une foule de payer au maximum
beaufs et de flics qui l’exécutent, et dans les taules ce de ne s’être jamais
sont les matons. pliés au régime car-
céral. Citons le cas
- de même, la suppression des QHS est un bluff huma- de Charlie Bauer,
niste (développé par la gauche) : le meilleur exemple condamné en 62 à
de cet opportunisme, c’est quand ils ont relâché Kno- 20 ans de réclusion
pour des casses.
belpiess, avec campagne humaniste à l’appui. Kno-
Libéré en condition-
belpiess avait dénoncé l’horreur des QHS, ils se sont nelle en 76, après
servis de lui, sans hésiter à l’y enfermer de nouveau 2. avoir longuement
subi l’épreuve des
Les QHS, en tant que régimes particuliers d’isolement, QHS, il est à nou-
n’ont jamais été supprimés. Ils ont simplement changé veau encagé, sous le
de nom. Maintenant, on les appelle des QI (Quartier d’Iso- coup d’une condam-
lement). En 83, une nouvelle prison « Les Godets », des- nation à 5 ans pour
recel, augmentée de
tinée à incarcérer des détenus considérés comme
6 ans qui correspon-
particulièrement dangereux a été mise en service près de dent à la suppression
Nevers. Elle peut détenir 80 prisonniers sous un régime de sa conditionnelle.
extrêmement sévère de surveillance. Il ne devait sortir
qu’en 1990. Bauer
De plus, l’Administration et les matons veulent étendre s’est battu contre les
les conditions du QHS à l’ensemble de la prison ; le nom- QHS, il y a rencontré
bre de cellules d’isolement a augmenté, le statut de DPS Mesrine, c’est ce que
l’Administration Pé-
est de plus en plus appliqué, les mitards de plus en plus nitentiaire ne lui par-
pleins. donne pas.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 214

OS CANGACEIROS N° 2

- l’Administration Pénitentiaire se réserve de plus en plus souvent, en rap-


port à la tension qui règne dans les taules, le droit de punir plus encore,
d’infliger des sanctions spéciales. Brimades et tabassages sont monnaie
courante. Elle pousse les détenus au suicide, ou maquille en suicide des
assassinats. Il n’y a jamais de mort naturelle en taule, ceux qui y meurent,
meurent de la taule. L’assassinat s’appelle « mort accidentelle », comme
Mohammed Rhabi à Rouen et Bruno Sulak à Fleury, butés par ces charognes
de matons lors de tentatives d’évasion ; comme Alain Pinol à Fresnes, buté
par les flics. Les suicides de prisonniers sont autant de meurtres commis
par l’Amdministration Pénitentiaire qui fournit volontiers la corde pour se
pendre. Et s’il y en a de plus en plus (au moins 20 depuis le début de l’an-
née), c’est qu’elle fait régner des conditions de plus en plus intolérables.
- une pression supplémentaire s’exerce contre les immigrés condamnés. À
la peine de prison, peut s’ajouter une deuxième peine : l’expulsion. Il ar-
rive même qu’après avoir tiré leur temps, ils croupissent encore des mois
en taule avant que la procédure d’expulsion n’aboutisse.
Pour en finir avec les fameuses réformes de Badinter, son dernier gadget, les
TIG, est une belle saloperie. On peut déjà prévoir que les places libérées par
les TIG seront aussitôt occupées par de nouveaux prévenus. Cette version mo-
derne des travaux forcés n’est pas plus enviable que la taule, au point d’ail-
leurs que certains condamnés les refusent.
ous ceux qui, en prison, réclament des droits (syndicats des détenus),

T sont en deçà des mouvements de révolte des prisonniers, puisqu’eux


doivent imposer leurs exigences par la violence, au risque de leur vie.
« Le combat du syndicat se fera dans la légalité et par la légalité, en pour-
suivant toutes les exactions devant les juridictions compétentes » : voilà le
programme des syndicats de détenus... On a déjà vu ce que sont les syndicats
dehors. Ils ne servent qu’à canaliser et domestiquer la révolte des gens, dans
un combat pour des réformes destinées à aménager la misère. Ils servent aussi
à étouffer les vraies revendications auxquelles les pauvres pensent sponta-
nément dans leur révolte.
Les détenus ne se battent plus pour des réformes dont ils savent maintenant
qu’elles n’étaient qu’illusions : plutôt que de se placer dans la sphère abs-
traite du droit, ils peuvent exiger quelque chose qui aura au moins un résul-
tat concret, une diminution de peine générale.
Il s’agit d’exiger :
- Une remise de peine pour tous les condamnés
- La libération de tous les prévenus
- L’arrêt définitif des mesures d’expulsions
et bien sûr,
- La levée des sanctions pour tous les mutins.
L’exigence de la libération des prévenus dépasse une exigence spécifique à la
prison. Bien plus qu’à l’État ou à l’Administration Pénitentiaire, elle s’adresse
à tous les pauvres pour qui la détention préventive est une épée de Damoclès
quotidiennement suspendue au-dessus de leurs têtes. C’est un défi lancé à
cette société, et qui résonne forcément dans la tête de tous ceux qui ont pris
le parti de ne pas se soumettre.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 215

Annexe documentaire 215

Les affaires judiciaires et carcérales restent presque tou- Diffusé à Paris,


jours des affaires privées où chacun reste impuissant dans Lyon, Marseille,
son isolement, que ce soit dedans, dans l’attente de son ainsi que dans
procès, ou dehors pour ceux qui ont des amis en prison et beaucoup d’au-
qui bien souvent ne peuvent rien faire d’autre que de les tres villes, notam-
assister financièrement et leur rendre visite. Les mutins ment autour de
ont avancé les revendications immédiatement pratiqua- prisons ; lu sur
bles qui visent au moins à faire sortir le plus de mecs pos- des radios à
sible. Ces exigences sont une offensive des détenus Marseille et Tou-
contre leur isolement, et un appel à ceux qui sont dehors louse. Traduit en
pour qu’ils agissent pratiquement à briser cet isolement.
anglais, alle-
Il s’agit d’exercer une pression contre la société, d’em-
mand, espagnol
merder le monde avec ses prisons dont il voudrait bien
et italien.
ne pas entendre parler.

Os Cangaceiros, début juin 85


oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 216

OS CANGACEIROS N° 2

LA VÉRITÉ SUR QUELQUES ACTIONS


MENÉES EN FAVEUR DES MUTINERIES
DANS LES PRISONS

our la première fois dans ce pays pourri, un mouvement de sympathie

P pratique s’est manifesté dehors en faveur des prisonniers révoltés.


Voilà un coup du sort auquel ne s’attendait pas tout ce qui réforme et
qui gémit, tout ce qui croit pouvoir s’autoriser sans vergogne de la souf-
france des détenus pour justifier sa propre lâcheté, son propre intérêt au
statu quo. Voilà surtout un mauvais coup pour l’État ! Il y a, dehors, une mul-
titude de crétins qui se permettent de l’ouvrir pour disserter à l’infini sur ce
qu’ils veulent bien nommer pudiquement « le problème de la détention »,
alors qu’ils n’ont pas même l’expérience de la chose et qu’ils feraient mieux
de la fermer. Leur vacarme prétentieux contraste avec le silence qui est im-
posé de force aux détenus révoltés (et la censure unanime dont leurs com-
muniqués ont fait l’objet).
À l’intérieur d’une prison, c’est la rumeur publique et souterraine qui fait
circuler l’information. D’une prison à l’autre, il en va autrement. C’est ce
qui donne une certaine importance en prison à la presse écrite (en plus du
fait que la lecture d’un canard permet toujours de tuer une heure ou deux).
L’ennui et l’isolement sont les deux seules choses qui font qu’en taule, on ac-
corde un peu d’intérêt à la presse écrite : et chacun de ses mensonges fait
d’autant plus mal.
L’hostilité de toute la presse à l’égard des détenus révoltés est unanime :
quant elle ne suit pas la politique du silence, elle suit celle de la calomnie.
Et tous ses commentaires résonnent des mêmes questions stupides que seuls
des intellectuels peuvent se poser, dans le but évident de semer le doute et
la confusion. La seule chose qui les différencie est la façon dont ils en ap-
pellent à l’autorité de l’État pour mater la révolte. À une extrémité du spec-
tre, Le Figaro appelle à serrer la vis encore davantage aux détenus et ne cesse
de s’indigner d’une prétendue complaisance gouvernementale ; à l’autre ex-
trémité, Libération soutient joyeusement un gouvernement qui parle de ré-
formes et s’extasie sur les gadgets culturels avec lesquels ils comptent
apprivoiser la colère des taulards.
L’hostilité est encore plus grande quand il s’agit pour tous ses menteurs de
rapporter quelques gestes de solidarité réelle envers les détenus, et qui donc
contredisent leur prose 1.
ous ne sommes pas de ceux qui se font une spécialité d’écrire et de

N parler sur la prison (nous ne sommes pas non plus de ceux qui ten-
tent d’organiser des rassemblements à Beaubourg, ou qui vont
converser deux heures durant avec le directeur de Fleury-Mérogis, comme
certains n’ont pas eu honte de le faire l’an dernier).
Il se trouve que le risque d’atterrir en prison, et le fait pour beaucoup
d’entre nous d’y avoir passé du temps, conditionnent en grande partie notre
vie. Précisons que ceux d’entre nous qui ont déjà été condamnés et détenus
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 217

Annexe documentaire 217

l’ont toujours été suivant le droit commun ; nous n’avons


aucune espèce d’affinités envers les « prisonniers
politiques ».
La lutte des prisonniers nous concernent donc entière-
ment. Nous avons diffusé un dépliant, début juin, qui
donnait un écho, amplifié, aux revendications des mutins
et cela dans l’esprit même de la révolte. C’est à notre
connaissance le seul document 2 commis dehors qui ait
pris clairement le parti de la révolte, sans céder en rien
aux explications embarrassées des militants de tous poils.
Les 4 exigences qui le concluaient ne faisaient que re-
prendre dehors celles exprimées dedans par les mutins,
dans les rares écrits qui ont pu filtrer et surtout dans leurs
actes. Un certain nombre de gens ont ensuite mené scan-
dale, notamment en perturbant le trafic ferroviaire en
différents endroits du pays. Ils ont ce faisant donner à ces
exigences la notoriété qui leur était jusque-là refusée ;
et ont donc rendu ses droits à la réalité de la révolte.
La malveillance des médias a été dès le départ systéma-
tique ; tous ont parlé au moins d’attentats à propos de
ces actions, dès les premières. Et qualifier d’« attentats »
le barrage d’une voie ferrée ou le bris de signaux lumi-
neux est non seulement une énormité monstrueuse, mais
une manière d’appeler à la répression en assimilant toute
action de solidarité pratique avec les mutins à du terro-
risme. A fortiori, parler comme l’ont fait certains jour-
naux de « voyageurs pris en otages » à la suite d’une
action contre le TEE [Trans Europe Express] (à propos
d’otages, ils ne parlaient pourtant pas des 25 000 déte-
nus en préventive ? !). Si l’on ramène les choses à la juste
proportion, il s’agit au mieux de vandalisme organisé.
Nos moyens d’action sont ceux qu’utilise n’importe quel
prolétaire : sabotage et vandalisme. Nous ne faisons pas
d’actions symboliques ; mais nous créons le désordre,
1. Seule l’émission
comme savent le faire couramment des ouvriers en lutte de radio Parloir libre
qui barrent des routes ou des chemins de fer, sabotant du sur Fréquence Mont-
matériel, des relais TV, etc... martre s’est distin-
Ce qui a caractérisé le style d’actions menées pendant un guée de tous ces
falsificateurs en rap-
mois, de la mi-juin à la mi-juillet 85, c’est la simplicité.
portant honnête-
Ainsi le TEE Paris-Bruxelles a pu être arrêté avec de sim- ment les faits et en
ples pinces à batteries, qui reliant les deux rails permet- traitant comme il le
tent de simuler le passage d’un train, mettant méritait l’ignoble ar-
automatiquement la signalisation au rouge. Une quinzaine ticle du torchon VSD.
de personnes ont suffi à arrêter un train important, tra- 2. Nous avons appris
cer à la bombe de peinture les exigences des mutins de depuis l’existence
mai, briser les vitres pour y introduire des tracts (les d’un tract qui prend
également le parti de
douaniers et flics en civil, toujours présents dans le pre-
la révolte, fait par
mier wagon Paris-Bruxelles n’ont pas bougé le petit « Prisonniers de la
doigt). La signalisation du TGV a pu être sabotée avec un Démocratie » et re-
simple marteau isolant ; sur diverses lignes, des armoires produit dans leur
électriques ont été incendiées avec un peu d’essence. brochure numéro 3.
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OS CANGACEIROS N° 2

La paille flambe bien l’été comme a pu s’en rendre compte à Toulouse ce


rempailleur qui faisait des bénéfices sur le dos des taulards. Les « Bandole-
ros » l’ont mis sur la paille ! À Nantes, l’imprimerie qui tire la presse natio-
nale pour l’Ouest a été sabotée en introduisant du sable, des graviers et des
clous dans les compresseurs alimentant les rotatives. À Paris, 2 lignes de
métro ont été bloquées, le plus simplement du monde : en jetant sur les
voies du matériel de chantier.
Toutes les précautions ont à chaque fois été prises afin que la sécurité des
voyageurs ne soit pas menacée. C’est cette nécessité d’éviter tout accident
qui nous a fait renoncer à arrêter le TGV de la même façon que nous avons
arrêté le TEE. Il nous a semblé trop dangereux d’arrêter brutalement un train
lancé à grande vitesse, et nous nous sommes contentés de saboter du maté-
riel, ce qui perturba le trafic.
Enhardis par l’arrestation de 4 personnes à Rouen, début juillet, les menteurs
spécialisés ont franchi alors un degré de plus dans l’ignominie : en insinuant
que ces quatre-là auraient bien pu être responsables du déraillement sur-
venu, trois jours après l’action des « hobos du Val-de-Seine » sur la ligne Le
Havre-Paris. La presse relatait qu’ils avaient incendié des armoires électriques
servant de signalisation, ce qui entraînait le dérèglement du dispositif. Mais,
comme la SNCF l’a elle-même affirmé à plusieurs reprises, cela ne peut avoir
de conséquences pour la sécurité des voyageurs parce qu’automatiquement
de telles destructions entraînent la mise au rouge de la signalisation, c’est-
à-dire l’arrêt des trains approchant du secteur, puis leur remise en route en
« marche à vue » (soit une vitesse de 35 km/h).
La responsabilité des « hobos du Val-de-Seine » n’est en rien impliquée dans
cet accident. Et pourtant ! Ils ont été inculpés de « destruction de matériel
pouvant entraîner un danger pour les personnes », ce qui les met sous le coup
d’une inculpation criminelle, relevant des Assises. Et Antenne 2, France-Soir
et Paris-Normandie ne se sont pas privés d’enfoncer le clou de la calomnie !
Tout ceci dans le but d’impressionner et d’intimider les éventuels amateurs
de ce genre d’action.
À Paris, le métro a été interrompu simultanément en deux endroits vendredi
12 au matin : le soir même, Le Monde et France-Soir, rapportant cela annon-
cent que les auteurs de ce sabotage ont laissé sur place des tracts signés
« Ordre Noir ». C’est faux. Il doit s’agir d’une provocation des flics, qui ac-
courus les premiers sur place ont dû ensuite présenter les choses à leur façon :
on sait que « Ordre Noir » est le nom sous lequel les services secrets italiens
avaient fait sauter des bombes meurtrières dans la gare de Bologne, voici
quelques années. On voit de suite l’analogie qu’ont voulu induire les flics...
Malgré un démenti le soir même, France-Soir reprenait encore cette extra-
vagante invention dans son édition du lendemain.
près s’être d’abord demandé si nous étions des terroristes ou des

A mauvais plaisants, les menteurs spécialisés sont passés de l’insinua-


tion à la délation : on ne s’en étonnera pas, dans un système social
dont le maintien repose sur la police et le mensonge. Ils évoquent « un mys-
térieux groupe » qui aurait orchestré tout ça ; un ignorant qui se donne de
grands airs déclare dans France-Soir que ces « groupes se recrutent en pro-
venance du gauchisme anarchisant, à la lisière entre la délinquance et le
terrorisme ». Précisons tout de suite, et une bonne fois pour toutes, que
nous, cangaceiros, ne provenons pas du gauchisme, anarchisant ou autre :
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 219

Annexe documentaire 219

il n’y a parmi nous pas un seul ancien militant. Et aucun d’entre nous n’a ja-
mais trempé d’aucune manière dans quelque racket politique. Et nous
n’avons qu’une seule forme de relation avec les groupes et organisations po-
litiques : la guerre. Tous sont nos ennemis, sans exception. Nous ne sommes
pas « à la lisière de la délinquance » : nous sommes des délinquants. Ce qui
ne veut pas dire que nous ayons « fait de notre situation de délinquants une
situation professionnelle », comme dirait un célèbre commissaire marseil-
lais. Par contre, nous n’avons rien à voir ni de près ni de loin avec le terro-
risme. Les pauvres types qui se laissent embrigader là-dedans ne sont que
des automates, exécutants d’une idéologie nauséabonde, au service d’un ap-
pareil à la mentalité policière et au fonctionnement hiérarchique : comme
nous l’avons déjà dit, nous méprisons les militants.
D’autres menteurs insinuent que nous disposerions de gros moyens financiers,
sous-entendant que tout ceci serait « soutenu par des organisation plus im-
portantes ». Quoi donc ? La Mafia ? Le KGB ? Les BR ? Et l’Opus Dei ? Enfin, pour
dire que nous sommes bien organisés, ils disent que nous sommes « fortement
structurés » (quelle horreur !). Ils trouvent que nos textes sont trop bien im-
primés : n’importe qui sait qu’il n’y a pas besoin de rouler sur l’or pour faire
imprimer proprement quelques milliers de revues. Seulement, on insinue...
on calomnie, on recourt à l’amalgame, en espérant qu’il en restera bien
quelque chose sur le bureau d’un juge...
Parmi les plus dérisoires de ces calomnies, la presse et la télé ont dit de l’un
des quatre accusés de Rouen qu’il était prof de philo ! L’Éducation Nationale
a elle-même dû corriger quelques jours après : la personne insultée n’a en
fait été que simple pion dans un collège, et encore voici 10 ans ! On retrouve
bien là ce vieux réflexe policier qui consiste à désigner une tête pensante, et
pour ces crétins une telle tête serait forcément diplômée. Eux sont tout juste
des crétins diplômés. Les prolétaires savent penser par eux-mêmes : ils n’ont
pas besoin qu’on leur apprenne. Et de toutes façons, les profs de philo ne sa-
vent pas penser, puisqu’ils ne connaissent rien à la vie.
Pour finir avec ces allégations douteuses, disons qu’un groupe qui publie une
revue et fait fréquemment connaître ses positions par voie d’affiches, tracts,
et dépliants, explique les raisons suffisantes de ces actions : aucun journal, té-
lévisé, radiophonique ou imprimé, ne s’est risqué à dire précisément ce qu’il
contenait. Ils ont préféré faire des supputations, faire un mystère de choses
simples : c’est bien à l’image du caquetage entretenu autour de la révolte
des prisonniers, sur le « problème de la prison ». Alors qu’il s’agit d’une chose
terriblement simple, ils n’ont de cesse de la compliquer pour qu’on finisse
par ne même plus savoir de quoi il est question. Il est question de savoir si on
accepte l’existence des prisons, ou si on la refuse. Sans équivoque possible.
Nous voulions faire connaître largement les exigences qui découlaient logi-
quement de la révolte de mai, et entamer ainsi l’isolement des taulards alors
que tout était fait, passée la fièvre des mutineries, pour les étouffer dans le
silence. Dehors, nous sommes habituellement accablés par un sentiment
d’impuissance face à ce qui se passe dedans. Pour la première fois, ce sen-
timent d’impuissance a été dépassé. Bien peu nombreux, avec des moyens
simples et efficaces, nous avons assuré à la révolte de mai une belle publi-
cité. Et si ces actions sont restées limitées, cela tient à notre propre isole-
ment dans la société.
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 220

OS CANGACEIROS N° 2

La venue de la gauche au pouvoir a permis au capitalisme français de sur-


monter opportunément une mauvaise passe : et notamment de mettre au pas
la majorité des travailleurs, avec l’aide des syndicats. Elle a intensifié aussi
la modernisation de l’isolement social, par une extension du flicage et du
contrôle : tout cela a pour condition une politique d’isolement carcéral en-
vers ceux qui échappent encore à ce contrôle. La paix sociale qui règne ap-
paremment dans ce pays repose en grande partie sur la surpopulation des
prisons. C’est tout.
On pouvait bien sûr espérer, sous la pression de la révolte, une bouffée d’air
pour le 14 juillet : on a vu jusqu’à quel point les socialistes savent se moquer
du monde. Mais qu’espérer d’un État, sinon des coups et des mensonges ? Et
qu’espérer d’une salope comme Mitterand qui, étant alors ministre de l’In-
térieur, avait fait tirer sur des ouvriers grévistes, à Nantes en 1955 ?
« Tout ce qui rampe sur la terre est gouverné par les coups ».

Nos amitiés aux hobos du Val-de-Seine ! ! !

Nos amitiés aux mutins de Chaumont, de Lyon, Douai, Évreux


et à tous les autres.

Os Cangaceiros, début août 85


oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 221

Annexe documentaire 221

CORRESPONDANCE AVEC LE R&FM


Au comité du Rank & File Movement,
Il y a des oublis, des actes manqués ou des
manœuvres qui peuvent coûter cher.
Certains mineurs qui participent au R&FM sont
des amis. En mai 85, l’un d’entre eux m’a sol-
licité pour écrire une lettre qui devait paraî-
tre dans le premier numéro de la revue.
J’acceptai de rédiger un texte à la condition
expresse qu’il soit publié dans son intégralité.
À part la première partie en forme d’introduc-
tion et la dernière qui s’attachait à mettre
brièvement en valeur les aspects offensifs de
la grève, le texte comportait essentiellement
une synthèse de différents documents de l’OEPB
écrits par les dockers de Barcelone qu’une
délégation de mineurs de Doncaster avait juste-
ment rencontrés fin février 85 par l’intermé-
diaire et avec l’aide d’amis français.
La seule limitation imposée que j’avais accep-
tée concernait la longueur du texte (une page
format A4). La lettre faisait deux pages. Je
proposais donc que la partie finale du texte,
à l’exclusion de toute autre, ne soit pas pu-
bliée si des « impératifs techniques » l’exi-
geaient. Bien entendu, il était convenu, que
rien n’en serait publié plutôt qu’une version
falsifiée, de quelque façon que ce soit. Je
reçus de multiples engagements dans ce sens.
Rien dans ces engagements n’a été respecté.
Lors de sa parution, la lettre avait subi
trois falsifications :
1. La signature, « Un Ami d’Harry Robert » 1,
avait été supprimée, ce qui laissait croire
qu’elle émanait en totalité des dockers de
Barcelone puisque ce titre faisait subitement
son apparition en tête et à la fin du texte ;
2. Le mot « justifiée » venait lamentablement se
1. Harry Robert :
substituer à celui de « belle » pour qualifier
la belle violence des mineurs pendant la grève ; voyou de la banlieue
de Londres qui tua
plusieurs flics au
3. Last but not the least, un chapitre entier

début des 70’. Les


qui traitait du fonctionnement de l’Assemblée

mineurs chantaient
de l’OEPB avait été tronqué.
Cette façon de faire qui mêle la falsification une chanson :
à la censure n’est rien de moins qu’un procédé « Harry Robert est
stalinien. Aucune explication, technique ou notre ami, il tue les
flics, il tire dans la
tête des bâtards... »
autre, ne peut oser faire passer ce procédé
ignoble pour autre chose. La responsabilité
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:28 Page 222

OS CANGACEIROS N° 2

n’en incombe pas seulement à l’éditeur mais repose collecti-


vement sur l’ensemble du comité du R&FM qui prétend justement
exercer une autorité collective sur ses propres activités, en
contrôlant par exemple celles de l’éditeur.
Il n’est pas innocent que ce soit, plutôt qu’un autre, le cha-
pitre consacré à l’exercice collectif du pouvoir de l’Assem-
blée de l’OEPB et du contrôle sur le mandat des délégués qui
ait été censuré. D’ailleurs, la partie censurée du texte s’ap-
plique parfaitement aux circonstances de cette affaire. Le
texte précisait entre autre : « L’OEPB est contrôlée par l’As-
semblée générale des dockers et retraités (...) qui possèdent
les mêmes droits de s’exprimer et voter (...). L’Assemblée en
tant qu’organe suprême de l’OEPB peut débattre et prendre des
décisions sur toute question qui peut se poser pendant celle-
ci. L’Assemblée générale extraordinaire se tient toutes les
fois que les conditions suivantes sont réunies : quand un dé-
légué pense qu’un comité prend des libertés avec, ou se livre
à des activités hors ou contre les décisions prises en Assem-
blée, quand est nécessaire d’aboutir à une décision sur toute
question qui doit nécessairement être réglée en Assemblée.
(...) Les délégués peuvent être révoqués si l’Assemblée géné-
rale le décide (...) pour ne pas avoir appliqué la décision
de l’Assemblée des délégués, pour s’être opposé de quelque
façon aux décisions prises dans l’Assemblée générale ». Mani-
festement, ces règles de fonctionnement font défaut dans le
R&FM comme elles ont fait défaut dans le cours de la grève.
Même dans un fonctionnement collectif minimum comme celui du
R&FM, si une telle saloperie est tolérée ou arrive à passer,
c’est sur l’ensemble du comité qu’elle retombe et par exten-
sion sur la crédibilité du R&FM lui-même en tant que regroupe-
ment de mineurs de la base.
Le comité du R&FM n’a rien fait pour prendre clairement posi-
tion à ce sujet alors qu’il en avait suffisamment le temps
puisque peu après la parution du premier numéro de sa revue
au moins trois membres du comité en avaient été informés,
quoique sur un plan personnel. Cette fois, c’est l’ensemble du
comité comme organe du R&FM qui en est publiquement averti :
le numéro deux vient juste de paraître, il reste donc ample-
ment le temps pour procéder dans le prochain numéro à la pu-
blication intégrale du texte censuré accompagné de la lettre
ci-jointe, à défaut de quoi il sera donné à cette affaire
toute la publicité qu’elle mérite.
Cette question n’est pas uniquement une affaire de principe,
il s’agit aussi de faire preuve d’un minimum d’honnêteté dans
ce domaine surtout par rapport à l’OEPB. L’empressement à ac-
cepter la totalité de l’argent collecté par l’OEPB pour les
mineurs en grève (dont le R&FM) ne s’est pas retrouvé quand
il s’est agi de ses idées. Il faut bien que certains redou-
tent la force de ces idées pour les avoir censurées si mani-
festement mais, au-delà des censeurs, elles en dérangent bien
d’autres.

A Harry Robert’s Friend, 7 octobre 1985


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OS CANGACEIROS

NUMÉRO 3 - JUIN 1987


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OS CANGACEIROS N° 3
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227

NOTES ÉDITORIALES

COMMENT PEUT-ON PENSER LIBREMENT


À L’ OMBRE D’UNE UNIVERSITÉ ?

eaucoup de ceux qui ont commenté les événements de décembre 1986 ont

B voulu y saluer l’émergence d’une contestation nouvelle, certains croyant


même y déceler les signes avant-coureurs d’une crise sociale plus générale.
En réalité, ce que toute la classe politique, qui ne s’y est pas trompée, a pu saluer
alors, c’était l’apparition d’une nouvelle force de conservation de la société qui
visait à moderniser un mensonge maintenant vieux de deux siècles. Il ne s’agit
donc pas de déplorer les limites de l’effervescence qu’a pu parfois engendrer, à son
corps défendant, ce mouvement estudiantin, mais de révéler quelles sont les idées
dont il a été porteur pour les soumettre à la critique. La tâche de celle-ci consiste
à clarifier, dans la pensée comme dans l’action pratique, « les éléments qui moti-
vent l’aliénation propre de l’homme et qui recèlent en même temps en soi les
conditions de sa suppression ». Plus d’un siècle après l’expérience de 1848 et de
la Commune, on ne peut ignorer la fonction pratique que remplit la démocratie
comme pensée dans le monde existant, de même qu’on ne peut plus faire abs-
traction, après 1968, du rôle que jouent concrètement les étudiants relativement
à cette fonction.
« Les révoltes qui ont suivi 68 auront contraint l’ennemi à moderniser l’oppression
et à rendre ainsi le monde encore plus invivable, la misère encore plus visible. Le
vieux principe de 1789 revient alors au premier plan des préoccupations ennemies :
combler le vide entre la classe dominante et les pauvres, qui s’est dangereusement
creusé ces dernières années. C’est à quoi s’affaire une génération de réformistes aux or-
dres de l’État. Ils ne peuvent évidemment parler que le langage de l’État et prêcher
le mensonge démocratique à la masse des pauvres. » (Os Cangaceiros n° 2) Depuis
que ces lignes ont été écrites, en novembre 1985, les événements n’ont fait que
confirmer à quel point la cause de la Démocratie est devenue, en lieu et place de
la religion, le terrain privilégié du réformisme, le terrain d’affrontements spec-
taculaires entre mensonges rivaux mais solidaires. Cette cause à laquelle les pau-
vres sont conviés à s’identifier constitue désormais le cheval de bataille de la
bourgeoisie et des défenseurs de l’État pour les détourner de la question sociale.
Partout dans le monde où des pauvres sans qualité se révoltent contre leur condi-
tion, s’en prennent concrètement à la misère, le réformisme doit faire de celle-ci
une fatalité, de l’aggravation de l’oppression sociale un problème politique. Son
but est d’imposer l’État comme la réponse à cette fatalité ; autrement dit, que les
aspirations sociales des pauvres aillent chercher leur réalisation dans l’État. Hors
l’État, point de salut ! On l’avait déjà vu au Brésil en 1983-1984, où l’agitation gé-
néralisée des pauvres dans tous les secteurs de la vie sociale avait été détournée
in extrémis dans la campagne nationale pour « les élections directes maintenant »
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OS CANGACEIROS N° 3

suivie du rétablissement en grande pompe de la démocratie. On l’a vu encore en


1986 avec les sketchs organisés en sous-main par les Américains à Haïti et aux
Philippines. Dans tous ces pays, l’insubordination sociale n’a pas disparu pour
autant : mais le spectacle démocratique aura permis opportunément de canaliser
le plus gros de l’agitation. Avec le mensonge démocratique, la falsification des as-
pirations des pauvres aboutit à conserver incritiqué le principe de l’État. C’est
encore en France, patrie des droits de l’homme et du citoyen, que l’ennemi tra-
vaille avec le plus d’ardeur au rajeunissement de ce mensonge, avec la racaille so-
cialiste du temps où elle était au pouvoir et plus récemment avec le mouvement
étudiant ; et nul n’était mieux qualifié pour cette tâche que cette catégorie de la
population destinée à former le futur encadrement des pauvres.
n décembre 1986, les étudiants ont pris l’initiative et l’ont conservée,

E dans la rue et dans la pensée. Ils ont parachevé le processus de pacifica-


tion sociale effectué ces dernières années, en occupant massivement les
rues au nom de la paix civile. Il y a donc au moins un élément nouveau par rap-
port à 68 : aujourd’hui les étudiants n’ont plus de prétention à remettre en cause
la société, et c’est tant mieux car cela ne pouvait être chez eux que de la préten-
tion. Mais ils n’ont aucunement abdiqué la prétention à jouer un rôle dans la so-
ciété, en face de l’État.
Depuis vingt ans, on ne pouvait ignorer ce que sont les étudiants. On ne pouvait
manquer de le rappeler, tout simplement. Pourtant, même les éléments par na-
ture les plus hostiles au milieu étudiant se sont montrés incapables de dénoncer
en cette occasion leur rôle grandissant dans la société existante. Il est donc faux de
dire que la critique des étudiants a été achevée en 68. Les étudiants ont été in-
suffisamment critiqués, puisqu’ils peuvent encore jouer leur rôle et faire illusion.
Ce rôle n’a pas été critiqué alors qu’il ne s’était jamais manifesté avec autant
d’évidence. On savait que les étudiants constituent le milieu propice à toutes les
illusions : le pire est quand ils parviennent à les diffuser autour d’eux, à les im-
poser dans la rue comme le 10 décembre 1986 *. Il fallait critiquer les étudiants
parce qu’ils constituent l’élément social dont se nourrit l’esprit politique. Per-
sonne, à de rares exceptions dont les « Lascars du LEP électronique », n’a été ca-
pable de le faire. Le mouvement étudiant pouvait se proclamer indépendant de
toute appartenance politique particulière parce qu’il effectuait un retour à ce que
la politique a de plus pur, l’esprit civique. Avec le mouvement de décembre 1986,
l’essence de la politique a rejoint son concept.
Dans les nations riches, où l’existence des gens est toujours plus ou moins hantée
par des rêves de promotion sociale, l’enseignement occupe une place énorme, qui
va sans cesse en grossissant (l’ex-ministre Fabius ne faisait-il pas l’éloge du Japon
parce que 95 % des travailleurs y sont bacheliers ?). Il fait miroiter l’accès possible
aux places les meilleures : combien de fils d’ouvriers, et maintenant d’immigrés,
qui espèrent se sortir de leur condition originelle grâce à des études couronnées
de diplômes ? ! Mais à défaut de conduire réellement l’ensemble des étudiants vers
de bonnes places, l’université permet à tous ces jeunes de subsister en sursis ; à eux
qui sont issus des milieux les plus défavorisés, elle permet de repousser au loin la
pesante réalité du travail mal payé, du chômage, voire de la prison.
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Notes éditoriales 229

L’Italie de 1977 en était un exemple (« Les jeunes Italiens al-


laient à l’université comme leurs homologues portugais al-
laient avant 1974 à l’armée », Les Fossoyeurs du Vieux
Monde n° 3) ; qu’on se souvienne aussi de tous ces « bour-
siers » dans l’université française en 1968 et après. L’ensei-
gnement démocratique est ainsi un lieu de passage
indifférencié où se côtoient des gens d’origines diverses et
qui eux-mêmes ne seront pas tous appelés à tenir les
mêmes rangs dans la hiérarchie sociale (en particulier,
beaucoup s’en vont après un an ou deux d’études et de-
viennent des travailleurs comme les autres). C’est donc un
lieu qui se veut abstrait des oppositions de la société réelle.
En somme, l’enseignement universitaire réalise le principe
d’égalité dont se réclame la démocratie ; il le réalise abs-
traitement. N’importe qui, dans l’idée, doit pouvoir accé-
der à cet enseignement. Sortis de là, les étudiants iront
occuper pour la plupart les places médiocres, celles du tra-
vail intellectuel salarié, appauvri. Ils iront par exemple
bosser dans la néo-culture.
Le courant radical de 68 avait prononcé une condamnation
sans appel de l’université (« Profs, vous nous faites vieillir »).
À l’opposé, le mouvement de décembre 1986 entendait
bien ne pas contester cette institution décrépite. Les rêves
de promotion des étudiants s’étaient vus subitement com-
promis par l’exigence du gouvernement Chirac de ratio-
naliser l’enseignement, de rendre l’université rentable –
en somme, de la traiter comme une vulgaire entreprise in-
dustrielle. L’idéal démocratique qui avait dans l’université
son terrain d’élection était ainsi remis en cause. Le mou-
vement de décembre réagissait à une tendance qui s’affir-
mait ouvertement depuis le retour au pouvoir de la
bourgeoisie libérale. Partie d’un refus de la sélection dans
l’université, la contestation étudiante est parvenue ensuite
à engager dans une partie de la société un débat sur la lé-
gitimité d’autres projets de loi gouvernementaux, au nom
d’une conception élargie de la Démocratie. Ce que les étu-
diants entendaient dès lors abroger n’était plus simple-
ment une loi particulière, telle que le projet Devaquet,
mais l’esprit trop peu démocratique qu’il incarnait à leurs
* Manifestation silen-
cieuse suite à l’assassinat
yeux, pour y substituer leurs propres idéaux. de Malik Oussekine le 6
Les étudiants sont le secteur idéaliste de la société mo-
décembre. 400 000 per-
sonnes à Paris, un million
derne. Frustrés depuis le 16 mars **, ils étaient à la re- dans toute la France.
cherche d’un projet de société à opposer au « libéralisme ». ** Victoire de la droite
L’arrivée de la droite au gouvernement avait en effet mar- aux élections législatives.
qué le retour en force du principe policier comme complé-
Première cohabitation
avec Chirac comme pre-
ment d’un retour sans fard aux règles brutales du marché. mier ministre.
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OS CANGACEIROS N° 3

Ce choix entraînait évidemment l’abandon d’un projet de société « généreux »,


dont les socialistes s’étaient faits les hérauts, au profit d’une politique libérale
sans frein. Il revenait aux nouveaux gestionnaires de cette politique d’imposer ou-
vertement ce que la gauche masquait sous le fatras du discours œcuménique. À
l’énoncé du réalisme marchand, « la concurrence est au cœur du monde », qui
voulait renforcer la sélection à l’université pour la rendre plus compétitive, les
étudiants ont opposé l’idéologie démocrate. « On ne veut pas de sélection par le
fric », disaient-ils en décembre : « la sélection ne doit pas se faire au début mais à la
fin » (la droite voulait introduire la hiérarchie sociale dès l’entrée à l’université,
les étudiants voulaient seulement la repousser à la sortie).
Les jeunes qui font déjà l’expérience de l’usine dans les LEP ont réalisé quel est
l’avenir que leur offre la société hiérarchique. Le projet de réforme ne changeait
rien pour eux. À l’opposé, les étudiants luttaient pour l’intégration. Ils expri-
maient une réaction de nature religieuse face à une réalité sociale chaque jour
plus crue et sans pitié. Ils réagissaient en fait à la menace latente de désintégra-
tion de la société. Alors qu’il n’y a jamais eu autant d’exclus dans la société, de-
puis longtemps, et que cela pose avec acuité la question sociale, les étudiants
veulent résoudre cet état de fait comme un problème de morale politique (après
tout, l’égalité des chances dans l’enseignement était prévue dans la Constitution
de 1792).
Toute tentative de modifier le régime de l’enseignement en France provoque des
protestations, parce qu’on touche là à l’un des principaux axes d’intégration à la
société – à cette partie qui se trouve précisément entre l’État et le reste de la po-
pulation, cette partie de la société qui a des prétentions à remplir un rôle. L’uni-
versité, c’est la prétention au savoir universel, la prétention à avoir des idées pour
le reste de la société. C’est là que s’élabore ce qui tient lieu de pensée dominante.
Comment se fait-il que la plupart des éléments radicaux qui ne ratent pas une oc-
casion, dans leurs écrits, d’insulter les universitaires pour leur creuse prétention
au savoir, aient raté l’occasion, en décembre, de dénoncer leurs élèves, pour leurs
prétentions plus générales ? Le rôle des étudiants est bien d’avoir la parole dans
la société existante, et chaque fois qu’ils la prennent cela suscite aussitôt l’inté-
rêt empressé et unanime des médias et des partis politiques. Parce qu’ils ont le
monopole de la contestation admise et reconnue, les étudiants interdisent aux
pauvres de prendre l’initiative dans la pensée et c’est bien à ce titre que nous
avons toujours insulté leurs professeurs. Remarquons l’origine éminemment re-
ligieuse de l’institution universitaire : on y enseignait d’abord la théologie (l’Uni-
versité de Paris était d’ailleurs considérée au Moyen Âge comme la plus grande).
Mais il arrivait quand même que certains de ses élèves deviennent des hérétiques :
au contraire, l’université moderne voit tous les étudiants communier fidèlement
dans le credo démocratique.
Le discours du mouvement étudiant se voulait égalitaire (égalité dans l’enseigne-
ment) pour réclamer l’intégration à une société hiérarchique dont le Principe
n’était aucunement remis en cause. On mesure là toute l’impudence de ces gens
(« Notre mouvement se fait un point d’honneur de ne pas mettre en cause le système
socio-économique », déclarait noblement un porte-parole estudiantin en décembre).
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Notes éditoriales 231

Il n’est pas étonnant que la seule critique faite en décembre de leurs revendica-
tions soit venue de gens qui sont appelés à tenir les rangs inférieurs de la société
et ne peuvent qu’en espérer la désintégration. Mais après la mort de Malik Ous-
sekine, le mouvement étudiant a trouvé sa véritable vocation, en se mobilisant
autour des principes démocratiques (« On n’est pas au Chili »). Les étudiants
se sont toujours considérés comme les gardiens privilégiés et vigilants de la dé-
mocratie, du moins de l’idée abstraite qu’ils s’en font : en dernière issue, ils sont
les gardiens de l’État, parce que la plupart d’entre eux constitueront plus tard,
par leurs fonctions, la courroie de transmission nécessaire entre cet appareil et le
reste des gens. Qui d’autre qu’eux pour porter, bien haut, le flambeau de l’esprit
démocratique ?
Il est stupéfiant de voir des éléments prétendument radicaux s’être félicités de ce
que le gouvernement ait « cédé » en retirant ses projets sur le Code de la natio-
nalité et les prisons privées, qui sont relatifs à des conceptions divergentes du
rapport de l’État à la société. Sans doute, dans les pays bureaucratiques, la moin-
dre contestation d’une loi particulière peut remettre en cause l’essence du pou-
voir. C’est justement leur faiblesse intrinsèque. Dans les pays démocratiques, le
pouvoir est par définition ouvert au dialogue avec les représentants de la société.
Les étudiants voulaient justement élargir ce dialogue entre l’État et la société, et
y faire participer tout le monde. Le retrait de ces projets de loi se situe à l’inté-
rieur de cette sphère de la démocratie. Au point où en est rendue la condition des
immigrés comme celle des taulards, les uns comme les autres savent bien que la
question n’est pas là. Les racistes font exactement ce qu’ils veulent dans ce pays,
et les prisons ne cessent de se remplir chaque jour davantage. La vraie question
est plutôt que ce faux débat vise en finale à rajeunir l’idée de nation, que la révolte
des jeunes immigrés en 1980-81 avait pratiquement remis en cause – à vrai dire,
cette besogne de récupération avait déjà commencé avec la marche de décembre
1983, amplifiée ensuite par des rackets mieux organisés à chaque mois de dé-
cembre. Il vise aussi à moderniser l’institution de la prison, que la révolte des tau-
lards en 1985 avait au contraire attaquée de front. Il s’agit donc d’une vaste
opération visant à couper l’herbe sous les pieds à toute critique sociale de l’État.
Le spectacle répugnant (pacifisme, jets de fleurs sur les CRS, respect ostensible
du fonctionnement de l’université, sens du réalisme et du sérieux, rattrapage des
cours, grève à la japonaise, etc.) qu’ils ont livré n’a d’égal que les kermesses dé-
mocratiques de SOS-Racisme. Tous deux, qui se sont rejoints dans la manif du
10 décembre, procèdent du même esprit : le civisme (ne les voit-on pas, depuis,
s’inscrire massivement et en grande pompe sur les listes électorales, et inciter le
reste de la jeunesse à en faire autant ? !). La réussite du mouvement étudiant ne
tient pas tant au retrait de quelques projets de loi, finalement, qu’au fait qu’il ait
pu s’imposer comme une force reconnue et acceptée sous la forme d’un groupe
de pression apolitique dilué dans la société. Il constitue un aspect moderne du
parti de la paix sociale au même titre que le racket antiraciste dont c’est en grande
partie la même clientèle. Les étudiants sont finalement porteurs d’une certaine
conception de la société civile et de ses rapports avec la sphère politique. Loin de
s’attaquer au principe de l’État, ils protestaient seulement contre les limitations
apportées par le régime « libéral » à la réalisation de l’État démocratique.
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OS CANGACEIROS N° 3

Une société fondée sur l’exploitation et la séparation ne peut atteindre de cohé-


sion intérieure qu’au moyen d’un mensonge à prétention universelle. La bour-
geoisie libérale actuellement au pouvoir n’a aucun projet à avancer qui pourrait
entraîner l’adhésion de tous et assurer la cohésion sociale. Elle gouverne en s’ap-
puyant sur les valeurs traditionnelles nécessaires à la bonne marche des affaires
et ne reconnaît de droit qu’aux seules catégories sociales déjà acquises au prin-
cipe marchand qui se trouve au centre de sa stratégie. Elle ne connaît que les af-
faires et ne prétend à rien d’autre qu’à défendre le principe de la société civile
sans aucune restriction. Le gouvernement actuel ne s’appuyant que sur une par-
tie de la société, il doit donc aussi s’appuyer sur une police forte. Les socialistes
avaient eux le souci des apparences : ils avaient fait de la réalisation de l’État dé-
mocratique un point central de leur programme. D’où l’importance qu’ils ac-
cordaient à la culture, spectacle de la communication à prétention universelle.
Les socialistes prétendaient avoir « la raison du cœur », tandis que la droite dit
froidement : « Les affaires, il n’y a que ça de vrai ! » « La droite a eu le grand tort de
rallumer la guerre sociale », disait le cultureux Lang à la télé, au début de la grève
des cheminots : c’est-à-dire de libérer entièrement les forces du marché, de confor-
ter les avantages des classes moyennes, de dégager les appétits de la classe bour-
geoise de toute limitation, ce qui se fait nécessairement contre le reste de la société,
les travailleurs, les chômeurs et avec eux tous les pauvres en voie d’exclusion. En
réalité, elle n’a bien sûr fait que poursuivre ce que les socialistes avaient com-
mencé, et ce n’est pas le moins écœurant ni le moins significatif de voir ces der-
niers s’être refaits discrètement une jouvence politique dans le mouvement
étudiant. Alors que des ouvriers, en différentes villes du pays, avaient saccagé
les locaux du PS en 1984-1985 (à Longwy, Saint-Nazaire, Nantes, Dunkerque,
etc.), les étudiants eurent quant à eux « les sympathies du président » – sans par-
ler de tous les délégués étudiants inscrits eux-mêmes au PS, comme cette morue
d’Isabelle Thomas. Il va sans dire que ceux qui étaient affiliés à des sectes trots-
kystes ou au parti stalinien sont également des pourritures méprisables. Bref,
les étudiants ont ressenti le risque d’explosion sociale qui commençait à s’accu-
muler, et ils ont assumé pleinement leur rôle en rassemblant le maximum de
gens autour de l’idéal démocratique. Leur mouvement s’est arrêté le 10 décem-
bre après avoir fait le plein dans les têtes pour occuper un vide que nous allons
quant à nous nous employer à approfondir.

L’ IDÉAL DÉMOCRATIQUE, C’EST DE LA MERDE

a démocratie n’est rien d’autre que la prétention de l’État à annexer la

L communication. L’État démocratique est à la communication ce que l’ar-


gent est à la richesse, un représentant universel abstrait. Avec la démocra-
tie se trouve consacrée l’absence de la communication en tant qu’activité sociale
de l’homme : la société est gagnée par l’intérêt privé, sous l’emprise effective de
l’argent et de la marchandise qui deviennent le but de toute activité. La commu-
nication n’existe plus que sous la forme dégradée, vide de toute humanité, du
début d’intérêt, la politique. L’essence de l’homme a été confisquée par la mar-
chandise, l’État a confisqué la conscience de l’homme. « L’État politique parfait est,
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Notes éditoriales 233

d’après son essence, la vie générique de l’homme par opposition à sa vie matérielle.
Toutes les suppositions de cette vie égoïste continuent à subsister dans la société civile
en dehors de la sphère de l’État, mais comme propriété de la société bourgeoise »,
écrivit Marx dans La Question Juive. La politique est alors le lieu où les aspira-
tions contrariées de l’homme trouvent leur existence ineffective. La politique
achèvera, pendant les deux derniers siècles, de dépouiller l’homme de son lan-
gage. L’État se chargera désormais de fournir une explication du monde aux in-
dividus, qui dès lors ne pourront plus se parler que par la médiation de son
langage, la politique. C’est bien pourquoi à notre époque la critique de la poli-
tique est la condition première de toute critique. Notons que les étudiants ont
un rapport intellectuel avec l’État, tandis que la bourgeoisie et les classes
moyennes ont un rapport immédiatement pratique. Les premiers jugent la légi-
timité de l’État selon son concept abstrait, les seconds selon son efficacité
concrète à faire régner l’ordre. Dans tous les cas, la démocratie est la caution cen-
trale d’une société sans esprit, fondée concrètement sur l’exploitation et l’op-
pression d’autrui. Le mensonge démocratique est là pour empêcher que la
division existant dans cette société soit prononcée dans la pensée, publiquement.
Il est là pour refouler la guerre sociale.
Ceux qui se félicitent du fait que le principe de démocratie directe ait émergé
parmi les étudiants en décembre, comme confirmation de sa présence sourde
partout ailleurs, sont encore prisonniers de la conception politique du dialogue.
Le moment où les étudiants peuvent exercer la discussion librement entre eux
est aussi celui où la possibilité en est anéantie dans la société. Quand les chemi-
nots en grève essayaient de discuter librement de leur mouvement, ils ont subi
aussitôt l’hostilité active des bureaucrates syndicaux. Les étudiants considéraient
les syndicats comme leurs interlocuteurs dans le monde du travail.
Les étudiants se battaient au nom de l’idéal démocratique. Peu après, les chemi-
nots qui luttaient tout simplement contre l’aggravation de leur condition et ont
ainsi entravé la bonne marche du capitalisme français se sont vus quant à eux op-
poser une fin de non-recevoir sans ambiguïté. Ils n’ont certes pas eu droit aux
éloges enthousiastes des médias, contrairement aux gentils étudiants de décem-
bre 1986. Les grévistes de la SNCF récusaient la fatalité de la prétendue crise. Ils
ont eu à subir, outre les manœuvres syndicales de l’intérieur, les calomnies mé-
diatiques, l’hostilité des classes moyennes, petits commerçants et autres cafards
nuisibles (manifs des gérants de stations de ski à Grenoble, provocation organi-
sée par les militants RPR dans la gare Montparnasse, sans parler des attaques
contre les grévistes de l’EDF courant janvier). Le mouvement étudiant défen-
dait le principe sacré de la démocratie, les droits de l’homme. Les petits com-
merçants anti-grévistes en défendaient le principe profane, le droit de la propriété
privée et du profit – le comble a été atteint quand ils ont osé crier, dans une de
leurs manifestations, « Non à l’égoïsme ! » contre les grévistes. Eux, des bouti-
quiers ! On aura décidément tout vu, tout subi dans ce pays de merde. Les étu-
diants agissaient selon un mensonge religieux : d’ailleurs, ces kermesses
démocratiques évoquent bien ces Assemblées de Paix que l’Église organisait sur
le parvis des cathédrales, dans les temps troubles qui précédèrent les Croisades.
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OS CANGACEIROS N° 3

De la même façon que les chrétiens avaient alors le sentiment de conclure un


pacte collectif et solennel avec Dieu, garant d’un ordre plus juste, les étudiants
ont eu le sentiment d’avoir conclu avec l’État un pacte tout aussi solennel au
nom des idéaux démocratiques.
Le mouvement étudiant, en rajeunissant l’esprit civique a parachevé le reflux mo-
mentané des aspirations radicales de 68. C’est en cela que les étudiants ont pu se
réclamer aussi ouvertement partisans de l’ordre établi. Dans les 70’, la révolte des
pauvres s’était manifestée comme désobéissance civile. Maintenant qu’elle est
contrainte au repli, les étudiants peuvent bien exhiber sans honte l’image ravie de
l’obéissance civique (il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce soit en France, pays où
la désobéissance civile est restée en deçà d’autres pays d’Europe, qu’ils ont pu à ce
point la ramener). Leur apolitisme non seulement n’a aucune chance de « devenir
critique de la politique » comme l’ont spéculé certains à Paris en décembre 1986,
mais constitue au contraire le sauvetage de ce qu’il y a d’essentiel dans la politique.
Le mouvement étudiant n’a fait que rappeler l’État démocratique à ses devoirs.
Dans ce mouvement, c’est finalement tout le poids mort de 68, toute la part non
critiquée de cette époque et de ses limites qui sont revenus : mais aujourd’hui
cette part est amenée à se manifester ouvertement contre l’esprit de révolte sociale
de 68. Parce que les aspirations de 68 ont été refoulées dans la clandestinité so-
ciale, les étudiants étaient enfin libres de couper joyeusement toute attache avec
leurs prétentions d’alors, quand il leur fallait répondre à une lame de fond qui me-
naçait de tout balayer, y compris leur propre rôle. C’est pour empêcher que la
séparation, qui existe de toute manière dans la société entre ceux qui y ont un ave-
nir et ceux qui n’en ont aucun ne soit prononcée que les étudiants la ramènent
en force avec l’esprit civique. La part la plus forte de 68 était justement que ce
mouvement avait ouvert une époque de désobéissance sociale dans le monde en-
tier, qui pourrait bien revenir à la surface un jour ou l’autre en France.
Quand ils évoquent le spectre de 68, les médias s’efforcent toujours d’accréditer
rétrospectivement le fait que cela aurait été un mouvement d’étudiants (les anciens
chefaillons gauchistes reconvertis dans le mensonge journalistique en sont d’ail-
leurs spécialistes, on comprend pourquoi). Bien que 68 soit la référence la plus
proche d’une tentative révolutionnaire en France, peu de gens arrivent à discer-
ner clairement ce qui s’est alors passé. 68 a été transformé, et cela ne date pas
d’hier, en souvenir-écran. Des jeunes qui seraient alors sûrement descendus dans
la rue croient sincèrement que c’était un mouvement d’étudiants, bien qu’ils mé-
prisent ceux-ci. Jadis, quand une révolte était vaincue, l’État faisait le nécessaire
pour qu’on n’en parle plus et qu’on en oublie jusqu’au souvenir. À présent il ne
peut s’agir d’effacer la mémoire, mais de la falsifier en donnant une forme par-
faitement incohérente à ces événements passés. On va jusqu’à octroyer des émis-
sions télévisées à d’anciens leaders officiels de 68, qui racontaient déjà n’importe
quoi à l’époque, pour qu’ils continuent à le faire, cette fois sans être démentis par
la réalité des événements immédiats. La nouvelle tentative révolutionnaire com-
mencera là où s’est arrêté 68, en critiquant les obstacles alors insurmontés. Les che-
minots grévistes ont depuis entamé une critique des syndicats, marquant
effectivement un progrès énorme par rapport à 68, qui plus est dans ce qui était
resté jusque-là une forteresse cégétiste.
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Notes éditoriales 235

n ne pouvait que se réjouir de ce que la kermesse

O démocratique du jeudi 4 décembre * ait été finale-


ment gâchée par les incidents, dus à l’excitation
de quelques centaines de jeunes gens, lycéens et LEP. Mais
à aucun moment, contrairement aux fantasmes répandus
par divers activistes parisiens, les étudiants n’ont perdu
l’initiative. Surtout pas lors du rassemblement plus on
moins spontané du samedi 6 au soir, dans le quartier
Latin, leur quartier. On a relevé que les étudiants ont fait
ce soir-là la preuve de leur esprit civique en restant sur
place pour limiter la casse, non tant par l’action de leur
SO alors inexistant que par la pression morale. On notera
ici plusieurs choses. D’abord, que le fait de se rendre dans
un tel quartier, plutôt qu’aux Halles par exemple (malgré
une tentative de notre part pour cela), montre bien en lui-
même à quel point les choses étaient loin d’être claires
dans la tête des gens, tant par rapport aux étudiants que
par rapport aux clichés de 68. Par le simple fait que des
pauvres voulant manifester leur colère contre la police
soient venus le faire dans ce quartier, dont les étudiants
estimaient avoir la responsabilité, ces derniers conser-
vaient l’initiative : dans la rue, dans la pensée. De plus, les
affrontements ne dépassèrent pas, de loin, une sorte de
violence symbolique qui participe bien du souvenir-écran
de 68. La meilleure preuve en est la présence d’une foule
indécise qui pouvait se permettre de rester là à regarder.
On était bien loin de la haine qui souffle dans les rues des
quartiers anglais les jours d’émeute, et où les badauds ne
se risquent pas ! Quelqu’un a pu très justement faire re- * Grosse manifestation à
marquer, à propos de cette soirée, que c’était bien la pre- Paris. Affrontements aux
mière fois qu’il voyait une émeute s’arrêter d’elle-même. Invalides...
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:45 Page 236

OS CANGACEIROS N° 3

L’excitation qui a entouré les événements de décembre 1986, spécialement après


le samedi 6, tant à Paris que dans d’autres villes européennes, ne peut se com-
prendre que comme un fait hallucinatoire social. L’amplification médiatique de la
soirée du 6 au quartier Latin y a largement contribué : l’image du retour de 68 a
ainsi fait le tour du monde en vingt-quatre heures. On peut simplement compa-
rer l’écho qu’ont eu les incidents relativement mineurs de ce soir-là en Europe
avec l’isolement dans lequel sont restées les émeutes répétées des kids anglais, qui
eux se sont attaqués à l’ennemi réel. À Francfort, le dimanche 7, quelques cen-
taines de jeunes (sans doute les mêmes qui avaient déjà animé les rues à l’automne
1985) ont semé le désordre en criant « Paris brûle, Francfort s’ennuie ». Quand les
kids de Tottenham se sont révoltés en octobre 1985, ils n’ont pas rencontré un tel
écho et une telle complicité publique en Europe. Pourtant, leurs ennemis étaient
les mêmes que ceux des kids de Francfort et de toutes les métropoles européennes.
Alors que toute révolte sociale est étouffée par l’isolement, on voit partout des
gens s’exciter sur des événements qui, parce qu’ils ont eu lieu à Paris, évoquent
immédiatement l’image de la contestation. À Paris même, l’excitation abstraite
s’est consommée dans ces gestes qui ont perdu toute réalité : par exemple, cette
action dérisoire d’ouvrir la Sorbonne le vendredi 5 au soir et de lancer un appel
grandiloquent aux travailleurs, ou le fait, le lendemain soir, de construire des bar-
ricades en sachant très bien qu’elles ne seront pas défendues, pour mimer une si-
tuation historique passée. De la même façon, l’inflation de papier imprimé
déversé dans la manif du 10 sonne faux. C’est bien le mal français, cette préten-
tion abstraite à la pensée universelle. Dans ce pays, le mot prend la place de la chose.
Au moment même où régnait ce vacarme triomphaliste, des faits étaient là qui le
démentaient sans phrases. Toutes les déclarations des activistes parisiens s’effon-
draient d’elles-mêmes aux yeux de quiconque s’était trouvé le mardi 9 à La Cour-
neuve, lors de la procession funèbre encadrée par les connards de SOS-Racisme
et les élus locaux (un jeune Arabe de la cité s’était fait assassiner plusieurs jours
avant dans un bar par un flic en civil). L’atmosphère qui régnait là ne pouvait
tromper. De la même façon, tandis qu’un million de personnes sont descendues
dans la rue contre la mort d’un étudiant, un malheureux rassemblement oublié
de tous avait lieu le mardi 9 pour les victimes des incendies racistes du XXème.
Mais tout ceci n’est qu’une conséquence extrême de l’organisation sociale de la
« défaillance de la faculté de rencontre » et son remplacement par un fait halluci-
natoire : la fausse conscience de la rencontre, l’illusion de la rencontre. Dans une
ville comme Paris où personne ne peut plus être reconnu par les autres, chaque in-
dividu devient incapable de reconnaître sa propre réalité. C’est en ce sens que le
mouvement étudiant a pu drainer cette foule solitaire du mercredi 10, dans laquelle
se trouvaient nombre de gens à la recherche de « quelque chose qu’ils avaient du mal
à préciser », pour reprendre les termes d’une pancarte tenue par un manifestant.
La reconnaissance entre les pauvres qui sont sortis de leur réserve à ce moment
n’a existé que comme sentiment éphémère et impuissant, et ceux d’entre nous
qui se trouvaient alors à Paris se sont tenus à une attitude qui relevait du seul
sentiment, de l’émotion. Dans la rue, les mots de bavardage et de rencontre
étaient dans toutes les bouches, au moment même où seul l’ennemi avait l’usage
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Notes éditoriales 237

de la parole. De la même manière, parmi nous le dialogue


construit se révélait défaillant. Nous avons eu alors le
grand tort d’alimenter à notre manière le petit marché pa-
risien du commentaire radical, où nous avions su jusque-
là nous abstenir de paraître. Si être révolutionnaire, c’est
marcher au pas de la réalité, nous avons pris là un sérieux
retard : non seulement nous n’avions pas l’initiative de la
pensée, mais nous avions cru au contraire que l’ennemi
l’avait perdue ! Nous nous sommes ainsi trouvés dans une
situation critique, qu’il a bien fallu critiquer. Il nous ap- 1. Jamais l’État n’a en-
parut rapidement que cette défaillance ne relevait pas uni- tendu gouverner à ce

quement d’une erreur d’appréciation des événements.


point par la peur. Il est
d’ailleurs assez piquant
Cette crise interne s’est caractérisée par un affrontement de voir que le ministre de
vigoureux entre deux conceptions de notre activité. Ainsi l’Intérieur qui a fait une
utilisation sans précédent
se trouvaient posés les termes du dépassement de cette de la mise en scène ter-
part insuffisamment critiquée qui laissait encore place à roriste soit lui-même un
l’idéalisme subjectif. L’affaire suit son cours.
ancien terroriste ! Ce
porc répugnant est un
Décembre 1986 a été aussi une réaction confuse au bruit ancien responsable du

de bottes qui s’amplifiait dans Paris depuis le début de


SAC, qui a un jour dé-
claré bien haut que
l’année (le slogan « Pasqua terroriste » était un retour à l’en- « contre les subversifs, il
voyeur ! Encore faut-il rappeler que ce flicage avait com- faut employer des

mencé bien avant, sous le ministre socialiste Joxe, celui-là


moyens subversifs » :
comme le faisaient alors
même qui avait lancé le projet discret mais redoutable de ses amis du SAC marseil-
modernisation de la police 1). Mais il ne faut pas non plus lais en 1981 contre les

oublier que ceux qui protestaient vertueusement contre


habitants rebelles de La
Cayolle et de Bassens
les excès policiers étaient les mêmes qui jetaient des fleurs (voir « Rapport sur Mar-
aux CRS quelques jours avant : les étudiants. Ces salauds seille », Os Cangaceiros
n°1). Rappelons quand
veulent empêcher la population de traiter les flics en en- même que les socialistes
nemis, et ils y parviennent dans une certaine mesure – ont fait de même quand
jusqu’à ce que la population les considère à leur tour
ils détenaient ce minis-
tère, comme on l’a vu
comme d’autres flics. Les étudiants n’ont par exemple à avec l’arrestation des Ir-
aucun moment contesté le plan de carte nationale d’iden- landais de Vincennes ou
tité infalsifiable et informatisable : cela aurait été contes-
le plasticage du Rain-
bow-Warrior. La seule dif-
ter l’autorité de l’État, dans son droit exorbitant de férence entre toutes ces
contrôle sur chaque individu, ce qu’on ne saurait attendre salopes, c’est que Pasqua

d’étudiants. À l’opposé de leurs gémissements, une réac-


défend explicitement le
principe profane de
tion claire fut l’attaque organisée par les jeunes de La l’État, une police forte
Courneuve le mardi 9 contre deux commissariats, en de- dont l’arbitraire tout-puis-

hors de la procession funèbre. Une réaction à l’anglaise,


sant ne saurait souffrir
aucune restriction. « La
sans équivoque. Signalons aussi, à propos des incendies ra- démocratie s’arrête là où
cistes du XXème, que quelques personnes ne se sont pas commence l’intérêt de
l’État » peut-il dès lors
payées de mots et ont pris une initiative concrète en ou- proclamer. Les étudiants
vrant un grand squat place de La Réunion, où de nom- défendaient quant à eux
breux rescapés ont pu se reloger sans avoir à quémander le principe d’un dialogue
avec l’État et ceux sur qui
auprès de la mairie. s’exerce son autorité !
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OS CANGACEIROS N° 3

Avec le mouvement de décembre 1986, le système s’est spectaculairement ré-


concilié avec sa jeunesse. Notons aussi que la prétention des étudiants à jouer le
rôle qui est le leur se voit jusque dans leur attitude envers le reste de la jeunesse
scolarisée qu’ils avaient conviée à les suivre. Dans la manif du 10, les étudiants
en premier, ouvrant la marche, les lycéens derrière et les LEP en queue : voilà
pour le prétendu esprit anti-hiérarchique que certains glandus ont cru pouvoir
saluer dans ce mouvement. Les étudiants représentent la jeunesse idéale, civili-
sée et dépourvue de toute haine : le contraire de cette jeunesse innommable qui
n’a d’avenir que la prison, la poudre, les TUC, l’usine ou le bureau, et qui consti-
tue encore le pôle négatif de la société spectaculaire. C’est à cette jeunesse qu’il
appartiendra tôt ou tard d’enlever l’initiative aux étudiants. Il ne s’agissait donc
pas d’étendre le mouvement estudiantin comme le voulaient les activistes pari-
siens. Au contraire, il est déjà bien plaisant de voir comment les militants de
SOS-Racisme se font jeter par bien des jeunes immigrés.
« “SOS-Racisme, moi je m’en cague, c’est tous des gros pédés !”, rage Nourredine, dix-
huit ans, qui s’appuie comme cinq de ses copains contre une voiture en ruines dans
une cité qui ne l’est pas moins. Deux d’entre eux piquent du nez sous leurs lunettes
noires : héroïne, héroïne... “Le Pen-zobi il vient ici, nous on lui fait niquer sa mère !
On s’en fout, on a tous la carte d’identité. Tu veux qu’j’te montre mon SOS ? Té,
me touche pas mon pote !” Et il écarte sa veste sur la crosse d’un calibre. Ceux-là
non plus on ne les fera pas partir... Si on venait les emmerder, ils ne commenceront
pas par les meetings... », rapporte un journaliste d’Actuel dans un article sur
« Les guerres de Marseille ».
l n’est pas étonnant de voir se rejoindre le réformisme politique et la néo-cul-

I ture dans l’idée démocratique pure. Leur essence est commune. La culture a
ceci de commun avec la politique qu’elle définit la communication comme
partie de la vie sociale, comme activité particulière dans la société. La culture
était jadis la communication des riches, elle est désormais démocratisée dans l’er-
satz spectaculaire abondant. Tout comme la politique, elle établit l’illusion d’un
dialogue dans un système social fondé sur le déchirement et la guerre de tous
contre tous. La culture est censée apporter la preuve que la société est encore hu-
maine. C’est la même conception réformiste de la communication qu’on tente
d’imposer au monde, qui se trouve contenue dans la culture comme dans la po-
litique. En 68, le débat fut en partie confisqué par les étudiants qui l’exilèrent
dans la sphère de la politique et de la culture : la Sorbonne et l’Odéon. La réalité
du débat ouvert alors entre les pauvres sur le monde fut condamnée à rester clan-
destine. Le racket néo-culturel prit ensuite son essor, et devait prospérer tout par-
ticulièrement de 1981 à 1986, sous la gauche. Il reprenait un des slogans les plus
débiles de 68, « la culture aux travailleurs ». Il fut animé par d’anciens étudiants,
militants reconvertis.
La culture comme sphère où pouvait s’exprimer une pensée critique et une re-
cherche d’un style de vie est morte, depuis plus de cinquante ans. On ne peut
plus guère parler que de néo-culture, simulacre de communication, pseudo-style
de vie. La néo-culture se veut présenter un modèle de communication « plus com-
plet » que la politique, un mode d’aménagement de la vie quotidienne qui découle
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Notes éditoriales 239

aussi de cette critique superficielle de la « politique politicienne » – on en a vu un


exemple en Italie, après la défaite du mouvement du printemps 1977, avec l’ap-
parition d’un racket politico-culturel. Il suffit d’ailleurs de voir quel désert est de-
venu Paris, pendant que l’État en faisait une ville néo-culturelle à coups
d’installations comme Beaubourg, puis le Zénith, l’Opéra de la Bastille, etc., qui
ont eu à chaque fois une influence psycho-géographique désastreuse sur les quar-
tiers environnants envahis par la faune de gauche qui y étale son conformisme
sans aucune retenue.
Mais la société réelle n’est pas la société civile laïque et démocratique théori-
quement au-dessus de l’argent et de tout soupçon, contrairement à ce qu’affir-
ment la bourgeoisie et l’État, relayés en cela par les étudiants, qui voudraient
nous faire prendre une abstraction pour la réalité et la réalité pour une fatalité.

LA VIE QUOTIDIENNE EN FRANCE EN 1987


a société existante s’est montrée capable de digérer les révoltes modernes,

L d’abord par la répression et la récupération combinées, mais surtout par


son propre dynamisme auquel elle parvient à intégrer, de gré ou de force,
une part toujours croissante de l’énergie individuelle de chaque travailleur. Cette
société qui reste toujours fondée sur l’exploitation du travail est en train de trans-
former le rapport du travailleur à l’argent. Les époques antérieures au XXème
avaient vu la bourgeoisie imposer brutalement la nécessité de l’argent aux pau-
vres, les transformant en salariés. Ils devaient alors travailler pour assurer leur
subsistance, sans autre forme de discours. Ensuite, au sortir de la Seconde
Guerre, on leur donna assez d’argent pour qu’ils puissent désormais connaître
la richesse dans ses formes particulières, les marchandises. Ils se trouvaient ainsi
associés au monde de la richesse, du moment qu’on les sollicitait en tant que
consommateurs, mais entretenaient toujours un rapport de pauvres avec l’argent
où ils perdaient leurs illusions. Le changement qui est en train de se produire est
le suivant : la société prétend introduire le principe de l’activité capitaliste chez
les pauvres eux-mêmes. Elle se propose de les associer tout simplement à la ri-
chesse de l’argent, de la même façon qu’avec la démocratie elle prétend les as-
socier au débat sur le pouvoir.
Il s’agit dès lors de faire en sorte que les salariés soient saisis à leur tour par la fiè-
vre capitaliste, tout au moins qu’ils croient aussi gagner de l’argent. Le cadre est
ainsi le prototype moyen de ce changement, puisque la nature même de son tra-
vail l’amène à croire qu’il gagne de l’argent : mais il reste un salarié, c’est-à-dire
un pauvre. Un pauvre con, puisqu’il se nourrit d’illusions qui le font travailler
sans cesse plus dur. « Le capital apparaît de plus en plus comme une puissance sociale
dont le cadre est le fonctionnaire » (Introduction à la science de la publicité, J.P.
Voyer). L’American Way of Life s’impose comme modèle, non plus dans son décor
mais dans son principe. Au rapport passif qu’entretenait le consommateur des
60’ avec les marchandises s’ajoute le rapport actif du travailleur motivé pour ga-
gner de l’argent. Pour le pauvre, l’argent a toujours été une nécessité ; pour le
bourgeois, l’argent a toujours été une activité. Ce qui était quelque chose de fini
pour l’un était quelque chose d’infini pour l’autre. La société veut à présent tirer
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OS CANGACEIROS N° 3

un trait d’union entre les deux. L’illusion spécifique engendrée par la société du
spectacle consiste à faire apparaître désormais l’argent comme quelque chose
d’infini pour le travailleur lui-même. « La contrainte qui s’exerce sur le travailleur
salarié et la nécessité qui définit tous ses besoins dans la même limite sont ainsi trans-
figurés dans le langage de la société. » (Os Cangaceiros n° 2)
L’idéal du capitalisme moderne serait la cadrification générale des travailleurs
dans les métropoles. Cette tendance la plus extrême de la société s’incarne par-
faitement en France, où les conditions les plus propices se trouvent réunies. C’est
le pays du monde dont les travailleurs sont actuellement les plus productifs, les
moins grévistes et les moins absentéistes (selon des statistiques récentes du BIT
ou des rapports d’industriels japonais qui comptent y investir des capitaux), bref
les plus motivés au travail. Les classes moyennes y sont particulièrement im-
portantes, et nulle part ailleurs elles ne font montre d’une telle arrogance. On
peut dire aussi que l’illusion de gagner de l’argent y a envahi beaucoup de têtes,
dans toutes les catégories sociales. En un mot, c’est un pays américanisé, où la
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Notes éditoriales 241

vie est désespérément privée d’esprit au profit du dyna-


misme de la marchandise qui intègre activement les indi-
vidus – à cette différence qu’aux USA une notable partie
de la population ne participe pas à cette folie et ne cherche
pas à s’intégrer à la société civile, ni à s’occuper de la vie
politique du pays. Nulle part ailleurs, sinon au Japon, on
ne voit l’atomisation et l’isolement à ce point consommés,
relayés, par une organisation technique de la solitude. Avec
cette différence qu’au Japon, seule compte l’entreprise ca-
pitaliste : on ne se soucie pas de donner les apparences de
l’humanité à la vie sociale. La France est au contraire le
pays où l’on produit et consomme les plus grosses quan-
tités de néo-culture, et où l’on parle le plus de « la com-
munication, marché de la fin du siècle ».
Dans le spectacle, la prospérité n’est plus quelque chose de
donné, et encore moins de garanti, comme c’était présenté
à l’époque des divers « miracles économiques », de l’Italie
des 60’ au Brésil des 70’. Elle ne peut plus résulter que de
l’activité volontaire et soutenue de chacun, qui commande
d’en finir une bonne fois pour toutes avec cette résistance
passive qui avait toujours existé dans les usines et les bu-
reaux. Désormais, l’activité frénétique du monde entraîne
chacun dans son mouvement, bon gré ou mal gré. Chaque
individu est sommé de s’engager dans la course. On pour-
rait faire une critique de la vie quotidienne rien que sous
l’angle de cette circulation effrénée à laquelle se ramène
l’existence des gens dans les métropoles capitalistes, à
Paris, New-York ou Tokyo. Gagner de l’argent est le but
suprême que chacun invoque et auquel il doit impérati-
vement tout sacrifier en vertu du principe que s’il y a beau-
coup d’appelés, il y aura peu d’élus. Ne pas consentir ce
sacrifice, c’est risquer de se retrouver exclu du circuit, au-
trement dit exclu dans la société, condamné à y survivre
en perpétuel état d’exclusion. Cette participation som-
nambulique au rythme exponentiel de la circulation de
l’argent exige en plus l’effort supplémentaire de suivre
l’évolution accélérée des techniques, de sorte que le tra-
vailleur moderne doit sans cesse gagner sa place (« Nous
avons vu que les frontières entre travail et formation ten-
draient à s’estomper : ce qui est certain, c’est que le lieu de
travail devra devenir encore plus qu’aujourd’hui un lieu de 2. Tendances lourdes de
formation » 2). Le conformisme affiché des étudiants en dé-
l’évolution du travail, par
Yves Lasfargue, prési-
cembre 1986 exprimait donc fidèlement la tendance gé- dent du groupe de stra-
nérale de la société : le souci de l’avenir professionnel, tégie industrielle du
d’arracher sa place dans la société au prix d’un âpre la- Commissariat général du
plan sur la diffusion des
beur, le goût de la réussite, l’intérêt motivé, et par-dessus technologies !
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OS CANGACEIROS N° 3

tout cette anxiété qui ronge en permanence ces petits hommes à l’idée de ne pas
y arriver. L’activité sans fin du travailleur moderne va d’ailleurs jusqu’à com-
mander son usure complète : à cette différence d’avec le régime traditionnel
de l’usine que cette usure n’est plus subie, elle est intériorisée – les médecins
appellent ça « le stress ».
Pour réussir à modifier l’attitude des pauvres envers l’argent, la société doit pro-
céder à une remise en valeur du travail sans précédent. Par exemple, un certain
type de rapport au travail, qui s’était développé d’abord dans les services (et en
particulier dans toutes les petites entreprises liées à la diffusion des techniques
nouvelles, à l’audiovisuel, à la néo-culture) s’est ensuite progressivement étendu
à l’industrie. Ces relations dans le travail sont basées sur le consensus, l’effort vo-
lontaire et l’esprit de compétition. Toute la haine des salariés pour leur travail,
qui s’exprimait toujours d’une manière ou d’une autre, a disparu de la relation
collective à l’entreprise, au patron : elle a été refoulée. On peut même dire que
la révolte instinctive qui régnait dans les entreprises s’est trouvée en quelque
sorte sublimée dans l’émulation au travail, au nom de la responsabilité indivi-
duelle accrue que l’employeur confie à présent à chacun de ses salariés. Ce pro-
cessus s’est bien sûr développé avec plus de facilité dans les PME, mais il a atteint
depuis quelques années toutes les grosses entreprises. Le changement d’ambiance
est évident jusque dans des boîtes qui avaient la réputation d’être plutôt agitées.
De la sourde hostilité collective envers la direction, on est passé à la dispersion
et à l’émiettement, au nom de l’intérêt personnel lui-même identifié à la réus-
site de l’entreprise. L’individualisation croissante de la société s’est ainsi accom-
pagnée d’un reconditionnement moral qui a permis de résorber la résistance
spontanée au travail. L’informatisation, l’automatisation et la robotisation du
travail ont accentué cet éclatement, cette atomisation de chaque travailleur dans
son rapport à ses conditions d’exploitation et finalement dans son rapport à la
nécessité du salaire. On peut noter que les cheminots grévistes, en refusant la
nouvelle grille des salaires « au mérite » ont lutté aussi contre ce processus d’in-
dividualisation par l’argent.
Le despotisme de l’intérêt privé engendre aussi un paysage de l’isolement. Le
pays qui a fondé théoriquement le droit de la propriété privée est celui où cha-
cun vit désormais replié chez soi. Cela fait longtemps déjà que l’idéal moyen le
plus répandu en France se résumait dans le petit pavillon de banlieue que l’on
aura fait construire à crédit. La réalisation de cet idéal a ainsi produit ces déserts
pavillonnaires où règnent l’ennui et le silence en maîtres absolus. La France est
devenue un pays aux rues désertes (« Une ville est faite de rencontres », prétend
impudemment une réclame de la RATP !). Sortis de leur travail, les gens se ré-
fugient dans leur cellule familiale pour n’en plus sortir ; quant à ceux qui se
croient autorisés à traîner dans les rues, la police est là pour s’en occuper. Les
rues sont faites pour circuler, et seulement pour circuler. Sans doute il en va de
même dans la plupart des autres pays européens. Mais la France est encore le seul
pays où des jeunes se font régulièrement assassiner parce qu’ils font du bruit. Sa-
luons ici la saine réaction de ces adolescents, habitant malgré eux dans une de ces
résidences de la banlieue de Rouen, et qui, pour se venger de l’ambiance lugubre
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Notes éditoriales 243

du lieu, entretenue par les habitants adultes qui leur in-


terdisaient jusqu’aux jeux de ballon dans la rue, semèrent
la terreur pendant plusieurs mois en y multipliant cam-
briolages, déprédations, incendies de voitures et menaces
de mort (assorties d’extorsion de fonds) dans des lettres
signées « La Brigade de la haine » 3.
Au moment où la séparation entre les individus est plus
forte que jamais dans la société, le contrôle de l’État sur
ces pauvres créatures atomisées se fait plus omniprésent.
L’État est parvenu au sommet de sa toute-puissance tech-
nique – c’est le règne de Big Brother, autrement dit la réa-
3. « Pour commencer
l’année en beauté, la Bri-
lisation du monde que Orwell décrivait par avance dans gade de la haine vous
1984. L’essor de l’informatique et son emprise sur tous les offre, avec haine, un feu
d’artifice et vous souhaite
aspects de la vie montre que nous sommes soumis au ré- une année de Terreur, de
gime de l’isolation contrôlée. Les ravages commis dans les haine et de chaos. Pour
60’ par la TV sont amplifiés avec la micro-informatique 1987, elle exige le retrait
pur et simple des sys-
qui permet à chacun de rester chez soi tout en ayant l’il- tèmes d’alarme et que
lusion de parler à quelqu’un. Rappelons que les Minitel chaque maison nous sa-
ont été d’abord distribués gratuitement par les PTT; cela tisfasse de par son butin :
argent, bijoux, armes de
n’est pas sans analogie avec d’autres pays comme la Po- chasse... Le paiement
logne, où s’il faut faire la queue pour se procurer de la d’un impôt révolution-
nourriture, par contre toutes les familles polonaises sont naire d’un peuple de
gauche et des licenciés
pourvues depuis longtemps d’un poste TV afin qu’elles de la pétrochimie. Pour
puissent recevoir les discours officiels. Avec la distribution ce faire, vous tous, dépo-
gratuite des Minitel, il s’agit pour l’État français d’assurer
serez, sous vos boîtes aux
lettres une enveloppe
à chacun de ses administrés sa petite branlette télématique. contenant cinq mille
Tout aspect de la vie se trouve placé, d’une manière ou
francs en liquide, le 20
avril dernier délai. Nous
d’une autre, sous contrôle. Que ce soit pour louer un ap- ramasserons vos contri-
partement ou obtenir une « aide sociale », l’individu est butions à la lutte proléta-
tenu de fournir une quantité innombrable de justificatifs.
rienne internationale le
soir qui nous plaît, n’im-
Il vit en fait dans la position d’avoir à tout instant à justi- porte quel jour. Si cela
fier sa propre existence, aux yeux de ceux qui disposent du est fait, vous serez à ja-

pouvoir social et plus couramment encore aux yeux de la


mais protégés de tout
cambriolage. Nous nous
police. Celui qui n’est pas répertorié sur un fichier n’existe attaquerons à d’autres
donc pas, même s’il a de l’argent. Il n’a pas d’existence ci- pavillons. Sinon nous fe-

vile recensée, il n’est donc rien. La mise en place de la nou-


rons exploser une maison
au plastic en guise d’ul-
velle carte nationale d’identité, avec un répertoire time avertissement, puis
informatisé des empreintes digitales, signifie un bond spec- nous passerons aux enlè-
vements, aux tortures et
taculaire dans ce fichage (notons d’ailleurs que ce plan n’a à l’extermination dans la
pu se mettre en place qu’avec la caution démocratique des joie et la bonne humeur
salopes de la Commission nationale « Informatique et Li- des éléments réfrac-
taires. Puis, car les flics
berté », qui ont en particulier donné leur aval à cette mise ne nous auront jamais
en fiches sans précédent des empreintes digitales : on voit car nous avons des indi-
bien la rationalité ultime du discours démocrate dans cette cateurs chez eux, prolé-
taires de tous les pays,
tartufferie). Jamais l’État n’avait à ce point ouvertement unissez-vous. »
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OS CANGACEIROS N° 3

prétendu à ce que rien ni personne ne puisse lui échapper. Les rêves de l’État
sont nos cauchemars. Cette prétention au contrôle absolu, que l’État prétend
exercer au nom de la société et de tous ceux qui sont acquis à son principe, ne ren-
contre ici pas la moindre velléité de protestation. Même en RFA, pays jusqu’ici
soumis à un quadrillage complet dans la grande tradition du militarisme prussien,
on voit surgir un vaste mouvement de révolte contre l’accroissement du contrôle
étatique. Le projet de carte d’identité informatisée y suscite déjà une vague de
refus, à tel point qu’en certaines provinces les élus de gauche ont été obligés, sous
la pression des gens, à annoncer qu’ils refusaient de la délivrer. Plus encore, le re-
censement – qui accompagne nécessairement la mise en place de ce dispositif –
provoque une révolte générale : des agents recenseurs sont agressés, et à deux re-
prises en mai la ville de Berlin a été le théâtre de violentes émeutes sur cette ques-
tion. En particulier une tentative de perquisition au siège d’une association qui
lutte contre le recensement, dans le quartier de Kreuzberg, a provoqué une
vigoureuse riposte des habitants : flics blessés par dizaines, banques et super-
marchés incendiés, etc. En France, l’atomisation est telle qu’il n’y a même pas de
résistance au despotisme de l’État, et d’autant moins qu’il se trouve justifié au
nom des principes démocratiques.

LA DOMESTICATION INFORMATIQUE

l y a deux siècles, la bourgeoisie mettait en branle une stratégie sociale im-

I proprement connue sous le nom de « révolution industrielle », qui consista à


autonomiser la sphère du travail pour la placer au centre de la vie sociale. Le
long cycle commencé alors est en train de s’achever : aujourd’hui, le travail s’est
emparé de l’ensemble de la vie sociale, et peut virtuellement cesser d’exister en tant
que sphère autonome. Tel est le sens de la « nouvelle révolution industrielle » dont
on nous rebat les oreilles. Il y a deux siècles, l’implantation des usines avait été
le moyen de cette stratégie, aujourd’hui c’est l’informatisation de la société. L’in-
formatique avait d’abord eu comme fonction de rationaliser le contrôle, la gestion
et le flicage (et cette fonction s’accroît toujours, évidemment). Aujourd’hui, son
rôle s’est étendu : à la fois outil de travail généralisé et marchandise de pointe, le
micro-ordinateur permet au travail et à la consommation de se fondre dans une
pseudo-activité commune. C’est sur la même machine que l’esclave moderne tra-
vaille, programme ses loisirs, fait ses achats à distance 4. Ce retour apparent au
travail domestique qui caractérisait l’ère pré-industrielle traduit au contraire que
désormais la totalité de la vie sociale a été domestiquée par le travail. Il y a vingt
ans déjà, les situationnistes relevaient que « les loisirs travaillent ». Mais nul n’au-
rait alors pu imaginer que ce constat s’appliquerait à des choses aussi simples que
le fait d’adresser la parole à un quidam dans un bar, ou d’aborder une inconnue
dans la rue. Aujourd’hui que règnent un froid isolement dans les bars et une
sourde terreur dans les rues, le Minitel est venu s’imposer comme la médiation
nécessaire aux petits hommes pour échanger des mots toujours plus vides.
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Notes éditoriales 245

Dans le deuxième tiers du XXème siècle, la bourgeoisie avait


mis l’abondance marchande à la portée des pauvres, ce qui
est là aussi improprement connu comme la « deuxième ré-
volution industrielle ». Dès lors, le salaire octroyé aux es-
claves ne devait plus seulement permettre à ceux-ci de se
maintenir en état de survie, mais encore d’acheter toujours
plus de marchandises. Aujourd’hui, avec la « troisième ré-
volution industrielle», la même question se pose à propos
du temps de travail : le « temps libre » alloué aux esclaves
n’a plus seulement pour fonction de permettre la repro-
duction de leur force de travail, mais surtout de leur lais-
ser le temps nécessaire à la consommation de nouvelles
marchandises. Cette question est de plus en plus cruciale,
notamment au Japon qui, ayant atteint quasiment la limite
de la conquête des marchés étrangers, doit maintenant dé-
velopper son marché intérieur : les industriels nippons, qui
avaient fondé leur prospérité sur la quantité effarante de
travail fournie par leurs salariés, se rendent compte au-
jourd’hui que cette prospérité se verra compromise s’ils ne
réduisent pas le temps de travail pour leur permettre de
devenir eux aussi des consommateurs à part entière.
Le « temps libre » est désormais totalement colonisé par la
logique de la marchandise. Et celle-ci exige de plus en plus
que ses esclaves s’y investissent : alors que la TV sécrétait
des spectateurs passifs, l’ordinateur est fait pour qu’on le
« bidouille » à longueur de temps. Cette nouvelle forme
d’activité qui est exigée des pauvres tant dans leur travail
que dans leur consommation est dépouillée de toute forme
sensible, elle est de plus en plus abstraite. Un dénommé
Lasfargue, grand larbin d’État, écrivait récemment que le
travail était en voie de devenir « de plus en plus communica-
tionnel et abstrait. Chacun travaillera sur des représentations 4. Il est désormais tech-
de la réalité. La secrétaire travaillera sur une représentation de niquement possible de
faire en sorte que les
la lettre et non plus sur la lettre. L’ouvrier travaillera sur la re- pauvres n’aient plus be-
présentation sur écran de la pièce usinée, etc. La monnaie élec- soin de sortir de chez
tronique (monétique) va dans le même sens ». eux. Notons à ce sujet le
devenir commun de l’or-
Le néo-réformisme est l’expression dans la pensée de ce ganisation de l’exploita-
mouvement vers l’abstraction généralisée : de même qu’avec tion et de celle de la
la monétique l’argent se passe de sa forme tangible pour
répression : l’apparition
des prisons modernes
retourner vers sa substance, de même les vieilles barrières avait été contemporaine
politiques s’effacent devant l’essence qui leur est com- de la généralisation des
mune, l’esprit du droit et de la démocratie. Et c’est à la
usines ; aujourd’hui cer-
tains États US en sont à
même force sociale qu’il revient de propager l’abstraction : « supprimer » les prisons
les étudiants dans la pensée, les cadres dans le travail et la à leur façon en fixant aux
consommation (si tous les étudiants ne deviendront pas des
délinquants un « boulot
électronique » qui les
cadres, tous les cadres sont d’anciens étudiants). confine à leur domicile.
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OS CANGACEIROS N° 3

Notons par ailleurs que dans tous ces domaines, la France


est devenue le premier pays producteur d’abstraction –
elle en exporte même. C’est le berceau du Minitel, de la
carte à puce et de SOS-Racisme.
Le même Lasfargue poursuit : « Une grande partie des in-
dividus acceptera cette évolution sans problème particulier.
Mais ne risque-t-on pas de créer des “exclus de l’abstraction”,
c’est-à-dire des personnes ne pouvant, soit par profil personnel
soit par culture, supporter l’abstraction généralisée ? » Certes,
nombre de gens, dont nous sommes, n’ont pas le « profil »
suffisamment bas pour supporter une telle horreur. Mais
ce que les Lasfargue tentent ainsi d’exorciser, c’est le né-
gatif qui surgira immanquablement au cœur même de l’abs-
traction : là où l’on fait miroiter à des individus toujours
plus atomisés une communication inaccessible 5.
Lasfargue signale le point faible de ce nouveau système :
« On passera dans les vingt ans, dit-il, de la civilisation de la
peine (travaux physiques à effectuer) à la civilisation de la
5. Les individus sont tou-
jours plus abstraits dans panne, ou les principaux travaux seront de surveillance, de
la société civile, ils savent maintenance, de diagnostic et de dépannage. » Le risque,
qu’ils doivent beaucoup
poursuit-il, est d’en arriver à la « civilisation » de la catas-
trophe, économique ou humaine, et il cite à l’appui les
travailler pour rejoindre
dans une tension inhu-
maine la courbe d’abs- précédents de Bhopal et Tchernobyl ! La seule alternative
traction du capital. Cette
à cet avenir radieux (et irradié) passe inévitablement selon
lui par un « traitement social » approprié, permettant la
tension est leur travail.
Leur travail est cette ten-
sion. Le cadre ne doit ja- motivation et l’implication des salariés. « Les changements
mais s’arrêter. Il a peur
du vide. Il est cet individu
technologiques s’accompagneront obligatoirement de chan-
abstrait qui doit croire gements dans les rapports sociaux. Sinon ils risquent de pro-
pour voir, définitivement voquer des rejets massifs, et ces rejets seraient dramatiques
solitaire, il n’a plus pour
interlocuteur que son su-
pour la modernisation de notre pays. » Il précise encore qu’il
périeur hiérarchique dont est « très difficile d’exercer un contrôle hiérarchique sur les
il envie les signes exté- opérateurs de machines automatiques ». Déjà un nombre
rieurs de richesse et qui
n’est le plus souvent
croissant de sabotages et de détournements viennent per-
qu’un simple ordinateur. turber la mise en place de ce dispositif (on en lira quelques
Lu dans Paris-Match, ce exemples en annexe).
propos d’un Français ré-
sidant et travaillant au Ce n’est pas la moindre ignominie de l’époque que ce ta-
Japon : « On boit trop, page incessant, célébrant l’avènement de « l’ère de la com-
reprend François, c’est le
seul moyen de combattre
munication ». On aurait tort cependant de ne voir là
le stress et de régler les qu’une antiphrase : les petits hommes sont effectivement
problèmes de travail avec les instruments d’une communication qui leur est totale-
son supérieur. Ici, le maî-
tre-mot c’est communi-
ment extérieure. Voilà qui n’est pas nouveau, mais désor-
cation. Or, en japonais, mais il suffit de pianoter sur un petit clavier pour voir
boire se dit "nomu". Cela cette communication s’effectuer – d’où la fascination
a produit un nouveau
mot très utilisé "nomuni-
qu’exercent de tels objets, notamment sur les enfants :
cation" ! » ce monde est devenu visiblement magique.
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Notes éditoriales 247

lus ce monde devient invivable et plus son principe devient connaissable.

P Le concept de spectacle est encore plus intelligible qu’il y a vingt ans.


Ce n’est donc pas seulement parmi ceux qui se trouvent rejetés à la péri-
phérie de la société mais aussi bien parmi ceux qui se trouvent en son centre que
pourra être formulé, plus explicitement qu’en 1968, le programme révolution-
naire : instaurer la communication sociale.
La possibilité pour les pauvres d’accéder aux marchandises avait semblé consa-
crer la victoire du vieux mensonge matérialiste selon lequel la richesse consistait
en biens matériels. Mais ce fut en fait sa déroute : l’aspiration des pauvres à la ri-
chesse se trouvait toujours aussi contrariée, et leur existence toujours aussi pau-
vre et décevante. La révolte de 1968 fut à la fois le démenti du mensonge
matérialiste sur la richesse et une protestation contre l’ignorance dans laquelle
chacun était tenu quant à la véritable nature de la richesse.
Depuis, l’ennemi a été contraint de moderniser son mensonge, en même temps
que la logique de la marchandise s’intensifiait toujours plus. Le monde se charge
ainsi de nous apprendre que la richesse consiste en une activité : mais l’esprit de
cette activité échappe toujours plus aux pauvres, il ne leur reste que le travail. Le
nouveau mensonge revient à démocratiser l’accès des pauvres à cette activité,
c’est-à-dire en fait à les faire travailler toujours plus.
La spiritualité abstraite de la marchandise prétend annexer absolument toute
activité à son principe. La vie en est devenue irrespirable sur toute la planète.
À force d’être confrontés à cette spiritualité abstraite du monde, les pauvres vont
finir par y reconnaître la cause unique de leur misère.

Notes résultant d’un débat collectif


Mise en forme définitive assurée par Yves Delhoysie et Léopold Roc
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OS CANGACEIROS N° 3

À PROPOS DE LA GRÈVE
DES CHEMINOTS

l’aube de l’an 1987, la France offrait un paysage pour le moins inhabi-

À tuel : des milliers de gens étaient bloqués sur les routes, voyant ainsi gâ-
chées leurs traditionnelles agapes ; les gares habituellement bondées à
cette époque se trouvaient désertifiées ; ceux qui espéraient malgré tout prendre
un train se voyaient enjoindre par des contrôleurs de ne pas payer de billet, pen-
dant qu’en de nombreux endroits des assemblées de travailleurs discutaient du
moyen d’établir le dialogue. Telles étaient les manifestations apparentes de ce
qui a été la grève sauvage la plus importante depuis 1968, et la tentative la plus
élaborée à ce jour dans ce pays maudit d’auto-organisation d’un conflit social
selon un principe qui lui soit propre. Nous allons plus loin parler des limites et
des faiblesses de ce conflit, qui finalement en ont eu raison. Mais il convient tout
d’abord de prendre acte du précédent qu’il constitue, dans un contexte général de
défaite et de fausse conscience.
Parmi les âneries plus ou moins intéressées qui ont été dites sur le sujet, la pire
est encore la corrélation entre la grève des cheminots et le mouvement des étu-
diants qui s’était achevé une semaine plus tôt. Aussi nous faut-il la ruiner d’en-
trée. On sait tout d’abord que ce conflit était en gestation depuis au moins deux
ans (voir le tract Décontrôle d’aiguilles dans Os Cangaceiros n° 1), et était acti-
vement préparé depuis plus d’un mois. Tout au plus peut-on dire que l’extension
rapide et inattendue (de la part même de ses instigateurs) de cette grève a été
favorisée par le recul momentané du gouvernement à cette période.
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À propos de la grève des cheminots 249

Mis à part cela, il n’y a pas à comparer ce qui n’est pas comparable. Si le mouve-
ment étudiant a joué un rôle dans ce conflit, c’est bien plutôt en tant que facteur
de confusion supplémentaire : ainsi l’ouverture des assemblées générales aux in-
dividus extérieurs a-t-elle été contrariée par le fantasme largement monté en épin-
gle dans les semaines précédentes des fameux casseurs-provocateurs policiers. Et
plus gravement, la confusion entretenue partout au sujet du mouvement étudiant
a certainement joué dans la surestimation des chances d’une issue victorieuse, et
donc de la sous-estimation des moyens à mettre en œuvre pour cela. « Si les étu-
diants ont fait reculer Chirac, pourquoi n’y arriverions-nous pas ? », disaient souvent
les grévistes. La suite l’a montré : c’est qu’au contraire des étudiants, les chemi-
nots s’attaquaient à une question vitale pour le fonctionnement du capitalisme.
En récusant la fatalité de la crise, en s’opposant à l’aggravation de la hiérarchie
et de la concurrence, les cheminots s’en sont pris au cœur de la raison écono-
mique. Ces dernières années, les conflits du travail se déclenchaient en réaction
aux effets de la modernisation industrielle (licenciements, déportation, indi-
gence). C’étaient des gens qui, pressés comme des citrons puis jetés comme des
malpropres, entendaient bien au moins le faire payer très cher. L’ennemi pouvait
parler à ce propos d’excès regrettables, mais somme toute compréhensibles. Il
s’attachait donc à en taire les véritables raisons, prétendant cautionner l’objectif
tout en condamnant les moyens utilisés. Ici, c’est l’objectif qui a été d’emblée
un sujet de scandale : que des travailleurs même pas menacés de perdre leur em-
ploi, ce privilège en voie de raréfaction, osent ouvrir leur gueule, qui plus est
pour refuser la soumission accrue qui est le lot de tous, voilà qui est absolument
inacceptable. On peut noter en revanche que s’il a été beaucoup plus difficile
aux bureaucraties syndicales d’étouffer cette grève que des conflits comme Tal-
bot ou Vireux, le dégoût du travail et la vengeance s’y étaient manifestés avec plus
de clarté. C’est qu’eux avaient déjà tout perdu.
Il n’est pas surprenant que la lutte contre le nouvel ordre industriel se soit dé-
clenché dans le secteur public. Il regroupe les secteurs stratégiques que sont l’éner-
gie, les transports et les communications, et il est donc nécessaire pour l’État d’y
faire régner la paix sociale à tout prix. Celle-ci avait été garantie ces dernières dé-
cennies par une police syndicale forte, et une relative protection des salariés, en
regard des conditions qui régnaient dans d’autres secteurs. Ce qui est à la racine
de la vieille hostilité mâtinée de jalousie qui est répandue en France contre les
fonctionnaires, ces « nantis ». Mais aujourd’hui, plus rien ne peut échapper à la
concurrence générale, et le secteur public coûte beaucoup trop cher à l’État. Faute
de tout privatiser comme le fait Thatcher, il s’agit pour le moins d’y introduire
les nouvelles règles du marché, ce contre quoi se sont battus les cheminots. Pour
l’instant, les cheminots ont encore un statut particulier qui a permis, dans une si-
tuation générale d’abattement et de défaite, l’affirmation de leurs exigences. Mais
c’est aussi ce statut particulier qui a conditionné leur isolement social. Ils ne pou-
vaient guère escompter de soutien que parmi d’autres travailleurs du secteur pu-
blic. Or là, s’est manifestée la deuxième détermination propre à ce secteur : la
police syndicale forte. Jadis forteresse syndicale, la SNCF ne compte plus au-
jourd’hui que 20 % de syndiqués. Une telle érosion se fait aussi sentir à l’EDF et
aux PTT, mais là la racaille bureaucratique ne s’est pas laissée prendre au dé-
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OS CANGACEIROS N° 3

pourvu. Elle avait été de plus échaudée par la grève du tri postal fin 1983, et,
conjointement avec la direction, a pu cette fois fourbir ses armes. La grève des che-
minots s’est donc déroulée dans des circonstances hostiles, et leur isolement so-
cial a compté pour beaucoup dans l’issue du conflit : il a permis à l’État de laisser
pourrir la situation et de faire jouer les vieux réflexes anti-fonctionnaires.
En exigeant le retrait pur et simple du projet de grille salariale fondé sur l’avan-
cement au mérite, les cheminots s’en sont pris à un mécanisme central de la pré-
sente contre-offensive industrielle. « Le capitalisme en est venu à exiger des pauvres
qu’ils s’identifient corps et âme à la société civile, et qu’ils en fassent la preuve par leur
motivation, leur dynamisme et leur esprit d’entreprise. Les pauvres doivent être mé-
ritants. » (Os Cangaceiros n° 1). Les cheminots, eux, ont explicitement posé une
question sociale : « Le mérite, c’est courber l’échine ». Alors que des salopes diverses
ont prétendu que cette grève était due aux structures archaïques de l’entreprise
SNCF, elle s’attaquait bien au contraire à la modernisation de l’exploitation. Et
c’est bien évidemment dans tous les secteurs d’activité que le salaire est appelé à
sanctionner le degré de soumission volontaire à la hiérarchie et aux intérêts de
l’entreprise. Au moment fort de la grève, une assemblée générale a d’ailleurs dé-
claré que l’avancement à l’ancienneté tel qu’il existe n’était pas plus satisfaisant,
la classification des salaires devrait être déterminée par les grévistes eux-mêmes !
La clarté d’une telle exigence rendait pour le moins difficile les magouilles
syndicales classiques.
a manière dont la grève a été déclenchée en dit long sur la clandestinité

L que tout mouvement social doit désormais s’assurer d’entrée de jeu. Le 10


novembre, un agent de conduite de la gare du Nord mettait en circulation
une liste de revendications appelant à une grève illimitée. Ayant subi des sanc-
tions de la direction, certains de ses collègues, non syndiqués comme lui, re-
layèrent son appel par une pétition qui se terminait par : « Si tu es d’accord, fais
quelques photocopies et fais-les circuler. » Un tel samizdat circulant à l’insu des bu-
reaucraties tant directoriales que syndicales fait immanquablement penser aux
conditions auxquelles s’affrontent les prolétaires de l’Est. Ce n’est que le 8 dé-
cembre, après que la pétition eût recueilli deux cents signatures, que les chemi-
nots allèrent trouver les syndicats, seuls habilités légalement à déposer un préavis.
Ils se firent jeter par la CGT, la CFDT s’inclina devant la représentativité du
mouvement. La grève fut appelée pour le 18, pour le seul réseau de Paris-Nord.
La possibilité de communiquer indépendamment des médiations établies fut
d’emblée ressentie comme une nécessité vitale, et il est significatif que la pre-
mière mesure coercitive de la direction ait été de couper la ligne téléphonique de
leur local. Mais c’était trop tard, et dès le 18, de nombreux dépôts de Paris et de
la province débrayèrent sans préavis. Avant même l’objet des revendications, c’est
la manière de s’organiser qui se trouvait au cœur des discussions. Ainsi, un gré-
viste de la gare de Lyon nous expliquait que dans son service, le pourcentage des
grévistes n’ayant jamais excédé 50 % auparavant, les instigateurs de la grève ju-
gèrent préférable de passer d’abord la journée à discuter avec leurs collègues pour
définir en quoi cette grève-là serait différente. Après quoi, une assemblée eut
lieu, qui vota la grève à l’unanimité.
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À propos de la grève des cheminots 251

La défiance qui s’est fait jour vis-à-vis des syndicats a une double origine. L’inté-
gration des syndicats au fonctionnement organique des entreprises étant visible-
ment achevée, ceux-ci ont perdu tout crédit, non nécessairement dans l’absolu,
mais du moins quant à leur capacité à défendre un mouvement revendicatif, sur-
tout quand celui-ci s’oppose de telle manière à la logique de l’entreprise. Les jour-
nées de grève syndicale tiennent d’un folklore qui n’attire plus les masses. « Cette
année, il y a eu vingt journées de grève éparpillées, en ordre dispersé, et qui n’ont rien
donné. Nous préférons mener une grève unitaire, même si elle doit durer vingt jours.
Ce sera plus efficace », disaient-ils. « Au moins, une chose est déjà acquise : c’en est fini
de ces grèves bidon d’une journée ». De fait, les journées de grève syndicale appe-
lées depuis n’ont pas été suivies. Ensuite, dans la mesure où une épreuve de force
était engagée, de vieux souvenirs refaisaient surface : « En 1968, la CGT nous a
obligés à reprendre le travail, la matraque à la main. Cette fois, ça ne se passera plus.
Si les syndicats reprennent en main notre action, nous cesserons la grève. Elle est par-
tie de la base, c’est la base qui décidera de l’arrêter ». De fait, et malgré la défaite, ce
ne sont pas les syndicats qui ont appelé à la « reprise victorieuse du travail ».
Contrairement à ce qu’affirment de belles âmes radicales, le syndicalisme n’est pas
critiqué totalement : la meilleure preuve est qu’il existe encore. La critique du
syndicalisme ne peut être que l’élaboration pratique d’un principe supérieur, éla-
boration qui est le fruit d’un long processus fait d’avancées partielles et d’échecs
cuisants. Mais le syndicalisme s’est usé. Cette grève aura confirmé que depuis 68,
le négatif n’a pas cessé son travail souterrain.
En quelques jours, la grève s’entendit et gagna d’autres catégories de cheminots.
Sur 230 000 employés de la SNCF, il y eut jusqu’à 180 000 grévistes. La CGT, qui
au départ avait été jusqu’à tenter de s’opposer physiquement aux premiers pi-
quets, se vit contrainte de suivre le mouvement, ce qu’elle fit avec tambours et
trompettes avec la morgue qui la caractérise. Dans la plupart des gares, des as-
semblées générales se constituèrent par service avec des délégués révocables ; sou-
vent les comités de grève étaient rééligibles chaque jour, et les syndicalistes
n’avaient droit à la parole qu’à titre individuel, comme les autres, qu’ils soient
syndiqués ou non. Parfois le temps de parole imparti à chaque syndicat était de
5 minutes en fin de délibération, ce qui est une garantie encore plus sûre contre
le phagocytage des assemblées.
Le 26 décembre, les grévistes de Sotteville-les-Rouen, relayés par ceux de Paris-
Nord, lancèrent l’idée d’une coordination nationale des cheminots, à laquelle
répondirent les délégués de 32 des 94 dépôts de la SNCF. Dès la première réu-
nion de cette coordination, deux questions furent soulevées, qui allaient être dé-
cisives tout au long du conflit. Il s’agissait tout d’abord de déterminer quel
rapport les grévistes souhaitaient entretenir avec les organisations syndicales, en
particulier concernant la menée de négociations. Il fut résolu que la coordina-
tion « ne comptait pas se substituer aux organisations syndicales », et qu’elle ne
chercherait même pas à assister en observateur aux négociations. Aux syndicats
de négocier avec la direction et de transmettre le résultat aux grévistes ; aux as-
semblées générales de rejeter ou d’accepter ce résultat, et en cas de rejet de ren-
voyer les bureaucrates à la table de négociations. C’est la notion de
« syndicats-taxis ». Il n’y a rien à redire à cela : puisque les syndicats se targuent
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OS CANGACEIROS N° 3

tant de leur compétence technique, qu’ils l’exercent. Quant aux grévistes, on


comprend qu’ils préfèrent discuter entre eux qu’avec des managers, dans une
langue étrangère. Ce principe est d’ailleurs courant dans les grèves assembléistes
espagnoles, et ne gêne en rien l’exercice de l’assemblée souveraine, on l’a vu par
exemple à Gijon en 1984-1985. L’embarras des syndicats était d’autant plus co-
mique que l’exigence centrale des cheminots n’était pas négociable : il s’agissait
d’annuler la nouvelle grille des salaires, un point c’est tout.
Si cette conception du rôle dévolu aux syndicats fit la quasi-unanimité, une autre
question souleva plus de difficultés. Il s’agissait de savoir si la coordination, im-
pulsée par les agents de conduite, devait ou non s’étendre aux autres catégories
d’agents de la SNCF. La grève était partie des « roulants », et certaines revendi-
cations les concernaient en propre, notamment les conditions déplorables qui
leur sont faites lorsqu’ils sont en déplacement (ils dorment alors dans des locaux
bruyants et insalubres). Mais elle avait cristallisé l’insatisfaction d’autres catégo-
ries d’employés qui, outre l’avancement au mérite qui était commun à tous,
avaient leur propre sujet de revendication. Une grève des guichetiers était d’ail-
leurs déjà en cours gare de Lyon. (Rappelons à ce propos que les « privilégiés » de
la SNCF sont souvent des smicards astreints au travail de nuit et de jours fériés).
L’extension du mouvement était donc un fait, et c’était déjà beaucoup, vu le cloi-
sonnement qui règne dans ce genre d’entreprise. Restait la question de son uni-
fication. Les grévistes de Sotteville, qui étaient à l’initiative de la coordination,
étaient déjà forts d’une expérience de grève avec AG extra-syndicale et délégués
révocables, en 1983. Cette fois donc, bien que les AG étaient tenues séparément
par service, chacune mandatait des délégués à un comité de grève commun, qui
regroupait aussi plusieurs gares de la région. Mais dans beaucoup d’autres gares,
les « roulants » étaient tout à fait hostiles à cette unification. Divers arguments
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À propos de la grève des cheminots 253

étaient avancés : les uns craignaient que leurs revendica-


tions ne se trouvent noyées, d’autres que les syndicats, plus
puissants dans certains services sédentaires, n’en profitent
pour noyauter le mouvement (cette appréhension qui peut
paraître légitime a été démentie a contrario par les faits : il
a parfois suffi de deux ou trois bureaucrates pour semer la
merde dans les AG ; et la dynamique qu’aurait constitué
une assemblée unitaire aurait certainement contrebalancé
le poids relatif plus grand des syndicats). Enfin le vieux
réflexe corporatiste, particulièrement marqué chez les
agents de conduite qui se considèrent souvent comme une
« aristocratie du rail », n’a rien arrangé non plus. Après des
débats houleux, une majorité se dessina donc pour une
coordination réservée aux seuls agents de conduite. Cette
séparation devait subsister tout au long du conflit.
« Une coordination, c’est déjà une délégation de pouvoir, nous
on n’en veut pas », disaient certains grévistes. Ceci reflète
l’ambivalence d’une telle forme. La coordination d’un
mouvement d’ampleur nationale participe de sa nécessaire
dynamisation, l’existence de la Coordinadora des dockers
espagnols en est le meilleur exemple à ce jour. Mais pré-
munir une coordination de tout risque de récupération ou
de bureaucratisation suppose que les assemblées qui la
mandatent aient déjà surmonté leur limitation interne. Tel
n’était pas le cas en l’occurrence 1. Le mandat de la coordi-
nation des roulants consistait exclusivement à faire circu-
ler les informations, et il ne fut jamais outrepassé, au
contraire : l’information circulait bien mal, elle restait aux
mains des menteurs spécialisés, qui trouvaient enfin dans
les délégués de la coordination matière à faire des vedettes.
Finalement, la coordination ne devait peser d’aucun poids,
ni dans un sens ni dans l’autre, sur le déroulement du
conflit. La grande majorité des cheminots s’en désintéressa,
principalement pour cette raison qu’ils avaient en premier
lieu à faire face à nombre de questions non résolues dans
leur propre gare. La confusion fut encore accrue par l’ap-
parition quasi simultanée d’une deuxième coordination,
dite « Daniel Vitry », du nom de son leader, militant trots-
kiste et cédétiste. Là l’objectif de récupération néo-syndi-
cale était avéré. Alors qu’au moins, la première
coordination avait soulevé des questions concrètes, la
deuxième en fit délibérément abstraction : d’une part, elle
1. La première AG de la
coordination élut un bu-
réclama le droit, que la SNCF lui refusa, d’assister aux né- reau de 7 délégués (dont
gociations ; d’autre part, elle se constitua comme coordi- 5 syndiqués), qui repré-
nation « inter-catégories », alors même que cette unification senta seul la coordina-
tion jusqu’à la fin : il n’y
n’était réalisée dans quasiment aucune gare. Bien que les eut plus d’autre AG.
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OS CANGACEIROS N° 3

médias aient fait tout leur possible


pour leur donner de l’importance, ces
Le moment où les syndicats apparaissent vi-
siblement comme des mécanismes intrinsè-
quement liés au fonctionnement des deux coordinations se manifestèrent
entreprises et donc des entraves lors des surtout par leur inexistence pratique.
conflits sociaux est aussi le moment où la mo-
dernisation de l’organisation du travail rend ans les premiers jours de la
de plus en plus inopérante les formes clas-
siques de grève jusqu’ici en vigueur. Ainsi
suite à la grève de 1983, les PTT ont réorga-
nisé le tri postal de manière à pouvoir toujours
D grève, un vif enthousiasme ré-
gnait parmi l’ensemble des gré-
vistes. La pagaille monstrueuse et les
assurer une distribution minimum (tri auto- réactions paniquées qu’ils avaient pro-
matisé, possibilité de reporter le travail d’un
voquées dans tout le pays résonnaient
centre sur un autre), ce qui diminuerait consi-
dérablement la portée d’une grève similaire. comme un véritable défi qu’ils sem-
En conséquence de cela se trouve posée de blaient sur le point de gagner. Ce n’est
manière toujours plus cruciale la nécessité de pas sans étonnement qu’ils consta-
trouver à la fois un mode d’organisation extra- taient la brèche ainsi ouverte. « Il était
syndical des conflits sociaux, et de nouvelles
formes d’action plus efficaces. Cette question grand temps de donner un coup de balai
est d’autant plus vitale que dans la présente aux vieilles habitudes », disait l’un
période de défaite ou de concurrence effré- d’eux. Surtout, ils considéraient déjà
née, les grèves traditionnelles ont peu de comme un acquis énorme d’avoir pu
se reconnaître et se parler, eux que
chances de trouver un soutien extérieur, l’en-
nemi jouant à fond la carte de la « gêne des
usagers » et de l’« entrave à la liberté du tra- toute l’organisation du travail sépare
vail ». Une réponse pratique à cette situation a dans les jours ordinaires. Cependant,
été ébauchée par des cheminots, aussi bien assez rapidement, une communication
qui commençait à se réfléchir se trouva
que des grévistes d’autres secteurs en dé-
cembre et janvier : loin de gêner les usagers,
des travailleurs en lutte peuvent au contraire en butte à des obstacles concrets.
leur offrir la gratuité de ce qu’ils sont d’habi-
tude obligés de payer. Déjà en 1974, des pos-
Une grande variété de conditions dif-
tiers en grève avaient acheminé le courrier férenciait les gares entre elles. Gare du
non timbré, et l’avaient fait savoir. Cet hiver, il Nord, où le mouvement avait démarré,
a été question de saboter les cabines télé- les « roulants » menaient une sorte de
phoniques pour les faire fonctionner gratuite-
ment ; et des employés d’EDF ont investi le
guerre de position : ces « inorganisés or-
terminal établissant les factures, dans le but ganisés », comme ils se nommaient
de les faire passer toutes en « tarif de nuit », plaisamment, ne jugeaient même pas
50 % moins cher (ils en ont malheureusement nécessaire de tenir des assemblées.
été empêchés par l’intervention des CRS).
Avec l’informatisation généralisée du travail,
« On a voté une fois, pour savoir si on de-
de telles méthodes ont un bel avenir. vait bloquer les voies ou non. Au bout
Dans un autre genre, en septembre 1986, des d’une heure de débats, tout le monde a
travailleurs d’une usine Rhône-Poulenc située voté contre, mais tout le monde est des-
dans la banlieue de Rouen ont réussi à obte-
cendu cinq minutes après bloquer un
nir une augmentation de salaire sans même
avoir recours à la grève : ils ont tout simple- train ! Depuis, on ne vote plus ! » Les
ment démonté une pièce vitale au fonction- rares bureaucrates qui passaient par là
nement de l’usine et l’ont cachée, annonçant se faisaient éconduire plus ou moins
qu’ils ne la remettraient en place qu’après
avoir obtenu satisfaction. Il aurait fallu trois se-
malpoliment. Par contre, les grévistes
maines à l’entreprise pour remplacer cette avaient encore moins qu’ailleurs le
pièce, il ne fallut que quelques heures aux ou- souci de se coordonner avec ceux des
vriers pour être augmentés. Et tout ceci s’est autres services, qu’ils ne voyaient
passé au-dessus de la tête des syndicats.
même jamais. Du coup, les « séden-
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:45 Page 255

À propos de la grève des cheminots 255

taires » de la gare du Nord reprirent le travail avant les autres. La quasi-unani-


mité des agents de conduite dans ce dépôt leur avait laissé croire qu’il suffisait, le
mouvement lancé, d’attendre que le gouvernement cède. Lorsque graduellement,
leur attente se vit déçue, les énergies s’effritèrent, et rien ne vint les réactiver.
Gare de Lyon au contraire, une certaine dynamique était à l’œuvre. Les grévistes
les plus déterminés, quel que soit leur service, se retrouvaient ensemble à bloquer
les voies et les guichets, à discuter sur les quais. Certains essayèrent à plusieurs
reprises d’impulser l’idée d’une assemblée générale unitaire, dont la nécessité se
faisait pressante pour durcir le mouvement et prendre l’initiative de s’adresser au
public. Dans les AG, les quelques bureaucrates toujours présents firent tout pour
empêcher que la question soit même mise aux voix. Chassé par la porte, le syn-
dicalisme revenait par la fenêtre. Les bureaucrates n’avaient pas suffisamment
d’audience pour manipuler les assemblées dans le sens où ils voulaient qu’elles
aillent ; ils surent néanmoins intervenir efficacement pour les empêcher de par-
venir là où ils ne voulaient pas du tout qu’elles aillent ; ils parvinrent à figer ce
qui était en devenir, en jouant sur les réflexes que depuis un siècle le syndica-
lisme a fait pénétrer dans beaucoup de têtes ; peur des provocations et de l’« aven-
turisme », esprit corporatiste.
L’héritage du syndicalisme est un fardeau dont il n’est pas si simple de se débar-
rasser, quand bien même, le battage des bureaucrates fait tout juste sourire. « Nous
sommes en apprentissage », disait un gréviste. En Espagne, le principe assembléiste
qui ressurgit périodiquement dans nombre de conflits tire ses racines d’une
longue expérience. En France, rien de tel, au contraire : des années de laminage
politique et syndical font qu’il est pour le moins difficile de trouver ses mots.
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OS CANGACEIROS N° 3

Ainsi, il est révélateur que si peu de discussions construites se soient engagées


entre les grévistes et les nombreux quidams qui se trouvaient dans les gares en
attente d’un hypothétique train, et qui souvent étaient loin de leur être hostiles.
Par contre nous ne partageons pas l’opinion selon laquelle les cheminots ont
perdu une occasion en n’appelant pas les autres travailleurs à les soutenir. Au
nom de quoi l’auraient-ils fait ? Au nom de la sacro-sainte unité de la classe ou-
vrière ? Cette croyance a plutôt été mise à mal ces dernières années. Sur ce point,
les cheminots étaient clair : « Si d’autres secteurs veulent se mettre en grève, qu’ils
le fassent sur leurs propres revendications, et peut-être qu’ils tirent exemple de ce que
nous faisons ». Ce qu’on peut dire, c’est que le caractère encore embryonnaire et
limité de leurs assemblées n’a pas permis aux cheminots d’exposer publique-
ment leurs véritables raisons. Parmi les rares initiatives prises dans ce sens, un
tract rédigé par des grévistes de la gare de Lyon est exemplaire (voir Documents)
en appelant les usagers à ne plus payer le train, les cheminots prenaient le contre-
pied du ressentiment organisé contre eux, et indiquaient un moyen pratique
et scandaleux de les soutenir, moyen qui ne pouvait manquer de popularité.
Le respect du service public en prenait un coup.
e pouvant étouffer le mouvement de l’intérieur, les syndicats eurent re-

N cours à une tactique éprouvée ; ils appelèrent la RATP fin décembre,


puis début janvier l’EDF et les PTT à se mettre en grève derrière eux.
L’objectif était double : noyer le poisson dans une revendication globale pour des
augmentations de salaires, et devancer l’émergence d’une insatisfaction latente
dans d’autres secteurs pour lesquels la grève des cheminots avait valeur d’exem-
ple. Jusqu’à ce gros port de July qui écrivait alors : « Le gouvernement retrouve
enfin les délices de la bataille politique contre un adversaire qui connaît comme lui
la musique. Chacun y trouve son compte ». La grève des cheminots avait révélé à
quel point un temps de maturation est nécessaire pour se préparer à une grève
sauvage, dès lors une course de vitesse s’engageait dans les autres secteurs, que les
syndicats ont gagnée. Seules des ébauches d’organisation autonome ont eu le
temps d’y apparaître. À la RATP, une velléité extra-syndicale a été très vite étouf-
fée. Au centre de tri de Sotteville, un samizdat dont l’esprit rejoignait celui des
cheminots a été détourné par la CFDT. À EDF, les grévistes ont semé une belle
panique, malgré la haute technologie mise en place pour assurer le ravitaillement
énergétique des entreprises, entre autre en procédant à des coupures sauvages et
en faisant des piquets devant une centrale nucléaire.
Le 28 décembre, la CGT avait organisé une manifestation à Paris, afin de « trou-
ver une sortie honorable », selon ses propres termes. Ce fut un fiasco (des mili-
tants avaient même reçu l’ordre de rester dans les assemblées pour voir ce qui s’y
tramait). Mi-janvier, les élus RPR organisèrent une manifestation gare Mont-
parnasse afin de drainer les usagers qui s’y trouvaient. Ce fut un fiasco, les gens
se contentant de les regarder passer. Cependant, il faut noter que les grèves cu-
mulées ont provoqué une réaction organique de cette race maudite des petits
boutiquiers, qui commencèrent à former un peu partout des milices dans le but
de casser du gréviste. Ce n’est que parce que les grèves se sont achevées avant
qu’ils aient eu le temps de s’organiser qu’il n’y a pas eu d’affrontements san-
glants. Ce sont les mêmes salopes qu’ont dû affronter les grévistes de Talbot en
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À propos de la grève des cheminots 257

1984, et qui font régner l’ordre dans les banlieues à coups de fusil à pompe. Une
chose est sûre : en France toute expression de révolte, tout mouvement social au-
ront à s’y affronter.
Les obstacles insurmontés parmi les grévistes, la récupération syndicale de l’ex-
térieur, la hargne des beaufs montée en épingle par les médias, tout cela com-
mençait à peser lourd sur la dynamique de la grève. C’est à ce moment que se
multiplièrent les actes de sabotage : câbles de frein sectionnés, graisse répandue
sur les rails, vol des clés de contact, sabotage des systèmes de signalisation et des
aiguillages, saccage des wagons. Mais ces actes furent le fait d’initiatives isolées,
la question du durcissement des moyens d’action n’ayant jamais pu être libre-
ment débattue en assemblée. À Caen, quelques grévistes lassés par la tournure
que prenaient les AG les délaissaient systématiquement pour s’en prendre à leur
outil de travail, à quelques kilomètres de là. À Montpellier, un gréviste qui s’était
successivement fait virer de la CGT et de la CFDT et qui s’était montré viru-
lent pendant le conflit fut balancé par les salopes syndicales du cru, accusé de ten-
tative d’homicide sur un jaune et jeté en prison. Malheureusement, il était déjà
trop tard pour que de tels gestes de colère aient une influence notable sur le
cours des événements.
e 31 décembre, le médiateur du gouvernement déclarait : « Il n’existe plus

L de projet de la direction ». Les cheminots, qui n’étaient pas prêts à se


contenter de promesses, durcirent encore leur mouvement. Mais deux se-
maines plus tard, ils reprenaient le travail sans avoir obtenu davantage. Dans l’in-
tervalle, fort du pourrissement de la situation, le gouvernement s’était décidé à
ne rien céder. Là où ils pouvaient le faire, les syndicats proposèrent de faire voter
la reprise à bulletin secret, l’arme traditionnelle des bureaucrates. Dans la plupart
des gares, le désarroi allié au manque d’argent conduisait de plus en plus de gré-
vistes à reprendre le travail (les syndicats n’avaient évidemment pas financé de
caisse de grève, et les cheminots n’eurent quasiment jamais l’initiative de faire des
collectes : c’est encore le poids mort des habitudes syndicales). Pour éviter la re-
prise dans la dispersion, la coordination conseilla une reprise unitaire sans l’im-
poser, l’initiative restant à chaque dépôt. C’est sans doute la première fois en
France qu’une grève sauvage s’achève ainsi, par une décision autonome de la base.
La grève des cheminots s’est soldée par un échec, mais pas par une défaite totale.
Leur réussite, c’est d’avoir fait la preuve qu’il était possible de mener un conflit
de bout en bout hors du principe syndical. Ce mouvement n’a rien laissé derrière
lui qui aurait permis de le maintenir artificiellement en vie. Jusqu’à présent, le
principe syndical était toujours parvenu à se réintroduire à la retombée des
conflits sauvages, soit par les médiations consacrées (comme l’intersyndicale à
Vireux en 1983), soit par des néo-syndicats (comme le Syndicat des banques ou
le SLT d’Usinor) qui se sont épuisés à combattre le syndicat sur son propre ter-
rain. Les cheminots savent exactement où ils se sont arrêtés, et ceci donne à leur
grève une valeur exemplaire.

Vincent Kast, Léopold Roc


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OS CANGACEIROS N° 3

L’ HEURE ESPAGNOLE
es Espagnols se sont forgés au cours des siècles une solide tradition anti-

L capitaliste et tiennent encore aujourd’hui en horreur ce qui va avec le ca-


pitalisme, bureaucratisation et hiérarchisation. Avec l’entrée de l’Espagne
dans la CEE, l’État a dû renforcer son rôle de médiation entre la marchandise
et les hommes. Mais dans ce pays, il ne dispose pas encore complètement du
crédit idéologique auprès des pauvres dont il dispose dans les autres démocraties
occidentales.
L’Espagne de la « jeune démocratie » est prise dans cette contradiction où l’État
doit accentuer son rôle d’unificateur de la société civile tout en se heurtant à une
large partie de la population qui reste rétive à ses interventions qu’elle considère
comme des agressions venues de l’extérieur. Le terme économiste de « rigueur »
prend dans ce pays tout son sens social : c’est à la rigueur des occupations poli-
cières, quasi militaires, qu’a affaire une population qui ne se reconnaît pas dans le
langage de l’État. Le black-out médiatique organisé en France à propos de ce pays,
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L’heure espagnole 259

qui ne tarit pas d’éloges sur la réussite de l’idéal démocra-


tique, tranche singulièrement avec le desancanto (le dés-
enchantement) qui règne de l’autre côté des Pyrénées. Ce
desancanto a pris ces dernières années une forme plus exa-
cerbée encore dans le mépris, voire la haine qu’inspire le
« Felipisme » * aujourd’hui. Si l’entrée dans la CEE a été
bruyamment saluée dans le reste de l’Europe comme une
preuve de la « maturité démocratique » de l’Espagne, pour
nombre d’Espagnols cela a coïncidé avec une aggravation
brutale des conditions qui leur sont faites.
Dans ce pays, une grande partie des prolétaires reste hos-
tile à la raison d’État. Que ce soit sous Franco ou mainte-
nant, l’État espagnol s’est plus fait connaître au citoyen
par son hostilité agressive et contraignante que par la civi-
lité démocratique. La brèche creusée entre eux et l’État ne
s’est jamais refermée totalement. L’orgueil et la religion du
pouvoir exclusif ancrés depuis si longtemps dans la société
des puissants et fermement entretenus par l’activisme fi-
nancier et idéologique des jésuites se retrouvent intégrale-
ment chez ceux qui étaient porteurs en premier de
l’illusion démocratique : les socialistes.
Il faut prendre au pied de la lettre cette réflexion si cho-
quante aux oreilles réformistes et que l’on entend souvent
dans la bouche des grévistes : « Maintenant, c’est pire que
sous Franco ! » C’est effectivement pire pour tous ceux qui
subissent les nouvelles contraintes imposées dans ce pays
par l’exploitation capitaliste : en plus de la police, en plus
de la bureaucratie dévorante de l’État socialiste, ils ont af-
faire au mensonge démocratique, au mensonge politique.
Au moins sous Franco, les camps étaient clairement des-
sinés. Mais depuis le Pacte de la Moncloa, en 1977, ils ont
dû apprendre que ceux qui se prétendaient leurs alliés sont
véritablement leurs ennemis.
e mépris dans lequel les pauvres de ce pays tien-

L nent aujourd’hui l’État et la politique n’a d’égal


que celui dans lequel les générations précédentes
tenaient l’Église. Pour les Espagnols des siècles passés,
l’Église concentrait tout ce qui était ennemi des pauvres :
la richesse financière, la bureaucratie, l’État. Cette déter- * De Felipe Gonzales,
mination est essentielle : l’esprit libertaire espagnol trouve adhère au Parti Socialiste
son origine dans le rapport que les pauvres vont entrete- Ouvrier Espagnol (PSOE)
en 1963 dont il est élu
nir avec l’Église, aussi bien dans sa forme que dans son premier secrétaire en
contenu. La mentalité libertaire conserve dans sa forme 1974. Président du gou-
un esprit profondément religieux. C’est sur ce terrain que vernement espagnol pen-
dant plus de 10 ans, de
les pauvres en Espagne vont en découdre avec l’Église, 1982 à 1996.
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OS CANGACEIROS N° 3

sur le terrain de l’Idée. Elle va être combattue parce qu’elle représente la richesse
sans esprit. « L’argent est bon catholique », cette formule, invention des jésuites, a
concentré sur elle la haine de milliers de révoltés. L’idée qui anime l’esprit li-
bertaire est celle d’un temps humain praticable immédiatement. Pour les pauvres,
l’Église toute entière est devenue ce « voleur de temps » symbolisé dans la figure
de l’usurier du Moyen Âge et qu’elle avait si férocement condamnée autrefois.
Depuis des siècles et jusqu’à l’État religieux de Franco, l’Église aura détenu un
énorme pouvoir financier et politique. Avec l’Inquisition, qui saura se rendre in-
dispensable aux puissants, elle soumet l’Espagne à une bureaucratie intransi-
geante. On peut avancer que les Espagnols ont fait alors, les premiers parmi les
peuples européens, l’expérience de la bureaucratie. Pour les pauvres, combattre
le pouvoir de l’Église c’est combattre à la fois le capitalisme financier le plus puis-
sant dans ce pays et c’est combattre la bureaucratie de l’État. La mentalité anti-
capitaliste et antibureaucratique se nourrissant de la force des communautés
locales qui reste le point de référence de tout espagnol trouve son origine dans la
haine qu’inspire l’Église.
Son fanatisme à s’identifier à ce que l’Espagne compte de plus réactionnaire aura
eu le mérite de dévaloriser et ainsi de mettre en évidence le pédantisme et l’im-
puissance de tout ce qui voulait la contester politiquement : tous ces réformateurs
bavards, libéraux et républicains férus de droit bourgeois et d’égalité politique
qui ne purent jamais appliquer les réformes qu’ils n’avaient de cesse de produire
tant ils respectaient au fond d’eux-mêmes la légalité et l’État. Le double langage
de plusieurs générations de politiciens a été ainsi mis à jour par l’obstination per-
verse des grands de l’Église à conserver leurs prérogatives dans la gestion des af-
faires de l’État. Cela a contribué largement à jeter le discrédit aux yeux de tous
sur la politique en général. Comme le souligne Diaz del Moral évidemment pour
le regretter : « L’incompréhension et l’inaptitude de la "gens" espagnole pour la poli-
tique fut et est toujours (en 1923) une des principales causes de son inadaptation à la
vie moderne. » La politique est considérée en Espagne depuis longtemps comme
« une activité amorale, d’ordre inférieur, dont les thèmes et les motifs sont utilisés par
des professionnels pour tromper, pour se créer une situation et pour justifier toutes
sortes d’abus et d’escroqueries... ». Une phrase résume ce sentiment général : « La po-
litique corrompt tout », et pour signifier dans quelle estime on tient un projet ou
une personne, l’on dit : « Il est étranger à la politique. » Et il savait de quoi il par-
lait, ce Diaz del Moral, puisqu’il était à la fois notaire et député d’Andalousie.
De l’écrasement de la révolution sociale en 1936-37, il est ressorti un discrédit
social de la politique, phase ultime d’une longue tradition antipolitique. Il en
est ressorti aussi un discrédit social du syndicalisme. Dans ce pays, et ceci est
particulièrement évident dans les années 30, le syndicalisme n’est jamais consi-
déré comme une fin en soi, à l’encontre de ce qui s’est passé dans les autres pays
européens. Le syndicalisme de la CNT est en permanence soumis à la vigilance
de l’esprit libertaire (la création de la FAI, en 1927, est justement l’expression
de cette volonté de réduire les tendances syndicalistes réformistes qui existaient
au sein de la CNT).
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L’heure espagnole 261

ans son esprit, le mouvement

D social espagnol va rester étran-


ger au processus de la négocia-
tion du travail. Ce qui est rejeté dans le
syndicalisme à l’européenne, c’est la
bureaucratie, la politique. Le fameux di-
lemme, qui a été tranché comme on le
sait en Europe, entre, d’une part, les re-
vendications immédiates pour l’amé-
lioration du « bien-être » du travailleur
et le projet plus général d’émancipa-
tion d’autre part, n’aura jamais vrai-
ment cours en Espagne. C’est bien
plutôt aux effets désastreux de l’action
d’une bureaucratie CNTiste qui va res-
ter fascinée par l’État, que vont se trou-
ver confrontés les prolétaires espagnols.
Enfin, et cela est vérifiable tous les
jours actuellement dans ce pays, le syn-
dicalisme reste définitivement identi-
fié au syndicalisme vertical de l’époque
franquiste, forme achevée du syndica-
lisme bureaucratique puisqu’il avait
lui-même été inspiré de la Charte du
travail mussolinienne. Dès 1977, le
syndicalisme a dû accrocher aux porte-
manteaux du palais de la Moncloa les
derniers oripeaux dont il pouvait en-
core se vêtir dans le cadre de la lutte
antifranquiste. Sa réhabilitation par les
fringants démocrates de l’antifran-
quisme au moment de la signature du
pacte de la Moncloa va marquer aussi
la fin des dernières illusions qui pou-
vaient subsister à son sujet. Rappelons
en passant que ce pacte signé entre le
gouvernement et les syndicats (CNT
comprise) avait pour objectif premier
un accord sur le contrôle – a minima –
des salaires pendant cinq ans. Mais les
différentes bureaucraties syndicales se
sont précipitées sur cet accord parce
qu’elles savaient que leur seule planche
de salut était dans la cogestion de l’in-
térêt des entreprises. Cela a bien réussi
à certains syndicats, comme l’UGT
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OS CANGACEIROS N° 3

devenue aujourd’hui un véritable syn-


POINT DE VUE GÉNÉRAL dicat d’État, moins bien à d’autres
À PROPOS DE L A comme les CCOO [Comisiones
RÉPRESSION 1 Obreras] ou la CNT.
[…] L’entrée de l’Espagne dans le concert Cette défiance vis-à-vis de la politique
démocratique coïncide avec la pseudo-crise et du syndicalisme pousse à chaque oc-
économique induisant une série de consé- casion les prolétaires espagnols à se pas-
ser d’intermédiaires. C’est de là que la
quences qui rendent inévitable une aug-
mentation du contrôle policier sur la société.
La reconversion industrielle suppose en pre- pratique de l’assemblée puise à chaque
mier lieu la mise hors circuit d’une impor- fois de nouvelles forces. Ce qui est resté
tante masse de travailleurs. La situation de intact dans ce pays, c’est sa mémoire
chômeur signifie une dépendance indivi- historique, qui n’a pas été détruite à
petit feu comme en France ou brutale-
duelle encore accrue à la nécessité de l’ar-
gent. Une chose est d’être salarié dans une
entreprise où subsiste la possibilité de se ment étouffée comme se sont em-
joindre aux travailleurs, une autre de dépen- ployés à le faire capitalisme et
dre individuellement de l’État. Il s’agit pour trade-unionisme à l’anglaise. En Es-
ce dernier de détruire des communautés
constituées, avec leur histoire de lutte et de
pagne, cette mémoire historique a été
complicité, pour créer des masses d’indivi- obligée de se cacher sous terre pendant
dus isolés. quarante ans, à la suite de l’échec d’une
Ce rejet du circuit normal « de la produc- révolution sociale. Ce n’est pas du tout
tion » amène à la constitution de communau- la même chose.
tés sauvages qu’il faut à leur tour contrôler
et réprimer. Les prisons sont pleines. L’hé- Dans ce pays, quelque chose d’in-
roïne se propage, comme mode de destruc- vaincu subsiste, ses dirigeants le savent
tion chimique de la partie jeune de ces bien et font ce qu’ils peuvent pour le
communautés. La police occupe la rue un
combattre, allant jusqu’à en cacher
peu plus à chaque fois (los pitufos 2, de paci-
fiques contrôleurs du trafic qu’ils étaient sont l’existence le plus longtemps possible.
devenus de provocants pistoleros). Les lieux Contrairement aux autres pays d’Eu-
de rencontre qui subsistaient sont fermés rope où le réformisme syndical a pu
(Ateneo des neufs quartiers, Concentric...). désorienter et disperser tous ceux qui
se révoltaient, il existe en Espagne une
L’urbanisme est remodelé pour virer la po-
pulation incontrôlée et la remplacer par les
nouveaux esclaves satisfaits du système forme d’unité clandestine et invaincue
(jeux olympiques). […] parce qu’elle ne s’est pas complète-
Los Hijos de la Ira (Les fils de la colère), ment soumise à l’atomisation néces-
Barcelone, 15/10/86 saire à la domination marchande.
Depuis le début des années 60, la classe
dominante n’est plus comme dans les
1. Ce tract a été rédigé avec la participation de
quelques jeunes de Barcelone. Il a été distribué lors
d’un premier débat entre un délégué des dockers et années 30, une bourgeoisie de proprié-
taires terriens, mais une bourgeoisie in-
des jeunes du centre-ville. Cette réunion faisait suite à
l’initiative qu’avaient eu ces derniers de coller l’affiche
des dockers : « Que pasà en los puertos ? » La discus- dustrielle étroitement liée au capital
sion avait pour objet d’envisager des ripostes com-
international. Avec l’arrivée au pou-
voir des socialistes, ceci est devenu
munes à la répression juridico-policière subie d’un côté
par les dockers, de l’autre par les jeunes du quartier.
Elle provoqua des rencontres entre des gens que tout
d’une clarté évidente : ce ne sont pas
même les intérêts d’une bourgeoisie
éloignait dans la vie courante.
2. Los pitufos : littéralement les « schtroumpfs », nom
donné aux flics de la police municipale à cause de leur nationale qui sont mis en avant, mais
uniforme bleu.
ouvertement les impératifs mondiaux
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L’heure espagnole 263

de la circulation de la marchandise. Pour le gouvernement, la modernisation du


capitalisme espagnol et son intégration plus poussée au marché européen et mon-
dial a pour préalable la dislocation de toute forme de communauté chez les pau-
vres. Il s’agit d’imposer les conditions de l’industrie moderne basée sur la
hiérarchisation et la concurrence là où existent encore des conditions propices à
la communication. C’est en ce sens qu’il faut comprendre ce que l’on entend
souvent dire en Espagne : « Ce n’est pas notre pays qui est entré dans la CEE,
c’est la CEE qui est entrée en Espagne. »
À la différence des autres dirigeants européens, Gonzales et sa fine équipe n’ont
pas à se justifier des différentes mesures de licenciement (ils n’ont qu’à en ren-
dre l’application possible) et réussissent à dissimuler aux yeux des plus crédules
leur propre responsabilité dans ce processus. C’est avec un art consommé qu’ils
pratiquent le plébiscite. Ceux qui votent en Espagne ont opté massivement pour
l’entrée dans la CEE et toutes les conditions imposées aux pauvres de ce pays
trouvent leur ultima ratio dans la participation aux marchés européens et mon-
diaux. Cela va des vagues massives de licenciements liées à la modernisation de
l’appareil industriel aux conditions accrues de contrôle policier et à la destruc-
tion de quartiers entiers imposée à n’importe qui en prévision de la nécessité de
nettoyer des villes comme Barcelone en vue des jeux Olympiques.
Les socialistes visent le démantèlement d’une communauté forte, non pénétrée
par le syndicalisme étatique, réticente au jeu de la division lié au pluralisme syn-
dical. Ce qu’ils veulent, c’est l’anéantissement de l’assemblée, de toutes les as-
semblées. Pour l’État, le chômage est avant tout un désordre à prévenir, et ce qui
est scandaleux à ses yeux dans la permanence de l’esprit assembléiste, c’est que
rien n’indique que la forme d’organisation qui en émane puisse être circonscrite
dans les limites particulières propres aux conflits industriels. Bien au contraire !
Au moment où les impératifs de modernisation de la circulation marchande re-
jettent en masse toute une partie de la population (en Espagne, 56 % des jeunes
de dix-neuf à vingt-trois ans sont au chômage), une forme de lutte reste vivace,
inscrite dans la pratique sociale des pauvres. L’idée de s’armer contre un tort gé-
néral qui leur est fait n’a pas totalement déserté l’esprit des prolétaires de ce pays.
a grève des dockers qui s’est développée tout au long de l’année 1986 est

L apparue comme révélateur de ce qui se joue au centre des luttes sociales


espagnoles. Pour cette raison, les gouvernants veulent en finir avec la
forme d’organisation que se sont donnés les dockers. Eux-mêmes connaissent
bien ce rôle de charnière qu’ils jouent en défendant par-dessus tout le principe
de l’assemblée. Cette grève a concentré, en les systématisant, les tendances qui
se manifestent, isolément, dans de nombreuses luttes particulières qui se déve-
loppent dans d’autres secteurs. Ces tendances se ramènent à trois caractéristiques
principales :
– Le souci qu’ont les grévistes de rechercher en priorité relativement aux reven-
dications particulières, la forme d’organisation qui leur convient le mieux : celle
de l’assemblée qui tend à être toujours plus autonome. Les revendications par-
ticulières sont souvent tenues pour de simples prétextes à s’unir dans la lutte
contre la division régnant contre les travailleurs.
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OS CANGACEIROS N° 3

– Le second point, corollaire du premier, c’est l’attitude vis-à-vis de la bureau-


cratie syndicale, habituelle gestionnaire de cette division. Cela va de la mé-
fiance systématique au mépris ouvert, jusqu’à l’hostilité déclarée.
– Enfin, l’illégalité n’est pas ressentie comme une limite infranchissable. L’illéga-
lité est partie intégrante du conflit. Tout cela dépend évidemment de la force
dont sait s’armer la tendance assembléiste face à ses ennemis les plus immédiats.
De façon générale, la simple défiance vis-à-vis des bureaucraties syndicales se ma-
nifeste même en dehors de conflit : par exemple, au mois de septembre dernier,
il arrivait fréquemment que les conventions collectives signées par les syndicats
(UGT, CCOO) soient repoussées par les ouvriers. Aux chantiers Astano (qui se
trouvent dans plusieurs villes de Galice), les ouvriers réunis en assemblées ont
refusé le 12 septembre l’accord signé entre UGT, USG et le gouvernement. À
Ensidesa, à Oviedo (Asturies), l’assemblée des ouvriers a repoussé la plate-forme
de convention collective acceptée par les CCOO et l’UGT. Ces exemples prou-
vent au moins, s’il en était besoin, l’existence d’un sentiment d’exaspération face
aux magouilles syndicales.
Dans une grève récente, au mois d’octobre 1986, les travailleurs de Corbero, une
importante usine de la banlieue de Barcelone qui s’était déjà faite remarquer dans
le passé pour les luttes qui s’y étaient déroulées, ont fait une déclaration parti-
culièrement intéressante. C’est que l’essentiel du tract est consacré à dénoncer
l’attitude ignominieuse des CCOO dans le conflit. Ces dernières y sont accusées
de tenter de briser la grève qui dure depuis quarante jours en proposant d’en
finir avec l’assemblée et de poursuivre la grève « en négociant mais tout en tra-
vaillant normalement ». Les CCOO, qui sont majoritaires au comité d’entre-
prise, sont accusées d’avoir signé un pacte avec la direction malgré l’avis de
l’assemblée. Le tract se termine par cette phrase : « Camarades de l’opinion pu-
blique, si nous parlons de notre cas, c’est pour que vous vous rendiez compte com-
ment les centrales syndicales ont définitivement rompu avec la lutte des ouvriers. »
Souvent, dans les conflits, se dessine une tendance assembléiste, fermement dé-
cidée à prendre en main le cours de la grève, la radicalisant et poussant les bu-
reaucrates dans d’inconfortables retranchements. La grève de Rio Tinto à Huelva
en est un exemple. Au mois d’août 1986, une grève générale est décidée par une
assemblée réunissant tous les mineurs de la région pour s’opposer à la fermeture
de la ligne de production de cuivre imposée par les multinationales. Le 13 août,
la grève est soutenue avec ampleur par les 21 000 habitants de la zone de Rio
Tinto. Dans les jours qui vont suivre, jusqu’à la fin août, les actions, les mani-
festations vont se succéder. Visiblement affolé, le délégué CCOO de la région dé-
clare : « Les gens se radicalisent et la situation de la région minière devient de plus en
plus dangereuse ». Tous les matins, jusqu’à la fin septembre, 2 000 femmes de mi-
neurs forment un piquet devant l’entrée de l’entreprise où les cadres jaunes se
font copieusement insulter. Dès le 2 septembre s’est créé un « Comité de femmes
de mineurs » d’environ 200 personnes. Elles tiennent une assemblée permanente
dans la banlieue d’El Campillo. Chaque jour une vingtaine de camions sont blo-
qués, on en retire tout ce qui sert à la poursuite du travail dans l’usine et l’on s’ap-
proprie le gasoil qui sert aux camions.
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L’heure espagnole 265

En un concert particulièrement poi-


gnant, la direction et l’UGT déclarent :
« Avec la compréhension de tous, nous
voulons faire perdre le moins d’argent
possible », et l’UGT: « Nous approchons
d’une situation d’anarchie totale où tout
échappe aux mains des centrales syndi-
cales ». Au final, la ligne de production
de cuivre sera réouverte à Huelva le 1er
octobre. Le plus amusant de l’affaire,
c’est que les mineurs vont se remettre « TE VAMOS A MATAR »
aussitôt en grève pour des raisons te- (ON VA TE TUER)
nant aux conditions de travail. Le climat de terreur devant les représailles
Un autre conflit, où la tendance as- contre les dockers qui ont décidé de ne pas
sembléiste saura imposer son propre suivre la grève peut se résumer dans la
phrase d’un militant UGT, syndicat qui n’ap-
rythme à la grève, outrepassant dans sa puie pas les arrêts de travail appelés dans
dynamique toute consigne syndicale, les ports : « Nous sommes clandestins. Nous
c’est la grève des bus de Saragosse. Elle ne nous risquons jamais à dire que nous
a pour origine un désaccord sur le rè- sommes de l’UGT ».

glement intérieur. Les travailleurs de


Des militants de la centrale socialiste, selon
ce que dénonçait hier ce syndicat, ont reçu
TUZSA (transports urbains de Sara- des menaces de mort au téléphone. Leurs
gosse) se mettent en grève illimitée le voitures ont été détruites par le feu. Les
24 octobre, en refusant de se soumet- épouses et les fils de syndicalistes se sont
tre au « service minimum » pour pro-
entendus dire au téléphone : « nous allons te
tuer », pour décourager ceux qui ne veulent
tester contre le licenciement de neuf pas participer à la grève.
d’entre eux, accusés par la direction Récemment, le secrétaire général des ports
d’avoir saccagé plusieurs autobus et de l’UGT, Euladio Carrera, dut se faire es-
d’avoir agressé un contrôleur de la corter alors qu’il se faisait chasser d’une as-
semblée où il avait déclaré son opposition à
compagnie. La direction repousse la la grève, pour éviter que prennent forme les
demande des ouvriers. Ces derniers menaces contre sa personne.
bloquent tous les autobus dans les ga- Euladio Carrera justifiait hier le silence de ce
rages. La direction envoie la police. syndicat pendant le conflit par crainte des
L’affrontement fut bref et violent :
agressions physiques que pourraient subir
les affiliés à la centrale socialise.
vingt blessés, six arrestations. Les syn- Ces menaces, ce n’est pas nouveau. Il y a
dicats vont à ce moment se désolidari- des années, aussi pendant une grève dans
ser des luttes. Ils sont publiquement ce secteur, un autre secrétaire de l’UGT,
dénoncés par l’assemblée. La munici- Luis Amor, dut cacher pendant une longue
période le lieu de sa résidence à cause des
palité fait venir 147 bus de toutes les menaces de mort qu’il recevait. Il avait es-
villes d’Espagne, de Madrid, de Barce- sayé d’améliorer les relations sur le lieu de
lone, et même de Cadix. Pendant que travail...
trois cents travailleurs se rendent à la Enfin, un dirigeant des CCOO s’est retrouvé
prison pour exiger la libération des six
avec un couteau sur la gorge alors qu’il dé-
fendait les positions de son syndicat. D’au-
emprisonnés, et qu’un bus est incen- tres syndicalistes se sont retrouvés à l’hôpital
dié en passant, de nombreuses mani- pour avoir dénoncé les corruptions et les ir-
festations bloquent le trafic urbain et régularités dans le secteur portuaire.
au final seulement vingt-cinq autobus El Pais, 23/05/86
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OS CANGACEIROS N° 3

1. Ce décret dissout peuvent circuler le 27 octobre, bien que leurs trajets soient
l’OTP. C’est une nouvelle en permanence protégés par la police. Dans l’assemblée,
où le CUT (Collectif unitaire des travailleurs) joue un rôle
société mixte (51 % des
parts pour l’État, 49 %
pour les entreprises) qui déterminant, les syndicats doivent se soumettre à la déci-
doit se charger de l’orga- sion collective de poursuivre la grève. Ces derniers vont se
couvrir une dernière fois de ridicule en organisant avec la
nisation des tâches de
chargement et de dé-
chargement. Les dockers municipalité une négociation à l’issue de laquelle ils im-
devront passer en totalité plorent les travailleurs de faire « 48 heures de paix sociale
pendant lesquelles ils ne devront pas s’attaquer aux nouveaux
sous la dépendance de la
société d’État qui les cè-
dera aux entreprises por- bus ». Fin novembre, alors que la direction avait cédé au
tuaires qui auront besoin final sur la question du règlement intérieur, des manifes-
tations de plus en plus nombreuses se déroulèrent chaque
d’eux. Une fois le travail
accompli, le docker re-
tourne à la société d’État, jour pour la réintégration des vingt-cinq qui avaient été
donc se retrouve en chô- licenciés suite à la grève.
mage technique. Par ce
système qui signifie la fin Il serait dommage de ne pas citer enfin cet autre exemple
du travail en rotation, de mise au pas des syndicats qui s’est passé au mois de juin
à l’entreprise Super Ser de Pamplone. Dans le cadre d’un
seuls les travailleurs les
plus disciplinés seront
réellement embauchés et « plan de redressement », la SEAT, dont dépend cette en-
donc payés à plein temps, treprise, a proposé la suppression de 93 emplois, qui im-
plique l’inscription volontaire de 60 personnes au Fonds
tandis que les autres res-
teront au chômage en
étant sous payés autant de l’emploi. L’UGT s’est empressée de manifester son ac-
de temps que les entre- cord total. Mais lors de l’assemblée, les ouvriers qui avaient
apporté avec eux les formulaires d’inscription au FPE di-
prises le voudront.
Jusqu’alors, l’organisa-
tion du travail sur le port, sent aux militants ugtistes présents que « puisqu’ils avaient
y compris le nombre de
soutenu l’initiative de la SEAT, c’était à eux de s’inscrire et de
signer ». Une violente bagarre s’ensuivit, plusieurs ugtistes
dockers nécessaire pour
effectuer telle ou telle
tâche et le temps imparti durent recevoir des points de suture et d’autres furent obli-
pour le réaliser, tout cela
gés de signer le document sous la menace... Pendant cette
courte bagarre, l’entreprise eut à déplorer en sus la des-
était négocié une fois par
an entre délégués de
l’OEPB et les entreprises. truction de la totalité de ses bureaux.
Un mot enfin à propos des ouvriers de cette entreprise de
Si le décret était appliqué,
l’OEPB n’aurait plus son
mot à dire. Il faut savoir Barcelone, en grève au mois d’avril 1986. 500 d’entre eux
aussi qu’actuellement les
dockers, au moins ceux
se rendirent au supermarché le plus proche et laissèrent
de Barcelone sont payés en guise de tout paiement, après avoir rempli leurs cad-
6 jours par semaine alors dies, la carte de visite du directeur de l’entreprise...
La grève des dockers a révélé l’unité possible de ces ten-
qu’ils bossent rarement
plus de 2 à 3 jours par se-
maine. Il va de soi que dances qui se manifestent éparses, localement. Ce qui est
lorsque le décret sera ap-
pliqué, les conditions im-
décisif dans le cas de la Coordinadora (Coordination na-
posées par les entreprises tionale des dockers), c’est que les bureaucrates, ne pouvant
seront toutes autres. agir de l’intérieur de par la nature même de cette organi-
De plus, le salaire mini-
mum garanti (ce que
sation, sont toujours rejetés en tant que délégués du gou-
touche le docker quand il vernement et c’est à ce titre qu’on les empêche de nuire.
ne travaille pas) sera fixé Ils n’agissent pas à côté ou contre les tendances assem-
par les entreprises ainsi
d’ailleurs que les taux de
bléistes par le biais de comités d’entreprise ou autres, mais
rendement par équipe. ne peuvent intervenir que de l’extérieur. Ils sont
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L’heure espagnole 267

contraints de s’avancer à découvert. Ce qui leur rend la L’entreprise Contenemar


tâche éminemment plus risquée, comme les dockers ne sera pendant toute la
grève la cible privilégiée
manquent pas une occasion de leur faire savoir. Les exem- des dockers (grues,
ples sont nombreux, comme l’indique la coupure de presse porte-conteneurs, jaunes
Te vamos a matar. À Cadix, à deux reprises au moins, des qui se font casser la
gueule, jeter à la mer).
délégués nationaux de l’UGT se sont faits jeter à coups de Cette entreprise, la plus
pompes dans l’escalier alors qu’ils venaient présenter les grosse entreprise de fret
avantages financiers qu’il y avait à accepter le décret de ré- maritime du pays, avait
décidé de mettre en ap-
forme portuaire. À Bilbao, les véhicules de délégués ug- plication le décret de re-
tistes trop entreprenants finirent en fumée. forme portuaire avant les
autres. Elle a tenté des
epuis le printemps 1986, les dockers espagnols mè- coups de force dans de

D nent une lutte opiniâtre contre le projet gouverne-


mental de réforme du travail portuaire qui vient
d’être définitivement ratifié par l’État, les grandes entre-
nombreux ports. Ses pro-
pres employés se sont
mis à un moment en
grève, dans le port de Bil-
prises portuaires et les syndicat UGT et plus récemment,
bao, pour apporter leur
soutien aux dockers !
au mois de novembre, les CCOO 1. Il y a 10 000 dockers en 2. « L’activité portuaire a
Espagne. Lorsque la grève éclate, ce sont près de 50 ports été traditionnellement un
qui sont bloqués. Lorsque l’on sait que 80 % du trafic na- marché si sauvage et si
tional passe par les ports, on mesure bien la menace
peu privilégié que c’était
la main-d’œuvre la moins
qu’une telle grève fait peser sur les grandes entreprises es- qualifiée, la plus margi-
pagnoles. Des ports bloqués, ce n’est pas seulement des nale, où se retrouvait le

cargaisons perdues, c’est toute une série d’entreprises de


lumpen des zones urbani-
sées proches des ports
différents secteurs qui ne peuvent fonctionner faute de ma- qui était employée. Du-
tières premières, ce sont aussi les entreprises de transport rant des décennies, le tra-

routier, ferroviaire et aérien qui en pâtissent.


vail portuaire est resté le
travail pénible, honteux,
Les dockers ont réussi à faire en sorte que l’organisation du dangereux, mal payé des
travail n’entraîne pas parmi eux les conséquences géné- dockers, sans que per-
sonne ne fasse attention
rales du régime de l’usine moderne : distribution équitable à eux ni n’envie leur sta-
des postes (rotation), rétribution égalitaire, organisation tut... Maintenant, nous
autonome fondée sur l’assemblée, toutes choses qui consti- sommes de respectables
salariés !... Ce n’est pas
tuent un état d’esprit commun face aux patrons et au gou- rien par les temps qui
vernement 2. courent. Précisément, le
fait d’avoir un travail fixe
Il s’agit d’abord pour eux de se battre pour le maintien et normalement rému-
d’avantages acquis dans les luttes du passé. Par exemple, le néré est en train de trans-
principe de la rotation du travail, qui a été arraché au pou- former notre travail en
objet de luxe et convoité
voir en 1931 lors d’une grande grève des dockers où huit par des millions de chô-
d’entre eux furent tués, ce sont eux-mêmes qui l’ont im- meurs, et pour les minis-
posé à ce moment-là aux entreprises portuaires. Ce prin- tres et les têtes bien
pensantes en vol, en délit
cipe, auquel les dockers tiennent encore aujourd’hui social. Pour eux, il s’agit
comme à la prunelle de leurs yeux, rendait impossible l’ar- de répartir la misère pour
bitraire sauvage des entreprises dans le choix du person- ne pas avoir à parler de
la richesse. [...] »
nel à chaque embauche. C’est simultanément cette Nous, les travailleurs du
division entre eux imposée par cette pratique patronale port, avons compris la
qu’ils voulaient balayer. Quand en 1944, Giron, ministre gravité du moment, tract
diffusé par l’OEPB en mai
phalangiste de l’Intérieur, créa le syndicat corporatiste 1986 à Barcelone
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OS CANGACEIROS N° 3

OTP (Organizacion de los Trabajadores


QUE PASA Portuarios), l’unité entre les dockers
EN LOS PUERTOS ? put survivre au sein de ce syndicat.
Le PSOE veut faire aboutir, par décret et Lorsque les derniers soubresauts du
avec l’aide de l’UGT, la restructuration des franquisme et les prémisses de démo-
ports exigée par le grand capital. Suppres- cratisation du régime apparurent pour
sion de 5 000 postes de travail. Liquidation
du collectif du port et de son organisation en
être menacés au grand jour par le mou-
assemblée, la Coordinadora. Suppression vement assembléiste des années 1976-
de toutes les conventions et normes qui rè- 1977, l’unité des dockers en sortit
glent notre travail. renforcée. 1976, c’est l’année de la créa-
Les jaunes, et les briseurs de grève profes- tion de l’OEPB (Organizacion de los
Estibadores Portuarios de Barcelona) et
sionnels, la police, les lois, les licenciements,
les sanctions, etc. sont ses armes contre les
travailleurs ; rien n’a changé. La presse, la de la Coordinadora. Les grandes grèves
radio, la TV, plus inconditionnelles que ja- des docks de la fin 1980-début 1981 ne
mais, se chargent du sale travail vis-à-vis de
l’opinion publique, interprétant mensongè-
firent que renforcer encore cette unité
rement, oubliant ou simplement falsifiant la dans laquelle l’organisation en assem-
vraie réalité. blée revenait au centre d’un projet so-
Le gouvernement fait du travail un privilège cial plus général. Alors que le
condamnant des secteurs entiers de travail- mouvement assembléiste connaissait le
reflux que l’on sait, l’OEPB et la
leurs au chômage, à l’indigence et à la dé-
linquance. En nous divisant en travailleurs
chômeurs et fixes, ils nous font apparaître Coordinadora survécurent.
comme des ennemis aux yeux de ceux qui Il importe de garder à l’esprit que la
Coordinadora constitue une force ex-
furent toujours nos camarades, cherchant
ainsi à aggraver l’exploitation jusqu’à des li-
mites que nous avions dépassées par notre ceptionnelle. Elle réunit 9 000 dockers
lutte. qui peuvent à tout moment déclencher
Voilà ce qu’est notre combat, résister par une grève qui aurait des conséquences
nous-mêmes et avec toute la classe ouvrière.
Résistance qui à plusieurs moments s’ac-
terribles pour le marché espagnol. Il ne
compagnera d’une violence que la presse subsiste nulle part ailleurs une organi-
qualifiera d’excessive mais qui n’est pas sation permanente de travailleurs qui
comparable, dans l’absolu, avec celle que dispose d’une telle capacité à rendre
exécutoires ses décisions et où les
nous subissons de la part de ceux qui exer-
cent le pouvoir.
Appuie et fais connaître notre lutte. protagonistes attribuent autant d’im-
Coordinadora estatal estibadores portuarios, portance à la communication assem-
octobre 1986 bléiste, au niveau local, national et
international. Ils ont su se doter de
moyens qui les rendent dangereux
pour l’ennemi. Ainsi, dans certains
ports, la Coordinadora s’est-elle dotée
de micro-ordinateurs qui lui livrent, en
même temps que toutes les entreprises
portuaires, l’état de la circulation de la
marchandise de port à port, de la sous-
traitance qui en est faite par les diffé-
rents moyens de transport terrestres ou
aériens, les différents contrats entre
telle et telle entreprise qui devra passer
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L’heure espagnole 269

par eux, etc. Il n’est pas exagéré de dire que la Coordina- 3. « Le caractère assem-
dora dispose d’une puissance financière dont les sources bléiste et de classe de la
sont en partie liées à cette bonne connaissance des diffé- Coordinadora rend possi-
rentes transactions... Elle peut jouer ainsi un rôle impor- ble une transparence de
décision que nous en-
tant dans le soutien financier, entre autres, à d’autres vient les centrales majori-
luttes, prenant en charge la rémunération de grévistes taires. Le parti au pouvoir
d’autres boîtes lors de conflits qui durent. ne peut digérer qu’un
secteur aussi important
La dernière période de lutte mérite qu’on revienne un peu que celui des ports ne
plus dans le détail, tant il est vrai qu’elle cristallise les évé- soit pas entre les mains
douces et toujours prêtes
nements constitutifs de l’échéance actuelle. Depuis les aux concessions de
grèves de 1976 et celles de 1980-1981, où la lutte avait pour l’UGT. C’est bien celle-là,
but de contrer la « conteneurisation » du port, la rationa-
la carte politique essen-
tielle que jouent les so-
lisation du trafic, ce sont toujours les mêmes exigences qui cialistes dans le conflit du
reviennent. Mais aujourd’hui, il est indéniable que cette port ; et ils la jouent à
lutte s’est radicalisée, ses objectifs éclaircis au fur et à me-
fond ! Ils veulent gagner ;
leur habitude de tout
sure qu’elle s’affrontait à des limites nouvelles. raser les a rendus arro-
Par leur détermination et leur organisation, les dockers
gants. Ils ne négocient
rien ! Des clous ! Voilà
montrent jusqu’où il est possible d’aller en s’avançant sous leur réponse.
la couverture de la légalité. Au-delà, c’est s’avancer seuls En ce moment, nous en-
face à l’État et à tout ce qui lui est subordonné. Les dockers trons dans une guerre de
connaissent leur propre force et leur ennemi. Et justement,
l’imprévisible, aux consé-
quences non voulues.
à cause de cela, choisissent de ne pas engager pour le mo- Avec les nerfs à fleur de
ment la totalité de leurs moyens alors qu’ils sont encore peau par l’usure de qua-
largement isolés dans la société. Il est cependant indénia-
tre années d’attente en-
vers « le gouvernement
ble que leur lutte est menée en termes stratégiques, ce qui socialiste ». Peut-être al-
les anime dépasse la conscience de travailleurs uniquement lons-nous nous retrouver

consacrés à la défense de leur statut social. À ce titre, il est


dans l’obligation de com-
mettre quelques abus
notable que l’intérêt porté aux dockers de Barcelone par contre quelques secteurs
les jeunes prolétaires chômeurs-à-vie date de l’abordage du de la population à l’oc-

bateau d’où des jaunes furent jetés à la mer (sept. 86). À ce


casion d’un moment pro-
voqué par le peu de
moment, la violence contenue dans la lutte de ceux du marge de jeu qui nous
port a transgressé les limites d’un conflit particulier et est reste et par l’explosion

apparue publiquement comme violence sociale. De plus,


logique de la tension re-
tenue. Nous avons une
en revendiquant le bien-fondé de leur colère et de leurs unique et légitime aspira-
actes par une affiche (voir encadré), ils se sont donnés les tion de continuer à ga-
gner notre vie en
moyens d’entamer une brèche dans leur isolement. travaillant sur le port,
En agissant ainsi, ils ont montré à quel point ils étaient comme toujours, logi-
quement avec le meilleur
peu impressionnés par la réputation ignoble dans laquelle salaire possible parce
pensaient pouvoir les contenir le gouvernement et la que la part du salaire à
presse 3. Ils ont ainsi manifesté qu’ils n’avaient pas le souci laquelle nous renonce-
rions ne sera de toute
de se montrer présentables pour des négociations. Si le façon pas donner à
gouvernement veut négocier avec eux, celui-ci doit les quelqu’un d’autre ! »
prendre tels qu’ils sont, avec leur détermination et leurs (Extrait du tract : Nous,
méthodes. À la faveur d’élections syndicales, l’État va es- les travailleurs du port,
avons compris la gravité
sayer de nommer le plus possible de « délégués ugtistes » à du moment)
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OS CANGACEIROS N° 3

sa botte qui pourront se présenter ensuite comme délégués des dockers. D’où
l’intérêt pour lui actuellement de faire rentrer sur les postes de travail de plus en
plus de jaunes qui au moment des élections voteront UGT. Cette manœuvre
grossière n’impressionne évidemment pas les dockers, et ne fait que repousser
dans le temps l’éventualité d’une issue pacifique, légaliste, au conflit en cours.
Pour les dockers et d’autres prolétaires en Espagne, il ne fait aucun doute que
c’est l’organisation sociale dans son ensemble qui est ressentie comme une aber-
ration. Paradoxalement, ce sentiment amène certains à concevoir une alternative
positive à cette aberration. Cette énergie dépensée à imaginer en positif une al-
ternative sociale fait courir le risque de verser dans le réformisme autogestion-
naire le plus plat. Mais il faut voir les choses relativement aux conditions que
combattent les différentes grèves assembléistes. Dans la situation actuelle où ces
différents mouvements sont encore dispersés et isolés, un tel discours qui peut
être la brèche par laquelle peut s’engouffrer une nouvelle forme de politique
sert aussi de couverture aux actions menées dans la clandestinité sociale. C’est
aussi la part non critiquée du projet anarchiste de la guerre civile qui pèse en-
core dans la tête de ceux qui se mettent aujourd’hui le plus en avant dans les
luttes en cours. Dans l’Espagne de 1986, la plupart de ceux qui étaient à l’ini-
tiative des luttes sont issus d’une longue expérience militante qui s’est dévelop-
pée dans le cadre de l’antifranquisme. C’est de la même génération que sont
issus la plupart des délégués de l’OEPB, de la Coordinadora de Cadix, ou du CSI
[Confédération syndicale internationale] asturien, et... ceux qui sont au gou-
vernement. Au début des années 1970, Gonzales écrivait des textes où il pre-
nait la défense des braceros andalous. Mais comme nous l’a dit un docker : « Nous,
nous savons ce que Gonzales a dans la tête et lui ne sait plus ce qu’on mijote, sim-
plement, il sait qu’il doit nous craindre. »
La force des principes assembléistes repose sur deux exigences partout présentes
dans les différentes formes que prend la lutte des dockers : celle de la solidarité
et celle de l’égalité. En juin 1986, la grève de ceux de Bilbao qui va durer cin-
quante jours sans interruption aura bien mis en évidence ce principe qui fonde
la pratique de l’assemblée : celui de l’égalité. Cette grève se déclenche sur leur
refus d’être divisés entre travailleurs fixes et temporaires. Les dockers décident
d’appliquer à tous le principe de la rotation des tours de travail et s’organisent
pour que tous touchent un salaire égal.
À Cadix, l’assemblée de la Coordinadora dépasse le cadre de l’organisation dans
le port. Là-bas, les dockers se sentent partie prenante d’une lutte d’ensemble. Ils
apportent systématiquement leur solidarité pratique aux conflits en cours dans
la région : soutien financier, présence active dans d’autres assemblées et dans les
affrontements contre les flics. Parfois, et c’est pour le regretter, ils sont même
plus nombreux que les ouvriers des autres entreprises plus directement mena-
cés 4. Ils sont aussi présents dans les luttes de quartier (contre l’insalubrité, l’ur-
banisation sauvage, le refus de payer les foyers...). Particulièrement en
Andalousie, dans cette région de Cadix, le sens communautaire, de solidarité, est
très puissant, contre la division qu’introduit le salariat. Il est courant là-bas de
redistribuer une partie de son salaire, aux amis, aux voisins chômeurs.
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L’heure espagnole 271

Dans les périodes où les conflits prennent une forme plus


offensive, cette solidarité est tout autant effective. Ceci est
particulièrement apparu dans la lutte que mènent actuel-
lement les ouvriers des chantiers navals de Cadix contre sa
fermeture. Depuis le début mars 87, les affrontements avec
la police sont particulièrement violents. Suivant un scé-
nario maintenant bien éprouvé, les ouvriers réunis en as-
semblée le matin, partent dans la rue, munis de quelques
munitions efficaces, édifier des barricades pour couper le
trafic routier, bientôt rejoints par de nombreux jeunes,
souvent leurs femmes sont là aussi. Chaque mardi et ven-
dredi, à l’issue de l’assemblée, le même scénario se produit
depuis le début avril. La police doit essuyer des pertes
assez sérieuses. Les armes artisanales semblent assez effi-
caces : grosses billes d’acier munies de quatre clous soudés,
frondes, lance-pierres, mini-bazookas, comme à Gijon.
Mais ce qui est plus intéressant encore, c’est que l’élargis-
sement de la volonté d’en découdre se communique aux
ouvriers d’autres boîtes de la région de Cadix et même de
Séville (où des affrontements violents eurent lieu avec la
police alors que trois cents ouvriers de Puerto Real de
Cadix étaient venus tenir une assemblée avec eux). Début
mai, ce sont les travailleurs d’Euskalduna de Bilbao qui se
sont lancés dans la rue, édifiant des barricades en soutien
explicite à leurs collègues andalous.
Traditionnellement, et cela s’est malheureusement vérifié
dans le mouvement assembléiste des années 1976-1978 où
la recherche de contact avec les assemblées d’autres régions
fut loin d’être la règle, les Espagnols semblent peu portés
à rechercher d’une manière délibérée un contact avec des
luttes similaires qui se déroulent dans le même temps.
Mais cette tendance est elle-même contredite par la pra-
tique de l’assemblée qui, dans son principe de critique de
la séparation, les pousse dans les moments les plus intenses
à reconnaître et chercher vers l’extérieur leurs véritables al-
liés. Ceci a été visible dans la lutte des dockers en 1986.
Une aspiration tend à se fonder objectivement : par la pra-
tique assembléiste, c’est la communication qui s’organise,
des prolétaires s’adressent alors à leurs semblables, à ces
moments, la parole cesse d’être clandestine. À l’heure ac-
tuelle, il n’y a pas de pays d’Europe où le souci de com- 4. Ceci n’est pas toujours
munication entre grévistes s’est manifesté avec autant de
le cas. Les ouvriers des
caves vinicoles de Jerez
clarté et où la communication a cherché à rendre ses rai- de la Frontera organisés
sons publiques. Dans de nombreux textes, tracts, affiches, eux aussi en assemblée
produits à chaque nouvelle échéance qui se pose à eux, des sont en contact direct
avec les dockers de
dockers, qu’ils soient de Bilbao, de Cadix, de Barcelone ou Cadix.
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OS CANGACEIROS N° 3

d’autres ports exposent clairement leurs raisons de se battre et désignent de ma-


nière indiscutable leurs ennemis : l’État, les bureaucraties syndicales. Un docker
de Cadix nous dira lors d’une discussion : « L’assemblée pour nous est un plaisir,
celui-là personne ne nous le retirera. » Ce à quoi un docker de Barcelone lui ré-
pondra, à plusieurs centaines de kilomètres de là et sans le connaître : « Quoi qu’il
arrive, même si je perds tout, vraiment tout dans cette lutte, je sais qu’ils ne pourront
détruire notre unité, celle de l’Assemblée. Ça, ils ne pourront nous le reprendre. »
n Espagne, une partie toujours plus grande de la population réalise quel

E avenir lui offre la société hiérarchique, même sous sa forme démocratique.


En réponse aux assauts du pouvoir contre des communautés non encore
désunies par l’intérêt privé se pose déjà la question sociale, là où les bureaucra-
ties syndicales sont insuffisantes pour contenir les révoltes des pauvres. Lorsque
la Guardia Civil (GC) se fait humilier publiquement comme ce fut le cas à Rei-
nosa (province de Santander) au mois de mars 1987, c’est tout le discours démo-
cratique qui essuie un affront. Ceci est d’autant plus rude pour l’État qu’il ne
peut attribuer cette révolte à quelques éléments extérieurs. À l’occasion des der-
niers événements, c’est une population entière qui agit en incontrôlée. Ce n’est
pas en tout cas en traitant des ouvriers révoltés de « terroristes » comme l’État l’a
fait récemment par le biais de la presse qu’il risque d’apaiser le sentiment de
haine qu’il inspire dans ces moments-là.
À Reinosa, le 11 mars, un conseiller basque, ancien président de Forjas y Ace-
ros, est pris en otage par les ouvriers de cette entreprise. Le 12, la GC reçoit l’or-
dre de le libérer. Alors que les ouvriers voulaient aller le planquer ailleurs, le
comité d’entreprise le livre aux flics. Mais personne parmi la population ne l’en-
tend de cette oreille. Pendant plusieurs heures, la population de Reinosa se livre
à une attaque en règle des forces de police. La GC se replie dans le désordre. Des
barricades se construisent dans chaque rue pendant que la police est bombardée
de projectiles de toutes sortes. Par une habile manœuvre, la population encercle
la GC et lui fait subir le plus bel affront qu’elle ait subi depuis longtemps. Plu-
sieurs centaines de personnes lapident la GC, certains flics sont désarmés, leurs
fusils d’assaut sont fracassés au sol ou disparaissent entre des mains plus ex-
pertes... Des flics se font lyncher, les gens crient : « Ça y est ! On les tient ! ». Les
tricornes de la « Benemerita » sont jetés en l’air dans la plus totale liesse popu-
laire. Chaque fois qu’une ambulance tente de récupérer un flic, elle est huée ou
lapidée. Vers 11 heures du matin, la police se rend à la population, onze flics sont
alors pris en otage dans l’usine vers laquelle ils sont conduits sous les insultes et
les crachats. Un cordon de responsables syndicaux se forme autour d’eux pour
leur « éviter un lynchage massif » (dixit la presse). À l’hôpital, sur trente-deux
blessés, on compte vingt-six gardes civils.
Les gens demandent la démission de Barrionuevo, ministre de l’Intérieur, et de
Luis Roldan, responsable socialiste de la GC. Les manifestants bloquent les routes
d’accès à Reinosa. La gare est prise par la population, les trains bloqués. Elle est
reprise par la GC, mais la population des environs bloque les trains en direction
de Reinosa en faisant des barricades sur les voies. 500 membres de la GC arrivent
à Reinosa en renfort. Le 4 avril, la GC est à nouveau attaquée pendant plus de
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L’heure espagnole 273

quatre heures. Le 5, la population réu-


nie en assemblée à l’appel des ouvriers
de la Cenemesa, une autre boîte de la
localité, décide de poursuivre le mou-
vement jusqu’à ce que les flics soient
jetés de la région. « On ne veut plus les
voir », déclare lapidairement un vieil
ouvrier. Et un autre de lui répondre :
« Les manifestations légales et pacifistes
ne servent à rien ». Le 11, 20 000 per-
sonnes défilent dans la capitale, San-
tander, pour exiger le démantèlement
du plan de modernisation prévu pour
la région. Le 13, le Parlement canta-
brique se voit contraint de demander
la destitution du ministre de l’Intérieur
et du chef de la GC.
Le 16, les affrontements reprennent à
Reinosa. Mais la GC est bien décidée à
se venger. « Tout a été préparé militaire- OVIEDO
ment » déclarera plus tard le chef de la
GC, « puisque nous avions affaire à une Les grèves et les manifestations dans les ré-
situation de guerre civile ». Le 16 avril, gions minières se poursuivent contre l’avis
la ville est prise d’assaut. 700 flics, 18
des centrales syndicales majoritaires. Un
groupe de mineurs dont plusieurs affiliés au
tanks anti-émeutes s’emparent de la CSI occupa le puits Caudin de la région de
ville « suivant un plan préalablement Nalon, exigeant que les syndicats se retirent
conçu ». Au signal, la sirène d’un train, des négociations en cours avec la direction
les forces de l’ordre se jettent sur la po-
du Hunosa. Les occupants ont abandonné le
puits à la dernière heure de la soirée... Après
pulation. Les flics criaient : « Victoire, que la direction les ait menacés de mise en
nous avons gagné... » Ils pénétrèrent chômage pour deux mois avec suspension
dans les maisons, jetant les habitants à de salaire, des incidents se sont produits
la rue pour les rouer de coups. En plus
avec les représentants syndicaux, les cartes
d’affiliation aux CCOO étaient déchirées
de leurs armes habituelles, chaque flic sous leurs yeux.
utilisait une batte de base-ball. Des Par ailleurs, un groupe de trente jeunes tenta
coups de feu à balles réelles furent tirés de s’emparer de la mairie de Mieres. Ils en
plusieurs fois. L’hôpital aussi est envahi furent empêchés par la Guardia Civil. La
par la GC où les blessés se font à nou-
principale crainte des syndicats majoritaires
est que les manifestations des mineurs conti-
veau tabasser. Plusieurs centaines de nuent à leur échapper des mains à cause de
personnes sont torturées au commissa- groupes minoritaires d’ouvriers qui durcis-
riat où un couteau était offert aux dé- sent leurs actions, en se passant des
tenus pour qu’ils puissent se suicider
grandes centrales syndicales.
Ces manifestations autonomes ont visible-
sur place. Les tanks et les hélicoptères ment un point d’ancrage dans la région et
quadrillent entièrement la ville. Un ont été particulièrement puissantes au mo-
ouvrier, blessé au visage, se fait gazer ment de la reconversion des chantiers navals
dans le garage où il avait trouvé refuge, de Gijon.
celui-là même qui mourra à l’hôpital El Diario, 16-22 mai 1986
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OS CANGACEIROS N° 3

L A GRÈVE DES DOCKERS DE 86.


APERÇU CHRONOLOGIQUE
Du 6 au 22 mars et pendant tout le mois d’avril, syndicaliste devenu ministre du Travail, dé-
la quasi-totalité des ports est bloquée par des clare : « Les dockers sont soit des menteurs,
grèves tournantes. soit mal informés. Ils utilisent des méthodes
À nouveau, le 18 mai, les ports sont bloqués inadmissibles. Ceux qui ont dévasté le siège
pour dix jours. 400 navires sont à quai. Le port du PSOE ont été manipulés. »
de Valence est totalement paralysé ainsi que Depuis trente jours consécutifs, les dockers de
celui de Castellon. À Alicante, 300 dockers sont Bilbao maintiennent leur grève, alors que l’ef-
en grève. À Cadix, où 700 dockers ont arrêté le fervescence dans cette ville est permanente
travail, trois conteneurs de tabac sont incendiés (nombreuses grèves dans les transports, les
sur le port. Le même jour, le siège du PSOE est rues sont barrées quasi quotidiennement par
dévasté. Les affrontements sont fréquents avec des manifestants de plusieurs boîtes en grève ;
les jaunes. À Bilbao, la paralysie du port est to- une émeute va s’étendre dans les vieux quar-
tale. Tous les ports des Canaries sont bloqués tiers jusqu’à 7h du matin à l’issue d’un match
(300 dockers). de football particulièrement torride ; plus tard,
Le 20, à Barcelone, à la grève des dockers des affrontements très violents éclatent à la suite
s’ajoute celle des bus, du métro et de la com- de la mort suspecte d’un détenu basque...).
pagnie aérienne Ibéria. À Tenerife (Canaries), Pendant 20 jours encore, soit jusqu’au 12 juin,
des centaines de tonnes de fruits pourrissent : les dockers restent en grève. Le gouvernement
seuls sont déchargés les médicaments et le va proposer la fermeture du port.
lait. Les entreprises portuaires et les gros né- Le samedi 25, 60 remorques de camions sont
gociants font pression sur le gouverneur pour sabotées sur le port de Barcelone. Le trafic du
qu’il établisse l’état d’urgence. port de Barcelone est entièrement détourné
Dans la plupart des ports, les « services mini- vers Marseille entre les pattes des stals pour
mum » ne sont pas appliqués. À Valence (le être ensuite réacheminé par route vers l’Es-
plus grand port d’exportation), les bateaux sont pagne.
chargés sous la protection de la police. Les af- Le 27 mai se tient à Barcelone une assemblée
frontements avec les jaunes sont fréquents. À de 1 200 dockers venus du pays entier pour dé-
Barcelone, 800 dockers occupent le siège de cider de la suite des événements.
la « junte du port autonome ».
Le 6 juin, l’archipel des Baléares est coupé du
À Gijon, le 23 mai, l’accès du port est bloqué reste du monde. À la grève des dockers
par les dockers, des barricades incendiées s’ajoute celle des transports aériens et celle du
empêchent l’accès aux quais. Des ouvriers se personnel hôtelier.
joignent à eux.
Le 13 juin, la Coordinadora réunit ses délégués
Aux Canaries, les entreprises commerciales à Barcelone : elle juge « très positif le résultat
s’affolent. Elles font un chantage au ravitaille- des grèves » et déclare que d’autres actions
ment des îles en déclarant que les dockers veu- vont se poursuivre vu le mutisme dont fait
lent affamer la population. Population qui, elle, preuve le gouvernement.
ne semble pas au bord de la disette, elle l’au-
Au mois de juillet, les dockers de Barcelone
rait fait savoir !
pratiquent le « rendement minimum » (4 conte-
Enfin, le 26 mai, apparaît dans le Journal offi- neurs déchargés au lieu de 30 par heure).
ciel le décret de réforme du travail portuaire et Contenemar, la plus importante entreprise de
de dissolution de l’OTP. Aussitôt, les dockers fret décide d’appliquer le décret. Elle em-
se mettent en grève pour le mois de juin. bauche des chômeurs.
Du 3 au 12 juin, une nouvelle grève tournante Le 6 août, 500 dockers se présentent au siège
nationale est lancée. À Palma de Majorque (Ba- de Contenemar et empêchent le chargement
léares), affrontements avec la police qui voulait des navires. La police intervient. Affrontements
protéger des jaunes. Manuel Chavès, ancien brefs et violents. 3 flics se retrouvent à l’hosto.
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L’heure espagnole 275

Le 13 août, trois machines servant au déplace- La Coordinadora se réunit à Alicante, une nou-
ment des conteneurs de Contenemar sont sa- velle grève est décidée pour le mois d’octobre.
botées. L’OTP veut sanctionner 400 dockers. Le 2 octobre, un camion de Norcargo, du
Refus collectif de toutes les sanctions. Nou- groupe Contenemar, est incendié.
veaux affrontements avec la police. L’adminis-
An mois de novembre, l’UGT et les CCOO
tration rappelle que le décret de réforme sera
contresignent le projet gouvernemental de ré-
appliqué en totalité avant juin 1987. forme portuaire.
Le 15 septembre, à Barcelone, affrontement Début juin 1987, la Coordinadora se réunit à
violent avec les jaunes. Le matin, 500 dockers Castellon pour lancer une grève pour le mois
pénètrent, en voitures, sur le quai où travaille de juin. Les CCOO se font publiquement dé-
Contenemar. Les jaunes se réfugient sur un ba- noncer pour avoir signé le décret. Elles sont ac-
teau. Malgré les protestations du capitaine, les cusées de « se satisfaire veulement des miettes
dockers armés de barres de fer montent à de réforme ».
l’abordage. Après avoir reçu une violente tan- Contrairement à ce qu’avait annoncé le gou-
née, les jaunes sont jetés à la mer. Parmi eux, vernement, le décret est encore loin d’être
un flic chilien, briseur de grève professionnel. « appliqué totalement » au mois de juin 1987.
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OS CANGACEIROS N° 3

une semaine plus tard. Lors de son en-


terrement, on verra le stalinien Cama-
cho, secrétaire général des CCOO,
déclarer dans un vibrant appel au
calme : « Les policiers de la Guardia
Civil sont des citoyens comme les au-
tres ». Ce que n’ont pas entendu
quelques dizaines de jeunes de Reinosa
qui, animés du seul esprit de ven-
geance, détruisent au même moment
par le feu les wagons qui se trouvaient
en gare.
Au mois d’avril, les ouvriers de la
Fyesa de Santander se sont eux aussi af-
frontés aux flics pendant plusieurs
nuits, aidés massivement par les habi-
tants des banlieues avoisinantes, Ma-
liano, Muriedas, Poo, qui soutenaient
leurs semblables en créant de nom-
breux affrontements périphériques
pour diviser l’action des flics. Là aussi,
des bandes de jeunes les ont attaqués
aux cocktails molotov alors qu’ils ten-
taient de retirer les barricades sur les
routes ou les voies ferrées.
Certaines régions minières du Léon et
des Asturies sont elles aussi tenues en
MADRID : LES INCIDENTS
état de siège. « La police menaçait de
DE L A GARE D’ATOCHA brûler les maisons où s’étaient réfugiées
À deux reprises, le 3 avril puis le 7, la gare nos familles si elles n’en sortaient pas »
d’Atocha, où arrivent les banlieusards qui (pour se faire tabasser), raconte ce mi-
viennent travailler à la capitale, est saccagée.
neur de El Bierzo dans le Léon. La
présence de la GC se fait si intense que
À cause de la mauvaise organisation du ré-
seau ferroviaire, les banlieusards stoppent à
dix minutes des quais de la gare pour laisser les mineurs doivent aller dormir dans
passer des convois de marchandises. Les les champs, se cacher dans les bois ou
voyageurs en ont ras le cul d’attendre dans sur les toits des maisons pour éviter de
se faire arrêter. « Nous subissons des
le train.
Le 3, à 8h le matin, plusieurs centaines de
passagers font à pied le chemin les séparant conditions de travail pires que celles de
de la gare ; mais en détruisant les installations l’Afrique du Sud. Nous sommes prêts à
ferroviaires qui se trouvent sur leur passage tout, à aller jusqu’où il faudra. » 6 500
et en se servant des pierres du ballast pour
mineurs sont en grève quasi perma-
éclater les vitres de wagons et locomotives en
stationnement ou qui s’apprêtent à partir. En nente dans ces régions, les routes sont
arrivant à la station, les vandales s’attaquent bloquées, les trains arrêtés, à Torreno
aux panneaux électroniques d’horaires et aux et Ponferrada les chargements de char-
guichets. bon sont déversés sur la chaussée. Le
D’après El Pais du 8/04/87
29 avril, une centaine de mineurs se
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L’heure espagnole 277

rendirent au petit puits de San Cruz de Mantes pour obliger les ouvriers de ce
puits à se mettre en grève de soutien à ceux d’El Bierzo. Les jaunes cédèrent ra-
pidement, mais cela ne suffit pas à apaiser la colère des grévistes qui se livrèrent
à une destruction en règle d’un compresseur, d’une pelle mécanique, d’un gé-
nérateur et du directeur de la mine qui fut laissé sur le carreau avec plusieurs
fractures à la tête.

’Espagne aura connu depuis le début 1987 le plus grand nombre de jours

L de grève depuis bien longtemps. Dans une statistique récente, le minis-


tère du Travail déclare que chaque semaine 110 000 travailleurs en
moyenne se sont mis en grève tandis que Solchaga (ministre de l’Industrie) déclare
devant l’OCDE que les conflits sociaux surgis en Espagne durant cette période
sont inévitables.
La persistance d’un conflit social ouvert dans les chantiers navals à Cadix, dans
les mines du Léon et des Asturies et aussi dans la région de Santander, ne doit pas
faire oublier que les vagues de grève récentes (qui se sont développées en parti-
culier dans le secteur public) ont coïncidé avec une tentative de ravalement de la
politique. Ceux qui avaient été jetés par la porte aux moments les plus chauds du
mouvement des assemblées et s’étaient depuis tenus cois sous l’aile protectrice du
gouvernement ou dans son opposition formelle (UGT, d’une part, CCOO, d’au-
tre part) ont tenté de revenir par la fenêtre. Ainsi l’opposition syndicale aux 5 %
dans lesquels le gouvernement prétendait contenir la hausse des salaires est en soi
une forfanterie hypocrite. Puisque depuis la signature du pacte de la Moncloa en
1977, le gel des salaires était la principale condition posée aux syndicats par le
gouvernement. Condition que les syndicats s’étaient empressés d’accepter en
échange d’une participation à la gestion du pays. C’est-à-dire qu’ils mènent au-
jourd’hui une campagne politique contre leurs propres décrets. Cela n’aura pas
échappé aux travailleurs et n’aura fait qu’accroître plus encore la méfiance que
leur inspirent les syndicats, même si de nombreux salariés ont profité de l’occa-
sion pour obtenir une légère augmentation de salaire. Néanmoins, les négocia-
tions lancées secteur par secteur sur ce thème du refus des 5 % auront réussi à
diviser un mouvement de grève qui s’était généralisé au pays tout entier et à oc-
cuper la tête de nombreux salariés au moment où un conflit social effectif éclatait
sporadiquement dans certaines régions.
En Espagne, le ferment de la démocratie a été d’abord idéologique, constitué prin-
cipalement de ceux qui avaient préparé de longue date leur putsch politique dans
le Front antifranquiste, réservoir de tous les partisans d’un État démocratique.
Mais il n’y a jamais eu une bourgeoisie nationale capable de représenter un pro-
jet universel auprès des pauvres. Ainsi, l’idéal démocratique n’a pas suivi ce long
processus de pénétration des esprits comme dans le reste des pays d’Europe. Dès
la mort de Franco, l’idéal démocratique est apparu très vite comme un produit fre-
laté, comme un simple argument politique supplémentaire au renforcement de
l’État. Le discours démocratique est devenu une contrainte politique de plus. Au
contraire, l’appareil bureaucratique d’État apparaissait visiblement inchangé.
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OS CANGACEIROS N° 3

Que ce soit autour du gouvernement proprement dit ou à l’UGT, on retrouve de


nombreux ex-phalangistes. Les bureaucrates de l’UGT ont dû devenir fonction-
naires d’État. Mais aujourd’hui, nombreux sont les gestionnaires, les chefs de
grandes entreprises qui se plaignent de l’inefficacité des syndicats ou des mili-
tants politiques à remplir leur rôle. Un grand patron résume bien l’inquiétude
de ses congénères quand il déclare : « Qu’a fait le PSOE pour faire surgir des in-
terlocuteurs sociaux représentatifs ? Voilà la question importante. »
L’usure du syndicalisme est un processus irréversible depuis le pacte de la Mon-
cloa. Devant la difficulté qu’ont les syndicats à jouer leur rôle de représentants
de l’État auprès des pauvres, les dirigeants en sont amenés aujourd’hui à prôner
l’auto-régulation du droit de grève, c’est-à-dire à faire appel au sens civique de
chaque travailleur ! Cette question de la limitation du droit de grève va devenir
le prochain cheval de bataille des bureaucraties syndicales. Mais quel écho un tel
combat aura-t-il chez les pauvres qui se mettent si souvent en grève sans tenir
compte de l’avis des syndicats. Ceux-ci en sont maintenant à rejouer sous forme
de parodie et dans un espace de temps très court les batailles du syndicalisme eu-
ropéen. Comme le dit Redondo, secrétaire général de l’UGT: « Il faut faire ap-
paraître l’UGT comme intransigeante et dure. »
Les affrontements de Reinosa, de Cadix, des mines du Léon et des Asturies sont
un démenti infligé aux socialistes, mais aussi aux syndicats qui avaient été pu-
bliquement chargés par Gonzales, le 16 mars de cette année, de « contrôler les
manifestations pour éviter les excès ». Ce n’est d’ailleurs pas autrement qu’il fallait
comprendre la récente pseudo-rupture entre gouvernement et UGT, lorsque cette
dernière a quitté en faisant le maximum de bruit la commission bilatérale syn-
dicat /gouvernement. Sous couvert d’une distanciation, l’UGT a été chargée d’al-
ler au feu, contrôler les excès, relayée par les CCOO dont un des leaders
déclarera le 27 mars : « Le drame de tout ce qui se passe dans la rue, c’est qu’il y a un
sens mais pas de direction politique, c’est un simple refus d’une gestion particulière,
mais qui manque de canalisation, d’alternatives politiques. »
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L’heure espagnole 279

Devant la menace d’une extension du conflit social, Gonzales a envoyé les syn-
dicats au charbon pour qu’ils tentent de reconstituer un consensus social en vue
des nombreuses élections (municipales, régionales et européennes) qu’auront à
subir les Espagnols au mois de juin 1987. Mais au-delà du bénéfice immédiat
qu’il compte tirer d’une autre victoire électorale, c’est à une véritable tentative
de ressouder la société civile espagnole qu’il entend se consacrer. Trop de pauvres
manifestent dans ce pays leur peu d’enthousiasme, voire leur hostilité, à aller
chercher la réalisation de leurs aspirations sociales dans l’État.
Comme en France, le mouvement étudiant espagnol a manifesté son entière dis-
ponibilité à participer à la démocratie. Après deux mois d’agitation, le gouver-
nement a reconnu aux étudiants le rôle grandissant qu’ils désiraient jouer dans
la société et ce spectaculairement en leur accordant la satisfaction de la quasi-to-
talité de leurs revendications sous la forme d’une enveloppe financière particu-
lièrement gonflée. Comme le reconnaissait un ministre : « il fallait répondre
positivement aux étudiants, car ils constituent une partie de la classe moyenne qui
est vraiment touchée par la crise, vue son ampleur ».
Alors que l’esprit civique du mouvement étudiant affluait sur le devant de la
scène politique et que Maravall, ministre de l’Éducation, en saluait la maturité
« qui posait les termes du débat démocratique, véritable débat de société », des mil-
liers de jeunes sans qualité profitaient de l’occasion pour sortir de leur réserve.
La plupart des grandes cités espagnoles furent le théâtre d’affrontements avec la
police et autres déprédations. Des bandes de jeunes se déplaçaient même d’une
ville à l’autre pour élargir leur champ expérimental.
À Barcelone, où certains LEP étaient occupés, se tenaient des assemblées réu-
nissant plusieurs lycées, qui attiraient aussi des gens du quartier, jeunes chômeurs
ou travailleurs. Entre deux affrontements dans la rue, c’était l’occasion de se dé-
marquer des étudiants dans de bruyantes discussions (les tracts des « Lascars » du
LEP parisien reçurent à ce moment un accueil chaleureux). Ceci était facilité par
le fait que les lycéens proprement dits perdaient l’initiative au profit des autres
jeunes. Ces réunions entre insatisfaits eurent parfois des résultats particulière-
ment savoureux : ainsi à Barcelone, une bande encore toute échauffée des dépré-
dations qu’elle venait de commettre en ville se trouve nez à nez avec une
patrouille de flics de banlieue qui veut les contrôler. Mal lui en prit ! Après une
brève échauffourée, deux flics sont pris en otages et séquestrés pendant quelques
heures dans un local discret. Ils seront relâchés, mais sans armes...
À Gijon, les ouvriers des chantiers navals forts de leur expérience passée des af-
frontements de rue sont venus prêter main forte aux jeunes d’un lycée technique
pour mettre une tannée aux flics. Beau retour des choses ! Il faut se souvenir
qu’en 1984-1985, lorsque ces ouvriers tenaient des assemblées ouvertes à tous, des
lycéens étaient venus y participer puisqu’ils pouvaient librement prendre la pa-
role au même titre que n’importe quel travailleur.
Que des jeunes futurs chômeurs se retrouvent ainsi partageant leur envie d’en
découdre avec des ouvriers, eux-mêmes ayant épuisé leurs « droits au chômage »,
est bien significatif de l’esprit de solidarité pratique qui existe dans ce pays. Le
credo économique, l’État, y sont moins qu’ailleurs investis de leur forme reli-
gieuse. Les Espagnols si prompts à invoquer le destin et la fatalité dans la vie
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OS CANGACEIROS N° 3

courante sont beaucoup moins fata-


listes quand il s’agit de s’en prendre à
À la suite d’une erreur d’arbitrage pendant le
match Barcelone-Bilbao, les supporters
basques se ruèrent sur le terrain pour faire la l’État. Son principe y apparaît plus
peau à l’arbitre. Dès que la police intervient, qu’ailleurs débarrassé de son enve-
ils sont rejoints par des jeunes qui arrivent de
loppe mystique, politique. Le seul fait
tous les gradins. Et l’on voit cette image sur-
prenante pour l’Espagne : des centaines de que son inhumanité soit objet de ba-
jeunes, drapeaux basques et catalans mêlés, vardage dans les moments d’agitation
charger les flics, et, au milieu du stade, leur sociale, comme c’est le cas dans ce pays
mettre une véritable tannée pour les repous-
ser ensuite dans les vestiaires. Puis les af-
ces dernières années, prouve que les
frontements avec la police se poursuivent à Espagnols savent que l’ennemi est à
l’extérieur ; de nombreuses barricades vont leur porte et donc qu’ils peuvent en
s’élever dans le centre-ville, des vitrines bri- contenir les avancées.
Deux exemples illustrent bien cela.
sées, quelques voitures détruites. Et ce n’est
qu’à 7h le lendemain matin que la dernière
barricade est prise par la police. À Madrid, récemment, eut lieu une
D’après El Pais du 11/04/86 importante manifestation où les gens
venus des banlieues protestaient contre
l’arrestation systématique des petits
dealers survenue à l’issue d’une série
d’opérations « coup de poing ». Les ma-
nifestants, en grande partie des
femmes (mères et sœurs des jeunes ar-
rêtés), exigeaient la libération immé-
diate des prisonniers aux cris de :
« Mettez en taule les grands trafiquants.
C’est la police qui tue les jeunes dans les
quartiers : elle y apporte de la drogue. »
À Vitoria (Pays Basque), éclata une vé-
ritable émeute le mois dernier. Des di-
zaines de jeunes formèrent un
important regroupement ralliant des
complicités de bar en bar... Le siège du
gouvernement provincial fut attaqué à
coups de cocktails molotov. Les af-
frontements avec la police vont durer
toute la nuit, pendant plus de sept
heures. À l’aube, c’est le Parlement
basque qui est attaqué à son tour. Pen-
dant la nuit les barricades sont appa-
rues, nombreuses, les feux de
signalisation arrachés pour les
construire. Les banques sont prises
d’assaut ainsi que des agences de la
caisse d’épargne, les commerces, les
bars, les restaurants, lapidés. Le siège
du « Banco Urquijo » est vandalisé, le
mobilier jeté par les fenêtres.
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 281

L’heure espagnole 281

’Espagne n’est pas le pays du Droit. C’est encore un pays sauvage où

L l’idéologie démocratique doit s’imposer par la force. Dans ce pays, un état


d’esprit est en devenir. Il est à la recherche pratique de ses propres condi-
tions de réalisation, enrichi d’un souvenir populaire et clandestin, il représente
une menace permanente pour l’État. La communication entre les pauvres tend
à être conçue comme une activité pratique. L’assemblée consacre cette activité so-
ciale, elle réapparaît au centre de nombreux conflits comme un besoin collectif
partagé. Son resurgissement a toujours quelque chose d’incompréhensible pour
les dirigeants, obligés qu’ils se trouvent de combattre la vitalité d’une forme au-
tonome de communication qui ne peut être contenue dans le discours démocra-
tique. Aux yeux des dirigeants, l’assemblée (encore plus lorsqu’elle unit
l’ensemble de la population) apparaît comme surgie de nulle part, car elle ne
trouve pas ses racines dans la politique. Elle ne puise pas sa force à la surface de
ce qui existe, mais dans la clandestinité sociale. Elle laisse les politiciens désarmés
et en les contraignant par sa propre combativité à faire appel à la force armée, elle
met au grand jour toutes les limites de leurs prétentions à étendre l’hégémonie
de leur pseudo-dialogue. L’heure n’est pas encore venue dans ce pays où les pro-
létaires seront prêts à troquer leur propre langage contre les vocables abstraits du
droit et de la démocratie politique.
C’est donc dans la pensée, appuyée quand il le faut de la force armée, que se
situe là aussi le véritable enjeu. De manière visible, en Espagne, la confronta-
tion entre deux conceptions du monde reste déchiffrable dans les actes des pro-
létaires. Tout au long du XXème siècle, les manifestations de révolte
réapparaissaient au moment où les dirigeants croyaient qu’elles avaient disparu
pour toujours parce qu’elles avaient momentanément reflué : pour éclater au
final à la révolution sociale des années 1930. On ne peut s’empêcher de relever
quelques similitudes entre cette époque et la nôtre alors qu’un mouvement so-
cial insoumis subsiste dans ce pays dans des conditions d’isolement organisé une
fois encore par le discours démocratique.
« L’État est l’intermédiaire entre l’homme et la liberté de l’homme », disait Marx.
Dans ce pays menacé de toutes parts par l’extension hégémonique du discours ré-
formiste et démocratique, cela reste une conviction intime et à la fois partagée.

Vincent Kast
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 282

OS CANGACEIROS N° 3

LA DOMESTICATION INDUSTRIELLE
Si le capital prend la science à son service, l’ouvrier récalcitrant sera contraint d’être docile.
Andrew Ure, Philosophie des manufactures, 1835
Autrefois, si quelqu’un traitait d’ouvrier un homme de métier, il risquait la bagarre.
Aujourd’hui qu’on leur dit que l’ouvrier est ce qui se fait de mieux dans l’État, ils insistent tous pour être ouvriers.
M. May, 1848

e terme de révolution industrielle couramment utilisé pour qualifier la

L période qui va de 1750 à 1850 est un pur mensonge bourgeois, symétrique


de celui sur la révolution politique. Il ne contient pas le négatif, et procède
d’une vision de l’histoire comme seule histoire des progrès technologiques. C’est
un coup double pour l’ennemi, qui légitime ainsi l’existence des managers et de
la hiérarchie comme conséquence inéluctable de nécessités techniques, et impose
une conception mécaniste du progrès, considéré comme une loi positive et so-
cialement neutre. C’est le moment religieux du matérialisme, l’idéalisme de la
matière. Un tel mensonge était évidemment destiné aux pauvres, parmi lesquels
il devait faire des ravages durables. Il suffit pour le réfuter de s’en tenir aux faits.
La plupart des innovations techniques qui ont permis aux usines de se dévelop-
per avaient été découvertes depuis un certain temps déjà, mais étaient restées
inemployées. Leur application à grande échelle n’en est pas une conséquence mé-
canique, mais procède d’un choix, historiquement daté, des classes dominantes.
Et celui-ci ne répond pas tant à un souci d’efficacité purement technique (effi-
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 283

La domestication industrielle 283

cacité souvent douteuse) qu’à une stratégie de domestication sociale. La pseudo-


révolution industrielle se résout ainsi à une entreprise de contre-révolution
sociale. Il n’y a qu’un seul progrès : le progrès de l’aliénation.
Dans le système qui existait antérieurement, les pauvres jouissaient encore d’une
grande indépendance dans le travail auquel ils étaient contraints. La forme do-
minante en était l’atelier domestique : les capitalistes louaient les outils aux ou-
vriers, leur fournissaient les matières premières, et leur rachetaient à vil prix les
produits finis. L’exploitation n’était pour eux qu’un moment du commerce, sur le-
quel ils n’exerçaient pas de contrôle direct. Les pauvres pouvaient encore consi-
dérer leur travail comme un « art » sur lequel ils avaient une marge notable de
décision. Mais surtout ils restaient maîtres de l’emploi de leur temps : travaillant
à domicile et pouvant s’arrêter quand bon leur semblait, leur temps de travail
échappait à tout calcul. Et la variété, autant que l’irrégularité, caractérisaient leur
travail, l’atelier domestique n’étant le plus souvent qu’un complément aux acti-
vités agricoles. S’ensuivaient des fluctuations de l’activité industrielle incompa-
tibles avec l’essor harmonieux du commerce. Ainsi les pauvres disposaient-ils
encore d’une force considérable qu’ils exerçaient en permanence. La pratique de
la perruque, le détournement de matières premières, étaient monnaie courante et
venaient alimenter un vaste marché parallèle. Surtout, les travailleurs domestiques
pouvaient faire pression sur leurs employeurs : les fréquentes destructions de mé-
tiers étaient le moyen d’un « marchandage collectif par l’émeute » (Hobsbawm).
Du fric ou on casse tout !
C’est pour supprimer cette indépendance menaçante des pauvres que la bour-
geoisie se voit contrainte de contrôler directement la sphère de l’exploitation. Voilà
la raison qui préside à la généralisation des usines. Il s’agit d’autonomiser la sphère
du travail, temporellement et géographiquement. « Ce ne sont pas tant ceux qui
sont absolument oisifs qui font du tort au public, mais ceux qui ne travaillent que
la moitié de leur temps », écrivait déjà Ashton en 1725. L’art militaire est appli-
qué à l’industrie, et les usines sont littéralement construites sur le modèle des
prisons, qui leur sont d’ailleurs contemporaines. Un vaste mur d’enceinte vient
les séparer de tout ce qui est extérieur au travail, et des vigiles sont chargés de
refouler ceux qui au début trouvaient naturel de rendre visite à leurs infortunés
amis. À l’intérieur, des règlements draconiens avaient pour premier objet de ci-
viliser les esclaves. En 1770, un écrivain avait projeté un nouveau plan pour pro-
duire des pauvres : la Maison de la Terreur, dont les habitants seraient maintenus
au travail quatorze heures par jour, et tenus en main par la diète. Son idée ne pré-
céda que de peu la réalité : une génération plus tard, la Maison de la Terreur
s’appelait tout bêtement une usine.
C’est en Angleterre que se généralisèrent d’abord les usines. Dans ce pays, les
classes dominantes avaient depuis longtemps surmonté leurs conflits internes, et
pouvaient donc s’adonner sans retenue à la passion du commerce. Et la répression
qui avait suivi l’échec de l’assaut millénariste des pauvres (cf. L’incendie milléna-
riste, p. 233-58) avait préparé le terrain de la contre-offensive industrielle. Les
pauvres en Angleterre eurent donc le triste sort de subir les premiers toute la
brutalité d’un mécanisme social en formation. Il va sans dire qu’ils considéraient
un tel sort comme une dégradation absolue, et ceux qui l’acceptaient subissaient
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 284

OS CANGACEIROS N° 3

le mépris de leurs semblables. Déjà au


temps des Niveleurs, il était courant de
penser que ceux qui vendaient leur tra-
vail contre un salaire abandonnaient
de ce fait tous les droits des « Anglais
nés libres ». Avant même de commen-
cer, les premiers propriétaires d’usines
avaient déjà du mal à recruter de la
main-d’œuvre, devant souvent parcou-
rir de longues distances pour cela. Il
leur fallait ensuite fixer les pauvres à
leur nouveau travail, et les désertions
étaient massives. Voilà pourquoi ils
prirent en charge l’habitat de leurs es-
claves, en tant qu’anti-chambre de
l’usine. La constitution de cette vaste
armée de réserve industrielle entraîna
une militarisation de l’ensemble de la
vie sociale.
e luddisme fut la réponse des

L pauvres à l’instauration de ce
nouvel ordre. Dans les pre-
mières décennies du XIXème siècle, le
mouvement de destruction des ma-
chines se développa dans un climat de
fureur insurrectionnelle. Il ne s’agissait
pas seulement d’une nostalgie de l’âge
d’or de l’artisanat. Certes, l’avènement
du règne du quantitatif, de la camelote
en série, entrait pour une bonne part
dans la colère des gens. Désormais, le
temps nécessaire pour accomplir un
travail primait sur la qualité du résul-
tat, et cette dévalorisation du contenu
de tout travail particulier conduisit les
pauvres à s’en prendre au travail en gé-
néral qui manifestait ainsi son essence.
Mais le luddisme fut avant tout une
guerre d’indépendance anticapitaliste,
une « tentative de destruction de la nou-
velle société » (Mathias). « Tous les nobles
et tous les tyrans doivent être abattus »,
disait un de leurs tracts. Le luddisme
est l’héritier du mouvement milléna-
riste des siècles précédents : bien que
ne s’exprimant plus par une théorie
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 285

La domestication industrielle 285

universelle et unificatrice, il demeure radicalement étranger à tout esprit poli-


tique et à toute pseudo-rationalité économique. À la même époque en France,
les soulèvements des canuts, qui étaient aussi dirigés contre le processus de do-
mestication industrielle, étaient en revanche déjà contaminés par le mensonge
politique. « Leur intelligence politique les illusionnait sur la source de la misère so-
ciale et faussait chez eux la conscience de leur véritable but », écrit le Marx de 1844.
Leur slogan était « vivre en travaillant ou mourir en combattant ». En Angleterre,
alors que le trade-unionisme naissant était faiblement réprimé, voire toléré, la
destruction des machines était punie de mort. La négativité absolue des lud-
distes les rendait intolérables socialement. L’État répondit de deux manières à
cette menace : il constitua une police professionnelle moderne, et reconnut of-
ficiellement les trade-unions. Le luddisme fut d’abord défait par la répression
brutale, puis s’éteignit à mesure que les trade-unions parvinrent à imposer la lo-
gique industrielle. En 1920, un observateur anglais note avec soulagement que
« le marchandage sur les conditions du changement l’a emporté sur la seule opposi-
tion au changement ». Joli progrès !
Parmi toutes les calomnies qui ont été déversées sur les luddistes, la pire est venue
des apologues du mouvement ouvrier, qui y ont vu une manifestation aveugle et
infantile. Ainsi ce passage du Capital, contre-sens fondamental d’une époque :
« Il fallut du temps et de l’expérience avant que les travailleurs apprennent à faire la
distinction entre les machines elles-mêmes et la manière dont elles sont utilisées par
le capital ; et qu’ils dirigent leurs attaques non contre les instruments matériels de pro-
duction, mais contre la forme sociale particulière dans laquelle ils sont utilisés. »
Cette conception matérialiste de la neutralité des machines suffit à légitimer l’or-
ganisation du travail, la discipline de fer (sur ce point Lénine fut un marxiste
conséquent), et finalement tout le reste. Prétendument arriérés, les luddistes
avaient du moins compris que les « instruments matériels de production » sont
avant tout des instruments de domestication dont la forme n’est pas neutre,
puisqu’elle garantit la hiérarchie et la dépendance.
La résistance des premiers ouvriers d’usine se manifestait principalement à pro-
pos de ce qui avait été une de leurs rares propriétés, et dont ils se voyaient dé-
possédés : leur temps. Un vieil usage religieux voulait que les gens ne travaillent
ni le dimanche ni le lundi, appelé « Lundi Saint ». Le mardi était consacré à se re-
mettre de deux jours de beuveries, le travail ne pouvait raisonnablement com-
mencer que le mercredi ! Générale au début du XIXème, cette saine pratique
subsista dans certains métiers jusqu’en 1914. Les patrons usèrent de divers
moyens coercitifs pour combattre cet abstentionnisme institutionnalisé, sans ré-
sultats. Ce fut à mesure que les trade-unions s’implantèrent que le samedi après-
midi férié vint se substituer au « Lundi Saint », une glorieuse conquête : la
semaine de labeur augmentait ainsi de deux jours !
Ce n’était pas seulement la question du temps de travail qui était en jeu dans le
Lundi Saint, mais aussi celle de l’usage de l’argent. Les ouvriers ne revenaient pas
travailler avant d’avoir dépensé tout leur salaire. Dès cette époque, l’esclave n’était
plus seulement considéré comme travailleur, mais aussi comme consommateur.
Adam Smith avait théorisé la nécessité de développer le marché intérieur en
l’ouvrant aux pauvres. De plus, comme écrivait l’évêque Berkeley en 1755 :
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OS CANGACEIROS N° 3

« La création de besoins ne serait-elle pas le meilleur moyen de rendre le peuple in-


dustrieux ? » De manière encore marginale, le salaire alloué aux pauvres vint donc
s’adapter aux nécessités du marché. Mais ceux-ci n’utilisèrent pas ce surcroît de
numéraire selon les prévisions des économistes ; l’augmentation du salaire, c’était
du temps gagné sur le travail (ce qui est un heureux retournement de la maxime
utilitariste de Benjamin Franklin : time is money). Le temps gagné sur l’usine se
passait dans les public houses, les bien nommées (à cette époque, les révoltes se
communiquaient de pub en pub). Plus les pauvres avaient d’argent, plus ils le bu-
vaient. C’est dans les spiritueux qu’ils ont d’abord découvert l’esprit de la mar-
chandise, au grand dam des économistes qui prétendaient leur faire dépenser
utile. La campagne pour la tempérance menée alors conjointement par la bour-
geoisie et les « fractions avancées (et donc sobres) de la classe ouvrière » ne ré-
pondait pas tant à un souci de santé publique (le travail fait encore plus de dégâts,
sans qu’ils en demandent l’abolition), qu’à une exhortation à bien utiliser son sa-
laire. Cent ans après, les mêmes ne conçoivent pas que des pauvres puissent se
priver de bouffer pour s’acheter une marchandise « superflue ».
La propagande pour l’épargne vint combattre cette propension à la dépense im-
médiate. Et là encore, il revint à « l’avant-garde de la classe ouvrière » d’instaurer
des établissements d’épargne pour pauvres. L’épargne accroît encore l’état de dé-
pendance des pauvres, et le pouvoir de leurs ennemis : grâce à elle, les capitalistes
pouvaient surmonter les crises passagères en baissant les salaires, et contenir les
ouvriers dans la pensée du minimum vital. Mais Marx relève dans les Grundrisse
une contradiction alors insoluble : chaque capitaliste exige que ses esclaves épar-
gnent, mais seulement les siens, en tant que travailleurs ; tous les autres esclaves
sont pour lui des consommateurs, et doivent donc dépenser. Cette contradiction
ne pourra être levée que beaucoup plus tard, lorsque le développement de la mar-
chandise permettra l’instauration du crédit à l’usage des pauvres. Quoi qu’il en
soit, la bourgeoisie, si elle a pu un temps civiliser la conduite des pauvres dans
leur travail, n’a jamais pu domestiquer totalement leur dépense. L’argent est ce
par quoi la sauvagerie revient toujours.
Après que la suppression du Lundi Saint eût allongé la semaine de labeur, « les ou-
vriers prenaient désormais leur temps de loisir sur leur lieu de travail » (Geoff
Brown). Le coulage des cadences était de règle. Ce fut finalement l’instauration
du travail à la pièce qui imposa la discipline dans les ateliers : l’assiduité et le ren-
dement augmentèrent ainsi par la force. L’effet majeur de ce système, qui se gé-
néralisa à partir des années 1850, fut de contraindre les ouvriers à intérioriser la
logique industrielle : pour gagner plus, il fallait travailler plus, mais ceci se faisait
au détriment du salaire des autres, et les moins ardents pouvaient même se trou-
ver licenciés. Pour remédier à cette concurrence sans frein s’imposa la négociation
collective sur la quantité de travail à fournir, sa répartition et sa rémunération.
Ainsi se trouvèrent consacrées les médiations trade-unionistes. Une fois rempor-
tée cette victoire sur la productivité, les capitalistes consentirent à diminuer les
horaires de travail. La fameuse loi des dix heures, si elle constitue effectivement
une victoire du trade-unionisme, est donc une défaite des pauvres, la consécration
de l’échec de leur longue résistance au nouvel ordre industriel.
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La domestication industrielle 287

La dictature omniprésente de la nécessité fut ainsi instaurée. Une fois supprimés


les vestiges de l’organisation sociale antérieure, plus rien n’existait dans ce monde,
qui ne soit déterminé par les impératifs du travail. L’horizon des pauvres se limi-
tait à la « lutte pour l’existence ». On ne saurait cependant comprendre le règne
absolu de la nécessité comme un simple accroissement quantitatif de la pénurie :
c’est avant tout la colonisation des esprits par le principe trivial et grossier de l’uti-
lité, une défaite dans la pensée. On mesure la conséquence de l’écrasement de cet
esprit millénariste qui animait les pauvres dans la première phase de l’industria-
lisation. À l’époque, le règne du besoin brutal était clairement conçu comme l’œu-
vre d’un monde, ce monde de l’Antéchrist fondé sur la propriété et l’argent. L’idée
de la suppression du besoin ne se séparait pas de l’idée de la réalisation de l’Eden
de l’humanité, « ce Canaan spirituel où coulent le vin, le lait et le miel, et où l’argent
n’existe pas » (Coppe). Avec l’échec de cette tentative de renversement, le besoin
accède à une apparence d’immédiateté. La pénurie apparaît dès lors comme une ca-
lamité naturelle à laquelle seule l’organisation toujours plus poussée du travail
pourra remédier. Avec le triomphe de l’idéologie anglaise, les pauvres déjà dépos-
sédés de tout se voient en plus dépossédés de l’idée même de la richesse.
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OS CANGACEIROS N° 3

C’est dans le protestantisme, et plus précisément dans sa forme anglo-saxonne pu-


ritaine, que le culte de l’utilité et du progrès trouve sa source et sa légitimité. Fai-
sant de la religion une affaire privée, l’éthique protestante entérine l’atomisation
sociale générée par l’industrialisation : l’individu se retrouvait isolé face à Dieu
comme il se retrouvait isolé face à la marchandise et à l’argent. Ensuite, elle mit
en avant les valeurs qui étaient précisément requises des pauvres modernes : hon-
nêteté, frugalité, abstinence, épargne, travail. Les puritains, ces enculés, qui
avaient combattu sans relâche les fêtes, les jeux, la débauche, tout ce qui venait
s’opposer à la logique du travail, et voyaient dans l’esprit millénariste « l’étouffe-
ment de tout esprit d’entreprise chez l’homme » (Webbe en 1644) taillèrent la route
à la contre-offensive industrielle. De plus, on peut dire de la Réforme qu’elle fut
le prototype du réformisme : née d’une dissidence, elle favorisa à son tour toutes
les dissidences. Elle « n’exige pas que l’on professe le christianisme, mais qu’on ait
de la religion, une religion quelconque. »
C’est en France et en 1789 que ces principes allaient trouver leur pleine réalisa-
tion, en se dépouillant définitivement de leur forme religieuse et en s’universa-
lisant dans le Droit et la politique. La France était retardataire dans le processus
d’industrialisation : un conflit irréconciliable opposait la bourgeoisie et la no-
blesse rétive à toute mobilisation de l’argent. C’est paradoxalement ce retard qui
conduisit la bourgeoisie à avancer le principe le plus moderne. En Grande-Bre-
tagne, où les classes dominantes avaient fusionné depuis longtemps en un cours
historique commun, « la Déclaration des droits de l’homme prit corps, non pas ha-
billée de la Toge romaine, mais sous le manteau des prophètes de l’Ancien Testament »
(Hobsbawm).
Voilà précisément la limite, l’inachèvement de la contre-révolution théorique an-
glaise : finalement, la citoyenneté y repose encore sur la doctrine de l’élection, les
élus se reconnaissant au fruit de leur travail et à leur adhésion morale à ce monde.
Elle laissait donc en dehors d’elle-même une populace qui pouvait encore rêver
au pays de cocagne. La mise au travail forcé dans les usines eut d’abord pour but
de réduire cette force menaçante, de l’intégrer par la force d’un mécanisme social.
Il manquait encore à la bourgeoisie anglaise ce raffinement dans le mensonge qui
devait caractériser son homologue d’outre-manche, lui permettant de réduire les
pauvres d’abord par l’idéologie. Aujourd’hui encore, les défenseurs britanniques
du Vieux Monde ne font pas tant état de leurs opinions politiques que de leur rec-
titude morale. La frontière sociale, particulièrement visible et arrogante, qui sé-
pare les riches des pauvres dans ce pays, est à la mesure de la faible pénétration
de l’idée d’égalité politique et juridique des individus.
Alors que l’endoctrinement moral puritain avait d’abord eu pour effet d’unifier
et de conforter tous ceux qui avaient quelque intérêt particulier à défendre dans
un monde changeant et incertain, il vint faire ses ravages sur les classes inférieures
après que celles-ci se soient déjà trouvées pliées sous le joug du travail et de l’ar-
gent, pour parachever leur défaite. Ainsi Ure recommandait-il à ses pairs d’en-
tretenir avec autant de soin la « machinerie morale » que la « machinerie
mécanique » dans le but de « rendre l’obéissance acceptable ». Mais cette machi-
nerie morale allait surtout révéler ses effets néfastes une fois relayée par les pau-
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La domestication industrielle 289

vres, en marquant de son empreinte le mouvement ou-


vrier naissant. Ainsi se multiplièrent les sectes ouvrières
méthodistes, wesleyennes, baptistes et autres, jusqu’à ras-
sembler autant de fidèles que l’Église d’Angleterre, insti-
tution d’État. Dans cet environnement hostile des
nouveaux sites industriels, les ouvriers se replièrent fri-
leusement autour de la chapelle. On est toujours porté à
justifier les affronts desquels on ne se venge pas : la nou-
velle morale ouvrière érigea la pauvreté en grâce et l’aus-
térité en vertu. Dans ces localités, le syndicat fut le rejeton
direct de la chapelle, et les prédicateurs laïcs se transfor-
mèrent en délégués du trade-union 1. La campagne menée
par la bourgeoisie pour civiliser les pauvres ne devait avoir
raison de la haine sociale que par ricochet, une fois relayée
par des représentants ouvriers qui, dans leurs luttes contre
leurs maîtres, parlaient désormais le même langage qu’eux.
Mais les formes encore religieuses que pouvait prendre la
domestication dans la pensée n’étaient qu’un épiphéno-
mène. Celle-ci avait une base autrement plus efficiente
dans le mensonge économique.
J. et P. Zerzan 2 relèvent fort justement cette contradiction :
c’est dans le deuxième tiers du XIXème siècle, au moment
où les pauvres subissent les conditions les plus dégradantes
et mutilantes dans tous les aspects de leur vie, au moment
où toute résistance à l’instauration du nouvel ordre capi-
taliste est défaite, c’est à ce moment donc que Marx, En-
gels et tous leurs épigones saluent avec satisfaction la
naissance de « l’armée révolutionnaire du travail » et esti-
ment que les conditions objectives sont enfin réunies pour
un assaut prolétarien victorieux. En 1864, dans sa célèbre
adresse à l’Internationale, Marx commence par dresser un
tableau détaillé de la situation épouvantable des pauvres
anglais, pour ensuite célébrer « ces merveilleux succès »
que sont la loi des dix heures (on a vu ce qu’il en était) et
l’établissement de manufactures coopératives marquant
« une victoire de l’économie politique du travail sur l’éco-
nomie politique de la propriété » ! Si les commentateurs
marxistes ont abondamment décrit le sort effroyable des 1. Un exemple significatif:
ouvriers au XIXème, ils le jugent quelque part inévitable et l’Église travailliste, fondée
bénéfique. Inévitable parce qu’ils y voient une consé- à Manchester en 1891
quence fatale des exigences de la Science, et du nécessaire
eut pour seule fonction
d’amener les ouvriers du
développement des « rapports de production ». Bénéfique, Nord à rejoindre un Parti
dans la mesure où « le prolétariat se trouve unifié, discipliné travailliste indépendant,
et organisé par le mécanisme de production » (Marx). Le
après quoi elle disparut.

mouvement ouvrier se constitue sur une base purement


2. Industrialism & Do-
mestication, Black Eye
défensive. Les premières associations ouvrières étaient des Press, Berkeley, 1979
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OS CANGACEIROS N° 3

« sociétés de résistance et de secours mutuel ». Mais alors qu’auparavant les pau-


vres en révolte s’étaient toujours reconnus négativement, en nommant la classe
de leurs ennemis, c’est dans et par le travail, placé par la contrainte au centre de
leur existence, que les ouvriers en vinrent à rechercher une communauté posi-
tive, produite non par eux mais par un mécanisme extérieur. Cette idéologie de-
vait prendre corps en premier lieu dans la « minorité aristocratique » des ouvriers
qualifiés, « ce secteur auquel s’intéressent les politiciens et d’où viennent ceux que la
société n’est que trop empressée à saluer comme les représentants de la classe ouvrière »,
comme le note avec pertinence Edith Simcox en 1880. L’immense masse des tra-
vailleurs encore intermittents et non qualifiés n’a de ce fait pas droit de cité. Ce
sont eux qui, lorsque les portes des trade-unions s’ouvriront, préserveront le lé-
gendaire esprit combatif et sauvage des travailleurs anglais. Un long cycle de luttes
sociales commence alors, parfois très violentes, mais qui resteront dépourvues
de tout principe unificateur.
« Quoique l’initiative révolutionnaire partira probablement de la France, l’Angle-
terre peut seule servir de levier pour une révolution sérieusement économique. (...) Les
Anglais ont toute la matière nécessaire à la révolution sociale. Ce qui leur manque,
c’est l’esprit généralisateur et la passion révolutionnaire. » Cette déclaration du
conseil général de l’Internationale porte en elle à la fois la vérité et la fausse
conscience d’une époque. Du point de vue social, l’Angleterre a toujours consti-
tué une énigme : le pays qui a donné naissance aux conditions modernes d’ex-
ploitation et a donc le premier produit une grande masse de pauvres modernes est
aussi celui dont les institutions sont restées inchangées depuis maintenant trois siè-
cles, n’ayant jamais été ébranlées par un assaut révolutionnaire. Voilà qui contraste
avec les nations du continent européen, et vient contredire la conception marxiste
de la révolution. Les commentateurs ont tenté d’expliquer une telle énigme par
quelque atavisme britannique, d’où les salades maintes fois répétées sur l’esprit
réformiste et antithéorique des pauvres anglais, en regard de la conscience radi-
cale animant les pauvres de France, toujours prêts à monter sur les barricades.
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 291

La domestication industrielle 291

Une telle vision anhistorique oublie tout d’abord le foisonnement théorique des
années de guerre civile, au XVIIème siècle, ensuite la chronicité et la violence qui
ont toujours caractérisé les luttes sociales des pauvres anglais, et qui se sont sans
cesse amplifiées depuis le milieu de ce siècle. En réalité, l’énigme se résout ainsi :
la révolte des pauvres est toujours tributaire de ce à quoi elle s’affronte.
En Angleterre, c’est sans phrases, par la force brutale d’un mécanisme social, que
les classes dominantes ont mené leur entreprise de domestication. Aussi les his-
toriens anglais déplorent-ils souvent que la « révolution industrielle » n’ait pas
été accompagnée d’une « révolution culturelle » qui aurait intégré les pauvres à
« l’esprit industriel » (de telles considérations se sont multipliées dans les années
70, quand l’extension des grèves sauvages en a révélé l’acuité). En France, la
contre-offensive bourgeoise a d’abord été théorique, par la domination de la po-
litique et du Droit, « ce miracle qui depuis 1789 tient le peuple abusé » (Louis Blanc).
Ces principes représentaient un projet universel, c’était une promesse de partici-
pation faite aux pauvres dès lors qu’ils en feraient leurs les modalités. Vers 1830,
une partie des pauvres s’en fit le porte-parole, revendiquant que « soient rendus à
leur dignité de citoyens des hommes que l’on infériorise » (Proudhon). À partir de
1848, les mêmes principes furent invoqués contre la bourgeoisie au nom de la
« république du travail ». Et on sait à quel point le poids mort de 1789 pèsera
lourd dans l’écrasement de la Commune. C’est un projet social qui se scinde en
deux au XIXème siècle. En Angleterre, métropole du Capital, les luttes sociales ne
peuvent se fondre dans un assaut unitaire, restant de ce fait travesties en luttes
« économiques ». En France, berceau du réformisme, cet assaut unitaire reste
contenu dans une forme politique, laissant ainsi le dernier mot à l’État. Le secret
de l’absence de mouvement révolutionnaire outre-Manche est donc identique-
ment le secret de la défaite des mouvements révolutionnaires continentaux.
Aujourd’hui s’achève le processus dont nous venons de décrire la genèse : le mou-
vement ouvrier classique s’est définitivement intégré à la société civile, alors que
s’amorce une nouvelle entreprise de domestication industrielle. Aujourd’hui
donc apparaissent en pleine lumière tant la grandeur que les limites des mouve-
ments passés, qui déterminent toujours les conditions sociales particulières à
chaque région de ce monde.

Léopold Roc
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OS CANGACEIROS N° 3

« LA POLICE FERA DE SON MIEUX,


MAIS L’ HISTOIRE
N’EST PAS DE SON CÔTÉ. »
Stalker, n° 2 de la police de Manchester, quelques jours après sa démission
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 293

La police fera de son mieux 293

a Grande-Bretagne est une région singulière de ce monde : si son cours his-

L torique, caractérisé notamment par la perte de l’empire colonial et la dé-


pendance vis-à-vis du grand-frère américain, ne se différencie pas de celui
des autres contrées de la vieille Europe, les conditions rudimentaires qui règnent
en son sein, qu’il s’agisse de l’accès à la marchandise ou des idéologies disponibles,
et conséquemment l’existence visible d’une grande masse de pauvres, tout cela
l’apparenterait plutôt à quelque pays bureaucratique ou ex-colonie. Il s’agit bien
cependant d’une vieille démocratie occidentale, et contrairement à de tels pays,
elle ne peut donc s’appuyer sur l’usage immodéré de la force sans risque pour la
bonne marche des affaires. Les émeutes qui y éclatent désormais d’une manière
chronique ont souvent induit la comparaison avec les États-Unis, et beaucoup de
côtés l’en rapprochent effectivement, mais elle ne connaît pas cette mobilité so-
ciale qui est un élément essentiel de la société nord-américaine : il y a peu de self-
made men britanniques. Il n’y règne pas non plus le même confinement de la
violence sociale, et des quartiers comme Brixton [quartier Sud de Londres] ou
Toxteth [dans le centre de Liverpool] sont loin d’être des ghettos semblables au
Bronx ou à Watts. Mais la particularité essentielle de la Grande-Bretagne réside en
ceci que dans ce pays la guerre sociale est ouverte. Ceci ne veut pas dire bien évi-
demment que les pauvres y aient d’ores et déjà lancé une offensive ouverte et
concertée. Mais leur indiscipline chronique, quoi qu’elle explose de manière spo-
radique et en ordre dispersé, n’en réduit pas moins notablement la marge de ma-
nœuvre de l’ennemi. Le refus est au centre de la vie sociale britannique, et en
détermine de plus en plus de moments. Il est significatif que le mot le plus sou-
vent employé pour qualifier cette situation soit unrest, qui signifie négativement
l’absence de tranquillité sociale. Ici, les classes dominantes n’ont pas de repos.
La période ouverte par la vague d’émeutes de l’automne 1985 a marqué à ce pro-
pos un progrès décisif : alors que l’explosion générale de l’été 1981 avait été sui-
vie d’un calme relatif pouvant encore laisser croire que quelques mesures
réformistes suffiraient à en empêcher le retour, les émeutes sont désormais de-
venues pour l’État une fatalité, qu’il ne s’agit plus que de contenir. « Les émeutes
sont dans l’air de Londres comme de la vapeur d’essence, il ne manque qu’une étin-
celle », déclarait en juillet dernier le chef de la Metropolitan police. Et ce qui est
vrai pour Londres l’est aussi partout : « S’il peut y avoir une émeute à Harrogate,
c’est qu’il peut y en avoir n’importe où dans le Royaume Uni », écrivait le Daily Te-
legraph en octobre 1985 après qu’une émeute ait effectivement éclaté dans ce
bourg cossu, « les policiers n’ont procédé à aucune arrestation ; serait-ce qu’ils ne
pouvaient tout simplement en croire leurs yeux ? » Depuis un an et demi, plusieurs
centaines d’incidents, de « mini-émeutes » et « chaos » divers ont été signalés par
la presse (sans même parler de ceux qui sont restés tus) qui, le plus souvent, n’ont
pas tourné à l’émeute pour cette seule raison que les flics ont reçu l’ordre de bat-
tre en retraite et laisser passer l’orage. « Chaque jour amène une situation poten-
tiellement explosive : un match de foot, une fête, un concert, une arrestation, et le
policier sait que son action va peut-être entraîner une émeute sérieuse » dixit un flic-
chef. Au cours de l’année 1986, un sixième des effectifs de la police des West
Midlands (la plus nombreuse après Londres) a ainsi fait un séjour plus ou moins
long à l’hôpital, alors même qu’il n’y a pas eu d’émeute dans cette région.
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OS CANGACEIROS N° 3

Cette haine communément répandue contre la police explose d’autant plus bru-
talement en réponse aux meurtres qu’elle commet. Bien que ces porcs soient ra-
rement armés, les bavures sont légion. Mais contrairement à la France, il arrive
qu’elles provoquent autre chose que des geignements. En janvier 1986 à South-
port près de Liverpool, le meurtre de Ray Moran, jeune délinquant de 19 ans,
fut suivi de quatre jours d’escarmouches anti-flics et de pillages, couronnés par
une attaque massive contre les flics pendant la mi-temps du match South-
port / Scarborough, aux cris de « Ray Moran ! » et « assassins ».
Un tract anonyme avait circulé :
« Quelle différence y a-t-il entre un flic tué dans une émeute à Tottenham [banlieue
de Londres] et un teenager tué par les flics à Southport ? 20 000 lignes dans la presse
et un enterrement en grandes pompes. »
En février 1987 à Wolverhampton, deux flics étranglent un Noir dans un centre
commercial, alors qu’il tentait d’utiliser une carte de crédit volée. La foule pré-
sente s’en prend instantanément aux flics et aux vitrines, et les affrontements se
poursuivent le lendemain, quelques dizaines de supporters sortant d’un stade, ve-
nant grossir les rangs des émeutiers.
Il existe effectivement dans plusieurs villes des cités ou des rues qui sont des no-
go-areas, des zones interdites aux flics. Il existe surtout des difficult go areas, qu’un
commissaire définit avec tact comme « des quartiers où la police se trouve confron-
tée à un choix douloureux entre deux aspects de sa mission : arrêter les délinquants et
préserver la paix publique. » En clair : mieux vaut parfois laisser filer un malfaiteur
que risquer un mal plus redoutable encore. Un tel état de fait n’est évidemment
pas tolérable pour les forces de la loi et de l’ordre. Aussi ont-elles entrepris de re-
conquérir ces zones en y lançant une série de raids ponctuels, en masse et par sur-
prise. Leur but n’est pas tant de rafler un maximum de hors-la-loi (à chaque fois
leurs prises sont minces) que d’imposer l’idée de leur présence. Les raids ainsi
menés à partir de juillet 1986 sur Brixton, Handsworth [banlieue de Birming-
ham] et ailleurs s’étaient déroulés sans heurts, à cause de l’effet de surprise. À
Bristol les 11 et 12 septembre, ce fut le clash.
C’est dans le quartier de St-Paul’s, à Bristol, qu’avait éclaté en avril 1980 la pre-
mière du long cycle d’émeutes qui se poursuit toujours, suivie d’une autre en
juin 1983. Les quatre ou cinq rues à population majoritairement noire qui consti-
tuent ce quartier sont une enclave menaçante dans un centre-ville réservé au
commerce et à l’habitat des cadres. Depuis février 1986, il était effectivement de-
venu une no-go-area : ce jour-là, la foule avait mis en déroute une patrouille de
flics, et à partir de ce beau début, les gens parvinrent à interdire durablement le
quartier à tout ce qui porte uniforme. Les heurts s’étaient encore intensifiés de-
puis la fin de l’été, et les flics voyaient couver une bonne grosse émeute. Ils choi-
sirent de prendre les devants en investissant le quartier à plusieurs centaines,
planqués dans des camions de déménagement ! Comme toujours, le prétexte in-
voqué était la lutte contre la drogue, ce qui est commode pour encager les jeunes
Noirs qui subsistent souvent en revendant de la ganja. C’est aussi un bon moyen
de calomnier les émeutiers, présentés comme des junkies défendant leurs dea-
lers. En fait, la grande majorité des jeunes Noirs ne vend ni ne consomme de
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 295

La police fera de son mieux 295

poudre, le marché leur étant inaccessible et c’est tant mieux. La présence mas-
sive des porcs ne décourage pas les énergies, et les affrontements durèrent plu-
sieurs heures au terme desquelles au moins 13 flics et 3 journalistes se
retrouvèrent à l’hosto. « Voilà ce que vous prenez quand vous vous pointez par ici. »
Et le lendemain soir, les habitants rejoints par des jeunes venus d’autres quartiers
contraignirent les flics à revenir pour poursuivre les réjouissances. L’émeute dé-
borda même sur le quartier mitoyen de Montpelier où de nombreux magasins fu-
rent pillés. Les flics avaient entrepris de reconquérir St-Paul’s, ils ont perdu la
bataille. Depuis lors, ce quartier demeure allègrement fidèle à sa réputation. Et
quelques jours plus tard, une émeute éclatait dans la ville voisine de Bath, ce que
les journaux nomment avec mépris une copycat riot, émeute par imitation, qui
n’a d’autre raison apparente que le fait qu’une autre émeute ait eu lieu pas loin.
Alors que depuis 1985, les flics brandissent périodiquement la menace du gaz
CS et des balles en plastique, ils ne les ont pas encore utilisés à ce jour. Gageons
qu’ils ne le feront qu’en dernier recours, au cas où ils ne parviendraient pas à en-
diguer l’extension d’une émeute aux quartiers riches par exemple. C’est qu’il est
pour le moins hasardeux pour l’État anglais d’importer à domicile les conditions
irlandaises, ce qui donnerait plus de consistance encore au cauchemar de la guerre
civile. Les flics se dotent malgré tout de toujours plus de moyens : ils étudient en
ce moment un projet de pistolets lançant des aiguilles au somnifère, semblables
à ceux utilisés pour la capture des animaux sauvages !
Les fréquentes déclarations de responsables policiers traduisent bien le mélange
d’effroi et de fatalisme auquel sont en proie les classes dominantes : « Il faut tou-
jours plus de policiers pour arriver à toujours moins de résultats. Depuis les émeutes
de 1981, nous n’avons fait que gagner du temps et emmagasiner les ennuis. La société
nous demande l’impossible. Tant que les causes du mal subsisteront, nous ne pourrons
faire que très peu » (Stalker). Les flics sont bien placés pour savoir qu’il y a quelque
chose de cassé dans la société anglaise, qu’ils ne pourront arranger tout seuls,
sans des initiatives émanant de l’État et de cette partie de la société qui reste fi-
dèle à la loi. Et ces initiatives ne viennent pas. Comme le déclarait récemment
un juge : « Dans ce domaine, il est plus difficile de faire faire quelque chose aux res-
ponsables politiques que de faire l’amour à une éléphante. » (Ce qui est un aveu de
la bestialité des juges.) Quel mensonge à vocation universelle l’État britannique
pourrait-il avancer de toute façon ? Intégration politique ? Cette idéologie n’a au-
cune base historique dans ce pays, et moins que jamais les pauvres n’y seraient
prêts à aller communier sur l’autel de la démocratie et de l’égalité abstraite. L’in-
tégration économique ? Dans une société qui compte de plus en plus d’exclus et
où les conditions de survie sont toujours plus précaires ? Quant à l’intégration
culturelle, le coup a été tenté après 1981, et a lamentablement échoué. La culture
des émeutiers, un flic de Bristol la résume ainsi : « Ils ont leur propre style de vie,
ils ne se lèvent jamais le matin et restent dehors tard dans la nuit, soit dans les rues,
soit dans les shebeens » (bars clandestins). C’est au coup par coup que réagit l’État
britannique, avec le pragmatisme qui l’a toujours caractérisé. Mais, et c’est encore
la nouvelle la plus réjouissante, il ne semble pas prêt dans un futur proche d’être
à même d’élaborer une stratégie contre-offensive. C’est d’ailleurs pourquoi le La-
bour s’apprête allègrement à perdre les élections de juin. Ceci ne veut cependant
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OS CANGACEIROS N° 3

pas dire que les unités anti-émeutes soient le seul obstacle que doivent affronter
les révoltés des inner cities, comme nous l’allons voir à travers les exemples de
deux places fortes de la ligne de front, Brixton et Tottenham.

Brixton les émeutes sont une tradition locale (rappelons qu’il y en eut

À successivement en avril et juillet 1981, octobre 1982 et octobre 1985),


et les périodes de calme sont toujours précaires : en mai 1986, quelques
dizaines de personnes libèrent un individu qui vient d’être appréhendé en pleine
rue, et mettent les flics en déroute. D’autres flics, en octobre, se voient ordonner
par leurs supérieurs de laisser filer un black recherché pour meurtre qu’ils pour-
chassaient, par crainte d’une émeute. Brixton n’est pas une no-go-area, mais il y
règne un rapport de forces constant et visible entre les flics et une bonne partie de
la population, qui n’est pas toujours au désavantage de celle-ci. Pour remédier à
cela, l’État et la municipalité Labour d’extrême gauche avaient mis en train après
1981 une série de mesures réformistes dont les émeutes de 1985 révélèrent l’échec
éclatant. Il s’était tout d’abord agi de favoriser l’implantation du business dans le
quartier, selon l’imbécillité économiste : moins de chômage=moins d’émeutes.
Mais quasiment aucune entreprise n’eut la témérité de venir s’installer là, et les
primes exorbitantes exigées par les compagnies d’assurance achevèrent de ruiner
le projet. Il n’en reste plus qu’une « Zone industrielle Angela Davis » déserte et
saccagée. Conjointement à cela, le sketch classique de la « valorisation culturelle »
du quartier tourna court aussi vite : un « Centre culturel afro-caribbéen » mis en
place après 1981 était rapidement devenu un repaire pour la fourgue et le deal,
et un havre pour ceux qui étaient pourchassés par les flics. C’est à 2 000 que ceux-
ci se pointèrent en juillet 1986 pour l’investir et arrêter une soixantaine de per-
sonnes, après quoi le centre fut définitivement fermé.
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La police fera de son mieux 297

Revenu de ses premières erreurs, l’ennemi a mis en place


une tactique plus efficiente connue sous le terme de gen-
trification. À Brixton comme dans toutes les villes an-
glaises, la majeure partie des logements est la propriété du
council (municipalité). Celui-ci brade maintenant ses nom-
breuses maisons (3 fois moins cher qu’ailleurs) à ceux des
petits cadres pour lesquels le rêve d’accéder à la propriété
l’emporte malgré tout sur le cauchemar de se trouver vic-
time des sauvages. C’est un coup double pour l’ennemi : il
entend d’une part se débarrasser de cette incertaine po-
pulation de squatters qui occupent ces maisons depuis des
années, d’autre part injecter dans cette zone incontrôlée
une nouvelle race de mutants à sa botte, les Yuppies 1. Dans
leur sillage, et à mesure que ferment les pubs agités, s’ins-
tallent déjà commerces branchés et restaurants de pseudo-
luxe. L’État entend ainsi se doter de ce qui, à l’encontre
de la France, lui fait défaut depuis toujours : cette force so-
ciale déterminante que constitue une classe intermédiaire
entre lui et les pauvres. Dans un État démocratique, la po-
lice ne peut remplir son rôle qu’au nom de la défense de
la communauté. Elle doit donc pouvoir s’appuyer sur
cette partie de la société qui prétend représenter la com-
munauté. C’est précisément ce qui lui fait défaut dans les
zones d’émeutes. En Angleterre, les beaufs n’ont pas la
main sur le fusil à pompe, mais sur le téléphone, pour ap-
peler les flics au moindre soupçon. Si de telles émeutes ar-
rivaient en France (esperanza !), nul doute que les
boutiquiers formeraient immédiatement des milices ar-
mées. Rien de tel en Angleterre : à Bristol, les flics avaient
justifié leur intervention par une pétition émanant de la
« majorité silencieuse », mais personne n’ose se revendi-
quer ouvertement d’une telle majorité. Les Yuppies sont
donc la tête de pont de l’ennemi, qui risque fort de subir
de lourdes pertes car elle est là pour ça : une partie de la
population devenant la cible la plus immédiate de la haine
sociale, la police pourra se présenter comme la médiation
nécessaire à la prévention d’affrontements. Il est encore
trop tôt pour prédire ce qui adviendra de ce processus :
une seule émeute et tout sera remis en cause. En attendant,
les casses et agressions contre cette faune étrangère se mul-
tiplient : c’est le moyen de résister à la gentrification en
dissuadant ces gens de venir s’installer là. Cette situation
n’est pas seulement valable à Brixton mais dans d’autres
quartiers de Londres comme Hackney où la plus noire mi- 1. Terme dérivé de Young
Urban Protestant.
sère côtoie les zones « post-industrielles », en expansion. Désigne le cadre en GB.
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OS CANGACEIROS N° 3

De même dans le quartier irlandais de Kilburn en septembre dernier, plusieurs


dizaines de personnes ont saccagé leur ancien pub qui était devenu un repaire de
cadres et de touristes. Une seule chose est sûre : dans de tels quartiers, les pro-
chaines émeutes se dérouleront dans des conditions tout à fait différentes.
e soulèvement de la cité de Broadwater Farm à Tottenham le 6 octobre

L 1985 avait été l’événement le plus scandaleux de l’histoire anglaise contem-


poraine. Ce soir-là, un seuil irrémédiable avait été franchi dans la violence
sociale : pour la première fois dans une émeute, des coups de feu avaient été tirés,
et un flic s’était fait buter par la foule, de 42 coups de machettes et couteaux. Ce
scandale, les habitants de la cité le payèrent très cher dans les mois qui suivirent :
occupation policière permanente, perquisitions musclées, tabassages, arrestations,
la terreur policière se déchaîna sans frein. Vint ensuite la répression judiciaire : à
partir de septembre 1986, 61 inculpés comparurent dans un procès fleuve de plu-
sieurs mois. Plus encore que de châtier les criminels, il s’agissait d’exorciser un

RESTLESS
Un policier qui a échappé de peu à la mort Un homme suspecté d’être un indicateur de
après avoir été agressé au couteau déclarait police a été battu par un gang de Bath qui,
hier soir : « Ils ont juste fait ça pour rire, même après l’avoir jugé coupable d’être une balance,
pas pour le vol. c’est la mode chez les jeunes l’a « condamné au bûcher ». Ils ont versé de l’al-
de ce quartier. » cool à brûler sur sa tête, et y ont mis le feu. Il a
Daily Mail, 4/08/1986 essayé frénétiquement d’éteindre les flammes,
mais était tellement terrorisé qu’il ne s’est
« Ne nous cognez pas, on n’est pas de la po-
rendu à l’hôpital que 30 heures plus tard.
lice ! » - les équipes d’ambulanciers des West
Midlands sont contents, ils vont troquer leurs The Sun, 17/02/1987
uniformes noirs contre de nouveaux d’une 2/01/1986 : ravage dans la maison de la gueule
teinte plus claire que celle des policiers. Ils es- de bois. Des squatters adolescents, dont les
timaient que leurs uniformes étaient trop simi- plus jeunes n’avaient pas 13 ans, ont envahi la
laires, surtout la nuit. Les attaques contre eux maison la plus chère d’Angleterre pour y orga-
se multipliaient, et ils pensent que ceci est dû niser une gigantesque fête. Des feux de bois
au fait qu’on les confondait avec les policiers. 1 brûlaient dans chaque cheminée. Quand il n’y
Un gardien de prison a été tué d’un coup de eut plus de bois, ils ont brûlé les tapis. Le mot
couteau hier lors d’un combat sanglant avec un avait circulé dans Londres, et 2 000 « invités »
gang de jeunes Noirs. Tout a commencé ont investi les 10 chambres, le sauna, les deux
lorsque les jeunes ont cassé une vitrine du piscines et la salle de banquet prévue pour 70
Prince of Wales pub, dans le sud de Londres. personnes. Selon un des participants, « ce fut
Deux jeunes gardiens de prison sont sortis une orgie de sexe et de destruction ». Les dé-
pour les arrêter ; l’un d’eux a alors reçu un coup gâts s’élèvent à 10 000 livres. Le dernier pro-
de couteau dans le ventre et demeure dans un priétaire était un homme d’affaires Bengali, à
état critique. L’autre a été poignardé dans le l’étranger depuis plusieurs mois. Il a fallu 10
cou et est mort sur le coup. Un troisième gar- voitures de police pour évacuer les derniers
dien de prison a été poignardé un peu plus squatters. 1
tard, alors qu’il venait de rendre visite à son col-
lègue blessé. Un policier a aussi reçu un coup
de couteau alors qu’il tentait d’arrêter un des
jeunes Noirs, qui a réussi à s’enfuir. « D’après
ce que je sais, il ne s’agissait pas d’un motif ra-
cial, mais d’un acte de hooliganisme aveugle »,
1. Cité dans la brochure Rebel Violence, chronologie des
a déclaré le commissaire. événements de 1985 et 1986, disponible à Housman’s
Daily News, 2/03/1987 bookshop, 6 Caledonian Rd, London.
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La police fera de son mieux 299

Des vacanciers ont saccagé leur village de


vacances après avoir entendu dire qu’il allait
fermer. Des tas de gens s’appropriaient les
biens appartenant au centre d’Amtree Park.
« Ce village est à nous », disaient-ils. Les bars
ont été vidés, les magasins et chalets pillés,
les manèges démantelés, et un théâtre de
2 000 places a été détruit par le feu.
The Star, 10/07/1986
Une série d’attaques terrifiantes a entraîné
une grève des employés des bureaux de lo-
gement. Ils se sont faits agresser par des lo-
cataires en colère à coups de bouteilles et
sacrilège. Ceci est particulièrement net couteaux, ainsi que divers autres projectiles.
dans la peine de six mois infligée à un Certains se sont faits jeter des cafards dans
Noir simplement parce qu’il avait pissé les cheveux. À Lewisham (sud de Londres),
là où le flic s’était fait débiter en 6 % des logements sont inhabitables, alors
tranches ! D’entrée, le juge annonça la que la liste d’attente augmente de 5 000
noms chaque année.
couleur : « Vous avez pris part au désor- South London Press, 10/10/1986
dre le plus grave qui ait eu lieu dans ce
pays, nous devons faire un exemple. »
Le 2 août, dans la zone des night club de Ply-
mouth, 8 policiers ont été blessés lors d’af-
Bien qu’il apparut très vite que les frontements sur Union Street. Au même
chefs d’inculpation aient été montés de moment, 2 autres étaient blessés lors de l’at-
toute pièce par les flics, les condamna- taque du commissariat de Dartmouth. Les
tions furent délirantes : la cour d’appel événements se sont précipités le week-end
fixa à 2 ans ferme le tarif minimum,
suivant, à la fermeture des clubs. 500 per-
sonnes ont bloqué Union Street et ont arrosé
pour avoir simplement été présent sur les flics de pierres et de bouteilles. Une
les lieux ce soir-là. Quant aux trois res- panda a été retournée, et les gens ont
tant inculpés du meurtre du flic, ils chargé les flics, les insultant et leur crachant
prirent 30 ans et la vie. Est-il besoin de dessus. La bataille a duré près de deux
le préciser, le flic qui avait assassiné la
heures. Des renforts ont été envoyés des
comtés avoisinants pour boucler les ban-
mama noire, mettant ainsi le feu aux lieues, et 22 personnes ont été arrêtées.
poudres, ne fit pas une heure de taule. Counter Information, 10/86
Alors que leurs exploits avaient provo- Le personnel du bureau de chômage de
qué la reconnaissance de tous les insa- Blenheim Grove refuse toujours de retour-
tisfaits du pays, les émeutiers de ner travailler dans les bureaux qui avaient
Tottenham se trouvèrent confrontés à été fermés il y a trois semaines, après avoir
l’isolement le plus absolu au moment
été saccagés par les chômeurs en colère.
Ceux-ci avaient agressé les employés à la
de la répression. Leur défense fut le sortie de la cafétéria, puis avaient envahi les
fait des réformistes locaux. En 1983, bureaux, cassant toutes les vitres des gui-
une « association des jeunes de Broad- chets, avant de se rendre dans le bureau de
water Farm » avait été créée par des la direction et de tout casser dedans. Main-
mères de famille noires pour combat-
tenant, les employés disent qu’ils n’y retour-
neront pas tant que leur sécurité ne sera pas
tre la délinquance qui s’accroissait à garantie, et veulent continuer de travailler
l’intérieur même de la cité. Elle dis- dans le bureau de Redcross Way, qui avait
pose d’un local dans lequel se retrou- été tenu secret jusqu’à ce que des chômeurs
vent les jeunes de la cité. C’est une de ne le découvrent lundi dernier.
ces mères de famille qui s’était fait South London Press, 10/10/1986
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 300

OS CANGACEIROS N° 3

buter par un flic le 6 octobre. C’est cette partie des habitants de la cité qui, tout
en ne partageant pas l’esprit des émeutiers, subit quotidiennement le racisme et
les vexations policières, qui impulsa la défense des inculpés, vite rejointe par la
cohorte des activistes politiques noirs. Ils s’employèrent donc à justifier le sou-
lèvement de Broadwater Farm, mais uniquement en tant qu’autodéfense de la
communauté noire face aux agressions racistes des flics. Alors que la cité était
quadrillée par les flics, le slogan « pigs off the farm » (les porcs hors de la ferme)
circulait. On aurait pu penser, par exemple, que des gens se seraient emparés de
ce mot d’ordre pour semer la merde ailleurs dans Tottenham, ce qui aurait
contraint les flics à relâcher un tant soit peu la pression sur la cité. Au lieu de ça,
les antiracistes négocièrent le retrait des flics, qui ne fut achevé qu’un an après
l’émeute ! De même, seules des formes d’action militantes, telles que des piquets
devant le commissariat et le palais de justice, furent utilisées pendant le procès,
sans aucun effet évidemment. Ces gens-là ne parlent pas de guerre, ils demandent
à vivre en paix, ce que leur refuse l’État. Aujourd’hui, ils en sont à envisager
l’édification dans la cité d’un mémorial conjointement dédié à Cynthia Jarrett
et à Blakelock, la victime des flics et le flic victime.
Les émeutes anglaises ne sont pas des émeutes raciales, et le racisme n’existe pas
entre les jeunes qui ont grandi dans la même cité. Mais ceci ne veut pas dire que
la question raciale ne se pose pas dans ce pays. La place des Antillais dans la so-
ciété anglaise est comparable à celle des Arabes dans la société française en ceci
qu’ils constituent une collectivité particulière face à l’extérieur, fondée sur leur
exclusion collective des mécanismes d’intégration à la société britannique (cf.
« Minguettes blues », Os Cangaceiros n° 1). Par contre, les Noirs ne sont pas
considérés comme des « immigrés » mais comme une « minorité ethnique » ; ils
ne sont pas, comme les Algériens vis-à-vis de la France, de la chair à travail im-
portée d’une néo-colonie, mais des citoyens du Commonwealth venus s’instal-
ler dans la métropole, au lendemain de la guerre mondiale. Même les plus cons
des racistes ne rêvent pas de les renvoyer chez eux. Les Noirs sont une commu-
nauté visible d’exclus, et sont appelés à le rester. Leur statut s’apparente plutôt
en ceci à celui des Noirs américains (notons d’ailleurs que l’activisme politique
style Black Panthers avait été importé dans les 60’s en GB). Et même les anti-
racistes identifient explicitement les émeutes à la révolte des Noirs sud-africains.
Le vernis démocratique des institutions anglaises ne tient pas devant la vérité
profane de l’apartheid (mot afrikaner signifiant « séparation ») qui régit la so-
ciété. Il n’est pas permis dans ce pays de rêver à « l’égalité des droits » et à la réa-
lisation harmonieuse de l’idéal démocratique, et même les antiracistes ne s’y
essaient pas. L’un d’eux déclarait dans un meeting : « Nous avertissons les Noirs qui
iraient s’engager dans la police : on vous traitera comme en Afrique du Sud : avec un
pneu et de l’essence. » C’est qu’on imagine mal un Harlem Désir venir faire ses
prêches aux émeutiers anglais ! Mais l’essentiel des propos des antiracistes et
« leaders de communauté » ne tient pas dans leur virulence de façade, mais dans
leur slogan rituel : « l’autodéfense n’est pas un délit ». Il est certes assez plaisant de
parler de « légitime défense » lorsqu’un flic se fait découper en rondelles, mais ce
faisant, les porte-paroles des émeutiers falsifient leurs véritables raisons. Au len-
demain de l’émeute de Brixton, un flic déclarait comprendre à la rigueur que la
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La police fera de son mieux 301

bavure qui avait laissé Cherry Groce paralysée à vie ait entraîné l’attaque du
commissariat ; mais qu’en tout cas les pillages qui s’en étaient suivis n’étaient
que « pur opportunisme », rien ne pouvant les excuser ! Et certes, lorsque le pil-
lage accompagne l’attaque des flics, il n’est plus seulement question d’autodé-
fense, il s’agit bien d’une attaque en règle.
Le rôle des « leaders de Communauté » n’est pas à négliger : certes, au moment de
l’émeute, ils se font jeter s’ils s’y opposent de front, mais ils gardent un certain
crédit lorsqu’ils prétendent les cautionner. À Bristol l’un d’eux, Balogun (qui
était devenu « leader » en vertu de sa participation à l’émeute de 1980 !) avait tout
de même réussi à différer les affrontements de quelques heures. En octobre 1986
à Notting Hill, le commissariat s’était fait attaquer suite à un autre meurtre po-
licier. Des community leaders réussirent alors à arrêter l’émeute, en disant que le
moment n’était pas venu, qu’une manif serait organisée quelques jours plus tard.
Les blacks du quartier ne se pointèrent même pas à cette manif, évidemment en-
cerclée de centaines de flics. Ils en profitèrent tout de même pour piller une quin-
zaine de magasins un peu plus loin. Mais sans l’intervention des réformistes
blacks, il y aurait eu une émeute de l’ampleur de Brixton ou Handsworth.
Le poids des rackets réformistes est à la mesure du silence des émeutiers. Ils ne
pourraient certes pas mobiliser les foules sans une grande croisade démocratique
à la française (et surtout ne le veulent pas : il serait trop dangereux d’unifier les
foyers de révolte). Ils ne pourront non plus empêcher les émeutes. Mais ils
contribuent à renforcer l’isolement de chaque émeute particulière au moment
de la répression, de freiner ce passage à l’étage suivant que constituerait une prise
de parole publique des émeutiers, pour affirmer à la face du monde leurs véri-
tables raisons. En attendant, des centaines de jeunes rebelles sont en taule, et
pour longtemps.
a vague d’émeutes qui avait agité les prisons françaises au printemps 1985

L s’est depuis reproduite dans la plupart des pays occidentaux (Italie, Es-
pagne, Danemark, USA, Brésil, Pologne, etc.), de la même manière et
pour les mêmes raisons, cette fameuse surpopulation carcérale qui partout est la
conséquence nécessaire de la pacification sociale. Voilà qui était bien prévisible :
par delà les régimes propres à chaque État particulier, les mêmes causes produi-
sent les mêmes effets. La révolte carcérale s’affirme ainsi comme une question
universelle, qui ne se laissera pas étouffer dans quelque pseudo-solution réfor-
miste. Mais c’est encore en Grande-Bretagne qu’apparaît le plus visiblement
l’identité entre la révolte qui gronde au dehors et les mutineries qui éclatent
dans les murs. Ce pays qui jusqu’en 1981 s’enorgueillissait de son système ré-
pressif moderniste (solutions alternatives à l’enfermement, faible taux de pré-
venus) est devenu le pays d’Europe qui encage le plus, suivant de près la Turquie.
En 1984, 200 000 personnes ont fait un séjour en taule. Et l’appareil judiciaire
n’arrivant plus à suivre, le nombre de prévenus est en constante augmentation.
Ceci est bien évidemment le produit de la répression toujours plus lourde de
l’effervescence sociale : dans les mêmes murs se retrouvent émeutiers, vandales,
voleurs, pickets et hooligans. Le mélange a été explosif.
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OS CANGACEIROS N° 3

En cinq jours, du 29 avril au 3 mai 1986, 29 prisons se sont soulevées, l’une d’elle
a été totalement réduite en cendres, 841 cellules ont été détruites, plusieurs di-
zaines de détenus ont réussi à se faire la belle. Une grève de matons avait servi à
la fois de détonateur et d’occasion à cette belle flambée : les conditions ignobles
d’existence s’étaient encore trouvées aggravées par la suppression des parloirs et
de la cantine, et le peu de matons présents dans les taules put être facilement
neutralisé. Partie de la prison de Gloucester, la révolte s’étendit d’une taule à
l’autre au fur et à mesure des bulletins d’information radiophoniques. Il est à
noter que contrairement aux mutineries françaises, toutes sortes de taules se sont
soulevées, des prisons de haute sécurité aux centres de jeunes délinquants. « Ces
scènes de hooliganisme sont un précédant dans l’histoire des prisons », déclara le di-
recteur de l’administration pénitentiaire du Sud-Ouest. L’ennemi découvrait là
avec horreur la limite de sa politique de répression brutale. Dans ce secteur aussi,
sa tranquillité est perturbée pour longtemps. Si les mutineries de début mai
avaient été provoquées plus ou moins délibérément par les matons pour appuyer
leurs revendications (quoi qu’ils se soient trouvés devant un résultat qu’ils
n’avaient certes pas voulu !), d’autres éclatent maintenant de manière chronique,
sans qu’il soit besoin d’incitation extérieure. À Dartmoor en octobre, c’est la
mauvaise réception d’un feuilleton télévisé qui entraîne le saccage de la prison (on
se souvient que Badinter avait introduit la télé pour calmer les taulards, ça ne
marche pas toujours !). Trois jours plus tard à Wymott, une mutinerie embrase
la taule alors que, comme le déclare le directeur, « nous n’avons eu connaissance
d’aucun grief particulier parmi les prisonniers ». Effectivement : ce que ces salopes
se prennent dans la gueule, c’est un tort général fait aux détenus, partout dans le
monde. Il n’y avait pas eu de mutinerie en Écosse début mai, les matons ayant
refusé de se joindre à la grève. Mais à partir de juillet, c’est de ce pays où les
conditions de détention sont encore plus insoutenables qu’en Angleterre que
partirent les plus grosses révoltes. À Saughton en octobre, à Peterhead en no-
vembre, à Barlinning en janvier, les détenus prirent des matons en otages sur les
toits, parfois pendant plus de deux jours, pour rendre publics les tabassages et
mauvais traitements dont ils sont l’objet.
Si les raisons de la révolte sont évidemment les mêmes en Grande-Bretagne qu’en
France, la manière dont elle se manifeste est différente. On peut dire des prisons
qu’elles sont la vérité d’un État, le meilleur révélateur des conditions qui y rè-
gnent. En France, la sphère judiciaire et carcérale est un terrain d’affrontement
théorique ; c’est à ce propos que se manifestent et s’opposent les différentes va-
riances réformistes et réactionnaires du vieux mensonge juridique (il n’est qu’à
voir le rôle central qu’eut Badinter dans le gouvernement socialiste, et plus ré-
cemment le « débat » sur les prisons privées). En Grande-Bretagne, le système ré-
pressif ne s’encombre pas de baratin réformiste. Le Droit britannique ne
considère pas tant le criminel comme un membre de la société civile ayant man-
qué à ses devoirs, que comme un être immoral par nature devant être exclu de
l’humanité. Il est fréquent que les juges assortissent leur sentence de considéra-
tions du genre : « Vous êtes un être vicieux et mauvais ». Et la prison ne prétend pas
tant réinsérer que moraliser à coups de trique. Quand les détenus s’y révoltent,
l’ennemi voit là la confirmation de leur animalité.
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La police fera de son mieux 303

En France, la révolte des détenus a aussi une expression théorique, à travers des
individus exemplaires comme Mesrine ou Courtois, mais aussi par exemple dans
les mouvements collectifs de demandes de mise en liberté. Rien de tel n’est en-
core apparu outre-Manche. Et alors qu’en France les mutineries avaient eu mal-
gré tout quelque écho au dehors, aucun soutien n’est venu répondre à l’appel
des mutins britanniques, aucune reconnaissance ne s’est affirmée publiquement,
alors même que tant de gens risquent de se retrouver en taule. C’est à ce propos
que se manifeste le plus clairement la fragmentation qui régit encore l’efferves-
cence sociale dans ce pays. « La violence est le produit d’une société corrompue »,
« Nous sommes tous des otages », « Brutalité : nous avons besoin d’aide » disaient les
banderoles des mutins. Dans un pays où tant de leurs semblables s’attaquent
quotidiennement aux flics et au décor, ils ont dû ressentir d’autant plus durement
l’isolement de leur révolte.
a rébellion ouverte contre les autorités, le pillage qui se déchaîne à chaque

L occasion favorable, la destruction du décor misérable des villes délabrées,


la résistance aux diverses formes de contrôle étatique, tout cela ne consti-
tue pas un phénomène périphérique dans la société britannique, mais se déploie
bien en son centre, et rejaillit toujours plus sur le reste de la société. En premier
lieu, il est notable que dans ce pays, les chômeurs de plus en plus nombreux ne
constituent pas comme dans d’autres pays une foule solitaire et atomisée, mais se
manifestent au contraire comme une force sociale menaçante, dans des émeutes
mais aussi bien dans les bureaux de la DHSS (les Assedic anglais), fréquemment
saccagés par les chômeurs fatigués d’attendre leurs maigres allocations. Le spec-
tre du chômage ne terrorise pas grand monde : à en croire une statistique publiée
en septembre 1986, la moitié des 3,25 millions de chômeurs officiels estime « re-
tirer pas mal de satisfaction de la vie et arrive à bien s’amuser », un million n’ayant
par ailleurs « aucune intention de trouver du travail ». Ceux qu’un article du Guar-
dian nomme plaisamment des « refuseniks du travail » sont souvent des jeunes qui
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OS CANGACEIROS N° 3

sortent de l’école. Il arrive fréquemment que les YTS (TUC anglais) qu’on leur
destine ne trouvent pas preneurs, une des raisons indiscutables étant : « Je ne peux
pas me lever le matin. » De même par exemple que dans un quartier du Sud de
Londres, les postes ont dû suspendre la distribution du courrier le matin, faute
de facteurs : « Les postulants éventuels ont été repoussés à l’idée de se lever à 5 heures,
particulièrement lorsque le temps est mauvais », expliquait un responsable. Ce n’est
évidemment pas qu’en Angleterre que de nombreux chômeurs ne veulent pas
travailler, surtout vu les conditions en vigueur, mais ici la nécessité et l’écrase-
ment social, n’ont pas encore fait leur œuvre de laminage. Ajoutons qu’il est sou-
vent plus avantageux de subsister par les allocations chômage alliées au travail au
noir intermittent (beaucoup plus développé qu’en France), que d’avoir un bou-
lot fixe payé au lance-pierres (il n’y a pas de salaire minimum en GB). Tout ceci
fait que le refus du travail peut s’affirmer ouvertement.
Cette force sociale que constituent les jeunes chômeurs rejaillit à son tour sur le
reste de la société, en premier lieu dans ce secteur des divers services sociaux in-
termédiaires entre l’État et les pauvres. Mal payés, sans cesse enjoints à plus de
fermeté par le gouvernement et souvent victimes de la colère des gens, assistantes
sociales, employés des divers services d’assistance et de logement, chauffeurs de
bus et autres se voient en permanence sommés de choisir leur camp. Grande est
leur détresse ! Et nombreux sont les mouvements de grève et d’insatisfaction dans
ces secteurs, soit pour exiger plus de conditions de sécurité face à la foule hostile,
soit pour s’opposer à l’aggravation de leur fonction de contrôle. Fin 1986, des em-
ployés des bureaux de chômage ont boycotté une consigne de traque aux faux
chômeurs. Mais quelques mois plus tard, une grève syndicale des mêmes em-
ployés a laissé des centaines de gens sans une tune. Il est probable que de plus en
plus les travailleurs de ces divers services n’auront pas d’autre échappatoire que
de se placer explicitement soit du côté des pauvres, soit contre eux.
Le fait que le chômage ne soit pas parvenu à remplir sa fonction terroriste a aussi
une conséquence dans le monde du travail : le directeur de l’usine Vauxhall de
Luton explique l’énorme taux d’absentéisme dans cette boîte (il manque 1 ou-
vrier sur 5 tous les lundis et vendredis) par l’embauche ces dernières années de
centaines de jeunes chômeurs : « Il n’y a aucun signe, dit-il, que le fait de se trou-
ver au chômage ait accru leur motivation. Ils ont pris l’habitude de gagner moins et
de ne pas travailler. »
L’absentéisme ne cesse d’augmenter dans l’industrie britannique, il lui coûte
désormais 40 fois plus d’argent que les grèves. C’est que dans le même temps, le
nombre de grèves a chuté d’une manière spectaculaire : de 11 à 2,4 millions de
jours en un an. Ce sont là deux symptômes d’une situation nouvelle. Nous si-
gnalions dans le numéro précédent à quel point la grève des mineurs avait mar-
qué de son empreinte tous les conflits du travail, pour le meilleur et pour le pire.
Ceci s’est encore plus vérifié depuis lors. Chaque travailleur sait désormais que
les chances de faire triompher des revendications particulières par un conflit clas-
sique et pas trop coûteux sont quasiment nulles. Et les trade-unions ne sont plus
prêts à cautionner des grèves qui leur feraient perdre trop de plumes et compro-
mettraient leur participation au nouvel ordre industriel. La diminution quanti-
tative des grèves ne signifie donc pas que l’État soit enfin parvenu à civiliser la
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La police fera de son mieux 305

RUBRIQUE SPORTIVE
« Les chiens enragés du football anglais se sont les confidences au pub, repérer les meneurs.
à nouveau déchaînés sur l’Europe, aboyant au Après quoi ceux-ci se sont faits rafler, inculper
sang, et nos estomacs se soulèvent de révul- d’association de malfaiteurs et condamner à 10
sion. (…) Les clubs peuvent bien gémir, mais la ans ferme ! Les journaputes se sont à ce pro-
solution est inévitable : s’il n’y avait pas de foot- pos étonnés que le plus agité des terribles hoo-
ball, il n’y aurait pas d’ordures du football. » ligans de Chelsea était en semaine un employé
Éditorial du Star, à propos de la baston-sac- poli et réservé. « Mais le samedi, il devenait un
cage sur le ferry norvégien, fin juillet 1986. autre homme : ses lèvres se retroussaient sur
Malgré toutes les mesures répressives prises ses dents, et son visage se distordait de haine.
depuis la campagne médiatique du printemps Peut-être compensait-il alors la médiocrité de
1985, le hooliganisme demeure un sport tou- son existence », écrit une de ces salopes dont
jours aussi populaire en Grande-Bretagne. Il la médiocrité infinie n’est compensée par rien.
apparaît d’ailleurs de plus en plus artificiel de Signalons en passant qu’au terme de leur en-
séparer le hooliganisme du foot des autres ma- quête, les flics ont infirmé la légende selon la-
nifestations d’insatisfaction sociale dans ce quelle les hooligans de Chelsea seraient des
pays, comme le prouvent divers exemples cités membres du National Front (bien que certains
dans le texte ci-joint. Des matchs dégénèrent sont effectivement des petits fafs).
en émeute, mais aussi bien des émeutes et des Au Heysel, en mai 1985, le hooliganisme était
grèves trouvent leur prolongement dans les tri- devenu un scandale mondial. Les États anglais
bunes des stades. Quant aux bagarres parfois et belge ont depuis activement collaboré à
sanglantes entre supporters, elles sont le pro- exorciser ce sandale par une vaste mise en
longement des traditionnels affrontements scène judiciaire, qui doit culminer dans un pro-
entre bandes de quartier, ni plus, ni moins (et cès à venir. 26 supporters ont été inculpés d’ho-
elles sont les plus violentes lorsque se rencon- micide involontaire, l’État belge se dédouanant
trent deux équipes de quartiers voisins). La ainsi de la lourde responsabilité qu’il porte
seule différence est qu’elles se déroulent au quant à la mort de 39 personnes, dont il n’est
cœur même du spectacle : voilà pourquoi elles peut-être pas inutile de rappeler qu’elle ont été
sont plus scandaleuses. Et comme nous l’écri- victimes du parcage policier de la foule, et non
vions en 1985, c’est d’une telle réalité que part des coups des supporters anglais. Évidem-
le dépassement, et non de quelque préchi-pré- ment, tous ceux qui sont prompts à protester
cha moraliste. Fin septembre 1986, une se- contre « l’espace judiciaire européen » dès qu’il
maine avant le match Leeds/Bradforf, des s’agit de procès politique ne trouvent rien à re-
membres des gangs de supporters de ces dire ici. Seuls les amis des inculpés ont diffusé
deux villes se rencontrèrent dans un pub afin un tract s’opposant à ces « procès des boucs
de conclure une trêve ; ils ne s’attaqueraient émissaires » et à la « justice kangourou ».
pas entre eux, réservant leurs coups aux flics. Finalement, si le hooliganisme scandalise tout
Effectivement, en plein milieu du match, les le monde, c’est qu’il est le fait de cette partie
flics reçurent de tous côtés une averse de pro- de la jeunesse imperméable à tout discours po-
jectiles divers, et plusieurs se firent fracasser litique ou culturel, c’est une expression immé-
la tête et les jambes. La panique s’accrut en- diate du pôle négatif de la société, partout dans
core lorsqu’un camion de fish and chips fut in- le monde. Récemment un supporter de Turin,
cendié (c’est à Bradford que le stade avait dont la bande se nomme les « Brigades Rouges
brûlé en 1985, faisant des dizaines de victimes). et Noires », déclarait qu’il allait au match depuis
Finalement, après ½ heure d’interruption, Brad- les fin des 70’, c’est-à-dire depuis qu’il n’avait
ford gagna le match 2 à 0. Début août à Ply- plus l’occasion de se battre dans la rue comme
mouth, la sortie d’un match avait tourné à pendant le mouvement italien. En Pologne, les
l’émeute en règle : de nombreux magasins pil- supporters de « Lechia Gdansk » sont les
lés, le commissariat attaqué, il fallut finalement mêmes qui se bastonnent dès que possible
que l’armée intervienne pour rétablir l’ordre. avec la milice et ont un journal, Homek, dans
Ayant prouvé qu’ils n’excellaient pas sur le ter- lequel ils traitent Walesa de vieux con et an-
rain à ce genre de sport, les flics ont mainte- noncent qu’ils feront mieux que leurs aînés. En
nant recours à une tactique insidieuse : Espagne, nombre de supporters ont pris part
pendant plusieurs mois, ils se sont déguisés en aux affrontements contre les flics pendant le
supporters pour infiltrer les clubs agités (Chel- mouvement étudiant. Et en avril dernier, à
sea, West Ham, Milwall et d’autres), recueillir Alger, un match a dégénéré en émeute.
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OS CANGACEIROS N° 3

légendaire résistance au travail des ouvriers anglais, comme l’attestent sabotages


et absentéisme toujours en vigueur. Elle traduit simplement l’usure de la forme
qui régissait jusqu’à présent les conflits du travail, et l’absence d’alternative à cette
usure, d’où un retour momentané à des formes de résistance plus individuelles.
Les grèves qui ont éclaté depuis deux ans manifestent également cette situation
nouvelle : d’une part, elles se laissent de moins en moins arrêter par l’illégalité,
d’autre part la même question vitale s’y repose en permanence : comment
s’émanciper du principe trade-unioniste ? On retrouve là tant la richesse que les
occasions manquées qui ont caractérisé la grève des mineurs.
Tout ceci s’est manifesté lors du long conflit de Wapping. En janvier 1986, le pa-
tron de presse Murdoch transfère son entreprise sur le site néo-industriel de Wap-
ping, à Londres, licencie 5 000 imprimeurs et embauche à leur place des
électriciens avec le syndicat desquels il avait passé un accord en ce sens. Les im-
primeurs licenciés établirent alors un piquet à l’entrée du site, de manière à re-
tarder autant que possible la livraison des journaux, piquet sur lequel de fréquents
affrontements se produisirent, parfois très violents. D’autres formes sauvages d’ac-
tion furent utilisées à bon escient : dans toute l’Angleterre, des hit squads atta-
quaient et parfois incendiaient les camions de l’entreprise TNT qui livraient les
torche-culs de Murdoch, volaient des piles de journaux dans les kiosques, vanda-
lisaient les bagnoles des scabs [jaunes] (leur volant même parfois leurs autoradios).
Tout ceci rappelait les moments les plus offensifs de la grève des mineurs. Ajou-
tons qu’un journal écrit par des imprimeurs de la base, Picket, revendiquait ou-
vertement de telles actions, se démarquant ainsi plus nettement des trade-unions
que ne l’avaient fait les mineurs. « Si les pickets font ce qu’ils ont envie de faire,
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La police fera de son mieux 307

la grève peut être gagnée ; mais si nous écoutons les leaders, on sait bien ce qui arri-
vera », écrivaient-ils en juillet. Malgré cela, les deux syndicats, SOGAT [Society
Of Graphical and Allied Trades, syndicat des imprimeurs créé en 1966] et NGA
[Nationnal Graphical Association, créé en 1964], engagés dans le conflit, restèrent
maîtres du terrain. Ils condamnaient régulièrement les débordements, les attri-
buant aux éléments extérieurs effectivement assez nombreux (les affrontements
ayant lieu à Londres, ils attiraient pas mal de monde, s’y joignaient aussi les gens
du quartier pour lesquels l’implantation du business à Wapping est un épisode de
la gentrification de cette zone, accompagnée en l’occurrence d’une constante oc-
cupation policière). Les bureaucrates rejouèrent le même sketch lamentable : « Il
faut faire pression sur le TUC pour qu’il exclut le syndicat des électriciens. » Malgré
la colère de nombre d’imprimeurs contre les dirigeants du syndicat (« il faut brû-
ler cette salope », était-il parfois chanté pendant les discours de la bureaucrate-chef
Brenda Dean), aucun mode organisationnel indépendant du trade-union ne s’est
esquissé durant ce conflit, et la parole resta le monopole des syndicalistes. La lo-
gique syndicale demeure donc inentamée, et ne pouvait conduire le mouvement
qu’au pourrissement et à la défaite. Ajoutons à cela que les imprimeurs se trou-
vaient dans des conditions encore bien plus défavorables que les mineurs : ils ne
constituent pas comme eux une force sociale, et n’ont pas hors de leur travail ce
mode de vie collectif qui avait eu tant d’importance dans la guerre de 84/85. De
plus, ils étaient déjà virés, et ne pouvaient donc agir que de l’extérieur ; enfin il
n’y eut quasiment pas de soutien pratique de la part des imprimeurs des autres
journaux. En tout cas, ils firent payer très cher son ignominie à Murdoch, ainsi
qu’aux flics d’ailleurs, qui devaient se mobiliser à plusieurs centaines chaque sa-
medi, ce qui les faisait flipper en cas d’émeute ailleurs dans Londres. En février
1987, les syndicats décrétèrent la fin du conflit. Mais celui-ci se termina quand
même en beauté par un baroud d’honneur : le 24 janvier, jour du premier anni-
versaire du conflit, les affrontements sur le piquet furent plus violents que ja-
mais : 20 000 personnes étaient venues prendre part aux réjouissances, parmi
lesquelles de nombreux mineurs, ainsi que des jeunes hooligans qui n’en ratent
jamais une. Pendant plusieurs heures, les bagarres tournèrent carrément à
l’émeute, et 175 porcs se retrouvèrent à l’hôpital. La vengeance qui avait animé
le meilleur de ce conflit en marqua brillamment la fin.
L’exemple de Wapping n’est pas isolé : on en retrouve les principales caractéris-
tiques dans le conflit de Silentnight. Cette boîte est la plus grosse fabrique de lits
du pays. Le 11 juin 1985, les ouvriers des usines de Sutton (West Yorks) et Bar-
noldswick (Lancs) se mettent en grève à la suite du refus de la direction d’hono-
rer les contrats salariaux. Un mois plus tard, tous les grévistes sont licenciés !
C’est alors le scénario désormais classique : attaque violente des scabs, attaques et
incendies des camions chargés de lits, bagarres contre les flics sur les piquets (les
grévistes utilisent même une énorme catapulte). L’usine de Sutton fut même par-
tiellement détruite par un incendie criminel. Dans ce cas également, les ex-ou-
vriers de Silentnight n’ont aucun espoir de réembauche, mais entendent bien le
faire payer cher à leurs managers, soutenus par des gens du coin et, là encore, par
des groupes de mineurs. Aux dernières nouvelles, et depuis maintenant deux ans,
ce conflit dure encore !
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OS CANGACEIROS N° 3

epuis la fin de la grève, les mines demeurent le secteur le plus agité de

D l’industrie britannique. Les grèves sauvages ont fait perdre 200 millions
de francs aux charbonnages l’année dernière. Il s’agit le plus souvent de
grèves-éclair dans un seul puits, et qui s’arrêtent d’elles-mêmes avant que les mé-
diations normales de négociation avec le syndicat aient même le temps de s’en-
gager. Maintenant, les charbonnages faisant sauter une semaine de prime à
chaque journée de grève, les mineurs arrêtent le travail pendant une semaine en-
tière, après quoi ils reprennent. Les sabotages sont aussi monnaie courante. Il ne
s’agit plus de gagner quoi que ce soit d’autre qu’un peu de temps sur le travail,
et aussi de signifier que malgré l’échec de 1985, la haine demeure aussi vivace. Les
scabs ne sont toujours pas oubliés : la vengeance leur retombe souvent sur la
gueule, notamment lors de matchs de foot « amicaux » avec des équipes du Not-
tinghamshire. Et la haine des flics n’a pas faibli non plus : certains villages comme
South Kirkby sont quasiment des no-go-areas, où les patrouilles de porcs se man-
gent régulièrement des briques. Il y a quelques mois, un juge de Wakefield dé-
clarait qu’un nombre substantiel de mineurs et de leurs familles était venu former
une nouvelle classe de criminels après la grève, ceci après que plusieurs soient pas-
sés devant lui pour des casses ou des vols à la tire. Un bel exemple de tels com-
portements a été fourni par des mineurs et ex-mineurs de Seaham (Durham) et
des vallées de Rhondda et Rhymney (Pays de Galles) : l’an dernier, ils se sont or-
ganisés en commandos pour se réapproprier le maximum de charbon en barri-
cadant les voies ferrées et attaquant les trains circulant entre les puits et les
centrales électriques. Lorsque des vigiles étaient dans les trains, ils s’en sont pris
plein la tête ! De tels gestes de vengeance avaient déjà déterminé les plus beaux
moments de la grève de 1984/1985. C’est un esprit qui a survécu à la défaite et
s’affirme d’autant plus clairement aujourd’hui qu’aucun alibi trade-unioniste ne
vient plus l’obscurcir. Et comme ils l’ont montré à Wapping et ailleurs, ceux des
mineurs qui étaient les plus combatifs pendant la grève restent disponibles pour
des affrontements à venir.
Désormais, tout mouvement d’insatisfaction dans la sphère du travail ne peut
s’exprimer qu’en opposition aux trade-unions, et à travers des méthodes illégales
que ceux-ci ne peuvent que désavouer. Il y en a encore eu un exemple cette année
lors de la grève des ouvriers de Caterpillar, à Uddingston (près de Glasgow) : le
4 janvier, la direction annonçait la fermeture de l’usine en mai 1988. Aussitôt, les
ouvriers l’occupèrent, ce qui déclencha l’indignation du trade-union (AEU), qui
pendant plusieurs mois manœuvra en vain pour faire cesser cette action illégale.
Malgré plusieurs injonctions des tribunaux, les assemblées générales reconduisi-
rent l’occupation. Aux dernières nouvelles, l’affaire suit son cours. Citons encore
un bel exemple, qui s’est passé au début de l’année dans une usine automobile :
un punk qui bossait à la chaîne s’était fait virer pour absentéisme. Aussitôt, toute
l’usine se mit en grève de soutien, malgré les délégués syndicaux affolés qui cou-
raient partout pour expliquer que ce licenciement était justifié ! Finalement, la
direction ne revint pas sur sa décision, et la grève cessa, mais le fait même qu’elle
ait eu lieu en dit long sur le fossé qui existe entre le discours syndical et les aspi-
rations déclarées des gens. On sait que plusieurs trade-unions ont déjà passé des
accords avec les managers japonais qui ont non seulement importé leurs capitaux
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 309

La police fera de son mieux 309

en GB, mais aussi leurs méthodes d’exploitation, parmi lesquelles la fameuse


clause antigrève. Mais de récents rapports indiquent que de telles méthodes ont
bien du mal à être appliquées ici : de plus en plus de travailleurs des entreprises
japonaises préfèrent encore démissionner, quitte à se retrouver au chômage. Et
les managers de déclarer désormais que les méthodes japonaises doivent être réa-
daptées pour tenir compte de l’esprit britannique. Gageons qu’ils auront du mal !
Il semblerait d’ailleurs que les industriels japonais envisagent plutôt d’importer
leurs méthodes dans d’autres contrées comme la France, où elles ont plus de
chances d’être acceptées. Notons d’ailleurs que l’usine Caterpillar citée plus haut
fermera ses portes pour être transférée en France, à Grenoble, à la satisfaction de
la CGT dont un délégué a eu l’affront de déclarer aux grévistes écossais que son
soutien « ne pouvait excéder la réalité de la situation ».
Le refus du travail, cette vieille « maladie anglaise », est donc toujours aussi pré-
pondérant. Mais il se trouve le plus souvent désarmé, un certain désarroi dans la
société : l’hiver du mécontentement en 1978/1979 avait ouvert une nouvelle
époque dans la sphère du travail, où les illusions de régénérescence du trade-unio-
nisme avaient cédé le pas à une agitation sauvage et éparpillée. Depuis lors, rien
n’est encore venu remédier à cet éparpillement, aucune forme autonome d’or-
ganisation, telle par exemple que celle ébauchée par les cheminots français, n’est
venue critiquer pratiquement le principe trade-unioniste. Et ceci est ressenti sub-
jectivement par nombre de gens comme une échéance pressante. Comme nous
l’avons vu, cette échéance déborde largement la sphère du travail, pour se poser
avec la même acuité dans tous les secteurs du refus.
a Grande-Bretagne est riche de potentialités révolutionnaires uniques en

L Europe : le vide entre la classe dominante et les pauvres ne cesse de se


creuser, vide qu’aucune initiative de l’État ne semble être à même de pou-
voir combler dans un futur proche. Tel est d’ores et déjà le principal résultat de
l’effervescence sociale dans ce pays : l’ennemi y est contraint à une relative im-
mobilité. Mais si l’État semble être constamment au bord du gouffre, le levier ca-
pable de l’y faire basculer pour de bon n’est pas encore apparu, aussi les
échéances à venir demeurent-elles incertaines : si l’agitation s’est étendue quan-
titativement, elle n’en demeure pas moins toujours morcelée. On peut dire des
différents secteurs du refus qu’ils se frôlent sans vraiment se rencontrer. Au-delà
de la reconnaissance immédiate qui s’établit lors de l’émeute ou de la grève, au-
cune ébauche de communication réfléchie ne s’est encore dessinée. Lorsqu’une
émeute éclate dans une ville, elle fait souvent des petits ailleurs, cependant rares
sont les émeutiers qui se déplacent dans d’autres riot zones rencontrer leurs sem-
blables. Et après l’émeute, chacun est seul face à la répression. De la même ma-
nière, l’insubordination au travail toujours prépondérante demeure-t-elle
désarmée devant l’usure des médiations trade-unionistes. Jusqu’ici l’État a ainsi
pu avoir raison de chaque soulèvement particulier. Il est significatif que de tous
côtés, le dépassement de cette situation ne soit envisagé que comme le produit
d’une conjonction accidentelle, par exemple que deux émeutes éclatent simulta-
nément dans Londres et que, la police ne suffisant plus, l’intervention de l’armée
ouvre une situation de guerre civile.
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 310

OS CANGACEIROS N° 3

Ou que le hasard fasse qu’une rencontre ait lieu entre émeutiers et travailleurs,
comme ça avait failli se produire le 4 juillet 1981. Mais le bond qualitatif qui pré-
cipiterait le pays dans une situation révolutionnaire ne saurait être le produit de
déterminations contingentes. Il suppose avant tout que la parole ne soit pas mo-
nopolisée par les partisans du Vieux Monde, que la communication cesse d’être
clandestine pour s’imposer au grand jour, se faire reconnaître. La moindre ou-
verture dans ce sens ne manquerait pas d’être exemplaire et d’impulser une dy-
namique nouvelle. L’autre terme de l’alternative, c’est le pourrissement,
l’accroissement de la fragmentation sociale qui, alliée à l’aggravation des condi-
tions de subsistance, donnerait à l’État le temps de frapper des coups décisifs.
Ce n’est pas seulement en Grande-Bretagne mais partout dans le monde que le
mouvement du négatif se trouve encore prisonnier de son immédiateté, mais
c’est dans ce pays qu’un tel état de fait est mis à nu. La question sociale s’y trouve
posée de manière brutale, parce que dépouillée de son auréole politique. Ici donc
se manifeste le plus prosaïquement la vérité de notre époque.
« L’atmosphère britannique, écrivait le député Powell fin 1984, rappelle celle des
pays à la veille des révolutions du passé, où la classe dirigeante ignorait comment les
gens vivaient et ne semblait pas s’en soucier. C’est la plus dangereuse des sociétés, celle
dans laquelle les gouvernants et les gouvernés parlent des langues différentes. »
Puisse ce constat se confirmer toujours plus.

Léopold Roc
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311

SALAUDS DE BLANCS
« Les Noirs ont la haine au ventre et les Blancs le fusil à la main. »
our les États occidentaux, l’Afrique du Sud est un accident, d’ordre

P éthique pourrait-on dire, dans le progrès de l’humanité ; voilà un État


qui refuse aux Noirs l’accès à la marchandise et à la démocratie, c’est-à-
dire à la civilisation, sous prétexte qu’ils sont noirs. Quand ces mêmes États
prennent des mesures draconiennes à l’égard de leurs immigrés, leur indigna-
tion vertueuse nous paraît bien hypocrite. Tout ce qui se dit sur l’Afrique du
Sud se situe sur le terrain de l’idéologie, et uniquement sur ce terrain-là :
l’Afrique du Sud déchaîne des passions idéologiques chez tous ceux qui ne sont
pas des Noirs sud-africains sans qualités.
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OS CANGACEIROS N° 3

« Bon Dieu, ce que je peux les haïr, ces Blancs ! Des fois la haine éclate, elle me fait mal
au ventre, elle me prend à la gorge. “Ces salauds de Blancs” : voilà ce que chantent
les Noirs dans les rues de Johannesburg. Les équipes d’ouvriers cafres le chantent pour
se donner de l’entrain et les Blancs restent là et les montrent aux Anglais et Améri-
cains de passage en parlant du “rythme ancestral de l’Afrique”, mais les mots qu’ils
ne peuvent comprendre répètent : Ces salauds d’Blancs ! Ces salauds d’Blancs ! »
(David Lytton, Ces salauds de Blancs)
Disons tout de suite la complexité et l’ambiguïté de la situation dans ce pays :
dans l’histoire universelle de la Marchandise, l’Afrique du Sud apparaît au-
jourd’hui comme un accident, comme un obstacle au mouvement général de la
Marchandise. Nous préciserons quel fut son rôle dans cette histoire universelle
de la Marchandise et en quoi ce pays peut constituer une entrave à son dévelop-
pement. Dans l’histoire universelle du désespoir, l’Afrique du Sud apparaît aussi
comme un accident qui, dans l’écrasement général que nous subissons, manifeste
le point de vue de l’humain.
« Nous voudrions que cela soit clair pour le reste du monde, nous obtiendrons tout ce
que nous voulons et tout ce que nous voulons nous l’obtiendrons. Si possible nous uti-
liserons la violence... Si possible. Parce qu’en s’asseyant à une table pour discuter avec
les Blancs de ces choses il n’y a aucun bon avenir pour nous. C’est comme parler à une
pierre. Maintenant par la violence, ils comprendront un peu ce que nous disons...
Un peu. Maintenant par la guerre, ils comprendront tout... Par la guerre. »
(Propos tenus par un jeune Noir de Soweto en 1976)
’histoire récente de l’Afrique du Sud fut celle de la colonisation de la pla-

L nète par l’Argent et la Marchandise. La découverte des gisements de dia-


mants et d’or a entraîné la colonisation du pays par les capitaux
britanniques : première et deuxième guerre des Boers, fin XIXème, début XXème.
Il ne faut pas voir uniquement l’investissement des capitaux sous son aspect par-
ticulier, la mise en exploitation des mines, mais sous l’aspect plus général d’in-
vestissement de la vie sociale. Le capital comme idée qui se donne les moyens de
son effectivité (armée, police) organise la dépendance de tous à son égard. À la
différence d’Attila, le monde capitaliste met en place une stratégie d’occupation
des territoires et surtout des esprits.
Dire que les mesures prises à l’encontre des indigènes obéissent au souci immé-
diat de mettre une abondante main-d’œuvre à la disposition des mines est exact
mais ne permet pas de saisir, de l’intérieur, le processus de colonisation, de
conquête des esprits ; il s’agit, dans un premier temps, de faire entrer d’autorité
l’argent comme idée dans les têtes.
La première mesure prise dans ce sens concerne la capitalisation de la terre (pour
mémoire, le système des enclosures en Angleterre). Le Native Land Act, loi sur la
propriété indigène de 1913, légalise l’expropriation des Bantous tout en posant
le principe de la propriété privée de la terre et de son acquisition. Ce qui en prin-
cipe était inaliénable devient quelque chose qui peut s’aliéner par principe et
qui est effectivement aliéné manu militari. Notons qu’autrefois le pouvoir du
chef Bantou s’exerçait sur le territoire et qu’il n’y avait pas de propriété du sol :
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 313

Salauds de Blancs 313

seul existait un droit d’usage pour tous les membres de la tribu mais nul n’avait
le droit d’aliéner la terre des ancêtres. Le rôle du chef se bornait à la repartir
entre les lignages selon les besoins et, éventuellement, à concéder un droit d’usage
temporaire à des étrangers de passage. Tous les traités au nom desquels les colons
s’établirent reposèrent sur un malentendu : le chef africain cédait un droit d’usage
limité dans le temps, le seul qu’il connût et dont il disposât, tandis que les Eu-
ropéens estimaient qu’ils avaient sur la terre un droit de propriété définitif.
La deuxième mesure est la capitation : cet impôt a été décidé sur les indigènes non
parce que le Trésor britannique avait besoin d’argent, mais parce que l’argent
avait besoin de la tête des indigènes pour s’imposer comme principe universel et
investir toute la vie sociale.
Cette capitation va être généralement calculée à partir du nombre de têtes de bé-
tail que possède l’indigène. Il faut savoir que le bétail était l’élément central au-
tour duquel s’était organisée l’activité sociale des Bantous : « Il est l’objet par
excellence que l’on peut transférer dans le jeu des relations sociales », note Serge
Thion. Il était l’intermédiaire indispensable entre les vivants et les morts, entre
les alliés, entre les chefs et leurs hommes. « Il n’était de richesse que de bétail. » Son
rôle était essentiel dans les mariages où les groupes plus ou moins étrangers et

Nous voulons que Johannesburg reste la belle Ils ne veulent pas payer ?
ville prospère qu’elle est actuellement. Par Ils ne peuvent pas payer !
conséquent, nous sommes disposés à mainte- Plus de 2 000 Noirs ont été arrêtés hier pour
nir des moyens d’existence séparés jusqu’à ce non paiement de loyer lors d’une descente de
que des possibilités de nouveaux emplois et la police sud-africaine dans des cités prés de
de nouveaux logements permettent aux Noirs
Johannesburg. Les Noirs ont déclaré qu’ils ne
d’aménager dans Johannesburg avec dignité.
pouvaient pas payer parce qu’ils avaient brûlé
Nelson Mandela
les bureaux de gérance.
Le conflit qui opposait depuis plus de 3 mois Daily Mirror, 17/11/1984
16 000 cheminots/licenciés à la SAT s’est ter-
miné vendredi après la décision de les réinté- Alors qu’elle quittait le procès d’une amie in-
grer dans leur quasi totalité, et sans conditions culpée de meurtre, des Noirs en colère ont la-
(...). Confronté au problème quasi insurmon- pidé la dirigeante nationaliste Winnie Mandela
table pour remplacer les 16 000 grévistes, qui de détritus et de canettes de boissons. Des té-
pour la plupart sont des travailleurs spéciali- moins ont affirmé que plus de 200 noirs ont jeté
sés, le pouvoir n’avait pas d’autre choix. (...) des ordures et du sable sur Mme Mandela, la
Reste une inconnue : la rumeur court au sein femme du leader nationaliste emprisonné,
du COSATU (principal syndicat noir), que cer- Nelson Mandela, alors qu’elle quittait la Cour
tains cheminots réintégrés n’accepteront pas suprême du Cap. Mme Mandela s’était ren-
de reprendre le travail tant que leurs quelques due au procès de Lindi Mangaliso, qui avait
200 camarades emprisonnés en vertu de l’état été inculpée avec deux tueurs à gages, du
d’urgence ne seront pas libérés...
meurtre de son mari Victor, un homme d’af-
Libération, 8/06/1987 faires du Cap. La foule était apparemment très
Une des 940 infirmières licenciées de l’hôpital en colère du fait que Mme Mandela soit asso-
Baragwanath a été brûlée vive chez elle parce ciée à une personnalité impopulaire.
qu’elle voulait reprendre le travail. (...)
Guardian, 4/12/1986
Elle avait décidé de négocier sa réembauche
avec plusieurs autres de ses compagnes, à la Un policier noir a été abattu par des inconnus
suite de son licenciement le 16 novembre der- à Soweto, près de Johannesburg. C’est le 64ème
nier pour grève illégale. membre des forces de l’ordre tué en trois ans.
Libération, 26/11/1985 Libération, 18/02/1987
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 314

OS CANGACEIROS N° 3

plus ou moins éloignés entraient dans un système de dons et de contre-dons ap-


pelé lobola : « Le bétail engendre des enfants ». À peine reçu, le bétail du lobola fai-
sait l’objet d’un réemploi sous la forme d’une épouse pour le frère ou le cousin
de la femme mariée. Le bétail circulait ainsi entre les différents groupes qui en-
traient dans une relation d’échange réciproque. Aujourd’hui, ceux qui perpé-
tuent la coutume ont de plus en plus tendance à remplacer le lobola par de
l’argent et son sens premier tend à s’effacer peu à peu. Échanger, par le biais de
la capitation, va éroder, parasiter, toute l’organisation sociale ancienne.
En Afrique du Sud, comme partout ailleurs, l’argent colonisa la vie sociale et fut
l’agent de la modernisation des rapports sociaux, de la modernisation de la dé-
pendance. Il allait être impossible aux Noirs, expropriés de tout, expropriés de
leur vie traditionnelle, d’échapper à l’absolu besoin d’argent. Leur existence al-
lait devenir maudite. Il leur fut pratiquement impossible d’échapper au travail,
à la prison-camp de travail ou au camp de travail-prison (le compound system).
Le 2 septembre 1949, Swart, ministre de la Justice de l’époque et également mi-
nistre de la Culture et des Arts, ouvrit une station de forçats à Leslie, dans une
région agricole prospère à une centaine de kilomètres de Johannesburg. Le camp-
prison fut construit par un organisme qui s’appelait « Compagnie de fourniture
de main-d’œuvre des exploitants agricoles de Leslie ». Swart exprima l’espoir que
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 315

Salauds de Blancs 315

beaucoup d’autres stations de ce genre seraient créées. La prospérité des trafi-


quants de main d’œuvre était assurée grâce à tout l’arsenal des lois. Les pauvres
durent aller au charbon (il faut attendre notre époque pour voir le travail ac-
quérir une valeur aux yeux de certains pauvres, le comble de la misère !).
ette conquête de l’Afrique australe par l’Argent et la Marchandise ne s’est

C pourtant pas faite aussi facilement que dans bien d’autres contrées du
globe. L’abolition de l’esclavage engendra une scission parmi la population
européenne sans remettre en cause le système qui assurait sa domination. Les Bri-
tanniques considéraient, tout autant que les Boers, les Noirs comme une source
de main-d’œuvre servile. Mais pour ces derniers, l’exploitation du travail était
bien plus importante que la possession d’esclaves. L’utilisation rationnelle et la
rentabilité d’une main-d’œuvre salariée devaient compenser, et au-delà, la perte
des investissements en esclaves. D’autant que la législation en vigueur avait pour
fin de forcer au travail quiconque était reconnu comme vagabond. L’affrontement
entre Boers et Britanniques portait sur les formes de l’esclavage, non sur sa sup-
pression effective. D’un côté, la suprématie blanche devait être préservée au nom
d’un ordre social immuable ; de l’autre, la modernisation de l’exploitation passait
par le travail salarié. Dans les deux cas, l’assujettissement des Noirs à l’ordre co-
lonial était hors de discussion, leur statut dans le système social présent ou à venir
ne souffrait d’aucune remise en question.
Pour les Boers, l’abolition formelle de l’esclavage était une atteinte à l’ordre du
monde, ces calvinistes étroits et bornés ne pouvaient l’admettre. Le monde qui
décidait de sa suppression était trop éloigné de celui que formait depuis un siè-
cle la population frontalière, ces colons d’origine hollandaise, qui s’étaient ins-
tallés en Afrique du Sud depuis le XVIIème siècle et qui allaient investir le plateau
intérieur lors du Grand Trek au milieu du XIXème. Deux guerres allaient être né-
cessaires pour vaincre la résistance obstinée qu’opposaient à l’esprit capitaliste ces
pasteurs unis dans la même conception religieuse du monde où leur pouvoir so-
cial était de droit divin : les Boers appartiennent à la race des maîtres (bass) qui
exercent leur autorité sur le monde. Cette autorité, ils la tiennent de Dieu et la
hiérarchie sociale qu’ils instaurent sur les territoires conquis obéit au comman-
dement divin, « ils font confiance à leur fusil mais ils croient en Dieu ». Leur su-
prématie sociale est de nature divine, la race blanche, comme l’est l’infériorité des
Noirs, c’est la prédestination : les Blancs sont prédestinés à commander, les Noirs
à obéir, tel est de toute éternité l’ordre du monde voulu par Dieu. C’est pourquoi
ils étaient portés à rejeter religieusement l’idée même de l’abolition de l’escla-
vage ; il ne faisait aucun doute à leurs yeux qu’un tel bouleversement dans la pen-
sée portait atteinte à l’Esprit, c’est-à-dire à la Providence.
« Le volk est le peuple afrikaner, celui qui, choisi par Dieu pour remplir une mission
en un lieu donné de la terre, fut enfanté dans la douleur du feu et du sang, dans la
dureté des déserts. Le peuple a été forgé... Dans l’échelle des peuples, il occupe une
place prééminente (la première ?) car il est un herrenvolk, un peuple de maîtres.
Quand il se rassemble et s’exprime, il est la nasie, terme que l’on rendra par nation
à condition de ne pas oublier la résonance biblique ; la nation vraie est élue. »
Serge Thion, Le Pouvoir pâle
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OS CANGACEIROS N° 3

Dans les Principes fondamentaux de la Science politique calviniste, publié par le


Conseil des Églises reformées hollandaises en 1951, il est dit que toute autorité
découle en ligne directe de Dieu. L’État est « né de Dieu et de son infaillible
bonté » ; sa tâche est de protéger « ses sujets contre l’agression des autres ». La « vue
chrétienne de la société » s’oppose nettement à l’universalisme qui « cherche la ra-
cine de la société dans un ensemble mondial de relations souveraines qui inclut toute
l’humanité dans un tout ». Ce serait une « rébellion contre Dieu » que de donner des
droits « aux communautés qui ne sont pas mûres » et à ceux qui sont « en rébellion
ouverte contre Dieu, c’est-à-dire les communistes ». Enfin, « l’Écriture et l’Histoire
montrent l’une et l’autre que Dieu exige des États chrétiens ».
a guerre et le principe de la propriété privée constituent la base concrète

L de cette idéologie. Celle-ci naît de la convergence des intérêts privés (l’in-


dividualisme, la solitude avec Dieu du calvinisme) et de leur passage dans
l’élément supérieur, l’intérêt général (le nationalisme, le peuple afrikaner in-
vesti d’une mission divine). C’est la guerre qui produit ce passage et réalise la
vraie unité : l’État. La guerre seule peut forcer l’unité nationale, soumettre par
la force de la nécessité les intérêts égoïstes à l’intérêt commun. La vie dans le gé-
néral et pour le général est réalisée dans l’État en temps de guerre (Hegel, Essais
sur la Constitution de l’Allemagne). Le nationalisme afrikaner est né de la guerre
et se maintient par la guerre (guerre coloniale, guerre contre les Anglais, au-
jourd’hui, guerre contre les Noirs). La guerre est son élément, loin d’inquiéter
le nationalisme, elle le confirme, elle renforce sa conviction. La guerre sociale qui
fait rage alors en Afrique du Sud, loin de déchirer la nation, la fortifie au
contraire. C’est un non-sens de parler de guerre civile, c’est la guerre « intério-
risée », la guerre contre l’ennemi intérieur, dont la Nation tire sa substance et sa
vitalité ; qui fait que la nation afrikaner existe comme volonté, et donc comme
pouvoir, comme État.
Deux logiques s’affrontent en Afrique du Sud, celle de l’État et celle de la Mar-
chandise. Elles ne sont pas, comme nous le verrons, fatalement divergentes, ni
même concurrentes. En Afrique du Sud, la première, la logique du pouvoir, se
trouve être la limite de l’autre, elle la contient pour la borner (alors que dans les
sociétés occidentales ce serait plutôt l’inverse). Leur fondement est pourtant le
même : la propriété privée ; la reconnaissance de la propriété comme fondement
du pouvoir et de la richesse, ce qui caractérise toute société marchande. Mais
alors que nos sociétés en ont fait, formellement, un droit « universel », la société
bourgeoise sud-africaine en a fait un droit exclusif, réservé, d’une façon formelle,
aux seuls Blancs. Deux conceptions du droit paraissent ici s’affronter, pourtant
le droit de propriété est en soi exclusif, il ne peut être en soi universel, sa pré-
tendue universalité n’est, au mieux, qu’une universalité abstraite, l’extension in-
définie d’un droit exclusif à chacun en particulier ; chacun peut avoir accès à la
propriété non pas à condition qu’il le veuille mais bien à condition qu’il le veuille
et qu’il le puisse. Le pouvoir social du propriétaire consiste, entre autres, à dé-
fendre ce qui fonde son pouvoir social et fait sa richesse. Ce que fait toute bour-
geoisie. Mais alors que la bourgeoisie occidentale n’exclut pas les pauvres d’un
rapport formel à la propriété, c’est-à-dire d’un rapport religieux au pouvoir
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Salauds de Blancs 317

(ambition d’être un jour petit propriétaire qui ne débouche en fait sur aucune ef-
fectivité), la bourgeoisie afrikaner en exclut systématiquement les Noirs à l’in-
térieur de l’Union Sud-Africaine.
Le Native Land Act de 1913 fut le principal pilier de l’organisation de la société
sud-africaine. Cette loi n’a fait d’ailleurs que codifier un état de fait permanent
depuis le début de la colonisation. Les Africains se voient reconnaître en toute
propriété 7,3 % de la surface totale de l’Union (portés à 13 % seulement en 1936).
En dehors de ces zones appelées au départ Réserves, les Européens, seuls, peuvent
posséder la terre. Environ un million d’Africains se sont trouvés ainsi en position
de squatter et durent être expulsés. Les Noirs ne pourront résider en zone
blanche, ils ne pourront être que de passage en Union... pour travailler. C’est le
compound system, ces camps près des mines d’où les travailleurs noirs ne peuvent
sortir, sauf autorisation spéciale, c’est le système des locations, ces cités dortoirs
ou townships le plus loin possible de la ville blanche. L’idéal serait qu’ils tra-
vaillent en zone blanche pour retourner dormir chez eux, dans leurs Bantoustans,
d’où la politique de l’État qui consiste à susciter l’installation d’industries en
bordure des frontières, les border industries.

Les résidants de la White City sont descendus stade de Duduza. (…) C’est à ce moment-là
dans la rue mardi soir pour empêcher les ex- qu’une épaisse fumée noire enveloppe les
pulsions venant sanctionner le boycott des abords du cimetière. Des centaines de jeunes
loyers. (…) Selon le Bureau d’information du Noirs s’acharnent sur une voiture qu’ils vien-
gouvernement, les incidents ont commencé au nent de retourner et à laquelle ils ont mis le feu.
moment où 300 résidents en colère de White Desmond Tutu et un autre prêtre, le révérend
City, le nom paradoxal d’un des quartiers de S. Nkoane, sauvent de justesse de l’hystérie
Soweto, ont commencé à construire des bar- collective un homme en sang, qui est emmené
ricades et qu’une grenade a été lancée sur les en voiture alors que la foule crie : « Tuez-le,
véhicules blindés de forces de l’ordre, bles- tuez-le ! » Desmond Tutu, resté sur place, tente
sant 4 policiers, parmi lesquels un Blanc. (…) d’apaiser les esprits. Un jeune Noir l’interpelle
Les résidents de Soweto ont une version dif- de manière brutale : « Pourquoi ne nous per-
férente : « La police municipale a ouvert le feu mettez-vous pas de traiter ces chiens comme
sans sommations, affirme l’un d’eux, sur une ils nous traitent ? Pendant combien de temps
foule qui tentait d’empêcher l’expulsion de plu- encore allez-vous nous dire d’épargner les
sieurs habitants qui n’avaient pas payer leur gens du système alors qu’ils nous tuent dès
loyer. » Les violences se sont prolongées tard
que nous sommes entre leurs mains ? » Le prix
dans la nuit et dans la matinée d’hier… Plu-
Nobel de la paix, les yeux embués de larmes,
sieurs témoins ont indiqué qu’un conseiller
continue à prêcher la non-violence.
municipal avait été tué à coups de hache par
une foule déchaînée tandis qu’un de ses col- Libération, 12/07/1985
lègues évitait la mort de justesse en s’échap- Deux incendies souterrains au Sud-Ouest de
pant de sa maison qui devait être brûlée. Johannesburg résultent apparemment d’actes
Libération, 28/08/1986 de sabotage, affirmait hier la compagnie. « Il
Mercredi, c’est à Duduza, un ghetto comme n’y a eu aucun blessé, mais les incendies ont
mille autres, à 40 km de Johannesburg, que la entraîné des dommages évalués à plusieurs
violence a éclaté, ajoutant trois nouveaux ca- millions de dollars », a précisé la Croldfields of
davres à l’occasion de funérailles des victimes South Africa. L’un des incendies se poursuivait
d’émeutes précédentes. (…) Tout avait pour- encore hier à la mine de Kloof’s. Les incendies
tant commencé dans le calme et le recueille- ont éclaté cette semaine, 2 mois après que 177
ment. Pour accueillir Desmond Tutu, l’évêque mineurs aient été tués par un incendie à la
anglican de Johannesburg et Prix Nobel de la mine de Kiuross, lors du plus grand accident
paix, maître de cérémonie, la foule s’était mas- de l’industrie aurifère d’Afrique du Sud.
sée le long de la route principale menant au Guardian, 21/11/1986
03bis:Mise en page 1

RÉPARTITION
DES RÉSERVES
Bantoustans dits
indépendants :

BOPHUTATSWANA
07/12/2009

VENDA

QWAQWA
20:46

SWAZI-
CISKEI LAND

TRANSKEI
Page 318

Bantoustans dits autonomes :


OS CANGACEIROS N°
3

KWANDEBELE

LEBOWA

GAZANKULU

KANGWANE

KWAZULU
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 319

Salauds de Blancs 319

L’identité nationale sud-africaine est issue de cette exclusion, uniquement la so-


ciété blanche est la société civile, mais aussi toute la société blanche est la société
civile ; effectivement tout Blanc a un intérêt propre à sauvegarder et attend pro-
tection de l’État contre tout ce qui peut porter atteinte à son privilège ; pour le
petit bourgeois, c’est le privilège d’une autorité sociale toujours menacée, pour
le petit Blanc, celui de l’emploi réservé, qui n’est, somme toute, que la manifes-
tation concrète d’un privilège plus fondamental, celui d’un rapport religieux à
l’État, le droit de cité. La société blanche est une société fondée sur le privilège,
elle est d’essence religieuse, on y retrouve l’idée chrétienne d’élection qui s’op-
pose à l’universalisme : tous ne sont pas élus, quelques-uns seulement sont élus ;
en général une telle idée fait l’unanimité des élus.
Cette exclusion sur laquelle se fonde la Nation ne concerne pas uniquement les
Noirs mais s’étend à tout ce qui peut menacer sa particularité ; on trouvera
d’abord l’uitlander, l’étranger, avide des biens des Afrikaners, il est principale-
ment anglais ; le juif vient ensuite dont la liaison avec la richesse et le capitalisme
est amplement soulignée.
L’idée de nation dominante se substitue ici à celle de classe dominante. Le pou-
voir appartient à une bourgeoisie nationale qui a réalisé autour d’elle l’union sa-
crée. Elle peut ainsi défendre au nom de la nation tout entière ses prérogatives
menacées à la fois par les pauvres et par le grand capital. Elle a trouvé des alliés
inconditionnels chez les petits Blancs qui ont la couleur de leur peau à défendre.
’Afrique du Sud est née de l’union du principe religieux de l’État et de l’es-

L prit bourgeois. Deux logiques s’y affrontent ou s’y renforcent. À la fin du


XIXème siècle, la bourgeoisie d’affaire du Cap, en relation étroite avec la
métropole, est puissante. Sa position dominante la pousse à réaliser l’unité colo-
niale de l’Afrique du Sud (la colonie est l’avant-poste de la pénétration marchande
dont le centre est la métropole). Cette unité se réalisera quand la résistance des
Boers, organisée autour d’un État puissant, le Transvaal, aura été brisée. Pourtant,
après cette victoire, la bourgeoisie anglophone se voit contrainte de composer avec
les paysans afrikaners ; elle réalisera l’unité de l’Afrique du Sud, certes, mais cette
unité qui se voulait coloniale débouchera en fait sur une unité nationale ; loin de
détruire l’État, elle le renforcera. En 1910, les États du Cap, du Transvaal, l’État
libre d’Orange et le Natal se rassemblent pour former l’Union sud-africaine, un
dominium britannique autonome. C’est « l’alliance de l’or et du maïs », qui de-
viendra l’alliance de la bourgeoisie d’affaire et de la petite bourgeoisie nationale.
Cette alliance va donner naissance à l’État moderne sud-africain où le pouvoir
politique est détenu par la classe moyenne et où la grande bourgeoisie libérale
n’a pas accès à l’exercice du pouvoir politique. Cela explique pourquoi la ratio-
nalité du libéralisme reste en échec sur des points importants. La production,
pour s’organiser, doit tenir compte des limites que lui impose une rationalité
qui n’est pas uniquement celle de la rentabilité, mais celle plus profonde de la
sauvegarde des privilèges de cette classe moyenne ou, plus généralement, de
l’homme blanc. L’exploitation des Noirs par les Blancs est la rationalité suprême
du système. Tout ce qui ne met pas en cause l’existence du système en tant que
tel est possible et inversement, ainsi que l’écrit Serge Thion. Et cela n’a jamais
gêné les libéraux d’exploiter les Noirs (ni les Blancs).
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OS CANGACEIROS N° 3

L’État ainsi constitué ne va donc pas nécessairement contrarier le mouvement gé-


néral de la Marchandise, parfois il le renforcera. C’est lui qui va accélérer la pé-
nétration de la Marchandise en Afrique du Sud en faisant du pays une métropole,
un centre avancé de l’activité marchande et non plus une simple colonie. Le pre-
mier moteur de l’industrialisation ne fut pas le grand capital, trop attaché au sys-
tème colonial, mais l’État. Celui-ci entreprit de jeter les bases de l’industrie
lourde en créant en 1928 la Iron and Steel Corporation à capitaux d’État. En même
temps était adoptée une politique de protection systématique en faveur de « toute
industrie pouvant s’établir sur des bases saines ».
Cette politique protectionniste ne fut pas une entrave au développement mar-
chand. Elle a surtout obligé les sociétés britanniques et étrangères à modifier leur
stratégie commerciale à l’égard de l’Afrique du Sud. Elles ont été amenées à in-
vestir directement dans le pays et à installer sur place des filiales (aujourd’hui,
beaucoup de sociétés américaines ont retiré, par précaution, leurs capitaux mais
les filiales continuent à fonctionner d’une manière autonome).
L’État a créé, par l’intermédiaire de la Société de Développement Industriel
(IDC), des entreprises dans de nombreuses branches et pris d’importantes parti-
cipations dans des sociétés mixtes, en coopération avec des capitaux privés. Tous
ces investissements étaient principalement financés par les impôts prélevés sur les
bénéfices des mines d’or. L’industrialisation a suscité une deuxième vague d’ur-
banisation, source de nouveaux marchés. Le stimulant de la production de guerre
(1939-1945) et une grosse vague d’investissements étrangers, au lendemain des
hostilités, ont assuré le maintien d’un rythme de croissance relativement élevé.
Si l’État intervient directement comme investisseur, la libre entreprise reste ce-
pendant une règle d’or que personne ne remet en cause. Les raisons des interven-
tions de l’État sont chaque fois clairement politiques : donner au pays les moyens
de son indépendance, encourager le développement du capital proprement afri-
kaner, assurer la sécurité des Blancs. Mais cela ne contrarie pas nécessairement la
logique capitaliste. La raison d’État qui a suscité, par exemple, la création des bor-
der industries s’est trouvée en parfaite harmonie avec la raison capitaliste et cer-
taines sociétés étrangères, notamment plusieurs firmes automobiles japonaises et
la Régie Renault n’ont pas dédaigné les sur-profits que permet le système : les sa-
laires y sont au plus bas et la barre de couleur y est, par nécessité, très assouplie ;
de plus, ces zones sélectionnées sont proches des ports d’exportation, justifiant par
là le nom de « petit Hongkong » qui leur a été décerné.
omme partout ailleurs, la politique de la classe dirigeante consistera à uti-

C liser le développement de la concurrence qu’elle instaure sur le marché


du travail comme marge de manœuvre sociale. Mais alors que dans les
pays occidentaux la stratégie du pouvoir reste très souple et peut donc se modi-
fier selon les circonstances, ici, elle est clairement définie et ne tolère aucun chan-
gement. Dans ce domaine encore, le libéralisme sauvage est borné par une mesure
protectionniste, la colour bar, et il ne peut être question de la remettre en cause.
Peu après la guerre des Boers, les propriétaires des mines durent importer 60 000
Chinois qu’ils purent ensuite rapatrier quand l’appauvrissement massif des petits
paysans afrikaners jeta sur le marché un grand nombre d’entre eux, prêts à tra-
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Salauds de Blancs 321

vailler dans les mines à n’importe quel prix. Les compagnies purent ainsi réduire
le salaire des travailleurs britanniques et leur demander plus de travail pour moins
d’argent, trois machines à surveiller au lieu de deux par exemple. Quand ces der-
niers se mirent en grève, les propriétaires purent continuer l’exploitation avec
l’aide des « jaunes » recrutés surtout parmi les Afrikaners. Les mineurs britan-
niques furent vaincus, des centaines furent renvoyés et remplacés par des mineurs
afrikaners avec des salaires misérables.
Quelques années plus tard les Afrikaners allaient être victimes à leur tour du
même scénario quand les Noirs envahirent le marché du travail. En 1922, les di-
rigeants miniers décident de supprimer la barrière de couleur qui avait été ins-
taurée en 1911 par le gouvernement soucieux de réserver les emplois spécialisés
ou semi-spécialisés aux chômeurs afrikaners. Quand sur le Witwatersrand, les
mines diminuèrent les salaires et proposèrent le renvoi de 5 000 ouvriers blancs,
remplacés par des Noirs, le tollé fut général. La grève se répandit sur tout le Rand
au cri de l’Afrique blanche menacée. L’armée fut mobilisée. Pendant plus d’une
semaine la guerre fit rage, Fordsburg, faubourg ouvrier de Johannesburg, fut
bombardé par l’artillerie lourde. La résistance ouvrière fut écrasée.
La bourgeoisie ne pouvait pas se permettre d’avoir à la fois les travailleurs blancs
et les travailleurs noirs sur le dos. Deux ans plus tard, la colour bar fut rétablie
et même étendue des mines à l’industrie, en même temps une législation sur le
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OS CANGACEIROS N° 3

minimum vital fixait le salaire des Noirs. À partir de cette date les petits Blancs
défendront avec acharnement les avantages qu’ils ont acquis sur le marché du
travail, d’autant que dans les années 30, l’accélération de l’exode des campagnes
intensifiera la concurrence. On verra des patrons employer en cachette des tra-
vailleurs noirs et des ouvriers blancs déclencher une grève quand ils les décou-
vraient. La défense des intérêts acquis trouvera son expression politique dans le
parti nationaliste. En 1948 il prit le pouvoir, il n’allait plus le quitter.
« La ségrégation a permis aux Blancs d’oublier leurs rivalités dans l’affirmation de
la supériorité de la race blanche... La classe ouvrière était sérieusement divisée sur les
problèmes de race et de compétence. Au sommet il y avait des anglophones blancs
qui accaparaient presque tous les postes qualifiés et les positions dirigeantes dans les
syndicats. Au milieu les Afrikaners qui essayaient d’occuper les emplois à faible qua-
lification ou sans qualification et les postes de contremaître. Au bas de l’échelle, les
Noirs et les Métis occupaient les emplois mal payés qui n’exigeaient aucune qualifi-
cation. Ce marché du travail racialement séparé a rendu impossible toute revendi-
cation ouvrière concertée. La peur d’être remplacés par les travailleurs noirs moins
bien payés a conduit les mineurs blanc à la grande grève de 1922 qui fut brutalement
réprimée par l’État. Après quoi ils furent cooptés par la classe dirigeante dans un
système qui conforta leur position privilégiée vis-à-vis des Noirs mais en même temps
émoussa leur esprit de revendication. » (Autrement, « Trois siècles de conflits »)
ne telle politique va précipiter l’adhésion à la société bourgeoise de

U groupes sociaux au départ hostiles, favorisant l’émergence d’une classe


moyenne hiérarchisée, totalement acquise au système. L’Afrique du Sud
n’a fait qu’appliquer une tactique sociale qui a fait ses preuves ailleurs. La France,
par exemple, fut une spécialiste en la matière par son recours systématique à une
main-d’œuvre immigrée : Italiens, Portugais, Polonais, Noirs, Arabes. Ce qui a
grandement facilité l’intégration du mouvement ouvrier à la société bourgeoise.
Quant aux Noirs, ils sont considérés et définis comme étrangers. La société sud-
africaine compte plus de 25 millions d’étrangers et moins de 5 millions de citoyens.
Les Noirs ne pourront sortir de leur Homeland que pour travailler et leur cir-
culation sera alors soumise à un contrôle rigoureux (comme en France) : le pass,
qu’ils doivent toujours avoir sur eux, contient le permis de travail et indique la
zone où ils sont autorisés à se déplacer (en 1985, Botha annonce la réforme de
l’influx control, mais le système du pass reste en vigueur sous une nouvelle forme :
la carte d’identité nationale – celle des États nationaux – qui indique la zone
blanche dans laquelle les Noirs peuvent circuler). Ce sont les « colonisés » de la
société blanche qui ne reconnaît aux Noirs qu’une seule détermination, se faire
les membres dociles du troupeau « humain » utiles à la bourgeoisie blanche. Ils
sont ce qui lui est extérieur, sa périphérie (comme la colonie était la périphérie
de la métropole), ce qui n’est pas elle mais qui lui est utile et qui la sert. Nous
pourrions dire que, depuis l’intégration achevée des petits Blancs, la nation sud-
africaine porte son extériorité en elle, ce qui devait être à sa périphérie se trouve
en son centre. D’où cet effort obstiné autant que vain pour interdire l’urbanisa-
tion des Noirs, pour les rejeter toujours plus loin.
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Salauds de Blancs 323

En Afrique du Sud, nous assistons aux efforts qui peuvent paraître paradoxaux,
d’une ancienne colonie qui, en devenant une métropole, cherche en retour à créer
en elle ses propres colonies, pour tenter ensuite de les faire accéder au statut
d’États nationaux. L’idée d’un développement séparé était effectivement l’idée
qui se trouvait au point de départ du processus de décolonisation des 50’. On est
ainsi passé en un temps relativement court de l’idée de réserves indifférenciées à
celle de territoires ethniques (les Homelands) pour aboutir enfin à l’idée d’États
nationaux. L’État espère ainsi se décharger du difficile problème de la police des
pauvres sur ses représentants parmi les pauvres.
Des dix Bantoustans, quatre sont dits indépendants, le Transkeï, le Bophustats-
wana, le Venda, le Ciskeï : leurs sources principales de revenus proviennent des
subsides de Pretoria et des salaires de la main-d’œuvre migrante. Lorsqu’un Ho-
meland devient indépendant, tous les membres du groupe ethnique qu’il est
censé représenter prennent, de fait, la nationalité du nouvel État, ce qui permet
de donner aux Noirs qui viennent travailler, ou qui travaillent déjà, en zone
blanche le statut précaire de travailleurs immigrés.
L’État sud-africain a donc conçu un système très élaboré pour maintenir et conte-
nir le travail migrant. Il s’agit d’empêcher ou de réduire l’urbanisation des Afri-
cains. C’est qu’ils représentent un danger réel. Dans les années 70, la moitié de
la main-d’œuvre était constituée de travailleurs migrants. C’est seulement après
les émeutes de Soweto en 1976 que l’État s’est décidé à reconnaître la commu-
nauté urbaine africaine en lui accordant une concession libre de 99 ans et en fa-
vorisant l’implantation d’autorités noires locales.
La mise en place des Bantoustans apparaît donc à la fois comme une stratégie so-
ciale et comme alibi politique de cette stratégie. Elle est la stratégie sociale de la
précarité et l’alibi politique de l’exclusion dans la société, donc de la précarité.
L’idéologie de l’apartheid, dernier avatar du tiers-mondisme, apparaît donc pour
ce qu’elle est, un pur artifice, et l’indépendance des États nationaux pour ce
qu’elle est, une pure fiction. Les Noirs, en Afrique du Sud, n’ont aucune natio-
nalité à revendiquer, c’est bien ce qui inquiète les dirigeants de ce pays et des au-
tres pays. La guerre en Afrique du Sud n’est pas une guerre civile, comme le
voudrait le curé Desmond Tutu et bien d’autres curés avec lui, les Noirs ne cher-
chent pas à obtenir des droits civiques. La guerre en Afrique du Sud n’est pas une
guerre de libération nationale, comme le voudraient les militants de l’ANC
(Congrès National Africain) et avec eux bien d’autres militants. Elle est essen-
tiellement une guerre sociale. Les Noirs n’ont qu’une idée en tête, se libérer du
joug des maîtres.
a haine des Noirs sud-africains est irréductible et contagieuse. Ils ne se

L contentent plus de la chanter à l’insu des Blancs. Ils agissent désormais au


su et au vu du monde entier. La haine des tsotsis éclate au grand jour, ils
la crachent à la gueule des Blancs dans les défis sauvages et insensés qu’ils se lan-
cent au cœur de l’émeute, pierres contre fusils. Cette haine grandit au rythme des
insurrections qui ébranlent depuis Soweto l’Afrique australe. La haine est le feu
qui couve mais aussi l’incendie qui se propage à une vitesse hallucinante. Pil-
lages, destruction et incendie des édifices administratifs, des écoles, des magasins,
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OS CANGACEIROS N° 3

de la maison des traîtres et des traîtres eux-mêmes : « Mais si tout doit être détruit,
alors détruisons tout, et ne faisons aucune exception, pas même pour une seule chose. »
Dans la guerre sociale personne ne peut être exempté, l’indécis, le pacifique, le
conciliateur, ont toutes les chances de subir le sort réservé aux indics, flics,
maires, hommes d’affaires, journalistes. « J’ai vu, de mes yeux vu, des gars battus à
mort puis brûlés vifs après qu’on les eut ceints du sinistre collier. J’ai entendu leurs
hurlements d’agonie et de désespoir quand ils comprenaient qu’ils allaient mourir... »
raconte un journaliste noir qui n’échappa que de justesse au sort qu’il décrit.
« Une militante noire contre l’apartheid a été matraquée puis poignardée à Soweto
par de jeunes Noirs qui lui reprochaient son opposition pacifique à l’apartheid et son
horreur déclarée du “supplice du collier *”. » (Libération du 10/10/1986.)
De Soweto l’émeute gagne les villes noires proches de Johannesburg, enflamme
les townships de Pretoria, s’infiltre dans les campagnes. Au Bophustatswana, le
parlement et les voitures officielles sons incendiés. Elle embrase la région du Cap
où Noirs et Métis se battent ensemble jusque dans le cœur des villes blanches.
Les jeunes lancent avec succès un appel à la grève générale qui s’accompagne du
boycott des transports.
Souvent l’émeute débouche sur la grève et inversement. En 1980, la généralisa-
tion des grèves dans tous les secteurs s’accompagne d’un boycott des écoliers et
a lieu sur fond d’émeutes dans les townships noirs et métis avec la participation
des Indiens. 1984 commence par une première vague de grèves en janvier (mines,
distribution, automobile et chimie) qui se poursuit par des affrontements meur-
triers dans les mines, le boycott des transports à Alexandra suivi d’émeutes. En
janvier, également, le boycott des écoliers tourne à l’émeute dans les ghettos du
Cap, Johannesburg, Port Elizabeth, Bloemfontein ; en août, les Métis se joignent
au mouvement.
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Salauds de Blancs 325

Comme le feu, la haine du Noir est universelle, c’est son


existence comme totalité qui est en jeu ; il n’y a pas de
frontières entre le sort qui lui est fait dans les townships et
celui qui lui est fait dans son travail.
La question sociale a presque toujours revêtu en Afrique
du Sud l’apparence d’une opposition de races. Mais cette
apparence est aussi la forme de l’affrontement social parce
qu’il n’y en a pas d’autre possible depuis l’intégration com-
plète et définitive des Blancs pauvres à la société civile.
« Je préfère qu’on me désigne comme Noir. Ceci a commencé
en 1960, après le soulèvement de Sharpeville... C’est ce qui
nous fait réaliser que dans ce pays on est soit Noir, soit Blanc...
II n’y a pas de catégories “Métis” ou “Indiens’’ ou “Asiatiques”.
Nous sommes des Noirs. »
(Propos d’un ouvrier-peintre classé « Métis »)
Il ne pouvait en être autrement. Dès l’origine, l’édifica-
tion de la société blanche a signifié pour la masse des
Noirs leur réduction à l’état de pauvres.
C’est l’ensemble de la domination blanche, l’esprit même
de la domination, dans chacun de ses aspects, magasins,
transport, travail, qui est combattu par les Noirs, et non
un quelconque point d’une réglementation sociale qu’ils
subissent à tout instant de leur vie. Le système social sud-
africain partage avec les bureaucraties staliniennes cette
caractéristique de prétendre au contrôle totalitaire du
moindre aspect de l’existence des individus. Mais ici, le
contrôle ne s’exerce absolument que sur une partie de la
société, les Noirs, pour mieux garantir, étatiquement, le
fonctionnement démocratique du reste de la société, les
Blancs. Toute concession sur un aspect de ce contrôle me-
nace de ruiner tout le système. Dans ces conditions tout
renoncement sur un point quelconque de la réglementa-
tion est interdit à l’État. Toute reforme est contredite im-
médiatement par l’existence de la loi. Toutes les réformes
annoncées depuis 1985 sont à l’image de la suppression de
l’Immorality Act : une Blanche pourra baiser avec un Noir
mais ils ne pourront habiter ensemble puisque le Group
Area Act est toujours en vigueur. Inversement, en s’atta-
quant à n’importe quel point de la législation, les Noirs
les attaquent tous.
À l’opposé, les Blancs appartiennent, par décision d’État, * Ou supplice du pneu
à cette partie de la société qui accède ou peut accéder à la qui consiste à placer
prospérité marchande dont sont exclus les Noirs. Il existe un pneu autour du cou
peu d’exemples dans l’histoire contemporaine où la d’une personne puis
à l’enflammer avec de
guerre sociale est à l’œuvre avec un tel degré de clarté. l’essence.
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OS CANGACEIROS N° 3

De fait l’ennemi est immédiatement identifiable et les nécessités de la lutte pas-


sent fatalement par l’écrasement des Blancs. En Afrique du Sud, les Blancs sont
la cible de cette haine parce qu’ils sont les défenseurs acharnés d’un monde qui
a produit une telle misère.
La bataille de Crossroads en 1985 éclate à la suite d’une tentative de démolition
de la cité et de la déportation de ses habitants à Khayelitsha, cité de relogement
concentrationnaire encore plus éloignée du Cap. Cette insurrection s’étend tout
de suite aux autres cités, les manifestations et les enterrements tournent en
émeutes selon un cercle infernal. À Durban, Johannesburg, au Cap, partout, les
Noirs, sans armes, s’affrontent aux flics et à l’armée mobilisée. Les Métis mè-
nent une attaque concertée contre les quartiers blancs du Cap. Le pouvoir ré-
prime le plus durement possible sans jamais maîtriser complètement la situation.
Massacres, grèves, emprisonnements massifs, tortures, nouvelles émeutes.
Le 21 juillet, Botha annonce l’état d’urgence qui s’accompagne de mesures mili-
taires dont l’appui des policiers aux « pères » et « vigilants » chargés de mater de
l’intérieur la révolte. La censure est également mise en place ; elle s’ajoute à celle
que pratiquaient déjà consciencieusement les journalistes. Avec le silence est or-
ganisé l’isolement de l’Afrique du Sud. Depuis, les nouvelles, soigneusement
triées, ne nous parviennent plus que par bribes. Ce n’est que par la force des
armes que l’État parvient à contenir une situation explosive.
e gouvernement, face à l’ampleur du mouvement social, avait tenté de di-

L viser les « Noirs » en prenant des mesures symboliques en faveur des Métis
et des Indiens, et aussi des Noirs urbanisés. Il avait accordé à la première
catégorie une représentation parlementaire, les élections furent boycottées ; il
avait accordé aux Noirs urbanisés un droit limité de résidence, ce qui les avanta-
geait par rapport aux Noirs venus des Bantoustans, ils réagirent à cette politique
en brûlant les maisons des maires et des conseillers municipaux noirs, quand ce
ne furent pas les personnes elles-mêmes.
L’échec de cette première tentative ne veut pas dire que les facteurs de division
n’existent pas. Ils existent entre les Indiens, qui forment dans leur ensemble une
petite bourgeoisie laborieuse, et les Noirs ; parmi ces derniers, entre ceux qui
viennent des Bantoustans et ceux qui sont urbanisés de longue date, entre une pe-
tite classe moyenne et la masse des pauvres.
Ces facteurs de division trouvent principalement à s’exprimer dans une opposi-
tion politique au régime de l’apartheid. Pour les mouvements comme l’Inkatha,
avec comme leader le chef Zoulou, Buthelezi, ou l’ANC de Nelson Mandela, il
s’agit de récupérer la révolte des Noirs au profit d’ambitions nationalistes. Le
gouvernement compte beaucoup sur l’affrontement de ces forces de division pour
briser, de l’intérieur, le mouvement immédiatement unitaire des Noirs. Plus gé-
néralement, pour les réformistes, il s’agit de récupérer un conflit social et de le dé-
tourner en conflit civique, en engagement politique pour les « droits de l’homme
et du citoyen ». Pour eux, qui sont parfaitement intégrés à ce monde, l’exclusion
est purement formelle, c’est un travers de l’État qu’il s’agit de réformer par les
moyens de la politique. Quand l’État se contente de choisir les victimes, ces dé-
mocrates sincères prétendent que l’exclusion est due à un mauvais gouvernement.
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Salauds de Blancs 327

Ils obscurcissent ainsi une conscience sociale par une conscience politique.
Même les leaders du mouvement de la Conscience noire n’ont pas échappé à
cette dérive.
L’Église, l’UDF [United Democratic Front, organisation « multiraciale » créée en
1983], les libéraux ont très vite perçu le danger d’une guerre ouverte. Les plus lu-
cides comptent surtout sur le syndicalisme pour combler le vide qui existe entre
5 millions de travailleurs et la société bourgeoise. « J’ai toujours ardemment sou-
haité un développement du syndicalisme noir, tout en ayant parfaitement conscience
que ce développement ne me faciliterait pas la vie », déclarait Harry Oppenheimer,
ex-dirigeant de Anglo-Americain. « La création du Congrès des syndicalistes noirs,
nous dit un journapute, devrait accélérer l’engagement politique des travailleurs. »
Hors de l’État point de salut, voilà ce qui les unit tous de Buthelezi à Desmond
Tutu en passant par l’ANC.
Tous ces représentants de l’État parmi les Noirs sont contraints de suivre le mou-
vement et d’être très prudents. Toutes leurs prétentions sont balayées à chaque
insurrection. Entre-temps ils occupent la scène politique internationale. La
guerre est d’une telle évidence que même la couleur de la peau n’est plus une ga-
rantie, dans les townships, les émeutiers règlent déjà leur compte aux Blancs noirs
avec la même sauvagerie qu’ils s’emploient à le faire pour les Blancs.
« Ils ont atteint un stade où ils préfèrent mourir, perdre leur emploi, leur maison plu-
tôt que leur dignité humaine » déclarait récemment à un journaliste un syndica-
liste noir (qui emploie, comme il se doit, la 3ème personne puisque la dignité est
une chose qui ne concerne ni un syndicaliste, ni un journaliste). Le 12 mars 1987,
en effet, les cheminots de City Deep (banlieue de Johannesburg) se mettent en
grève pour protester contre le licenciement d’un jeune chauffeur ; bientôt plus
de 15 000 cheminots suivent le mouvement, les transports sont paralysés et les au-
tobus ainsi que les véhicules privés sont la cible des manifestants. Ces troubles
coïncident avec une nouvelle effervescence dans la cité de Soweto où, depuis plus
d’un an, les habitants font la grève des loyers et sont menacés d’expulsion. Il faut
aussi ajouter la grève des postiers pour exactement les mêmes raisons, le renvoi
d’un des leurs. Le 13 avril, neuf trains et plusieurs wagons sont incendiés en gare
de Soweto. Cette série d’incendies s’étend les jours suivants aux zones blanches
voisines, frappant Doornfontein en plein centre de Johannesburg pour s’étendre
ensuite jusqu’à Springs, une cinquantaine de kilomètres plus à l’Est. Le 22 avril,
alors qu’une procédure de licenciement de 16 000 grévistes est entreprise, de vio-
lentes bagarres ont lieu avec la police à Doornfontein et à Germiston au cours
desquelles un flic est poignardé.
e mouvement universel de la marchandise se définit à la fois par son ex-

L tension et par son intensification ; l’Argent s’est emparé des têtes, il doit
aussi s’emparer des êtres, de ce qui les meut (de leur âme, au sens premier
du terme) ; tout ce qui fait obstacle à l’intégration complète des individus à la so-
ciété marchande, fait obstacle à l’universalisation de son principe. Cette intensifi-
cation s’accompagne nécessairement de son contraire qui est l’exclusion (les exclus
de l’abstraction). Sont exclus tous ceux qui s’avèrent incapables d’intégrer le prin-
cipe du monde au point qu’il devienne, leur nature, l’essence de leur activité.
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OS CANGACEIROS N° 3

Dans les pays occidentaux, l’État a délibérément pris le parti de la Marchandise,


c’est-à-dire celui de l’intégration, et l’exclusion s’y présente donc comme un tort
propre à l’individu (incapacité que l’on secourt ou vice que l’on condamne). Il
est d’autant plus facile à l’État d’en faire porter la responsabilité sur l’individu
que chacun est touché séparément. La société civile peut alors exiger de l’État
que cette exclusion soit effective, ce qu’elle a d’ailleurs toujours fait, prison, asile
ou expulsion, quand nous avons la chance de ne pas être descendus.
L’État afrikaner tente de protéger les petits Blancs des exigences de la modernisa-
tion (intégration au principe marchand ou exclusion) et cherche à faire porter ces
exigences sur les Noirs uniquement, tout en leur refusant la possibilité d’une in-
tégration. En pleine modernisation de l’activité sociale, les Sud-Africains retrou-
vent les réflexes les plus archaïques, ceux de l’esclavagisme, quand chacun aspirait
à avoir des esclaves et, les ayant, espérait ne pas travailler. L’exclusion apparaît ici
comme un vice du pouvoir.
D’un côté, l’inadaptation des petits Blancs à parfaitement intégrer le principe
actif de la Marchandise fait qu’ils se trouvent frappés de plein fouet par la pau-
périsation et jetés dans une concurrence acharnée avec les Noirs pour des tâches
réservées jusqu’ici à ces derniers.
De l’autre coté, la petite bourgeoisie, ou plus généralement la classe moyenne,
noire, métis et indienne, bien intégrée au principe du monde, se voit rejetée par
l’État. D’un coté, intégration à la société civile mais exclusion de la société mar-
chande, de l’autre, intégration à la société marchande mais exclusion de la so-
ciété civile. Ici la société marchande avec ses impératifs ne coïncide pas
exactement avec la société civile, voilà ce qui constitue, aux yeux des démocra-
ties occidentales, le scandale de l’Afrique du Sud.
Pour les Blancs, la barre de couleur (par exemple) marquait la frontière entre les
élus dont ils faisaient partie et les pauvres, elle rend visible maintenant pour ceux
qui sont à la recherche de n’importe quel boulot, leur déchéance (le racisme,
pour eux, est une façon de nier l’évidence). Pour la classe moyenne noire, elle est
intolérable parce qu’elle ne coïncide pas avec la frontière sociale due à leur rang
ou à leur ambition, parce qu’elle les rejette vers les pauvres. Quant à l’homme
d’affaire il n’y voit qu’une entrave inutile quand il attend une participation
active de tous.
Pour le Noir sans qualité, elle est intolérable parce qu’il y voit, immédiatement,
un tort universel.
Georges Lapierre
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329

FAUT ÊTRE NÈGRE POUR FAIRE ÇA !


APERÇUS SUR LA GUERRE SOCIALE EN AFRIQUE DU SUD

arement un mouvement social de l’ampleur de celui qui agite l’Afrique

R du Sud depuis 1980 a projeté son ombre devant lui longtemps avant de
se réaliser. Puisque la résignation ne pouvait plus durer, car tel était le
sens général et immédiat de la révolte noire de 1976-77, rien ne pouvait continuer
durablement et l’explosion devenait inéluctable.
L’idée même de la résignation – résignation maintenue par la force des armes –
parce qu’elle signifiait à l’inverse la reconnaissance de l’autorité des Blancs, était
partout battue en brèche. Les conditions générales faites aux pauvres, ici des
Noirs, étaient apparues publiquement et massivement insupportables et dès lors
étaient partout combattues ouvertement. Mûri longuement dans l’amertume,
un tel mouvement était en quelque sorte fatal, malgré les réformes statutaires
engagées par l’État – en vérité, elles ne firent qu’en précipiter l’échéance.
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OS CANGACEIROS N° 3

À présent, c’est cette fatalité devenue effective qui hante quotidiennement


l’Afrique du Sud. À l’effervescence sociale des années 70, marquée par les vagues
de grèves sauvages de 1973-74 et le soulèvement de 1976, a succédé dans les an-
nées 80 une situation de guerre ouverte sporadique mais incessante. La révolte, en
se propageant d’un bout à l’autre du pays, est désormais une banalité pratique
dans laquelle se reconnaît l’immense majorité des pauvres.
Dans les rues jonchées de débris calcinés de leurs ghettos, les jeunes rebelles mè-
nent la danse. Les boycotts succèdent aux grèves, les incendies aux pillages, les af-
frontements aux règlements de comptes, les émeutes aux funérailles des victimes
de la répression... La révolte est le mal qui ronge inlassablement l’édifice social
blanc. À la brutalité du pouvoir répond la furie destructrice des jeunes rebelles.
L’État n’a pas réussi à écraser la vague de fond de l’indiscipline sociale malgré le
poids des forces policières et militaires qu’il y a engagées. Si, en se limitant dans
un premier temps au plus urgent, il a préservé l’essentiel de l’ordre social, le ni-
veau de la révolte ne faiblit pas et entrave tout retour durable au calme – calme
qui a toujours été précaire. Une situation de conflits généralisés qui désespère le
curé Tutu, et bien d’autres, menace les maigres forces de la conciliation sur les-
quelles reposent les espoirs d’un « règlement politique du problème sud-afri-
cain ». Que ce soit l’UDF, l’AZAPO, l’ANC ou Buthelezi, ces forces, qui se
livrent une concurrence acharnée, sont impuissantes à capter durablement le
mouvement de la révolte au profit de leurs ambitions politiques, car celui-ci s’est
déplacé au-delà de la réconciliation. Quand la répression parvient à imposer le
« calme » ou le réformisme à rétablir « l’ordre », la rébellion reprend ailleurs au
prix d’un désordre aggravé et d’une amertume redoutée. Tous les secteurs de la
société et toutes les zones du territoire sont touchées. Des couches sociales bé-
néficiant de « privilèges », relativement à la hiérarchie instaurée par l’apartheid,
se lancent dans la bataille et viennent grossir les rangs de la révolte. En zone ru-
rale, les Réserves 1 et leurs polices doivent faire face aux mêmes « fléau » qui agi-
tent sans cesse les zones urbaines. De plus en plus, le coeur des villes blanches
découvre à ses dépens la réalité destructrice de l’émeute. La neutralité n’est plus
de mise. Ceux qui font preuve de modération ou s’autorisent d’un mandat fictif
pour parler au nom des pauvres ne sont pas à l’abri non plus. Les Noirs sud-afri-
cains savent bien ce que valent tous ces conciliateurs et médiateurs : le prix d’un
peu d’essence et d’un vieux pneu !
Dans ce déchaînement de violence qui n’épargne personne, la séparation s’ac-
croît entre ceux pour qui rien ne mérite d’être préservé et tous ceux qui enten-
dent sauvegarder quelque chose – qu’y a-t-il à sauvegarder dans ce monde sinon
son principe : l’argent, l’esprit marchand. Ainsi s’opère pratiquement la division
des forces en présence et de leurs véritables buts. Le fondement de l’unité des
Noirs est le débat qu’ils organisent entre eux, de grève en grève, d’émeute en
émeute, de soulèvement en soulèvement.
Au pays des maîtres et de l’ordre, le désordre règne en maître. Les townships et,
de plus en plus, les Réserves, deviennent ingouvernables, autant pour l’État et
ses collaborateurs que pour le racket politico-religieux : il n’y a aucune perspective
d’accalmie.
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Faut être nègre pour faire ça ! 331

a grève générale en 1971 de la quasi-totalité des ou-

L vriers noirs de Katatura, un faubourg de Win-


dhoek, capitale de la Namibie, constitua un
précédent. L’ampleur de la grève entrava l’habituelle ré-
pression gouvernementale : le patronat était contraint de
réembaucher la plupart des grévistes licenciés. Elle fera
exemple. Dès 1972, des grèves sauvages éclatent à Durban
et au Cap parmi les dockers, et à Pretoria et Johannesburg
dans les transports. La répression est brutale et expédi-
tive : arrestations et déportations de tous les grévistes de
Johannesburg. Cependant, l’agitation sociale se répand.
En 1973, à Durban, tous les ouvriers noirs d’une boîte de
matériel de construction se mettent en grève pour le dou-
blement puis le triplement des salaires. La grève s’étend à
l’industrie textile puis aux employés municipaux. À la mi-
février, 30 000 travailleurs noirs, avec une participation
notable d’Indiens, sont en grève dans la région de Dur-
ban et le mouvement se répand dans le Natal. La force
principale de ces grèves réside dans le fait d’être totale-
ment autonomes vis-à-vis des syndicats « officiels » et des
mouvements politiques. Aucun meneur n’est mis en avant
afin d’éviter la répression qui est impuissante à défaire
l’unité des grévistes. Cette particularité se fait sentir dans
chaque conflit local. Toutes les décisions relatives à la dé-
termination des revendications, à la poursuite ou à l’arrêt
de la grève, à l’examen des propositions patronales sont
traitées par l’ensemble des grévistes. Ces grèves rompent
avec celles des années 50 qui étaient le plus souvent épau-
lées ou organisées par divers rackets. En plus de leur ca-
ractère spontané, elles mettent en avant des revendications
salariales exorbitantes (du moins pour le patronat) qui,
lorsqu’elles sont satisfaites, ne calment en rien l’agitation
ouvrière, et ce, malgré la répression, les manœuvres, les
intimidations, le lock-out.
En dépit d’une nouvelle législation du travail plus « sou-
ple », en 1974 tous les secteurs touchés par la grève de
1973 le sont à nouveau et le mouvement déferle dans le
Reef, le Rand et à East London dans la province du Cap.
Le pouvoir tente d’enrayer les grèves par la répression, les
déportations et en remplaçant les grévistes arrêtés par des 1. La Réserve est la vérité
prisonniers (comme cela se fait dans l’agriculture, depuis du Bantoustan, du Ho-
cette mesure tend à s’appliquer à l’industrie). De son côté,
meland et de l’« État noir
indépendant ». Elle est le
le patronat, préférant traiter avec des organisations consti- refoulement des Noirs,
tuées plutôt qu’avec une assemblée informelle de travail- leur exclusion, leur confi-
leurs, met en place des comités de liaison d’entreprises. nement et le résultat de
ce confinement : le réser-
Composés pour moitié de membres nommés par la voir de main-d’œuvre.
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OS CANGACEIROS N° 3

direction, ces organes de médiation favorisent un mouvement de syndicalisa-


tion dans l’industrie. Tout au plus permettront-ils aux ouvriers noirs de s’abri-
ter derrière des syndicats « autonomes » pour mener à bien leurs grèves.
L’agitation sociale va déborder la sphère du travail et culminer dans l’insurrection
de 1976-77. Le 16 juin 1976, le soulèvement de Soweto ouvre les hostilités. En
quelques jours, des émeutes spontanées éclatent dans les principales régions du
pays. En l’espace de quatre mois, près de 200 ghettos blacks (Noirs, Métis et par-
fois Indiens) se soulèvent et le flot de la révolte atteint les Réserves. Les collabo-
rateurs, les dirigeants appointés par le gouvernement et les flics noirs, s’ils n’ont
pas perdu leur maison ou leur vie, sont contraints de fuir les townships. Les
grèves générales de Johannesburg et du Cap se déroulent sur fond de sabotages,
de pillages et d’incendies. Les lycéens et les écoliers, qui étaient à l’initiative de
la révolte, sont rejoints dans l’émeute par les tsotsis et les travailleurs en grève.
L’effervescence se poursuit jusqu’en juin 1977.
En 1978-79, une nouvelle vague d’agitation se développe dans la sphère du travail.
Les nombreuses grèves qui éclatent dans les zones urbaines sont ponctuées de
boycotts très efficaces (en 1979, par exemple, les ouvriers licenciés d’une boîte de
produits alimentaires sont réintégrés à la suite d’une grève de sept mois accom-
pagnée d’un boycott national). Sous la pression des milieux d’affaires, l’État oc-
troie une reconnaissance officielle aux syndicats noirs. Mais cette mesure, comme
les accords salariaux signés par le patronat en 1979, sont incapables d’enrayer les
nombreuses grèves qui se répandent à travers le pays. De fait, l’insatisfaction res-
sentie plus généralement par les Noirs n’est plus limitée à un secteur de la société.
La sphère du travail, les écoles, les rues et les townships sont devenues des zones
d’affrontement avec l’État.
l’aube de la décennie 80, l’Afrique du Sud est frappée par un embrase-

À ment social généralisé qui n’a fait que s’intensifier depuis. Comme à
Soweto en 1976, c’est une grève des écoliers et lycéens métis de la région
du Cap qui met le feu aux poudres. À la fin du mois de mai 1980, une manifes-
tation organisée par les grévistes au cœur du Cap dégénère en bataille de rues.
Des émeutes éclatent dans les townships environnants puis, en l’espace de deux
mois, se propagent aux ghettos noirs et métis du Transvaal et du Natal. L’État re-
court à une répression sanglante, mais les émeutes persistent pour fusionner avec
l’agitation ouvrière dans un tumulte social qui touche l’ensemble du territoire.
C’est dans la province du Cap, où se sont ouvertes les hostilités, que la guerre fait
rage de façon exemplaire. À Port Elizabeth, les lycéens en grève, réunis en as-
semblée, lapident à mort un adulte noir qui avait eu la témérité de s’adresser à
eux pour les convaincre d’annuler leur boycott. Un flic blanc est mortellement
poignardé dans le township de Elsies River, près du Cap. Le 16 juin, jour anni-
versaire du soulèvement de Soweto, la grève des travailleurs de la région du Cap
se traduit par une recrudescence des émeutes. Le 18, les townships de Cap Flats
sont en état de guerre ; des commerces, des écoles, des usines sont pillées et trans-
formées en torches ; des routes, dont l’une relie le Cap à l’aéroport, sont barri-
cadées. Au même moment, une grève sauvage éclate dans les principaux centres
de l’industrie automobile, à Port Elizabeth et Uitenhage. Déclenchée à l’usine
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Faut être nègre pour faire ça ! 333

Volkswagen, elle se répand dans une douzaine d’autres établissements en dé-


bordant la structure syndicale officielle, qui appelle sans succès à la reprise. Mal-
gré l’armée et la police, les lacrymos, les chiens, les balles en plastique et la
chevrotine, le mouvement dure trois semaines jusqu’à ce que les exigences des
grévistes soient satisfaites. Avec l’incendie d’un immeuble de Belleville, une ban-
lieue blanche du Cap, un cap décisif est franchi : les Noirs portent l’attaque en
terrain ennemi.
L’État libre d’Orange, traditionnellement peu agité, est touché à son tour par
les émeutes. À Bloemfontein, un flic noir est brûlé vif. Dans le township de On-
verwatch, une foule de 600 Noirs poignarde un flic et dévaste le commissariat.
Ils achèvent la soirée en pillant des magasins et en incendiant des voitures. Après
l’explosion de mai-juillet, le mouvement de révolte se prolonge jusqu’à la fin de
l’année par une vague ininterrompue de grèves. Elles touchent tous les secteurs
de l’activité industrielle (transports, employés municipaux, chimie, conserverie,
textile, automobile...). En 1982, l’industrie automobile de Port Elizabeth est pa-
ralysée par 15 000 grévistes. Une révolte générale (13 000 grévistes) éclate dans
les mines d’or du Transvaal. Le mouvement est réprimé au fusil mitrailleur...
Des licenciements massifs répondent à la grève du zèle des travailleurs des ports
et des chemins de fer, secteurs d’État protégés où la grève est interdite. Malgré
un dispositif policier et militaire important, un arsenal juridique qui octroie
toute latitude de manœuvre à l’État, et une brutalité répressive sans limite, les
affrontements se généralisent au rythme des émeutes et des grèves dont la pro-
gression incessante mine l’édifice social blanc.
Les formes qu’a revêtues l’exploitation des Noirs, et qui dans l’ensemble n’ont
que peu changé, sont celles de l’épuisement rapide d’une main-d’œuvre vite re-
nouvelée, de la faim, de la misère, du fouet. Elles rencontrent partout un mou-
vement de révolte de plus en plus profond qui met en péril la bonne marche des
affaires. En maintenant les Noirs à des postes peu ou pas du tout qualifiés et,
plus généralement, en faisant de la précarité une caractéristique centrale de leurs
conditions d’existence, la réglementation raciale maintient dans des limites très
étroites le marché intérieur et menace le bon fonctionnement de l’ordre social.
Elle tend en effet à priver l’activité industrielle d’une main-d’œuvre stable et in-
terdit tout développement de la qualification des travailleurs noirs, dans le même
temps où elle multiplie les conflits sociaux. Certains secteurs éclairés du patro-
nat industriel et minier, principaux bénéficiaires du système, s’en sont avisés
pour préconiser sa rationalisation. Cela signifie nécessairement un aménagement
de l’exploitation et de l’ensemble des mesures qui lui sont liées, mais à des condi-
tions particulières : la rationalisation du système doit s’effectuer sans briser le
consensus racial autour duquel s’organise la société blanche. C’est ainsi que
l’État, sous la pression de la révolte, a envisagé, dès la fin de 1982, des réformes
statutaires octroyant un droit de vote aux Métis et aux Indiens ; mais ici, comme
pour tout aménagement du système, la reforme est le prolongement et la conti-
nuation par d’autres moyens de la répression. Dans un pays où la ségrégation so-
ciale, toujours réalisée de façon relative dans les démocraties occidentales, domine
absolument, et où, donc, l’essentiel de l’édifice racial blanc doit rester en l’état,
la répression est le complément indispensable de la réforme.
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OS CANGACEIROS N° 3

Le projet de Parlements indiens et métis est ressenti, dès sa présentation offi-


cielle en 1983, comme une manœuvre de division, et plus généralement comme
une tentative de casser l’unité des pauvres à un moment où cette unité se forge
dans les émeutes, les grèves, les pillages, les affrontements. En janvier 1984, une
première vague de grèves déferle dans tout le pays (mines, distribution, automo-
bile et chimie), suivie en juin-juillet d’une seconde, ponctuée d’affrontements
meurtriers dans les mines, d’une grève généralisée des lycéens, du boycott des
transports et d’émeutes à Alexandra, Tembisa, Daveyton, etc. La farce électorale
se déroule sur fond d’insurrection et est un échec total (16 % de participation
chez les Métis dont moins de 1 % sont inscrits sur les listes électorales). Non seu-
lement la réforme constitutionnelle a suscité de nouvelles émeutes, mais elle
marque les limites de l’option réformiste. Quoi que l’État entreprenne, il reste
confronté à la rage des Noirs révoltés. C’est pourquoi il a recours de plus en plus
systématiquement à une stratégie sociale qui consiste à diviser le mouvement de
la révolte de l’intérieur, en s’appuyant sur des oppositions réelles.

armi l’immense majorité des Noirs existent les éléments d’une bourgeoi-

P sie dont les perspectives entrent en concurrence avec l’expression la plus


radicale du mouvement de la révolte. Pour cette couche sociale exclue du
pouvoir, il s’agit seulement de supprimer les dispositions raciales qui font obs-
tacles à ses ambitions particulières ; pour la masse des Noirs exclus de tout, c’est
de la destruction de l’édifice social blanc qu’il s’agit. Depuis Soweto, l’État a en-
trepris de tirer davantage parti de ces oppositions, sans rien lâcher d’essentiel sur
le fond. Il a ainsi octroyé aux townships une administration municipale « auto-
nome » afin de s’associer les « privilégiés » noirs pour des tâches de police. De
fait, la plupart des conseillers municipaux noirs sont des commerçants, ne sont
pas menacés de déportation dans les Réserves et possèdent une maison dont le
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Faut être nègre pour faire ça ! 335

loyer est gratuit. Ces privilèges sont le prix de leur loyauté au régime. Avec ces
administrations municipales noires, l’État entend disposer, en s’appuyant sur
une couche sociale qu’il a détachée du reste de la population, d’un moyen sup-
plémentaire pour appliquer sa politique de contrôle et de confinement des Noirs
dans les Réserves.
Le 1er juillet 1984, le gouvernement décide d’appliquer une nouvelle tactique
pour réduire le nombre de Noirs urbanisés et les contraindre à se fixer dans les
seules Réserves : aux multiples déportations forcées de populations entières
s’ajoutent brutalement une pluie d’augmentations dans les ghettos noirs (TVA,
loyers, électricité, eau, transports, etc.) qui revient, à terme, à une déportation dé-
guisée. Très vite, les conseillers municipaux sont perçus comme des collabos au
service des Blancs et la révolte déjà endémique dans les townships explose. Dès
la première semaine de juillet, les Métis du ghetto de Mitchell’s Plain, près du
Cap, se soulèvent contre une hausse des loyers et de la TVA, et s’affrontent aux
flics. Le 15, 1 000 émeutiers se battent à Parys. Le 23, un raid policier à Soweto
aboutit à des centaines d’arrestations pour loyers impayés. Le 23 août, une ma-
nifestation est organisée à Soweto contre les collabos ; les émeutes succèdent aux
émeutes. En septembre et octobre, à Tembisa, Lenasia (ghetto indien), Cross-
roads, Soweto, Sebokeng (voir texte en annexe), Evaton, etc., la révolte s’accom-
pagne d’une recrudescence de sauvagerie. Les conseillers municipaux sont la cible
des émeutiers, s’ils ne périssent pas brûlés vifs ou s’ils ne sont pas hachés menu
par une foule déchaînée, leurs commerces, leurs domiciles et parfois leurs proches
sont la proie des flammes ; ils sont contraints de renoncer aux augmentations, de
démissionner ou de s’arracher des townships. Le 21 septembre, Tembisa est le
quatrième conseil du Vaal à renoncer aux augmentations prévues ; même décision
le 30 à Saulsville et Attenndgeville après de furieux affrontements ; et à la mi-dé-
cembre, des dizaines de conseillers ont démissionné, sans compter ceux qui sont
morts. La politique municipale du pouvoir est un échec. Il a dû reculer et en
plus les émeutes s’intensifient et se prolongent par des grèves. Le 5 et 6 novem-
bre, un million de Noirs sont en grève générale au Transvaal. Les entreprises sont
vides à 90 %. À Tembisa, Daveyton, Katlelong et au Cap, des émeutes éclatent à
nouveau alors que 400 000 écoliers boycottent les cours. L’État est contraint de
procéder à de véritables occupations militaires pour tenter d’enrayer la progres-
sion du tumulte social. 7 000 soldats ratissent Sebokeng avec la police, puis Shar-
peville et Boipatong. 1984 marque, malgré la tactique de division et une brutalité
débridée du pouvoir blanc, une convergence accrue de toutes les luttes. Ce sont
les mêmes populations qui se battent dans les rues des townships en tant que ré-
sidents, qui s’affrontent aux milices paramilitaires dans les entreprises, qui s’op-
posent à la déportation en tant que squatters, qui boycottent les cours en tant
qu’écoliers, qui se livrent aux pillages, aux règlements de compte en tant
qu’émeutiers, en tant que Noirs révoltés.
Aujourd’hui, l’exploitation du travail des Noirs constitue l’aboutissement d’un
processus qui a consisté à les réduire à l’état de nécessiteux en les privant défini-
tivement des moyens pratiques de leurs anciennes organisations sociales. Main-
tenant que leur mode d’existence traditionnel est complètement décomposé,
l’existence dans les Réserves n’a plus de sens et leur est devenue insupportable.
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OS CANGACEIROS N° 3

Ainsi, en nombre toujours croissant, les Noirs quittent les Réserves par tous les
moyens. Mais tout est fait pour les empêcher de devenir des résidents à part en-
tière des réserves urbaines que sont les townships. Alors que les exigences du
marché du travail ne peuvent renoncer à leur totale disponibilité, l’État orga-
nise leur exclusion planifiée tout en maintenant leur dépendance à la sphère du
travail en zone blanche.
En plus des Noirs urbanisés de longue date, l’État doit faire face à l’afflux mas-
sif des squatters qui créent des townships de seconde zone à la périphérie des
agglomérations blanches. Les conditions d’existence, qui sont déjà précaires pour
l’ensemble des Noirs, le sont encore plus dans ces bidonvilles, mais y sont plus
« enviables » (si l’on peut établir une hiérarchie dans ce domaine) que celles des
Réserves qu’ils fuient. Dans ces zones, se concentre une population mouvante,
incontrôlable et donc menaçante. À Durban, par exemple, le nombre estimé des
squatters est de 1 440 000, soit le double de la population officielle. Pareille si-
tuation existe à Crossroads, KTC, Nyanga, Ducan dans la province du Cap, à
Kathlehong, Bekkersdal dans le Rand, etc. Crossroads est le symbole depuis 1978
de la résistance victorieuse à la politique de déportation du régime. En 1984, le
gouvernement s’est juré de le raser. Les raids policiers, la destruction des cabanes,
les arrestations et les assassinats se heurtent à une vive opposition et engendrent
des émeutes sanglantes. Dans les premiers mois de 1985, la violence haineuse
des squatters s’ajoute à celle qui fait rage dans « la bataille des townships ». En
juillet, la déclaration de l’état d’urgence après onze mois d’émeutes ininterrom-
pues entérine l’occupation militaire des zones de combat. Mais la révolte ne fai-
blit pas. Cependant, les squatters révoltés se heurtent de plus en plus à des
milices noires décidées à faire régner l’ordre. Ce sont les « Pères », les « Vigi-
lants », les « Mbhogothos » ; la plupart de ces miliciens sont des proches ou des
membres des autorités noires locales ou des bureaucraties tribales des Réserves.
Comme dans les townships, ils sont propriétaires de magasins et ont besoin de
licences délivrées par les autorités blanches pour faire tourner leur business. Dans
l’ensemble, ces groupes sont liés aux intérêts des couches sociales qui détiennent
le commerce et le pouvoir dans les Réserves. Ils entendent faire régner dans les
camps de squatters la même discipline qu’ils ont de plus en plus de mal à main-
tenir dans les Réserves. C’est le cas au Kwandebele ; dans le Natal, il s’agit le
plus souvent de membres du mouvement zulu Inkhata. L’opposition entre ces
forces et les rebelles est irréversible : en plus des facteurs de divisions ethniques
et un fossé de générations, c’est une séparation sociale qui les oppose. Entre le
18 mai et le 11 juin 1986, trois camps de squatters, Port Cements Works, Nyanga
Bush et KTC, proches de Crossroads, sont entièrement dévastés par les Vigi-
lants du chef tribal Ngxobongwana, appuyés, encouragés et payés par la police.
Ce scénario est le même partout où les squatters opposent une résistance fa-
rouche à leur déportation. Il entraîne une surpopulation dans Crossroads et les
bidonvilles satellites qui fait monter la tension, avive les dissensions au sein de
la population et renforce la haine commune des Blancs et de leurs collabora-
teurs. Depuis, les affrontements, parfois armés, font rage. Malgré la destruction
des abris de fortune, les massacres et les atrocités des Vigilants, qui dépassent en
brutalité celle de la police et de l’armée (ce qui n’est pas rien), la plupart des
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Faut être nègre pour faire ça ! 337

squatters continuent de s’opposer à leur déportation à


Khayelitsha, « une plantation de trous de chiottes entourée
de barbelés » distante de 40 kilomètres du Cap.
L’État a évidemment favorisé l’émergence de ces milices. Il
ne les a pas créées de toutes pièces, il s’est contenté d’or-
ganiser la division sur la base de rivalités tribales qu’il a lui-
même suscitées et développées. En effet, depuis les années
soixante, le gouvernement a mis en œuvre une stratégie
ethnique qui vise à placer le plus grand nombre de Noirs
sous la coupe des bureaucraties tribales dictatoriales. Pour
plier les populations noires à la nécessité de l’argent, l’État
avait dû briser leurs anciennes organisations tribales ; il a
dû les retribaliser artificiellement pour diviser à l’extrême
la force collective qu’elles représentent. C’est ainsi qu’il
s’est ingénié à « déplacer » les Noirs selon cette exigence
pour les opposer 2. De même que, dans les camps de squat-
ters, les autorités promettent les mêmes parcelles à diffé-
rents groupes, l’État a procédé à des déportations d’ethnies
différentes sur les mêmes Réserves ou en dépossédant un
groupe ethnique d’une terre cultivable au profit d’une
autre (il faut savoir que l’ensemble des Réserves se trouve
sur des terres arides, qu’on y meurt de faim et que la seule
ressource est le travail migrant). C’est à la lumière de ces
données qu’il faut comprendre les affrontements meur-
triers qui opposent de plus en plus souvent des groupes
d’ethnie différente ; dans la plupart des cas, il s’agit de ré-
gler des conflits que l’État a lui-même suscités. Le 8 dé-
cembre 1986, des affrontements sanglants éclatent dans la
mine d’or de Vaal Reefs entre mineurs noirs. Le bilan est
de 20 morts et 70 blessés, tous noirs. Quinze jours aupara-
vant, 13 mineurs noirs avaient été tués dans la même mine
au cours d’affrontements qui avaient pour origine le boy-
cott des débits de boisson gérés par la direction des mines.
C’est ainsi que les dissensions qui portent au départ sur 2. Le 3 janvier 1986,
un conflit salarial peuvent se prolonger et dégénérer en dans le district de
conflits ethniques que le patronat, dans les compounds, ou Moutse, au Nord du

l’État, dans les townships, se chargent d’entretenir.


Transvaal, des affronte-
ments ethniques font 19
Mais un mouvement incessant de main-d’œuvre réunit morts dont 2 flics. Le
les campagnes, les mines et les villes. Les Noirs affluent
conflit a pour origine la
décision de Pretoria de
vers les mines et les agglomérations blanches où ils ten- rattacher ce district, peu-
tent de se fixer. Les dispositions de l’apartheid en dépor- plé de Sothos, à la Ré-
tent une partie vers les Réserves qu’ils quittent à nouveau.
serve du Kwandebele
occupée par l’ethnie
Cette circulation entre les régions rurales traditionnelles Ndebele. Dernier raffine-
et les centres urbains industriels font partager à la masse ment de l’État désor-
des Noirs l’expérience des conditions modernes d’ex- mais, on déplace les
frontières et non plus les
ploitation et, au contact de la marchandise et de l’argent, populations.
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OS CANGACEIROS N° 3

les différences de mentalité s’atténuent. Cependant, la


ville reste le lieu privilégié où le Black s’affronte d’emblée
à la puissance de l’État.
es Blancs désormais minoritaires partout, même

L dans les villes, voient ce qu’ils considèrent comme


leur pays, leur monde, envahi par une masse in-
différenciée de Noirs, de sauvages. Murés dans leur calvi-
nisme, leur sens de la hiérarchie, leur peur, il leur est
intolérable de voir, malgré la misère, la faim, le fouet, la
prison, les déportations auxquels ils les soumettent, se
maintenir chez les Noirs une irréductible aptitude à la
lutte, une tentative sans cesse renouvelée pour défaire ce
qui les asservit. Les Blancs voient donc se dresser contre
leur monde une communauté révoltée. Pourtant, la po-
pulation black n’est pas homogène. En plus des divisions
que la ségrégation se charge d’entretenir entre Noirs,
Métis et Indiens 3, les Noirs font d’autant plus durement
l’expérience de la guerre de tous contre tous que les condi-
tions d’existence qui leur sont faites sont impitoyables.
Ce qui fonde l’unité effective de cette « communauté » ré-
side dans le contenu offensif de l’existence quotidienne
des Noirs. C’est d’ailleurs ce qui définit le Noir : l’extrême
sauvagerie avec laquelle il cesse pratiquement d’être un
« non-Blanc » et agit en conséquence. Ainsi s’affirme une
communauté d’individus révoltés, dont la force et la co-
hésion reposent autant sur les conditions sociales d’exis-
tence, déterminés racialement, que sur la haine employée
3. En 1949, déjà, des à les supprimer.
En Afrique du Sud, les pauvres se sont lancés à l’assaut de
émeutes opposent Noirs
et Indiens dans la région
de Durban, faisant 42 l’État. Ce qui est au cœur de leur offensive n’est autre que
morts et 2 000 blessés. leur totale émancipation. Le soulèvement des Noirs vise à
s’affranchir d’un monde. Ce ne sont pas des aspects péri-
Récemment, le 7 août
1985, les commerçants
indiens de Durban sont phériques de ce monde, qui en Afrique du Sud sont mis
les cibles d’émeutiers en œuvre plus visiblement que partout ailleurs, mais son
principe qui est mis en cause. Les vérités universelles qu’il
noirs. Pendant quatre
jours, les affrontements
font rage : le mémorial développe pratiquement font qu’un tel mouvement se
Gandhi, érigé en hom- communique directement sans passer par des médiations
politiques. C’est ce qui fait que les individus s’y recon-
mage à l’avocat de la
non-violence, est trans-
formé en champ de ba- naissent immédiatement, de Soweto à Tottenham 4, de
taille et incendié. Il y a 40 Crossroads à Port-au-Prince. Il est public, il est l’oeuvre
du public et appartient au public. Il permet toute recon-
morts et 300 blessés.

naissance. La publicité de la misère ne se distingue pas de


4. « South Africa ! South
Africa ! », les émeutiers
de Tottenham. « Totten- l’idée de sa suppression. Le monde s’efforce de lui oppo-
ham ! Tottenham ! », slo- ser le spectacle de la misère. C’est ainsi qu’il faut com-
prendre tout, ou presque, ce qui a été dit, écrit ou montré
gan crié lors d’une
mini-émeute anti-apar-
theid à Londres. sur l’Afrique du Sud.
03bis:Mise en page 1 07/12/2009 20:46 Page 339

Faut être nègre pour faire ça ! 339

Les Noirs sud-africains sont dangereusement exemplaires en ceci : ils s’attaquent


à un monde dont ils se vengent avec sauvagerie. Leur haine envers les Blancs re-
coupe la guerre que mènent les pauvres contre un monde qui montre partout la
richesse inaccessible. L’Afrique du Sud concentre tout un monde dans un seul
pays, et tout s’y joue dans les formes les plus visibles. Finalement, c’est la société
mondiale qui est en proie au péril sud-africain. Les Noirs révoltés sont la vérité
de la société sud-africaine, et sa vérité est sa négation.

Pierre Certan
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OS CANGACEIROS N° 3

DOCUMENTS
annexe03:Mise en page 1 07/12/2009 21:51 Page 341

Documents 341

LE NOUVEL ÉQUILIBRE
DE LA TERREUR

Pendant deux semaines, à l’au- arbitraires, contrôles aux frontières


tomne 1986, des bombes ont ex- renforcés avec réintroduction des
plosé presque quotidiennement visas d’entrée, etc.) mais en plus
dans Paris, blessant et même tuant c’est présentement beaucoup plus
de nombreuses personnes. Les lieux insidieux qu’alors, puisque n’im-
visés par les attentats, et la façon porte qui peut être suspecté – l’ap-
dont ceux-ci furent réalisés, ont ex- pel à la délation grassement
posé n’importe qui au risque d’être récompensée le signifie clairement.
atteint. Paris vécut alors une véri- Quel que soit le groupe qui ait posé
table psychose de l’attentat. Si, les bombes, cela avait finalement
peu de temps auparavant, les excès assez peu d’importance puisque
et assassinats commis par la police c’est le résultat qui compte ; et le
étaient devenus pour beaucoup de résultat, c’était cette terreur pré-
Parisiens au moins une sérieuse sente mais qu’on nous signalait
préoccupation, celle-ci fut momen- aussi fortement comme encore à
tanément balayée par la terreur venir. À l’évidence, l’État français
venue d’ailleurs. était prêt, au nom de la guerre
Le souci affiché par le gouverne- sainte contre le terrorisme, à ce
ment, de combattre le terrorisme, que d’autres attentats aient lieu
a pris alors une forme précise avec contre la population parisienne.
une série de mesures qui ont eu Comme toujours, l’État est prêt à
pour effet immédiat de mettre le ce que les gens se fassent tuer au
pays, et spécialement la capitale, nom de principes sacro-saints, prêt
en état de guerre. Les mesures de à se servir de la guerre pour les
contrôle et de quadrillage policier, maintenir dans la soumission. Cette
développées depuis déjà plus d’un forme dégradée de la guerre
an et encore renforcées depuis le 16 qu’était l’offensive d’obscurs terro-
mars, sont encore passées à la vi- ristes et la mobilisation nationale
tesse supérieure, avec cette fois face au danger est moderne dans sa
une justification telle qu’elle pré- forme comme dans son idée.
tendait interdire à quiconque de Si l’on suit cette hypothèse des FARL
mettre en doute leur nécessité ; et [Fraction Armée Révolutionnaire Li-
plus que cela, le consentement banaise, créée en 1979, pour la li-
total était désormais exigé de cha- bération du Liban et la création
cun pour toute nouvelle mesure que d’un État palestinien] ou d’autres
jugerait bon de décider l’État dans groupes, musulmans extrémistes,
cette véritable guerre sainte. qu’on nous présentait alors, ce qui
Depuis la guerre d’Algérie, c’est-à- se jouait donc précisément, c’était
dire un moment de guerre effec- qu’à partir d’éléments concrets
tive, on n’avait plus vu le d’un conflit opposant un État à
déploiement d’un tel arsenal poli- quelque faction orientale sur un dif-
cier (rafles massives, arrestations férend précis, tout était fait pour
annexe03:Mise en page 1 07/12/2009 21:51 Page 342

OS CANGACEIROS N° 3

rentrer dans la tête de nos braves son d’État parvient à s’imposer aux
concitoyens, l’idée d’un péril uni- foules solitaires dont on manipule
versel, celui du « terrorisme aveu- les émotions à coups de bombes et
gle » dont n’importe qui peut avoir de campagnes sécuritaires.
un jour à pâtir. Il est en train de se Le fanatisme bien réel et meurtrier
passer exactement la même chose des régimes islamiques et des dé-
qu’avec la fameuse « crise écono- fenseurs extrémistes de l’abstraite
mique » ; on peut dire qu’un mo- « cause arabe » sert aux États occi-
ment du spectacle, le terrorisme, dentaux à concentrer l’attention
vient en compléter un autre, la des populations dans cette am-
crise ; deux dangers face auxquels biance d’angoisse, d’attente im-
nos concitoyens sont bien impuis- puissante que quelque chose se
sants à répondre par eux- mêmes et dénoue là-bas dans ce nœud inex-
pour lesquels il leur faut faire tricable du Moyen-Orient. La pré-
confiance à leurs dirigeants. Pour sence des otages français au Liban,
bien en convaincre son semblable, à propos desquels on nous entre-
chacun doit être inquiet de son sort tient régulièrement dans l’expecta-
et n’être désormais sûr de rien. Le
tive, vient confirmer ce rôle et les
spectacle du terrorisme met l’État
forces de la FINUL [Force d’Inter-
hors d’atteinte de la critique, de la
vention des Nations Unies au Liban],
même manière que le spectacle de
depuis longtemps déjà, ne servaient
la crise visait à mettre l’argent hors
qu’à représenter symboliquement
d’atteinte de la critique.
la présence des occidentaux dans
D’ailleurs tout était soigneusement cette région, en échange de quoi
organisé par les médias pour qu’on elles servaient à la fois de cibles di-
n’y comprenne rien. En septembre rectes aux attentats et même de
1986, un journaliste tenait ces pro- prétextes à des interventions terro-
pos : « Dans le monde embrouillé du ristes en Europe.
terrorisme où l’intoxication est la
Ce nœud de conflits et de rivalités
règle, il est évidemment difficile
entre États au Moyen-Orient n’est
de s’y reconnaître », aveu de sa pro-
pas prêt de se défaire. Il ne s’agit
pre impuissance et incitation à en
pas seulement de l’intérêt des États
faire autant. Pour décrire les évè-
nements et les conflits du Moyen- locaux qui participent directement
Orient, on parle de « nébuleuse aux guerres qui s’y déroulent sans
terroriste », le Liban étant sans cesse depuis 30 ans, même si le fa-
cesse cité comme le centre d’un natisme y joue son rôle ; c’est plus
terrorisme « multicéphale ». Tous que jamais l’intérêt du spectacle
ces termes volontairement vagues mondial que l’instabilité organisée
et flous laissent à penser qu’il n’y de cette région soit faite pour
aurait rien de rationnel dans le ter- durer. L’Europe, l’URSS et les USA
rorisme et que tout le monde, et en sont précisément les garants de
particulier les pays occidentaux, se- cette situation.
rait la victime potentielle de bar- Le spectacle mondial, depuis une
bares fous et déchaînés, bien quinzaine d’années, s’est réorga-
résolus à utiliser ces pays comme nisé autour de cette zone déclarée
otages dans le règlement de leurs d’instabilité et de guerre. L’an-
propres conflits. Mais ce qu’on dé- cienne opposition USA/URSS, autour
couvre finalement au centre de ces de laquelle s’organisait auparavant
histoires, c’est la façon dont la rai- le spectacle, peut continuer à s’y
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Documents 343

jouer, mais sans tenir la première ou des conflits interminables entre


place et donc à moindre frais aussi grandes nations, occupant les
bien pour l’un que pour l’autre. hommes à la défense de leur terri-
L’avènement de régimes islamiques toire. Les deux guerres mondiales
fanatiques qui se déclarent d’emblée ont cependant créé un traumatisme
prêts à porter en Europe les mé- énorme à l’intérieur des nations
thodes d’attentats utilisées couram- ayant participé aux conflits. C’est
ment au Moyen-Orient, a facilité d’ailleurs ce qui a permis un temps
l’alignement des différents pays oc- aux États de tenir sur la seule idée
cidentaux sur cette idée nouvelle de d’un possible troisième conflit mon-
la guerre qu’est le terrorisme. Le dial encore plus destructeur que les
Moyen-Orient qui succède au Sud-Est précédents, ceci articulé durant la
asiatique dans le rôle d’être la zone guerre froide, autour de la tension
mondiale où une guerre a effective- spectaculaire USA/URSS et de la me-
ment lieu, a en plus l’avantage de nace d‘utiliser les armes nucléaires.
pouvoir exporter sa guerre sous Cette forme du spectacle n’a pu
forme de terrorisme, et donc rend durer que dans la mesure où les va-
possible ce fait que l’idée de la leurs sur lesquelles reposaient les
guerre hante l’Europe alors que le idéologies respectives de ces sys-
centre du conflit se trouve à des mil- tèmes étaient encore suffisamment
liers de kilomètres. Le spectacle mo- admises, pas assez radicalement
derne, tout en devant maintenir et combattues. À partir de 1968 et de la
nourrir en permanence l’idée de la généralisation des révoltes, ni le bloc
guerre (et donc quelques guerres de l’Est ni les États occidentaux
bien réelles et meurtrières), cherche n’ont pu s’appuyer plus longtemps
du moins à faire l’économie de ses sur leur opposition sans cesse réaf-
effets les plus dévastateurs pour les firmée pour maintenir l’ordre et la
nations qui l’élaborent. Même s’il cohésion nationale chez eux. Il faut
faut encore quelques fois sacrifier donc aux États européens quelque
quelques militaires ou diplomates, ou chose de nouveau pour continuer à
laisser se dérouler quelques atten- tenir en haleine les populations ato-
tats sanglants, il n’est plus question misées sur lesquelles s’exercent leur
d’un engagement comparable à celui autorité : le terrorisme international,
du Vietnam. Il est vrai que s’étant re- qui plonge ses racines dans l’imbro-
trouvé au finish face à un mouve- glio savamment entretenu du Moyen-
ment d’insoumission se généralisant, Orient, est cette chose en soi
à la fois dans le contingent et plus insaisissable qui prend corps périodi-
largement dans la jeunesse améri- quement dans les métropoles euro-
caine, les USA en ont tiré la leçon, et péennes, comme un rappel à l’ordre.
les pays européens l’ont enregistrée.
Il n’est plus si facile qu’autrefois
Fortuno Navara
d’envoyer les gens se faire tuer au
nom de la nation, et encore moins
d’organiser de gigantesques conflits
qui embrasent le monde entier.
De tous temps, les États se sont ser-
vis de la guerre pour fonder leur exis-
tence, que ce soient des guerres de
conquêtes, longues et harassantes
expéditions conduisant les hommes
pour longtemps fort loin de chez eux
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OS CANGACEIROS N° 3

RIEN D'HUMAIN
NE SE FAIT SOUS
L'EMPRISE DE LA PEUR
La série d’attentats commis Bricarde en 83) et les étés
récemment à Paris a pour meurtriers de 82 et 83 sont
conséquence immédiate le ren- deux aspects d’un moment dé-
forcement du contrôle poli- cisif. La terreur et l’isole-
cier. Paris est aujourd’hui ment paralysent à présent la
sous état de siège. plupart de ceux qui ne se sont
Le caquetage des médias sur le pas soumis, quand ce n’est pas
thème : « Qui a fait cela ? » la justice qui s’en charge.
masque la question essen- L’État enfonce le clou. Il pa-
tielle : « À quoi cela sert- rachève dans la loi ce qui
il ? » L’exploitation policière s’est déjà réellement imposé.
et spectaculaire de ces atten- Le projet Badinter de code
tats participe d’une stratégie
pénal modernisé entérine le
d’État : rendre le climat de
permis de tuer en étendant la
défaite généralisée en France
« légitime défense », à la dé-
encore plus absolu. Une idée
fense des biens. Le décor est
doit rentrer progressivement
dans les têtes : l’accroisse- planté : garde-à-vue de 4
ment et la systématisation des jours, réunion des fichiers
mesures répressives sont né- criminels et terroristes, ag-
cessaires et inéluctables. La gravation générale des peines
banalité des lieux visés par pour toutes les formes de dé-
cette stratégie de la panique linquance, suppression des
diffuse renforce chez chacun remises de peines...
et chez tous le sentiment Les médias s’emploient à faire
d’angoisse et d’impuissance. croire que seuls les terro-
Le terrain est prêt, la jus-
ristes s’attaquent à l’État et
tice peut enterrer vivant qui-
que par conséquent tous ceux
conque relève la tête.
qui s’attaquent à l’État sont
Dans ce pays maudit, tout pro- des terroristes. Leur inten-
létaire qui ne se sent pas tion est claire : assimiler
coupable est suspect et peut tout acte de révolte à du ter-
se faire assassiner comme rorisme, tout en décuplant la
tel. Depuis l’embrasement des charge émotionnelle attachée
banlieues françaises en 81, à ce mot. Le terrorisme est la
l’État a laissé à l’initia- continuation de la politique
tive des beaufs la réaction par d’autres moyens.
sociale qui précipita l’écra-
sement de tous ceux qui s’agi- La campagne de sabotages menée
taient dans ce pays. Les en faveur des mutineries dans
bombes déposées dans les les prisons (été 85) était
cités marseillaises (à La l’œuvre de quelques prolé-
Cayolle et Bassens en 81, à la taires organisés.
annexe03:Mise en page 1 07/12/2009 21:51 Page 345

Documents 345

Les médias l’ont attribuée à L’État italien a usé de moyens


de mystérieux « terroristes du expéditifs susceptibles de
rail ». Plus récemment, le 20 créer une terreur dans la po-
décembre 85, les grévistes pulation et de justifier par
sauvages du métro furent accu- la même occasion le recours
sés de prendre en otages les
extraordinaire à sa police,
Parisiens. Ce même jour, à
voire à son armée. Mais on
Nantes, Courtois, Khalki et
Thiolet auraient même pris les sait depuis, qu’un tel re-
médias en otages. Abject ren- cours « extraordinaire », im-
versement de la réalité de la posé à un moment, devient
part de ceux dont le métier ensuite la règle.
est justement de coloniser les
Nous subissons directement
esprits ; ces requins qui nous
l’intensification des moyens
déplaisent particulièrement.
de contrôle. Le sinistre pré-
L’intoxication touche ici à cédent allemand donne
son but. Les procès à venir l’avant-goût de ce qui nous
vont se dérouler dans l’am- pend au nez. Il devient de
biance la plus malsaine pour
plus en plus difficile de se
ceux qui sont réellement la
dissimuler aux yeux de
cible de l’État. Après avoir
été cloués au pilori du ter- l’État. Dans ce monde, seules
rorisme, ils prendront des les marchandises peuvent cir-
peines ahurissantes. culer librement. Pour nous,
les pauvres, le simple fait de
Contrairement à ce qui s’est
circuler devient périlleux.
passé en Italie dans les an-
nées 70, ces attentats ne sont À bas la France !
pas les dernières cartouches
d’un État aux abois. En
France, ses partisans enten- Paris,
dent consolider au maximum la le 12 février 1986
position de force qu’il a ac-
quise ces dernières années. Os Cangaceiros
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OS CANGACEIROS N° 3

DOCUMENTS
RELATIFS
À LA PRISE D’OTAGES
DE NANTES
LES 19/20 DÉCEMBRE 1986

Les lignes qui suivent sont extraites de la brochure Un beau vendredi,


réalisée par Carpe Diem en février 86.
Elles résument les grandes lignes de l’affaire.

NANTES ET L’OMBRE
DE MESRINE
L’action débute en fait le fameux slogan « Touche pas à
jeudi matin : un ami des in- mon pote », les mutins de
culpés fait irruption, armé, Nantes, en accordant leurs
dans la salle du tribunal. Un actes à leurs paroles, ont
de ceux qui viennent ainsi remis la réalité sur ses
fort opportunément d’être li- pieds : d’une part, en renver-
béré, un certain Georges Cour- sant la condescendance pater-
tois, prend la direction de la naliste des bons sentiments
situation ; en priorité, il antiracistes envers les immi-
salue et remercie publique- grés, puisque c’est un immi-
ment cet ami qui est marocain gré qui met en jeu sa liberté
et se déclare « fier d’avoir pour porter secours à un ami
été libéré par un arabe ». français ; d’autre part, parce
que la coloration « machiste »
Alors que le racket antira- de « Touche pas à mon pote »
ciste « SOS-Racisme » ― qui est directement vécue : c’est
n’est que la récupération ma- dans l’amitié « virile » née en
nœuvrée par le PS de précé- prison entre les deux com-
dentes initiatives ― n’a plices que s’est forgé le cou-
jamais pu donner une seule rage effectif de s’opposer au
fois l’illustration de son cours des choses.
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Documents 347

Courtois, Khalki et Thiolet, tiaire : silence d’abord, ré-


le troisième rebelle, sont à pression ensuite.
l’image de cette nouvelle gé-
L’utilisation des médias par
nération de hors-la-loi so-
les mutins était vitale à deux
ciaux : survivant à l’aide de
titres : l’un de pouvoir s’ex-
nombreux petits hold-up, les
primer et de rendre publique
risques de se retrouver en
la parole emmurée des tau-
taule en sont d’autant plus
lards ; d’autant qu’avec la ré-
accrus. Et c’est dans ce ban-
cente introduction de la
nissement perpétuel que des
télévision jusque dans les
valeurs aussi stupéfiantes
cellules ― mesure à but anes-
pour notre époque que la fidé-
thésique ― l’écho obtenu chez
lité à la parole donnée, peu-
les détenus a dû être proche
vent se fortifier. Khalki
de la jubilation. L’autre,
n’était sorti de prison que
d’éviter que le huis-clos de
depuis 20 jours.
la séquestration ne donne aux
Les mutins ont au nombre de flics les moyens, à leur me-
leurs exigences deux essen- sure, de les liquider.
tielles : la parole et la
Les médias, si volontiers
liberté. Ils obtiennent rapi-
couchés aux pieds de toutes
dement qu’une équipe de la té-
les autorités de la planète,
lévision régionale filme
ont reçu cette exigence comme
leurs déclarations. Tandis
un véritable scandale : tout
que Khalki dit s’identifier
en diffusant néanmoins
au groupe palestinien extré-
quelques rares images, chaque
miste Abou Nidal et vouloir
chaîne de télévision devant
donner une gifle à l’État
répondre sur le moment à la
français, Courtois fait le
concurrence des autres
réquisitoire de la justice et
chaînes, les médias audio-vi-
de la prison « qui nous trans-
suels jouèrent les vierges
forment en tubes digestifs » :
violentées ; c’est tout juste
« c’est, dit-il encore, au
si ils ne s’excusèrent pas
tour des juges d’être jugés ».
d’avoir associé les téléspec-
Et d’ailleurs, personne ne se tateurs à ce regard contraint.
souciait vraiment du sort de En d’autres circonstances,
quelques magistrats : « risque quand par exemple, une fil-
professionnel » entendait-on lette colombienne agonise de-
dans la foule réunie autour du vant les caméras sans pouvoir
palais de justice ; la sympa- évidemment dénoncer ceux qui
thie avec les insurgés a crû consomment sa mort, les mé-
durant le développement de la dias, friands de ce genre de
situation à un point tel qu’on réalités crues, ne manifestè-
peut raisonnablement penser rent guère de scrupules. (...)
que nombre de Nantais au-
Dans la prise d’otages de
raient hébergé, ce soir-là,
Nantes, comme à l’occasion de
d’éventuels fuyards.
la révolte dans les prisons, la
Au printemps dernier, la ré- relation journalistique des
volte dans les prisons a dé- évènements consiste à en falsi-
finitivement dévoilé ce fier la portée, comme si l’en-
qu’était la démagogie de la jeu n’était circonscrit qu’à la
gauche à propos de la justice sphère médiatique, comme si le
et de la condition péniten- seul crime serait d’avoir forcé
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OS CANGACEIROS N° 3

la main aux médias afin de Filmés, mais archivés aussi-


faire parler de soi et qu’il ne tôt pour l’essentiel ― sauf
coûterait rien en fait aux pour les flics qui, en vi-
« meneurs » d’avoir osé défier sionnant les bandes, ont pu se
l’ordre. On se rappelle comment faire une idée plus précise
les médias évoquèrent diverses des moyens de reprendre en
auto-mutilations de protesta- main la situation –, Courtois
tion de détenus (Agret, Kno- et ses amis ont fait l’expé-
belspiess et ceux de Fleury). rience du combat médiatique à
De même on ne sera pas surpris armes inégales : la procédure
de diffusion de leurs images
qu’en fait les trois de Nantes
restait naturellement hors de
ont payé immédiatement de la
leur portée.
peine maximale de mitard (45
jours) sans compter des peines Courtois, Khalki ont démontré
encourues supplémentaires qui ce courage, qui parait in-
résulteront de nouvelles in- vraisemblable à notre époque,
culpations en cours d’instruc- de vouloir s’opposer au cours
tion. De plus, Khalki fait la apparemment inéluctable des
grève de la faim pour obtenir choses : au point que pour
son expulsion de France, mesure nombre d’otages, ces hommes
qui faisait partie des termes étaient devenus différents.
Mesrine et ses compagnons de
de la reddition : l’État, d’ha-
lutte contre les QHS * (De-
bitude si empressé à expulser
brielle, Knobelspiess, Had-
les immigrés, fait payer à
jadj, Bauer, etc...) avaient
Khalki son insolence en le gar- déjà démontré que considérés
dant en cage. (...) indûment comme n’étant que
Dans un monde où la parole pu- des hommes d’action, ils
blique est la propriété pri- étaient bien évidemment aussi
vée d’une nomenklentura, des hommes de parole ― à tous
comme on dit à l’Est, que des les sens de l’expression.
gens exigent de pouvoir par- Leurs engagements reflétaient
leur pensée. (...)
ler et d’être entendus, sans
d’autre qualité que celle que Des Sauvages, février 86
leur donne un rapport de force * Quartiers de Haute Sécurité
enfin renversé, voilà qui supprimés grâce à ces luttes. En
semble hors de toute raison réalité, ils ont été remplacés
légitime. (...) par les Quartiers d’Isolement.
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Documents 349

TRAVAILLER ? MOI ? JAMAIS !

Premier jour du procès, mercredi 18.


Au président qui lui demande « Vous n’avez jamais travaillé ? », Georges Cour-
tois répond « Travailler ? Moi ? Jamais ! Les tuyaux de plomberie, c’est pas
vraiment ma passion. Moi je suis profession gangster ». Il dénonce « les édu-
cateurs qui vous condamnent sans retour, les juges, incompétents et fonc-
tionnaires, les psychiatres qui sont nuls et ne servent à rien, et pour qui je
n’ai absolument aucune considération ». Il termine en disant « Messieurs, vous
me condamnerez une fois de plus. Mais sachez que la prison, c’est terminé !
Ça ne fait plus rien, ni en positif, ni en négatif ».
L’article de Ouest-France qui relatait le lendemain cette première audience
pouvait titrer « Un anar aux Assises ». Il ne croyait pas si bien dire en écrivant
« En dehors des crimes de sang, les révoltés et les anti-sociaux sont légion
dans les boxes des accusés d’Assises. Mais les révoltés, conscients de leur ré-
volte et capables de l’exprimer en termes choisis où se mêlent la superbe
pour leur condition et le mépris pour les normes et les institutions, ces ré-
voltés-là sont rares. C’est, si l’on ose dire, le mérite de Georges Courtois, 38
ans, gueule de prolo du XIXème, joue creuse, moustache et cheveux d’ébène,
de nous avoir rappelé ― hier devant la cour de Loire-Atlantique ― qu’ils exis-
tent, ces truands pas tout à fait comme les autres, chantés par Bruant et
croqués par “L’assiette au beurre” du début du siècle. Un anarchiste, Georges
Courtois. Pas au sens de Bakounine ou Élisée Reclus, mais au sens de Rava-
chol. Raisonnement type : la société ne m’a rien donné, je n’ai donc rien à
voir avec elle. Messieurs les orienteurs, les éducateurs, les flics et les juges,
faites votre devoir ; moi, je fais ma vie, en dehors de vos règles ».
Le même journaliste, Daniel Seité, qui affectait ce ton bonhomme tant que
Courtois avait les menottes aux poignets, changera complètement après le
renversement de situation créée par l’intervention de Karim Khalki. Relâché
quelques heures après, le pisse-copie, devenu pisse-vinaigre, ira se répandre
en propos fielleux à l’encontre de Courtois et ses amis. À l’opposé, un jeune
journaliste de Presse-Océan, Dominique Guillet, lui aussi pris en otage
quelques heures, aura scrupuleusement noté les propos de Georges Courtois
― une partie de ceux-ci seront publiés dans différents journaux, non sans être
assortis de commentaires calomnieux et malveillants des rédactions. Plus
tard, Guillet ira jusqu’à déclarer que « Finalement, le message de Courtois a
été détourné par les médias. C’était assez sordide ». Cette remise en cause
de sa propre profession donne la mesure de la situation renversante créée
par les trois de Nantes. Elle reste néanmoins une exception, remarquable en
cela. À l’inverse, pendant la prise d’otage, un autre journaliste de Presse-
Océan déclarait à l’extérieur du Palais, devant les caméras : « Courtois pré-
tend que les journalistes sont des gens dangereux. Il nous a écrit il y a un
mois pour nous dire qu’il était le seul détenu de France à n’avoir jamais vu
le juge d’instruction. Ce qu’il ne dit pas, c’est que c’est lui qui a refusé de
voir le juge ». Ce que ce salopard lui ne dit pas, et qu’il ne pouvait ignorer,
c’est que Courtois avait fait la grève de l’instruction en réponse à cette bri-
made du juge Cavaud (!), qui lui avait refusé le permis de visite pour sa
femme et ses enfants.
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OS CANGACEIROS N° 3

Nous publions ici quelques déclara- de telles peines. Dans la réalité,


tions de Georges Courtois, durant la l’exécution de ces peines correspond
prise d’otages. Nous les avons trou- pour nous à notre mort sociale. Je
vées pour partie dans les notes prises préfère quant à moi mourir tout de
par Guillet, et pour partie dans des en- suite, d’une balle dans la tête, ou
registrements vidéo. dans mon lit en père Peinard, si j’ai
de la chance. »
« Il va falloir maintenant s’expliquer « Je ne vois pas pourquoi je ferais 20
sur certaines exactions, juridiques,
ans de prison pour avoir attaqué ou
sociales et politiques. Si nous
pas attaqué une banque quand
sommes ici, c’est à la justice fran-
çaise qu’on le doit. C’est elle qui m’a Prieur et Maffart *, les assassins ap-
emmené ici depuis l’âge de 13 ans. pointés par l’État, se prennent 10
Je suis désolé mais c’est comme ans en Nouvelle-Zélande. Ces gens
ça !... La prison, vous, vous ne ont tué et toute l’opinion publique
connaissez pas. Vous aviez déjà manipulée par les médias pleure sur
acheté les vins et les dindes pour leur sort, sur la pauvre Mme Prieur
Noël. Moi, je m’apprêtais à passer qui ne va pas passer les fêtes avec
mon petit réveillon avec mon petit ses enfants. Est-ce que nous allons
poste de télé que Badinter a bien les passer, nous, les fêtes avec nos
voulu me donner. Il n’y a rien de plus enfants ? Non, alors ! ?... La question
inhumain que la prison. C’est vivre devait être posée. »
comme un tube digestif. C’est la dé-
« La moindre tentative d’interven-
personnalisation, le manque de res-
pect. Quand ma fille vient me voir au tion de la police sera suivie d’une
parloir et qu’elle pleure, il y a un sanction immédiate. Notre but n’est
maton qui vient lui dire de se taire. pas de faire du mal à quelqu’un. Si
Je vous rappelle qu’elle a trois ans. un, deux, trois ou quatre otages doi-
Et encore, il faut s’estimer heureux vent être abattus, croyez bien que
d’avoir un permis de visite ! Car ce cela sera uniquement la faute à une
salaud de juge d’instruction, il me intervention de la police... Les
l’a refusé ce permis. Ça fait des mois groupes d’intervention spéciaux et
que je n’ai pas pu voir ma famille. Au autres anti-gangs ne nous impres-
moment où ma fille est née, je vou- sionnent nullement. Ce ne sont que
lais sortir du cercle de l’”amoralité”, des tueurs à gages aux ordres du gou-
comme le disait si bien le procureur. vernement, ayant une carte d’assas-
Je suivais un stage de formation pro- sin officiel en poche... Nous sommes
fessionnelle de plomberie. Et puis autant capables qu’eux d’abattre
est venue une condamnation de trois
des gens, par conséquent cela ne
mois pour une affaire ancienne. J’ai
pose pas de problèmes... J’attire
demandé à les faire après mon stage.
votre attention sur ce genre d’arme.
Hé bien ça a été refusé. Il fallait que
j’arrête tout pour aller en taule. Là, Quand on tire dans la tête, la tête
j’ai rencontré Khalki. La prison, ça s’en va, il ne reste que les épaules.
sert aussi à faire des rencontres. » C’est avec ça que la police tire sur
les gangsters. C’est avec ça qu’ils
« Je pense qu’une peine de 10 années
de réclusion aurait été prononcée ont assassiné Jacques Mesrine ».
contre M. Thiolet. Je pense qu’une
peine de 20 années de réclusion au-
rait été prononcée contre moi. Il est * Agents de la DGSE qui ont coulé le Rainbow War-
hors de question que nous exécutions rior en juillet 85.
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Documents 351

« Hé bien, on peut dire que vous êtes et moi pendant 2 ans, et comme l’a
bien défendus ! Ils n’étaient pas fiers été M. Khalki pendant 5 ans, pris en
ce matin. Ils n’ont pas fait long feu otage par l’État français sous la me-
pour déguerpir, les poulets ! Il est nace des armes de la police. »
vrai que ces gens savent que les mé- « Et les jurés, qui êtes nés pour être
dailles de la police sont délivrées à anonymes, qui travaillez comme des
titre posthume ! On oublie toujours cons, couverts de dettes à chaque fin
que les policiers sont des assassins. de mois, vous avez été désignés pour
On fait un battage extraordinaire siéger en cour d’Assises. Ça y est,
autour des cinq ou six truands qui vous vous êtes dit, je suis quelqu’un,
dessoudent des flics chaque année, ou plutôt quelque chose, un instru-
mais on ne parle jamais des jeunes ment d’une machine qui donne des
arabes de 17 ans qui se font abattre années de prison. Vous alliez suivre
comme des pipes à la foire de sep- les yeux fermés le président. Je le
tembre, parce qu’ils volaient des sais. En ignorant tout ce qui se passe
phares anti-brouillard ! Les policiers après, dans les taules. Vous êtes cou-
ont une considération pour la vie hu- pables d’avoir participé à cette juri-
maine qui m’inquiète beaucoup. J’ai diction répressive. »
surtout peur pour vous, parce que « Il faut bien se rendre compte que
vous savez, se faire exploser ici, nous nous attaquons aujourd’hui à la
c’est mieux que la prison. » plus haute institution répressive de
« Alors, M. le Président, vous n’ima- tout le pays... »
giniez pas vivre une aventure pa- « Je demande à M. les Jurés : quel
reille, hein ? Vous croyez vraiment effet cela vous fait-il d’être venus
que je suis coupable, maintenant, pour juger et de vous retrouver en
vous qui meniez les débats à position d’être jugés à votre tour ? »
charge ?... Et vous, le Varin, on n’est
pas fier hein ? Combien vous vouliez
demander ? Le maximum, hein ? Dans (APRÈS LA REDDITION)
les trente ans au moins ! ? »
« Les jurés... coupables ! Coupables « Compte tenu de l’intervention de
d’être ici – ils pouvaient refuser de M. Khalki, de sa vie et de sa liberté
répondre à la convocation, quitte à mises en danger, il était normal
payer l’amende. Ils sont coupables d’échanger notre liberté contre la
de ne pas avoir su. L’ignorance est sienne qui était garantie par le mi-
une faute. On doit savoir. Quand on nistre de l’Intérieur... Quant à vous,
vient procéder à l’élimination de M. les journalistes, vous êtes une
certains individus, on doit savoir ce bande de requins qui me déplaisez
qu’on fait... Vous alliez tous nous particulièrement. »
condamner dans cette minable af-
faire de hold-up à Sucé-sur-Erdre,
alors que je jure solennellement sur
la tête de mes enfants que Thiolet
et moi n’y étions pas, à Sucé. Celui
qui a fait le coup, il était dans la
salle. Il ricanait doucement pendant
l’audience. Comme vous, madame !
Ça vous faisait plaisir de nous
condamner, hein ? On le sentait
bien !... Vous êtes pris en otages,
comme nous l’avons été, M. Thiolet
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OS CANGACEIROS N° 3

PRIS EN OTAGE
À FRESNES
À Nantes le 20 décembre 1985, faire payer à Khalki, de sa pro-
l’État et ses sbires n’ont pas pre vie, le scandale du 20 dé-
osé assumer un bain de sang cembre et lui faire payer son
(devant les caméras de toutes geste d’humanité au prix le plus
les télés, et donc sous les fort. Une fois de plus, on voit
yeux de millions de specta- que la liberté est le crime qui
teurs). Ils ont négocié la red- contient tous les crimes.
dition des trois de Nantes en
échange d’une promesse d’ex- Dans une période électorale où
pulsion pour Khalki, dans un tous les petits hommes poli-
pays de son choix. Et voici tiques rivalisent de promesses,
qu’à présent celui-ci est en on voit au moins sur ce cas
train de mourir lentement, de précis ce que vaut une promesse
faim et de soif, exigeant dés- d’un gouvernement de gauche :
espérément le respect du deal juste le temps d’étouffer un
conclu alors. scandale.
Éviter de faire couler le sang Mais qu’espérer d’un État, sinon
en public, pour faire crever à des coups ou des mensonges ?
petit feu dans le silence et
l’obscurité des geôles (combien Exigeons pratiquement la liberté
sont morts dans les prisons pour Khalki.
françaises en 85 ?...).Voilà
l’astuce suprême du gouverne- Paris, le 18 février 1986
ment socialiste qui entend Les travailleurs du négatif
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Documents 353

Cette affiche fut abondamment pla- cour d’Assises relatée dans le


cardée à Paris et dans plusieurs villes monde entier, ne pouvait que leur at-
de province, fin février 86. Le 26 fé- tirer les sympathies de révoltés de
vrier, une intervention coordonnée fut toute obédience et de certains
menée dans onze stations de métro et gogos. Les graffitis et inscriptions fai-
de RER (et non pas neuf, comme sant l’apologie du geste de Courtois
l’avait d’abord dit la presse) afin de dans le centre de Nantes au lende-
perturber le déroulement du trafic, main du 19 décembre sont suffisam-
entre 6h et 8h du matin, en solidarité ment éloquents à cet égard. »
avec la grève de la faim de Khalki, et
Près d’un an après cette action, la po-
pour exiger son expulsion dans le
lice procéda à une vaste opération de
pays de son choix. « Comment re-
perquisition-interrogatoires à l’encon-
monter jusqu’à ces partisans fana-
tre d’environ 35 personnes liées à la
tiques de la “liberté à tout prix” ?
Commission Prison-Répression, bien
Seule trace pour l’instant : la cam-
que celle-ci ne soit en rien liée à cette
pagne d’affichage sauvage qu’ils ont
menée à Paris, il y a une dizaine de intervention du 26 février. Les flics
jours, couvrant les cabines télépho- leur faisaient payer en fait d’avoir eux
niques et quelques abri-bus de leurs aussi pris position publiquement en
exposés fumeux... Une prise de posi- faveur de Khalki par un tract intitulé
tion idéologique et extrémiste qui « Expulsez Khalki », et d’avoir eu du
peut se révéler dangereuse demain » courrier avec lui.
déclarait Le Figaro du 27/02. Il faut aussi rappeler que l’affaire de
À Nantes, Presse-Océan, sous le titre Nantes avait suscité à l’époque plu-
« Le mauvais exemple », écrivait avec sieurs écrits se solidarisant explicite-
aigreur : « Il y a des mauvais exem- ment avec l’action des trois : outre la
ples à ne pas suivre. La preuve en a brochure Un beau vendredi citée
été donnée hier à Paris par “les tra- plus haut, une affiche intitulée « Lettre
vailleurs du négatif” qui se sont livrés ouverte à Abdelkarim Khalki, Georges
à des sabotages bien réels ceux-là Courtois et Patrick Thiolet » ; une af-
en se réclamant de Georges Cour- fiche « Avez-vous entendu ? » en pro-
tois, Abdelkarim Khalki et Patrick venance de Toulouse (reproduite
Thiolet, le trop célèbre trio du Palais dans le n°4 de La Banquise); un tract
de Justice de Nantes. Il est évident « L’aéroport de Nantes ». La plupart de
que leur défi à la Justice, leur prise ces écrits ont circulé dans de nom-
d’otages à grand spectacle dans la breuses villes du pays.
annexe03:Mise en page 1 07/12/2009 21:51 Page 354

OS CANGACEIROS N° 3

« TOUT
CE QUI EST
CRITIQUABLE DOIT ÊTRE
CRITIQUÉ »
Nous critiquons ! coup meilleure que la nôtre.
Une bonne partie d'entre vous
Étudiants, hier nous étions
(60% paraît-il) abandonnera
dans la rue avec vous mais au-
ses études avant le DEUG, et
tant vous le dire tout de
ces « mauvais étudiants » au-
suite, la réforme « 2 paquets »
ront droit aux mêmes boulots
on s'en fout !
subalternes et mal payés qui
Pour nous la sélection a déjà sont notre lot. Et quant aux
joué, l'université nous est « bons étudiants » qu'ils sa-
fermée, et nos CAP, nos BEP, chent que les places moyennes
nous mènent tout droit à qu'ils auront (les bonnes
l'usine après un petit tour à c'est pas à l'université qu'on
l'ANPE. les trouve) ont beaucoup perdu
de leur prestige et de leur
Pour nous la critique de la pouvoir. Aujourd'hui un méde-
loi « 2 baquets » est inutile ; cin n'est plus un « MONSIEUR »,
Nous critiquons l'université, c'est un employé de la sécu.
Et qu'est-ce qu'un profes-
Nous critiquons les étudiants, seur, un avocat ? Y en a tant !
Nous critiquons l'école, Étudiants, si vous critiquez
Nous critiquons le travail. seulement la loi « 2 caquets »
et pas l'université, vous
L'école nous donne les mau- vous battrez seuls et la loi
vaises places. passera d'un coup ou par pe-
L'université vous donne les tits bouts, VOUS L'AUREZ DANS
places médiocres. L'CUL ! Et si par hasard elle
ne passait pas alors tout se-
Ensemble critiquons-les ! rait comme avant et la moitié
d'entre vous se retrouverait
Mais ne nous dites pas : « il
dans les bureaux, VOS usines
faudra toujours des balayeurs,
aseptisées.
des ouvriers », ou alors allez-
y les gars, ces places-là on Étudiants, c'est vous qui
vous les abandonne de bon êtes appelés à gérer cette so-
cœur, vous gênez pas ! ciété et nous à la produire.
On n'est pas plus bête que SI VOUS BOUGEZ, SI NOUS BOU-
vous, on n'ira pas à l'usine. GEONS, TOUT PEUT BOUGER.
Si vous critiquez la loi Mais si vous voulez seulement
« 2 laquais » qui ne fait jouer les « apprentis Tapie »,
qu'empirer une situation mau- si vous voulez seulement gérer
vaise, vous n'avez rien com- loyalement cette société et
pris ! Du reste votre devenir à moindre frais, édu-
situation n'est pas de beau- cateurs, assistantes sociales,
annexe03:Mise en page 1 07/12/2009 21:51 Page 355

Documents 355

animateurs, inspecteurs du Mais si vous voulez, pour com-


travail, cadres, sociologues, mencer, critiquer le système
psychologues, journalistes, scolaire qui nous exclut, et
directeurs du personnel ; pour vous abaisse, si vous voulez
demain nous éduquer, nous as- lutter, avec nous, contre la
sister, nous animer, nous ins- ségrégation sociale, contre
pecter, nous informer, nous la misère, la vôtre et la
diriger, nous faire bosser... nôtre, alors...
ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ! FRÈRES, AVEC NOUS, ON VOUS AIME
Des Lascars
du LEP Électronique

PAPA, MAMAN,
TON FILS, TA FILLE
EST DANS LA RUE
TRAVAILLEURS DE L'USINE EXA- Alors comment ça va dans
COMPTA, DES PTT, DE L'ANPE, l'usine, qu'ils appellent jo-
TRAVAILLEURS DU 10ème ARRON- liment « l'entreprise » ? Ça
DISSEMENT, DE PARIS, DE boume ? C'est sympa ? La paye
FRANCE ET D'AILLEURS est bonne ? Les machines silen-
Nous sommes les élèves du LEP cieuses ? Le singe est cool ?
électronique, à un jet de bou-
Répondez-nous ! Sinon on va
lon d'ici, vos fils. Au-
jourd'hui nous sommes dans la s'imaginer que la taule c'est
rue comme les étudiants. Mais infect, qu'on s'y emmerde,
pas exactement pour les mêmes qu'on paume sa vie, que c'est
raisons qu'eux. Ils se bat- désespérant, dégueulasse... !
tent contre la sélection dans Et ne nous dites pas le
le cadre de l'université. contraire, on vous croirait
pas, on voit quelle tête vous
Nous, nous nous battons
contre la sélection dans tirez quand vous rentrez le
l'école, mais surtout contre soir, vous nous regardez même
la ségrégation sociale, pas, vous allumez la télé, vous
contre la misère ! bouffez, vous soufflez un peu,
vous vous couchez. On s'adresse
À l'école on nous parle sans
à vous car il y a quelques an-
cesse de l'entreprise, on
nous propose d'y faire des nées, vous étiez à notre place,
stages, des visites comme au et ces années, vous êtes payés
zoo, comme si c'était quelque pour savoir combien elles ont
chose de sympa, de naturel et filé vite ! Dans un an, deux,
qu'on avait le choix. On est trois, c'est notre tour, alors
venu vous demander votre avis on se renseigne pour ne pas
et vous donner le nôtre. être déçus plus tard...
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OS CANGACEIROS N° 3

Alors vous voulez pas sortir ? C'est à cause des machines.


Qu'est-ce-qui se passe ? Vous Trop de bruit, trop de fumée !
trouvez que tout va bien ? Arrêtez-les ! Descendez dans
la rue !
Ou peut-être que vous n'avez
pas de revendications pré- La première usine à descendre
cises ? Hein ? C'est ça ? On va soutenir les jeunes, ça fera
vous dire un secret, nous non un choc ! Dans dix ans encore
plus ! Et justement, c'est la
on s'en souviendra : « c'est
MEILLEURE ! Celle qui « les »
eux ! C'est les premiers qui
emmerde le plus. Car là ils
sont descendus ! » Vous savez
peuvent pas nous couillonner.
ce qui les fait chier ; ils se
Ce qui nous fait chier c'est
disent ILS DESCENDENT... ILS
un bloc, on ne peut pas faire
REMONTERONT JAMAIS...
le détail !
Parce que vous ne dites rien,
- Vous dites : « C'est irrespon-
ils croient que vous ne direz
sable, vous ne gagnerez rien ».
jamais rien ! Que c'est fini,
Vous vous trompez on a déjà qu'ils vous ont baisés !
gagné, nous nous sommes trou-
Montrez-leur que c'est eux
vés, nous avons communiqué
les cocus de l'Histoire.
entre nous, nous avons réin-
venté pour nous l'amitié, la Descendez qu'on s'explique !
fraternité, l'activité...
On est de l'autre côté du mur,
On a rigolé, comme rarement ! sans patrons, sans partis,
C'est énorme ! sans syndicats, libres comme
les chevaux. Venez parler
Nous sommes dangereux, nous avec nous. Sinon on va se
devenons intelligents ! faire ramasser !
Alors, les gars, les filles, ON VOUS ATTEND !
vous voulez pas venir avec HEP ! ON A BESOIN DE PAPIER !
nous ? C'est dans l'air ? Vous
ne le sentez pas ? Vous n'en- Des Lascars
tendez rien ? du LEP Électronique
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Documents 357

LES CHEMINOTS GRÉVISTES


S’ADRESSENT AUX USAGERS
Depuis plus de 20 jours, les - l’état de la voie ne répond
cheminots sont en grève pour plus également partout aux
l’obtention des revendica- critères prévus par la régle-
tions suivantes : mentation.
- retrait définitif d’un pro- USAGERS, VOUS CIRCULEZ DANS
jet de grille des salaires DES CONDITIONS DANGEREUSES.
« au mérite », c’est-à-dire à Dans ces conditions, il n’est
la tête du client ; plus possible pour les usa-
- amélioration des conditions gers de payer un titre de
de travail ; transport censé leur assurer
- suppression des contrôles des conditions de transport
médicaux répressifs ; correctes.
- négociation sur des proposi-
tions sérieuses en matière de Il n’y a plus de contrôle dans
salaire et récupération des les trains.
pertes de salaires en 1986. Il n’est plus possible
Depuis plus de 20 jours, une d’acheter un billet de train
grosse majorité de cheminots sans attendre des heures à un
sont dans l’action. Ce qui si- guichet.
gnifie pour les usagers que les Les grévistes ne souhaitent
trains qui circulent le font qu’une chose : que les usagers
dans des conditions dangereuses: puissent voyager dans des
- les trains sont actuellement conditions normales. La Di-
rection de l’Entreprise, au
conduits par des cadres de l’en-
vu de ses positions, opte pour
treprise ou des agents sans
le contraire.
connaissance réelle des lignes
sur lesquelles ils circulent. C’est bien elle qui assume la
- l’entretien des voitures et responsabilité du conflit.
des rames TGV n’est plus as-
USAGERS, ne payez plus le train.
suré dans des conditions de
sécurité satisfaisantes. Les grévistes – Gare de Lyon
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OS CANGACEIROS N° 3

CONTRE L’OBÉISSANCE
ET LA SERVILITÉ
Dans un tract diffusé le plus obéissant. Le propre du
19/1/87, le comité Pour une chef est évidemment d’écraser
bonne préparation à la grève ses subalternes et de s’écra-
invitait les postiers à ser devant ses supérieurs. (Et
s’émanciper des structures of- c’est pour une misérable sur-
ficielles de l’information. En prime et une éventuelle promo-
conséquence, nous utilisons tion qu’il est envoyé au
cette possibilité de diffusion casse-pipe pour faire accepter
qu’offre l’acheminement des l’inacceptable, moyen commode
sacs postaux, en pariant sur pour les syndicats et la di-
sa généralisation. rection de noyer l’insatisfac-
tion générale dans une
Si beaucoup d’entre nous ont
indignation particulière face
regretté de ne pas avoir saisi
à des excès locaux).
l’occasion qu’offrait la grève
des cheminots pour rentrer C’est pourquoi un chef n’est
dans la danse, nous avons par jamais un collègue de travail
contre tous pu constater com- mais toujours un flic envers
ment les chefs mettaient alors lequel nous sommes comptables
la pédale douce sur les rythmes de nos moindres faits et
de travail et la discipline : gestes, tandis que nous n’avons
ils avaient reçu la consigne aucun recours contre lui.
d’éviter l’étincelle qui met-
Ce n’est sans doute pas un ha-
trait le feu aux poudres. À ce
sard qu’en ces temps de mo-
moment, nous avons senti com-
dernisation, le pouvoir
bien était fragile l’équilibre
hiérarchique, la fameuse
existant, fondé sur la rési-
« grille au mérite », soit au
gnation et l’idée imbécile de
cœur des questions actuelle-
toujours s’aplatir.
ment soulevées (par les che-
En cet hiver printanier qui se minots, les instituteurs
singularise par le retour de etc.) : car la seule moderni-
la question sociale, il nous sation qui soit réellement
paraît opportun de désigner perceptible est celle du
les ignominies que nous de- contrôle toujours plus accru
vons quotidiennement suppor- de notre travail et plus gé-
ter, à commencer par celle qui néralement de toute activité
les fait avaler toutes : la sociale.
hiérarchie.
À la poste l’arbitraire de la
Nous n’avons jamais choisi nos maîtrise est une menace perma-
chefs, pour autant qu’il soit nente. Elle a tout pouvoir sur
raisonnable de nous en choisir l’octroi des primes comme sur
un pour vivre ou travailler. les mutations. DE MÊME QUE LA
Si le chef est un salarié, il FORCE DES SYNDICATS SE NOURRIT
est avant tout un salarié DE NOTRE IRRÉSOLUTION, L’ARRO-
promu, c’est-à-dire un esclave GANCE DE NOS CHEFS EST PROPOR-
un peu plus soumis et un peu TIONNELLE À NOTRE PASSIVITÉ.
annexe03:Mise en page 1 07/12/2009 21:52 Page 359

Documents 359

La voie hiérarchique, le re- ces rapports de police que


cours au chef, l’attente de la sont les PV, ou à les ridicu-
promotion, les pétitions et liser en les signant solidai-
autres pilules syndicales, rement. Si ces initiatives ne
tout cela doit être critiqué : constituent qu’un point de
à cette condition, la fin de départ, elles permettront
l’obéissance peut être à notre déjà entre autres choses de
portée. démoraliser les cadres.
La perspective d’un mouvement
social nous mène à débattre L’HIVER EST À NOUS,
dès maintenant des exigences PRÉPARONS LE PRINTEMPS
que nous devons le moment venu
Bobigny-C.T.A, Paris 18-Pal.
mettre en avant. La remise en
Aubervilliers-Pal.
cause de la hiérarchie est une
Montparnasse-C.T.
des nombreuses questions que
COMITÉ POUR UNE BONNE
nous serons obligés de poser.
PRÉPARATION À LA GRÈVE,
D’ores et déjà nous invitons
4/02/87.
tous nos camarades des postes
à refuser de signer leurs no- Toute reproduction est vive-
tations, si possible de ma- ment conseillée pour tous pays,
nière collective, à négliger y compris l’URSS.
annexe03:Mise en page 1 07/12/2009 21:52 Page 360

OS CANGACEIROS N° 3

LE
NÉGATIF EXPLOSE
AU CENTRE DE L’ABSTRACTION
Les informations qui suivent sont extraites d’un document établi et diffusé par
une société de consultants, à l’adresse des responsables du service informa-
tique de différentes entreprises privées et de services. Nous en avons retenu
les exemples les plus significatifs.

SABOTAGES IMMATÉRIELS
Industrie : modification illicite du programme de composition des mélanges de
matières premières en entrée d’un four. Il s’en est suivi une perte du produit
fabriqué (1 MF), des pertes dues aux conséquences induites par le produit
livré et non conforme (3,5 MF), des frais de réfection du four endommagé et
différents frais supplémentaires (2,5 MF).
Industrie : modification de la programmation d’un robot de soudage dans
un atelier flexible entraînant la malfaçon d’une série entière soit une perte
de 1,5 MF.
Banque : un pupitreur a déclaré une bande de compensation invalide et a re-
lancé illicitement le traitement. Les deux bandes identiques ont donc été en-
voyées simultanément à la Banque de France. Il s’en est suivi un retard de 4
jours entraînant une perte d’intérêt de 4 MF.
Banque : virement illicite à partir de comptes de tiers vers des clients douteux
et au contentieux. La perte est estimée à 1 MF.
Services : un responsable système a mis en place un sous-programme mobili-
sant de nombreuses ressources (notamment recopiant systématiquement et
prioritairement des fichiers fictifs sur tous les disques). Il a introduit de ma-
nière aléatoire de nombreux appels à ce sous-programme camouflé dans de
nombreuses chaînes en exploitation normale. Il a fallu environ deux mois pour
localiser le sous-programme et l’ensemble des « call ». La perte d’exploitation
a été évaluée à 5 MF.
Services : un agent intérieur à la société avait remplacé plusieurs programmes
système par des duplicatas où avaient été insérées des instructions faisant
appel à la technique du cheval de Troie, qui enregistraient dans des fichiers
pirates tous les mots de passe et identifications. Les responsables du centre
localisèrent en quelque heures les fichiers et les détruisirent mais ils ne pu-
rent localiser le cheval de Troie. Le lendemain, l’agent se servit des mots de
passe et satura la machine pendant huit heures en envoyant de faux résultats
aux abonnés. Il s’en est suivi une perte de l’ordre de 3 MF.
État : pose de bombe logique dans la chaîne paye, puis actionnement en pé-
riode de troubles sociaux, dans une entreprise nationalisée sensible. Les dif-
ficultés de paiement des salaires ont précipité et durci la grève. Le coût en
est estimé à 8 MF.
Transport : suite à un conflit entre la direction et un groupe d’informaticiens,
ceux-ci ont posé des bombes logiques dans les programmes de réservation
électronique de places. Les programmes étant en chantier, il n’a pas été pos-
sible d’utiliser directement les sauvegardes. Les perturbations ont été très
fortes pendant deux mois et se sont traduites par des pertes de clientèle et
des frais supplémentaires, pour un total de l’ordre de 30 MF.
annexe03:Mise en page 1 07/12/2009 21:52 Page 361

Documents 361

Distribution : pose d’une bombe logique dans une chaîne informatique de ges-
tion de PVC. Le saboteur a actionné quelques pièges pour montrer à la di-
rection l’existence de bombes dans les originaux et les sauvegardes. Il a
ensuite fait chanter la direction en la menaçant de bloquer complètement la
chaîne. Celle-ci a dû payer une rançon de 1,5 MF.

PROBLÈMES HUMAINS
Banque : grève des principaux centres informatiques d’une grande banque
pendant deux semaines. Les systèmes internes de secours n’ont pu être ac-
tionnés à cause de l’agitation sociale et il n’avait pas été prévu de télé-back-
up externe avec du personnel externe. La perte d’exploitation totale a été de
l’ordre de 8 MF.
Industrie : suite à un conflit avec la direction, départ de la quasi totalité de
l’équipe informatique d’un petit centre. Les pertes d’exploitation dues à l’im-
possibilité d’exploiter et de corriger les programmes par manque de docu-
mentation, même à l’aide de personnes compétentes extérieures, ont été
évaluées à plus de 2 MF (soit le budget informatique annuel de l’entreprise).
Industrie : des analystes avaient monté une application d’horoscope et se ser-
vaient du fichier mailing de l’entreprise pour leur propre démarchage. Le
détournement d’heures machines a été évalué à 0,5 MF et le détournement
de service à 0,4 MF.
Services : des employés avaient monté une application de paris en temps réel
ainsi qu’une application de statistiques concernant des épreuves sportives
destinée à améliorer les gains. Le détournement d’heures machines a été
évalué à 1 MF et le détournement de service à 3 MF.
État : un responsable système, pris d’une crise de folie, s’est enfermé dans la
salle de pupitrage d’un gros ordinateur vectoriel servant à l’armée en mena-
çant d’effacer certains programmes, ce qui aurait conduit à une alerte gé-
nérale. Les coûts liés à son arrestation ainsi que quelques frais de réfection
ont été assez élevés (0,4 MF).

DÉTOURNEMENTS D’INFORMATIONS
Banque : copie d’un fichier d’aide à la décision de crédits pour industriels et
commerçants dans une banque. Le fraudeur a recensé les sociétés en diffi-
culté et les a menacées de divulguer l’information à leurs principaux four-
nisseurs et clients, contre des rançons s’élevant au total à 2,5 MF.
Assurance : le vol du fichier « objets de valeur » a conduit en moins d’une se-
maine à une perte de l’ordre de 12 MF (cambriolages en série).
Distribution : vol du fichier historique des clients d’une société de distribution
spécialisée dans les produits de luxe. Le fraudeur a opéré un chantage qui lui
a rapporté 1 MF après avoir saboté les sauvegardes.

DÉTOURNEMENTS DE FONDS
Banque : fraude sur les taux de devises dans une grande banque d’affaires,
provoquant sa faillite ainsi qu’une perte de 3300 MF.
Banque : accès frauduleux à un terminal ayant permis de virer 5,2 MF sur des
comptes bancaires dans cinq succursales avec la complicité de deux autres
personnes.
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OS CANGACEIROS N° 3

Services : modification illicite (dans un grand centre de météorologie) de pa-


ramètres entraînant la sortie de prévisions de pluie au moment de certaines
récoltes. Les agriculteurs de la région concernée ont immédiatement com-
mandé plusieurs tonnes d’un produit anti-putréfaction dont l’emploi se ré-
véla inutile. Le fraudeur était probablement en collusion avec le négociant.
La perte des agriculteurs est évaluée à 2,9 MF.
État : un cadre informaticien avait modifié illicitement un programme de ver-
sement d’allocations de maladie (arrondis, barèmes, etc.) impliquant des dif-
férences faibles, diffuses et nombreuses par rapport aux montants
réglementaires. Les écarts étaient versés sur de nombreux comptes réels et
fictifs d’assurés complices. La fraude a duré pendant trois ans avant d’être
découverte, pour un montant total de 5 MF.

Dans les trois rubriques qui suivent, le rapport n’indique pas si la cause des
erreurs ou des sinistres est volontaire ou accidentelle...

ERREURS DE SAISIE ET DE TRANSMISSION


Industrie : erreur de transmission d’un ordinateur gérant le transfert d’un sa-
tellite de télécommunication d’une orbite basse à une orbite géostationnaire,
entraînant la perte du satellite (320 MF).
Industrie : erreur de transmission d’un ordinateur gérant le positionnement
des barres de graphite dans une centrale nucléaire à eau pressurisée.
L’échauffement excessif de plusieurs cellules a nécessité l’arrêt de la centrale
pendant six semaines, entraînant une perte d’exploitation de 20 MF.

ERREURS DE CONCEPTION ET DE RÉALISATION

Industrie : par suite d’une erreur dans un test de branchement dans un pro-
gramme de recouvrement de factures impayées, certaines créances étaient
illicitement annulées et certaines autres ne donnaient pas lieu à relance.
L’anomalie n’a pu être constatée, localisée et réparée qu’après neuf mois de
fonctionnement et a occasionné 0,7 MF de perte.

SCÉNARIOS DE SINISTRES

Finance : sabotage par bombe de gaz corrosif lancée par un exutoire de fu-
mées. Le contrôle et la remise en état (ou remplacement) du matériel ont
bloqué le centre pendant six jours. La perte – essentiellement perte d’ex-
ploitation – est évaluée à 5 MF.
Assurance : inondation conséquente à une rupture de canalisation de nuit, au
mois d’août. Les agents de sécurité essaient de mettre en œuvre les pompes
mobiles. Un premier retard est engendré par un court-circuit de l’alimenta-
tion principale (il faut brancher les pompes sur l’alimentation de secours)
puis par la difficulté à briser les glaces pare-balles pour évacuer l’eau (le pro-
blème n’avait pas été étudié). La perte totale est estimée à 1 MF.
Banque : panne de trois jours d’un réseau télématique de transferts de fonds
internationaux ayant entraîné – pour la principale banque touchée – une perte
de l’ordre de 38 MF.
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Documents 363

FOOTBALL ET VIOLENCE
Beaucoup de merdes ont été dites et écrites récemment
au sujet des soi-disant « hooligans du football ». Une créa-
ture mythique qui est supposée aller aux matchs de foot
spécialement pour se battre, qui n’a que peu ou pas d’in-
térêt pour le jeu, qui souvent n’est qu’un concentré de
racisme, de sexisme et de nationalisme, et qui passe tout
le reste de son temps libre à se saouler la gueule dans les
pubs et à draguer les gonzesses. Évidemment, nous de-
vons nous rappeler avant tout que ces sales brutes n’ont
strictement rien de commun avec les jeunes prolétaires 1
qui s’affrontaient aux flics lors des émeutes de 81. Ces
guerriers n’étaient eux en aucune façon racistes, sexistes
ou nationalistes, et ne passaient certainement pas tout
leur temps libre à se saouler la gueule dans les pubs et à
draguer les gonzesses... Ou bien peut-être était-ce le
cas ? Car, ne vous est-il jamais venu à l’esprit que les
brutes machos et fascistes qui sont censées régner sur les
gradins de tous les terrains de foot du pays pourraient
bien être fondamentalement les mêmes gens que vos glo-
rieux émeutiers de 81 ? Et les kids noirs qui se sont bat-
tus entre bandes lors du carnaval de Notting Hill cette
année, qui ont poignardé un flic juste parce qu’il essayait
d’arrêter la baston, qui ont refusé d’aller aider un kid
chinois en train de se faire choper juste parce qu’il
n’était pas noir, je suppose aussi que eux non plus n’ont
rien à voir avec les kids de 81 ?...
La majorité des hooligans du foot sont racistes, en effet
beaucoup sont membres du National Front ― c’est du
moins ce qu’on nous dit. On attire notre attention sur les
occasions où des injures racistes sont lancées aux joueurs
noirs, et où des peaux de bananes, etc., sont jetées sur
le terrain. Il y a quelques années, le Football Club de
Portsmouth, dont l’équipe était alors composée unique-
ment de Blancs, connut des problèmes de ce genre. Le
club engagea alors quelques joueurs noirs, et la plupart
des insultes racistes cessèrent presque aussitôt ; en effet
le fans de Portsmouth étaient exaspérés lorsque des in-
1. L’expression « the
jures racistes étaient balancées à leurs joueurs noirs par working class youth »
les supporters adverses. Le plus souvent, l’insulte raciste signifie littérale-
est utilisée comme n’importe quelle autre forme d’in- ment la jeunesse
sulte, simplement comme une façon d’attaquer l’équipe ouvrière, mais elle
adverse et ses supporters (les supporters insultent rare- a en anglais un sens
ment de façon raciste, sinon jamais, les joueurs de leur plus large qui se
rapporte aussi bien
équipe, ce qu’ils feraient sûrement s’ils l’étaient vrai-
aux jeunes ouvriers,
ment). Ça peut paraître grossier et stupide mais, à la aux chômeurs qu’à
base, il ne s’agit que de ça. L’an dernier, un supporter ceux qui ne veulent
de l’Arsenal FC traita un des joueurs de « black bastard ». pas travailler. (ndt)
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OS CANGACEIROS N° 3

Il répondit alors à un supporter noir qui le prenait à par-


tie : « Ça va, je suis pas raciste, j’appelle l’équipe de Tot-
tenham les youpins, alors que moi-même je suis juif 2. »
Il y a bien sûr une petite minorité de supporters qui sont
réellement racistes et qui donc encouragent les compor-
tements racistes dans les gradins, mais n’y a-t-il pas des
gens comme ça dans n’importe quelle usine, n’importe
quelle queue de chômeurs, n’importe quelle école ?
Si la baston est la seule raison qui pousse ces infâmes
hooligans du foot à aller au match, comment se fait-il
alors qu’il n’y ait pas de troubles sérieux à tous les
matchs, mais seulement dans un petit nombre de cas ?
Nos pauvres voyous doivent vraiment s’ennuyer ferme à
tous ces matchs où ils ne se passe rien. Évidemment, le
jeu lui-même ne les intéresse pas ― mais est-ce vraiment
sûr ? Ils doivent être vraiment contents de payer 30 F pour
aller au match avec juste une vague chance de pouvoir
filer des coups de lattes pendant quelques minutes, puis
se faire expulser par les cops, n’est-ce pas ? Erreur, une
fois de plus, la majorité aime le foot, et plus encore la
sensation d’être avec leurs copains au sein d’une large
foule, d’avoir une chance de laisser éclater leur agressi-
vité verbalement, et quelques fois physiquement, de sen-
tir le pouvoir que donne tout ça : le pouvoir qui leur est
constamment volé par l’État, le pouvoir sur leur propre
vie. Ils ne sont pas plus sexistes ou racistes que la plupart
des autres gens. Et, comme les Mods à Brighton, les
bandes à Notting Hill et les kids de Brixton et Toxteth, ils
ne font que montrer leur colère, cherchant aveuglément
à regagner un peu de pouvoir sur leur propre vie. Car
dans un monde où votre seul plaisir est cosmétique, où
chaque jour vous êtes confrontés à la violente inhumanité
de l’État, où vous êtes privés de tout respect de soi-
même, où vous êtes nés et dressés pour n’être qu’un
rouage dans la machinerie de la société capitaliste, il
n’est pas surprenant que les gens cherchent à résister,
usant de la violence souvent dans une mauvaise direction
et de manière incohérente.
Vous pouvez ne pas aimer la violence, elle peut paraître
affreuse et sans but, mais rappelez-vous ceci : si vous
choisissez de les ignorer ou de les dépeindre comme de
sombres crétins alors vous condamnez la majorité des
jeunes prolétaires, une génération comme beaucoup
2. L’équipe de Tot-
tenham est souvent d’autres auparavant qui est en permanence confrontée à
appelée « the yids » sa propre impuissance, au manque de perspective, et à
(les youpins) à l’inévitable résultat de tout ça ― la violence.
cause du fait bien
Dans le passé, les médias n’ont jamais tardé à condam-
connu qu’il y a
beaucoup de juifs ner les « voyous » du football. Mais depuis peu, ces
parmi ses suppor- condamnations n’ont jamais été aussi venimeuses et pro-
ters. lifiques, à cause de la nature de la violence qui depuis
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Documents 365

peu est dirigée de plus en plus contre les autorités au lieu


de s’exercer entre groupes rivaux de supporters. Le
match Luton-Millwall en mars 85 en est probablement le 3. Le 30 décembre
meilleur exemple, mais il y en a bien d’autres ; il est clair 85, un supporter de
qu’à Bruxelles le gros de la violence était dirigé non pas Liverpool jugé en
contre les supporters rivaux, mais contre la police 3. Et le Belgique pour avoir
frappé un fan italien
même jour que l’incendie de Bradford, il y eut une est condamné à 40
émeute lors du match Birmingham-Leeds. Une fois de mois de taule. (ndt)
plus, c’est les flics qui encaissèrent la plupart des vio- 4. Les médias ont
lences. Mais, à cause de l’incendie de Bradford, les mé- créé l’impression
dias purent minimiser considérablement les événements que le gamin s’était
de Birmingham, malgré la mort d’un gamin 4 qu’ils au- fait tuer par des
raient sûrement été bien contents de mettre en avant. émeutiers, alors
Après tout, vous ne pouvez pas montrer trop souvent des qu’en réalité il
fut écrasé par un
images de flics en train de se faire attaquer... les gens
mur qui s’écroula
pourraient commencer à avoir des idées. lorsqu’un paquet de
supporters s’abritè-
Septembre 1985 rent derrière pour
Holloway Road, London N7. échapper à une
Traduction début janvier 1986. charge des flics.

Le texte qui précède a été écrit par un jeune londonien durant l’été 85, en par-
tie à la suite de la traduction et la publication en Angleterre de notre affiche
« L’Europe des hooligans et la mort du football ». Il envisage la question sous un
angle autre, avec le mérite de contrer tout le discours moralisateur qui sévit là-
bas contre le hooliganisme.
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OS CANGACEIROS N° 3

LE TROISIÈME JOUR
DE SEPTEMBRE
RAPPORT D’UN TÉMOIN OCULAIRE SUR LA RÉBELLION DE SEBOKENG
EN 1984 PAR JOHANNES RANTETE

L’AUGMENTATION DES LOYERS : LA VRAIE RAISON DE L’AGITATION

Peut-il être dénié aux émeutes de Sebokeng le fait qu’elles furent une partie
du combat pour la liberté mené par les Noirs sud-africains ? Bien que le pré-
texte ait été de combattre les augmentations de loyers, le cours pris par la
rébellion fut si horrible que même la police ne put s’y opposer. Je précise
cela car après les grèves il n’y avait plus aucun toit des bâtiments commer-
ciaux qui soit resté en état à l’exception du hall Mphatlalatsane bien conçu,
du bâtiment Perm et de diverses églises.
En zone 11, tous les magasins étaient rasés par le feu. Le bureau de gérance,
les débits de boissons et les brasseries avaient été incendiés. Un conseiller
municipal fut abattu. Trois maisons furent incendiées. Plusieurs voitures, dont
une Honda Ballade flambant neuve, furent brûlées. La station service, la ca-
fétéria avaient aussi été attaquées. Le bar de la route fut cassé et les mar-
chandises emportées. Des routes goudronnées ou non de cette zone étaient
bloquées par des pierres, des cageots et toutes sortes d’objets faciles à trans-
porter. Le bureau de poste de Sebokeng fut attaqué et incendié, ce qui n’était
pas surprenant.
Toutes les boutiques de la zone 12 furent également réduites en cendre. Le
bureau de gérance, le magasin d’alcool, la brasserie, le cabinet d’un docteur
et la maison d’un conseiller municipal furent détruits par le feu. Les routes
goudronnées de cette zone étaient bloquées par des pierres et jonchées de
bouteilles et d’objets en flamme pour entraver le passage des véhicules, spé-
cialement ceux de la police.
La zone 13, où l’on trouve encore plus de commerces, fut la première à être
attaquée. Pas un seul magasin ne conserva sa forme d’origine. Tout n’était
que cendre. Ici encore, le bureau de gérance fut attaqué, mais la bibliothèque
et deux cliniques furent épargnées. Une maison près du centre commercial fut
incendiée. Les rues utilisées par les bus étaient entravées par des pierres et
des bouteilles cassées.
La zone 14 est le CBD (centre) incontesté de Sebokeng. Elle comporte des im-
meubles publics et d’autres bâtiments importants que l’on ne trouve pas dans
les autres zones. Il y a le fameux hall Mphatlalatsane, le building Perm, le su-
permarché Texido, les banques et les caisses d’épargne (Standard, Barclays,
Volskas, United Allied), et la longue devanture du bâtiment P&A Drycleaners.
Le feu fit rage à travers tous ces bâtiments. Toutes les boutiques (un maga-
sin de location de TV, un MacDo, une brasserie, un débit de boissons) furent
incendiées.
annexe03:Mise en page 1 07/12/2009 21:52 Page 367

Documents 367

Au deuxième jour des émeutes, les magasins de la zone 7 étaient encore en


bon état, mais le bureau de gérance le long de la route goudronnée et la sta-
tion service avaient été incendiés.
La zone 3 aussi fut éprouvée par les grèves. Une boulangerie, une brasserie,
le bureau de location et un débit de boissons furent incendiés.
Le troisième jour de septembre est devenu une journée historique pour les ha-
bitants de Sebokeng. Elle a vu l’accomplissement des grèves d’avertissement.
Elle a vu la destruction de magasins et de beaucoup d’autres choses, dont la
vie de diverses personnes et leaders de la communauté. En tant qu’auteur qui
s’est engagé dans les luttes pour rapporter tous les horribles événements
d’une telle rébellion, je voudrais rapporter un point important à l’attention
du public et de ceux de nous qui rêvent d’être des leaders.
Paul a dit que peu parmi nous devraient être des dirigeants, car les dirigeants
sont plus punis que quiconque. Ainsi, en se référant à notre situation, per-
sonne ne devrait accepter d’être un leader s’il ne possède les véritables qua-
lités du leadership, et personne ne devrait se sentir à l’aise en occupant le
trône pour lequel il a été nommé si il n’a pas été librement élu par le public.
Je dis ceci parce que, si vous persistez à diriger des cœurs défiants, le jour
où ils se révolteront contre vous, pas une partie de vos biens ainsi que votre
vie ne resteraient vôtres. Si les gens sont insatisfaits de vous, il vaut mieux
vous démettre avant que de terribles nuages sombres ne vous submergent
dans votre solitude.
Si vous défiez les besoins des gens, vous vous exposez donc à une réponse
brutale. Ceci je le dis à l’intention des conseillers municipaux encore en
poste : qu’ils ne doivent jamais considérer leurs propres opinions comme
ayant plus de poids que celles du peuple qu’ils dirigent ; et que le bien-être
de la communauté ne devrait pas être ignoré, sinon la réponse sera plus hor-
rible que la conflagration qui détruisit Sodome et Gomorrhe.
Ils doivent apprendre que les leaders sont comme des enfants. Ils font ce que
la communauté désire. Ils n’ont pas besoin de penser à la place de la com-
munauté entière, ou d’approuver leurs rêves sans consulter la communauté.
Ils sont tenus en grande estime en raison des pauvres gens qui se trouvent en
dessous d’eux. Ainsi, ils doivent faire attention : s’ils provoquent les gens en
dessous d’eux ils chuteront douloureusement sur un sol infesté d’épines.
Oui, nous savons tous que les choses augmentent tout le temps, mais la façon
dont le conseil de Lekoa a augmenté les loyers de 5,95 Rands fut tout sim-
plement une invitation à la violence. Le plus à blâmer est celui qui le premier
en a eu l’idée. Cette personne devrait s’attendre à autant de pitié qu’il en a
été montré pour les personnes ou pour les biens lors des grèves.
Les grèves du loyer se répandirent aussi loin que Sharpeville, Boipatong, Eva-
ton et Residencia. Toutes ces villes se trouvent sous l’autorité du même
conseil de Lekoa. La force de l’unité parmi les gens pour mener à bien leurs
projets aura gagné de la part des Noirs sud-africains quelque chose de proche
des premiers stades de la Conscience Noire. Les grèves m’ont vraiment
convaincu que l’unité est vivante et puissante parmi les Noirs, mais que ce qui
la rend invisible est le manque d’un nationalisme fort. Ce qui est le plus dé-
sastreux pour l’unité noire ce sont les nombreux partis constitués, qui souvent
mènent à la haine et à la défiance.
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OS CANGACEIROS N° 3

Les grèves durèrent quatre jours et alors 31 personnes avaient été tuées. Plus
de 50 furent blessées dont 8 policiers, alors que 37 avaient été arrêtées. La
police utilisa des grenades lacrymogènes et des balles en caoutchouc pour
disperser les foules d’émeutiers. Beaucoup de gens furent blessés et d’au-
tres tués mais le nombre de victimes ne sera probablement jamais connu à
cause des restrictions sur les informations.
Quelques victimes de la grève peuvent être identifiées. Le conseiller munici-
pal de la zone 11, M. James Mofokeng, fut abattu. Le conseiller Caesar Mot-
jeane fut tué après avoir descendu deux jeunes, et sur son cadavre il y avait
un écriteau où l’on pouvait lire « À bas les loyers ! Asinamali ! ». Ntombi Ma-
jola (zone 12) fut tué. Nomthana Mphtheni fut blessé. Le maire d’Evaton, M.
Sam Rabotapi, dut rester sans domicile après que sa maison ait été rasée par
le feu. Son habit de magistrat était porté par une vieille femme qui dansait
dans les rues en se proclamant premier maire. Lundi, le conseiller de Shar-
peville, M. Sam Dlamini, fut tué par une foule en colère. Le jeune Wisey Mnisi,
de la zone 12, se fit flinguer. Le jeune Stevenson Motsamai (zone 13) du col-
lège Modishi ne réapparut plus après les émeutes.

J’ÉTAIS AU MILIEU DE TOUTES LES HORREURS

Quelques semaines avant le « Lundi Sanglant » du 3 septembre, la protestation


contre l’augmentation des loyers de 5,95 Rands s’était développée en divers
endroits du Triangle de Vaal. Des églises et des organisations avaient mis en
garde le conseil municipal à de multiples reprises, mais leurs paroles étaient
tombées dans l’oreille d’un sourd. L’avertissement avait même été publié par
voie de presse, précisant que les conseillers devaient se démettre puisqu’ils
n’avaient jamais été élus par les gens. L’appel à leurs démissions était un
rejet clair du nouveau système gouvernemental de mise en place de conseils
municipaux noirs que les gens n’avaient jamais demandés.
Les jours passaient et le conseil ne disait rien concernant les loyers. Pendant
les derniers jours d’août, les résidents du Triangle de Vaal furent informés
que le troisième jour de septembre, personne ne devrait se rendre au travail
puisque ce serait la journée de protestation contre la hausse des loyers. Tôt
dans la matinée du vendredi 31 août, des brochures furent distribuées par le
conseil mettant en garde les résidents que s’ils n’allaient pas au travail lundi,
ils perdraient leur emploi et leurs maisons, et qu’à leur tour l’avenir de leurs
enfants serait menacé. Ces brochures n’eurent aucune influence sur les gens.
Samedi et dimanche passèrent. Ensuite vint le plus grand jour de l’histoire de
Sebokeng, le jour de la protestation, le jour des morts, le jour des arresta-
tions, le jour des grenades lacrymogènes. Ce jour est historiquement connu
sous le nom de « Bloody Monday ».
En tant que résident de Sebokeng, j’étais également concerné par les évé-
nements qui devaient s’y dérouler, mais je fus contraint par mes parents de
rester dans la cour de la maison. De toute ma vie, je ne m’étais jamais trouvé
au milieu d’une foule en lutte, ainsi cet empêchement m’était aussi doulou-
reux que le cœur d’un homme divorcé. J’entrepris de m’échapper de la cour.
En agissant ainsi, je satisfaisais la curiosité qui doit être le premier intérêt
d’un homme d’information.
Je parcourus les rues en direction des magasins de la zone 12 avec deux amis
que je nommerai Siphiwe et Xolile. Aucune des boutiques n’était ouverte et
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Documents 369

on pouvait voir des gens se tenir en groupes ici et là. Le sujet de discussion
principal était la hausse des loyers qui s’était abattue sur la totalité du Vaal.
Nous retournâmes vers une rue goudronnée que nous suivîmes jusqu’au
deuxième arrêt de bus. Alors que nous marchions, je pouvais sentir qu’il y
avait quelque chose de bizarre dans l’air et j’étais sûr que quelque chose de
triste allait se passer. Quand nous arrivâmes à l’arrêt du bus, on ne voyait ni
n’entendait aucun véhicule. Alors que je regardais la route, je m’aperçus
qu’elle était bloquée par des pierres. Ensuite, nous rencontrâmes certains
gars que connaissait Siphiwe.
Ces gars semblaient appartenir à une certaine organisation que je ne peux pas
nommer pour l’instant. Ils nous racontèrent qu’ils avaient bloqué tous les bus
du VTC (Corporation du Triangle de Vaal), et que les passagers à bord avaient
été débarqués et dispersés. Les bus n’avaient pas été endommagés mais les
conducteurs étaient gentiment invités à se retirer du service. De l’arrêt de
bus nous nous rendîmes à l’église catholique romaine, près du bureau de poste
de Sebokeng. Là, se trouvait un groupe de gens qui tous regardaient en di-
rection de Vereeniging.
Je courus pour observer ce qui pouvait bien se passer sur l’autoroute. Mes
yeux virent une foule imposante le long de l’autoroute, et une autre sur l’au-
toroute même. Alors que la foule de l’autoroute s’approchait, je réalisai qu’il
s’agissait d’un Blanc conduisant une voiture bleue neuve escortée par quatre
hommes pendant que ceux de l’autre foule qui grimpaient le talus criaient
qu’il fallait lapider la voiture. En fait, cela avait déjà été fait ; toutes les vi-
tres étaient cassées à l’exception du pare-brise. Après que le Blanc soit passé,
beaucoup de gens se mirent à courir le long de la route qui menait au centre
commercial de la zone 13. Nous utilisâmes l’autre rue pour rejoindre la foule
derrière une église.
Alors que les gens se tenaient là, les véhicules de la police arrivèrent. Trois
longèrent l’autoroute et le fourgon tourna en direction de la zone 13 où beau-
coup de gens avaient fui. Ce camion de flics transportait des policiers noirs.
Nous les suivîmes le long de la route. Le car de flics stoppa à la hauteur d’un
débit de boisson près des boutiques. Une foule énorme sortant des environs
des maisons derrière lesquelles ils s’étaient cachés lors du passage du convoi
s’approcha du car. Je restai caché derrière la barrière et observai un drame
intéressant que j’oublierai difficilement.
Alors que la foule approchait, les policiers sautèrent du véhicule en tenant des
vitres plastiques qu’ils utilisaient comme boucliers contre les pierres que je-
tait la foule déchaînée. La police ne pouvait encaisser de tels jets de pierres
et les cars se retirèrent. Certains policiers, voyant que leur car s’enfuyait, se
mirent à courir pour sauver leur vie et se débarrassèrent de deux boucliers en
plastique. La foule s’en empara et commença à chanter en les portant au-des-
sus d’elle. Pendant ce temps, des gens rentraient dans le magasin d’alcool et
ressortaient avec des bières. D’autres, à la vue des bières, se précipitèrent à
l’intérieur du magasin d’alcool et des casiers de bières furent emportés. Au
moment où les gens se regroupaient sur le devant, deux véhicules de la po-
lice arrivèrent et des grenades lacrymogènes furent tirées.
Parce que c’était la première fois, je ne savais pas ce qu’était une grenade
lacrymogène, ou comment cela fonctionnait. Quand les autres se mirent à
courir et se cachèrent derrière les maisons, je restai à la porte d’entrée. Un
flic blanc tira une balle en caoutchouc qui tomba à quelque distance de moi.
annexe03:Mise en page 1 07/12/2009 21:52 Page 370

OS CANGACEIROS N° 3

Vous savez, la curiosité mène quelques fois à des pièges simples. Je ramassai
le morceau de caoutchouc et le sentis. Je ne peux réellement pas dire ce qui
se passa alors que je jetai le caoutchouc. Je fus pris de vertiges et perdis mes
forces, et ensuite je ressentis une douleur dans les yeux. Je courus vers un ro-
binet d’eau et je me lavai les yeux avec un mouchoir. En agissant ainsi je di-
minuai les effets du gaz. Parce que je l’ignorais, j’avais pensé que le morceau
de caoutchouc que j’avais récupéré était la cause de mes étourdissements.
C’était faux, comme je l’appris plus tard, des grenades lacrymogènes avaient
été tirées de l’autre côté de la rue et le vent avait rabattu les gaz en direc-
tion de l’endroit où je me trouvais.
Après trois minutes, les gens envahirent de nouveau les rues, la plupart por-
taient maintenant des mouchoirs dans leurs mains. Les camions de la police
continuaient à sillonner de long en large, balançant des lacrymos. Les gens
avaient maintenant adopté un système consistant à verser de l’eau sur
chaque douille de lacrymo. Ce système devint le bouclier des combattants,
et la police ne put rien faire de plus. Ils se retirèrent vers d’autres zones
donnant ainsi la possibilité aux gens de cette zone de se précipiter vers les
bâtiments commerciaux.
La force des émeutes prit réellement racine dans la zone 13, car ce fut la
première des zones à laisser s’échapper d’horribles fumées. La foule éventra
la boutique du conseiller à l’angle de l’immeuble bas. Ils pillèrent les mar-
chandises. Au début, les marchandises étaient pillées et entassées dehors.
Personne n’était autorisé à en ramener chez soi. Mais assez vite, les opinions
des gens divergèrent. Ils pillèrent les marchandises et les emportèrent chez
eux. À la fin, la boutique fut brûlée. Je restai là à observer la scène. J’étais
totalement surpris par l’absence de crainte des gens qui avaient mis le feu à
la boutique. Plus tard, tous les magasins furent attaqués et les marchandises
pillées. Aucun fourgon de police ne revint sur les lieux avant que tous les ma-
gasins ne soient réduits en cendres. Après avoir mis le feu à tous les com-
merces ils chantèrent « Ezone 14 siyaya » qui signifie qu’ils allaient se rendre
ensuite en zone 14, où se trouvent les boutiques du maire. Les slogans qui
rythmèrent le Lundi Sanglant étaient « Amandla ! Ngoethul ! » et « Asina-
mali ! ». Le pouvoir est à nous. Nous n’avons pas d’argent.
De la zone 13 nous sommes revenus en zone 12 qui est notre zone d’habita-
tion. Lorsque nous arrivâmes, toutes les boutiques avaient été incendiées :
un magasin Save More, deux pressings, un restaurant, deux boucheries, un
fish & chips et trois autres magasins. De là je vérifiai l’état des autres bâti-
ments. À mon étonnement, une brasserie, un magasin d’alcool et le bureau
de la direction administrative avaient aussi été brûlés. Vraiment les choses al-
laient mal. À ce moment, un car de flics arriva et les gens se dispersèrent. Des
lacrymos furent tirées et pénétrèrent dans une maison proche par le toit. Elle
fut remplie de fumée pendant cinq minutes. Le car s’en alla et les gens en-
vahirent de nouveau les boutiques. Plus tard, un groupe de cinq gars tirèrent
un gros coffre-fort à l’extérieur du magasin Save More (Économisez Plus). Le
camion de flics revint avec le propriétaire. Ils embarquèrent le coffre-fort et
s’éclipsèrent. Les gens commencèrent à se disperser.
Vers cinq heures, je me rendis seul en zone 11. Les combats n’avaient pas été
aussi importants que dans les autres zones. Seuls une boutique d’un conseil-
ler et le bureau de la direction administrative avaient été incendiés. Quelques
mètres plus loin, la maison d’un conseiller était en cendres et une voiture
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était complètement cramée et renversée. Dans cette zone circulait la rumeur


qu’un conseiller avait été brûlé vif. D’autres voitures avaient aussi été cra-
mées, y compris une Honda Ballade flambant neuve. De là je marchais jusqu’à
ce que j’atteigne un garage le long de l’autoroute. Les bâtiments n’avaient
pas été touchés ni les magasins attenants.
Enfin, j’arrivais en zone 14. Quelques boutiques avaient été incendiées, mais
pas toutes. Le bâtiment du pressing P & A était réduit en cendres. C’était le
soir et la puissance de l’émeute avait atteint son paroxysme. Les gens se pré-
cipitèrent au supermarché Texido qui appartenait au maire, M. E. Mahiatsi. Ils
pillèrent les marchandises jusqu’à ce qu’il fasse nuit. Ensuite les banques et
les caisses d’épargne, dont Standard, Barclays, United Allied et Volkskas, fu-
rent toutes lapidées et une foule en colère y mit le feu. La clinique dans l’im-
meuble Perm fut quelque peu brûlée. Le cinéma Eldorado fut lapidé et à
moitié cramé. Quelques gars restés sur place attaquèrent le hall Mphatlalat-
sane et brisèrent les fenêtres.
Pendant ce temps, des émeutes se déroulaient dans le quartier proche d’Eva-
ton, en zone 7 et dans d’autres townships. Au moment où le Lundi Sanglant
s’achevait, plus de vingt personnes étaient mortes et beaucoup plus blessées.
Le mardi 4 septembre, les grèves continuèrent. Tôt dans la matinée, des hé-
licoptères bourdonnaient au-dessus des têtes et de nouveau les gens se réu-
nirent en foule dans les rues. Ce qui a fait continuer les grèves fut la présence
des hélicoptères, balançant des lacrymos ça et là. Cela énerva les gens et les
poussa dans les rues. Durant ce jour, tous les magasins furent endommagés par
le feu, dans la zone 11. En zone 7, dans la partie haute, un supermarché fut
incendié. Le magasin de gros Fredy’s Soft-drink Cash & Carry fut cassé et des
boissons fraîches furent pillées. Des casiers vides étaient utilisés pour blo-
quer les rues et aucune voiture n’était autorisée à circuler. La police dans
des camions de combat observait sans réaction. Les lacrymos n’étaient pas
utilisés comme la veille.
À cinq heures de l’après-midi, une colonne de fumée noire s’élevait au-des-
sus de la zone 14. Parce que je savais qu’il allait se passer de mauvaises
choses de ce côté, je pris ma bicyclette, décorée aux couleurs Rasta, et me
dirigeai vers la zone 14. Lorsque j’arrivai, je découvris que c’était le bâtiment
du Kentucky qui brûlait. Les gens s’étaient rassemblés autour en grand nom-
bre. Je dépassai l’endroit et pédalai en direction du hall Mphatlalatsane. Les
gens étaient encore en train de piller la marchandise du supermarché. Cela
démontrait qu’il était vraiment « too much big ». Quelques personnes passè-
rent les fenêtres pour s’introduire dans les réserves. Je remarquai dans les en-
virons deux voitures brûlées.
Avant d’oublier, je voudrais vous informer que les grèves de loyers éclatèrent
aussi dans les « hostels » (résidences-hôtels concentrationnaires destinées aux
travailleurs migrants) pour hommes de Sebokeng. C’était encore au milieu de
cette même journée que je me pressais d’aller à bicyclette vers les « hos-
tels ». Ce qui m’avait poussé à me rendre sur place était la fumée que j’avais
aperçue au loin. Lorsque j’arrivai, un hall d’hôtel avait été incendié ainsi
que tous les magasins, le bureau du service administratif et le bureau de
poste de Masoheng qui se trouvait quelques mètres plus loin à l’écart des
« hostels ». Les fourgonnettes de la police et les camions de combat se te-
naient près d’un des magasins incendiés. Tout près de là, une fumée noire
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OS CANGACEIROS N° 3

comme celle d’une locomotive à charbon envahissait une chambre d’un des
« hostels ». Un homme entreprit d’éteindre le foyer tandis que d’autres
observaient impassibles.
Le mercredi 5 septembre, tôt dans la matinée tout était calme, mais lorsque
deux hélicoptères apparurent, l’agitation reprit et les dévastations recom-
mencèrent. Quand ils s’en allèrent, le calme revint pendant toute la journée.
À midi, Siphiwe (qui suit ses études au collège Mqaka) et moi entreprîmes de
faire un tour d’horizon d’Evaton et de la zone 7. Nous nous rendîmes d’abord
aux magasins Congo qui se trouvaient loin de chez nous. Toutes les boutiques
étaient fermées. Ensuite, nous nous sommes promenés autour du dépôt de
bus VTC (Compagnie du Triangle de Vaal) d’Evaton. À notre grande surprise,
on ne pouvait voir aucun bus à l’intérieur. Nous avons compris par la suite que
les bus avaient été déplacés au dépôt de Vereeniging par peur des gens.
Même le dépôt PUTCO tout proche était vide. Nous avons marché à travers
la partie basse d’Evaton appelée Petite Ferme. Nous avons pu voir qu’ici tous
les magasins des Indiens avaient été réduits en cendres. Sur notre chemin
nous avons rencontré plusieurs voitures entièrement calcinées. Quelques bou-
tiques étaient encore intactes, mais une brasserie était cramée. Nous avons
vu d’autres magasins d’Indiens qui avaient été dépouillés. Les routes étaient
bloquées par des pierres et d’autres matériaux.
Nous avons pénétré ensuite dans la zone 7. Ici l’atmosphère nous apprit que
les grèves n’avaient pas été aussi sérieuses. Nous avons marché sur une longue
distance sans voir aucun dégât. Cela me préoccupait vraiment. Il semblait,
alors que les autres zones protestaient, que celle-ci avait conservé ses
« billes » et d’autres choses. Les gens ici semblaient être des couards. Seuls
quelques enfants se trouvaient dans les rues, pendant que leurs pères et
mères semblaient s’être enfermés dans leurs cours. Ce n’est que près du cen-
tre commercial que l’on pouvait voir quelques signes de violence, mais de
peu d’ampleur. Les boutiques et d’autres choses n’avaient pas été incendiées
comme dans d’autres zones, à part seulement le bureau du service adminis-
tratif et une station service.
Cela voulait-il dire qu’ils voulaient assurer leurs besoins du lendemain en lais-
sant intacts les magasins ? Est-ce que l’augmentation des loyers n’était pas
également pour eux un fardeau ? Se moquaient-ils des autres zones qui avaient
tout brûlé ? S’ils étaient contrariés par la hausse des loyers, ils auraient fait
la même chose que quiconque d’autre ce Lundi Sanglant.
Frères, si le moment de se battre est arrivé, il faut nous battre. Il n’est pas
nécessaire d’observer comment l’autre partenaire se bat. Je ne soutiens pas
la destruction des magasins et des bureaux, puisqu’ils jouent un rôle dans
mon existence quotidienne, mais si tout doit être détruit alors détruisons tout
et ne faisons pas la moindre exception pas même pour une seule chose. Ne
perdons pas le soutien de Dieu en faisant l’injustice ; c’est-à-dire en faisant
du tort à certains et en en épargnant d’autres, alors qu’ils sont au même ni-
veau de culpabilité. Ne soyons pas comme le Roi Saül qui, en épargnant le roi
Hagat, transgressa le commandement divin de tout exterminer.
Nous sommes africains et frères en amour, et nous devons partager les peines
de l’amertume comme les fruits de la joie.
De la zone 7, nous retournâmes dans notre zone d’habitation. À trois heures,
je pris mon vélo et pédalai jusqu’en zone 14. Je regardai partout, mais les
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grèves étaient mortes. Je fis demi-tour. Lorsque je traversai l’autoroute, je


remarquai des camionnettes et des voitures de flics autour du magasin de
gros de Freddy’s Cash & Carry. À quelque distance se tenait une foule épar-
pillée. Dans le voisinage, la station service avait été cassée et ses biens pil-
lés. Le poste essence était à moitié brûlé, et des bouteilles provenant du
magasin de gros étaient éparpillées tout autour. Ce jour ne vit pas des
émeutes telles que celles des deux jours précédents.
Les jours suivants furent les jours de la faim. Les gens ne pouvaient obtenir
de la nourriture nulle part. Ils devaient parcourir de grandes distances à la pé-
riphérie pour trouver de la nourriture et d’autres marchandises. Des gens cou-
pèrent même un morceau de viande sur une vache vivante qui s’enfuit. Elle
erra avec des morceaux en moins. Les gens prirent le train pour aller faire des
achats à Vereeniging.
Jeudi, les bus du Vaal furent remis en service mais ils ne pénétrèrent pas dans
le township. Ils utilisaient les routes de la périphérie. Vendredi, ils reprirent
leurs services habituels. Le jeudi il y eut un meeting de masse réunissant les
résidents et le directeur du logement pour la direction du développement de
l’Orange Vaal, M.P. Louw. La discussion porta sur les hausses de loyer. Les gens
demandaient que les loyers soient diminués d’au moins cinq rands par mois.
À Sharpeville, ils exigèrent un plafond de trente rands par mois. M. Louw ne
pouvait pas décider de cette question ici et ainsi il repoussa le meeting jusqu’à
ce qu’il rencontre d’abord la direction administrative de l’Orange Vaal.

COMMENT LE GOUVERNEMENT CONSIDÉRA LES ÉMEUTES ?

Le ministre de la Loi et de l’Ordre, M. Louis Le Grange, visita tous les town-


ships déchirés par l’émeute dans le Vaal. Il était accompagné par d’autres
membres du cabinet comme M. FW. De Klerk, ministre des Affaires Inté-
rieures, le général Magnus Malan, ministre de la Défense et le Dr Gerrit Vil-
joen, ministre de l’Éducation. M. Le Grange rejeta le fait que les projets
d’augmentation des loyers aient conduit aux violences qui balayèrent le
Triangle de Vaal. Il accusa certaines forces et organisations d’être responsa-
bles des émeutes, mais il ne mentionna pas lesquelles. C’est un fait simple
de la vie que les exigences et les griefs de la majorité noire ne sont jamais
satisfaits par le gouvernement. Ce sont vraiment les hausses de loyers qui
ont provoqué des troubles. Les gens manifestaient leur plus vive inquiétude
en faisant les émeutes, mais le ministre de la Loi et de l’Ordre rejeta ce
motif, étant incapable de percevoir à quel point les augmentations de loyers
affectent le peuple.
Il semble que le rejet de la cause des grèves par le ministre soit un plan pour
ne pas satisfaire les exigences des gens impliqués. L’augmentation des loyers
aurait conduit beaucoup de familles à quitter leurs maisons. Les familles
noires subissent vraiment la rigueur. Les choses deviennent de pire en pire
pour elles. Le GST (les impôts) a augmenté. La majorité est de moins en moins
bien payée. Bon nombre de gens perdent leur travail, augmentant ainsi le
chômage déjà élevé. Pour empirer les choses, le conseil municipal de Lekoa
décida d’une hausse des loyers de 5,95 Rands, ce qui est réellement beaucoup
trop pour cette communauté. Le loyer moyen normal est, non inclus l’eau et
l’électricité, déjà de 39,30 Rands.
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OS CANGACEIROS N° 3

À Sharpeville, une délégation des habitants conduite par le révérend Ben


Photolo exigea du conseil municipal de Lekoa les points suivants :
- Tous les loyers devront être réduits à 30 Rands par mois ;
- Libération de toutes les personnes détenues ou arrêtées pendant les troubles ;
- Démission de tous les membres du conseil du Lekoa.
Un recteur de l’église anglicane St Cyprien de Sharpeville, le révérend Te-
bogo Moselane, a été rendu responsable de l’irruption des grèves à travers
tout le triangle du Vaal. Il a été blâmé pour avoir donné son église aux orga-
nisations anti-loyers, dans laquelle se tenaient leurs réunions. Le révérend
Moselane sortit de sa cachette après les allégations comme quoi il était dé-
tenu. Il est une épine dans la chair des autorités et reste sans crainte face à
tout désagrément qui pourrait lui arriver. Il est un bon leader.
Le rapport du maire de Lekoa, M. Mahtlatsi, expliquant que le conseil avait
été contraint d’augmenter les loyers parce qu’ils avaient payé 1,9 million de
Rands des fonds accumulés pour subventionner les loyers, est compréhensi-
ble, mais le conseil ne sut pas considérer attentivement les malheurs que
cela entraînerait pour les communautés. Les conseillers sont fortunés et ne
payent pas de loyer, ainsi ils ignorent le fait que les hausses font plus de mal
aux familles des gens pauvres.
Le maire nous montra à quel point il était brave en continuant à affirmer qu’il
était populaire auprès des gens et qu’il aurait des contacts personnels avec
les habitants de telle façon qu’il puisse restaurer la paix et la stabilité. Ce qui
est stupéfiant, en regard de tout ça, c’est la raison pour laquelle il quitta son
domicile et chercha refuge à l’extérieur du township qu’il gouverne. Com-
ment est-ce que les gens ont pu incendier sa maison s’il était si populaire et
important pour eux. Pourquoi ne fit-il pas une apparition personnelle devant
les gens au moment où les grèves étaient au plus haut ?
J’ai vraiment trop peur pour sa vie s’il fait ce qu’il a annoncé lors de la confé-
rence de presse. Il s’en tient de façon véhémente à l’augmentation des loyers
sans prendre en compte la brutalité subie par quelques uns de ses collègues.
Il a annoncé qu’il attendait que les augmentations soient parues dans la
presse pour les mettre en application. On a pu lire cette proclamation cho-
quante en caractères gras sur la première page de City Press du dimanche 9
septembre. Cela a tellement enragé les gens que la plupart d’entre eux ont
exigé la mort du maire.
Vraiment la vie du maire est en danger.
Bien qu’il ait survécu aux horribles émeutes, le maire doit toujours se mon-
trer vigilant. Il doit savoir qu’il a semé une haine éternelle qui continuera à
créer une barrière entre les résidents et lui.

LES ÉMEUTES SE POURSUIVENT ALORS QUE LE CONSEIL DE LEKOA ÉCHOUE À RÉAGIR

Le conseil de Lekoa resta totalement indifférent aux multiples exigences des


habitants des townships qu’il était supposé représenter. Le maire continuait
à souligner que les hausses de loyers seraient appliquées, bien qu’elles n’in-
terviendraient qu’en 1985. Quant à eux, les résidents répondirent négative-
ment. Ce qu’ils voulaient, c’était une baisse des loyers.
Ces opinions contradictoires amenèrent la continuation des grèves. Celles-ci
ne furent pas aussi fastes que celles du troisième jour de septembre. Les gens
n’avaient maintenant plus rien à endommager pour montrer leur colère. Mais
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la police et l’armée restaient encore sur le pied de guerre avec leurs armes et
leurs lacrymos. La présence des flics dans les townships portaient souvent les
grèves à leur point d’explosion. Où qu’ils apparaissent avec leurs véhicules, les
gens commençaient à se rassembler et des émeutes s’ensuivaient. Si la police
n’avait pas continuellement fait des apparitions dans les townships et s’ils
avaient cessé de patrouiller avec leurs hélicoptères, il n’y aurait pas eu des
émeutes aussi chaudes que celles qui ont déferlé dans le Triangle du Vaal.
Les gens tenaient des meetings dans les églises, mais après les cérémonies la
police tirait des lacrymos pour les disperser. Pendant les funérailles d’une
victime des émeutes, la police arrêta 600 participants du cortège qu’elle ac-
cusa de se rendre à un enterrement interdit, alors qu’il n’y avait eu aucune
interdiction de ce genre avant. Les actions de justice ajoutèrent encore plus
d’anxiété aux cœurs blessés des résidents.
En fin de compte, la colère des gens se retourna contre les bus du VTC et
PUTCO. Des bus étaient attaqués et les vitres cassées. Les jeunes envahis-
saient les bus et les conducteurs étaient contraints de les conduire où ils vou-
laient. Tout conducteur de véhicule devait lever son poing en signe de soutien
pour ce qu’ils appelaient « le pouvoir noir ». Celui qui refusait avait ses vitres
cassées.
Quand les cours reprirent le 26 septembre, aucun écolier de la région du Vaal
ne s’y rendit, ni aucun ne fut vu portant un uniforme.
Alors que les grèves s’éteignaient, quelle fut la cause de leur propre grève ?
Pour moi, cela restait dur à comprendre jusqu’à ce que je fasse le jour sui-
vant une enquête parmi quelques écoliers. La réponse de l’un d’eux fut celle-
ci : « Il serait trop difficile pour nous d’aller à l’école alors que plusieurs de
nos compagnons se languissent en taule pour des infractions non spécifiées ».
Cette réponse illustrait la puissante solidarité nationale qui existe parmi nos
lycéens. Ça m’excitait d’apprendre que des Noirs avaient encore des raisons
d’être fiers. Je sentais en toute confiance que si le trésor (nationalisme) des
Noirs était bien préservé, aucune grêle ni tempête ne l’arracherait de sa ra-
cine d’une infinie profondeur.
Les jours passaient et des lycéens se rendaient en cortège aux quartiers gé-
néraux de la police pour obtenir une réponse aux augmentations de loyers et
réclamer la libération de leurs amis. Malheureusement, leurs requêtes
n’étaient pas satisfaites et ainsi les écoles restèrent vides pendant les jours
suivants. Le boycott des écoles doit être imputé au conseil municipal pour
son échec à répondre aux lycéens et son retard à trouver un accord avec les
habitants. La faiblesse du conseil fut de ne pas comprendre que la force des
émeutes est dans les mains des lycéens.
Pendant que le conseil restait prisonnier d’un dilemme, dans les townships
tout restait d’humeur sombre. Les lycéens ne se rendaient pas dans les écoles,
la nourriture et d’autres nécessités ne se trouvaient qu’avec difficulté, les bus
ne pénétraient plus dans les townships mais empruntaient seulement les
routes principales, les criminels tenaient leur chance de tuer des gens, et le
marché noir se répandait partout. Les résidents n’avaient pas la paix puisque
des bandes menaçaient leurs vies. En plus, la police de la sécurité chassait de
leur demeure les personnes impliquées dans les grèves. Il y eut des rumeurs
comme quoi tous les gens arrêtés seraient mis en liberté provisoire sous cau-
tion de 200 Rands chacun. Cette somme, disaient les gens, devait couvrir le
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OS CANGACEIROS N° 3

montant total que les résidents avaient refusé de payer en septembre, bien
que l’argent collecté ne pourrait couvrir tous les dégâts occasionnés.
Lorsqu’on se place d’un point de vue politique pour juger le cours des
émeutes qui balayèrent tant de villes noires, on doit conclure que les Noirs
ont montré qu’ils rejetaient la mise en place des conseils municipaux noirs.
Ils n’avaient pas choisi ce système et n’avaient pas voté pour les candidats
aux élections, mais malgré cela le gouvernement a continué à mettre en place
le système. Ainsi, les conseillers ne représentent pas le peuple, et perpétuent
seulement la volonté des Blancs. Ils n’ont jamais baissé les loyers comme ils
s’étaient engagés à le faire pendant les élections. Ils continuèrent à prendre
soin d’eux-mêmes. Rapidement ils possédèrent des chaînes de magasins et
d’autres biens. Tout ce qu’ils ont fait commença par provoquer les habitants,
et les avertissements s’ensuivirent pour qu’ils démissionnent. Ils ignorèrent
ces appels et continuèrent à embêter les gens en augmentant les loyers.
Les grèves furent tellement alarmantes que le gouvernement aurait dû in-
tervenir. Mais, le gouvernement craignait de satisfaire les exigences des gens.
Il craignait de donner aux Noirs leurs propres rênes car cela signifiait un dan-
ger pour sa propre position. Au lieu de ça, la réponse aux masses en colère fut
une brutalité totale et impitoyable de la police, et en conséquence beaucoup
de gens trouvèrent la mort. Les gens continuèrent la grève en dépit des morts
de leurs collègues et de leurs amis.
Il n’était pas judicieux pour la police d’employer des fusils pendant les grèves
parce que la suppression des grèves sous la contrainte des armes ne résoudra
pas le problème. En réalité le gouvernement n’a pas le choix. Il doit continuer
à ignorer les Noirs pendant qu’il fait face à de nombreuses critiques de l’ex-
térieur et de nombreuses attaques de l’intérieur.
Je me demande si l’Afrique du Sud survivra aux irrésistibles forces de l’his-
toire. Vraiment, le trésor du gouvernement sud-africain s’effrite. Il ne peut
résister aux critiques et aux attaques auxquelles il doit faire face chaque
jour. La solution du problème au moyen de réformes aux allures de tortue
donnera à l’État des maux de tête pour longtemps. Les coups de l’extérieur
deviennent plus durs.
Ce que j’espère pour l’Afrique du Sud c’est que toutes les races au sein du
pays prennent part à un système gouvernemental où nous pourrons examiner
les imperfections de chacun et se guider mutuellement vers la perfection
dans tous les domaines. Si nous coopérons ensemble à tous les niveaux d’un
intérêt mutuel au sens le plus large, je ne vois donc aucun obstacle qui pour-
rait nous contrarier.

POST-SCRIPTUM : COMMENT LES GRÈVES EXIGÈRENT LA VIE D’UN ENFANT BLANC

Les émeutes du Vaal avaient été si loin qu’elles exigèrent la vie d’un innocent
bébé. Pendant quelque temps, la situation dans les townships noirs fut calme.
Mais finalement il se produisit un incident qui renversa presque la situation.
La zone 7, que j’avais observé d’un œil critique dès le début, devint le ter-
rain d’affrontement. Elle se battit pour montrer sa bravoure, et malheureu-
sement cela entraîna la mort d’un enfant innocent.
Ce triste événement se passa après les funérailles de Nicolous Siphiwe
Mgundlwa, un élève de l’école primaire Zithulele. Siphiwe était en train de
couper du bois chez lui le 24 septembre, lorsqu’il fut, présume-t-on, atteint
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par une balle en caoutchouc. Il fut admis à l’hôpital de Sebokeng mais il mou-
rut le jour suivant. Pendant la préparation des obsèques dans la zone 7, un
membre de l’exécutif du Groupe de Solidarité des Prêtres Noirs du Vaal et pré-
sident de l’Association Civique du Vaal, le révérend Lord Mc Camel, demanda
à la police de se tenir éloignée de l’enterrement. La police ne se tint pas en
dehors du township et de nouvelles grèves commencèrent à se produire.
Après l’enterrement, des jeunes barricadèrent les routes et arrosèrent
de pierres tous les véhicules qui passaient. Ce vendredi-là, les bus du
Centre Civique de Vereeniging et d’ailleurs dans le Vaal ne rentrèrent plus
dans la zone 7. Ils faisaient tous demi-tour à Fowler, le dernier arrêt de bus
de la zone 12.
Les choses allaient mal de nouveau, Mzala ! Les gens se rassemblaient par
groupes de trois ou quatre et de leurs bouches sortaient des mots de conster-
nation. La route grouillait encore de jeunes lançant des pierres quand Mme Kay
Gordon de Walkerville arriva en voiture dans cette direction sans rien savoir
de la situation. Avec elle, se trouvaient son fils aîné, Jamie, sept ans, Blair,
son bébé de trois semaines et Mme Annah Ramareletsi qu’elle conduisait à la
direction administrative de l’Orange Vaal. Je suis sûr que Mme Gordon ne sa-
vait pas que les choses allaient mal de nouveau dans le Vaal, autrement elle
n’aurait pas utilisé cette route. Les vitres de sa voiture furent brisées et une
pierre atteignit le bébé qui ne put respirer à nouveau après le coup fatal.
Jamie fut également blessé.
L’arrière-plan de la mort de ces deux enfants dans la zone 7 fut l’impitoya-
ble fusillade provoquée par la police. La force employée par la police dé-
passait la colère des communautés, ce qui est vraiment mauvais. Il semblait
que les flics étaient autorisés à ouvrir le feu sur n’importe qui il leur semblait
bon de tirer.
Je me rappelle un autre incident dans lequel un autre garçon qui était sur le
point d’être relâché après avoir été arrêté dans le cimetière d’Evaton fut ir-
rémédiablement abattu par un policier. Le meurtre se produisit après que le
flic ait continuellement menacé le garçon en pointant le canon de son re-
volver sur lui. C’est naturellement pénible pour nous résidents de vivre en
étant un point de mire. Personne ne peut réellement vivre librement quand
des menaces de mort lui sont faites continuellement. De telles actions de la
part des flics déplacent encore plus les limites de l’inhumanité.
Après que des hommes d’affaire et des journalistes se soient déplacés en
tournée d’inspection dans les secteurs dévastés par les grèves, la Direction
Administrative de l’Orange Vaal annonça certains plans visant à former une
force de police paramilitaire afin de faire face à toute agitation future dans
le Vaal. La direction voulait que la police démontre qu’elle avait la haute
main de la Loi et de l’Ordre sur les résidents. Si un tel système avait été in-
troduit auparavant, il aurait pu entraîner la situation du pire vers le pire
comme je l’ai déjà indiqué ; la présence de la police et des soldats dans
les townships était provocante aux yeux des résidents, et elle aurait signifié
une guerre à outrance contre les communautés. Avec ce plan, la Direction
Administrative montrait son incompréhension en ce qui concerne les
émeutes. Elle prévoyait de supprimer au lieu de négocier avec les résidents
pour résoudre le indaba.
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OS CANGACEIROS N° 3

SEBOKENG TU ES GRAND

Dans cette colère insatisfaite tu éclatas en


Violence pour venir à bout des forces d’oppression
Imposées sur toi par tes frères semblables.
Le courroux que tu as montré était plus grand que
Celui d’un mamba noir succombant à la tentation
Quand tu as tout démoli en le réduisant en cendres.

Tu as laissé échapper d’horribles fumées de tous


Les coins de tes zones
Pendant que de tes lèvres sortaient des mots de condamnation
Tu t’es tenu uni pour la première fois
Avec une même ardeur comme si
Tu étais les enfants d’une même mère.

Tu es resté indomptable bien que les canons des


Revolvers étaient braqués sur tes visages.
Tu n’as jamais battu en retraite
Quand tes amis à tes côtés
Subissaient les coups de feu fatals ;
Tu as montré ce qui fait réellement date.

J’ai appris qu’aucun flic ne peut


Dans ta provocation te faire plier
Ni essayer de te tourmenter avec un fusil.
Ta colère ressemble à celle d’un monstre.
Tu as montré les dents à ceux qui repoussaient tes requêtes
Et fait à d’autres de ne plus être connus.

Tu as créé une histoire que pas un de tes résidents n’oubliera jamais.


Tes réactions ont tellement choqué le gouvernement
Qu’il ne put croire que les dévastations occasionnées
Étaient seulement une protestation contre l’augmentation des loyers.
Courroux du mamba, ardeur des unis, courage des faiseurs d’histoire
Je m’incline pour admirer ta grandeur éternelle.

Johannes Rantete
Traduction août 1985
Revue en juin 1987
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Documents 379

« Johannes Rantete, vingt ans, est le fils d’un ouvrier d’usine. Quand les évé-
nements de septembre ont éclaté à Sebokeng et dans d’autres townships du
Triangle du Vaal, il sortit dans les rues pour rapporter l’histoire telle qu’il la vit.
Il prit aussi des photos dont le dessinateur Goodman Mabote s’est servi pour
illustrer ce livre. »
Ces phrases sont extraites de la jaquette de présentation du livre de Rantete, pu-
blié ouvertement à Johannesburg par les éditions Ravan Press 1 en 1984. Dans
un pays où, si on est un Noir, le simple fait de se trouver dans la rue en période
d’émeute – la réalité quasi quotidienne en Afrique du Sud – constitue un enga-
gement sans équivoque, et donc un risque mortel, la publication de son livre est
tout simplement un scandale qui l’exposait à une répression certaine. Non seu-
lement ce récit est un document important qui reflète précisément le débat pra-
tique instauré par les Noirs révoltés, mais en plus il est immédiatement
dangereux pour l’État parce qu’il indique assez nettement la seule voie prati-
cable pour élargir le débat en cours. Ainsi en ont pensé les autorités : peu de
temps après la parution du livre, Rantete était arrêté par la police. On ignore ce
qu’il est advenu de lui. Mais nul doute qu’il a rejoint les 625 000 taulards noirs 2
qui croupissent annuellement dans les geôles sud-africaines, s’il n’est pas déjà
mort aux mains de ces salauds de Blancs. Nul doute, non plus, qu’il sera vengé,
si ce n’est déjà fait.
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OS CANGACEIROS N° 3

OS CANGACEIROS ont aussi publié : L’INCENDIE MILLÉNARISTE de Yves


DELHOYSIE et Georges LAPIERRE.

Voici enfin la première tentative de ressaisir l’expérience millénariste dans sa di-


versité et dans sa cohérence, sans qu’aucun des préjugés ayant eu cours
jusqu’ici à ce sujet ne vienne en obscurcir le sens. Les auteurs entendent ren-
dre ses droits à la modernité des aspirations millénaristes. C’est l’expérience
de l’humanité qui s’y trouve contenue ; depuis les « tumultes » et les « effrois »
qui agitèrent les villes et les campagnes en fin du Moyen Âge, jusqu’aux mou-
vements qui surgirent au XIXème et au XXème siècles en des contrées qui n’avaient
pas encore été colonisées par la logique de l’argent et de l’État. Les milléna-
ristes voulurent réaliser le rêve le plus ancien de l’humanité : l’Âge d’Or, mille
ans de liberté totale. Il faut bien convenir, depuis 68, que cette expérience n’est
pas perdue.
495 pages, 184 F, en librairie.

Les deux premiers numéros de la revue OS CANGACEIROS sont encore dis-


ponibles à : Les Jardins de Provence, 3 rue Dancourt, 75018 Paris.
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quixarru@riseup.net
oscan2:Mise en page 1 07/12/2009 20:35 Page 224
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es gens qui affirment des exigences révolution-

«L naires passent pour des rêveurs. Mais l'homme


est fait de la matière dont sont faits ses rêves.
Nous sommes révolutionnaires.
Os Cangaceiros veut dire :
« tout est possible », « nous sommes en guerre »,
« rien n'est vrai, tout est permis ».
Nous sommes nombreux, par rapport à
l’atomisation régnante. On a beaucoup
d’alliés de par le monde.
Notre programme est très ancien : vivre
sans temps morts. Nous comptons bien
sûr lui assurer sa publicité par le scandale.
Notre existence en elle-même est déjà un
scandale... Dans la guerre sociale,
nul ne peut être dispensé.
«
« Notes éditoriales »,
Os Cangaceiros n°2, novembre 85

À PRENDRE ET FAIRE TOURNER.


« CE QUE L’ OEIL CONVOITE, QUE LA MAIN S ’ EN SAISISSE. »

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