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Philosophie Figures de Sieyés sous la direction de Pierre-Yves Quiviger, Vincent Denis et Jean Salem Publications de la Sorbonne (@ Série Philosophie - 21 Université de Paris I — Panthéon-Sorbonne Figures de Sieyés Actes du colloque des 5 et 6 mars 2004 organs la Sorbonne par le Centre d'histoire des systimes de pensée moderne et l'Institut d’histoire de la Revolution frangaise (Université Paris 1) Ouvrage publié sous la direction de Prerne-Yves QuiviceR, Vincent Dents et JEAN SALEM Edité avec la collaboration de Pierre-Yves Belfils et Mathieu Horeau Ouvrage publié avec le concours du Conseil scientifique de université Paris 1 Publications de la Sorbonne 2008 Sieyés et la hiérarchie des normes Micuet TRoPer Dans la préface & la traduction allemande des ceuvres de Sieyés, publiées en 1796, Elsner, pour montrer le génie de Sieyés, l'érige en standard pour juger de celui de Kant’ Aujourd’hui, les juristes, qui veulent faire comprendre importance de Sieyés dans l'histoire et la théorie constitutionnelles éprouvent le besoin de le comparer & Kelsen. Or, le plus grand mérite de Kelsen aux yeux des juristes et des philosophes francais actuels est d’avoir rédig¢ la constitution autrichienne de 1919, la premiere & avoir institué une cour constitution- nelle disposant du monopole du contrdle de la constitutionnalité des lois et congu tne théorie de la hiérarchie des normes?. Bien que d’excellents auteurs aient pu soureni que Sieyés a le premier formulé ces theses, il me semble que, malgeé les apparences, les idées quiil a defendues sone profondément différentes de celle de Kelsen’, Je matta- cherai ici principalement & la deuxiéme, quoiqu‘elle ne soit évidemment pas sans rapport avec la premiére. L.K.E.Glner, Emmanuel Sieys. Polivvche Schrfien vollaandig gesammelt von dem teuschen Obenrce 1796. 2 0k ict pat Bas: Soe ac pre, Fat hte, 1939 ; 2° éd,, 1970p. 11, 2, Otto Pfersman_a montré combien la vision la plus répandue de la théorie pure du ddroit était simplifige et erronée (O. Pfersman, « Carré de Malberg et la higrarchie des tones Ree Panis de Drs Constiunonndl 1 (1997), A81 509), SrPasqute Paging eran fe mote consdrstonnel de Seyts et ond sar un ‘une principe : celui de la higrarchie des normes et dela supralégalivé de la constitution. epolnt ddbcurmagment de ce mode eh coup sr la fan ivencon nsiaton: nelle proposée par 'abbé en I’an III, le Controle de constitutionnalité des lois ordinaires attibue 3 un organe spécialisé prévu parla constitution, C'est ce modele constcutionnel qui, repensé par Hans Kelsen, s'est imposé beanooup "lus tard dans les constitutions Siropeenness (Fr Pasguing, Sige Himenton de cturon ones Pate ‘Gail jacob 1998, p13. Lie gue Sky csea orgie du conte de consaution nal trated Vout par Haseue auteur: cenformément une aiton G8 ancienne ; ainsi: L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, Paris, E. de Boocard, 3° éd. en 5 vol, 1930, IIL, p. 688 ; P. Bastid (op. cit. p. 607 ct suiv) et, plus récemment, par M. Gauchet, La Resolution des powooirs, La Souveraincr le peuple ct la représneation, 1789-1799, Pats, allmard «fiiothique de histolts»). (995, p. 178. Avantde l'examiner,il faut cependant évoquer une autre version de cette idée d'un Sieyés précurseur de Kelsen, Apres tout, dira-t-on, il est possible que Sieyés nait pas formulé une théorie de la hiérarchie des normes ou du contrdle de constitutionnalité identique & celle de Kelsen, mais qu'im- porte? Liessentiel n’est-il pas quiil ait congu la hiérarchie des normes et le contrdle de constitutionnalité ? Kelsen n'est pas sacré ; et la hiérarchi n'est pas un phénoméne empirique, done il aurait été le premier & établir existence. Le controle de constitutionnalité peut étre organisé selon dif- férents modéles et la cour constitutionnelle autrichienne n'est que 'un d’eux. Une autre théorie de la hiérarchie des normes ou un autre modéle de cour constitutionnelle peuvent donc avoir la méme pertinence. Tout cela est vrai, et si la higrarchie des normes est sculement un concept utile de la théorie du droit contemporaine pour analyser certains phénoménes juridiques, il peut étre défini 3 la maniére de Kelsen ou d'une autre maniére, mais encore faut-il que les deux présentations aient quelque trait essentiel en commun, ce qui n'est nullement le cas. Certes, 'idée que Sieys pourrait étre un précurseur de la thése de la higrarchie des normes est évidemment séduisante et peut se fonder sur quelques excellents arguments. En premier lieu, la séparation du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués, dont Sieyés revendique la paternité, est réaffirmée dans le discours du 2 thermidor an III. Elle semble impliquer que les pouvoirs constitués, cest-i-dire le pouvoir exécutif, mais surtout le pouvoir législa- tif, ne peuvent pas modifier la constitution. Les deux pouvoirs paraissent donc hiérarchisés. Le deuxitme argument peut étre tiré de I'idée, avancée par Sieyés dans Je méme discours, immédiatement aprés le rappel du principe de sépara- tion du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués, que la constitution doit avoir une sauvegarde ~ il emploie parfois le mot de « garantie ». Cette sauvegarde est bien entendu la jurie (ou le jury) constitutionnaite, q sera chargée notamment de « recevoir la plainte contre les infractions 3 la constitution ». Ce jury a sans doute aussi d’aueres fonctions, mais la doc- tine juridique contemporaine ne veut retenir que celle-la pour attribuer & Sieyés la paternité du contréle de constitutionnalité. Le troisiéme argument est Vaffirmation, toujours dans le discours du 2 thermidor : « Une constitution est un corps de lois obligatoires, ou ce n'est rien. » StEVES ET LA HIERARCHIE DES NORMES ‘On pourrait encore trouver dans d'autres textes de Sieyés de nombreux: fragments & 'appui de cette thése*. Cependant, ils se rattacheraient tous & Punedesétapes du raisonnementsuivant :les pouvoirsconstituésne peuvent exercer le pouvoir constituant, c'est-i-dire modifier la constitution ; celle- i est donc obligatoire pour eux ; il faut donc une garantie, cest-a-dire un controle du respect de certe obligation, Ces trois idées semblent senchainer logiquement et le raisonnement présente quelques ressemblances avec celui par lequel on pourrait décrire la hiérarchie des normes. en difftre en réalité considérablement. On trouve bien chez Sieyés, comme d'ailleurs chez presque tous les auteurs de cette époque, Vidée que les fonctions sont hiérarchisées, mais cette hiérarchie des fonctions ne se confond pas avec la hiérarchie des normes et il existe de bonnes raisons pour penser que la hiérarchie des normes était difficilement concevable & Pépoque de la Révolution frangaise, LA HIFRARCHIE DES NORMES EST ABSENTE DE LA PENSEE DE SIEVES lest certain que Sieyés a ~ mais comme tous les théoriciens politiques de son temps — concu une hiérarchie des fonctions. II faut donc examiner sa conception de la hiérarchie des fonctions pour en mesurer la nouveauté ct rechercher ce qui la sépare de la théorie de la higrarchie des normes. La hiérarchie des fonctions A vrai dire, lidée de hiérarchie des fonctions est trés répandue au xvut'sidcle. On la trouve exposée par les auteurs les plus proclament tous la suprématie de la fonction législative. Lidée que la loi est supréme est proclamée dans de trés nombreux projets constitutionnels, notamment dans la plupart des projets de déclaration des droits, y compris dans celui de Sieyés qui distingue la fonction législative et la fonction exécutive a la manitre de Rousseau’. 4. Pr exsmpl he scm din on ds pai: tines riglnt Fongniation et les Foneions du corps Mgilatf, les mes Crermicent Fronpanaron te foncsons ds diferent corps cg, Cas, cost die fondonents fon pas en ce sens ques pussent devenirindépendanes de a volont pation, nals parce que les corpe qui existe ec agisent par eles ne peuvent pointy toucher, Dans Ehaque pare, la constitution res pas Touvfage du pour constitu, mais du pouvolt onsttuant. Aucune sorte de pouvoir dlegué ne pet rien changcr aux conditions de sa gion, Cesc eg en somite fondant» (Que que ke Tier 3, chap. V). $°5 Chel, «La separation des pouvors» dans Le Continatdcontntionnele on Fiance de 1789 3 1989, Pais, Economica: PUAM, 1990, p. 11 et su. 6: Comp. JJ. Rousseau, Conmat ora livre Ul, chap. {Toute action libre a deux causes qui concourent a produie, ure morale savoir la volonté qui determine Facts MICHEL TROPER A cette distinction classique de la fonction législative et de la fonction exécutive, Sieyés en ajoute deux autres. La premiere est la mieux connue. II sagit de la fameuse séparation du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués, par laquelle il cherchera & justifier la création du jury consti- tutionnaire. Cette distinction n'est dailleurs pas aussi nouvelle quill le prétendait. Il se vantait de l'avoir inventée et exposée dans Quést-ce que Le Tiers-etat ?, mais cette paternité lui a été contestée au profit des consti- tuants américains’. Une autre distinction est sans rapport direct avec V'institution du jury, mais elle se concilie assez bien avec les précédentes. C'est celle qu'il fait entre gouvernement et exécution. Le gouvernement se distingue de Vexécution proprement dite. C'est la fonction qui était exeroége sous la Convention par le Comité de salut public, dont Sieyés fut membre, et qui le sera sous la constitution de lan III, par le Directoire, selon une idée de la Commission des Onze approuvée par Sieyts. Illa caractérise comme 1a pensée et la direction de T'action pour Vopposer & la simple exécution assurce par les ministres. On semble donc en présence d'une hiérarchie & plusieurs degrés : au sommet le pouvoir constituant, puis les différents pouvoirs constitués ; dans ordre : le pouvoir législatif, le gouvernement, 'exécution. En réalité, cette hiérarchie est & la fois partielle et hécérogéne. On doit d'abord observer que la suprématie n'a pas le méme sens quand elle concerne la relation du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués ex quand elle désigne la relation de la fonction législative et de la fone- tion exécutive. Dans le premier cas, en effet, elle signifie que les pouvoirs constitués tiennent leur existence du pouvoir constituant. En revanche, le pouvoir exécutif ne tient pas son existence du pouvoir législatif, mais directement de la constitution. De plus, dans le deuxitme cas, le pou- autre physique, savoir la puissance qui lexécure. Quand je marche vers un objet, i faut premiérement que 'y veuille aller; en second lieu, que mes pieds my portent. Qu'un paralytique veuille courir, quiun homme agile ne le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps politique a les mémes mobiles: on y distingue de méme la force et la vvolonté, celle-i sous le nom de puissance législatve, lautre sous le nom de puissance exé- ‘cutive. Rien ne sy fait ou ne sy doit faite sans leur concours »; et Sieyts, Reconnaissance ct exposition raisonnée des droits de Vbomme et du Citeyen, lu les 20 et 21 juillet 1789 au

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