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ORPHEE NOIR par Jean-Paul SARTRE Quiesice donc que vous espéries, quand vous stiex le bdillon qui formait ces Louches noires ? Qui'elles ollaient entonner vos Towanges ? Ces tts que nos pires avaient courbées jusgu'a terre ppar la force, pensez-vous, quand elles se reliveraien, lire Vado ration dans leurs yous: ? Vetci des hommes noirs debout gui nous regardent et je vous soubaite de ressentir comme moi le saisis sement d'ttre vus. Car le blanc a joui trois mille ans du priv Lge de voir sans qu'on le voie ; il était regard pur, la lumitre de se5 yeux tirait toute chose de Pombre notale, Ia blancheur de sa peau c'ait un regard encore, de la lumiire condensée. L'somme lane, blane parce qu'it était homme, Blane comme le jour, lane comme la vérté, blanc comme la vertu, élairait la création comme une torche, dévoilait Vessence scerte et Blanche des étres. Aujourd hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard entre dans nos yeux ; des torches noires, & leur tour, éclairert le monde et nos ties Blanches ne sont plus que de petits lampions balances par le vent. Un poite noir, sans mame se soucier de nous, chuchote @ Ta femme quill aime « Femme nue, femme noire Verne de ta couleur qui est vie. Femme nue, femme obscure, Fruit mar a la chair ferme, sombres extases de vin noir. » et notre Blancheur nous parait un étrange vernis Bléme qui fempéche notre peau de respirer, un mailiot blanc, us6 aux coudes et cux genoux, sous lequel, si nous pouvions ter, on trowverait la vraie chair humaine, Ia chair couleur de vin noir. x NOUVELLE POESIE NEGRE ET MALGACHE Nauta cryin ets ov monde es sls de et mi Sons elas dese mares | ows ne sommes plus gu ds es de sa faune, Mime pas des bétes : “ «Ces Messicurs de la ville Ces Messieurs comme il faut Qui ne savent plus danser le soir au clair de Ine Qui ne savent plus marcher sur la ebair de leurs pieds Qui ne savent plus conter les contes aux veillées «.» Jadis Européens de droit divin, nous sentions déja notre dignité s'effriter sous les regards américains ou sovistiques Te nor en et le victime, en tant qve noir, tre dindigne color risé ou @'Afpiain deporte. Et puisqwon Popprime dans s0 race tr a cause delle, vest abord de so race quil lui faut prendre xy NOUVELLE POESIE NEGRE ET MALGACHE conscience. Coux qui, durant des sideles, ont vainement tenté, Parce qu'il était nipre, de le réduire & Péat de béte, il faut qu'il les oblige & le reconnaitre pour un homme. Or il n'est pas ick Aéchappatoire, ni de tricherie, ni de « passage de ligne » qu'it puisse envisager : un Juif, blanc parmi les blancs, peut nier (quil soit juif, se déelarer un homme parmi les hommes. Le négre ne peut nier qu'il soit nigre ni réclamer pour lui cette abstraite Iumanité incolore : il est noir. Ainsi estil acculé & Vauthenti- cité + insulé, asserviy il se redresse, il ramasse le mot de « négre ® qu'on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme noir, fen face du blanc, dans ta fierté. L’unité finale qui rapprochera tous les opprimés dans le'méme combat doit étre précédée aux colonies par ce que je nommerai le moment de la séparation ou de la négativite : ce racisme antiraciste est le seul chemin qui puisse mener @ Pabolition des différences de race. Comment ‘pourrait-il en étre quirement ? Les noirs peuventils compter sur Paide du prolévariat blaxc, lointain, distrait par ses propres Iuttes, avant qu'ils se ssient unis et organisés sur leur sol? Et ne faut-il pas, ailleurs, tout un travail d’analyse pour aperce- voir Pidentité des intiréts profonds sous la différence manifeste des conditions : en dépit de lui-méme Pouvrier blanc profite un ‘peu'de {a colonisation ; si bas que soit son niveau de vie, sans elle ¥ serait plus bas encore. En tout cas il est moins cyniquement exploité que lo journalier de Dakar et de Saint-Louis. Et puis Péquipement technique et Cindustrialisation des pays européens ppermettent de concevoir que des mesures de socialisation y soient immédiatement applicables ; eu du Sénégal ou du Congo, le socialisme apparait surtout comme un beau réve : pour que les paysans noirs découvrent qu'il est Vaboutissement nécessaire de leurs revendications immédiawes et locales, il faut @abord quils apprennent & formuler en commun ces revendications, donc qu'ils se pensent comme noirs ‘Mais cette prise de conscience différe en nature de celle que le marxisme tente d'éveiller chez Vouvrier bloc. La conscience de classe du travailleur européen est axée sur la nature du profit et de la plus-value, sur les conditions actuelles de la propritié des instruments de travail, bref sur les earactéres objecifs de la situation du prolétaire. Mais puisque le mépris intéressé que les blancs afichent pour les noirs — et qui n'a pas d'équivalent dans [attitude des bourgeois vis-a-vis de la classe ouvriére — JEANPAUL SARTRE xv vise & toucher ceux-ci au profond du coeur, il faut que les négres ui opposent une vue plus juste de la subjectivité noire ; aussi la conscience de race est-lle dabord axée sur ame noire ou plu- 10t, puisque le terme revient souvent dans cette anthologic, sar line certaine qualité commune aux pensées et aux conduites des nigres et que Von nomme la négritude. Or il n'est, pour cons- tituer des concepts raciaux, que deux manidres d'opérer : on fait passer & Pobjectivité certains earactires subjectifs, ou bien Ton tente d'intérioriser des conduites objectivement décelables ; ainsi le noir qui revendique sa négritude dans un mouvement révolu- tionnaire se place demblée sur le terrain de Ia Réflexion, soit quill veuille retrouver on lui certains traits objectivement cons- tatés dans les civilisations africaines, soit qu'il espire découvrir U Essence noire dans le puits de son coeur. Ainsi reparait fa subjec- tivité, rapport de soi-méme avec soi, source de taxte poésie dont le travailleur a da se mutiler. Le noir qui oppelle ses freres de couleur a prendre conscience deux-mémes va tenter de leur p' senter Fimage exemplaire de leur négritude et se retournera sur son ame pour I'y saisir. Il se veut phare et miroir a la fois ; le premier révolutionnaire sera Vannonciateur de Tame noire, le héraut qui arrachera de soi la négritude pour la tendre au monde, 4 demi prophite, & demi partisan, bref un poite au sens précis ‘dy mot « vates s. Et la poésie noire n'a rien de commun avec les ‘effusions du cceur + elle ext fonctionnelle, elle répond & un besoin qui la définit exactement. Feuilletez une anthologie de la poésie blanche aujourd'hui : vous trouverez cent sujets divers, selon Vhumeur et le souci du poite, selon sa condition et son pay: Dans celle que je vous présente, il n'y @ qu'un sujet que to stessayent & traiter, avec plus ou moins de bonheur. De Hai & Cayenne, une seule idée : manifester Mame noire. La pé nnagre est évangéligue, elle annonce la bonne nouvelle : la négri= tude est retrouvée. Seulement cette négritude qu’ils veulent pécher dans leurs Profondeurs abyssales ne tombe pas d'elle-méme sous le regard de dans Fame rien n'est donné. Le héraut de Péme noire 4 passé par les écoles blanches, selon la loi dairain qui refuse & Vopprimé toutes les armes quiil n'aura pas solées Iui-méme Voppresseur ; c'est au choc de la culture blanche que sa négri- tude est passée de existence immédiate Véat réfléchi. Mai ‘du méme coup il a plus ou moins cessé de la vivre, En choisis~ x NOUVELLE PogsiE NEGRE ET MALCACHE sant de voir ce qu'il est, il sest dédoublé, il ne coincide plus avec lui-méme. Et réciproquement, c'est parce qu'il éait déja exilé de lui-méme qu'il s'est trouvé ce devoir de manifester. 11 commence donc par Vexil. Un exil double : de Vexil de son cerur Peril de son corps offre une image magnifique; il est pour la plupart du temps en Europe, dans le froid, au milieu des foules grises ; il réve & Port-au-Prince, a Haiti. Mais ce n'est pas assez : @ Port-au-Prince il était deja en exil ; les négriers ont arraché ses pires a P'Afrique et les ont dispersés. Et tous les potmes de ce livre (sauf coux qui ont 6 éerite en Afrique) nous offriront la méme géographie mystique. Un hémisphére ; au plus bas, selon de premier de trois cercles concentriques, s'étend la terre de Vexil, PEurope incolore i et de'enfance qui dansent la ronde autour de l'Afrique ; P Afrique dernier cercle, nombril du monde, péle de toute Ia poésie noire, P Afrique éblouissante, incendie, huileuse comme une peau de serpent, U Afrique de fou et de pluie, torride et touffue, P Afrique Santime vacillant comme une flamme, entre Vétre et le néant, plus vraie que les « éternels boulevards a flice » mais absent, désintégrant PEurope par ses rayons noirs et pourtant invisible, hors aatteinte, Afrique, continent imaginaire. La chance te de la potsie noire, c'est que les soucis de Pindigéne colo- nisé trouvent des symboles évidents et grandioses qu'il sufit approfondir et de méditer sans cesse : Fexil, Uesclavage, Te couple Afrique-Europe et la grande division manichéiste du monde en noir et blanc. Cet exil ancestral des corps figure Pautre exit : Pame noire est une Afrique dont le nigre est exilé ‘au milieu des froids buildings, de la culture et de Ja technique blanches. La négritude toute présente et dérobée le hante, le Jfréle, il se frile & son ile soyeuse, elle palpite, tout éplayée a ‘ravers lui’ comme sa profonde mémoire et son exigence la plus haute, comme son enfance ensevelie, trahio, et 'enfance de sa race et Vappel de Ja terre, comme le fourmillement des ins- fincts et Pindivisible simplicité de la Nature, comme le pur legs de ses ancitres et comme la Morale qui devrait unifier sa wie tronquée. Mois qu'il se retourne sur elle pour la regarder en face, elle s'évanouit en fumée, les murailles de la. culture blanche’ se dressent entre elle et lui, leur science, leurs mots, leurs maurs : JEAN-PAUL SARTRE xv « Rendes-les-moi mes poupées noires que je joue avec elles les jeux nafs de mon instinct rester 4 Vombre de ses lois Fecouvrer mon courage mon audace me sentir moi-méme noaveau moi-méme de ce qu’hier j'étais hier sans complexité hier quand est venue 'heure du déracinement... ils ont cambriolé Vespace qui était mien » 1 foudra bien, pourtant, briser les murailles de ta eulture- prison, il faudra bien, un jour, retourner en Afrique + ainsi sont indissolublement mélés chez de vates de la négrtude le thome du retour au poys natal et celui de la redescente aux Enfers éclax taxte de Vime noire. Il sagit d'une quéte, d'un dépouillement systématique et d'une ascise qu'accompagne un effort continu approfondissement, Et je nommerai « orphigue » cele poésie parce que cette inlassable descente du nigre en soi-mime me fait songer a Orphée allant réclomer Eurydice @ Platon. Ainsi, ar un bonheur postique exceptionnel, C'est en s'abandonnant ‘ux transes, en se roulant par terre comme un possédé en proie -méme, en chantant ses coldres, es regrets ou ses détestations, cen exhibont ses plaies, sa vie déchirée entre Ia s civilisation » et le views fond noir, bref en se montrant le plus Iyrique, que le poite noir attcint de plus sirement a la grande poésie colle five : en ne parlant que de soi il parle pour tous les nig: est quand il semble Gouffé par les serpents de notre culture qu se montre le plus révolusionnaire, car iLentreprend alors de ruiner systématiquement Pacquis européen et cete démolition en esprit symbolise la grande prise d'armes future par quoi les noirs detruiront leurs chaines. Un seul exemple sufit pour éclairer cette derniére remarque. La plupart des minorités ethniques, au x1x* sidele, en méme temps qu’elles lutaient pour leur independance, ont passionné- iment tenté de ressusciter leurs langues nationales. Pour pouvoir se dite Irlandais ow Hongrois, il faut sans doute appartenit @ une collectivité qui jouisse d'une large autonomic économique XVI“ NOUVELLE POESIE NBGRE ET MALGACHE et politique, mais pour tre Irlandois, it fout aussi penser Tettodain ce gui veut dire ayant tout * penser et Irlandai. Les traits spéeifiques Dune Socité correspondent exactement aux locutions intraduisibles de son langage. Or co qui risque de freiner dangereusement Leffort des noirs pour rejeter notre tulle, cest que les annonciateurs de la négritude sont contraints ide rédiger en frangais leur évangile. Dispersés par la traite aux (quntre coins du mande, les noirs n'ont pas de langue qui leur ait commune ; pour incter les opprimés & s'unir ils doivent avoir recours aux mots de Poppresseur. C'est le francais qui four- fiira au chantre noir la plus large audience pormi les noirs, au moins dans les limites de la colonisation frangaise. Crest dans eete langue a chair de poule, pale ot froide comme nos tiews ot dont Mallarmé disait qu’ « elle est la langue neutre por excellence, puisque le génie dici exige une attenuation de toute fouleur trop vive et des bariolages » cest dons cette longue pour eux @ demi morte que Damas, Diop, Laleau, Rabéarivelo ont verser le feu de leurs ciels et de leurs eaurs : par elle seule ils peuvent communiquer ; semblables aux savants du xvi sit ‘le qui ne Stentendaient qu’en latin, les noirs ne se retrouvent {que sur le terrain plein de chausse-rapes que le blanc leur a répard + entre les colonisés, le colon s'est arrangé pour dre l'éer- feel médicteay ; ib est La, toujours li, shéme absent, jusque dans Tes conciliabules les plus secrets. Et comme les mots sont des idées, quand le ndgre declare en frangais qu'il rejete la culture frangaise, il prend une main co qu'il repousse de Pautre, ‘1 installe en lui, comme une broyeuse, Vappareild-penser de Pennemi. Co ne serait rien : mais, du méme coup, cette syn- axe et ce vocabulaire forgés en d'autre temps, a des milliers ide Tiewes, pour répondre & Pautres besoins et pour désigner ‘autres objets sont imprepres & lui fournir les moyens de porter de Ini, de ses soucis, de ses espoirs. La langue et la pensée fran faises sont analytiques. QWwarriveraitil si le génie noir était Goant tout de synthise ? Le terme asses laid de « négritude » est fin des seul apports noirs & notre dictionnaire. Mais enfin, Si cet « négritude » est un concept définissable ou tout au moins descriplible, elle doit subsumer d'autres concepts plus élémentaires ft correspondam auc données imamédiates de la conscience négre : Ob sont Tes mots qui permettent de les désigner ? Comme on com- prend la plainte du poite haitien : ‘SJEAN-PAUL SARTRE XIX « Ce caeur obsédant qui ne correspond Pas a mon langage, ou a mes costumes, Ee sur lequel mordent, comme un crampon, Des sentiments d'emprunt et des coutumes D'Europe, sentez-vous cette souflrance Et ce désespoir a nul autre égal D'apprivoiser avec des mots de France Ce coeur qui m'est venu du Sénégal. » Il n'est pas vrai pourtunt que le noir s'exprime dans une langue « erangire» puleq'on li ensign te fangs dis son plus jeune age et puisqu'il y est parfaitement a son aise das qu'il pense en technicien, en savant ou en politique. Il faue drait plutot parler du décalage léger et constant qui sépare ce quiil dit de co qu'il voudrait dire, dés qu'tl parle de lui. Il lui semble qu'un Esprit septentrional lui vole ses idées, les infle- chit doucement & signifier plus ou moins que ce qu'il voulat, que les mots blancs boivent a pensée comme le sable boit le sang. Quit se ressaisisse brusquement, qu'il se rossemble et prenne du recul, voici que les vocables gisent en face de lui, insolites, & moitis signes et choses demi. II ne dira point sa. négritude avec des mats précis, eficaces, qui fassent mauche G tous les coups. Tine dira point sa négritude ex prose. Mais chacun sait que ce sentiment Aéchec devant le langage considéré comme moyen expression directe est & Vorigine de toute expérience pol La réaction du parleur a Péchec de la prose c'est en effet c@ que Bese none Patou de mt, Ta gue ns pet eroire qu'une harmonie présiablie régit les ropports du verbe et de Bire, nous usons des mots sans les voir, avec une confiance ‘aveugle, ce sont des organes sensorils, des bouches, des mai des fendtres ouvertes sur le monde. Au premier éche, ce bavor- dage tombe hors de nous ; nous voyons le systdme enter, ce n'est plus qu'une mécanique dtraquée, renversée, dont les grands bras sagitent encore pour indiquer dans le vide ; nous jugeons d'un seul coup la folleentreprise de omer ; nous comprenons que Te langage est prose par essence et la prose, par essence, chee ; Tétre se dresse devant nous comme une tour de silence ft si mous voulons encore le copter, ce ne peat tre que par le Silence! «évoquer, dans une ombre expr Pbjet tu par des x NOUVELLE POSSE NEGRE ET MALCACHE mots allusife, jamais directs, se réduisant & du silence égal »*. Personne n'a mieux dit que la poésie est une tentative incanta- toire pour suggérer Uétre dans et par la disparition vibratwire du mot : en renchérissant sur son impuissance verbale, en ren- dant les mots fous, le pote nous fait soupgonner par-dela ce tohu-bohu qui stannule de luisméme d'énormes densités silen- cieuses ; puisque nous ne pouvons pas nous taire, il faut faire da silence avec le langage. De Mallarmé aux Surréalistes, le ‘but profond de la poésie francaise me parait avoir été celte auto~ destruction du langage. Le poime est une chambre obscure oi les mots se cognent en rondes, fous. Collision dans les airs : ils Sallument réiproquement de leurs incendies et tombent en flammes. (Crest dans cette perspective qui faut situer Veffort des « évan- Agélistes noirs ». A la ruse du colon ils répondent par une ruse inverse et semblable : puisque Poppresseur est présent jusque dans la langue quiils parlent, ils parleront cete langue pour Ja détruire. Le poite européen aujourd'hui tente de déshuma- niser les mots pour les rendre a la nature ; le héraut noir, lui, va les défranciser ; il les concassera, rompra leurs associations coutumiéres, les accouplera par la violence petits pas de pluie de chenilles A petits pas de gorgée de lait A petite pas de roulements a bill a petits pas de secousse sismique Jes ignames dans le sol marchent a grands pas de trouées [a'eroites ot Crest seulement lorsqu’ils ont dégorgé leur blancheur qu'il les adopte, faisant de cette langue en ruine un superlangoge solennel et sacré, la Posie. Par la seule Poésie les noirs de Tana- narive et de Cayenne, les noirs de Port-au-Prince et de Saint- Louis peuvent communiquer entre eux sans témoins. Et puisque le Frangais manque de termes et de concepts pour définir la négritude, pvisque la négritude est silence, ils useront po Pévoquer de « mots allusifa, jamais directs, se réduisant a du silence gal » Courte-circuits du langoge = derriére 1a chute 4 Mastanae, Mage A, de iPad, p-400 enflammée des mots, nous entrevoyons une grande idole noire et muette. Ce nest donc pas seulement le propos que le noir de se peindre qui me parait poétique : est aussi sa maniére propre dusiliser les moyens dexpression dont il dispose. Sa ‘situation Py incite : avant méme qu'il songe & chanter, la lumiére des mots blancs se réfracte en lui, se polarise et s‘altire. Nulle part cela rest plus manifeste que dans usage qu'il fait des deus termes couplés « noir-blane » qui recouvrent & ls fois la grande division cosmique « jour et nuit » et le conflit humain de lindi- sgine et du colon. Mais c'est un couple hiérarchisé : en le livrant au négre, Vinstituteur lui livre par sureroit cent habitudes de langage qui consacrent a priorité du blane sur le noir. Le nagre apprendra a dire « Blane comme neige » pour signifier Vinno- cence, & parler de la noirceur d'un regard, @une ame, d'un for- ‘fait. Dis qu'il ouvrela bouche il saccuse, a moins qu'il ne s'acharne @ renverser la hiérarchie. Et s'il la renverse en francais il poé- tise déja + imagine--on Pétrange saveur qu'auraient pour nous des lacaions comme «1a aircon de innacnes» ou at i res de Ia vertu »? Cest elle que nous godtons @ toutes les pages de ce livre et, par exemple, quand nous lisons : me «Tes seins de satin noir rebondis et luisants... ce blane sourire des yeux dans lombre du visage éveillent en moi ce soir noires et nues et font lever en moi des crépuscules négres lourds d’un sensuel émoi Tame du noir pays o& dorment les anciens vit et parle ce soir en Ja force inquidte le long de tes reins ereux.. > XXIL “NOUVELLE PofstE NEGRE ET MALGACHE Tout le long de ce potme le nor est une couleur ;mieus encore: tune lumiére ; son rayonnemens dowe et diffus dissout nos habi- tudes ; le noir pays ois dorment les anciens n'est pas un enfer téndbreux + cest une terre de soleil et de fou. Mais d'autre part, la supériorté du blanc sur le nair ne traduit pas seulement elle que le colon prétend avoir sur Pindigine : plus profondément tlle exprime Uuniverselle adoration du jour et nos terreurs noc turnes qui sont universelles aussi. En ce sens les noire rétablise sent celte higrarchie qu'ils renversaient tout & Pheure, IIs ne se veulent point pottes de la nuit, Cestddire de la révclte vaine 1 du désespoir ils annoncene une aurore, ils saluent «Taube transparente d'un jour nouveau », Du coup le noir retrouve, sous leur plume, son sens de présage nifaste = « Nagre noir comme Ia misére » s'éerie Pun d'eux ot un autre : « Délivre-moi de la nuit de mon sang » Ainsi le mot de noir se trouve contenir a la fois tout le Mal et tout le Bien, il recouvre une tension presque insoutenable entre deux classifications contradictoires : la hiérarchie solaire ct la hiérarchie raciale. Il y gagne une poésie extraordinaire comme ces objets auto-destructifs qui sortent des mains de Du- champ et des Surréalistes ; il y a une noirceur secrite du blanc, tune blancheur secrite du noir, un papillotement figé d'ézre et de non-étre qui nulle part, peut-étre, ne s'est eraduit si heureuse- ment que dans ce poime de Césaire = «Ma grande statue blessée une pierre au front ma grande chair inattentive de jour a grains sans pitié ma grande chair de nuit a grain de jour... » Le poite ira plus loin encore ; il éerit = «Nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire de la négation. » Derriére cette Goquence abstraite qui évoque Lautréamont on apersoit P'effort le plus hardi et le plus fin pour donner un sens JEAN-PAUL SARTRE XxXxMT 4 la peau noire et pour réaliser Ia synthise poétique des deux faces de la nuit. Quand David Diop dit du ndgre qu'il est » noir ‘comme la misire 2, il présente le noir comme pure privation de lumitre. Mais Césaire développe et approfondit cee image Ja nuit n'est plus absence, elle est refus. Te noir n'est pas une couleur, c'est la destruction de cette clarté d'emprunt qui tombe du soleil blanc. Le révolutionnaire nigre est négation parce quil se veut pur dénuement : pour construire sa Vérité, il faut abord qu'il ruine celle des autres. Les visages noirs, ces souve- nnirs nocturnes qui hantent nos jours, inearnent le travail obscur de la Négativité qui ronge patiemment les concepts. Ainsi, par tun retournement qui rappelle curieusement celui du nigre humi- i, insulté quand il se revendique comme « sale ndgre », c'est aspect privatif des tnibres qui fonde leur valeur. La liberté est couleur de nuit. Destructions, autodafs du langoge, symbolisme magique, ambivalence des concepts, toute la poésie moderne est 1a, sous son aspect négatif. Mais il ne s'agit pas d'un jew gratuit. La situation du noir, sa « déchirure » eriginelle, Paliénation qu'une pensée étrangire lui impose sous le nom d'assimilation le met- tent dans obligation de reconguérir son unité existentielle de ndgre ou, si Von préfire, la pureté originelle de son projet par une ascise progressive, au-deld de univers du discours. La négh tude, comme la liberté, est point de départ et terme ultime i? Sagit de la faire passer de Vimméiiat au médiat, de la théma- tiser. I sagit done pour le noir de mourir a la culture blanche pour renaitre & Pame noire, comme le philosophe platonicien ‘meurt @ gon corps pour renaitre a la vérité. Ce retour dialectique et mystique aux origines implique nécessairement une méthode. Mais cette méthode ne se présente pas comme un faisceau de ragles pour Ia direction de Vesprit, Elle ne fait qu'un avec celui qui applique ; cest la loi dialectique des transformations suc- cessives qui conduiront le négre a la coincidence avec soi-méme dans la négritude. Il ne Sagit pas pour fui de connaitre, ni de sarracher @ tui-mime dans Vestase mais de découvrir, a la fois, ot de devenir co qu'il est. A cette simplicité originelle dexistence il est deux voies daecis convergentes : Pune objective, autre subjective. Les pottes de notre anthologie emploient tantét une, tantét Vautre, par- ‘fois toutes deux ensemble. Il existe, en effet, une négritude objec. ‘XXIV NOUVELLE POSSIE NEGRE ET MAGCACHE tive qui s'exprime par les maurs, les arts, les chants et les danses des populations africaines. Le poite se prescrira pour exercice spirituel de se laisser fasciner par les rythmes primitifs, de couler sa penaée dans les formes traditionnelles de la poésie noire. Beaucoup des potmes ici réuris se nomment des tam-tams, parce quils empruntent aux tambourinaires nocturnes un rythme de percussion tantét sec et régulier, tantdt torrentueuz et bon- dissant, L'acte poétique est alors une danse de Dame ; le potte tourne comme un derviche jusqu’d Pévanouissement, il @ ins- tallé en lui le temps de ses ancitres, il le sent s'écouler avec ses saccades singuliéves ; cest dans cet écoulement rythmique qu'il espire se retrowver ; je dirai qu'il tente de se faire posséder par la négritude de son peuple ; il espire que les échos de son tam- tam viendront réveiller les instincts immémoriaux qui dorment en lui. On aura Cimpression en feuilletant ce reeueil que le tart-tam tend & devenir un genre de la potsie noire, comme le sonnet ou ade le farent de la nétre. D'autres 'inspireront, comme Rabemananjara, des proclamations royales, d'autres puiseront @ la source populaire des hain-tenys, Le centre calme de ce maelstrom de rythmes, de chants, de cris, c'est la potsie de Birago Diop, dans sa majesté naive: elle seule est en repos parce qu'elle sort directement des récits de griots of de la cradition orale. Pres- ue doutes des autres tentatives ont quelque chose de erispé, de tendu et de désespéré parce qu’elles visent a rejoindre la poésie folklorique plus qu'elles n'en émanent, Mais si éloigné qu'il soit « du noir pays olt dorment les ancétres », le noir est plus proche que nous de la grande époque oi, comme dit Mallarmé, la parole erée les Dieux », J! est d pew prés impossible & nos poites de renouer avec les traditions populaires : dix siteles de poésie savante les en séparent et @ailleurs Vinspiration folklorique s'est tarie : tout au plus pourrions-nous en imiter du dehors ta simplicité. Les noirs d’Afrique, au contraire, sont encore dans la grande période de fécondité mythigue rt Jes putes noirs de langue francaise ne s‘amusent pas de ces mythes comme nous faisons de nos chansons : ils se laissent envoiter par eux pour qu'au terme de incantation la négritude, magnifiquement dvoquée, surgisse, C'est pourquoi je nomme magie ou charme tette mithode de « poésie objective ». Césaire a choisi, au contraire, de rentrer ches soi d reculons. Puisgue cette Eurytice se dissipera en fumée si 'Orphée noir ‘se retourne sur elle, il descendra le chemin royal de son éme le dos tourné au fond de la grote, il descendra ausdessous des mots et des significations — « pour penser a toi j'ai déposé tous les mots au mont-de-piété » — au-dessous des conduites quot dienes et du plan de la « répétition », au-dessous mime des Premiers récifs de la révolte, le dos tourné, les yeux clos pour toucher enfin de ses pieds nus l'eau noire des songes et du désir et s'y laisser noyer. Alors désir et réve se diveront en grondant comme wa ras de marée, feront danser les mots comme des épaves ot les jetteront péle-méle, fracassés, sur la rive, « Les mots se dépassent, c'est bien vers un ciel et une terre que le haut et le bas ne permettent pas de distraire, c'en ext fait aussi de la vieille géographie... Au contraire, un étagement curieusement respirable s‘opére réel mais au niveau, Au Niveau gazeux de Porganisme solide et liquide, blanc et noir, jour et nuit. » On reconnait la vieille méthode surréaliste fear Méerieure automatique, comme le mysticisme, est une méthode : elle suppose tun apprentissage, des exercices, une mise en route). Il faut plon= ger sous Ia croite superficelle de la réalité, du sens commun, dde Ia raison raisonnante pour toucher au fond de Véme et réveiller les puissances immémoriales du désir. Du désir qui fait de Phomme tun refus de tout et un amour de touts du désir, négacion radicale des lois naturclles ot du possible, appel au miracle ; du désir qui par sa folle énergie cosmique replonge homme au sein touillonnant de la Nature et Péléve en méme temps au-dessus de la Nature par Vafiemation de son Droit & V'insatisfaction. Et Cailleurs, Césaire n'est pas le premier nigre a s'engager dans cette voie, Avant lui, Etienne Léro avait fondé Legitime nse. « Plas qu’une revue, dit Senghor, Li fut un mouvement culturel, Partant de Vanalyse marxiste de la société des « Isles », il découvrait en UAntillais le descendant Gesclaves négro-africains maintenus, trois sidcles durant, dans Pabétissante condition du prolétaire. Il ufirmait que seul le surréalisme pourrait le délivrer de ses tabous et Cexprimer dans som intigraité. » Mais précisément si Von rapprocke Lére de Césaire, on ne peut manquer d'étre frappé de leurs dissemblances et la compa XXVI NOUVELLE Pofisif. NBGRE ET MALGACHE raison peut nous faire mesurer Vabime qui sépare le surréalisme Blane de son utilisation par un noir révolutionnaire. Léro fut Ie précurseur, il-inventa d'exploiter lo surréalisme comme uno « arme miraculeuse », et un instrument de recherche, une sorte de radar qu'on envoie cogner dans les profondeurs.abyssales. Mais ses poimes sont des devoirs d'élive, ils demeurent de strictes imitations : ils ne se « dépassent pas », bien au contraire ils se ferment sur ous-mémes « Les chevelures anciennes Collent aux branches le fond des mers vides Oi ton corps n'est qu'un souvenir Oi le printemps se fait les ongles Libélice de ton sourire jeté au loin Sur les maisons dont nous ne voulons pas... » «L'hélice de ton sourire » «le printemps qui se fat les ongles »: nous reconnaissons au passage la préciosité et Ia gratuité de Vimage surréaliste, Uéternel procédé qui consiste a jeter un pont centre les deux termes les plus éloignés en espérant sans trop y croire que ce « coup de dés » délivrera un aspect caché de Tétre. Ni dans ce podme ni dans les autres je ne vois que Léro reven- dique la libération du noir : tout au plus réclame-til la libé- ration formelle de Vimagination ; dans ce jeu tout abstrait, aucune alliance de mots n'éeoque, fat-ce de lain, VAfrigque. Otez ees pot mes de Vanthologie, caches le nom de leur auteur : je défie qui- conque, noir ou blanc, de ne pas les attribuer a un collaborateur ‘européen de La Révolution surréaliste ou du Minotaure. Crest que Te propos du surréalisme est de retrouver, par-deld les races et les conditions, par-delé les classes, derriére Pincendie du langage, Aéblouissantes téndbres silencieuses qui ne Sopposent plus & rien, pas méme au jour, parce que le jour et la nuit et tous les contraires viennent se fadre et s'abolir en elles ; aussi pourrait- ‘on parler d'une inpassibilité, d'une impersonnalité du potme surréaliste comme il y a une impassibilité et une impersonnalit du Parnasse, Gn podme de Césaire, au contraire, éclate et tourne sur buix méme comme une fusée, des soleils en sortent qui tournent et explosent en nouveaux soleils, c'est un perpétuel dépassement. ine sagit pas de se rejoindre & la calme unité des contraires, mais de faire bander comme un sexe Pun des contraires du couple « noir-blane » dans son opposition & Pautre, La densité de ces mots, jetés en Vair comme des pierres par un volean, c'est la négritude qui se définit contre l'Europe et 1a colonisation. Ce que Césaire détruit, ce n'est pas toute culture, cest la culture blanche ; ce qu'il met au jour, ce n'est pas le désir de tout, ce sont les aspirations révalutionnaires du nigre opprimé ; ce qu'il touche au fond de lui ce n'est pas esprit, c'est une certaine forme Phumanité concrite et déterminée, Du coup on peut parler ici d'éeriture automatique engagée et mime divigée, non qu'il 1 ait intervention de la réflexion, mais parce que les mots et les images traduisent perpétuellement Ia méme obsession torride. Au fond de lui-méme, le surréaliste blanc trouve 1a aétente ; ‘au fond de lui-méme, Césaire trouve Vinflesibilité fixe de la revendication et du ressentiment. Les mots de Léro sorganisent mollement, en décompression, par reldckement des liens logiques, autour de thimes larges et vagues ; les mots de Césaire sont pressés Tes uns contre les autres ef cimentés par sa furieuse passion. Entre les comparaisons les plus hasardeuses, enire let termes les plus éloignés court un fil secret de haine et d'espoir. Compares, par exemple, « Uhélice de ton sourire jeté au loin », qui est un pro- uit da libre jeu de Vimagination et une invite a la réverie, avec cet les mines de radium enfouies dans Vabysse de mes inno- [eences sauteront en grains dans la mangeoire des oiseaux et le stéxe d'étoiles sera le nom commun du bois de chaufage recueilli aux alluvions des veines chanteuses de nuit » ol les « disjecta membra » du vocabulaire s‘organisent pour laisser doviner un « Art pottique » noir. Ou qu'on lise + «Nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire de la négation. » Et Tises encore + 4 Les mers pouillenses d’iles craquant aux doigts des roses Jance-flamme et mon corps intact de foudroyé. » XXVIL NOUVELLE POHSIE NEGRE BT MALGACRE Voici Vapothéose des pous de la misire moire sautant parmi les cheveus de Peau, «isles » a il de la lumiére, eraquant sous les doigts de Tepouileuse eéese, Uaurore aux doigts de rose, cette eurore de ta culture grecque et méditerrandenne, arrachée [par we voleur noir aux sacrosaints poémes homériques, t dant kes ongles de princesse en esclovage sont asservis soudain par sin Toussaint Lowwerture @ faire éloter les triomphants pora- sites dela mer nigre, Paurore qui soudain se reblle et s¢ mila morphase, verse le feu comme Farme sauvage des Blancs, lance. flamme, arme de savants,arme de bourreaus, foudroie de son fou ‘blanc le grand Titan noir qui se relive intact, Aernel, pour monter & Passaut de Europe et du ciel. En Césnre ta grande tradition turréaliste s'achive, prend son sens définitif et se détruit = le surréalisme, mouvement potique eurapéen, ext dérobé aux Euro- péens par sn Noir qui le tourne contre eux et lui assigne une fonction rigoureusement définie. J Te proltariat tout enter se fermait a cate potsie destructrice de la Raison : en Europe le surréalisme, rejelé par cous fsuraient pu lui tranefuser leur sang, longuit et séiole. Mei fu moment méme os il perd contact avec la Révolution, voit quiaux “nsilles on le greffe sur une autre branche de la Révolu- Fion univereelle,voied-quil «épanouit on une fleur énorme et sombre, [originale de Césaire est dover could som souet droit ft puiscant de nogre, @opprimé ot de militont dans le monde de Te potsie la plus destractice, la plus Hbre et la plus métophy- sigue, au moment 03 Eluard et Aragon échouaient & donner un contenu politique & leurs vers, Et finalement ce qui sarrache de Césaire comme un cri de douleur, amour ot de haine, cst ta négritade-objet. Tei encore il poursuit la tradition surréaliste qui veut que le poime objective, Les mots de Ctaaire ne décrivent pas la négritude, ne la désignent pas, ne la copient pas du dehors ome un peintre fat d'un modéle : isla font ls la composent fous nos yeux : désormais C'est une chose quion peut observer, fpprendre la méthode subjective qu'il a chisie reoint la méthode objective dont nous avons parlé plus haut : il expulse ame noire hors de lui au moment ou d'autres tentent de Tintrioriver; te resulta fnal et Te mime dans les dewx cas. La Négritude, cst Ge tamviam lointain dans les rues nocturnes de Dakar, ce sont les cris taudous sortis dun soupirail hatien et qui glistnt au ras de la chaussée, c'est ce masque congolais mais c'est aussi ce poime de Césaire, baveus, sanglant, plein de glaires, qui se tord dans la poussiére comme un ver coupé. Ce double spasme d'ab- sorption et d'exerétion bat le rythme du eur noir & toutes les pages de ce recusil. Et qurestce donc a présent que cette négritude, unique souci de ces poites, unique sujet de ce livre ? II faut d'abord répondre qu'un blanc ne saurait en parler convenablement, puisgu'il n'en 4 pas Vespérience intérioure et puisque les langues eurepéennes manquent des mots qui permettraiont de la décrire. Je devrais donc laisser le lecteur Ia rencontrer au fil de ces pages et s'en faire Vidée qu'il jugera bon. Mais cate introduction serait incom pelte si, apris avoir indigué que fa quéte du Graal noir figurait dans son intention originele t dans ses méthodes la plus authen- tique synthise des aspirations révoluionnaires et du souci poé- tique, je ne montrais que cette notion complexe est, en son cur, Poésie pure. Je me bornerai donc & examiner ces poimes objec- tivement comme un faisceau de témoignages, et d recenser quel- ‘quer-uns de leurs thimes principaux. « Ce qui fait, dit Senghor, a négritude d'un poime, c'est moins le thime que le style, la chaleur émotionnelle qui donne vie aux mots, qui traxsmue la parole en verbe. » On ne saurait mieux nous prévenir que la négritude n'est pas un dat, ni un ensemble défini de vices et de vertus, de qualits intelectulles et morales, mais une certaine attitude affective & Végard du monde. Lo psychologie a renoncé depuis le début de ce sicle a ses grandes distinctions scolastiques Nous ne croyons plus que les fats de ame se divisent en voli~ tions ou actions, en connaissances ou perceptions et en sentiments ‘ou passivités aveugles. Nous savons qu'un sentiment est une rmaniire définie de viore notre rapport au monde qui nous entoure #t quil envelope une cereaine compréhension de cet univers. C'est tune tension ae I'ame, un choix de soi-méme et dautrui, une fagon de dépasser les données brutes de Vexpérience, bref un projet tout ‘comme Dacte volontaire. La négritude, pour employer le langage Medeggerien, c'est Vétre-dans-le-monde du Negy Voici d'ailleurs ce que nous en dit Césaire : ruée contre la «Ma négritude nest pas une pierre, sa su clameur du jour Ma négritude n’est pas une taie Veil mort de la terre ‘XXX “NOUVELLE POESIE NEGRE ET MALCACHE ‘ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale elle plonge dans Ia chair rouge du sol elle plonge dans la chair ardente du ciel elle troue aceablement opaque de sa droite patience. » La négritude est dépeinte en ces beaux vers comme un acte beaucoup plus que comme une disposition. Mais cet acte est une ditermination intérieure : ne sogit pas de prendce dans ses mains et de transformer les biens de ce monde, il sagit d'exis- ter au milieu du monde. La relation avec univers rose une appropriation. Mais coe eppropriation n'est pas technique. Pour le Blane, posséder C'est transformer. Certes, Pouorier blanc travaille avec des instruments qu'il ne posséde pas. Mais du moins ses techniques sont & lui: sil est vrai que les incentions Iajeures de Vindustrie européenne sont dues d'un personnel qui se reerute surtout dans les classes moyennes, du moins le métier du charpentier, du menuisier, du tourneur leur apparaitil encore comme un véritable patrimoine, quoique Forientation de la grande production capitaliste tende a les dépouiller aussi de leur « joie au travail x. Mais Uouorier noir, ce n'est pas assez ae dire qu'il travaille avec des instruments qu'on lui préve on lui préte aussi les techniques. Gésaire appelle se fréres noirs : « Coux qui n'ont iaventé ni la poudre ni la boussole ‘ceux qui n'ont jamais su dompter ni la vapeur ni Mélectricité ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel. » Mais cette revondication hautaine de la non-technicité renverse la situation + ce qui pouvait passer pour un manque devient source positive de richesse. Le rapport technique avec la Nature la dévoile comme quantité pure, inertio, extériorité : elle meurt. Par son refus hautain d'éire homo faber, le négre lui rend la vie. dans le couple «© homme-nature », la passivité d'un des termes entrainait nécessairement Vactivité de Pautre. A vrai dire, Ia négritude n'est pas une passivité, puisqu’elle « trove la chair du ciel et de la terre » : est une « patience », et la patience ‘apparait comme une imitation active de la passivité. L'action du négre est @abord action sur soi. Le noir se dresse et s'immo- bilise comme un charmeur d'oiseaux et les choses viennent se percher sur les branches de cet arbre faux. Il s*agit bien d'une JEAN-PAUL SARTRE XXXT captation du monde, mais magique, par le silence et le repos en agissant d'abord sur la Nature, le blanc se perd en la perdant ; on agissant dabord sur soi, le négre prétend gagner la Nature en se gognant. Us s’abandonnent, saisis, a lessence de toute chose ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose insoucieux de compter, mais jouant le jew du monde véritablement les fils ainés du monde poreux & tous les souffles du monde. chate de la chair du monde palpitant du mouvement méme [du monde. » On ne pourra se défendre, & cette lecture, de songer & la fameuse distinction qu'a établie Bergson entre intelligence et V'intuition. Et justement Césaire nous appelle « Vainqueurs omniscients et naifs » De Poutil, le blanc sait tout. Mais tout griffe la surface des choses, il ignore la durée, la vie. La négritude, au contraire, ‘compréhension par sympathie. Le socrot du noir c'est ‘que les sources de son existence ot les racines de I'Btre sont iden- tiques. ‘Si Pon voulait donner une interprétation sociale de cette méta- physique, nous dirions qu'une poésie d'agriculteurs s'oppose ici a une prose d'ingénieurs, Il n'est pas vrai, en effet, que le noir ne dispose daucune technique : le rappo.t d'un groupe humain, quel qu'il soit, avec lo monde extérieur est toujours technique, dune manidre ou d'une autre. Et, inversement, je dirai que Césaire est injuste : Pavion de Saint-Exupéry qui plisse Ia terre comme un tapis au-dessous de lui est un organe de dévoi- Tement. Seulement le noir est @abord un paysan ; la technique agricole este droite patience» ; elle fait confiance ala vie; elle attend. Planter, c'est enceinter la terre ; ensuite i faut rester immobile, épier : « chaque atome de silence est Ia chance d'un fruit mir », chaque instant apporte cent fois plus que Vhomme avait donné, cu liew que Vouvrier ne retrouve dans le produit manufacturé que ce quiil y avait mis ; "homme croit en méme temps que ses blés ; de minute en minute il se dépasse et se dore ; aux aguets devant ‘XXXIT “NOUVELLE POESIE NEGRE ET MALGACHE ce ventre’ fragile qui se gonfle, il n'intervient que pour proséger Le blé miir est un microcosme parce qu'il a fallu, pour qu'il ve, le concours du soleil, des pluies et du vent; un épir Cest & la fois la chose la plus naturelle et la chance la plus improbable. Les techniques ont contaminé le paysan blanc, mais le noir reste Te grand mile de la terre, le sperme du monde. Son existence, c'est la grande patience végéiale ; son travail, c'est 1a répétition année en année du coit sacré. Créant et nowrsi parce qu'il erée. Labourer, planter, manger, Cest faire Tamour avec la nature. Le panthéisme sexuel de ces podtes est sans doute ce qui frappera dabord : c'est par Ia qu'ls rejoignent les danss et ls rites phalligues des Négro-Africai «Oho ! Congo couchée dans ton lit de foréts, reine sur I'Afri- que domptée Que les phallus des monts portent haut ton pavillon Car tu es femme par ma téte par ma langue, ear tu es femme [par mon ventre, » derit Senghor. Et : « or je remonterai le ventre doux des dunes et les cuisses rut Tantes du jour..." et Rabéarivelo + se sang de la terre, la sueur de In pierre cet Ie sperme du vent » et Laleou = «Sous le ciel le tambour conique se lamente Et c'est ame méme du noir Spasmes lourds d’homme en rut, gluants sanglots d’amante Outrageant le ealme du soir. » Nous voici loin de Tintwition chaste et asexuée de Bergson. i ne s'agit plus d'éire en sympathie avec 1a vie mais en amour favee toutes ses formes. Pour le technicien blanc, Dieu est d'abord ieur. Jupiter ordonne le chaos et lui prescrit des lois ; le it le monde par son entendement et le réa- : le rapport de la créature au créateur n'est SRAN-PAUL SARTRE ‘xxXuT jamais charnel, souf pour quelgues mystiques que I Eglise tient ‘en grande suspicion. Encore Térotisme mystique n'a-til rien de commun avec ta fécondith : c'est Vattente toute passive d'une énéiration stile. Nous sommes pétris du limon : des statuettes sorties des mains du divin sculpteur. Si les objets manufacturés 4qui nous entourent pouvaient rendre un culte 0 leurs eréateurs, is nous adoreraient sans aucun doute comme nous adorons Ie Tout-Puissant. Pour nos pottes noirs, au contraire, Vétre sort du Néant comme une verge qui se dresse; la Création est un Enorme et perpétuel accouchement ; le monde est chair et fils de a chair ; sur la mer et dans le cit, sur les dunes, sur les pierres, dans Ie vent, le Nigre retrouve le velouté de la peas humai il se caresse au ventre du sable, aux cuisses du ciel: il est « chair de la chair du monde »; il est x poreux @ tous ses soufles », d tous ‘es pollens ; il est tour & tour la femelte de la Nature et son male ; ‘ef quand il fait amour avee une femme de sa race, Vacte sexuel ui semble la célébration du Mystdre de Wate. Cette religion spermatique est comme une tension de Véme équilibront deuz tendances complémentaires : le sentiment dynamique d'étre un hallus qui s'érige et celui plus sourd, plus patient, plus féminin @érre une plante qui crott. Ainsi la négritude, en sa source la plus profonde, est une androgynie. «Te voila debout et nu limon tu es et ten souviens mais ta es en réalité Venfant de cette ombre parturiante qui se repatt de lactogéne lunaire Duis tu prends lentement Ia forme d'un fot Sur ce mur bas que franchissent les songes des leurs tle parfum de P'&é en reliche. Sentir, eroize que des racines te poussent aux pieds et courent et se tordent comme des serpents assoiffés ‘vers quelque source souterraine...» (Rablarivelo.) Et Césaire : « Mare 18s usée, mire sans feuille, tu ee un famboyant et ne portes plus que des gousses. Tu es un calebassier et tu n’es qu’un peuplement de couis... » ‘RXXIV. . NOUVELLE POESIE NRCRE ET MALCACHE Cette unite profonde des symboles végéiaux et des symboles sexuels est certginement Ia plus grande originalité de la poésie noire, surtout & une épogque ob, comme 'amontré Michel Carrouges, Ta plupart des images des podtes blancs tendent a la minéral sation de Uhamain. Césaire, au contraze, végétalise, animalise Ta mer, le cel et les pierces. Plus exactement, sa poésie est un accouplement perpétutl de femmes et dhommes maamorphosts ten animan, on végétanz, en pierres, avec des pierre, des plantes des bates métamorphasées en hommes. Ainsi le Noir témaigne deP Eres nature; il le manifesteet Pincarne ; si Von souhaitat trouver un terme de comparaison dans la potsie européenne, il faudrait remonter jusgu’d Lueréee, potte paysan qui célébrait Venus, la déesse mire, au temps oi Rome n’était pas encore beaucoup plus qu'un grand marché agricole. De nos jours, je ne cols gure que Louerence pour avoir eu un sentiment comique Ge ta sexualité. Encore ce sentiment demeuret-il cher lui tris Fiera ‘Mais, bien que ta négrtude poraisse, en som fond, ce jail- Hisserent immobile, unité de Pérection phalique ot de Ta crois- tance végétale, on ne saurait lépuiser avec ce seul thime pottique. Test un autre motif qui court comme ne grosseartére travers ce reeweil: « Coux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boustole. ils sayent en ses moindres recoins le pays de soufirance.. » APabsurde ogitation utiitaire du Blanc, le noir oppose authen- it illie de sa souffrance; parce qu'elle a eu Vhorrible privilége de toucher le fond du malheur, la race noire est une race élue. Et bien que ces podmes soient de bout en bout anti- chrétiens, on pourrait, de ce point de vue, nommer la négri- tude une Passion : le noir conscient de soi se représente a ses (propres yeux comme homme qui a pris sur soi toute la douleur humaine et qui souffre pour tous, méme pour le blanc. «La trompette d’Armstzong sera au jour du jugement l'inter- préte des douleurs de Phomme. » (Poul Niger.) [Notons tout de suite qu'il ne s'agit aucunement d'une douleur de résignation. Je parlais tout & Uhoure de Bergson et de Lucréce, JBAY-PAUL SARTRE XXXV Je serais tenté a présent de citer ce grand adversaire du chris- tianisme : Nietssche et son « dionysisme s. Comme le podte dionysiague, le Negre cherche a pénétrer sous les phantasmes brillants du jour et rencontre, a mille pieds sous la. surface ‘apollinienne, la. souffrance inexpiable qui est V'essence univer- selle de Uhomme. Si on voulait systématiser, on dirait que le Noir se fond a la Nature entiére en tant quil est sympathie sexuelle pour la Vie et ql se revendique comme !' Homme en tant qui est Passion de douleur révoltée. On sentira Punité fonda- ‘mentale de ce double mouvement si Ton réjléchit & la relation de plus en plus froite que les psychitres éablissent entre sgoisse et le désir sexuel. Il n'y a qu'un seul orgucilleus surgis- Sement qu'on peut aussi bien nommer un désir qui plonge ses racines dans la svaffrance ou une souffrance qui s'est fichée comme une épée au travers d'un vaste désir cosmique. Cee droite Patience » qu'évoquait Césaire, ell est, @un méme jailissement, croissance végéiale et patience contre la douleur, elle réside dans les muscles mémes du nigre; elle soutient ‘e porteur noir qui remonte le Niger sur mille Kilomitres sous un soleil accablant avec une charge de vingt-cing kilos en équilibre sur sa tte. Mais, si, en un certain sens, on peut assimiler la fécondité de la Nature 4 une proliferation de douleurs, en un autre sens — et cela aus ‘est dionysiogue — cette fécondité, par son exublrance, dépasse la douleur, ta noie dans son abondance eréatrice qui est potsie, ‘amour et danse. Peutétre fautsil, pour comprendre cette unité indissoluble de la souffrance, de 'éros et de la joie, avoir vu les [Noirs de Harlem danser fréndtiquement au rythme de ces « blues » (qui sont les airs les plus douloureux du monde. C'est le rythme, en effet, qui cimente ces multiples aspects de Tame noire, cest lui qui communique sa légéreté nietzchéenne @ ces lourdes intui- tions dionysiaques, c'est le rythme — tam-tam, jazs, bondisse- ‘ment de ces poimes — qui figure la temporalité de Pexistence nigre. Et quand un potte noir prophitise @ ses fréres un avenir mailer, Ces sous is frme dan rythme qu leur pent lar « Quoi ? un rythme une onde dans la nuit a travers les foréts, rien — ou une ame [nouvelle un dilatement . lune vibration qui par degrés dans la moelle déflue, révulse dans sa marche un vieux corps endormi, lui prend Ja taille ot la vrille et tourne tt vibre encore dans les mains, dans les reins, le sexe, lee ‘euisses et Ie vagin... » Mais il faut aller plus loin encore : cette expérionce fonda- meniale de is snuffeance est ambigué ; est par elle que 1a cons- cience noire va devenir historique. Quelle que soit, on effet, Pine folérable iniquité de sa condition prisente, ce n'est pas @ elle que Te nagre se réfire d'abord quand il proclame qu'il a touché le {fond de la douleur humaine. Il a Vhorrible bénéfice avoir connu Ta servitude. Ches ces podtes, dont la plupart sont nés entre 1900 et 1918, Vesclavage, aboli un demisitcle plus tat, reste le plus vivant des souvenirs 4 Mes aujourd'hui ont chacun sur mon jadis de gros yeux qui roulent de raneeur de honte Va encore mon hébétude de jadis de coups de corde nourux de corpe caleinés de Porteil au dos calci de chair morte de tisons de for rouge de bras brisés sous le fouet qui se déchaine.. » éerit Damas, poite de Guyane. Et Brierre, le Hottien : + Souvent comme moi tu sens des courbatures Se réveiller aprés les sidcles meurtriers Et saigner dans ta chair les anciennes blessures...» Crest pendant tes siteles de Pesclavoge que le noir a bu la coupe amertume jusgu’d ta lie; et Vesclavage est un fait passé que noe guteurs ni leurs pires n'ont connu directement. Mais «est Qusst un énorme cauchemar dont mime les plus jeunes dentre JEANPAUL SARTRE: (XXXVIT eux ne savent pas sile sont bien réveillés. D'un bout & Pautre de ta sere, let noies, séparés par les langues, la politique et histoire de leurs colonisateurs, ont en commun une mémvire collective. On ne s'en étonnera pas, pour peu qu'on se rappelle que les paysans frangais, en 1789, connoissaient encore des terreurs paniques dont Vorigine remontait a la guerre de Cent ans, Ainsi lorsque le noir se retourne sur son expérience fonda- mentale, collect se révile tout & coup & deux dimensions : elle est & la fois la saisie intuitive de la condition humaine et @ la {ois la mémoire encore fraicke d'un passé historique. Jo songe ici & Pascal qui, inlassablement, a répété que Uhomme était un composé irrationnel de métaphysique et histoire, inexplicable dans sa grandeur s'il sort du limon, dans sa misére s'il est encore tel que Dieu Pa fait, et qu'il fallait recourir pour le comprendre cau fait irvéductible de Ja chute. C'est dans le méme sens que Césaire appelle sa race la « race tombée » Et en un certain sens je wis asses le rapprochement qu'on peut faire d'une conscience roire ot d'une conscisnce chrétionne ? la loi d'airain de Vesclae age évoque celle de VAncien Testament, qui relate les consé- quences de la Faute. L'abolition de Vesclavage rappelle ect atte fait historique : la Rédemption, Le paternalisme doucerews de Phomme blanc aprés 1843, celui du Dies blone apris la Passion se ressemblent, Seulement la faute inexpiable que le noir découre ‘au fond de sa mémoire, ce n'est pas la sienne propre, c'est celle du Blane ; le premier fait de histoire négre, c'est bien un péché doriginel : mais Ie noir en est Pinnocente victime. C'est pourquoi sa conception de la souffrance s'oppase radicalement au dolorisme bone. Si cee padtes sont, pour la plupart, si violemment anti- chrétiens, Cest que la religion des blancs apparait aux yeus du nigre, plus clairement encore qu’é ceux du prolétariat européen, comme une mystification : elle veut lui faire partager la respon sabilité un crime dont il est a vieime' les rapts, les massacres, les viols et les tortures qui ont ensanglanté PAfrigu, elle veut Ie persuader d'y voir un chitiment légitime, des épreuves mérivées. Diret-xous qu'elle proclame, en rtent, Végelieé de tous les hommes devant Dieu ? Devant Dieu, oui. Je lisais hier encore dans Esprit ces lignes d'un carrespondant de. Madagoscar = e Je suis aussi persuadé que vous que Uae d'un Malgacke taut Tame Pun blanc... Exartement conme Pame d'un enfont devant Dieu vaut Vaime de son pére. Seulement, Monsieur le XXXVIT NOUVELLE POESIE NEGRE ET MALCACHE Directeur, vous ne laisses pas conduire votre automobile, si vous en avez une, par vos enfants. » ‘On ne peut concilier plus &égamment christianisme et color nialisme. Contre les sophismes, le noir, par le simple approfon- dissement de sa mémoire Pancien esclave, afrme que la douleur fet le lot des hommes et qu'elle n'en est pas moins imméritée, XH rejene avec horreur Te marasme chrétien, la volupté morose, Phumilité masochiste ot foutes les invites tendancieuses la rési- nation ; il vit le fait absucde de la souffrance dans sa puret dans son injustice et dons sa gratuité «til y découore cette vérité rméconnue ow masquée par le christianisme : te souffrance com- ‘porte en elleeméme som propre refus:: elle est par essence refus Ue soutfti, elle est la face dombre de la négativité, elle s'ouere sur la révolte et sur 1a liberté. Du coup it s'historialice dans la mesure oi Vintuition de 1a souffrance lui confére un passé col- Tectif et lui assigne un but dans Vavenir. Tout d Pheure encore i} dtait pur surgissement présent d'instincts immémoriaus, ‘pure manifestation de Ia fécondité universelle et éernelle. Voict {quil interpelle ses frires de couleur en un tout autre langage : « Nagre colporteur de révolte tu connais les chemins du monde depuis que tu fus vendu en Guinée. Et « Cing siéeles vous ont vu les armes 4a main et vout aver appris aux races exploitantes iberté. » Ta passion de la Déja ity @ uns Geste noire : Pabord Mage d'or de I Afrique, puis Pre de fa dispersion ede la captivité, puis Péveil de la Conscience, lex temps héroiques et sombres des grandes révoltes, de Toussaint Louverture ot des héros noirsy ps le fait de Pabo- lition de Pesclavage — + inoubliable métamorphose » dit Césaire — puis la lute pour la libération definitive. « Vous attendes le prochain appel Vinévitable mobilisation car votre guerre & vous m’ conmu que des tréves ‘car il n'est pas de terre oit n'ait coulé ton sang ide langoe ot ta couleur n’ait été insultée JEAN-PAUL SARTRE EXXIX, Vous souriez, Black Boy, vous chantez, vous dansez, vous bercez les générations qui montent a toutes les heures sur les fronts du travail et de la peine qui monteront demain & V'assaut des bastilles vers les bastions de Pavenir pour éerire dans toutes Jes langues aux pages claires de tous les ciels Ja déclaration de tes droits méconnus depuis plus de cing siée __Etrange et dcisf virage la race s'est transmuée en histor eite, le Présent noir explose et se temporalise, la. Negritude Stinsdre aver son Passé et son Avenir dans I'Histoire Univer- sell, ce n'est plus um état ni miéme une atitude esistentill, est un Devenir; Vapport noir dans Vécoution de T Humanité, ce n'est plus une soveur, un godt, un rythme, une authentic, un Bouguet instincts primitfe : eat une enteprise date, tine patiente construction, un futur. Crest au nom des quaités cthniques que le Noir, tout @ U'heure, revendiguait 8a place fu soleil; & présent, cost suc 80 mission qu'il fonde son droit Bae ate miso tt comme ele du proliant ‘sa situation historique : parce qu'il a, plus que tous les utr soft de Feaplotaon copia. acgat plus que tous les autres, le sens de la révlte et Pamour de a liberté. Et parce qu'il est le plus opprimé, c'est la Ibération de tous qu'il oursutt nécessairemens, lorsqu'it travaille & sa propre dali « Noir messager d’espoir tu connais tous les chants du monde depuis coux des chantiers immémoriaux du Nil. » Mais pouvons-nous encore, apris cela eroire a Phomogénéité intirieure de la Négritude ? Et comment dire ce qu'elle est ? Tan- {at Cest une innocence perdue qui n'eut dexisience qu'en un lointain passé, et tansit un espoir qui ne se réalisera qu'au sain de la Cité future, Tantét alle se contracte dans un instant de fusion panihéistique avec la Nature ot taniét elle s'éend jus- xL NOUVELLE POESIE NEGRE ET MALGACKE qu'a coincider avec histoire entidre de !Humanité; tantét c'est tune attitude existentelleet tantét Pensemble objectif des traditions négro-afrieaines. Est-ce qu'on la découvre ? est-ce qu’en la erée ? Apris tout i est des noirs gui «collaborent + aprés tout, Senghor, dans les notices dont il a fait précéder les arueres de chaque podte, semble distinguer des degrés dans la Négritude. Celui qui s'en ‘fait Vannonciateur aupris de ses frives de couleur les invite--il 4 se faire toujours plus négres, ou biens par une sorte de psych nalyse poétique, leur dévoile-il ce gu'ils sont ? Estelle nécessité ow liberté? S'agit-il, pour le négre authentique, que ses conduites Adécoulent de son essence comme Jes conséquences découlent d'un principe, ou bien est-on négre comme le fidéle d'une religion est crayant, e'esta-dire dans Ja crainte et le tremblement, dans Pan- ‘gvisse, dans le remords perpétuel de n’étre jamais asvex ce qu'on voudrait éire ? Est-ce une donnée de fait ous unc valeur ? L’objet @une intuition empirique ow d'un concept moral? Estce une conquéte de Ia réflexion ? Ou si la réflexion empoisonne ? Si tlle nest jamais authentique que dans Uirréflécki et dans Dim- médiat ? Est-ce une explication systématique de Dame noire ou lun Archétype platonicien qu'on peut indéfiniment approcker sans jamais y ateindre? Est-ce pour les noirs, comme notre bon sens d'ingénicurs, la chose du monde la mieux partagte? Ou descend-elle en certains comme une grace et choisitelle ses lus ? Sans douse répondract-on qu'elle est tout cela a la fois et bien autres choses encore. Et j'en demeure accord : comme toutes les notions anthropologiques, la Négritude est un chatoie- ment d'étre et de devoir-tre ; elle vous fait et vous la faites : serment et passion, @ la fois. Mais il y a plus grave : le négre, nous avons dit, se erée un racisme antiraciste. II ne souhaite rnullement dominer le monde : il veut Pabolition des priviléges cethniques doit qu'ils viennent ; il afirme sa solidarité avec les opprimés de toute couleur. Du coup la notion subjective, exis- tentielle, ethnique de négritude « passe » comme dit Hegel, dans celle — objective, positive, exacte — de proletariat. « Pour Césaire, dit Senghor, le « Blanc » symbolise le capital, comme le Nagre Ie travail... A travers les hommes & peau noire de sa race, c'est a lutte du prottcriat mondial qu'il chante. » C'est facile & dire, moins facile & penser. Et, sans doute, c¢ n’est pas par hasard que les chantres les plus ardenis de la Négritude sont en méme temps des militants marxistes. Mais cela n’empiche que Ia JEAN-PAUL SARTRE ‘XLT notion de race ne se recoupe pas avec celle de classe : celled est conerite et particuligre, celle-ci universelle et abstraite ; Pune ressortit & ce que Jaspers nomme compréhension et Pautre @ Pintellection ; 1a premiére est le produit d'un syncrétisme psycho-biologique et Pautre est une construction méthodique & partir de Vexpérience, En fait, la Négritude apparatt comme le temps faible d'une progression dialectique : Vafirmation théo- rique ot pratique de la suprématic du Blanc est la thise; la posi tion de la Négritude comme valeur antithétique est Ie moment de la négativité. Mais ce moment négatif n'a pas de sufisance ‘par dui-mime et les noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu'il vise & préparer la synthise ou réalisation de Mhu- main dans une société sans races. Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, mayen et non {fin derniére. Dans le moment que les Orphées noirs embrassent Te plus étroitement cette Eurydice, ils sentent qu'elle s évanouit entre leurs bras. C'est un potme de Jacques Roumain, commu- niiste noir, qui fournis sur eette nouvelle ambiguité le plus émou- vant témoignage « Afrique j'ai gardé ta mémoire Afrique tu es en moi Comme I’écharde dans la blessure comme un fétiche tutélaire au centre du village fais de moi Ia pierre de ta fronde de ma bouche les lévres de ta pl de mes genoux les colonnes brisées de ton abaissement pourtant je ne veux tre que de votre race ‘ouvriers paysans de tous les pays. » Avec quelle tristesse il retient encore un moment ce qu'il a decide d'abandonner ! Avec quelle ferté Phomme il ira dépouiller pour les autres hommes sa fierté de nagre ! Celui qui dit d la fois fue UAfrique est en lui « comme Técharde dans ta blessure » qwil ne veut étre que de la race universelle des opprimés, celui- la n'a pas quits Tempire de la conscience malheureuse. Un pas de plus et la Négritude va disparaitre tout fait : ce qui Gtait Le bouillonnement ancestral et mystérieux du sang noir, le ndgre lui-méme en fait un accident géographique, le produit inconsistant du déterminisme universe! : XU “NOUVELLE POESIE NEGRE ET MALCACHE «Est-ce tout cela climat étendue espace qui crée le clan la tribu la nation 1a peau la race des dieux notre dissemblance inexorable. » Mais cette rationalisation du concept racial le poite n'a pas tout & fait le courage de la reprendre & son compte : on voit qu'il se borne a interroger ; sous sa volonté d’union perce un amer regret, Etrange chemin : humiliés, offensés, les noirs fouillent au plus profond deux-mémes pour retrouver leur plus secret orgueil, et quand ils Vont enfin rencontré, eet orgueil se conteste Iui-méme : par une générosité suprime ils 'abandonnent, comme Philoctte abandonnait & Néoptolime son are et ses fliches. Ainsi le rebelle de Césaire découvre au fond de son carur le secret de 85 révoltes + il est de race royale: «= est vrai qu'il y a quelque chose en toi qui n'a jamais pu se soumettre, une colére, un désir, une tristeste, une impa- tience, un mépris enfin, une violence... et void. tes veines charrient de Vor non de la boue, de Vorgueil non de la servi- tude. Roi tu as été Roi jadis. » Mais il repousse aussitét cette tentation : «Une loi est que je couvre d’une chaine sans eassure jusqu'au confluent de feu qui me volatilise qui m'épure et m'incendie de mon prisme d’or amalgamé... Je périrai. Mais un. Intact. » Crest peutétre cette nudité ultime de Vhomme qui a arraché de lui les oripeaux blancs qui masquaiont sa cuirasse noire et qui, d présent, défait et rejette cette cuirasse elle-méme ; est Peutétre cette nudité sans couleur qui symbolise le mieux la ‘Négritude : car la Négritude n’est pas un état, elle est pur dépas- sement d'elle-méme, elle est amour. C'est au moment oii elle se renonce quielle se trouve; est au moment oit elle accepte de perdre qu'elle a gagné : 4 homme de couleur et @ lui seul i Peut dire demandé de renoncer a la fierté de sa couleur. Il est celui qui marche sur une créte entre le particularisme passé qu'il vient de gravir et Puniversalisme futur qui sera le crépuscule do sa négritude ; celui qui vit jusqu'au bout le particularisme pour y trouver Paurore de luniversel. Et sans doute le travailleur JEAN-PAUL SARTRE xu Blane, lui aussi, prend conscience de sa classe pour la nier Puisgu’il veut Tavénement d'une société sans classe : mais, encore une fois, la définition de la classe est objective; elle résume seulement les conditions de son aliénation ; tandis que le négre, est au fond de son caur qu'il trouve la race et c'est son eur qui doit arracher. Ainsi la Négritude est dialectique ; elle lest pas seulement ni surtout Pépanouissement d'instincts ato- vigques ; elle figure le dépassement d'une situation définie par des consciences libres. Mythe douloureux et plein d'espoir, la Négritude, née du Mal et grosse d'un Bien futur, et vivante comme une femme qui nait pour mourir et qui sent sa propre mort jusque dans les plus riches instants de sa vie ; c'est un repos instable, une fixité explosive, un orgueil qui se renance, un absolu qui se sait transitoire : car en méme temps qu'elle est lannon- ciatrice de sa naissance et de son agonie, elle demeure attitude existentielle choisie par des hommes libres et vécue absolument, Jjusqu’a la lie, Parce qu'elle est cette tension entre un Passé nos: talgique ot fe noir n'entre plus tout a fait et un acenir ois elle cédera Ia place a des valeurs nouvelles, la Négritude se pare dune beauté tragique qui ne trouve expression que dans la poésie. Parce qu'elle est Punité vivante et dialectique de tant de contraires, parce qu'elle est un Complexe rebelle & analyse, est seulement Punité multiple d'un chant qui la peut manifester ct eete Beauté fulgurante du Poime, que Breton nomme « explo- sante-fize ». Parce que tout essai pour en conceptuatiser les diff rents aspects aboutirait nécessairement @ en montrer la relati- vité, alors qu'elle est véeue dans Pabsolu par des consciences royales, et parce que le podme est un absolu, cest la poésie seule qui permettra de fiver Paspect inconditionnel de cette attitude. Parce quelle est une subjectivité qui stinscrit dans Vobjectif, a Négritude doit prendre corps dans un podme, cest-a-dire dans une subjectivité-objet ; parce qu'elle est un Archétype et une Valeur, elle trouvera son symbole le plus transparent dans les valeurs esthetiques ; parce qu'elle est un appel ct un don, elle ne peut se faire entendre et Soffrir que par le moyen de Vaurre @art qui est appel & la Liberté du spectateur et générosité absolue. La Négritude cvst le contenu du poime, c'est le potme comme chose duu monde, rnystérieuse et ouverte, indéchiffrable et sugges: tive ; Cest le podte Iuieniéme. I faut aller plus lain encore ; Ia Négritude, triomphe du Narcissisme et suicide de Nercisse, XLIV =“ NOUVELLE POfSIE NEGRE ET MALGACBE tension de Péme au-dela de la culture, des mots et de tous les faits psychiques, nuit lumineuse du non-savoir, choix délibéré de Pimpossible et de ce que Bataille nomme le « supplice », accep- tation intuitive du monde et refus du monde au nom de la « loi du cur », double postulation contradictoire, rétraction revendi- cante, expansion de générosivé, est, en son essence, Poésie. Pour une fois au moins, le plus authentique projet révolutionnaire at la potsie la plus pure sortent de la méme source. Ex si le sacrifice, um jour, est consommé, qu'arrivera-til ? Qwarrivera-til si te noir dépouillant sa négritude au profit de la Révolution ne se veut plus considérer que comme un prolé- faire ? Qu’arrivera-til s'il ne se laisse plus définir que par sa condition objective ? s'il s’oblige, pour Iutter contre le capitatisme ‘Blanc, a assimiler les techniques blanches ? La source de la Poésie tarira-t-elle ? ow bien de grand fleuve noir colorera-til malgré tout la mer dans laquelle il se jete ? Il n'importe : & chaque époque sa poésie ; & chaque époque, les circonstances de Phistoire élisent tune nation, une race, une classe pour reprendre le flambeau, en ceréant des situations qui ne peuvent s'exprimer ou se dépasser ‘que par Ia Poésie ; et tantét 'élan poétigue coincide avec lélon révolutionnaire et tantét ils divergent. Saluons aujourd'hui la chance historique qui permettra aux noirs de « pousser d'une tele raideur le grand cri négre que les a du monde en seront ébrankées 1. Cesaane, Les somes mizocuruey, p. 150 a

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