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EUGÉNE BURNAND

L'ART ET LA CHARITÉ

DISCOURS DU CÉLÈBRE PEINTRE ET THÉORICIEN DE L'ART CALVINISTE


PUBLIÉ DANS LA REVUE FOI ET VIE

Quelques mots d'introduction

Propre à tout discours celui tenu par Eugène Burnand présentera de l'intérêt pour qui s’intéresse à son auteur ou
au sujet traité : l'art et la Foi. Cependant nous avons été frappé qu'il ne proposât pas une réflexion abstraite et sèche,
mais un appel ; dont l'accent est étonnamment pertinent, exactement cent ans plus tard. Et d'autres mouvements du
discours rejoignent, sans qu'il en paraisse, bien des vérités profondes.

1. Eugène Burnand conclu son discours par un appel lancé à la face du monde qui pourrait avoir été voulu comme
une illustration de Saint Paul : Mortui estis, et vita vestra est abscondita cum Christo in. Deo - si on le traduit ainsi :
notre vie c'est désormais est celle qui est cachée dans le Christ en Dieu.
[…] demain l'humble besogne reprendra, sans témoin, sans mise en scène, sous le regard de Dieu seul. Or, les
hommes d'aujourd'hui n'aiment plus guère l'activité cachée. Le devoir qui ne fructifie pas en résultats bien apparents,
immédiats et tangibles n'attire guère la jeunesse, pas plus d'ailleurs qu'il ne retient l'âge mûr. Le mot d'ordre, c'est «
arriver », paraître, se mettre en évidence, se développer en surface, en hauteur plus qu'en profondeur.
[...] Le monde a besoin que sur des points aussi nombreux que possible s'exercent des activités silencieuses ; que
des vertus germent en secret ; que des racines profondes poussent dans le sol des réalités durables. Tout l'édifice social
en sera consolidé. [...]Il n'y a pas de service fécond possible, sans préparation intérieure intense. Or cette préparation
intérieure est incompatible avec le besoin de paraître et avec la mondanité.

2. L'auteur s'attache à montrer que beauté et charité sont révélatrice l'une de l'autre et de leur présence respective.
[la charité] restitue, en premier lieu, [...] la beauté expressive de l'âme.
Ah ! si vous saviez combien, pour un observateur attentif, il apparaît évident que la mondanité, la frivolité,
l'agitation stérile, appauvrissent, vident, banalisent les physionomies... , combien, au contraire, l'altruisme, l'amour
agissant, le don de soi-même à une cause sacrée, transfigurent le visage humain !
[…] Mais je vous confesse qu'à mes yeux il n'y a pas une femme parée, fût-elle surmontée d'un chapeau plus
volumineux qu'une meule de moulin, qui égale en beauté vraie, génératrice d'inspiration, telle servante du maître qui
vaque à ses humbles devoirs.
N'est-ce pas parmi les personnes consacrées au service de leurs frères, qu'un Giotto ou un Fra Angelico
eussent cherché leurs modèles, plutôt que parmi les élégants ou les élégantes qui vouent cependant au perfectionnement
de leur « extérieur » (ce mot en dit long), leurs soins les plus attentifs ?

Cette convertibilité n'est pas le fait seul des transcendantaux, mais se réalise aussi dans l'âme des chrétiens, qui
animés par la charité font ainsi œuvre artistique.
Ah ! les êtres dévoués, animés de la sainte passion du beau, qui est la splendeur du vrai et du bien, penchés sur
les créatures contournées, défigurées, dans lesquelles ils cherchent à faire revivre quelque chose, ne fût-ce qu'un pâle
reflet, de l'image divine, ne sont-ils pas artistes, plus grands que les plus grands sculpteurs ?
[...] La Charité, enfin, travaille au rétablissement de la beauté originelle, compromise par toutes les misères
physiques qui se sont abattues, à la suite du péché, sur l'humanité.

4. On regrettera néanmoins une expression doublement malheureuse


qui sonne comme une erreur sur le sens de la vie religieuse :
Il ne s'agit pas [...] de prêcher le retour à la vie contemplative et à je ne sais quelle consécration égoïste.
et une franche erreur sur la finalité de notre vie : C'est Dieu la finalité et le monde le moyen.
C'est par amour pour le monde, que nous sommes appelés à nous donner intérieurement à Dieu.

Penser le contraire c'est in fine nier que la participation à la nature divine, la grâce, l'amour de Dieu qui le conduit à
mourir pour nous soit une réalité, mais une simple philosophie pour aider les hommes à mieux vivre.
Salettensis
Burnand, E. (1910). l'Art et la Charité. Foi et Vie, 13, pp. 382-386.

EUGÉNE BURNAND - L'ART ET LA CHARITÉ

Les asiles de Laforce (la Compassion, la Miséricorde, Siloé, Béthesda...) où sont soignées toutes les infirmités,
représentent un des plus admirables efforts de la charité chrétienne. Chaque année la fête de ces asiles est
l'occasion de grandes assemblées : la principale a été présidée par le peintre Eugène Burnand :nous sommes
heureux de donner ici son discours.

Mon embarras est grand.

Est-ce ici, dans ce sanctuaire de la charité, qu'il convient de parler d'art ? Les choses de l'art ne paraissent-elles
pas frivoles et inutiles lorsqu'on les compare à l'œuvre urgente de sauvetage qui s'accomplit dans des murs ?
Est-il convenable d'invoquer je ne sais quelles visions de beauté, à côté des lamentables débris d'humanité que
nous venons de contempler, le cœur serré, à la Compassion ou à la Miséricorde ?
Oh: ! ne serait-il pas plus aisé de démontrer ici la vanité de l'art que d'établir sa légitimité ou simplement de
plaider en sa faveur les circonstances atténuantes ?
Michel-Ange n'a-t-il pas écrit, au déclin de son existence, ces lignes significatives :
« Le cours de ma vie est arrivé, sur la mer orageuse, par une fragile barque, au port commun où l'on
débarque pour rendre compte et raison de toute œuvre pie et impie. Aussi l'illusion passionnée qui me
fit de l'art une idole et un monarque, je reconnais aujourd'hui combien elle était chargée d'erreurs. Les
pensées vaines et joyeuses, que sont-elles à présent que je m'approche de deux morts ? De l'une je suis
certain, et l'autre me menace. Ni peinture, ni sculpture ne sont plus capables d'apaiser l'âme tournée
vers cet amour divin qui ouvre, pour nous prendre, ses deux bras sur la croix ! »
Poser ces questions, citer, en paraissant s'en approprier les conclusions, ce témoignage désolant, n'est-ce pas,
lorsqu'on est un professionnel de l'art, s'accuser soi-même d'inconséquence ?
Et tout artiste chrétien, convaincu d'ailleurs, de la pauvreté de son œuvre, ne se sentirait-il pas engagé
moralement à briser ses pinceaux lorsque, après avoir comparé entre elles les diverses « valeurs » qui ont cours dans la
vie intellectuelle et morale, il reconnaît consciemment à la charité qui s'immole, le droit d'occuper le rang suprême ?
Cette solution serait éloquente et simple : simpliste, tout au moins. Serait-elle toujours légitime ? Serait-elle
absolument efficace ? Appliquée à d'autres domaines de l'activité humaine, n'entraînerait-elle pas des conséquences dont
il est difficile de mesurer la portée ? C'est à la conscience de chacun qu'il appartient dé résoudre ces questions
angoissantes. L'esprit de l'homme est impuissant à décider par avance de la direction qu'il imprimera à sa propre
activité. Il est l'objet, nous devons le croire, de vocations diverses : « Il y a diversité de dons — il y a diversité de
ministères... » L'important est que l'esprit qui se manifeste dans chacun, agisse pour l'utilité commune. — Je sais un
artiste qui, il y a trente ans environ, s'est déclaré prêt, après une lutte intérieure violente, à renoncer à sa carrière et à
demander une place parmi les collaborateurs de Laforce, si Dieu lui montrait clairement que telle était sa volonté. Il s'est
relevé de ce combat intérieur, raffermi dans sa vocation. Qu'est-ce à dire, sinon, peut-être, que l'Art a son rôle à jouer
dans l'exécution du plan divin, qui est la réinstauration, dans le monde corrompu, de l'éternelle Beauté ?
Et n'est-ce pas à cette tâche qu'ont travaillé, inconsciemment souvent, et sous la poussée intérieure d'une
vocation irrésistible, les artistes de tous les temps ?
Envisagé à ce point de vue, l'art revêt une dignité singulière. Il apparaît à la fois comme témoin et comme
agent, dans la grande cause où se débattent les intérêts éternels de l'humanité.
Et d'ailleurs, n'est-il pas permis de relever ici le fait que l'art a exercé dans l'histoire du Christianisme une
action directement religieuse, c'est-à-dire, puisque le dernier mot de l'Évangile c'est l'amour, une action charitable ?
Les fresques et les retables qui attirent à Florence, à Sienne, à Rome, les pèlerins de l'art, avant d'être l'objet de
l'admiration raisonnée des connaisseurs, ont été la Bible du peuple tout uniment. Ils ont révélé aux fidèles sous une
forme tour à tour naïve et éblouissante les réalités de la vie future, et, par cela même, leur ont versé la consolation et
l'espoir. Ils ont raconté la vie de Jésus. Ils l'ont montré guérissant les malades. Ils l'ont évoqué dans ses souffrances
rédemptrices. Ils ont peint, avec une éloquence poignante souvent, le Christ en croix.
Assurément, parmi les prédicateurs du pinceau, beaucoup étaient des êtres profanes, préoccupés uniquement
d'exercer leur art d'une façon avantageuse et conformément aux exigences de la cliente intarissable qu'était l'Eglise.
Leur œuvre, si elle est, au point de vue artistique pur, intéressante et souvent importante, porte la peine de ce défaut
d'inspiration authentique. Elle est, spirituellement parlant, vide et inefficace.
Mais il y a eu, parmi ceux qu'on nomme les Primitifs, comme il y a eu d'ailleurs aussi parmi les imagiers
anonymes du. moyen âge, des artistes authentiquement chrétiens, qui ont mis au service de leur foi des dons sanctifiés,
c'est-à- dire dégagés, dans la mesure du possible, de tout élément vulgaire, infécond et charnel. Leur œuvre a été: pour
leurs contemporains, et elle est demeurée pour les siècles qui ont suivi, une source incomparable d'édification.
Beato Angelico, pour ne citer que le plus consacré des artistes, a accompli un ministère auprès duquel la
prédication la plus enflammée d'un Savonarole paraît sans portée durable.
Son propos était vraiment de glorifier son Maître et Sauveur et d'affermir la foi de ses frères :
« Qui fait les choses de Christ, avait-il coutume de dire, avec Christ doit se tenir toujours ».
« Il ne fit jamais un crucifix, écrit Vasari, qu'il ne baignât les joues de larmes ».
Le produit matériel de ses travaux allait tout entier à ses frères :
« Que ce ne soit pas ma gloire d'avoir égalé Apelle, mais d'avoir donné tous mes gains, Christ, à tes enfants ! »
Telles sont les déclarations que Nicolas V met dans la bouche de Beato Angelico et qui composent son épitaphe.
Qu'est-ce à dire, sinon que l'Art peut faire un avec la charité ?

*
**

Lorsque le visiteur du Louvre, grisé de chefs-d'œuvre, ébloui par l'éclat du Titien, subjugué par l'abondance
écrasante de Paul Véronèse, convaincu pour un instant que le dernier mot de l'art, c'est la Joconde, rencontre sur ses pas,
dans le vestibule du grand escalier, en face de la Victoire de Samothrace, la Crucifixion de Beato Angelico, cette fresque
à peine perceptible dans l'ombre grise du froid corridor, et qu'il découvre s'enlevant sur le bleu sombre du fond, la figure
de saint Jean, levant sur le Crucifié son visage convulsé de douleur, il éprouve une sensation d'un ordre particulier. Ce
n'est plus l'admiration qui l'exalte, c'est l'émotion qui l'étreint. Tout à l'heure subissait l'ascendant de la beauté telle que
la conçoit l'homme livré à sa propre inspiration, telle que l'ont exprimée les grands artistes de l'Antiquité ou de la
Renaissance, faite tour à tour de grâce et de force, de mesure et d'abondance, de variété et d'harmonie.... Maintenant il
sent son âme envahie par une puissance mystérieuse qui la pénètre tout entière. Il perçoit, après les manifestations
éclatantes du génie humain, le son doux et subtil de l'Esprit. Il s'enthousiasme à la constatation qu'il est un ordre de
pensées et d'affections qui dépasse les pensées et les affections humaines et il prend conscience de sa vraie nature dans
les élans que lui inspire ce témoignage divin.
Qu'est-ce à dire, sinon que l'art peut être, de par la volonté de Dieu, un message d'amour ?
En nous aventurant, pour quelques instants sur le terrain de l'art, nous ne nous sommes donc pas éloignés
autant que vous pourriez le penser, du sujet qui remplit tous nos cœurs en ce jour de fête. Et si vous permettez à un
calviniste convaincu cette constatation, je dirai qu'un lien caché va du cloître de Saint-Marc, où brûlait le cœur de
l'Angelico, aux Asiles de Laforce, refuge béni de la Charité.

*
**

Nous avons cherché à établir d'une façon peut-être un peu laborieuse, que l'art peut faire œuvre charitable
lorsqu'il s'inspire directement aux sources de l'Esprit.
Appliquée à la musique sacrée, cette démonstration eût été plus aisée. La part considérable qu'elle prend au
culte public, la spontanéité avec laquelle elle traduit les élans de l'âme religieuse, lui assignent, dans la hiérarchie des
moyens d'édification, une place à laquelle les arts graphiques ne peuvent qu'exceptionnellement prétendre.
C'eût été sortir de notre sujet et exposer notre incompétence à une épreuve inutile que d'évoquer ici les noms
des grands musiciens qui ont consacré, comme Haendel et comme Bach, les dons qu'ils avaient reçus à l'exaltation du
sentiment religieux, et à l'édification des fidèles. C'eût été, d'ailleurs, enfoncer des portes ouvertes.
Je trouve inutile également de faire une place, dans ce plaidoyer, à la poésie, puis-qu'elle est si intimement unie
à la pensée religieuse qu'elle déborde, ardente et saintement passionnée, de nos livres saints.
Je préfère profiter des quelques instants qui nous restent pour rendre maintenant à la Charité ce témoignage
que, tandis que l'art peut utilement servir sa cause, elle fait, à son tour, œuvre d'artiste.
Et cela de plusieurs façons.
Elle restitue, en premier lieu, à celui qui l'administre, la beauté expressive de l'âme.
Ah ! si vous saviez combien, pour un observateur attentif, il apparaît évident que la mondanité, la frivolité,
l'agitation stérile, appauvrissent, vident, banalisent les physionomies... , combien, au contraire, l'altruisme, l'amour
agissant, le don de soi-même à une cause sacrée, transfigurent le visage humain !
Tenez ! on dit beaucoup de mal de la tenue de nos diaconesses... Peut-être y a-t-il mieux à chercher. Je ne sais...
Mais je vous confesse qu'à mes yeux il n'y a pas une femme parée, fût-elle surmontée d'un chapeau plus volumineux
qu'une meule de moulin, qui égale en beauté vraie, génératrice d'inspiration, telle servante du maître qui vaque à ses
humbles devoirs.
N'est-ce pas parmi les personnes consacrées au service de leurs frères, qu'un Giotto ou un Fra Angelico eussent
cherché leurs modèles, plutôt que parmi les élégants ou les élégantes qui vouent cependant au perfectionnement de leur
« extérieur » (ce mot en dit long), leurs soins les plus attentifs ?

En outre, la Charité fait pénétrer avec l'hygiène, l'air, la lumière, l'ordre, la propreté, la joie, là où régnaient la
mélancolie et la saleté, dans le clair-obscur des réduits.
Rembrandt s'accommoderait difficilement, il faut le reconnaître, de cette transformation, qui met en fuite tout
le mystère dont son pinceau tirait de si magnifiques effets.
Mais le pittoresque n'a pas partie liée avec la misère et il trouve son compte dans l'ampleur claire, dans la
blancheur avenante des locaux où passe, vaillante et souriante, la Bonté.
Et n'est-ce pas (pour prendre un exemple tout près de nous), la Charité qui fait éclore, dans les chambrettes de
Bethesda, la floraison naïve d'images et d'objets multicolores, qui illumine, comme un soleil de la Saint-Martin, les
derniers jours de nos sœurs âgées, et qui dispose les jardinets minuscules que les hospitalisées de la Retraite
entretiennent avec un soin jaloux devant leurs petites cellules ?

La Charité, enfin, travaille au rétablissement de la beauté originelle, compromise par toutes les misères
physiques qui se sont abattues, à la suite du péché, sur l'humanité.
Ah ! les êtres dévoués, animés de la sainte passion du beau, qui est la splendeur du vrai et du bien, penchés sur
les créatures contournées, défigurées, dans lesquelles ils cherchent à faire revivre quelque chose, ne fût-ce qu'un pâle
reflet, de l'image divine, ne sont-ils pas artistes, plus grands que les plus grands sculpteurs ?
Ruskin, l'esthète anglais, qui a exercé sur l'esprit de sa génération une influence si considérable, a si bien
compris le rapport étroit existant entre la recherche de la beauté pure et l'activité rédemptrice de la Charité, qu'il a été
conduit de l'une à l'autre par un enchaînement logique de déductions.
En constatant les ravages causés dans le peuple, tant au point de vue physique qu'au point de vue moral, par
l'activité dévorante de la vie industrielle s'exerçant dans des conditions hygiéniques déplorables, il a été amené à
s'occuper, avec une passion croissante, de la question sociale. Le mot d'ordre de la campagne qu'il a entreprise en
Angleterre était : Guerre au surmenage, guerre à la souffrance, guerre à la laideur !
C'était bien là le cri d'une âme d'artiste, comme le soupir d'un cœur chrétien.

Suis-je parvenu, dans ma grande insuffisance, à vous faire entrevoir cette face de l'harmonie universelle des
choses qui rapproche, lorsqu'ils tendent à la gloire de Dieu, les élans artistiques et les efforts de la charité ? Quoi qu'il en
soit, il eût été désirable peut-être que ce coup d'œil rapide jeté sur des réalités, hélas ! bien théoriques et lointaines, nous
conduisît à quelques conclusions pratiques.
Nous aurions pu examiner brièvement ici comment l'art, j'entends particulièrement l'architecture, la sculpture,
la peinture pourraient, dans les circonstances actuelles, reprendre la tâche à laquelle elles se sont employées durant les
siècles qui ont précédé la Réformation. Mais cette question soulève des problèmes difficiles et d'ordres très divers qu'il
ne faut pas aborder à la légère. Il ne rentre pas non plus dans mon programme de rechercher, quelle pourrait être
l'influence, sur les artistes et sur leur art, d'un retour à une foi vivante et personnelle, ni d'établir comment, même en
dehors de l'Art religieux proprement dit, qui a été d'ailleurs si souvent profane et qui est, à cette heure, si indigent,
l'action divine peut se faire sentir dans une œuvre et lui communiquer une vertu bienfaisante.
Parlerons-nous plutôt d'Art social, la grande question du jour ?
Des chrétiens convaincus pensent que le théâtre peut être pour eux un moyen de se rapprocher du peuple et de
préparer ainsi les voies à l'évangélisation. Du même coup ils visent la régénération du théâtre.
Il y a là une grande pensée, mais sa réalisation ne va pas sans danger. Moraliser le théâtre, c'est bien, à la
condition que le théâtre ne démoralise pas ceux qui veulent le moraliser...
Laissons ce sujet délicat, et voyons si nous n'avons pas à notre portée un moyen moins périlleux et plus
efficace de réaliser la fusion entre l'art et la charité, ou, si vous préférez, de faire concourir l'art à l'édification religieuse.
Je voudrais engager les « jeunes » qui m'écoutent, à donner à Dieu plutôt qu'au monde les talents qu'ils peuvent
avoir reçus en partage.

Je pense à ceux qui sont doués pour la musique, vocale et instrumentale, et je me dis qu'il est vraiment
lamentable de devoir constater que ces dons ne sont que très exceptionnellement consacrés au service de Dieu. On se
prodigue (oh ! tant que l'on voudra) pour le monde déjà saturé de jouissances, mais on marchande à l'Eglise les miettes
même de son talent.
De là ces cultes sans entrain, ces chants languissants, cette atmosphère d'ennui qui pèse sur nos temples et sur
nos chapelles !
Ne comprenons-nous pas que Dieu réclame la première place dans nos affections et que nous avons tous,
chacun dans notre sphère et selon nos moyens, un ministère à remplir pour sa gloire ?
L'heure où les arts graphiques reprendront, leur place dans les édifices consacrés au culte est encore lointaine,
si même elle doit sonner jamais. Mais la musique, considérée comme un service, exécutée avec soin et dans un
sentiment de consécration et de sérieux, peut prétendre jouer son rôle pour l'édification commune.
Tu apporteras à la maison de l'Eternel ton Dieu les prémices des premiers fruits de la terre (Exode XXIII, .19).
Les prémices, jeunes gens et jeunes filles qui m'écoutez, ce sont vos bonnes volontés, votre élan cordial, et vos voix
fraîches ou fortes s'unissant pour chanter les louanges de Dieu.
D'aucuns, même parmi les chrétiens, sont las de l'Eglise, qui, prétendent-ils, a fait son temps.
Ne la laissons pas disparaître. Ravivons-la.
*
**

Je termine, et je n'ai pas dit tout ce que je pense des Asiles. J'ai comparé ceux qui s'y dévouent à des... artistes !
Je ne sais s'ils auront goûté le compliment. Il me paraît à moi-même un peu maigre, comment dirai-je... ? littéraire. Ce
sont de ces comparaisons qu'on trouve à sa table à écrire. On s'en promet beaucoup, et puis, lorsqu'on doit s'en servir, ça
ne porte pas !
Je vous dois un autre témoignage. Le voici : Vous [les patients et employés des asiles] donnez aux chrétiens
une leçon dont ils ont le plus urgent besoin et qui pourra être, s'ils l'entendent, pour leur plus grand profit. Cette leçon,
vous la donnez en accomplissant ici, une tâche obscure. Il n'y paraît pas, aujourd'hui où de nombreux amis vous
entourent, se penchent sur votre œuvre, la contemplent et vous en louent. Mais demain l'humble besogne reprendra,
sans témoin, sans mise en scène, sous le regard de Dieu seul. Or, les hommes d'aujourd'hui n'aiment plus guère l'activité
cachée. Le devoir qui ne fructifie pas en résultats bien apparents, immédiats et tangibles n'attire guère la jeunesse, pas
plus d'ailleurs qu'il ne retient l'âge mûr. Le mot d'ordre, c'est « arriver », paraître, se mettre en évidence, se développer
en surface, en hauteur plus qu'en profondeur.
La presse, même la presse religieuse, est en partie responsable de cet état de choses. Elle tend des pièges à tous
ceux qui agissent.
Ne pourrions-nous pas appliquer aux chrétiens actuels cette déclaration de Jésus, si éloquente dans sa concision
En vérité ils reçoivent leur récompense.
Le monde a besoin que sur des points aussi nombreux que possible s'exercent des activités silencieuses ; que
des vertus germent en secret ; que des racines profondes poussent dans le sol des réalités durables. Tout l'édifice social
en sera consolidé.
N'avons-nous pas tous, du plus au moins, le sentiment que la réserve de forces spirituelles indispensable à la
vie de l'organisme collectif est entamée ?
Il n'y a pas de service fécond possible, sans préparation intérieure intense. Or cette préparation intérieure est
incompatible avec le besoin de paraître et avec la mondanité.
Il ne s'agit pas (est-il nécessaire de le dire ici où toutes les énergies accumulées se transforment en effet utile ?)
de prêcher le retour à la vie contemplative et à je ne sais quelle consécration égoïste. C'est par amour pour le monde,
que nous sommes appelés à nous donner intérieurement à Dieu.
Nos amis de Laforce, je le répète, nous fournissent à cet égard une édifiante leçon de choses.
Le secret de leur action se trouve dans le don sans réserve de leur volonté. C'est là (passez-moi ce jeu de mots)
le secret de Laforce... tout simplement.
Et enfin, puisque nous avons parlé d'art au cours de cet entretien, il nous sera permis de comparer la joie que
Dieu éprouve à contempler une vie consacrée à celle que ressent l'artiste devant l'œuvre sortie de ses mains.

Ils seront miens, a dit l'Eternel des armées, lorsque je mettrai à part ce que j'ai de plus précieux
et je les épargnerai comme un homme épargne son fils qui le sert. Mat. III, 17.

Eug. BURNAND.

Burnand, E. (1910). l'Art et la Charité. Foi et Vie, 13, pp. 382-386.

Édité par salettensis@gmail.com

disponible sur

http://www.scribd.com/doc/35466911/art-et-charite-eugene-burnand-discours

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