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SÉBASTIEN ROCH
Presque cent trente ans après sa parution, il y a plusieurs raisons de considérer qu’un
roman comme Sébastien Roch (1890) doive rester et trouver son public. Joyau de l’écriture
artiste, il se ressent des fiévreuses recherches de style initiées quelques décennies plus tôt par
Edmond de Goncourt, dédicataire de l’œuvre. À titre de comparaison, l’écriture du Journal
d’une femme de chambre, qui paraît en volume en juillet 1900, évolue sur un arrière-plan
d’écriture naturaliste et mimétique, en définitive sans surprise, quand le style de Sébastien
Roch porte résolument l’ouvrage parmi les chefs-d’œuvre de l’esthétique artiste, fébrilement
tendu vers la réussite formelle appelée de ses vœux par Flaubert.
Et pourtant. En dépit de l’ombre portée de prestigieux précurseurs, Mirbeau écrivant le
roman de l’enfant n’est guère marqué par le projet du « Livre sur rien ». Sa singularité réside
dans le traitement particulier d’un sujet scabreux, le viol d’un collégien dans une pension
religieuse, abordé avec combien de finesse analytique et de liberté de style. On voit par
exemple le malentendu qu’il y aurait à faire une lecture excessivement psychologisante de
l’expérience du traumatisme vécu par un enfant – ou à l’exclusive de toute autre, une
interprétation par trop sociologisante du crime perpétré – « Et que je vous sais gré d’avoir
compris que je n’étais pas un mangeur de prêtres ! » confie-t-il à Séverine, pourtant intime de
Vallès et qu’on ne peut taxer de complaisance cléricale 1. À la croisée des influences émanant
de Goncourt et de Zola, le roman de Mirbeau n’est pas une tranche de vie, pas plus un
document humain issu d’investigations à prétention scientifique. Mirbeau aura pour Mallarmé
cette belle et synthétique définition de son œuvre : « le meurtre d’une âme d’enfant ».
Par conséquent comment rendre compte d’une quelconque appartenance esthétique de
Sébastien Roch, récit à la popularité relative entre tous les textes de Mirbeau ?
En premier lieu, davantage que de nous pencher sur l’identité de certains acteurs du
drame, peut-être s’agit-il d’envisager l’identité de certains lecteurs et la qualité de certaines
lectures menées par Mirbeau sur cette période contemporaine de l’écriture, puis de la
réception du roman. De Menton où il séjourne en 1889-1890, époque de la rédaction du
roman, Mirbeau vante à Edmond de Goncourt les beautés de la vie contemplative ; Mallarmé,
Maeterlinck, les chantres du symbolisme, reçoivent ses lamentations suscitées par l’inanité de
la chronique, ses fulminations contre l’indigence morale du journalisme ; çà et là, sa
correspondance s’épanche sur des sujets en définitive bien peu naturalistes, vantant la notion
d’idéal chez Villiers de l’Isle-Adam, analysant les nouvelles tendances japonisantes de l’art,
faisant même mine – l’expérience n’aura guère de suite – de s’intéresser à l’occultisme ! C’est
dans ces circonstances morales et l’exaltation de cette poétique qu’il convient de replacer les
différents enjeux artistiques et critiques de Sébastien Roch, roman symbolique né en plein
symbolisme.
1 Lire à ce sujet la disputatio développée entre Pierre Michel, biographe de Mirbeau, et le docteur Yves du Lac,
parent de Stanislas du Lac, au sujet de l’hypothèse qui fait du Père de Kern le reflet possible du Père du Lac,
Cahiers Mirbeau, n° 5, 1998, p.129-157.
Tout d’abord, il y a l’indéniable talent du grand descriptif qu’est Mirbeau. On
s’accorde d’ordinaire à faire valoir la réelle force persuasive du pamphlétaire, l’efficacité de la
vis comica du conteur, l’art de la concision mordante du journaliste ou le sens du dialogue
vivant du dramaturge. C’est oublier un peu vite l’écrivain complet, le romancier aux talents
combien complémentaires que fut Mirbeau, pour qui ce serait déchoir que de rien laisser au
hasard ou au petit bonheur de l’inspiration. En effet, ses ressources picturales ne le cèdent en
rien au caractère incisif de la plume. Or Sébastien Roch étonne non seulement par
l’intelligence de la narration, mais plus encore par l’alternance, ou, mieux l’intrication
presque organique, des épisodes de récit et des moments plus statiques où se déploient les
pauses que sont la double peinture des paysages bretons et les états d’âme du jeune Sébastien.
Significative est à cet égard la triple résurgence dramatique du lieu du viol. La chambre
confinée et propice à envelopper l’enfant d’une atmosphère vénéneuse, où s’accomplit le
crime, se dessine, pour qui sait lire entre les lignes, en amont du moment fatidique, à travers la
scène des velléités suicidaires du petit Sébastien dès le chapitre II, en butte aux moqueries de
ses jeunes condisciples aristocrates :
« Toute sa vie sensorielle, déséquilibrée, affluait à son odorat. Des senteurs lui arrivaient aux
narines, multiples, différentes et si fortes, qu’il faillit s’évanouir […] L’atmosphère, comme dans une
chambre fermée et remplie de végétaux, lui semblait lourde d’odeurs acescentes et de vénéneux
parfums. Il respira, décuplés par la perception morbide exacerbée de ses nerfs, le souffle ammoniacal
des terreaux, l’exhalaison carbonique des feuilles mortes, les arômes effervescents des herbes
mouillées, la fleur alcoolisée des fruits. »