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Fédéralisme européen et politiques sociales

parRaimondo Cagiano de Azevedo


Raimondo Cagiano de Azevedo est professeur à l’Université La Sapienza de Rome.

etMarc Heim
Marc Heim est économiste, ancien maître de conférences à l’Université de Paris I Sorbonne.

1 - Introduction : économie sociale et politique sociale[1] Une


remarque terminologique s’impose ; dans la suite... [1]
1

L ’absence de dimension sociale dans le projet européen est, peut-être, à l’origine du retard avec lequel

l’Europe s’approche, dans son processus d’intégration et d’union, de la Fédération européenne[2] R.


Cagiano de Azevedo e J. Mac Donald, “Problemi di... [2] .
2

Tout le processus de la construction européenne est très clairement d’inspiration libérale. L’échec des
expériences communistes a même eu comme effet de renforcer cette tendance. L’hypothèse sous-jacente
de ce modèle est que le social ne relève pas de l’économie. Il peut y avoir des retombées sociales favorables
de l’activité économique. Et dans le cas de conséquences trop négatives, l’on envisagera des mesures
sociales correctives, mais toujours, en quelque sorte, en marge de la logique économique, qui reste seule
déterminante. L’économie a ainsi été privée d’une dimension – la dimension sociale – qui lui est tout à fait
propre. Avec cette élimination – plus académique que politique – les véritables politiques économiques et
sociales n’ont plus pu être orientées par un projet global. Depuis quelque temps, la situation semble
pourtant changer radicalement : des voix s’élèvent de partout pour exiger à nouveau une intervention
politique destinée à pallier les insuffisances du marché et à réintroduire dans le débat une problématique
de justice sociale. L’on parle même de plus en plus fréquemment de la nécessité de définir une troisième
voie[3] L’attribution du Prix Nobel d’Economie à Amartya Senn... [3] .
3

Si nous voulons éviter de retomber dans les errements du passé, il faut affirmer que cette troisième voie
sera nécessairement d’inspiration proudhonienne. Proudhon nous aide à comprendre la cause
fondamentale de cet état de fait : il envisage, en effet, une économie sociale fondée sur une vision
d’ensemble des rapports économiques et sociaux que l’on a perdu de plus en plus aujourd’hui à travers
cette division fictive de l’économique, du politique et du social[4] P. Haubtmann, La philosophie sociale
de P.-J. Proudhon,... [4] .
4
Il est intéressant de noter comment Proudhon construit son projet d’économie sociale : il commence par
critiquer les fondements de l’économie politique, en s’appuyant sur le fameux texte de Malthus. La
condamnation de l’économie politique a été formulée par Malthus dans ce passage fameux :
5

« Un homme, né sur un sol où la propriété est établie, et qui ne peut subsister ni de son travail, ni de son patrimoine,
n’a nul droit à partager la nourriture des autres hommes. Au grand festin de la nature, il n’y a point de couvert pour
lui. Elle lui ordonne de partir, et fera promptement exécuter cet ordre.
Voilà donc quelle est la conclusion nécessaire, fatale, de l’économie politique, […]: La mort à qui ne possède pas.
[…] La liberté individuelle, et la propriété qui en est l’expression, sont données dans l’économie politique ; l’égalité et la
solidarité ne le sont pas[5] P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques,... [5] . »
6

La justice, l’égalité et la solidarité appartiennent aux revendications des socialistes. Mais Proudhon
critique cette position également, aussi bien le socialisme d’un Fourrier, qu’il qualifie d’utopie, que le
communisme d’un Cabet :
7

« Le communisme reproduit donc, mais sur un plan inverse, toutes les contradictions de l’économie politique. Son secret
consiste à substituer l’homme collectif à l’individu sans chacune des fonctions sociales, production, échange,
consommation, éducation, famille. Et comme cette nouvelle évolution ne concilie et ne résout toujours rien, elle aboutit
fatalement, aussi bien que les précédentes, à l’iniquité et à la misère »[6] Ibidem, tome III, p. 8-9. [6] .
8

Et de manière plus prémonitoire encore, Proudhon estime que cette conception doit conduire à
l’arbitraire administratif et à la négation de la liberté. De même, un siècle avant les économistes
autrichiens (Boehm-Bawerk, von Mieses et Hayek), il affirme que le communisme et le socialisme
s’interdisent le calculéconomique : « Le socialisme ne compte pas, il se refuse à compter[7] Ibidem, tome III, p.
33 [7] . »
L’on voit bien ici la nature de la démarche méthodologique utilisée par Proudhon. Après avoir reconnu
comme fondamentaux les principes de liberté et de propriété, propres à l’économie politique ainsi que
ceux de justice, de solidarité et d’égalité propre au socialisme, il va conclure à une double négation de ces
deux conceptions, si elles sont prises isolément. Elles sont antinomiques. L’économie sociale se construira
donc sur cette antinomie, dont les deux pôles sont irréductibles, non éliminables, mais en tension
féconde, à condition d’être équilibrés, mis en « balance ».
À la lumière de cette introduction, nous pouvons maintenant analyser les politiques sociales
traditionnelles et leur dépassement nécessaire.

2 - La dimension sociale en Europe


1 - Un rappel historique

Dans cette perspective, qui dissocie l’économie et le social, un homme ne peut prendre part au « festin de
la Nature » que s’il peut participer aux échanges libres organisés sous le régime de la propriété : ce qui
suppose la possession d’un minimum de biens. Sinon, il en est exclu, à moins de trouver « le moyen d’exciter
la compassion de quelques-uns » (Malthus). La première voie d’intégration sociale débouche, de facto, sur un
système de « cooptation », par la transmission des patrimoines, l’autosélection des élites, l’enseignement
élitaire[8] Cf. les ouvrages anciens, mais toujours d’actualité... [8] , sans compter… l’endogamie sociale. La
seconde repose, au fond, sur l’aumône ou l’assistance (terme préféré aujourd’hui, mais tout aussi
condescendant).
10

Le XIXe siècle a été caractérisé par la suprématie de l’économie politique libérale et la négation de toute
préoccupation de justice sociale. Ainsi, Malthus et Ricardo (opposés sur bien des points de théorie
économique) se sont retrouvés pour obtenir la suppression des poor laws. C’est la situation qu’ont connue
Proudhon et Marx, celle d’une paupérisation accrue, d’une exploitation sans limites des travailleurs
(hommes, femmes et enfants) produisant une misère effroyable. Devant la montée du mécontentement
populaire, des révoltes de plus en plus nombreuses des ouvriers, de l’organisation progressive des
travailleurs, les gouvernements européens de l’époque allaient prendre les premières mesures sociales,
concernant la durée du travail, l’emploi des femmes et des enfants. Progressivement, les luttes ouvrières
devaient déboucher sur une augmentation des salaires et une amélioration des conditions de travail.
Pourtant toutes ces mesures relevaient encore de préoccupations de « compassion » : protéger les plus
faibles et éviter les situations dramatiques. Compassion calculée d’ailleurs : c’était – déjà – le prix à payer
pour la paix sociale.
11

La fin du XIXe siècle et surtout le XXe siècle vont connaître une institutionnalisation progressive des
politiques sociales. Pour simplifier, l’on peut dire qu’il s’agit des mesures mises en place par l’État-
providence. Il faut pourtant souligner que ces politiques sociales ne remettent pas en cause le primat de
l’économique. Elles étaient – et sont restées – de nature palliative. Elles constituent ainsi le prix social à
payer pour que la logique de l’efficacité économique maximale puisse être atteinte. Ou, pour dire les
choses autrement, elles continuent de traiter les problèmes sociaux à côté, en dehors, de la sphère
économique. Or, cette conception est aujourd’hui dépassée : elle ne correspond plus ni à la situation
actuelle, ni aux enjeux de demain.
12

Nous nous bornerons, pour l’illustrer, à trois exemples : le chômage, les retraites et la sécurité sociale.
13

Les allocations de chômage, quand elles ont été introduites – et avec quelles résistances de la part des
milieux libéraux – ne concernaient qu’une très faible partie de la population active. Mais surtout, jusque
dans les années soixante-dix, le chômage était essentiellement conjoncturel et de courte durée. De plus,
les États pouvaient mettre en place des politiques économiques relativement efficaces : les échanges
commerciaux étaient faibles, les industries nationales largement protégées par des droits de douane
élevés et les mouvements de capitaux restaient limités. Aujourd’hui la nature du chômage a radicalement
changé. Il est devenu essentiellement structurel, et pour une large partie des chômeurs, de plus en plus
chronique, de longue durée. Sans parler du coût, l’on a dû se rendre à l’évidence : les mécanismes
d’indemnisation laissent un nombre croissant d’individus au bord de la route. D’où, d’ailleurs, la mise en
place, en France, du RMI, dernier avatar de ces politiques d’assistance, qui ne permet pas non plus de
résoudre le problème de l’aggravation de l’exclusion.
14

Si nous ajoutons à cela le développement de la précarité d’emploi, du temps partiel imposé qui débouche
sur une nouvelle catégorie, inconnue jusqu’ici, lesworking poors, nous devons en conclure que les
replâtrages ne suffiront plus et que ce sont des modalités entièrement nouvelles de répartition du revenu
qu’il s’agit de prévoir.
15

Des réflexions du même ordre peuvent être faites en ce qui concerne les retraites. Le système actuel a été
mis en place à une époque où l’espérance de vie en Europe était celle des pays en développement
aujourd’hui, et ne dépassait guère 60 ans. La natalité, elle aussi, était encore élevée. Le poids des inactifs
restait donc supportable. Ici aussi, la situation a changé radicalement. Et les systèmes de retraite sont en
crise partout. Le phénomène est même aggravé par la mise à la retraite anticipée d’actifs à 50 ans, parce
que le système économique estime qu’ils ne sont plus suffisamment efficaces.
Les systèmes de prise en charge des dépenses de santé connaissent une évolution analogue. Il ne faut pas
oublier que plus de 50 % des dépenses concernent les personnes âgées de plus de 65 ans. De plus, il y a
encore une génération, la solidarité intergénérationnelle était souvent familiale : la prise en charge des
vieux se faisait dans ce cadre. Aujourd’hui, elle incombe de plus en plus à la collectivité.
Nous pourrions multiplier les exemples. Le constat serait le même. Une conclusion s’impose :
l’institutionnalisation des systèmes d’assistance est en crise. Il est significatif de relever que les traités de
Maastricht et suivants sont muets en ce qui concerne les politiques sociales, résultat de l’absence d’accord
entre les gouvernements européens sur cette question très sensible. Malgré de longues démarches et
négociations, aucun accord important n’a été possible[9] Cf. J.-L. Arnaud, L’Europe sociale. Historique et
état... [9] . C’est le signe manifeste du « déficit social » de la construction européenne que nous signalions
en introduction.

b - Les conditions d’un plan d’action

16

Un plan d’action en matière sociale proviendra toujours de deux chemins complémentaires : le premier
correspond à la nécessité, le second relève du choix. Certes, nous disposons de toutes les connaissances,
de tous les instruments qui nous permettraient de prendre les décisions les meilleures. Mais il faut bien
constater que, le plus souvent, les décisions sont prises dans l’urgence de la nécessité et parfois
rationalisées plus tard. Cette réponse au coup par coup n’est pas inutile et elle n’est pas non plus
complètement inefficace quand les évolutions sont lentes ou quand l’on se situe dans le court terme. Mais
elle est insuffisante en période de mutations profondes.
17

Ici aussi, nous nous bornerons à trois exemples : le chômage, la famille et les retraites.
18

Est-ce que, par exemple, un système capitaliste pourrait fonctionner avec 19 millions de chômeurs en
dehors de l’Europe ? Partout ailleurs cela constituerait un risque de guerre civile. En Europe, le système
économique a intégré cette situation, avec son coût économique et social. C’est ici le prix à payer pour le
maintien de l’efficacité économique maximale, de l’adaptation la plus rapide aux changements
technologiques et aux évolutions du marché. Et les solutions tentées pour résoudre ce problème relèvent
toutes de la « nécessité », solutions partielles le plus souvent emplois jeunes, mesures pour les chômeurs
de longue durée, stages-parking… Et dernière mesure en date, celle de la semaine des 35 heures, dont on
attendait des miracles.
19

Fondamentalement, toutes ces politiques restent encore fondées sur des hypothèses anciennes qui ne
sont plus vérifiées aujourd’hui. Celle du plein-emploi, d’abord, qui continue de fonctionner comme un
point de référence, même si sa réalisation est hors de portée. L’hypothèse, aussi, que les travailleurs
disposent d’une certaine sécurité dans le temps par le biais d’un contrat de travail à durée indéterminée,
que l’emploi est à temps plein et que le salaire qui en découle permet d’accéder à un niveau de vie
satisfaisant. Aucune de ces conditions n’est plus aujourd’hui remplie. L’évolution actuelle ne concerne pas
seulement les personnes démunies d’emploi, mais toutes celles qui en ont un. Est-il scandaleux de penser
que, dans une vingtaine d’années, la durée du travail pourrait être ramenée à 4 heures par jour ? En effet,
notre société progresse vers l’accroissement du temps de vie, et non du temps de travail. Et il n’y aura
donc plus un nombre suffisant d’emplois correspondant aux conditions passées.
20

Mais la prise en compte de cette évolution nécessitera une remise en cause fondamentale des politiques
sociales, et même au-delà, des mécanismes de répartition et de redistribution.
21

Nous avons déjà mentionné la crise des systèmes de retraite et le poids de plus en plus considérable des
inactifs par rapport aux actifs. Mais il y aussi le problème d’une inactivité le plus souvent imposée à des
personnes encore en pleine possession de leurs moyens, et pour une durée d’une vingtaine d’années. Ici
aussi, l’on peut se contenter de bricoler à partir des recettes du passé. Cela ne sera certainement pas
suffisant.
22

En ce qui concerne la famille, l’on constate que les jeunes se marient de moins en moins et de plus en plus
tard. Il faut pourtant se rendre compte que les ressources nécessaires pour envisager de bâtir un ménage
dans des conditions satisfaisantes sont souvent hors de portée pour un nombre croissant de jeunes. Une
fois de plus, les réponses apportées par la politique sociale ont été inexistantes ou largement insuffisantes.
Les exemples pourraient être multipliés à l’envie. Ce que nous essayons de montrer, c’est que les réponses
qui sont aujourd’hui proposées ou mises en œuvre pour prendre en compte ces problèmes sont largement
inadaptées, insuffisantes, voire même souvent inefficaces.[10] Elles peuvent même aller à l’encontre du
but poursuivi.... [10]

3 - Fédéralisme et économie sociale

23

Contrairement à la conception de l’État-providence qui traite les questions sociales à côté de la logique
économique, qui se borne à corriger les effets sociaux négatifs de l’activité économique, le fédéralisme,
dans une perspective proudhonienne, vise à définir les conditions d’une véritable économie sociale, qui
intègre en même temps et dès le départ, les objectifs de justice sociale et d’efficacité économique.
24

Ce n’est pas le lieu ici de présenter l’ensemble de l’économie fédéraliste.[11] Sur ce point, voir la
bibliographie. [11] En revanche, nous pouvons fixer les grands principes, les lignes de force qui permettent
de construire une telle économie sociale.
25

D’abord, et au point de départ, l’économie sociale doit être fondée sur la personne, telle qu’elle a été
définie par L’Ordre Nouveau[12] À l’intention de ceux qui n’en aurait jamais entendu... [12] dans les années
trente. L’intégration de la personne dans la société doit être prévue par l’organisation sociale elle-même.
C’est le fonctionnement même de la société qui doit éviter les phénomènes d’exclusion. Nous ne pouvons
plus nous contenter de l’hypothèse qui a prévalu pendant longtemps selon laquelle la seule croissance
économique suffisait à réaliser l’intégration sociale de tous. Cela n’a jamais été vérifié, même pendant les
Trente Glorieuses, et l’évolution récente le démontre dramatiquement.
26

Une telle conception marque la différence qu’il y a entre une orientationindividualiste des politiques
sociales, qui est actuellement le choix de la plupart des gouvernements européens et
l’orientation personnaliste préconisée par les fédéralistes européens[13] «L’antithèse individualiste suppose
un usage de la... [13] .
27

Pour illustrer les changements radicaux qu’introduit une telle perspective, nous donnerons quelques
exemples.
28

D’abord, les relations économiques, aussi bien dans l’entreprise que dans les systèmes économiques. Elles
peuvent être envisagées sous l’angle de la force ou bien dans la perspective mutuelliste proudhonienne.
Dans le premier cas, l’on privilégie les pôles, en négligeant l’organisation des relations : l’on débouche
inévitablement sur un système de conflits et de confrontations, une culture de la force ou de la guerre.
C’est le cas de l’entreprise aujourd’hui. Les deux pôles sont constitués par les syndicats et par le patronat
(le travail et le capital). Il s’agit d’une confrontation, d’un rapport de forces où le plus fort l’emporte – en
l’occurrence le capital, évidemment.
29

Si, au contraire, l’on privilégie la relation, l’organisation dialectique des pôles, l’on construit un système
mutuelliste, qui ouvre le chemin d’une culture de paix. Les conflits ne disparaîtront pas pour autant, mais
ils seront organisés dans le cadre de mécanismes régulateurs. Dans le cas où l’on tient compte de la
relation dialectique entre les pôles, la tension, l’on intègre le service à l’autre, le choix et le volontarisme,
l’existence du don à côté de l’échange marchand et l’on privilégie une relation mutuelliste par rapport à
une confrontation stérile, fondée sur les seuls rapports de force.
30

Un autre exemple concerne le travail et le temps de travail. Les deux questions sont intimement liées. Le
travail n’est pas le même pour tout le monde : il est antinomique. D’un côté, l’activité créatrice et de
l’autre, le travail indifférencié, nécessaire pour la production des biens matériels indispensables à la
satisfaction des besoins fondamentaux. Nous trouvons déjà ce problème chez Proudhon :
31

« Ainsi, quelle est […] la cause première de la multiplication des richesses et de l’habileté des travailleurs ? La division
[du travail].
Quelle est la cause première de la décadence de l’esprit, et […] de la misère civilisée ? La division [du travail].[14] P.-J.
Proudhon, op. cit. p. 108. [14]
32

Cette « antinomie » sera reprise, dans le cadre de la méthode dichotomique, par L’Ordre Nouveau, qui
parlera de la « dichotomie[15] Cl. Chevalley, L’homme et le travail, L’Ordre Nouveau,... [15] du travail, c’est-
à-dire l’opposition entre travail de création et besogne machinale ».
33

Selon que l’on consacre son temps à l’une ou l’autre de ces activités, il prend un sens radicalement
différent. Du point de vue du temps, la journée même est « dichotomique », puisqu’elle se traduit par une
séparation radicale entre le temps de travail et celui consacré au loisir :
34

« La division de nos journées en 8 heures de travail et 8 heures de loisir est une dérision brutale des rythmes créateurs.
Elle exprime simplement l’état accidentel d’un conflit absurde entre deux opérations dont nous avons perdu le contrôle,
pour les avoir follement décrétées autonomes : la production et la consommation »[16] Denis de Rougemont, Loisir
ou temps vide ?, texte que... [16]
35
Or, aujourd’hui, l’on parle, dans le cadre du mythe du plein-emploi, du destin de tout le monde de
travailler toute la journée même si l’on prévoit une faible réduction du temps de travail… pour en donner à
tout le monde. Mais la libération de l’homme suppose l’inverse : le plein sous-emploi, c’est-à-dire un
travail (au sens de besogne) réduit au minimum ; le reste du temps n’étant pas du temps perdu, mais le
temps de la société, de la personne, de la famille, de la réflexion, des activités sociales non-marchandes.
Bref, pour le dire brutalement (n’en déplaise aux partisans du plein-emploi ancienne manière), l’époque
du plein-emploi est révolue et doit laisser la place à la pleine activité (à condition de comprendre ce
dernier mot au pluriel)[17] Franco Spoltore, “Il futuro della scuola nell’era del... [17] .
36

Le dernier exemple que nous prendrons (last but not least) concerne l’antinomie dont nous sommes
partis, entre l’économie politique et le socialisme, entre les pôles propriété et liberté et justice et égalité.
37

D’abord, il faut souligner qu’égalité ne signifie pas égalitarisme. Le fédéralisme institue un socle d’égalité
par l’attribution, à chacun, d’un Minimum social garanti, inconditionnel, cumulable avec toute autre
rémunération et destiné à permettre la satisfaction des besoins fondamentaux pour chacun. Cette mesure
transforme aussi radicalement le rapport de forces entre les travailleurs et les employeurs et constitue une
possibilité de dépasser le salariat pour déboucher sur les formes les plus diverses d’associations. Par la
sécurité qu’elle accorde, elle permet aussi de développer grandement l’esprit d’initiative et la capacité
d’entreprendre.
Dans le domaine du travail, le fédéralisme innove aussi. Plutôt que de maintenir des emplois
indifférenciés, simplement dans le but de réaliser un hypothétique plein-emploi, il prévoit, au contraire, le
remplacement, le plus rapidement possible, de tous les emplois machinaux par des robots. Et pour éviter
que la part incompressible de « besogne » n’incombe à une fraction défavorisée de la population, il
préconise sa prise en charge par la collectivité tout entière, à travers l’instauration du Service civil.
Voilà, très brièvement décrites, quelques lignes de force qui pourraient orienter la mise en place de
véritables politiques sociales et la définition d’un commun projet d’économie sociale pour l’Europe
du XXIe siècle.

4 - Conclusion

38

Ce projet nécessite un choix politique explicite. Il est fondé sur la prise de responsabilité et la
participation de chacun. Il implique évidemment l’intervention d’institutions politiques. Mais quand nous
parlons d’institutions politiques, nous pensons immédiatement à une organisation fédérale, dans laquelle
le principe de subsidiarité[18] À l’heure où une bureaucratie européenne semble se... [18] garantit que les
décisions seront prises le plus près possible des intéressés, permettant leur participation au processus
décisionnel.
39
Seule une telle perspective permettra d’éviter les tensions qui se sont produitesen Europe ; elle seule
permet de tenir compte de l’interdépendance des problèmes sociaux, qui est certainement plus forte, n’en
déplaise aux ultralibéraux, que l’interdépendance des problèmes économiques. Une véritable économie
sociale européenne constitue aussi une condition de l’accroissement de l’interdépendance politique entre
les pays européens.
Malgré les vœux de Proudhon, le XXe siècle n’a pas été en Europe le siècle des grandes fédérations. Ce qui
nous a valu deux guerres mondiales. Il reste un espoir. C’est un espoir fondé sur la nécessité. Nous
pensons que la nécessité va nous pousser dans cette nouvelle direction. Mais la nécessité n’est pas
suffisante ; elle doit déboucher sur un choix, éclairé par tous les instruments de la connaissance dont nous
disposons, et orienté par un projet personnaliste et fédéraliste. Nous tenons à rendre hommage ici à
Alexandre Marc qui a été l’inspirateur principal de ce projet.

Bibliographie sélective

 Nous n’avons pas référencé les œuvres de Proudhon (voir sur ce point la bibliographie très complète dans
l’ouvrage de Bernard Voyenne)

 A. de Angelis et I.M. Jarvad, Towards a decentralised welfare state in Europe ?, Roskile University
Center, Denmark, June 1995.

 J.-L. Arnaud, « L’Europe sociale. Historique et état des lieux », Groupement d’Études de recherche
« Notre Europe », Études et Recherches, n° 3, juillet 1997.

 P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers (Paris, 1966) et La Reproduction (Paris, 1970).

 Raimondo Cagiano de Azevedo, « Fédéralisme et politiques sociales », dans Le fédéralisme


personnaliste aux sources de l’Europe de demain de F. Kinsky et F. Knipping, Nomos Verlagsgesellschaft,
Baden-Baden, 1996, pag. 273.

 Raimondo Cagiano de Azevedo, « Marx et Proudhon contre Malthus », Les Cahiers du fédéralisme,
Presses d’Europe, Nice 1978.

 André Gorz, Misères du présent, Richesse du possible, Galilée, Paris 1997.

 P. Haubtmann, La philosophie sociale de P.-J. Proudhon, Presses Universitaires de Grenoble, 1980

 Marc Heim, « Sortir de la crise », L’Europe en formation, n° 234, novembre-décembre 1979.

 Jean-Paul II, Lettre aux Familles, Mame/Plon, Paris, 1994

 Alexandre MARC, « Prospective socio-économique du fédéralisme », L’Europe en formation, n° 255,


janvier-mars 1984.

 Alexandre Marc, « Minimum social garanti(MSG) pour l’Europe », L’Europe en formation, n° 268, été
1987.

 Mireille Marc-Lipiansky, « Esquisse d’une économie fédéraliste » L’Europe en formation, n° 190-192,


janvier-mars 1976.

 L’Ordre Nouveau (1933-1938), réédition effectuée par la Fondation Émile Chanoux, Aoste, 1997.
 Franco Spoltore, « II futuro della scuola nell’era del modo di produrre scientifico e
dell’unificazione mondiale », Il Federalista, n. 1, Pavia, 1995

 Christian Roy, « La question du travail dans la pensée d’Arnaud Dandieu »,L’Europe en formation, n°
309, été 1998.

 Robert Theobald (éd.) The Guaranteed Income, Next step in socio-economic evolution ?,Doubleday, New
York, 1967. Avec des contributions notamment de C.M. Arensberg, E. Fromm, M. McLuhan…)

 Bernard Voyenne, Le fédéralisme de P.J. Proudhon, Presses d’Europe, Nice 1973.

Notes

[1]

Une remarque terminologique s’impose ; dans la suite du texte, nous distinguerons les politiques sociales
propres à l’économie de marché, dans le cadre de l’État-providence et l’économie sociale au sens où Proudhon
entend ce concept.
[2]

R. Cagiano de Azevedo e J. Mac Donald, “Problemi di popolazione e politiche sociali in prospettiva europea”, Rivista
Italiana di Economia Demografia e Statistica, Vol. XLIX, n. 4, oct.-dec. 1995.
[3]

L’attribution du Prix Nobel d’Economie à Amartya Senn ne trompe pas sur cette évolution.
[4]

P. Haubtmann, La philosophie sociale de P.-J. Proudhon, Presses Universitaires de Grenoble, 1980.


[5]

P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, Édition du Groupe Fresnes-Antony, Fédération
anarchiste, 1983, tome I, p. 51-52.
[6]

Ibidem, tome III, p. 8-9.


[7]

Ibidem, tome III, p. 33


[8]

Cf. les ouvrages anciens, mais toujours d’actualité de P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers (Paris 1966)
et La Reproduction (Paris 1970).
[9]

Cf. J.-L. Arnaud, L’Europe sociale. Historique et état des lieux, Groupement d’Études de recherche, “Notre Europe”,
Études et Recherches, n° 3, juillet 1997.
[10]

Elles peuvent même aller à l’encontre du but poursuivi. Pour favoriser le développement du temps partiel, l’on
a, en France, augmenté le dégrèvement accordé aux entreprises en ce qui concerne les charges sociales. Le
résultat ne s’est pas fait attendre. Toutes les entreprises de distribution ont mis leur personnel à mi-temps
imposé.
[11]
Sur ce point, voir la bibliographie.
[12]

À l’intention de ceux qui n’en aurait jamais entendu parler, nous précisons que la revue en question fait partie
des revues non-conformistes des années trente, et qu’elle est très nettement d’inspiration proudhonienne. Une
rééditon complète de la revue a été réalisée par la Fondation Émile Chanoux à Aoste.
[13]

«L’antithèse individualiste suppose un usage de la liberté dans lequel le sujet fait ce qu’il veut, “définissant” lui-même “la
vérité” de ce qui lui plaît ou lui est utile. Il n’admet pas que d’autres “veuillent” ou exigent de lui quelque chose au nom d’une
vérité objective. Il ne veut pas “donner” à un autre en fonction de la vérité, il ne veut pas devenir “don désintéressé “.
L’individualisme reste donc égocentrique et égoïste» ; Jean-Paul II, «Lettre aux Familles», Mame/Plon, Paris, 1994
[14]

P.-J. Proudhon, op. cit. p. 108.


[15]

Cl. Chevalley, L’homme et le travail, L’Ordre Nouveau, n° 20 (mai 1935), p. 3-4.


[16]

Denis de Rougemont, Loisir ou temps vide ?, texte que nous devons à la courtoisie de Bruno Ackermann.
[17]

Franco Spoltore, “Il futuro della scuola nell’era del modo di produrre scientifico e dell’unificazione
mondiale”, II Federalista, n. 1, Pavia, 1994
[18]

À l’heure où une bureaucratie européenne semble se substituer (ou se superposer) aux bureaucraties étatiques,
il est important de mettre en valeur le principe de subsidiarité. Même la littérature scientifique commence à
reconnaître l’apport du fédéralisme global dans ce domaine : « The actual concept of subsidiarity has a long history
behind it. It dates first to natural law, then to federalism and Proudhon, theorist on both federalism and anarchism. To take
an example Gloser to us, subsidiarity can be associated with the personalism. The person should not be only the point of
departure but also the point of arrival of any distribution of power (E. Mounier) » (Voir A. de Angelis et I.M
Jarvad, Towards a decentralised welfare state in Éurope ?, Roskilde University Center, Denmark, June 1995).

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