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ÉLABORATION DE L'AGIR
Anne Brun
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Groupe d'études de psychologie | « Bulletin de psychologie »
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Les enjeux thérapeutiques d’un groupe d’écriture Dans cette perspective, l’atelier d’écriture en
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en prison peuvent être envisagés à partir d’une prison consistera, d’abord, à remettre en jeu la vie
double perspective : le travail thérapeutique en psychique, avec sa conflictualité, ses désirs, ses
prison renvoie, d’une part, à la spécificité des souffrances, ce qui se révèle difficile, au vu des
pathologies de l’agir, d’autre part, à la prise en défenses mises en œuvre par ces sujets pour
compte des défenses mises en place par des sujets pouvoir survivre psychiquement. Il s’agira de
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confrontés à une situation extrême, la vie en prison. rendre possible, par l’association libre, une mise en
En ce qui concerne, d’abord, les pathologies de récit, qui permet de confronter son histoire à celle
l’agir, qui s’accompagnent d’un court-circuitage de de l’autre, ce qui est fondamental pour une popu-
la mentalisation de la vie psychique, l’écriture lation carcérale, caractérisée par un manque de
thérapeutique en groupe vise à activer la figuration différenciation entre soi et autrui et par une difficile
de pensées ou d’états affectifs peu accessibles au appréhension de l’altérité. Les groupes de détenus
sujet : ceux-ci renvoient souvent à une partie de se caractérisent, en effet, par la prédominance du
soi, en quelque sorte extérieure au sujet lui-même, pôle isomorphique, selon la conceptualisation de
partie clivée, qui se manifeste par des mises en acte Kaës (1993, p. 216-218), selon laquelle l’appareil-
de tensions insupportables et infigurables. Il s’agit lage isomorphique identifie l’espace psychique
là de recourir à l’acte, comme l’a noté Balier (1988) individuel à l’espace psychique du groupe, l’espace
dans sa psychanalyse des comportements violents, interne à l’espace du groupe. L’appareil psychique
quand la représentation est impossible et quand le du groupe s’organise selon la polarité isomor-
sujet se trouve confronté à la menace de disparaître, phique, lorsque les membres d’un groupe tentent
de ne plus exister, soit à ce que Winnicott (2000) de réduire l’écart, la tension et la différence entre
désigne comme « agonies primitives », c’est-à-dire le fonctionnement du groupe et l’appareil
des états de catastrophes psychiques primitives, qui psychique individuel. Ce type de relation fonc-
conduisent le sujet, à se retirer de sa propre tionne comme un double repliement du groupe dans
subjectivité. la personne et de la personne dans le groupe ; il ne
permet donc pas l’individuation, dans la mesure où
C’est précisément ce processus de « désubjecti-
chacun est assujetti à tenir la place qui lui est assi-
vation » qui va être réactivé par la vie carcérale,
gnée dans le groupe, place à laquelle chacun, en
qui confronte le détenu à la perte de ses repères et
outre, s’auto-assigne. Autrement dit, il n’y a pas de
de son identité, à l’uniformisation, à l’absence
subjectivité individuée. Ainsi, les groupes théra-
d’intimité, conditions de vie extrêmes, qui vont
peutiques d’écriture en prison se caractérisent-ils,
s’accompagner progressivement d’un désinvestis-
dans un premier temps, par le caractère massif de
sement du monde extérieur et d’une dépersonnali-
l’investissement du groupe comme entité idéalisée
sation, comme l’a montré Lhuillier (2000). Face à
– ou, parfois, « fécalisée » – et par un investisse-
ce danger d’anéantissement psychique, nombre de
ment transférentiel prévalent des autres détenus,
détenus recourent à des défenses très archaïques,
comme autant d’autres mêmes, pareils à soi, sur le
qui consistent à éviter les pensées, les souvenirs, et
mode narcissique de l’image spéculaire.
à neutraliser les affects pour se protéger d’une souf-
france insupportable et des vécus corollaires Un des axes majeurs du travail thérapeutique
d’impuissance, d’effondrement, de mort psychique. consistera, donc, à reconnaître l’autre dans sa
Il s’agirait, alors, d’une stratégie de survie, selon dimension d’altérité, comme un autre et même que
un concept proposé par Roussillon à la suite de
Winnicott, qui consiste, paradoxalement, à « se
couper de soi même », à « se tuer pour ne pas être * Institut de psychologie, Université Lumière, Lyon 2,
anéanti » (Roussillon, 1991, p. 71), autrement dit, 5 avenue Pierre Mendès-France, 69676 Bron Cedex.
à se tuer pour survivre. <anne.brun@univ-lyon2.fr>
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soi, en activant, d’une part, la capacité d’empathie notamment, l’intérêt de permettre au détenu de
avec l’autre au sein du groupe, et en permettant, formuler une demande et de s’approprier progres-
d’autre part, à chacun, d’accéder à ses propres états sivement le soin. Il s’agit, aussi, d’aménager, le cas
émotionnels, dans la dynamique transférentielle du échéant, une rupture temporaire de la participation
groupe. La dimension groupale de cette activité au groupe, sans cassure définitive, en prenant, ainsi,
d’écriture apparaît, donc, fondamentale, car elle en compte le fait que ces détenus peuvent éprouver
contribue à mettre en œuvre les processus d’iden- le besoin de rompre paradoxalement les liens qu’ils
tification et de différenciation, ainsi qu’un travail commencent à investir fortement, car la relation à
de projection et de représentation, souvent très l’autre et au groupe peut, alors, être vécue comme
difficile, mais qui s’amorce progressivement, grâce envahissante et menaçante pour leur identité ; le
à la fonction de miroir du groupe, susceptible de transfert les confronte, en effet, à une angoisse de
fournir des images, des mots et des vécus émotion- disparition dans l’autre. Ce cadre thérapeutique
nels partagés. exige, donc, un minimum de continuité, mais peut
À partir de mon expérience d’autres ateliers être suffisamment malléable au fil du temps, pour
être coconstruit avec chaque détenu. Cette cocons-
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d’écriture – avec des patients psychotiques (Brun,
1997), alcooliques (Brun, 1999) ou avec des truction du cadre thérapeutique, liée à l’élaboration
adolescents suicidaires (Brun, 2002) – je me progressive de la demande, se travaille particuliè-
propose de dégager deux axes thérapeutiques spéci- rement à la fin de chaque cycle, au moment où les
fiques au groupe d’écriture en prison. La différence détenus sont invités à formuler leur désir d’arrêter
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principale entre un groupe de détenus et d’autres ou de poursuivre leur engagement dans le groupe.
types d’ateliers d’écriture consiste, d’abord, pour Dans ce contexte, les thérapeutes ont le souci de
les thérapeutes, à centrer le travail autour des atta- mettre en perspective le travail d’écriture précé-
ques du cadre, majeures en prison : il s’agit pour demment accompli, de le commenter en groupe, ce
ces derniers de résister à la destructivité, de rester qui permet d’inscrire le groupe et ses participants
indestructibles, à la fois par un maintien très ferme dans un déroulement temporel souvent court-
du cadre thérapeutique et par une mise en sens des circuité en prison, où le temps semble souvent
passages par l’acte au sein du groupe, dans le trans- immobilisé, pour des détenus voués à la répétition
fert. J’aborderai le deuxième axe thérapeutique, à du même.
partir de l’exemple d’un détenu, qui montrera Cet atelier d’écriture hebdomadaire dure une
comment le recours à la fiction permet une figura- heure et demie et se compose d’un premier temps
tion de vécus originaires catastrophiques, et de d’échanges entre les participants, au cours duquel
forces pulsionnelles destructrices : l’écriture en les psychologues proposent une consigne d’écriture
groupe engage un processus de symbolisation, à la ou mettent en forme une idée proposée par le
fois, par le medium de l’écriture et par celui du groupe, en fonction de la dynamique du groupe.
groupe, et permet, donc, de travailler du côté de la Les consignes d’écriture correspondent, tantôt à un
subjectivation. appel à la fiction, tantôt à une écriture de type auto-
biographique, quand le groupe est bien constitué et
CADRE ET DISPOSITIF en confiance. Le second temps se compose de
l’écriture proprement dite, souvent individuelle,
Comment se présente le cadre et le dispositif du mais parfois aussi collective, et le troisième temps
groupe d’écriture, qui sert de support à cette comprend la lecture orale de chaque texte, suivie
réflexion ? Il se situe dans une maison d’arrêt pour des associations et des échanges du groupe, qui fait
hommes au sein d’un Service médico-psycholo- écho au scripteur. Les thérapeutes participent aux
gique régional (SMPR). Ce groupe d’écriture échanges, non pas par des interprétations, mais par
hebdomadaire est animé par deux psychologues, un des relances de la chaîne associative du groupe, par
jeune psychologue chercheur, doctorant en psycho- des propositions d’images ou par une verbalisation
logie, qui écrit avec le groupe, et moi-même, qui des affects, et par la mise en résonance des diffé-
n’écrit pas. Le travail en cothérapie permet de rents textes entre eux, en nommant ressemblances
mieux se dégager de l’emprise des patients et de la et différences ; ils sont, donc, moins des interprètes
violence de ce que fait vivre le groupe. Celui-ci se que des témoins, dans une position tierce, qui
compose de huit participants environ, inscrits en nomment et qualifient les processus en jeu et les
suite d’une indication formulée par le psychologue états émotionnels du groupe. Ces thérapeutes ont
du SMPR, ou d’une demande spontanée, dont des fonctions différenciées, car l’un écrit avec le
l’acceptation est conditionnée par un entretien groupe, l’autre non. De façon générale, il semble
préalable avec le psychologue institutionnel. Les important qu’un des animateurs de l’atelier ne soit
détenus s’engagent à participer à cinq séances pas impliqué dans la scène de l’écriture, pour
consécutives d’un cycle d’écriture, renouvelables à instaurer un écart thérapeutique indispensable au
la fin de chaque période. Ce dispositif présente, processus d’élaboration. Le texte, rédigé par le
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cothérapeute, revêt la fonction de tendre un miroir un rôle prépondérant dans un possible remaniement
au groupe, de proposer un reflet de la fantasma- identificatoire et dans l’accès aux processus de
tique groupale inconsciente : les participants de symbolisation.
l’atelier saisissent vite que ce texte évoque le
groupe et ils jouent assez souvent à le décrypter.
UN ENJEU DU TRAVAIL
Les psychologues utilisent, comme stratégie THÉRAPEUTIQUE : LA RÉSISTANCE
thérapeutique, des consignes d’écriture, qui mettent À LA DESTRUCTIVITÉ
en jeu, tantôt un « je » fictionnel, tantôt un « je »
autobiographique : par la mise en scène, dans les Une des spécificités des ateliers d’écriture en
textes, d’un « je » fictif, dans la peau duquel le prison consiste à transformer en levier thérapeu-
détenu se projette ; il s’agit d’inviter, d’une part, à tique les obstacles au travail psychique, sous la
une projection possible des désirs et des conflits forme, notamment, de nombreuses attaques du
psychiques, de façon à pouvoir les représenter, cadre, par une résistance à la destructivité et par
d’autre part, à une dissociation entre fantasme et une mise en sens des passages par l’acte au sein
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réalité, qui permet d’éviter de rabattre l’histoire du groupe, dans la dynamique transférentielle. Pour
inventée sur l’acte. Quand la dynamique du groupe donner un aperçu de ce travail thérapeutique de
le permet, et afin d’opérer un travail d’inscription résistance à la destructivité et d’élaboration à partir
dans la temporalité et de liaison entre passé et des attaques du cadre, j’évoquerai une des moda-
présent, des consignes d’écriture, relatives aux lités d’attaque les plus fréquentes, c’est-à-dire le
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partir précisément de l’analyse de ces vécus contre- isomorphique de l’appareil psychique groupal d’un
transférentiels d’impuissance ou de décourage- groupe composé de détenus.
ment, qui relèvent d’un transfert par retournement
(Roussillon, 1999, p. 14-15). Le détenu fait, alors, Dans ce type d’écriture revendicative, tout se
vivre, au thérapeute, la détresse, le désespoir, le passe comme s’il n’y avait plus rien à dire ou à
retrait qu’il n’a pas pu vivre dans son histoire, plus penser d’autre que le contexte immédiat, manifeste,
précisément ce qu’il ne sent pas de lui, ce qui est par l’omniprésence des notations descriptives et
trop douloureux à se représenter pour être inscrit concrètes, sans évocation d’affects, autres que
dans la symbolisation. « C’est dire que l’univers l’indignation. Cette indignation, face au sort que la
transférentiel est alors plus sous la domination des société réserve aux détenus, constitue, ainsi, un
problématiques de la négativité que de celles de véritable retournement passif/actif de l’indignation
l’intégration et du lien » (Roussillon, 1999, p. 15). traditionnelle de la société envers les criminels-
La prise de conscience du sens de ces éprouvés détenus ; ce processus revient à ne plus subir passi-
permet, au thérapeute, de se dégager de la destruc- vement l’indignation de la société tout entière, mais
tivité à l’œuvre, et de s’attacher à les resituer dans à devenir activement, au fil de la dénonciation des
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la dynamique groupale. conditions de détention, les représentants d’une
légitime indignation à l’égard de la société, repré-
sentée par la prison. De fait, cette indignation des
Stratégies de survie psychique détenus, en miroir avec celle de la société, masque
leur angoisse et leur culpabilité, et témoigne d’un
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Il arrive, aussi, souvent, que tel ou tel détenu, mécanisme de défense sévère, la projection (voire
porte-symptôme du groupe, attaque ou détourne l’identification projective), comme si la faute
des consignes d’écriture proposées par les théra- devait être attribuée à un autre.
peutes, notamment celles qui sollicitent l’imagi- En outre, il s’agit, ici, de ne rien inscrire d’autre
naire : apparaît, alors, l’idée qu’il serait impossible sur la feuille qu’une description pure et simple du
de penser à autre chose qu’à la vie quotidienne en monde extérieur, quotidien, soit une sorte de fixa-
prison, tant elle est insupportable, et qu’il serait tion du perçu, dans un texte objectif, pour ne pas
profondément inutile d’écrire. On entend, par être confronté à la souffrance, à l’impuissance. Ce
exemple : « Ça ne change rien, on est enfermé », processus peut s’interpréter comme une défense
ou même, parfois : « On n’a plus de désir, en prison face à la situation extrême d’enfermement, poten-
on n’a plus de désir ». Cette dernière formulation tiellement désespérante : il s’agit de se protéger, en
peut s’entendre comme une des figures du quelque sorte, de la pensée, du retour des souve-
processus de désubjectivation, que j’ai évoqué nirs, car une souffrance trop extrême pourrait
précédemment. Il s’agit de ne plus sentir, de ne advenir avec l’évocation du passé ou de ses désirs.
plus éprouver de désir, de ne plus penser pour ne Je propose de considérer cette défense contre l’écri-
pas être confronté à des éprouvés insupportables. ture, contre l’imaginaire, comme une forme
Certains, quelle que soit la consigne du jour, trans- possible des logiques du désespoir, dont parle
forment leur texte en manifeste revendicatif sur les Green, qui consistent à se protéger d’un retour à
conditions de vie en prison, écrit au nom de tous l’espoir en pratiquant une politique de terre brûlée.
les détenus, non pas à la première personne, en
« je », mais en usant du pronom indéfini « on », Tout se passe, alors, comme si le monde interne
sujet des verbes. Cet emploi récurrent du « on » était pétrifié, avec une impossibilité à éprouver des
dans les textes pourrait manifester un processus de affects et un retrait de la vie affective et relation-
désubjectivation, mais il renvoie aussi fortement au nelle. Un indice groupal important du dégel des
besoin identificatoire de détenus menacés par la affects et de la pensée, au sein de l’atelier, semble
perte d’identité : le groupe satisfait au besoin être ce que j’appellerai la remise en marche du
d’identification, et, dans cette perspective, il s’agit, temps. J’ai été frappée par la tension mobilisée
par l’usage du « on », de s’ériger en porte-parole, autour de l’horloge que les détenus fixent souvent,
non seulement de tous les participants du groupe en évoquant régulièrement la rapidité avec laquelle
écriture, mais de l’ensemble des détenus. Ce s’écoule le temps dans le groupe, alors que le temps
processus, au cours duquel les différences entre les leur semble habituellement arrêté en prison, immo-
individus s’estompent, permet de lutter contre bile, interminable. La fin du groupe réactualise,
l’angoisse de néantisation par une recherche active d’ailleurs, de façon massive, les angoisses de sépa-
d’alter ego, pour ainsi dire de doubles. Ce phéno- ration, ce qui se manifeste souvent par un besoin
mène d’identification groupale, grâce à des images d’anticiper ce temps de la séparation, pour mieux
spéculaires, permet à tout un chacun de lutter contre le maîtriser. Ainsi, certains détenus se retirent du
le danger de perte d’identité, contre la menace de groupe, en cessant de participer, peu avant la fin,
désintégration du moi : il procède, ainsi que nous en procédant, ainsi, à un retournement d’une posi-
l’avons vu précédemment, de la polarité tion passive à une position active.
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troisième intervient et suggère, sous forme de
évoquent, aussi, leur désir de continuer à écrire
boutade, qu’il faudrait écrire sur une « prison
seuls dans leur cellule. Ces demandes m’étaient
imaginaire ». Je reprends cette idée et propose
plus particulièrement adressées et j’ai souvent été
d’écrire sur le thème de « ma prison imaginaire ».
mal à l’aise de refuser cette réclamation de maté-
Cette formulation de la consigne intégrait, en même
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Le deuxième axe thérapeutique, central dans Mise en scène, dans l’écriture, d’une articu-
l’animation de groupes thérapeutiques en prison, a lation entre toute puissance et effondrement
trait à la possibilité d’une figuration d’une partie
de la vie psychique clivée, grâce à une écriture de Je prendrai l’exemple d’un détenu d’une tren-
la fiction, ce qu’Anzieu (1974) et Kaës (1993, taine d’années, Pierre, d’apparence glaciale,
1994) appellent la fantasmatique groupale incons- toujours très collé à moi, assis à mes côtés, me
ciente, c’est-à-dire les fantasmes inconscients orga- dévorant des yeux et semblant boire mes paroles,
nisateurs du groupe. L’écriture thérapeutique détenu qui s’était présenté au groupe comme un
permet, notamment, de projeter dans l’écriture et criminel, en attente de son procès. Je me suis rapi-
de traiter à distance des vécus et des représenta- dement sentie « vampirisée » par ce patient, en
tions chargés d’angoisse et de destructivité. Ma collage adhésif à ma personne, m’efforçant de me
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stratégie thérapeutique consiste à proposer d’écrire référer à mon cothérapeute, pour échapper à
un texte de fiction à la première personne, l’emprise de Pierre, qui provoquait en moi une
d’imaginer un « je » fictif dans la peau duquel le oscillation entre des vécus de glaciation et de
détenu se projette. Il s’agit, notamment, d’inviter brûlure, en deçà de toute empathie. Lors de son
le groupe à écrire un récit de voyage en pays imagi- premier voyage imaginaire, il devient Attila : « Il
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naire, à la première personne, dans lequel le « je » était une fois dans une province reculée d’Asie un
fictif, utilisé par le scripteur, se présente comme un homme qui fit trembler le monde entier, et plus
voyageur à la découverte d’un pays inconnu et particulièrement la grande Rome en Italie... Je
étrange, dont il est invité à décrire les particularités, m’appelle Attila le Grand et je pars à la conquête
tant géographiques qu’humaines 1 Voici, plus préci- de Rome avec mon armée d’une force de trente
sément, la consigne, qui se formule avec des mots mille hommes de valeureux guerriers. Ils s’appel-
différents selon les groupes : « Imaginez que vous lent les Huns, je suis leur chef suprême et je me
êtes un voyageur, qui découvre un pays imaginaire suis juré de détruire et de m’emparer de Rome...
et racontez votre voyage dans un récit écrit avec Les Romains ont peur de moi et m’ont surnommé
“je”, pour vous désigner. Vous pouvez tout le fléau de Dieu... Je me suis juré de devenir le
inventer, la géographie de ce pays, les particularités maître du monde... Je crie en brandissant mon épée
de ses habitants, leurs bizarreries, les caractéristi- à la main sur mon cheval en galopant tête baissée
ques étranges ou fantastiques de ce pays étranger. vers l’ennemi que nous tuons un par un jusqu’au
Vous pouvez, aussi, voyager dans le temps et dans dernier... ». Texte remarquable par la mise en scène
l’espace, ou vous mettre dans la peau d’un person- d’une omnipotence sans limites, qui se double de
nage connu qui découvre un pays étranger. » La l’évocation d’un anéantissement radical, et par
formulation de ce déclencheur d’écriture est très l’identification du détenu à un héros incarnant le
ouverte, car l’expérience de l’animation d’ateliers Mal, Attila « surnommé le fléau de Dieu ».
d’écriture en prison, m’a incitée à indiquer L’identification à Attila met en scène un
plusieurs possibilités pour des détenus, qui ne fantasme de toute puissance, pour conjurer un vécu
s’engagent pas facilement dans une écriture fictive. de mort psychique, une angoisse d’anéantissement,
L’idée, sous-jacente à cette proposition d’écriture, ce que je formule à Pierre, de façon imagée, en
consiste à inciter les détenus à évoquer, par un évoquant la fameuse formule d’Attila : « Après
processus projectif, leur monde interne, ainsi que moi, l’herbe ne repousse pas ». Comme le souligne
leurs liens à l’entourage, sans avoir, pour autant, Balier (2005), à propos des criminels, le désir
l’impression de parler d’eux. Cette consigne d’écri- d’anéantissement de l’autre leur permet d’échapper
ture préserve les défenses, tout en permettant, à leur propre anéantissement psychique. Ces sujets
souvent, d’extérioriser, sous forme de lieux ou ont, en effet, été précocement confrontés à des
d’aventures imaginaires, des représentations, vécus de mort psychique, typiques des agonies
d’abord infigurables, des affects mortifères et des primitives, et ils survivent en se clivant, d’une part,
vécus archaïques, chargés de violence. Par cette de leur vie psychique, en s’absentant de leur propre
invention de voyages imaginaires, le scripteur peut, subjectivité. D’un autre côté, il s’agit, ici, de tuer
d’emblée, figurer des vécus impensables ou pour posséder, détruire et s’emparer de la puissante
évoquer les modalités de son lien à l’objet ; il Rome, qui symbolise, sans doute, une figure mater-
nelle archaïque ; Balier (1988, p. 213) décrit le
« meurtre d’un représentant de l’objet primaire »,
1. Cette consigne m’a été inspirée par les voyages comme « un moyen de restituer l’extériorité à
imaginaires d’Henri Michaux, qui a consacré un ouvrage, l’objet, de le maîtriser et de le garder pour soi sinon
Ailleurs (1948), à l’invention de pays étranges. de l’incorporer ». Autrement dit, dans le texte de
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interstellaire, qui s’achevait dans une déconfiture D’un autre côté, Pierre a beaucoup travaillé la
géante. Après un choc terrible, il perdait le contrôle question des limites, en lien avec son activité
de la navette, piquait du nez, descendait à vive d’écriture ; il répétait, à chaque séance, qu’il
allure de façon interminable, attendant une mort « avait manqué de temps », qu’il avait juste écrit
l’introduction de son texte, qu’il « avait beaucoup
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Je me sens en totale osmose avec cet univers. » rents aspects de chaque participant, notamment des
Un autre décrit une terre idyllique, sans trace projections violentes, qui peuvent être reçues par
d’hommes et conclut : « Je voulais me trouver une un groupe capable de contenir, grâce à cette projec-
place dans cette nature, me fondre dans ce paysage tion diffractive, ce qui pourrait avoir un impact
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pour ne plus jamais en bouger »... destructeur. D’un autre côté, l’analyse de l’inter-
Quant à Pierre, devenu, cette fois, explorateur transfert des thérapeutes est fondamentale, car il
des mers, il décrit son arrivée sur une île déserte, permet de saisir les mouvements transférentiels des
où il vivra très heureux dans une nature luxuriante, détenus, répartis sur chacun des thérapeutes, et de
les restituer, si possible, au groupe, par des figura-
en l’absence complète d’autres humains...
tions destinées à les rendre pensables par les
Ce rêve d’une vie idyllique sur une terre décrite membres du groupe.
comme un paradis maternel, apparaît comme une
constante de la fantasmatique inconsciente des Cet article a décliné différentes figures de la stra-
groupes d’écriture en prison : il s’agit d’un tégie de survie, fréquemment mise en œuvre par les
fantasme de retrouvailles avec une terre-mère géné- détenus, qui tendent à se couper de leur subjectivité
reuse et qui s’accompagne d’une exclusion de pour survivre dans une situation extrême. Celle-ci
l’objet. Les textes se caractérisent, alors, par n’est pas seulement liée au contexte actuel de la
l’évocation de retrouvailles narcissiques primaires prison, mais à des vécus précoces de catastrophes
avec cette terre mère paradisiaque. Dans cette psychiques, d’angoisses d’effondrement manifestes
occurrence fantasmatique, le déni total de l’exis- dans les textes écrits, qui s’accompagnent, comme
tence d’autres humains apparaît de façon remar- Balier (2005) l’a particulièrement mis en évidence
quable. Dans d’autres textes de voyage imaginaire, dans ses travaux, d’une perte d’empathie pour l’autre
la rencontre potentielle d’un humain étranger et de compassion pour soi. La restauration groupale
semble, souvent, très menaçante, mais ce danger, de la capacité d’empathie sera un des axes majeurs
lié à l’apparition de l’autre est, souvent, désa- du travail en atelier d’écriture, notamment lors du
morcée avec la mise en scène de créatures peu temps de lecture collective et de commentaire en
inquiétantes, comme, par exemple, des farfadets ou groupe des textes ; les thérapeutes et les détenus
des pygmées. Quand l’autre apparaît en terre étran- renvoient, souvent, au scripteur, un écho des senti-
gère, c’est, souvent, sous forme de dominé ou ments qu’il ne peut pas éprouver, notamment, sous
d’écrasé ou encore sous une forme déréalisée. la forme d’un partage affectif avec le scripteur, qui
évoque tel ou tel événement traumatique de sa vie,
Diffraction du transfert dans le groupe et le groupe se constitue progressivement comme
Le travail thérapeutique de groupe s’effectue, une sorte de miroir d’empathie, de miroir compas-
donc, à partir de la fantasmatique inconsciente, qui sionnel, qui va permettre, à chacun, d’éprouver des
m’est apparue, en prison, centrée autour d’organi- sentiments, sans en être détruit ou débordé.
sateurs psychiques inconscients récurrents, tels S’instaure, au fil du travail thérapeutique, un fonc-
l’opposition entre toute puissance et effondrement tionnement de groupe, qui réactive la relation
(Balier, 2005), la prédominance d’un fantasme de première au maternel, souvent défaillante, le groupe
retrouvailles narcissiques primaires, accompagnée renvoyant en écho et qualifiant les affects des diffé-
d’un processus d’exclusion de l’objet, et un appel rents participants. Il s’agit de partager le plaisir de
à la figuration d’angoisses primitives catastrophi- penser et d’éprouver en groupe, ce qui est lié au
ques irreprésentables. Une partie du travail théra- sentiment de se rendre satisfaisant pour l’autre, de
peutique procède de la réduction des phénomènes découvrir l’impact de son écriture sur les autres, sans
de clivage, notamment par la distanciation offerte passage par l’acte.
bulletin de psychologie 39
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