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DÉBATS & ANALYSES


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MERCREDI 10 JANVIER 2018

V I O L E N C E S FA I T E S A U X F E M M E S

Des femmes
libèrent
une autre parole
Un collectif de plus de
rendre nos personnages masculins
100 femmes affirme son moins « sexistes », de parler de sexualité
rejet du « puritanisme » et d’amour avec moins de démesure ou
encore de faire en sorte que les « trauma-
apparu avec l’affaire tismes subis par les personnages fémi-
Weinstein et d’un certain nins » soient rendus plus évidents ! Au
bord du ridicule, un projet de loi en Suède
féminisme qui exprime veut imposer un consentement explicite-
une « haine des hommes » ment notifié à tout candidat à un rapport
sexuel ! Encore un effort et deux adultes
qui auront envie de coucher ensemble de-
Collectif vront au préalable cocher via une « appli »
de leur téléphone un document dans le-
quel les pratiques qu’ils acceptent et celles

L e viol est un crime. Mais la drague


insistante ou maladroite n’est pas
un délit, ni la galanterie une agres-
sion machiste.
A la suite de l’affaire Weinstein a eu lieu
qu’ils refusent seront dûment listées.
Le philosophe Ruwen Ogien défendait
une liberté d’offenser indispensable à la
création artistique. De même, nous dé-
fendons une liberté d’importuner, indis-
une légitime prise de conscience des vio- pensable à la liberté sexuelle. Nous som-
lences sexuelles exercées sur les femmes, mes aujourd’hui suffisamment averties
notamment dans le cadre professionnel pour admettre que la pulsion sexuelle est
où certains hommes abusent de leur pou- par nature offensive et sauvage, mais
voir. Elle était nécessaire. Mais cette libéra- nous sommes aussi suffisamment clair-
tion de la parole se retourne aujourd’hui voyantes pour ne pas confondre drague
en son contraire : on nous intime de parler maladroite et agression sexuelle. Surtout,
comme il faut, de taire ce qui fâche, et cel- nous sommes conscientes que la per-
les qui refusent de se plier à de telles in- sonne humaine n’est pas monolithe : une
jonctions sont regardées comme des traî- femme peut, dans la même journée, diri-
tresses, des complices ! Or c’est là le propre ger une équipe professionnelle et jouir
du puritanisme que d’emprunter, au nom d’être l’objet sexuel d’un homme, sans
d’un prétendu bien général, les argu-
ments de la protection des femmes et de
leur émancipation pour mieux les enchaî-
être une « salope » ni une vile complice du
patriarcat. Elle peut veiller à ce que son sa-
laire soit égal à celui d’un homme, mais
Nous serons libres quand nous
ner à un statut d’éternelles victimes, de
pauvres petites choses sous l’emprise de
phallocrates démons, comme au bon
ne pas se sentir traumatisée à jamais par
un frotteur dans le métro, même si cela
est considéré comme un délit. Elle peut
pourrons exprimer notre désir
vieux temps de la sorcellerie. même l’envisager comme l’expression
d’une grande misère sexuelle, voire L’écrivaine Belinda Cannone salue le mouvement
DÉLATIONS ET MISES EN ACCUSATION comme un non-événement. contre le harcèlement. Mais la transformation ne sera des utilisateurs de l’application), en
De fait, #metoo a entraîné dans la presse En tant que femmes, nous ne nous re- revanche il n’a jamais vu une femme
et sur les réseaux sociaux une campagne connaissons pas dans ce féminisme qui, réelle que quand l’entreprise de séduction sera partagée prendre l’initiative d’écrire le premier
de délations et de mises en accusation pu- au-delà de la dénonciation des abus de message – de formuler la première son
bliques d’individus qui, sans qu’on leur pouvoir, prend le visage d’une haine des désir. Curieuse permanence au cœur
laisse la possibilité ni de répondre ni de se hommes et de la sexualité. Nous pensons de l’ultracontemporain.
défendre, ont été mis exactement sur le que la liberté de dire non à une proposi- Par BELINDA CANNONE qui a privé les femmes de la maîtrise de Le jour où les femmes se sentiront
même plan que des agresseurs sexuels. tion sexuelle ne va pas sans la liberté leur corps, autant je crois nécessaire de parfaitement autorisées à exprimer
Cette justice expéditive a déjà ses victimes, d’importuner. Et nous considérons qu’il continuer à combattre la morale leur désir, où l’entreprise de la séduc-
des hommes sanctionnés dans l’exercice
de leur métier, contraints à la démission,
etc., alors qu’ils n’ont eu pour seul tort que
d’avoir touché un genou, tenté de voler un
baiser, parlé de choses « intimes » lors d’un
faut savoir répondre à cette liberté d’im-
portuner autrement qu’en s’enfermant
dans le rôle de la proie. Pour celles d’entre
nous qui ont choisi d’avoir des enfants,
nous estimons qu’il est plus judicieux
L’ extraordinaire mouvement de
protestation contre le harcèle-
ment et les violences faites aux
femmes, qui a embrasé une grande par-
tie du monde occidental, représente un
désuète qui a toujours cherché à refré-
ner les « désordres de la sexualité », de
même qu’il faut, à présent, se méfier de
la confusion qui pourrait naître entre
expression du désir et violence de la
tion sera réellement partagée, elles ne
seront plus des proies et ne se perce-
vront plus comme telles. Encore faut-il
qu’elles aient la possibilité de devenir
aussi entreprenantes que les hommes,
dîner professionnel ou d’avoir envoyé des d’élever nos filles de sorte qu’elles soient bond en avant décisif dont nous pou- domination masculine. Cette confu- aussi actives, aussi sûres de leurs désirs.
messages à connotation sexuelle à une suffisamment informées et conscientes vons nous réjouir sans réserve. On ima- sion pourrait bien survenir du fait que Tout le monde gagnerait à une réelle
femme chez qui l’attirance n’était pas réci- pour pouvoir vivre pleinement leur vie gine mal comment les rapports entre la révolution sexuelle et le féminisme égalité dans l’érotisme, égalité qui passe
proque. Cette fièvre à envoyer les « porcs » sans se laisser intimider ni culpabiliser. les sexes pourraient ne pas être définiti- des années 1970 n’ont pas été suffisants par la prise d’initiative et de risque, et
à l’abattoir, loin d’aider les femmes à Les accidents qui peuvent toucher le corps vement transformés par la vigueur et pour modifier en profondeur les sté- non par d’improbables « contrats », très
s’autonomiser, sert en réalité les intérêts d’une femme n’atteignent pas nécessaire- l’étendue de la dénonciation. Si l’on a réotypes. Une asymétrie persiste, dans éloignés de ce qui se joue dans le désir.
des ennemis de la liberté sexuelle, des ex- ment sa dignité et ne doivent pas, si durs fait remarquer qu’elle comportait par- toutes les étapes de la relation amou- Chacun, tous genres confondus, étant
trémistes religieux, des pires réactionnai- soient-ils parfois, nécessairement faire fois des outrances ou des maladresses reuse, si intériorisée qu’elle en est peu tour à tour l’invitant ou le destinataire
res et de ceux qui estiment, au nom d’une d’elle une victime perpétuelle. Car nous dans certaines de ses expressions, il visible. La séduction, pour ne prendre de la proposition, à jeu partagé, les
conception substantielle du bien et de la ne sommes pas réductibles à notre corps. n’en reste pas moins qu’aucun homme que cet exemple, s’envisage encore hommes ne seraient plus perpétuelle-
morale victorienne qui va avec, que les Notre liberté intérieure est inviolable. Et ne peut plus feindre d’ignorer la vio- généralement selon l’adage « l’homme ment en situation de chasseurs. Le non
femmes sont des êtres « à part », des en- cette liberté que nous chérissons ne va lence contenue dans des attitudes qui propose et la femme dispose ». des femmes n’étant plus sujet à d’hypo-
fants à visage d’adulte, réclamant d’être pas sans risques ni sans responsabilités. p passaient jusqu’ici pour acceptables, crites interprétations, il ne serait plus
protégées. En face, les hommes sont som- sinon normales, et qu’aucune femme JEU PARTAGÉ possible de prétexter qu’il est une feinte
més de battre leur coulpe et de dénicher, ne se reprochera plus d’exagérer lors- Or, les façons de séduire – approche, in- et les femmes en seraient ainsi mieux
au fin fond de leur conscience rétrospec- ¶ qu’elle souffre de cette violence. vite, expression de la proposition, ini- protégées. En somme, il ne s’agit pas
tive, un « comportement déplacé » qu’ils Rédactrices : Sarah Chiche (écrivaine, Mais prenons garde aux écueils possi- tiative, mots – sont des mises en scène seulement de réfléchir au consente-
auraient pu avoir voici dix, vingt ou trente psychologue clinicienne, psychanalyste), bles. Une partie importante du fémi- ritualisées de la sexualité en général et ment, notion qui, dans une certaine
ans, et dont ils devraient se repentir. La Catherine Millet (critique d’art, écrivaine), nisme qui s’est développé depuis 1949 a se présentent comme un puissant révé- mesure, renvoie à une position passive,
confession publique, l’incursion de procu- Catherine Robbe-Grillet (comédienne, ceci de beau et de mûr qu’il a constam- lateur des rapports de pouvoir entre les mais à la transformation en profondeur
reurs autoproclamés dans la sphère pri- écrivaine), Peggy Sastre (auteure, journa- ment évité plusieurs pièges, principale- sexes. Certes, aujourd’hui, les femmes des comportements et des rôles.
vée, voilà qui installe comme un climat de liste, traductrice), Abnousse Shalmani ment l’appel à la guerre des sexes et son sont plus entreprenantes mais, outre J’aime la promesse contenue dans la
société totalitaire. (écrivaine, journaliste). corollaire, le victimisme, mais aussi un que de nombreux hommes s’inquiè- conclusion que Beauvoir a donnée au
La vague purificatoire ne semble connaî- Signataires : Kathy Alliou (curatrice), Marie- puritanisme qui, on le voit ailleurs, tent devant un désir féminin explicité, Deuxième Sexe, prédisant que de
tre aucune limite. Là, on censure un nu Laure Bernadac (conservatrice générale transforme le commerce amoureux en l’idée reste vivace que le désir masculin l’émancipation des femmes naîtrait,
d’Egon Schiele sur une affiche ; ici, on ap- honoraire), Stéphanie Blake (auteure de livres procédure et affecte l’idée même du est lié à la résistance féminine et que le entre les deux sexes, non pas l’indiffé-
pelle au retrait d’un tableau de Balthus pour enfants), Ingrid Caven (actrice, chan- désir, avec ce qu’il engage de risque, non n’est qu’un oui qui sait se faire rence, mais « des relations charnelles et
d’un musée au motif qu’il serait une apo- teuse), Catherine Deneuve (Actrice), Gloria d’inattendu et de tension. attendre. Sans compter que les femmes affectives dont nous n’avons pas idée ».
logie de la pédophilie ; dans la confusion Friedmann (plasticienne), Cécile Guilbert Autant il me paraît capital de dénon- ne sont sans doute pas si pressées de Nous n’en avons toujours pas vrai-
de l’homme et de l’œuvre, on demande (romancière, essayiste),Brigitte Jaques- cer enfin le lien du pouvoir et du sexe renoncer à cette bienheureuse passi- ment idée. Et ce n’est pas en condam-
l’interdiction de la rétrospective Roman Wajeman (metteuse en scène), Claudine vité qui nous met à l’abri de la blessure nant l’expression du désir, mais en
Polanski à la Cinémathèque et on obtient Junien (généticienne), Brigitte Lahaie narcissique menaçant toujours celui assumant pleinement de la partager
le report de celle consacrée à Jean-Claude (actrice, présentatrice radio), Nathalie Léger qui prend le risque de se proposer. que les femmes verront leur condition
Brisseau. Une universitaire juge le film (écrivaine, directrice générale de l’Institut TOUT LE MONDE Petite illustration révélatrice : à la s’améliorer. p
Blow-Up, de Michelangelo Antonioni, mémoires de l’édition contemporaine), recherche d’une compagne, un de mes
« misogyne » et « inacceptable ». A la lu- Elisabeth Lévy (directrice de la rédaction de GAGNERAIT amis a décidé d’en passer par un
mière de ce révisionnisme, John Ford (La « Causeur »), Joëlle Losfeld (éditrice), Sophie
À UNE RÉELLE moyen de rencontre très récent, l’ap- ¶
Prisonnière du désert) et même Nicolas de Menthon (présidente du mouvement plication Tinder. Il a été étonné de Belinda Cannone est romancière
Poussin (L’Enlèvement des Sabines) n’en Ethic), Marie Sellier (auteure, présidente ÉGALITÉ DANS constater que si les deux sexes étaient et essayiste. Elle a écrit « La Tentation
mènent pas large. Déjà, des éditeurs de la Société des gens de lettres). également actifs dans la première de Pénélope » (Stock, 2009) et
demandent à certaines d’entre nous de Voir la liste complète sur Lemonde.fr. L’ÉROTISME phase (attribuer des « like » aux photos « Petit éloge du désir » (Gallimard, 2013)

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