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Déprez Eugène. Un pays de Bocage du massif Armoricain : Le Bas-Maine, à propos du récent ouvrage de M. Musset. In:
Annales de Bretagne. Tome 34, numéro 2, 1919. pp. 143-167;
doi : 10.3406/abpo.1919.1521
http://www.persee.fr/doc/abpo_0003-391x_1919_num_34_2_1521
LE BAS-MAINE
(1) « Duc est la première dignité, et puis contes, et puis vicontes, et puis
baron, et puis chastelain, et puis vavasor ». (Livre de Jostîce et de Plet,
I, 15/1, édition Rapetti, p. 67.)
(2) Edition Marnier, p. 251.
(3) M. Musset a fréquemment utilisé, pour ses études du terrain et de la
végétation, les travaux des naturalistes de l'Université de Rennes, ceux
notamment de Daniel; pour les noms de lieux et la linguistique, il a eu
recours au Glossaire des parlers du Bas-Maine de G. Dottin.
LE BAS-MAINE. 149
méthode est appliquée par M. Musset avec un souci constant
des réalités : loin de faire un exposé purement théorique, il
a constamment le soin de partir des faits et procède par des
descriptions raisonnées dont il tire des déductions générales.
Nous ne pouvons que résumer ici les résultats obtenus.
Le Bas-Maine est une région de terrains anciens, fortement
plissés, avec des intrusions granitiques. Après le plissement
hercynien, datant de la fin du Primaire, ir a été presque
entièrement réduit par une érosion prolongée à l'état de
pénéplaine, cela dès les temps secondaires. M. Musset y
distingue trois plates-formes superposées ; la plus élevée et
la plus ancienne, qu'il appelle la « plate-forme de la forêt
de Multonne » n'est représentée que par des buttes au sommet
plat et des crêtes étroites de roches dures ; la seconde
plateforme, celle de « la forêt de Mayenne », est plus développée,
surtout au Nord-Est : elle forme des plateaux compris entre
200 et 30Ô mètres; la plus récente, désignée sous le nom de
« plate-forme de Jublains », comprend la plus grande partie
de la région : elle se présente comme une surface ondulée
qui s'étend non seulement sur les terrains anciens du Massif
armoricain, mais encore, plus à l'Est, sur une partie des
terrains secondaires de la bordure occidentale du bassin de
Paris : les hauts plateaux d'argile à silex du Perche
notamment en représentent la continuation. C'est une « pénéplaine
fossile » : cette plate-forme en effet est l'héritière d'une
pénéplaine antérieure, datant du début du Tertiaire (on remarque
en effet à sa surface, par places, des dépôts éocènes d'origine
continentale); cette pénéplaine a été déformée, vers le milieu
du Tertiaire, par un gauchissement d'ensemble (mouvements
épéirogéniques) accompagné dans le Haut-Maine et le Perche
d'effondrements et de failles : c'est ce gauchissement qui
explique les fortes altitudes de la partie Nord-Est du Bas-
Maine, où se rencontrent les points les plus élevés de l'Ouest
de la France (417 mètres au signal de la forêt d'Ecouves et
au signal des Avaloirs). Au Tertiaire et surtout au Pliocène,
cette ancienne pénéplaine a été empâtée largement par des
dépôts de surface que l'érosion depuis a dispersés presque
150 TJN TAYS DE BOCAGE DU MASSIF ARMORICAIN.
partout. La surface qui résulte de la déformation d'ensemble
et du nettoyage de la pénéplaine est la plate-forme de Jublains.
Par là aussi s'explique le tracé des cours d'eau, qui
descendent de l'aire élevée au Nord-Est du Bas-Maine en
recoupant perpendiculairement ou obliquement les plis des
terrains anciens qu'ils parcourent ; ils sont évidemment
u surimposés » : ils ont établi leur cours sur les dépôts de
surface tertiaires, puis en s'enfonçant sur place ils se sont
pour ainsi dire gravés dans les terrains anciens en s'y
encaissant. Ils ont en effet creusé des vallées étroites et
profondes, qui sont la trace de l'attaque de la plate-forme de
Jublains par un cycle d'érosion plus récent, le cycle d'érosion
actuel. C'est ce que confirme une étude du réseau
hydrographique et des vallées, appuyée sur des documents précis,
notamment sur des profils en long inédits de la Mayenne et
de la Sarthe.
Les" plates-formes que M. Musset a reconnues dans le
Bas-Maine se retrouvent, notons-le, en Bretagne : sa
plateforme de Jublains est la pénéplaine étudiée par M. E. de
Martonne, que traverse notamment la Vilaine entre Pont-Réan
et Saint-Malo-de-Phily M ; sur elle apparaissent les restes de
plates-formes antérieures, qui constituent, par exemple les
monts du Mené, les monts d'Arrée, peut-être la Montagne-
Noire. Le cycle d'érosion actuel a creusé en Bretagne aussi
des vallées étroites et encaissées, comme celle de la Vilaine
en aval de Rennes, mais également des bassins étendus : le
bassin de Rennes est l'un d'eux.
L'étude du climat est faite avec le même souci des réalités
et des ensembles. Le climat du Bas-Maine est caractérisé
non seulement en lui-même, mais aussi par de fréquentes
comparaisons avec les contrées avoisinantes ; les cartes de
la répartition des pluies, par exemple, s'élendent de Redon
(1) 83e fascicule de la Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes, Paris, 1910.
(Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1911).
(2) Rapport de M. Maurice Pbou sur le Concours des Antiquités nationales
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disparates extraites de livres spéciaux, il a choisi l'essentiel,
trié les exemples, puis démêlé les actions combinées de
l'histoire générale, des événements locaux, des relations
économiques. Telle est la vraie et saine méthode, celle des
géographes d'aujourd'hui : « De tous les traits choisis avec
soin, exactement vérifiés, harmonieusement fondus, disait
un géographe trop souvent méconnu, mais qui fut un
précurseur, il faut composer un portrait W ».
Ce portrait, nous le possédons maintenant pour le Bas-
Maine. Il est non seulement composé, mais dessiné, de face,
de profil, au choix du lecteur. Rien de plus instructif à cet
égard que les cartes dressées pour les établissements
préhistoriques, les noms de lieux de l'époque préromaine, les
limites des peuplades gauloises, les voies romaines, les
anciennes forêts, les abbayes (2). Ce sont les portraits du
Bas-Maine aux différents âges de sa vie historique.
L'une des sciences auxiliaires de l'histoire dont M. Musset
a tiré le plus large profit, c'est à coup sûr la toponom astique
ou toponymie, une des plus difficiles et des moins connues,
dont était seul dépositaire l'un des plus grands érudits
contemporains, Auguste Longnon, directeur d'études pour
la géographie historique à l'Ecole des Hautes-Etudes (3>.
L'origine des noms de lieux habités du Maine avait du reste
été jusqu'ici par deux fois étudiée d'une manière très
satisfaisante M, ce qui a singulièrement facilité la tâche du
géographe. M. Musset, s'élevant au-dessus des résultats
philologiques et linguistiques, a ouvert grâce à eux des horizons
(1) Wustenfeld, Die Herzoge von Spoleto, aus dem Hause der Widonen
(Forschungen zu Deutschen Gesrfiichte, III, 1863, p. 383-432). — Kalkcstein,
Robert der Tapfere, nrarkgraf von Anjou, der Stammvater des Kapetin-
gischen Hauses, Berlin, 1871. — Poupardin, Les grandes familles comtales
à l'époque carolingienne {Revue historique, t. LXXII, 1900). — Merlet, Les
guerres d'indépendance de la Bretagne sous Charles le Chauve, Vannes, 1891.
l™(2)partie,
Ferdinand
1909 (Bibl.
Lot de
et l'Ecole
Louis Halphen,
des HautesLeEtudes,
règne fascicule
de Charles
173), lep. Chauve,
151.
158 UN PAYS DE BOCAGE DU MASSIF ARMORICAIN.
ducaius Cenommanicus dont parle Prudence, cette vaste contrée
sans limites bien précises, visée par le traité de Vieux-Maisons,
limitrophe à la fois de l'Aquitaine et de la Bretagne. C'est là que
le souvenir de Gauzbert était le plus vivant. C'est là que les
dévastations normandes causaient les plus graves dommages. C'est là
qu'un désordre pour ainsi dire chronique entretenait depuis plusieurs
années un dangereux esprit d'indépendance. C'est là aussi que la
politique du roi à l'égard des Bretons et que le traité de 856 avaient
fait le plus de mécontents ».
(2)- Arrondissement
(1) Canton de Montmirail.
et canton
A. de
Longnon,
Château-Gontier.
Dictionnaire topographique de la
Marné, comprenant les noms de lieux anciens et modernes, Paris, 1891,
p. 115.
(3) SaintrMartin et Saint-Julien de Tours, Saint-Aubin et Saint-Nicolas
d'Angers, Saint-Florent de Saumur.
(4) Poupardin, Manuscrit de l'histoire des abbayes de St-Philibert, p. 120.
(5) Recueil des actes de Lothaire et de Louis V (954-987), édition Halphen
et Lot, p. 19 (chartes et diplômes publiés par les soins de l'Acad. des
Inscr. et Belles-Lettres), — Recueil des actes de Louis IV, édition Lauer, p. 42.
4
160 XTS PAYS DE BOCAGE DU MASSIF ARMORICAIN.
Pendant que les essarteurs défrichaient pour le compte des
seigneurs ou des abbayes, les porcs allaient à la glandée dans la forêt.
Cet élevage remonte très haut et M. Musset aurait pu ajouter aux
textes qu'il cite des textes de l'époque féodale ou même
carolingienne (i). Nous savons en effet que le comte du Maine Hélie de La
Flèche, au XIe siècle, accorde aux curés du Passais le droit de faire
paître leurs porcs dans les forêts du Passais et d'Andaine (2). « Voilà
l'origine de l'élevage du porc dans le Bas-Maine : il est, si l'on peut
dire, né de la forêt. Aujourd'hui la forêt a presque entièrement
disparu, mais l'élevage du porc, adapté à une tout autre
organisation agricole, s'est maintenu, et c'est une des gloires et des richesses
du Bas-Maine (3). il en est en effet en agriculture comme dans
l'industrie : telle industrie, à l'heure qu'il est, paraît sans lien avec
le milieu, et l'on serait tenté de la qualifier d'artificielle ; à rémonter
dans le passé, cette illusion se dissipe, son lien avec les conditions
naturelles apparaît, et l'on s'aperçoit qu'une fois créée elle a continué
à vivre, en se transformant et en s'adaptant » (*).
(1) -II eût suffi de feuilleter les recueils d'actes royaux ou seigneuriaux,
laïques et ecclésiastiques, voire même seulement les tables aux mots
pasnadium porcorum, pasnagium, pasnaticum, pastio porcorum.
(2) Latouche, ouvrage cité, p. 154; catalogues d'actes, n° 62.
(3) La race des porcs craonnais (de Craon, dans l'arrondissement de
Château-Gontier) est la plus belle de France; M. Musset a étudié en détail
cet élevage du porc, p. 247, 311-312, 317-318, 349, 369.
(4) Musset, Le Bas-Maine, p. 247.
(5) Latouche, ouvrage cité, p. 139,
, LE BAS-MAINE. 161
Chauve, devant le péril sans cesse renaissant des incursions
normandes, n'avait-il pas transformé de simples bourgades
en villes fermées très bien défendues et concédé des bénéfices
à des vassaux à charge d'élever des châteaux-forts W ? Pour
les géographes comme pour les historiens, ce sont là des
textes de premier ordre.
Ci) Henri HitieIi, Le Bas-Maine, par M. René Musset (Comptes rendus des
séances de l'Académie d'Agriculture, V, 1919, p. 893-901).
LE BAS-MAINE. 165
Maine de la misère à la prospérité, s'est produite — fait
original et remarquable — dans le domaine seul de
l'agriculture, sans modifier les conditions de la propriété et de
l'organisation sociale : le Bas-Maine, qui a montré une
hardiesse vraiment révolutionnaire en matière agricole, se
révèle très conservateur en matière sociale.
Cette organisation conservatrice de la propriété et de toute
la société est une des grandes originalités du Bas-Maine.
C'est le pays des châteaux, qui se dressent si nombreux au
milieu des champs qu'ils semblent presque inséparables du
paysage. C'est en France, avec l'Anjou septentrional, le pays
des grandes propriétés, où surtout les grands domaines de
300, 400, 500 hectares sont fréquents ; la petite propriété
n'existe guère : c'est la ploutocratie des grands propriétaires
qui domine économiquement et socialement le pays bas-
manceau. Mais la grande propriété n'y coïncide pas avec
la grande exploitation : les grands domaines sont toujours
divisés en exploitations moyennes de 10 à 20 hectares. Peu
de propriétaires du reste cultivent par eux-mêmes ; en 1892,
la Mayenne était même le département où il y avait le moins
d'exploitants directs. Le propriétaire partage son domaine
entre les fermiers et de préférence les métayers; il s'intéresse
à 'la culture pour la diriger, la surveiller sans trop s'en mêler.
L'importance du métayage est un trait essentiel et
caractéristique du Bas-Maine et l'auteur y insiste avec raison ; il
a dressé, pour son étude, une carte du métayage dans la
France entière : on y voit que le métayage, autrefois répandu
dans tout l'Ouest, a disparu partout au Nord de la Loire,
en Bretagne notamment, persistant seulement dans un îlot
4e métayage isolé, comprenant l'Anjou septentrional et le
Bas-Maine méridional et central, c'est-à-dire — et voilà la
cause jusqu'ici insoupçonnée de cette survivance — dans les
pays où l'industrie ancienne des toiles avait aux XVIF et
XVIIIe siècles enrichi les bourgeois des villes qui achetèrent
de grandes terres. Le métayage est d'autant plus important
dans le Bas-Maine qu'il y a sa forme la plus pure, une
coopération intime du propriétaire résidant sur ses terres et du
166 UN PAYS DE BOCAGE DU MASSIF ARMORICAIN.
métayer ; cette collaboration constante a fait le succès du
métayage bas-manceau : il n'est pas ici déconsidéré par les
abus, existence de fermiers-généraux et impôt colonique
dans le Bourbonnais, administration par des maîtres-valets
et indifférence du propriétaire dans les Landes (ce sont les
deux grands pays de métayage en France); aussi le métayage,
qui ailleurs a mauvaise réputation et coïncide avec une
extrême pauvreté rurale, a-t-il contribué pour une large part
à l'enrichissement de la Mayenne, et atténué les crises
agricoles, celle notamment qui a sévi dans toute la France de
'
1878 à-1900.
Une des conséquences de cette organisation sociale, c'est
que les domestiques sont nombreux, mais qu'il n'y a pas
de journaliers agricoles : le cultivateur fait tous ses travaux
lui-même avec l'aide des membres de sa famille ou de
domestiques étroitement associés à sa vie. En somme, « la société
agricole se maintient le plus possible dans le cadre de la
famille et garde sa physionomie patriarcale : l'absence des
journaliers, la situation faite aux domestiques en sont des
indices aussi nets que la persistance du métayage W ».
L'ouvrage se termine, et nous ne pouvons qu'y renvoyer
le lecteur, par l'étude des industries actuelles, de
l'établissement humain, maisons, villages, villes,' de la populatioh
et de ses mouvements. C'est une étude vraiment complète
qui nous est ainsi présentée.
Un de ses mérites, c'est la richesse de l'illustration, plus
abondante que dans les travaux analogues parus
antérieurement :/84 cartes, figures et diagrammes mettent pour ainsi
dire sous les yeux du lecteur les faits décrits dans l'ouvrage;
12 planches photographiques reproduisent des aspects
typiques de la région.