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Faut-il incorporer Nietzsche à l’herméneutique?


Raisons d’une petite résistance1

Jean GRONDIN

Abstract
The question of Nietzsche’s place in hermeneutics raises many questions : can Nietzsche’s
thought itself be characterized as « hermeneutical » and to what extent, given that philosophical
hermeneutics was only developed as such after him? Can and should hermeneutics, which until
recently did not take his thought much into account, incorporate Nietzsche’s thought as a whole?
Whereas a mutual fecundation will always be fruitful, this paper argues that one should resist a
simple integration of Nietzsche into hermeneutics in light of their different understandings of truth,
interpretation and nihilism. It thus becomes possible to also resist the postmodern and nihilistic
understanding of hermeneutics. Aware of their differences, hermeneutics and Nietzsche will perhaps
have more to say to one another.

Faut-il à tout prix « nietzschéaniser » l’herméneutique?


Les perspectives de Nietzsche et celles de l’herméneutique sont-elles compatibles?
Dans un excellent ouvrage sur « Nietzsche et le pouvoir du mensonge », Jesús Conill a
voulu montrer qu’il y avait bel et bien des ponts entre Nietzsche et le courant de
l’herméneutique2. Il va de soi qu’il y a plusieurs thèmes communs aux deux univers de
pensée. Néanmoins, et pour cette raison même, le présent article, intempestif à sa
manière, aimerait montrer qu’il est peut-être plus important d’attirer l’attention sur la
différente manière dont Nietzsche et l’herméneutique pensent ces thèmes que de
promouvoir une fusion pure et simple des deux univers, où chacun perdrait de sa

1 Ce texte, inédit en français, a déjà été publié en anglais (« Must Nietzsche be Incorporated into Hermeneutics? Some
Reasons for a Little Resistance », in Iris. European Journal of Philosophy and Public Debate II, 3 (April 2010), 105-122) et en
espagnol (« ¿Hay que incorporar Nietzsche a la hermenéutica? », Estudios Nietzsche 9 (2009), 53-66).
2 J. CONILL, El poder de la mentira. Nietzsche y la política de la transvaloración, Madrid, Tecnos, 1997, surtout le chapitre II :

« Nietzsche et l’herméneutique contemporaine ».


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spécificité. L’herméneutique a-t-elle vraiment besoin d’être « nietzschéanisée », comme


le pense M. Conill? Pour qui cette cette « nietzschéanisation » de l’herméneutique ou
encore cette « herméneutisation » de Nietzsche représenteraient-elles un gain?
L’herméneutique a-t-elle besoin de Nietzsche? Peut-il l’aider à mieux être elle-même?
Quant à Nietzsche, deviendrait-il plus percutant, plus « actuel », s’il se trouvait « mis
en herméneutique »? Je ne dirais pas qu’il s’agirait pour lui d’une urbanisation, mais il
se pourrait que sa pensée perde alors de son tranchant, et sans doute de son attrait
pour certains.
Sur cette question, je suis un peu plus sceptique que mon collègue Jesús Conill,
même si j’ai énormément appris de ses travaux. C’est qu’il me semble que
l’herméneutique est à l’heure actuelle (ce n’était pas le cas il y a trente ans) déjà assez
« nietzschéanisée » et qu’elle n’a guère besoin de l’être davantage. Je parle ici de la
constellation la plus récente de l’herméneutique, dominée, paraît-il, par des auteurs
comme Richard Rorty et Gianni Vattimo qui ont voulu lire l’herméneutique en un
sens relativiste (« il n’y a pas de faits, seulement des interprétations »), donc très
nietzschéen. Dans le cas de Vattimo, cette « nietzschéanisation de l’herméneutique »
est même ouvertement admise et promue, car elle est le fait d’un interprète averti de
Nietzsche (et de Heidegger)3. En l’infléchissant dans le sens d’un relativisme, voire
d’un nihilisme, Vattimo cherche à donner un tour nietzschéen à l’herméneutique4, si ce
n’est à gommer les différences entre les deux.
Je comprends qu’il y ait des rapprochements, éclairants, à faire entre Nietzsche et
l’herméneutique et que le dialogue soit toujours une vertu, mais j’estime, pour ma
modeste part, qu’il est temps de résister dans une large mesure à cette
nietzschéanisation, car elle tend à effacer les différentes importantes qu’il y a entre les

3 Voir par exemple G. VATTIMO, Il soggetto e la maschera: Nietzsche e il problema della liberazione, Milano, Bompiani, 1974, et
Dialogue with Nietzsche, New York, Columbia University Press, 2005.
4 Voir mon étude « Vattimo’s Latinization of Hermeneutics. Why Did Gadamer Resist Postmodernism? », in S. ZABALA

(dir.), Weakening Philosophy. Essays in Honor of Gianni Vattimo, Montreal/Kingston : McGill-Queen’s University Press, 2007,
203-216 où j’ai cherché à montrer ce que cette lecture avait de problématique.
3

deux pensées. Jacques Derrida l’avait déjà pressenti dans L’écriture et la différence quand il
se réclamait de Nietzsche et de sa célébration du jeu des signes pour se dissocier de
toute pensée « herméneutique » qui cherche à déchiffrer un sens5. Derrida apercevait
dans l’opposition entre « Nietzsche et l’herméneutique » une alternative exclusive, et il
le faisait pour défendre le bien-fondé (si l’on peut dire) de la pratique nietzschéenne de
l’interprétation (l’affirmation du jeu pluriel des signes au détriment du déchiffrement
du sens). Tout en reconnaissant que des ponts peuvent être jetés entre les deux, je
pense que l’idée derridienne d’un antagonisme peut être maintenue, mais qu’elle peut
l’être afin de défendre l’herméneutique contre sa dérive nietzschéenne possible. Sans
contester le moins du monde le génie philosophique de Nietzsche, je serais donc de
ceux qui pensent qu’il y a lieu de résister à une nietzschéanisation trop poussée de
l’herméneutique, en tout cas au sens où l’entendent Vattimo et Rorty.
Afin de jeter un peu de lumière sur leur relation complexe, j’aimerais commencer
par rappeler quelques faits assez banals (car il n’y a pas seulement des interprétations,
mais aussi des faits) sur la place de Nietzsche en herméneutique et celle de
l’herméneutique chez Nietzsche.

Nietzsche reste assez absent de la tradition herméneutique


Il est d’abord assez évident que Nietzsche ne fait pas ou n’a pas fait partie de la
tradition classique de l’herméneutique, c’est-à-dire de la catena aurea qui rassemblera des
noms comme ceux de Schleiermacher, Dilthey, Heidegger, Gadamer et Ricœur.
Chronologiquement, on pourrait situer Nietzsche entre Dilthey et Heidegger, mais la
plupart des historiens de l’herméneutique ne tiennent pas vraiment compte de sa
contribution à l’herméneutique (il y a des exceptions). Les deux plus grands représentants
de l’herméneutique contemporaine, Gadamer et Ricœur, ont très peu traité de
Nietzsche, même s’ils le connaissent bien. Ricœur le nomme parmi les maîtres du

5Voir J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », L’Écriture et la différence, Seuil,
1967, p. 411. Voir à ce sujet mon « Que sais-je? » sur L’herméneutique, PUF, 2006, 93-96.
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soupçon, avec Freud, Marx et Lévi-Strauss, mais il a beaucoup plus parlé de ces trois
auteurs que de Nietzsche. Gadamer n’a consacré que deux études, tardives, à
Nietzsche, « Nietzsche – l’antipode. Le drame de Zarathoustra » (1984, GW, tome 4,
448-462) et « Nietzsche et la métaphysique » (19996, étude où il est davantage question
de Heidegger que de Nietzsche). Mais ni l’une, ni l’autre de ces études ne laisse penser
que Nietzsche aura été une réelle et importante inspiration pour Gadamer7. Il en va
bien sûr tout autrement de Heidegger, qui a consacré de nombreux cours, plusieurs
études et deux tomes importants à la figure de Nietzsche (tomes qui devaient d’ailleurs
s’intituler « La métaphysique de Nietzsche », comme le révèle la correspondance, à
paraître, entre Heidegger et Otto Pöggeler8). Seulement, l’auteur des tomes du Nietzsche
prétend avoir donné congé à la pensée « transcendantale et herméneutique » au profit
de la pensée de l’histoire de l’être9. C’est une autre manière de dire que le Heidegger
qui s’inspire de Nietzsche ne le fait pas dans la perspective de la pensée
« herméneutique », mais dans celle de l’histoire de l’être. De plus, dans cette histoire de
l’être, Nietzsche apparaît davantage comme un adversaire que comme un allié pour
Heidegger : c’est Nietzsche qui aurait porté à son comble la pensée « métaphysique »,
laquelle se serait caractérisée par une volonté de domination de l’étant dans son
ensemble, que résumeraient la pensée de l’être en termes de « valeur » et la notion
même de « volonté de puissance ». Que cette interprétation de la volonté de puissance
soit juste ou non, il est évident que Heidegger aspire, pour sa part, à renoncer à cette
volonté de la volonté, au nom de la « sérénité » (Gelassenheit) de la pensée de l’être, qui
laisse l’être être au lieu de le soumettre aux diktats de la volonté. Nietzsche n’est donc
pas pour Heidegger un réel allié. Du reste, dans un aveu qu’il a fait à ses proches,

6 Paru dans son dernier livre, publié en 2000, Hermeneutische Entwürfe, Tübingen, Mohr Siebeck, 2000, 134-142; traduction
française dans Esquisses herméneutiques, Paris, Vrin, 2004, 168-179.
7 Pour une perspective différente, attentive à l’influence discrète de Nietzsche sur Gadamer, voir le bel essai de C. B.

GUTIÉRREZ, « Gadamer y Nietzsche », dans son recueil Ensayos hermenéuticos, México, Siglo Veintiuno editores, 2008, 61-
79.
8 Martin Heidegger / Otto Pöggeler. Breifwechsel 1957-1976, herausgegeben von Kathrin Busch und Christoph Jamme, à

paraître.
9 M. HEIDEGGER, Nietzsche, Pfullingen, Neske, 1991, t. 2, p. 415.
5

Heidegger a dit à un certain moment : « Nietzsche hat mich kaputtgemacht », « Nietzsche


m’a détruit »10.

Nietzsche parle peu d’herméneutique, mais beaucoup de philologie


Si la tradition de l’herméneutique a assez largement ignoré la figure de Nietzsche (il
y a des exceptions, dont J. Figl11 et J. Conill), cette ignorance est réciproque, car
Nietzsche a lui-même assez peu parlé de l’herméneutique comme telle. Il est vrai que
l’herméneutique ne bénéficiait pas de son vivant d’une très grande visibilité. Les
choses n’ont changé qu’avec Heidegger et Gadamer. Or, en tant que spécialiste de
philologie classique, Nietzsche n’ignorait pas son existence. Dans ses cours
d’introduction à la philologie classique, Nietzsche évoque à un certain moment
l’herméneutique : « La méthode qui consiste à comprendre et à juger ce qui a été
transmis par la tradition comporte deux parties. La critique a trait à la transmission
(Überlieferung). L’herméneutique à ce qui a été transmis (das Überlieferte) »12. Alan D.
Schrift a raison de rappeler que Nietzsche suit ici la terminologie du philologue F. A.
Wolf (1759-1824), l’un des fondateurs des sciences de l’Antiquité classique (klassische
Altertumswissenschaften). Les disciplines de la critique et de l’herméneutique ont d’ailleurs
beaucoup préoccupé les auteurs qui se sont intéressés aux fondements des sciences
philologiques au XVIIIe et au XIXe siècles. Avec les théologiens (comme
Schleiermacher, philologue par ailleurs), ils étaient même à peu près les seuls à cette
époque à savoir ce qu’était l’herméneutique. La critique (ars critica) et l’herméneutique
(hermeneutica, Auslegekunst) constituaient alors les deux sciences auxiliaires de la
philologie : la critique était la science de l’édition « critique » des textes de l’Antiquité

10 Voir les interprétations que Gadamer, Müller-Lauter, Pöggeler et von Hermann proposent de cet aveu dans la revue
Aletheia (5), 1994, 6-8 et (9/10) 1996, 19-26.
11 J. FIGL, « Nietzsche und die philosophische Hermeneutik des 20. Jahrhunderts. Mit besonderer Berücksichtigung

Diltheys, Heideggers und Gadamers », in Nietzsche Studien 10-11 (1981-82), 408-430.


12 Friedrich Nietzsche, Einleitung in das Studium der classischen Philologie, Gesammelte Werke, Band 2, Musarion Verlag,

München, 1920, p. 348-349 (voir maintenant KGW II/3 374-375). Sur ces textes, voir A. D. SCHRIFT, Nietzsche and the
Question of Interpretation. Between Hermeneutics and Deconstruction, Routledge, 1990, p. 161.
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classique, fondée sur la critique des sources, c’est-à-dire l’examen attentif des strates de
transmission, alors que l’herméneutique s’intéressait à la manière dont ces textes, une
fois édités, devaient être interprétés, et plus particulièrement aux règles d’interprétation.
C’est en ce sens que le jeune Nietzsche dit de la critique qu’elle s’intéresse à la
« transmission » (Überlieferung) des textes et l’herméneutique à ce qui a été transmis (das
Überlieferte). Mais la distinction ne jouit pas d’un poids particulier chez Nietzsche et on
retrouve par la suite peu, sinon aucune occurrence significative du terme
d’herméneutique dans son corpus.
Il n’en est pas moins intéressant de relever que Nietzsche a fréquenté toutes les
disciplines qui ont porté l’herméneutique jusqu’au XIXe siècle ;
a/ La théologie. Non seulement Nietzsche était-il fils de pasteur, mais sa toute
première Considération Inactuelle portait sur le théologien Friedrich David Strauss. Il
connaissait aussi Schleiermacher13 et son influence, et avait formé le projet de rédiger
une (cinquième) considération inactuelle sur la religion, sujet dont il a par ailleurs
beaucoup traité dans ses œuvres ultérieures, et dans une perspective si viscéralement
critique qu’elle trahit une fascination secrète ;
b/ L’histoire. Grand penseur de la généalogie (qui influencera Foucault à cet égard),
Nietzsche a beaucoup écrit sur l’histoire, notamment dans sa deuxième Considération
inactuelle sur l’inconvénient et l’utilité de l’histoire pour la vie (dont on peut dire qu’il
s’agit d’une perspective « herméneutique » sur la discipline). Il aura aussi lu les grands
historiens de son temps, Ranke et Droysen, qui ont eux-mêmes traité des problèmes
d’interprétation et de méthodologie que posaient les sciences historiques ; la seconde
Inactuelle s’inscrit à l’évidence, même si elle le fait de manière critique, dans la lignée de
ces réflexions « métathéoriques » sur l’histoire ;
c/ La philologie classique. Il s’agit, comme chacun sait, de la formation première de
Nietzsche. S’il est vrai que la provenance est gage d’avenir (Herkunft bleibt Zukunft), on

13Comme le révèle le calembour, d’un goût douteux, d’Ecce homo (KSA 6, 361) au sujet des philosophes allemands qui ne
seraient tous que des « Schleiermacher » (es sind Alles blosse Schleiermacher), entendons des « faiseurs de voiles ».
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peut dire que sa lecture soupçonneuse et « ruminante » est un legs de sa formation de


philologue. Nietzsche l’a d’ailleurs volontiers reconnu. Si Nietzsche n’a que très peu
utilisé le terme d’herméneutique, il a beaucoup parlé de « philologie ». Si on remplaçait
dans ses textes le terme de philologie par celui d’herméneutique, il n’est pas douteux
que l’on trouverait chez lui une pensée d’une authentique portée herméneutique. C’est
en ce sens que l’on pourrait parler de la contribution « silencieuse » de Nietzsche à
l’herméneutique. J’en rappellerai les grands traits et les grands thèmes, mais le ferai
dans une perspective critique, afin d’expliquer pourquoi il m’apparaît opportun
d’opposer une petite résistance à une incorporation pure et simple de sa pensée à celle
de l’herméneutique (résistance qui pourrait aussi être celle de certains nietzschéens ;
outre Derrida, on pensera ici à Günter Abel14 qui cherche à dissocier sa philosophie
plus nietzschéenne de l’interprétation de la pensée herméneutique).

Perspectivisme et interprétation
Ce sont deux thèmes dont Nietzsche et l’herméneutique ont beaucoup traité.
Nietzsche répète souvent qu’il n’y a qu’une vision perspectiviste du réel. Avec Alan D.
Schrift (146), on peut distinguer le sens des termes d’interprétation et de perspective
dans son œuvre. La perspective désigne avant tout le point de vue qui nous fait voir le
réel sous tel ou tel aspect, mais qui échappe à notre contrôle. Ce perspectivisme est de
nature à la fois physiologique, puisqu’il caractériserait déjà notre appareil sensoriel,
instinctuel, parce que relevant de l’ordre des besoins, des affects et des émotions, mais il
est aussi socio-historique, étant imputable à l’éducation, à la formation et aux préjugés qui
sont les nôtres, y compris ceux des philosophes. Nietzsche accomplit ici un réel travail
d’Aufklärung et de généalogie, qui se situe dans l’air du scientisme de son temps, même
si c’est un esprit qu’il critique aussi à l’occasion (d’où l’ambiguïté de l’Aufklärung qu’il
pratique). Pour sa part, l’interprétation, toujours suivant les analyses minutieuses d’Alan

14G. ABEL, Interpretationswelten. Interpretationsphilosophie jenseits von Essentialismus und Relativismus, Frankfurt a. M., Suhrkamp,
1993.
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Schrift, désigne plutôt notre mise en ordre de ces perspectives, la forme que nous leur
donnons à travers nos croyances, nos opinions et nos théories. L’interprétation
représente ici un processus plus actif, plus conscient, que ne l’est le simple
perspectivisme. Elle comporte aussi un espace de jeu plus grand, souvent valorisé par
Nietzsche : plus on est artiste, ou philosophe, plus on interprète.
Ces notions de perspective et d’interprétation sont par ailleurs familières à
l’herméneutique, classique et contemporaine. En ce sens, le lien entre Nietzsche et
l’herméneutique paraît naturel, mais il faut ici se méfier des rapprochements trop
rapides. C’est que la perspective désigne le plus souvent chez Nietzsche celle du sujet
percevant ou de l’interprète qui introduit du sens dans ce qu’il perçoit. Or dans
l’herméneutique classique, la perspective désigne d’abord le point de vue de l’auteur
(ou du texte) que l’on cherche à interpréter. Comme je l’ai rappelé dans L’universalité de
l’herméneutique, la perspective correspond ici au Sehe-punct, mais aussi au scopus, à
l’intention de l’auteur ou du texte qu’il s’agit de comprendre. La perspective se trouve
donc davantage du côté de l’objet, et de son verbum interius, que dans le sujet. La prise
en compte de la perspective de l’auteur (ou du texte), comprise comme condition de
l’objectivité, est d’ailleurs ce qui permet à l’interprète de réviser sa compréhension. Une
« résistance » de l’objet aux interprétations que l’on pourrait en proposer devient alors
possible. Or, si la perspective ne se situe que du côté de l’interprète, on ne voit pas
vraiment ce qui pourrait la contenir. D’où l’abandon, sans doute fatal, de l’idée
d’objectivité, voire de vérité, chez Nietzsche et plusieurs de ses héritiers.
On pourrait penser que l’herméneutique contemporaine de Heidegger et de
Gadamer est elle-même assez nietzschéenne, en ce qu’elle insiste sur la structure
d’anticipation (Vorstruktur) et les incontournables « préjugés » (Vorurteile) de
l’interprète. Or, on a trop peu souligné que les deux auteurs le faisaient dans une
intention critique et afin de distinguer les préjugés légitimes, qui correspondent à la
chose, des préjugés illégitimes, qui ne leur sont pas conformes. L’idée d’adéquation
9

reste ici présupposée. Deux rappels de textes fort connus suffiront pour le confirmer.
1/ Dans la page célèbre d’Être et temps (SZ 153 !) où il est question du cercle de la
compréhension, Heidegger dit en toutes lettres que la « tâche première, constante et
ultime de l’interprétation consiste à ne pas se laisser donner ses anticipations, ses vues
directrices et ses préconceptions (Vorhabe, Vorsicht, Vorgriff) par des intuitions subites
ou des idées populaires, mais qu’elle consiste à les tirer au clair afin de justifier le
thème scientifique à partir des choses elles-mêmes ». Le propos de l’interprétation
(Auslegung) chez Heidegger est d’ailleurs toujours de tirer au clair, dans une visée
d’éclaircissement, les anticipations de la compréhension (Verstehen) afin de voir si elles
sont conformes aux phénomènes, que la « phénoménologie » promet de présenter
« tels qu’ils se présentent en eux-mêmes ». 2/ Lorsque Gadamer s’inspire de ce passage
pour présenter sa propre conception herméneutique dans Vérité et méthode, l’accent
repose aussi beaucoup moins sur la détermination insurmontable de nos préjugés que
sur leur rectification qui est toujours possible, souhaitable et même nécessaire si nous
ne voulons pas rester enfermés dans le cercle de nos préjugés : « celui qui cherche à
comprendre se trouve d’emblée exposé à des préconceptions qui ne résistent pas à
l’épreuve des chose mêmes; telle est la tâche constante du comprendre : donner corps aux
esquisses justes et appropriées à la chose, qui en tant qu’esquisses justes et appropriées à la
chose n’attendent leur confirmation que des choses elles-mêmes »15. Cela correspond tout à fait à
l’idée classique d’adéquation. Gadamer souligne en effet que les préjugés doivent
s’avérer (sich bewähren), faire leurs preuves et être confirmés par les choses elles-mêmes.
Ces passages ne plairont pas beaucoup aux auteurs plus postmodernes, plus

15 H.-G. GADAMER, Vérité et méthode, Seuil, 1996, p. 288. Voir l’ensemble du contexte dans Wahrheit und Methode, GW I,
271-272, où je souligne les échos à la notion d’adéquation : « Daß jede Revision des Vorentwurfs in der Möglichkeit steht,
einen neuen Entwurf von Sinn vorauszuwerfen, daß sich rivalisierende Entwürfe zur Ausarbeitung nebeneinander
herbringen können, bis sich die Einheit des Sinnes eindeutiger festlegt; daß die Auslegung mit Vorbegriffen einsetzt, die
durch angemessenere Begriffe ersetzt werden : eben dieses ständige Neuentwerfen, das die Sinnbewegung des Verstehens und
Auslegens ausmacht, ist der Vorgang, den Heidegger beschreibt. Wer zu verstehen sucht, ist der Beirrung durch Vor-
Meinungen ausgesetzt, die sich nicht an den Sachen selbst bewähren. Die Ausarbeitung der rechten, sachangemesseneren Entwürfe, die
als Entwürfe Vorwegnahmen sind, die sich ‘an den Sachen’ erst bestätigen sollen, ist die ständige Aufgabe des Verstehens. Es gibt
hier keine andere ‘Objektivität’ als die Bewährung, die eine Vormeinung durch ihre Ausarbeitung findet. »
10

nietzschéens. Mais ils sont bien de Gadamer et de Heidegger. Ici, il m’apparaît donc
indu de vouloir « nietzschéaniser » davantage Gadamer ou Heidegger. D’ailleurs,
lorsqu’ils élaborent leurs théories sur la structure d’anticipation de l’interprète, dans
Sein und Zeit ou dans Wahrheit und Methode, ils ne discutent pas particulièrement des
thèses de Nietzsche. C’est que l’accent ne porte pas sur le perspectivisme universel du
comprendre, peu critique du reste, mais sur la révision que lui fait subir l’épreuve des
choses elles-mêmes.

La vérité est-elle une forme d’erreur ?


Cette distinction critique se marque dans le fait que Gadamer et Heidegger n’ont
aucunement renoncé à la notion de vérité, à laquelle Nietzsche semble vouloir donner
congé quand il dit qu’elle est cette espèce d’erreur sans laquelle une espèce déterminée
d’être vivant ne pourrait pas vivre. Sauf erreur, « vérité » est le premier mot dans le
titre Vérité et méthode et Heidegger n’a eu de cesse de méditer, dans ses cours comme
dans ses écrits, « l’essence de la vérité » (Vom Wesen der Wahrheit). Difficile donc de
parler ici d’un abandon de l’idée de vérité (ou de la question de l’essence). Certes,
Heidegger défend une conception « nouvelle » de la vérité, comme dévoilement (idée
qui est toutefois assez classique) et comme aletheia. Or cette aletheia, c’est son
originalité, même si cette conception se retrouvait déjà dans l’idée d’une vérité
ontologique chez Augustin et Thomas, est toujours celle de l’être ou des choses elles-
mêmes : c’est l’être qui émerge (phusis) et se révèle. Heidegger le dit afin d’affoler la
conception qui se contenterait de faire de la vérité une prérogative de la connaissance
humaine ou du sujet (comme c’est le cas du perspectivisme nietzschéen) : avant le
rapport cognitif et vrai aux choses, il y a un apparaître, un auto-découvrement
(Unverborgenheit) de l’être lui-même. On y voit trop hâtivement une mise en question de
l’idée traditionnelle de vérité. Heidegger ne critique pas vraiment la notion de vérité
comme correspondance, il cherche seulement à montrer qu’elle est dérivée, en ce
11

qu’elle présuppose un apparaître plus originel encore de l’être, compris à l’aide de la


notion d’aletheia (dont le sens variera, il est vrai, dans l’œuvre de Heidegger : alors que
dans Sein und Zeit la vérité consiste à « arracher », ou dérober, la vérité aux
recouvrements dont elle fait l’objet – donc toujours au nom d’un idéal d’adéquation –,
le dévoilement et le voilement feront plus tard partie de l’événement même de l’être ;
on sait le jugement sévère que Ernst Tugendhat a porté, non sans raison, sur cette
conception tardive de la vérité16). Heidegger ne conteste donc pas que la vérité de la
connaissance, qui existe bel et bien, doive être entendue au sens de l’adéquation. Mais
surtout : Heidegger la présuppose à tout moment lorsqu’il parle d’une destruction de la
tradition métaphysique. On ne peut « détruire » une tradition que parce que l’on juge
qu’elle est inadéquate et qu’une meilleure doit être proposée. La vérité adéquation se
trouve donc maintenue en herméneutique.
Nietzsche souhaite, pour sa part, donner congé à l’idée ou la fable de la vérité. La
vérité ne serait qu’une erreur ? Ce qui frappe ici, c’est que cette idée même de fable ou
d’erreur présuppose la notion de vérité qu’elle affecte de critiquer. On ne peut parler
d’ « erreur » (ou de déformation) qu’au nom d’une conception de la vérité comme
adéquation. Cela est aussi vrai lorsque l’on critique la notion de vérité adéquation : on
ne peut en effet la dénoncer que parce qu’on la juge inadéquate… L’herméneutique
apparaît donc plus conséquente lorsqu’elle sauvegarde l’idée d’adéquation. Quant à
l’herméneutique plus nietzschéenne qui voudrait y renoncer (Vattimo), elle commet
une auto-contradiction éclatante, et d’au moins deux façons : 1/ elle soutient avec le
plus grand sérieux du monde que la conception de la vérité adéquation est inadéquate,
et 2/ elle présente sa propre conception comme étant, elle, adéquate et juste.

Il y a des faits et non seulement des interprétations

16 E. TUGENDHAT, Der Wahrheitsbegriff bei Husserl und Heidegger, Berlin, de Gruyter, 1967.
12

Quant à l’idée nietzschéenne selon laquelle il n’y aurait pas de faits, mais seulement
des interprétations, sous laquelle certains cherchent à résumer l’herméneutique, j’ai
toujours pensé qu’elle pouvait être réfutée par l’évocation des faits les plus simples : la
capitale de l’Espagne n’est pas Copenhague, mais Madrid, je ne suis jamais allé sur
Saturne, une molécule d’eau comprend deux et non trois atomes d’hydrogène, telle
personne souffre du cancer, et il n’y a pas d’armes de destruction massive en Iraq.
Cette idée d’adéquation se trouve présupposée jusque dans nos comportements les
plus quotidiens : si nous voulons savoir s’il pleut ou non, il suffit de regarder par la
fenêtre. On pourrait multiplier les exemples. Bien sûr, certaines de ces affirmations
sont faillibles : il se pourrait, théoriquement, que l’on trouve un de ces jours des armes
de destruction massive enfouies en Iraq, mais cette découverte viendrait révéler que
notre conception initiale était erronée et inadéquate.
Dans son débat avec G. Vattimo, René Girard estime que la déclaration selon
laquelle « il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations », est, dans le meilleur
des cas, une boutade par laquelle Nietzsche cherchait à provoquer ses collègues
philologues trop positivistes qui oubliaient parfois que leurs faits n’étaient souvent que
le résultat d’interprétations17. Cette boutade est de bonne guerre, mais elle présuppose
à son tour l’idée d’adéquation : les philologues ont souvent tort de penser qu’ils n’ont
affaire qu’à des faits, alors qu’ils ne sont en présence que de leurs interprétations.
Le perspectivisme radical de Nietzsche pose que le sens que nous comprenons ne
vient que de la subjectivité, ou de la « volonté », qui « crée » ce sens. Mais est-ce bien
vrai ? Constituons-nous vraiment les objets que nous interprétons ? Si cela était vrai,
nous pourrions interpréter tous les objets de toutes les manières possibles, ce qui est
manifestement impossible. En attribuant toute création de sens à la subjectivité,

17R. GIRARD, « Not Just Interpretations, There Are Facts Too », in R. GIRARD / G. VATTIMO, Christianity, Truth, and
Weakening Faith, New York, Columbia University Press, 2010, p. 94 : « This sentence is a brilliant pièce of polemic
against the vetero-positivists who felt that each time they opened their mouth an immortal truth would leap out of it. But
Nietzsche’s boutade cannot provide a functional theory of interpretation. To have nothing but interprétations is the same
as having none ».
13

Nietzsche s’insère dans l’horizon de la pensée moderne et de son nominalisme, qui


pose que le monde en soi n’a pas de sens en soi, ce sens n’étant « inventé » que par
notre esprit. Pour Kant, cette donation de sens venait d’abord des catégories a priori de
notre esprit qui mettraient en forme le divers désordonné (?) livré par la perception.
Nietzsche individualise cette mise en forme en l’attribuant plutôt au sujet particulier et
à son appareil sensoriel. Le « nominalisme » consiste à nier qu’il y ait des essences ou
des réalités dans l’ordre des objets eux-mêmes, car ces essences ou ces régularités ne
seraient établies que par la pensée. Le réel lui-même se réduirait alors au choc aveugle
de masses physiques qui n’aurait de sens que pour l’observateur qui y reconnaît ou,
selon Nietzsche, qui y introduit une signification. Le sens des choses ne peut donc
venir que « de l’extérieur », en l’occurrence du sujet ou de sa volonté de puissance
(nous reviendrons à l’instant sur ce terme).
Mais est-il vrai de soutenir qu’il n’y a pas de sens dans le monde et que ce sens n’y
est introduit que par nous ? J’ai toujours trouvé que l’on surestimait étrangement ici
l’apport de notre timide subjectivité. Pourquoi ne pas reconnaître que le sens que nous
cherchons à comprendre est déjà celui des choses elles-mêmes ? C’est qu’il y a bel et
bien un ordre et un devenir des choses elles-mêmes que notre pensée peut s’efforcer
de comprendre : les orangers ne poussent pas de la même manière que les érables et il
y a des différences intrinsèques entre les fourmis et les éléphants qui ne dépendent pas
de ma seule pensée. Lorsque j’étudie la croissance d’un oranger ou d’un éléphant, ce
n’est pas moi qui « crée » cet objet, je le trouve dans le monde et tâche de le
comprendre. Cela est également vrai de l’interprétation des textes, où, contrairement à
un préjugé nietzschéen, on ne peut pas dire tout ce que l’on veut tout en élevant une
prétention à la vérité. Aussi est-ce avec raison qu’Emilio Betti a rappelé l’adage
herméneutique « sensus non est inferendus, sed efferendus ». Pour Nietzsche, comme pour
Derrida, tous deux héritiers de la pensée moderne, ce sens est toujours inséré dans le
14

monde et dans l’objet que je comprends et que je constitue de toutes pièces. C’est le
comble du nominalisme.

N’y a-t-il partout que de la volonté de puissance ?


Si Nietzsche paraît disposé à reconnaître quelque loi au réel, c’est celle de la volonté
de puissance (Wille zur Macht). En français, on ne sait trop si on doit traduire le terme
de Macht par « puissance » ou par « pouvoir ». Comme le concept de « pouvoir »
évoque des connotations politiques indésirables, les interprètes lui ont le plus souvent
préféré le terme de « puissance », plus esthétique. C’est une notion qui a suscité les
interprétations les plus diverses, qu’il serait impensable de passer en revue ici.
L’interprétation de Heidegger n’est pas la moins célèbre, mais elle est audacieuse. Il y
voit ni plus ni moins que la réponse de Nietzsche à la question de l’essence de l’être
(dont le mode d’existence serait l’éternel retour) : l’être ne serait que volonté de
puissance, et rien d’autre (nichts ausserdem). Interprétation forte, qui amène Heidegger à
ranger Nietzsche dans la continuité de la « métaphysique de la volonté », c’est-à-dire
dans le projet de la pensée moderne qui cherche à s’emparer de l’étant et à accroître
son empire sur lui, mais au prix d’un oubli de l’être. Les nietzschéens ont mal réagi,
mais ils l’ont le plus souvent fait en rappelant que Nietzsche avait, au contraire,
toujours critiqué la pensée métaphysique (comme si Heidegger l’ignorait) et que la
question de l’être ne l’intéressait pas (comme si le fait de n’avoir rien à dire sur ce qui
est était une distinction pour un philosophe). Müller-Lauter a répliqué à Heidegger,
dans un article instructif, que Nietzsche ne parlait jamais de la volonté de puissance au
singulier, mais toujours au pluriel : il n’y aurait pas de volonté de puissance en soi, mais
seulement une lutte des volontés de puissance18. Ici non plus, je n’ai jamais compris en
quoi Heidegger se trouvait réfuté, mais c’est plutôt la question de fond que j’aimerais
voir discutée : est-il vrai de dire que tout le réel se réduise à une lutte de volontés de

18 W. MÜLLER-LAUTER, « Nietzsches Lehre vom Willen zur Macht », dans Nietzsche-Studien 3 (1974), 1-60.
15

puissance ? On pourrait penser ici à la lutte pour la survie dont avait parlé Darwin. Or,
il est assez piquant de constater que Nietzsche critique Darwin, notamment dans Le
crépuscule des idoles (14), quand il soutient qu’il n’est pas vrai de dire que ce sont les plus
forts qui survivent, car les faibles y sont aussi très aptes… Sa Généalogie de la morale
attribue en effet la création de la morale au ressentiment des faibles.
La première question que je suis tenté de soulever ici est la suivante : n’y a-t-il
vraiment que des « faibles » et des « forts » ? Faut-il nécessairement voir le réel à
travers ce prisme ? Il est en tout cas permis d’y voir une vision réductrice,
passablement machiavélique et très élitiste du réel. Nul ne conteste, bien sûr, qu’elle
comporte sa part de vérité et que notre monde, non seulement politique, soit traversé
par des luttes de pouvoirs. Cela existe, et pollue le monde des relations humaines, mais
que deviennent dans cette vision du monde la solidarité, l’amitié, l’amour et l’entraide ?
Nietzsche n’y verra sans doute que des tactiques de « faibles ». Mais dans ce cas, je suis
tenté de dire : vive la faiblesse !
Or la question de la vérité rebondit ici : qui nous dit que la conception de Nietzsche
est juste ? Ne s’agit-il pas aussi d’une vision du monde qui est tout aussi défendable
que n’importe quelle autre ? Mais si elle doit pouvoir être confirmée par l’expérience,
c’est que l’adéquation avec le réel est bel et bien possible. Et si Nietzsche avance des
raisons en faveur de sa doctrine, c’est qu’il la tient pour vraie et conforme à ce qui est.
Cela viendrait réfuter son perspectivisme radical.
Cela pourrait expliquer pourquoi il y a des textes où Nietzsche semble avoir
révoqué sa thèse à propos de la volonté de puissance. Les interprètes ont beaucoup
discuté ces derniers temps de ce fragment posthume de Nietzsche :

« Exotérique - ésotérique
1.- tout est volonté contre volonté
2. Il n’y a pas du tout de volonté.
16

1. Causalisme.
2. Il n’y a rien de tel qu’une cause et un effet.
Toute causalité se fonde psychologiquement sur la foi aux intentions;
Or l’effet d’une seule intention est indémontrable.
(La causa efficiens est une tautologie de la finalis d’un point de vue psychologique) »19.

Fragment intrigant, parce que Nietzsche distingue ici une doctrine exotérique d’une
pensée plus ésotérique, plus secrète, qui pourrait être la sienne. Selon sa doctrine
exotérique (= 1), tout ne serait que « volonté contre volonté », ce qui équivaudrait à un
« causalisme ». Mais suivant sa pensée plus ésotérique (= 2), il n’y aurait « pas du tout
de volonté » et « rien de tel qu’une cause et un effet ». On comprend à chaque fois ce
que Nietzsche veut dire, car ces deux thèses peuvent se retrouver dans ses textes. Si la
doctrine de la volonté de puissance (= 1) est connue dans ses grandes lignes, on
trouvera sans peine des textes où Nietzsche met plutôt en question le projet, disons
« métaphysique », consistant à rechercher une cause où un dénominateur commun au
réel. Nietzsche a effectivement souvent critiqué (et sans doute parce qu’il s’agissait
d’une vision inadéquate…) la « foi » en la relation de cause à effet tout comme la
volonté qui cherche à tout ramener à un sujet (Humain trop humain, I, 18 ; Gai Savoir,
127, et passim). Si on voit pourquoi Nietzsche a voulu appréhender le réel comme
volonté de puissance, on devine aussi pour quelle raison il a pu vouloir renoncer à un
tel projet (car ce serait là une nouvelle théorie à propos du réel qui se prétendrait
vraie).
Ici, c’est donc le problème de la cohérence de sa pensée qui se pose. Ce n’est pas un
mince défi pour les recherches nietzschéennes20. L’une des solutions les plus
séduisantes à cette aporie consiste à renoncer à retrouver une cohérence ultime à la

19 KSA, t. 12, 187, 5 [9]. Voir à ce sujet H. SCHMID, Nietzsches Gedanke der tragischen Erkenntnis, Würzburg, Königshausen
& Neumann, 1984.
20 Voir M. CLARKE, Nietzsche on Truth and Philosophy, Cambridge UP, 1991.
17

pensée de Nietzsche (au motif que cette recherche serait encore métaphysique…), et à
valoriser la portée plus esthétique (sinon « ironique ») de son œuvre, en saluant sa
conception de la vie comme littérature (Nehamas21) qui se moque du principe de
contradiction. Solution attractive en cette ère postmoderne, où le principe de
contradiction peut apparaître comme une contrainte logique trop oppressante, mais
qui ne saurait oublier que cette promotion de l’esthétique, fondée sur l’idée que
« l’existence n’est justifiée qu’esthétiquement », reste une proposition métaphysique, c’est-à-
dire une réponse à la question du sens de l’existence et de ce qui est. Sinon, elle perd
toute pertinence. Une lecture trop « littéraire », assurément possible, risque de priver
Nietzsche de sa profondeur philosophique. Celle-ci affleure lorsque Nietzsche évoque
la question du nihilisme.

La réponse de l’herméneutique au nihilisme


Nietzsche a parlé avec force de la mort de Dieu dans le célèbre aphorisme 125 du
Gai Savoir (« L’insensé », signe qu’il connaissait bien ses Psaumes, et notamment celui
qui inspire Anselme au début de son Proslogion). Contrairement à un préjugé deleuzien
répandu, cette mort n’est pas pour lui une source d’allégresse, car Nietzsche la
présente comme un assassinat, qui nous laisse sans horizon et dont nous ne saisissons
pas encore toute la portée, cet événement étant encore unterwegs, car ses effets ne
commencent qu’à se faire sentir22.
Il n’est pas étonnant que la vision perspectiviste et dès lors constructiviste de
Nietzsche conduise à la mort de Dieu et de toute forme de sacré, même si l’invocation
de Dionysos en conserve la nostalgie. Mais cette situation est-elle vivable? Nietzsche
souligne qu’elle nous laisse inconsolables (GS 125 : Wie trösten wir uns, die Mörder aller

21A. NEHAMAS, Nietzsche : Life as Literature, Harvard UP, 1985.


22 Gai savoir 125: L’insensé : « C’est nous qui l’avons tué! Comment pouvons-nous nous consoler, nous les plus grands

des assassins? Ce que le monde possédait jusqu’à maintenant de plus sacré, de plus puissant, nous en portons le sang sur
nos mains - qui peut nous laver de ce sang? (…) L’énormité de cette action est trop énorme pour nous. Ne devons-nous
pas devenir des dieux nous-mêmes afin d’en être seulement dignes? Cet événement énorme est encore en route (noch
unterwegs). »
18

Mörder? Das Heiligste und Mächtigste, was die Welt bisher besaß, es ist unter unseren Messern
verblutet – wer wischt dies Blut von uns ab?). Si elle comporte un aspect libérateur, car il
s’agit de la mort d’une idole, Nietzsche en sait toute la douleur, terriblement
paralysante. Cela le conduit à parler du « nihilisme » de notre culture. En cela, il
bénéficie d’une actualité herméneutique indubitable. C’est que les grands penseurs de
l’herméneutique contemporaine comme Gadamer et Ricœur ont peut-être trop peu
parlé de ce spectre du nihilisme lorsqu’ils ont traité du caractère historique de la
compréhension humaine23. Heidegger a mieux saisi qu’eux le défi que représentait la
provocation nietzschéenne et la montée du nihilisme.
L’herméneutique est-elle à même de relever ce défi? Je pense qu’il est grand temps
qu’elle le fasse. L’herméneutique, du moins telle que je la pense, peut mettre en
question les assises du nihilisme nietzschéen, en s’attaquant à la fois à son
constructivisme (1) et à son idée selon laquelle le nihilisme signifierait la fin de toute
forme de fondement, de valeur et de vérité (2).
1/ Pour le constructivisme nietzschéen, et moderne, le sens ne serait qu’une
invention ou une construction qui aurait tout à voir avec nos interprétations du réel.
Mais est-il bien vrai de dire que nous ne connaissons le monde qu’à travers nos
interprétations? Pourquoi ne pas reconnaître, comme le fait la sagesse du sens
commun, que nous pouvons aussi connaître et recevoir le monde tel qu’il est? N’est-ce
pas là la fonction première de notre connaissance et de notre langage? Assurément, la
philosophie moderne, et nietzschéenne, a volontiers vu dans la connaissance et le
langage des éléments médiateurs qui nous « empêcheraient » (!) de comprendre le
monde tel qu’il est. Mais faut-il ne voir dans le langage qu’une « déformation » du réel?
On ne peut parler de « déformation » que parce que l’on présuppose que le monde
peut bel et bien être connu tel qu’il est et que la déformation est elle-même susceptible
d’être reconnue comme telle. Le choix m’apparaît ici tranché : le langage est-il la

Voir mon étude récente « De Gadamer à Ricœur. Peut-on parler d’une conception commune de l’herméneutique? », in
23

G. FIASSE (dir.), Paul Ricœur: De l’homme faillible à l’homme capable, Paris, PUF, 2008, 37-62.
19

barrière qui fait écran au monde ou le pont, mieux la lumière, qui nous permet de le
comprendre? Nietzsche opte pour la première solution, avec toutes les apories qu’elle
comporte (autocontradiction, impossibilité de dire quoi que ce soit de vérifiable sur le
réel). L’herméneutique trouve plus évident de voir dans le langage l’élément
médiatisant (ou le medium) qui nous permet de parler de l’être. Ici, « Nietzsche et
l’herméneutique » exprime pour moi une alternative très nette, un choix entre deux
conceptions du sens.
2/ Cette critique du constructivisme moderne et nietzschéen permet d’apporter une
certaine réponse au nihilisme contemporain. L’idée de nihilisme soutient qu’il n’y a
plus de valeurs, ni de vérités qui tiennent. Or il se pourrait qu’il y ait là une forme de
suffisance intellectuelle qui consiste à dire qu’il n’est de vérité, ou de valeur, que si elle
répond à nos normes de fondation ultime et presque cartésienne : c’est parce qu’il n’y
aurait pas de normes ultimes fondées de manière aussi rigoureuse qu’il n’y aurait plus
de norme, ni de vérité. Mais c’est en rester à une conception bien cartésienne, pourtant
contestée, de la vérité et du fondement que de le prétendre.
C’est qu’il est deux manières d’entendre la notion de « fondement ». a/ Il y a
d’abord le fondement qui relève d’une évidence mathématique : c’est le fondement qui
fonctionne comme un axiome premier et absolument certain dont tout le reste découle
avec une rigueur imparable. Lorsque le nihilisme de Nietzsche proclame qu’il n’y a
plus de valeur ni de vérité, il présuppose une vérité qui soit fondée de cette façon. Mais
ce n’est pas la seule manière dont on puisse entendre l’idée de fondement. b/ C’est
qu’il y a aussi le fondement essentiel ou immémorial sur lequel repose toute vie, qui ne relève
pas d’une fondation ultime, mais qui nous porte néanmoins. Gadamer s’est approché
de ce fondement lorsqu’il s’est demandé s’il fallait à tout prix fonder ce qui depuis
toujours nous soutenait. On pensera ici aux attentes et aux espoirs qui nous traversent,
mais aussi au fondement que peut représenter, par exemple, l’amitié, au sens le plus
vrai du terme. Lorsque quelqu’un vit un moment difficile, ce qui n’est épargné à
20

personne, il peut compter sur un ami ou ses amis, qui lui apporteront leur soutien. Oh!
Il ne s’agit pas là d’un fondement « mathématique », parce que si l’amitié constitue bel
et bien la base de la vie en commun, elle n’a rien d’axiomatique. Chacun sait que
l’amitié peut être trompée, trahie, reniée, etc. Mais elle n’en constitue pas moins une
fondation de toute vie, dont on aurait bien tort de prétendre qu’elle ait cessé d’exister à
l’ère du nihilisme. Et nul n’aura la cuistrerie de vouloir trouver un fondement ultime à
l’amitié. On peut aussi penser ici au témoignage de la foi, qui ne plaira peut-être pas à
tous les nietzschéens, mais ils seront à même d’en comprendre le sens. Lorsqu’un
individu reconnaît que la foi est le fondement de toute sa vie, qu’il s’en remet à elle, il
sait parfaitement qu’il ne s’agit pas d’une fondation mathématique. Il serait même
ridicule d’espérer ici quelque chose de tel. Mais la foi, ou la conviction forte qui peut
être d’un autre ordre (la loyauté, la fidélité à sa patrie, à ses convictions, à ses
obligations), n’en constitue pas moins un fondement extraordinairement solide et
durable.
Ces exemples n’ont pour fin que de rappeler à une époque qui pense, à tort, que la
vie humaine est absolument dépourvue de fondement ou de fondation, que « plus rien
ne tient » et que tout reste soumis au bon désir de chacun, que ces fondements
existent bel et bien, mais qu’ils sont peut-être recouverts par une certaine intelligence,
trop scientifique ou trop mathématique, de la notion de fondement et de vérité. C’est
qu’aucune vie n’est pensable sans le fondement que l’on peut appeler essentiel ou
immémorial, qui précède et rend possible toute pensée et toute vie. Le redécouvrir
pourrait être l’un des fruits de la confrontation, polémique ou amicale, entre Nietzsche
et l’herméneutique.

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