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Orazio Irrera – On a l’habitude un peu hâtive de dire que lorsque Foucault

critique l’idéologie, il s’adresse surtout à la conception althussérienne de


l’idéologie. Mais en suivant votre argumentation, il semble plutôt que Foucault
et Althusser ont tenté tous les deux d’échapper à une conception
représentationnelle et seulement négative (donc non productive) de l’idéologie.
Pour cette raison, à votre avis, serait-il utile de distinguer parmi les critiques de
Foucault entre celles qui sont adressées à l’idéologie comme système de
représentation, donc comme « reflet et transposition », ou encore comme
rationalisation1 (Althusser lui aussi semble critiquer cette conception de
l’idéologie) et celles qui sont plutôt adressées à la manière dont Althusser
cherche, pour sa part, à surmonter cette idée représentationnelle de l’idéologie
à travers une conception positive de l’idéologie, entendue comme agent
effectif du processus de reproduction sociale ? Pourquoi, face aux efforts
déployés par Althusser pour sauver la notion d’idéologie, Foucault tient-il, au
contraire, cette notion comme étant non-amendable – ce qui revient à jeter le
bébé avec l’eau du bain ? Est-ce que toutes les critiques que Foucault adresse
à l’idéologie ont pour lui le même poids, ou est-ce qu’il y en a une qui, à un
certain moment, se révèle plus importante ou plus décisive que les autres et
qui aurait enfin persuadé Foucault qu’il n’est pas possible de se servir de cette
notion ?
2Pierre Macherey - Il me semble, c’est une hypothèse que je propose à la
discussion, que la manière tranchante utilisée par Foucault pour aborder la
question de l’idéologie est le symptôme d’un embarras. Il déclare
apparemment sans appel, comme d’ailleurs le fait également Bourdieu à la
même époque, que le mot et l’idée à laquelle il renvoie doivent être rayés
définitivement de la carte : et en même temps, il ne cesse de revenir sur la
question, ce qui laisse penser que, en dépit de l’interdit porté à son sujet, elle
n’est toujours pas réglée ; c’est comme si le mot et l’idée ayant été renvoyés
par la porte, la « chose » idéologie, dont on n’arrive pas à se débarrasser,
rentrait par la fenêtre. Il s’agit d’un phénomène complexe, pas très clair, dont
l’analyse renvoie à de multiples causes, dont certaines tiennent à l’itinéraire
personnel suivi par Foucault, qui l’a amené à liquider son propre passé
« marxiste », une culture qui ne lui était pas du tout étrangère, dans la forme
d’une radicale abjuration : idéologie, c’est pour lui un élément de la culture et
de la terminologie marxistes qu’il lui faut rejeter en bloc en raison des arrière-
plans théorique et pratiques qui les soutiennent, en rapport avec tout un
ensemble de présupposés auxquels, à un certain moment, il a refusé de
continuer d’adhérer, et qu’il s’est reproché d’avoir acceptés auparavant. De ce
point de vue, son rejet de l’idéologie revêt l’allure d’une cure purificatoire,
d’une sorte de katharsis, voire d’exorcisme, démarche qui mêle
inextricablement le subjectif et l’objectif, d’où un effet inévitable d’équivoque,
conséquence de son ralliement à la clique du Nouvel Observateur (Jean Daniel
n’était peut-être pas le meilleur antidote à Georges Marchais). Sur le fond, – et
là on a affaire à une autre série causale, indépendante de la précédente –
Foucault justifie son attitude en mettant en avant, comme le fait aussi
Bourdieu, un organicisme ou un corporisme, ce qui revient à en rajouter dans le
sens de la matérialisation des comportements humains : parler d’idéologie, ce
serait faire crédit à ce qui se passe, ou est censé se passer dans la tête des
gens, sous forme d’opinion, alors que l’essentiel se passe ailleurs, dans des
formes qui échappent à la conscience, au niveau des corps à la fois dressés,
sur un plan individuel, par la discipline et produits, en masse, par le bio-
pouvoir, pour reprendre les concepts utilisés par Foucault. Mais ramener la
discipline et le bio-pouvoir à des techniques purement matérielles, qui se sont
mises peu à peu en place sans obéir à un plan concerté, comme le fait
Foucault, n’exclut nullement que ces techniques de normation/normalisation
passent par des discours et fassent place à des jeux d’opinion, bien au
contraire : le libéralisme mis en œuvre dans les sociétés dites avancées, et qui
constitue un déterminant, le principal déterminant, de leur essence et non une
simple option à laquelle elles pourraient renoncer sans prendre le risque de
disparaître, se traduit dans les faits par un économisme qui, s’il se base sur des
rapports matériels de production et de reproduction (encore des concepts
venus du marxisme dont on a bien du mal à se débarrasser !), revêt aussi des
formes qu’il vaut mieux en fin de compte appeler idéologiques, – à condition de
rematérialiser l’idéologie en montrant qu’elle est de part en part impliquée
dans l’ensemble de rapports sociaux relativement auxquels elle ne constitue
pas un plan séparé –, que l’interpréter dans le vocabulaire idéalisant et
spiritualiste des « mentalités », qui, lui, est manifestement périmé. Si on prend
les choses sous cet angle, les démarches suivies par Foucault et Althusser,
sans se confondre, car il n’est pas question de nier leur disparité, se recoupent
sur certains points essentiels. Il me semble d’ailleurs que leur divergence
consiste moins dans l’alternative entre éliminer l’idéologie (comme le fait
verbalement Foucault) ou essayer de la repenser (comme le fait Althusser en
passant un peu vite sans doute sur l’ambiguïté propre à la terminologie, –
ambiguïté due à la succession d’incidents qui ont jalonné l’histoire du mot
depuis les Idéologues de la Révolution –, terminologie qui présente
l’inconvénient de ramener l’idéologie à une affaire d’idées, alors qu’elle ne
consiste pas seulement en pratiques idéelles et que celles-ci n’ont pas valeur
de causes), que dans la conception que l’un et l’autre se font du rapport de
l’idéologie à l’État. Le rattachement de l’idéologie à l’État, thèse qu’Althusser
assène sans discussion comme une évidence non négociable, fait
manifestement problème : c’est sur ce point qu’on peut donner raison à
Foucault, ou du moins considérer que la discussion reste ouverte à ce sujet,
restant entière la question de savoir d’où l’idéologie, si idéologie il y a – et je
crois pour ma part que la société actuelle, celle qui professe la fin des
idéologies, est dans les faits la plus idéologique de toutes, celle dont l’idéologie
constitue la texture propre –, tire sa puissance, l’énergie qui la fait fonctionner,
une énergie dont Foucault a raison d’estimer qu’elle ne se diffuse pas à partir
d’un centre unique qui serait l’État. Il y a à cet égard tout un travail à faire sur
la fonction sociale du langage, qui a été à peine amorcé : les sociétés libérales
sont des sociétés mobiles, tendanciellement décloisonnées, qui en
conséquence accordent une considérable importance aux pratiques de
communication, des pratiques qui ne passent pas seulement par l’échange
conscient d’idées ; quelqu’un comme Michel Pêcheux, qui avait essayé
d’occuper un créneau intermédiaire entre la linguistique et la psycho-
sociologie, avait jeté les bases d’une recherche allant dans ce sens : il y aurait
intérêt à y revenir.
• 2 Michel Foucault (2015), Théorie et institutions pénales. Cours au Collège de
France. 1971-1972, Par (...)
3OI – Lors de l’un de ses cours à Vincennes (daté de 1968-69), il semble que
Foucault tente encore de se servir d’une notion d’idéologie qu’il tire
d’Althusser. Néanmoins, à partir de L’archéologie du savoir (1969), on assiste à
une critique qui deviendra de plus en plus résolue et qui cherche dès lors à se
focaliser sur tout ce qui peut caractériser l’approche idéologique. À ce propos,
Étienne Balibar, dans la lettre qu’il adresse aux éditeurs du cours Théories et
institutions pénales (1971-72), affirme que « Foucault attribue plus ou moins
systématiquement à Althusser la théorie de l’idéologie qu’Althusser a cherché
à rectifier et remplacer dans le marxisme […]. Il faut dire – continue Balibar –
qu’Althusser [au début des années 1970] avait déjà publié des textes qui
s’écartaient singulièrement de l’idée de “coupure épistémologique”, en
“politisant” le rapport de l’idéologie à l’histoire », mais, comme il s’agissait de
textes encore fragmentaires et contradictoires, « Foucault en profite, de son
côté, pour choisir systématiquement l’interprétation la plus scientiste et
l’attribuer à Althusser »2. Quel est votre avis sur cette question : Foucault
déforme-t-il de quelque manière la perspective d’Althusser sur l’idéologie ? A
cet égard, dans quelle mesure et par rapport à quoi précisément faudrait-il
alors être juste avec Althusser ?
4PM – Il ne faut pas s’enfermer dans l’alternative : ou bien donner raison à
Foucault contre Althusser, ou bien donner raison à Althusser contre Foucault ;
car, si on revient au fond des questions, leurs démarches respectives, comme
je viens de le dire, se recoupent, du moins sur certains points, sans toutefois se
confondre ; et c’est cette relation compliquée qu’il faut analyser, en résistant à
la tentation de la ramener à des attendus abstraitement simplifiés. Ce qui est
important, en l’affaire, ce sont les concepts mis en avant pour expliquer
concrètement le fonctionnement matériel des sociétés actuelles, sociétés de
normes selon Foucault, sociétés capitalistes dit Althusser en bon marxiste :
mais, si on y regarde de près, ce n’est pas très différent. Discipline, bio-pouvoir,
appareils idéologiques (d’État), est-ce que, en dernière instance, cela ne parle
pas de la même chose ? Pourquoi s’interdirait-on de combiner ces différentes
machineries conceptuelles en vue de mieux comprendre le fonctionnement des
formations sociales actuelles et des types de « pouvoirs » que celles-ci
mobilisent ? Ceci admis, cela n’a plus grand sens de ramener la relation entre
Althusser et Foucault à une querelle doctrinale, ce qui n’est possible que si,
comme le dit Balibar, on « durcit » leurs positions, c’est-à-dire si on les ramène
à des systèmes de pensée fermés sur eux-mêmes, et figés, comme
l’althussérisme et le foucaldisme qui sont en fin de compte des fictions, des
leurres. Ce qui est frappant chez Foucault et Althusser quand on les lit, comme
on peut le faire aujourd’hui, à distance, c’est l’esprit de recherche qui, dans des
styles différents, a animé l’un et l’autre en permanence, ce qui a affecté leurs
propos d’un certain degré d’instabilité, comme cela est inévitable s’agissant de
démarches innovantes en raison de leur ouverture sur l’inconnu et non de la
cohésion formelle qu’elles doivent sur le moment au mouvement rétrograde du
vrai. C’est pourquoi il me paraît vain de les renvoyer dos à dos, en négligeant
le fait qu’ils ne cessent de s’interroger, de se « problématiser » l’un l’autre, au
fil d’une discussion qui n’est certainement pas parvenue à un terme définitif, et
qu’il est de notre responsabilité de poursuivre.
• 3 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 52.
5OI – En effet, dans la reconstruction que vous avez proposée aussi bien des
critiques que Foucault émet à propos de la notion d’idéologie que des impasses
et des contradictions de cette tentative foucaldienne de se démarquer du
problème de l’idéologie, vous n’avez pas insisté sur le fait que, chez Foucault,
le refus d’adopter une quelconque conception de l’idéologie s’appuie de
manière forte sur l’opposition entre idéologie et vérité ou encore entre
idéologie et science. À ce propos, il n’y a pas seulement l’idée que l’idéologie
est un système symbolique de représentations qui « se définit par ce qu’elle
n’est pas […], par la distance qu’elle maintient par rapport au réel et à sa
matérialité »3. Mais, strictement lié à tout cela, on trouve néanmoins l’idée que
cette distance par rapport au réel, on ne peut la combler qu’à travers la vérité
produite par la connaissance scientifique. Dans le premier cours au Collège de
France (Leçons sur la volonté de savoir) et dans le sillage de Nietzsche,
Foucault revient continuellement sur la disjonction entre vérité et
connaissance, en soulignant comment au dessous de ce lien qui apparaissait
comme solide et inattaquable, opèrent le désir, l’instinct et la violence. C’est en
ce sens que la vérité produite par la connaissance apparaît comme mensonge :
de fait, cette vérité n’est plus l’objet d’une évidence, de l’ordre d’une auto-
transparence, mais elle s’appuie entièrement sur une volonté anonyme tramée
de violence. Ainsi, même ce qui apparaît comme vérité ou comme
connaissance émergerait par l’action perpétuelle et incontournable de conflits
et de violence. Il n’y aurait donc aucun point de repère pour distinguer vérité et
idéologie, sinon le jeu stratégique de l’affrontement et de luttes où certains
énoncés déploient la matérialité de leurs effets de savoir et de pouvoir en tant
que pratiques discursives. Quel est, à votre avis, le poids et le rôle effectif que
cette série d’oppositions (idéologie/science ; idéologie/connaissance ;
idéologie/vérité) joue dans l’attitude critique de Foucault à l’égard aussi bien de
l’idéologie en général que de la conception althussérienne de l’idéologie en
particulier ?
6PM - Le point faible de la position d’Althusser, la chose est claire à présent,
c’est le nœud qu’il installe entre l’idéologie et la science, une science que
l’exploitation sauvage du concept de « coupure épistémologique » avait
complètement mythifiée, au moment où, en sens exactement inverse, les
travaux de Bachelard et de Canguilhem contribuaient à déconstruire ce mythe,
et à forger en parallèle une autre conception de la « dialectique » : une
dialectique, non de la contradiction mais de la polarité, expurgée de
présupposés hégélianio-marxiens, et complètement définalisée. Althusser et
les gens qui travaillaient avec lui auraient sans doute été moins dogmatiques,
moins portés à créditer le marxisme des valeurs imaginaires de la « science »
et de la « vérité », s’ils avaient moins pratiqué un épistémologisme de premier
degré, et s’ils avaient davantage regardé du côté de Nietzsche et de la forme
d’esprit critique qu’il stimule. À ce point de vue, je plaide personnellement
coupable : la version réductionniste de l’épistémologie que je professais à
l’époque, sur fond de crédulité et d’ignorance, n’est plus tenable. Je me rends
parfaitement compte qu’il s’agissait d’une dérive philosophique, qui
correspondait justement au fait de faire un peu trop confiance à la philosophie,
ce qui conduisait à tenir sur l’histoire des discours généraux éloignés de son
déroulement effectif : la force de Foucault est, en tordant le bâton dans l’autre
sens, d’avoir fait confiance, plutôt qu’à la philosophie, à l’histoire, au fouillis de
ses archives qu’il est impossible de faire rentrer dans des schémas
abusivement simplifiés et dogmatisants. On pourrait soutenir que, du côté
d’Althusser, il y avait encore trop de philosophie, et de celui de Foucault, pris à
la lettre, il en restait trop peu : la question posée aujourd’hui serait de trouver
un équilibre entre les deux. Il y a cinquante ans, on pensait, avec Althusser,
que le recours à Spinoza pouvait suffire pour rematérialiser le discours de la
philosophie : c’est dans ce sens que j’ai travaillé, et il n’est pas de ma
responsabilité de dire si les résultats auxquels cela m’a conduit sont ou non
valides ou utiles ; je me risquerais à avancer que, peut-être, ils disposent d’une
validité partielle, dans la mesure où ils ont conduit à soulever, sinon à les
résoudre totalement, un certain nombre de problèmes, comme celui de la
dialectique précisément, qui aurait pu retenir l’attention de Foucault s’il avait
consenti à redevenir un peu « philosophe », ce à quoi il s’est refusé par
hygiène mentale, mais en prenant du même coup le risque de libérer le terrain
pour des récupérations philosophiques abusives ou des relectures
tendancieuses de sa démarche (comme celle de Ferry et Renaut, ou celle de
Gauchet).
• 4 Michel Foucault (2011), Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de
France. 1970-1971, Par (...)
• 5 Michel Foucault (2001), « Pouvoir et corps », Dits et écrits, vol. II, Paris,
Gallimard, texte n° 1 (...)
7OI – Le fait que Foucault oppose toujours l’idéologie à la connaissance, à la
science et à la vérité, implique aussi une certaine idée du sujet qu’il faut en
quelque sorte présupposer comme « pur », c’est-à-dire libre de toute
détermination politique ou économique, et toujours ontologiquement en
mesure d’accueillir, sans la déformer, la présence de l’objet – il s’agit là pour
Foucault de ce que l’on retrouve, de Platon à Descartes, sous le thème de
l’évidence. En outre, dans ce rapport entre sujet et objet, dans le
développement qui les lie, apparaîtrait aussi, cette fois sous la forme de la
« sagesse », l’exigence pédagogique propre à la limitation de la volonté qui
doit faire place à la vérité. De là, découlerait « toute une “idéologie” du savoir
comme effet de la liberté et récompense de la vertu »4. Et c’est en ce sens
qu’il faut sans doute interpréter un passage tiré d’un entretien de 1975,
« Pouvoir et corps » que vous citez vous-même dans votre livre. Foucault y
suggère qu’en réalité serait plus matérialiste une perspective qui se passe de
la question de l’idéologie pour se focaliser davantage sur « la question du corps
et des effets de pouvoir sur lui ». Ce qui dérange Foucault dans les analyses en
termes d’idéologie « c’est qu’on suppose un sujet humain dont le modèle a été
donné par la philosophie classique et qui serait doté d’une conscience dont le
pouvoir viendrait s’emparer »5. Vous avez soutenu que cette référence au sujet
de la philosophie classique ne semble pas renvoyer à la société de
normalisation qui, de son côté, privilégierait un pouvoir ciblant directement et
silencieusement les corps en deçà de toute prise de conscience possible et qui
donc ne passerait pas par les représentations d’un sujet conscient et agissant
intentionnellement à partir de ces représentions. Ce type de sujet classique se
réfère plutôt aux formes d’organisation sociale qui ont précédé l’instauration de
la société des normes, autrement dit aux formes de pouvoir propres aux
institutions religieuses qui ont davantage ciblé l’esprit ou l’âme, en le séparant
de ce qui se passait dans le corps – ce qui aurait donc produit une philosophie
de la conscience et du sujet. Or que faut-il entendre par là ? Faut-il voir à
travers cette notion du sujet classique une référence au sujet cartésien qui,
pour Foucault, est à la base de la possibilité d’objectivation du sujet tel qu’il se
retrouve aussi bien dans les sciences humaines que dans les sociétés de
normalisation ? Pour autant, ce sujet classique, doit-on le cantonner
exclusivement dans les modalités d’exercice du pouvoir pastoral ou bien
faudrait-il, à votre avis, le comprendre aussi comme le sujet épistémologique et
phénoménologique qui vise la vérité par l’intermédiaire d’une interrogation
aussi bien sur les limites de la connaissance que sur soi-même en tant que
fondement et condition de possibilité du connaître – ce qui s’est cristallisé dans
la figure de l’homme et qu’on pourrait par la suite repérer dans toutes les
positions dites « humanistes » qui ont accompagné l’exercice du pouvoir même
dans la société de normalisation ?
8PM – Il n’est plus possible aujourd’hui de poser la question du sujet comme on
le faisait au temps de la querelle de l’humanisme : les enjeux du problème se
sont déplacés, en raison de ce qui s’est passé dans l’intervalle, du moins sur la
scène philosophique française où, à partir des années quatre vingt, la
représentation « psychologique » du sujet, celle à laquelle on s’attaquait en se
servant d’arguments empruntés principalement à la psychanalyse, a été
remplacée par une représentation « juridique », marquée par un formalisme
républicain – la plupart des discussions qui ont lieu aujourd’hui autour du
thème de la « laïcité » prennent là leur source – qui ne fait plus du tout place à
ce qui relève de « récits de vie » personnalisés. Ce qu’il faut critiquer
aujourd’hui, c’est cette juridicisation, qui a amené à poser la question du sujet
dans l’abstrait, comme une pure question de logique ou de grammaire dont la
cible est, non plus un sujet-substance mais un sujet-forme. L’intérêt des
recherches de Judith Butler est qu’elles vont dans le sens de cette critique, et
permettent de restituer à la question du sujet une chair qu’elle avait perdue
dans l’intervalle : soulever, comme elle le fait, la question de « la vie psychique
du pouvoir », ce qui permet d’aborder sous un angle nouveau la question de
l’idéologie et des formes concrètes de ses interventions dans la vie sociale, me
paraît d’une considérable portée dans la conjoncture théorique actuelle. L’un
des problèmes-clés, dans cette conjoncture, est celui de l’identité, sous ses
formes individuelle et collective, et de son devenir. Si on prend ce problème en
compte en lui accordant l’importance qu’il mérite, il est clair que la théorie du
« support » (Träger) dont on se servait pour le résoudre il y a cinquante ans
est, sinon totalement défaillante, du moins incomplète : car elle n’explique pas
comment on devient, concrètement, « support », suivant un cheminement
complexe, irrégulier, accidenté, qui se déroule en grande partie sur le terrain
de la vie quotidienne, un objet d’étude que le marxisme avait eu le tort de
délaisser en en concédant l’exclusivité aux phénoménologues. Althusser avait
eu à ce propos une intuition importante quand il avait mis en circulation dans
l’article sur les appareils idéologiques d’État, la formule du « toujours-déjà-
sujet », dans lequel on pourrait lire une reprise de l’injonction paradoxale
lancée par Nietzsche : « Deviens ce que tu es ! ». Comment devient-on ce
qu’on est destiné à être dans la forme du « toujours-déjà », au fil d’un
processus personnel singulier, qui n’a certainement rien d’automatique, même
s’il est biaisé par un conditionnement social, ce qui en fait la manifestation de
ce que Spinoza appelle « libre nécessité », relevant à la fois de l’objectif et du
subjectif ? On n’a toujours pas répondu à cette question, que la psychanalyse
avait eu le mérite d’ouvrir, mais en l’enfermant dans le contexte confiné de
l’existence familiale privée, – le « papa-maman » que Deleuze et Guattari
avaient eu raison de dénoncer dans L’anti-Œdipe –, alors qu’elle met en jeu des
paramètres beaucoup plus larges qui relèvent de l’économie, de la politique, et
de ce que, faute d’un meilleur mot il faut bien appeler l’idéologie.
• 6 Cf. Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 228-230 ; Michel Foucault
(2004), Sécurité, ter (...)
9OI – Lorsque l’on aborde la critique que Foucault adresse à l’idéologie comme
système de représentation, il semble que ce ne sont pas les représentations en
tant que telles qui font problème mais plutôt la manière de les insérer dans
l’analyse. D’une part, il semble que des représentations idéologiques (ce qui se
passe dans la tête des gens) puissent vraiment jouer un rôle tactique et
stratégique dans la conflictualité implicite d’un champ de gouvernement, et
jouer ainsi un rôle à partir d’un statut un peu incertain et peut-être oxymorique
que j’appellerais matérialité idéologique, donc non pas en fonction du réel
auquel ces représentations renverraient mais à partir des effets concrets que
ces représentations idéologiques pourraient exercer, en tant que
représentations, au niveau des pratiques (c’est le cas, comme vous-même
l’avez montré, de l’opinion publique et du caractère spontané et libre des
actions des individus dans le cadre du libéralisme)6. D’autre part, chez
Foucault, apparaît aussi l’idée que, si on part de ces représentations
idéologiques pour saisir à partir de là le cadre général où ces idéologies, plutôt
que produire du sens, engendrent au contraire des effets stratégiques (qui
peuvent être relativement disjoints du contenu de ces représentations), alors
par là on finit par manquer la matérialité des savoirs et des pratiques, la
dimension stratégique et concrète où ces idéologies prennent place, en jouant
un rôle (néanmoins assez circonscrit) à l’intérieur de tel dispositif ou de telle
technologie de gouvernement ? Est-ce que vous pensez que cette distinction
que Foucault fait par exemple dans un passage du manuscrit de la leçon du
1er mars 1978 (cours Sécurité, territoire, population), peut nous conduire à
affirmer qu’au fond Foucault cherche moins à abandonner la notion d’idéologie
comme système de représentations qu’un type d’analyse qui part du simple
espace représentationnel de l’idéologie et finit par rester à l’intérieur de cet
espace ?
10PM – Je suis tout à fait d’accord avec vous : tout en multipliant les
coquetteries et les déclarations de principe sur le terrain étroit de la
terminologie, Foucault est loin d’avoir esquivé la question de l’idéologie et il a
avancé des hypothèses de travail particulièrement fécondes qui permettent de
la relancer. Je pense par exemple à la réflexion qu’il a amorcée au sujet des
événements discursifs et de la matérialité des dispositifs de discours, dont les
implications n’ont pas été suffisamment explorées. Le grand mérite de Foucault
est d’avoir ouvert des chantiers d’investigation qu’il n’a pas prétendu
refermer : il a été un grand agitateur d’idées, qui n’a pas hésité à remettre
constamment en question ses propres idées, pour repartir dans des directions
inédites, imprévues. C’est la grande leçon qu’il faut tirer de son œuvre, qui
n’est pas close sur elle-même. Il n’y a pas de système-Foucault, mais un
processus d’investigation, une sorte d’errance rigoureuse dont la tension ne
s’est jamais relâchée, à laquelle seule la mort a pu mettre un terme
accidentellement. C’est pourquoi je me suis permis, sur la base des lectures
encore trop partielles que j’ai pu faire de certains de ses textes, de lui poser
des questions, comme celle du statut de l’idéologie : l’héritage de Foucault est
fait pour être interrogé, et non pour être reçu ou réceptionné en l’état comme
s’il s’agissait de quelque chose de définitif. Il n’est donc nul besoin de « sauver
Foucault ». La question n’est pas de savoir s’il faut l’oublier ou le sauver, mais
d’arriver à en faire quelque chose, à travailler avec les instruments – il
présentait lui-même son œuvre comme une « boîte à outils » – qu’il nous a
laissés : et la panoplie de ces instruments est considérable, d’une richesse
inestimable. Il y a encore énormément à faire, non pas pour ou contre, mais
avec Foucault, à partir de Foucault.
• 7 Cf. Michel Foucault (2012), Mal faire, dire-vrai. Fonction de l’aveu en justice.
Cours de Louvain, (...)
11OI – Vous soutenez que, pour rematérialiser l’idéologie de sorte qu’elle soit
compatible avec une société de normalisation, et pouvoir la re-situer à
l’intérieur du processus de subjectivation (entendu principalement comme
processus d’assujettissement) il faut couper l’idéologie de la relation au
symbolique. Il s’agit par là de l’insérer directement, à travers la mise en place
de dispositifs appropriés ciblant davantage les corps, dans des pratiques qui
mettent hors-jeu le sens et agissent silencieusement pour ne se retranscrire
que secondairement et éventuellement dans le langage de la représentation –
donc une fois que leur tâche de structuration du sujet a été accomplie et que le
sujet a été produit à travers son objectivation. Or, dans ce cadre, par rapport à
ce recul du représentationnel, quel est pour vous la fonction jouée par la
pratique de l’aveu en tant qu’acte verbal par lequel le sujet, en affirmant la
« vérité » de ce qu’il est (s’agit-il d’ une représentation de lui-même qu’on
extrait de lui ou qui lui est imposée ?), se lie à cette vérité (donc l’incorpore en
tant que représentation ?), se soumet à un autre et modifie en même temps le
rapport (est-il imaginaire ?) qu’il a à lui-même ?7 À travers l’aveu, la société de
normalisation montre qu’au fond on ne peut pas vraiment se passer de
l’idéologie comme système de représentation pour autant qu’on la comprend
dans sa dimension pratique et opératoire à l’intérieur d’une technologie de
pouvoir plus générale ? Pour autant, pensez-vous que l’idéologie comme
système symbolique de représentations revient à jouer un rôle même dans
cette obligation de dire-vrai sur soi-même dont Foucault se préoccupe aussi
dans le cadre des sociétés de normalisation ? De manière plus générale,
pourriez-vous retracer, même schématiquement, les similitudes et les
différences majeures entre ce que Foucault entend par aveu et ce que
Althusser entend par interpellation ?
12PM – Peut-être suis-je allé trop loin dans le sens de la mise à l’écart de la
considération du sens en vue d’analyser le fonctionnement de l’idéologie. Il
m’a semblé que, dans l’état actuel de la question, cette « époché » était
indispensable. Mais sa nécessité, étant circonstancielle, est aussi provisoire, et,
sans doute, il faudra, le moment venu, réinjecter du sens et du symbolique
dans les processus idéologiques qu’il est de toutes façons impossible de couper
définitivement des effets de pensée conscients ou partiellement conscients qui
les accompagnent et en constituent la manifestation ou l’expression. Donc, je
ne suis pas du tout opposé à l’idée de revenir au sens et au symbolique, sous
condition qu’on renonce à les hypostasier, comme les philosophies
herméneutiques de l’intentionnalité ont eu trop tendance à faire : ce que j’ai
voulu dire, c’est qu’il est inopportun d’en partir, c’est-à-dire de les prendre pour
bases, de les interpréter comme des causes, alors qu’il s’agit, comme je viens
de le dire, d’effets. Ce dont il faut partir, c’est des pratiques considérées dans
leur matérialité que les effets conscients de sens recouvrent d’un voile et pour
une part dénaturent, comme le fait bien comprendre Mannheim lorsqu’il
développe sa thématique de la fausse conscience. Que les pratiques
idéologiques soient des pratiques de langage, qu’elles marchent au langage
comme les voitures marchent à l’essence (ou à l’électricité), est incontestable :
mais ce qui fait difficulté, c’est de définir ces pratiques à la lumière du
symbolique comme des transmissions de sens, ce qu’elles sont peut-être à
l’arrivée, mais certainement pas au départ ou à la source. J’y reviens, les
analyses de discours initiées par Pêcheux me paraissent extrêmement
fécondes à cet égard, et on n’en a pas suffisamment tenu compte, alors
qu’elles enrichissent considérablement l’investigation qu’on peut consacrer au
fonctionnement de la société sous sa forme actuelle. Je me suis un peu engagé
dans cette voie en avançant le concept d’« infra-idéologie », cette sorte
étrange de discours qui passe entre les mots et en quelque façon sous les mots
en combinant sens et non-sens, parole et silence, dans la forme d’une
rationalité matérielle pratique dont les mécanismes, une fois démontés,
confinent parfois à l’absurde. Il me semble que l’entreprise de la sémiologie
pourrait être relancée à partir de ce genre de prémisses critiques déformalisés.
Dans la dernière partie de mon livre Le sujet des normes, que j’ai intitulée
« Homo ideologicus », j’ai essayé d’aller dans cette direction, en relisant des
textes comme les Mythologies de Barthes (et la partie théorique de celles-ci,
« Le mythe aujourd’hui »), ou l’extraordinaire article de Pasolini sur ce qu’il
appelle « le discours des cheveux », typique du jeu entre sens et non-sens que
j’évoquais à l’instant. Il faudrait donc reprendre la question du langage à son
point de départ qui n’est pas, me semble-t-il, de l’ordre du sens : les opérations
langagières produisent du sens mais elles n’en tirent pas leur énergie.
• 8 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 102.
• 9 Michel Foucault (1994), « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits, vol. IV,
Paris, Gallimard, t (...)
13OI – À propos du processus d’assujettissement caractéristique de la société
des normes et qui trace à l’avance la matrice des comportements possibles et
des représentations admissibles, vous avez remarqué qu’aussi bien pour
l’idéologie d’Althusser que pour le sujet assujetti de Foucault, malgré les
pressions exercées en vue d’une assignation normative d’identité, il reste
quand même toujours une possibilité pour le sujet de ne pas se conformer à ce
qu’on attend de lui. Chez Althusser cela se résume par l’expression que vous
avez utilisée à plusieurs reprises, c’est-à-dire que c’est « à lui [au sujet] de se
débrouiller » et chez Foucault par ce que vous avez appelé comme la
possibilité d’être « un mauvais sujet », étant donné que les normes produisent
au fond seulement une normalité générale, mais jamais une normalité qui
concerne chacun en particulier. Dans ces cas assez limités il y a toujours la
possibilité d’un écart, par rapport à ce qui est imposé par les normes, dès lors
que le consensus engendré par les normes s’impose toujours dans la lutte et
cela laisse donc ouverte une échappée que, comme vous le rappelez,
« Foucault cherche à penser à travers le concept de résistance »8. Or, du
moins à partir de 1978, Foucault s’efforce de montrer comment cette
possibilité de résistance qui demeure dans un sorte d’agonisme permanent du
sujet avec le pouvoir s’appuie sur ce que Foucault, quelque temps plus tard,
désigne comme « la rétivité du vouloir et l’intransitivité de la liberté » qui
constituent « une tâche politique incessante [qui est] inhérente à toute
existence sociale »9. Or, ces deux possibilités de s’écarter par rapport à ce qui
est attendu par les normes ou par l’idéologie qu’on retrouve chez Althusser et
Foucault sont-elles, et jusqu’à quel point, comparables ? Ne peut-on pas penser
plutôt que cette possibilité de non-conformation à l’idéologie est, pour
Althusser, liée à un choix, ou en d’autres termes, à une forme d’agentivité qui
repose sur, et reste limitée à, la singularité de chaque individu, alors que, chez
Foucault, cette possibilité de non-conformation aux normes est, au contraire,
quelque chose qui est aussi politisable, c’est-à-dire une attitude qui peut
passer d’un individu à l’autre et inaugurer une dimension politique
transindividuelle ? Ce que Foucault appelle « attitude critique » (et ici, la vie
philosophique des cyniques, avec leur parrêsia, constitue un moment
important dans une généalogie de cette attitude critique telle que Foucault
l’entreprend au cours des années 1980), ne peut-il être interprété comme une
tentative pour penser une attitude qui colle à la vie, à l’existence, de façon
aussi stricte que ce que font les normes par rapport à la vie du sujet assujetti ?
Ne s’agit-il pas d’une attitude qui, loin d’être irréfléchie, produit au contraire
des effets stratégiques et calculés pour conduire les autres à soumettre à la
discussion et à la critique les normes qui leur ont été imposées par la société et
qui se sont naturalisées comme des habitus ? La possibilité de ne pas se
conformer aux normes chez Foucault garde-t-elle, à votre avis, une telle portée
politique, une portée dont par contre la possibilité du sujet althussérien de « se
débrouiller lui-même » et par lui-même serait dépourvue ? Et quelle relation
pourrait-il alors subsister entre l’idéologie et cette attitude critique vouée à la
production éthico-politique de l’inacceptable ?
14PM – La grande difficulté, lorsqu’on cherche à rendre compte des
mécanismes sociaux, c’est d’arriver à comprendre que ces mécanismes ne
sont pas au fond et en dernière instance … purement mécaniques : ils ne se
réduisent pas au fonctionnement d’automatismes qui ne laisseraient plus
aucune place à l’intervention d’une spontanéité, ou plutôt de spontanéités (au
pluriel). C’est pourquoi nous avons besoin d’une dialectique qui, ayant renoncé
à résoudre la contradiction de la nécessité et de la liberté (une résolution qui
ne peut à la limite s’opérer sans l’intervention d’une finalité), amène à voir
qu’elles doivent jouer ensemble, dans une forme qui n’est pas celle de la
conciliation mais celle de l’opposition, indépendante de toute destination
commune : pour cela, il faudrait disposer d’une conception non hégélienne de
la négation, dont le modèle est peut-être donné par l’essai de Kant sur les
grandeurs négatives. En retravaillant ces temps-ci sur Canguilhem, un auteur
et un professeur qui a énormément compté pour moi, j’ai été amené à regarder
d’un peu près des philosophes dont j’ignorais complètement la pensée alors
qu’ils l’ont fortement inspiré (bien qu’il ne les cite jamais) : les philosophes
néo-kantiens du jugement de l’école de Bade comme Windelband et Rickert.
Est en particulier très intéressante la présentation que donne Rickert de la
dialectique comme « hétérologie » : l’opposé d’une thèse, c’est une autre
thèse, non pas une antithèse mais une « hétérothèse », non moins positive et
affirmative que la thèse à laquelle elle fait face. La conception que Canguilhem
développe du rôle des « valeurs négatives » dans la normativité du vivant se
situe dans le fil de cette manière très particulière de « dialectiser », qui
éradique définitivement le dogme ontologique de la finalité, en déplaçant
l’intervention des fins sur le plan des pratiques effectives des vivants polarisés,
la question étant alors posée de savoir si le vivant constitue un règne séparé
disposant de cette polarité et du devenir qui en découle, ou bien si c’est la
nature tout entière qui est « vivante » en ce sens, c’est-à-dire irradiée par des
réseaux de processus et de pratiques faisant jouer des forces opposées, et
donc, je reviens au problème précis que vous soulevez, laissant place à des
résistances, qui sont les moteurs de ses transformations : Engels avait peut-
être posé d’une manière insatisfaisante la question de la dialectique de la
nature ; mais le constater ne suffit pas pour régler définitivement cette
question. La réflexion à ce sujet m’a ramené à Spinoza et à un aspect des
raisonnements qu’il poursuit dans l’Éthique qui m’a toujours intrigué, car c’est
à première vue l’indice d’une incohérence bien peu compatible avec les
exigences du « mos geometricum » : à la fin de la première partie, il élimine
définitivement du discours philosophique tel qu’il le conçoit la référence à une
finalité, et il professe un nécessitarisme intégral ; mais cela n’empêche que, au
début de la quatrième partie, il réintroduit la considération des fins, au sens de
la recherche de l’utile, dont il fait le moteur effectif du bien vivre éthique. Cette
anomalie s’explique si on comprend que la finalité qu’il rejette au début est la
finalité interprétée dans un sens ontologique, la finalité substantielle pourrait-
on dire, alors que celle qu’il réinjecte par la suite dans son raisonnement est
une finalité au sens de l’axiologie, c’est-à-dire une finalité modale des valeurs
qui découlent naturellement de l’effort en vue de persévérer dans son être, le
conatus, qui est le moteur de toutes choses, aussi bien des minéraux, des
végétaux, des animaux, que des hommes et des formes singulières de leur
groupement, les sociétés, ces « manières d’être » qui disposent toutes de leur
conatus propre. Lorsque Spinoza déduit géométriquement l’existence de « la »
société humaine, dans la proposition 37 de la quatrième partie de l’Éthique, il
assortit cette déduction de deux démonstrations, l’une faisant fond sur la
raison, l’autre sur les passions, comme Balibar l’a lumineusement montré dans
son livre sur Spinoza et la politique : cette double démonstration met en
évidence que toute société humaine marche à la fois à l’accord et au conflit,
l’un n’allant pas sans l’autre, ce qui est la clé de l’histoire humaine, le moteur
de ses transformations. On est ici en plein dans une affaire de « grandeurs
négatives » au sens de Kant, et de « valeurs négatives » au sens de
Canguilhem. S’esquisse du même coup la conception d’une dialectique
« hétérologique », qui est également à l’œuvre chez un auteur contemporain
beaucoup trop négligé, Fernand Deligny, dont les recherches, qu’il a menées à
la fois sur un terrain pratique et sur un terrain théorique, sans jamais séparer
l’un de l’autre, présentent à mes yeux, sous des formes très originales, un
considérable intérêt philosophique : si quelqu’un a fait de la philosophie de
terrain, à même le mouvement des choses, en prenant un maximum de
risques, c’est bien lui ! À la fin de mon livre Hegel ou Spinoza, en vue de
deshégélianiser la lecture de Spinoza, j’avais soulevé la question d’une
« dialectique matérialiste » qui ne soit pas uniquement la forme inversée du
discours de la dialectique idéaliste, et ne soit donc pas, pour reprendre la
célèbre formule de Marx, la dialectique hégélienne remise sur ses pieds ; et,
dans cet esprit, j’avais justement utilisé l’essai de Kant sur les grandeurs
négatives pour essayer de comprendre comment, chez Spinoza, fonctionne un
concept original de la négation, non destinée à virer en négation de la négation
et à se supprimer par un tour de magie. Tout cela, qui peut paraître bien
spéculatif, renvoie, sur un plan concret à la question de la résistance aux
diverses manifestations du pouvoir, résistance qui est inséparable de leurs
processus : là où du pouvoir s’exerce, c’est-à-dire partout sous des formes
diverses, il doit y avoir de la résistance sous des formes diverses également.
Ceci est pour moi l’occasion de rappeler, et là je m’éloigne de certaines
positions de Foucault, qui se méfiait de la philosophie parce qu’il l’estimait
vouée par nature à une dérive idéalisante, à quel point nous avons besoin de
philosophie : un peu, trop peu de philosophie éloigne des problèmes concrets
de l’existence et de la société ; beaucoup de philosophie y ramène ! Même s’il
serait imprudent, et inopportun, de lui donner le dernier mot, on ne peut pas se
passer de la philosophie !
H
a
Notes
ut
d1 Cf. Michel Foucault (2004), Sécurité, territoire, population. Cours au Collège
ede France 1977-1978, Paris, Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », Leçon du
p
a
g
e
1er mars 1978 : « Je crois que si on ne prend pas le problème du pastorat, du
pouvoir pastoral, de ses structures comme étant la charnière de ces différents
éléments extérieurs les uns aux autres – les crises économiques d’une part et
les thèmes religieux de l’autre –, si on ne prend pas ça comme champ
d’intelligibilité, comme principe de mise en relation, comme échangeur entre
les uns et les autres, je crois qu’on est obligé, à ce moment-là, de revenir aux
vieilles conceptions de l’idéologie,[et] de dire que les aspirations d’un groupe,
d’une classe, etc., viennent se traduire, se refléter, s’exprimer dans quelque
chose comme une croyance religieuse. Le point de vue du pouvoir pastoral, le
point de vue de toute cette analyse des structures de pouvoir permet, je pense,
de reprendre les choses et de les analyser, non plus en forme de reflet et de
transcription, mais en forme de stratégies et de tactiques » (p. 219). Voir aussi
la leçon du 18 mars 1981 du cours Subjectivité et vérité où Foucault,
s’interrogeant sur le statut du régime discursif des aphrodisia à l’époque
hellénistique et romaine critique trois approches qui, toutes les trois, peuvent
aisément être reconduites au paradigme de l’idéologie (bien que cette dernière
est explicitement mentionnée seulement à propos de la deuxième approche) :
le redoublement représentatif, la dénégation idéologique, la rationalisation
universalisante. Cf. Michel Foucault (2014), Subjectivité et vérité. Cours au
Collège de France. 1980-81, Paris, Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », p.
235-248.
2 Michel Foucault (2015), Théorie et institutions pénales. Cours au Collège de
France. 1971-1972, Paris, Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », p. 286-287.
3 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 52.
4 Michel Foucault (2011), Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de
France. 1970-1971, Paris, Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », p. 207.
5 Michel Foucault (2001), « Pouvoir et corps », Dits et écrits, vol. II, Paris,
Gallimard, texte n° 157, p. 756 ; Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes,
p. 221.
6 Cf. Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 228-230 ; Michel Foucault
(2004), Sécurité, territoire, population, Leçon du 18 janvier 1978, p. 49-50.
7 Cf. Michel Foucault (2012), Mal faire, dire-vrai. Fonction de l’aveu en justice.
Cours de Louvain, 1981, Chicago/Louvain, University of Chicago Press/Presses
Universitaire de Louvain, p. 7.
8 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 102.
9 Michel Foucault (1994), « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits, vol. IV,
Paris, Gallimard, texte n°306, p. 238-239.

Pour citer cet article


Référence électronique
Orazio Irrera, « Michel Foucault et les critiques de l’idéologie », Methodos [En
ligne], 16 | 2016, mis en ligne le 08 mars 2016, consulté le 16 janvier 2018.
URL : http://journals.openedition.org/methodos/4667 ; DOI :
10.4000/methodos.4667

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