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La gauche keynésienne

et son cocktail de souhaits


Claus Peter Ortlieb*

Cette fois, ça va enfin barder pour les riches. La coalition « Pour un


partage équitable »1, dont Attac, Ver.di2 et le Paritätischen Gesamtverband 3 sont
à l’initiative, appelle, non sans quelques audaces grammaticales, à une journée
d’action nationale le 29 septembre 2012 : « Il y a une issue à la crise
économique et financière : redistribution ! Nous ne voulons pas que l’on rogne
sur les prestations sociales et les services publics, et que la grande majorité de la
population soit accablée davantage. Ce sont plutôt la richesse excessive et la
spéculation financière qu’il faudrait enfin taxer. Il ne s’agit pas seulement
d’argent mais également de solidarité concrète dans notre société ». Aussi la
coalition réclame-t-elle un impôt permanent sur la fortune doublé d’une
contribution exceptionnelle, afin de « financer en toute équité les dépenses
publiques et sociales indispensables et de réduire la dette », sans oublier la
« poursuite de la lutte contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux, et en faveur
de la taxation des transactions financières, contre la spéculation et contre la
pauvreté, partout dans le monde ».

Certaines fractions du SPD et des Verts saluent la campagne et renvoient à


sa concrétisation au travers de leurs programmes respectifs, qui devraient en
principe relever le taux supérieur d’imposition de 42% à 49%. Ils oublient
délibérément de rappeler que, dans les années 1990, ils ont eux-mêmes abaissé
ce taux, qui était auparavant de 53%. Dans la mesure où ces deux partis ont
soutenu aussi bien l’inscription de la règle d’or budgétaire dans la Constitution
que la politique d’austérité d’Angela Merkel, il n’y a vraiment pas grand chose à
attendre d’un éventuel gouvernement rouge-vert à partir de 2013, sinon des
mesures d’ordre symbolique : on relèvera légèrement le taux supérieur
d’imposition, histoire de souligner que nous sommes « tous ensemble » dans la
même galère. En définitive, la prochaine réduction des pensions passera mieux si
les retraités impactés peuvent se dire que « ceux d’en haut » versent aussi leur
écot.

Les membres de « Pour un partage équitable », en revanche, prennent la


chose plus au sérieux. Attac, par exemple, exige un prélèvement exceptionnel et
progressif sur le patrimoine des millionnaires et des milliardaires, dont quelque
50% des avoirs devront être saisis et versés dans des caisses publiques. 4000
milliards d’euros pourraient ainsi être dégagés à l’échelle européenne. Pour le
reste, la recette qui doit nous sauver de la crise actuelle semble se résumer à un
retour aux années 1970, à leur système de répartition des revenus et des
richesses, et aux instruments de politique fiscale correspondants. Rendez-nous
notre capitalisme rhénan !

1
Cf. umfairteilen.de/ (toutes les notes sont de la traductrice).
2
international.verdi.de/ver.di_fremdsprachig/was_ist_ver.di_-
_eine_einfuehrung_auf_franzoesisch.
3
www.der-paritaetische.de/startseite/fremdsprachen/francaise/.
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La compréhension des crises qui sous-tend ces revendications pourrait
bien être encore plus simpliste que celle, axée sur le modèle néoclassique de la
« ménagère souabe », que la plupart des Allemands partagent avec leur
chancelière : parce que « tous ensemble », et tout particulièrement dans « nos
pays méridionaux », nous aurions vécu au-dessus de nos moyens, l’heure serait
désormais à l’épargne, l’épargne et encore l’épargne. Que cette politique ne
conduise qu’à s’enfoncer davantage dans la crise, la chose est de notoriété
publique depuis les décrets-lois d’urgence de Brüning4 et il n’est donc pas utile
d’y revenir.

Quant au modèle keynésien de gauche représenté par Attac et consorts, il


considère la répartition inégale des revenus et des richesses comme la cause – et
en aucun cas la conséquence – des phénomènes de crise : le néolibéralisme nous
aurait détournés du droit chemin, celui du « bon capitalisme », et fourvoyés dans
la crise.

Contrastant avec ces modèles simplistes, il y a la théorie des crises


formulée par Robert Kurz à partir de 1986 et dont il nous a fourni récemment la
quintessence dans Konkret de février 20125. Comme Marx l’avait déjà établi, la
« contradiction en procès » du capital fait que, d’un côté, sa richesse abstraite a
pour unique source le travail, tandis que de l’autre, à mesure que la productivité
augmente, la force de travail humaine se voit toujours davantage éjectée du
procès de production. Pour Marx, cette contradiction était susceptible de « faire
sauter » la « base bornée » du capital6. D’après certains indices, il semblerait
qu’à partir des années 1970, avec l’utilisation de la microélectronique – dont les
potentiels pour l’automation sont, du reste, loin d’être épuisés –, le capitalisme
soit entré dans cette phase terminale anticipée par la théorie marxienne.

La kyrielle de crises financières que nous avons connues ces trente


dernières années et qui, avec le krach de 2008, ont pris pour la première fois une
dimension planétaire, trouve son point de départ dans ce qu’on a appelé la
« stagflation » des années 1970, c’est-à-dire la coïncidence d’une stagnation de
l’économie mondiale avec des taux d’inflation élevés, pouvant aller jusqu’à deux
chiffres. La politique économique keynésienne, dont la domination, à cette
époque, n’était encore nulle part contestée, pouvait certes atténuer les
phénomènes de crise, mais n’était en revanche plus en mesure de générer une
nouvelle poussée d’accumulation autoentretenue. Ayant par conséquent échoué
dans la perception générale comme du point de vue de ses propres prétentions,
elle céda la place au néolibéralisme.

La réponse de celui-ci, face à l’impossibilité désormais de produire une


survaleur réelle en quantité suffisante, consista, pour faire court, à garantir les
profits par d’autres moyens : primo, le chômage croissant permit d’exercer une
pression sur les salaires ; secundo, en vertu de ce qu’on appelle une politique
économique « axée sur l’offre », on diminua l’impôt sur les sociétés et sur les
revenus du capital ; et tertio, faute de réelles possibilités d’investissement,

4
Heinrich Brüning, chancelier d’Allemagne de 1930 à 1932.
5
Cf. Robert KURZ, « Die Klimax des Kapitalismus : Kurzer Abriss der historischen
Krisendynamik », in Konkret, février 2012 : http://www.exit-
online.org/druck.php?tabelle=autoren&posnr=503.
6
Cf. Karl MARX, Manuscrits de 1857-1858 « Grundrisse », trad. collective, Paris, Editions
sociales, 1980, tome II, pp. 192-197. Pour la nouvelle édition 2011des Grundrisse aux mêmes
éditions, voir p. 662.
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nombre d’entreprises se tournèrent vers le crédit, contribuèrent donc, avec leur
capital financier, à engendrer des bulles financières et purent de cette façon
conférer à leurs bilans un semblant d’équilibre. La firme Siemens par exemple se
vit, dès les années 1990, qualifiée ironiquement de banque avec un département
électronique rattaché.

D’un point de vue phénoménologique, Attac et les autres ont donc


entièrement raison. D’une part, les salaires réels ont effectivement chuté (en
Allemagne, la mise en œuvre de l’Agenda 2010 s’est traduite, sur huit ans, par
une baisse de 4% en moyenne, et nettement plus pour la catégorie des bas
salaires qui est en train de se constituer7). D’autre part, on a vu en trente ans – et
c’est, là aussi, une conséquence de la dérégulation du secteur de la finance – la
quantité d’actifs financiers et immobilisés multipliée globalement par vingt, sans
pour autant d’ailleurs qu’on puisse relier ces actifs à une quelconque valeur
réelle.

Car c’est ici que le bât blesse : ces avoirs sont en majeure partie fictifs, soit
qu’ils proviennent des bulles financières, soit qu’ils consistent en créances
douteuses. Toute tentative à grande échelle visant à les transmuer en richesse
matérielle conduirait à leur dévalorisation immédiate. C’est donc en l’occurrence
ce que provoquerait le projet d’Attac de rediriger la moitié de ces avoirs vers les
caisses de l’Etat. L’idée selon laquelle il y aurait de l’argent à gogo, qu’il
s’agirait simplement de répartir autrement, s’avère décidément un peu trop
simpliste, au même titre que celle qui consiste à dire qu’il suffirait d’imprimer
les quantités nécessaires de billets de banque.

Quant à l’appel à un retour, en matière de répartition des revenus et des


richesses, au « bon capitalisme » des années 1970, il n’est pas moins irréaliste.
La révolution néolibérale ne fut pas une simple erreur mais une réponse
intracapitaliste à la crise des années 1970 et à l’échec du keynésianisme. Par ce
stratagème on ne surmonta pas la crise, on se contenta de l’ajourner et, ce
faisant, de l’accentuer8. Ça ne change rien au fait qu’un retour au point de départ
est impossible – d’autant plus que les conditions de la production de survaleur se
sont encore détériorées, du fait du niveau de productivité atteint entretemps.
Chacun a parfaitement le droit d’émettre des souhaits. Toutefois, en dehors
des anniversaires d’enfants, il conviendrait de mieux définir sous quelles
conditions préalables ils peuvent être réalisés. Pour ce qui concerne les vœux
pieux de « Pour un partage équitable », une chose est sûre en tout cas : leur
réalisation n’est plus possible sous les conditions capitalistes.

Paru dans Konkret, septembre 2012


http://www.exit-online.org/link.php?tabelle=aktuelles&posnr=566
Traduction de l’allemand : Sînziana

*Claus Peter Ortlieb est mathématicien et membre d’« Exit ! Crise et critique de la
société marchande », revue allemande qui depuis les années 2000 poursuit l’élaboration
de la critique de la valeur, dont Robert Kurz (1943-2012) est le principal inspirateur.

7
Cf. Claus Peter ORTLIEB, « Dumping salarial, haute technologie et crise », décembre 2011 :
http://palim-psao.over-blog.fr/article-dumping-salarial-haute-technologie-et-crise-par-claus-
peter-orlieb-106566846.html.
8
Lire à ce sujet l’analyse de Norbert TRENKLE, « Séisme sur le marché mondial : Des causes
sous-jacentes de la crise financière », 2008 : http://palim-psao.over-blog.fr/article-seisme-sur-le-
marche-mondial-des-causes-sous-jacentes-de-la-crise-financiere-par-norbert-trenkle-
82150956.html.
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