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EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE

Le cycle biblique de Gédéon


S. Légasse

Introduction

Le livre des Juges se présente comme la continuation du livre de Josué et


comme le récit de la période qui s’étend entre l’installation d’Israël en Ca-
naan et l’inauguration de la monarchie. Le début (1,1–2,5) et la fin du livre
(ch. 17–21) forment un cadre qui échappe et a été rattaché tardivement à
l’histoire des juges. Celle-ci, qui va de 2,6 à 16,31, constitue le corps de
l’ouvrage. C’est une composition réalisée à partir de données diverses, iso-
lées à l’origine et dont l’actuelle disposition chronologique est artificielle1 .
Au reste, bien des obscurités demeurent à ce sujet et la critique litté-
raire est loin d’offrir un résultat unanime. Est sûre seulement l’attribution
de la refonte finale aux rédacteurs deutéronomistes qui utilisent ces récits
pour illustrer et appuyer leur doctrine de la rétribution telle qu’elle s’ex-
prime en Dt 28,15-68 et se résume en Josué 23,16 : “Si vous transgressez
l’alliance que YHWH vous a prescrite… vous disparaîtrez rapidement de
la bonne terre qu’il vous a donnée”.
Ainsi se répète dans l’histoire des juges le schéma suivant : 1) Israël
désobéit à Dieu sous forme d’idolâtrie ; 2) oppression des ennemis comme
châtiment divin ; 3) appel au secours de Dieu ; 4) apparition d’un libéra-
teur (histoire du héros) ; 5) retour du pays au calme.
À l’intérieur de cet ensemble le cycle de Gédéon2 n’est pas plus d’une
seule venue que le reste. C’est une succession d’épisodes d’origine et de
cachet différents où se mêlent des faits dont le héros englobe en réalité

1. Sur la distinction, au demeurant assez artificielle, entre “grands” et “petits juges”, voir
R. De Vaux, Histoire ancienne d’Israël, II (EtB), Paris 1973, 10-11.
2. L. Alonso-Schökel, “Heros Gedeon. De genere litterario et historicitate Jdc 6-8”, VD 32
(1954) 3-20, 65-76 ; C.F. Whitley, “The Sources of the Gideon Stories”,VT 7 (1957) 157-
164 ; W. Beyerlin, “Geschichte und heilsgeschichtliche Traditionsbildung im Alten Testa-
ment. Ein Beitrag zur Traditionsgeschichte von Richter VI-VIII”, VT 13 (1963) 1-25 ; B.
Lindars, “Gideon and Kingship”, JThS 16 (1965) 315-326 ; H. Haag, “Gideon-Jerubbaal-
Abimelek”, ZAW 79 (1967) 305-314 ; L. Schmidt,Menschlicher Erfolg und Jahwes Initia-
tive. Studien zu Tradition, Interpretation und Historie in den Überlieferungen von Gideon,
Saul und David (WMANT 38), Neukirchen - Vluyn 1970 ; De Vaux,Histoire ancienne d’Is-
raël, II, 315-326 ; J.A. Emerton, “Gideon and Jerubbaal”,JThS 27 (1976) 289-312 ; A.G.
Auld, “Gideon : hacking in the heart of the Old Testament”, VT 39 (1989) 257-267 ; Gibert,

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deux personnages d’abord distincts : Gédéon etYerubbaal, et dont l’accent


est tantôt militaire (quoique finalement sacralisé) tantôt religieux. Le récit,
comparé aux autres cycles du même genre dans les Juges, accuse certaines
différences. On remarque surtout les prolongements, une fois la victoire
obtenue, qui s’étendent de 7,23 à 8,32, avec la poursuite de l’ennemi (7,23–
8,3), de nouveaux récits de guerre (8,4-21), l’histoire de l’éphod et de la
royauté (8,22-27), enfin les détails sur la descendance de Gédéon (8,29-31).
Mais il faut aussi noter qu’au début le héros tarde à paraître : à la détresse
d’Israël coupable et à ses supplications succède d’abord l’intervention d’un
prophète anonyme (6,7-10), intrusion deutéronomiste dans le récit, avec un
discours qui demeure sans effet mais, dans l’état actuel du texte, fait
d’autant mieux ressortir l’efficacité de l’action qui va suivre.
Celle-ci se répartit dans une succession de douze épisodes : vocation
du héros (6,11-16) ; sacrifice à l’ange deYHWH (6,17-24) ; destruction de
l’autel de Baal et construction d’un nouvel autel (6,25-32) ; coalition des
ennemis et convocation des tribus par Gédéon (6,33-35) ; le signe de la
toison (6,36-40) ; préparatifs du combat (7,1-8) ; le songe du Madianite
(7,9-15) ; l’attaque et le victoire (7,16-22) ; poursuite de l’ennemi, Oreb et
Zeéb (7,23–8,3) ; nouveaux récits de guerre, Zèbah et Salmunna (8,4-21) ;
l’éphod et la royauté (8,22-27) ; conclusion du cycle (8,28-35).
L’Antiquité, juive et chrétienne, s’est penchée sur ces divers épisodes
en y opérant un choix au gré des possibilités qu’on pensait y reconnaître.
Des omissions délibérées se remarquent aussi, là où le texte se révélait
improductif ou choquant. À la différence des auteurs modernes, le but, chez
les anciens, n’était pas de savoir comment et dans quel but tel récit a été
écrit mais, étant entendu qu’il s’agit d’un texte sacré, d’en extraire le plus
possible pour la foi et sa mise en pratique. C’est ce qu’il nous faut à pré-
sent illustrer par des exemples3 .

Ancienne littérature juive

C’est, on l’a dit, un message religieux qui est au premier plan chez ceux
qui, dans l’antiquité juive, utilisent ou commentent le livre des Juges. Ici

Vérité historique et esprit historien. L’historien biblique de Gédéon face à Hérodote. Essai
sur le principe historiographique, Paris 1990 ; J. Taner, “The Gideon Narrative at the Focal
Point of Judges”, BS 149 (1992) 146-161.
3. L’essentiel de cet ouvrage a paru dans le Bulletin de Littérature Ecclésiastique 86 (1985)
163-197 ; 92 (1991) 163-180. Nous avons opéré ici quelques additions et modifications.
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toutefois on constate une variété dont il est utile de présenter d’abord les
principaux témoins, individuels ou collectifs.
Philon d’Alexandrie, que nous rencontrerons à l’occasion, est avant tout
un commentateur du Pentateuque. Il admet que la Bible possède plusieurs
sens : le sens naturel des mots et des phrases, plus un sens caché qu’il re-
vient à l’allégorie de découvrir ; il distingue enfin une interprétation supé-
rieure qui provient d’une illumination divine (De Abrahamo 119).
L’allégorie4 , quant à elle, demande un effort. Mais celui-ci en vaut la peine
dans une opération tellement importante que Philon en vient pratiquement
à l’identifier avec l’exégèse.
En cela il n’est que l’héritier d’une tradition judéo-grecque, laquelle
dépend de l’interprétation allégorique des mythes d’Homère par les stoï-
ciens. Ces mythes, pris à la lettre, sont souvent indignes de la divinité. Il
était donc nécessaire de leur trouver un sens acceptable. Les stoïciens dis-
tinguaient entre les cas ou le poète parle “selon la vérité (kata alètheian)”
et ceux où il s’exprime “selon les apparences” ou “l’opinion (kata tèn
doxan)”.
De même Philon, qui connaît les mythes grecs et tient Homère en haute
estime (Quaest. in Gen. IV, 2), s’inspire de ses interprètes stoïciens (les
physikoi) quand il découvre dans les textes bibliques un sens caché. Celui-
ci lui permet non seulement d’interpréter les anthropomorphismes et autres
détails incompatibles avec la transcendance divine, mais encore d’offrir un
enseignement imprégné de philosophie grecque, encore qu’irréductible à
une seule école et en fait éclectique.
Le but poursuivi par ce philosophe qui croit à la Bible est d’établir un
pont entre deux cultures et d’offrir aux Grecs une lecture satisfaisante des
Écritures juives. L’influence de l’allégorie philonienne sur les auteurs chré-
tiens a été considérable, comme on pourra s’en rendre compte dans la se-
cond partie de cet article. Par l’intermédiaire d’Origène principalement, elle
s’étend jusqu’au moyen âge et au-delà.

4. Voir J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines chrétiennes et les contestations judéo-
chrétiennes (PhE), Paris 1958, 221-242 ; I. Christiansen,Die Technik der allegorischen
Auslegungswissenschaft bei Philon von Alexandrien (BGBH 7), Tübingen 1969 ; V.
Nikiprowetzky, Le Commentaire de l’Écriture chez Philon d’Alexandrie. Son caractère et
sa portée. Observations philologiques (ALGHL 11), Leiden 1977 ; Idem, “Brève note sur
le commentaire allégorique et l’exposition de la Loi chez Philon d’Alexandrie”, dans :Mé-
langes bibliques et orientaux en l’honneur de M. Mathias Delcor (AOAT 215), Kevelaer -
Neukirchen - Vluyn 1985, 321-329 ; J.R. Sharp, “Philo’s Method of Allegorical Inter-
pretation”, EAJTh 2 (1984) 94-102 ; Y. Amir, “The Transference of Greek Allegories to
Biblical Motifs in Philo”, dans :Sefer ziqqarôn liShmu’el Sandmel... Studies in Hellenistic
Judaism in Memory of Samuel Sandmel, Chico 1984, 15-25.
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Comme Philon mais d’une autre façon, l’historien Flavius Josèphe fait
oeuvre d’apologète. Car s’il recueille les traditions interprétatives de son
peuple5 , il utilise, jusqu’à Néhémie (vers 440 av. J.-C.), l’ensemble des li-
vres canoniques pour raconter l’histoire d’Israël. Or, son but n’est pas seu-
lement de la faire connaître : lesAntiquités juives sont destinées aux Grecs
et aux Romains cultivés, en vue de susciter parmi eux respect et admira-
tion, à l’encontre des sarcasmes et calomnies que les Juifs enduraient de la
part des païens. Cette visée apologétique, que l’auteur énonce parfois ex-
plicitement6 , est perçue par quiconque a soin de comparer les données
scripturaires à leurs parallèles chez Josèphe : les fréquentes modifications
qu’on y constate montrent assez qu’il veut présenter l’histoire sous le jour
le plus favorable à son peuple. Cela doit s’entendre principalement du point
de vue moral, mais sans omettre un souci d’adaptation culturelle au milieu
destinataire. Ainsi Josèphe vise à l’intelligibilité, et c’est pourquoi il use
d’un vocabulaire plus conforme à celui de ses lecteurs ou encore met de
l’ordre dans des épisodes embrouillés. Mais Josèphe non seulement veut
édifier et être compris, il veut aussi plaire.
Une influence du roman gréco-romain est sensible dans sa façon de
raconter. Elle se trahit par deux phénomènes principaux7 : d’abord, une
dramatisation qui fait appel à l’imagination et tend à provoquer l’émotion
du lecteur tout en mettant en relief la puissance divine; secondement, Josè-

5. La présence chez Josèphe de nombreuses données apparentée aux excroissances narrati-


ves des rabbins a conduit certains auteurs à lui attribuer l’emploi d’un targum écrit : voir S.
Rappaport, Agada und exegese bei Flavius Josephus, Vienne 1930, XX-XXIII ; G. Vermes,
Scripture and Tradition in Judaism. Haggadic Studies (StPB 4), Leiden 1961, 3-4. Voir
aussi les remarques de R. Le Déaut, Introduction à la littérature targumique, Première par-
tie, Rome 1966, 56-58. Il s’agit là, toutefois, d’une simple hypothèse. Sur la Bible de Josè-
phe et sa langue (hébreu ou/et grec des Septante) voir E. Nodet, La Bible de Josèphe. I : Le
Pentateuque (Josèphe et son temps 1), Paris 1996. - Sur Josèphe et son utilisation de l’his-
toire biblique, voir aussi N.G. Cohen, “Josephus and Scripture. Is Josephus’ Treatment of
the Scriptural Narrative Similar Throughout the Antiquities I-XI?”, JQR 54 (1963-64) 311-
332 ; H.W. Attridge,The Interpretation of Biblical History in the Antiquitates Judaicae of
Flavius Josephus (HDR 7), Missoula 1976 ; T.W. Franxman,Genesis and the “Jewish
Antiquities” of Flavius Josephus (BibOr 35), Rome 1979 ; D.L. Christensen, “Josephus and
the Twenty-Two-Books Canon of Sacred Scripture”, JRTS 29 (1986) 21-30 ; L.H. Feldman
- G. Hara (éd.), Josephus, The Bible and History, Detroit 1989 ; Ch. Gerber, “Die Heilige
Schrift des Judentums nach Flavius Josephus”, dans : M. Hengel - H. Löhr (ed.),
Schriftauslegung im antiken Judentum und im Urchristentum (WUNT 73), Tübingen 1994,
91-113. - Sur Gédéon dans les Antiquités juives de Josèphe (V, 210-234), voir L.H.
Feldman, “Josephus’ Portrait of Gideon”, REJ 152 (1993) 5-28.
6. AJ XVI, 174-178 ; voir aussi préface, 14-26.
7. Voir Attrige, The Interpretation, 39-40.
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phe psychologise quand il décrit les caractères de ses personnages, leurs


sentiments et les motifs qui les poussent à agir. Toutes choses qui ne tran-
chent pas, pour l’essentiel, sur l’historiographie hellénistique, dont Josèphe
veut être lui-même un représentant8 .
Avec les Antiquités bibliques du Pseudo-Philon9 , c’est, malgré certai-
nes similitudes, un autre genre littéraire qu’on aborde. En premier lieu,
cette oeuvre, qu’on ne possède qu’en traduction latine vulgaire à travers le
grec, repose sur un original hébreu et elle fut, à l’origine, destinée exclusi-
vement aux Juifs. D’autre part l’auteur utilise moins les récits bibliques
qu’il ne les prolonge, à la façon du Chroniste traitant les livres de Samuel
et des Rois, ou encore de l’Apocryphe de la Genèse découvert à Qumrân.
L’histoire sainte est ici refondue, abrégée ou augmentée de détails pris
dans la tradition orale, en somme maniée comme un héritage vivant dont
la lettre appelle une nouvelle rédaction afin de mieux servir.
À quoi ? Non à défendre quelque doctrine ésotérique ou sectaire. Sans
préjudice d’une éventuelle polémique anti-samaritaine, ce qui découle avant
tout de cette relecture de l’histoire biblique, c’est la volonté de rappeler au
judaïsme commun, celui des assemblées synagogales, les grands thèmes de
sa foi et les obligations qu’elle implique, le tout étant dominé par l’idée
unificatrice de l’alliance. Oeuvre de “parénèse” et d’édification, les Antiqui-
tés bibliques sont le témoin d’un type d’interprétation antérieur à la ruine du
Temple, ce dont le judaïsme qui succède à cette catastrophe n’offre plus
guère de parallèle. Ce judaïsme en effet ne connaît, sous la direction des
rabbins, qu’un seul texte, celui de l’Écriture canonisée et, plus particulière-
ment, de la Torah, texte sacré qui, pour ainsi dire, ne se refait pas, mais ne
peut être que scruté, jusqu’en ses moindre détails, et commenté.
C’est ce type d’approche que présentent les midrashim10 . Les plus an-
ciennes de ces compositions sont centrées, comme l’est la Mishna, sur les

8. AJ préface, 1-17.
9. Sur cette oeuvre, voir M. Delcor, “Philon (Pseudo-)”, DBS VII, 1354-1375, et l’intro-
duction à l’édition des Antiquités bibliques, coll. Sources Chrétiennes.
10. Le mot midrash, avant de s’étendre à un genre littéraire et à un type d’ouvrages déter-
miné, signifie “l’interprétation du contenu de l’Écriture en fonction des éléments fournis
par le texte même” (K. Hruby, “Lecture juive de la Torah et connaissance de Dieu”, LumVie
28 [1979] n° 44, 25-38 26). Voir également R. Bloch, “Midrash”, DBS V, 1263-1281 ; A.G.
Wright, The Literary Genre Midrash, Staten Island, NY 1967, avec la mise au point de R.
Le Déaut, “À propos d’une définition de midrash”, Bib 50 (1969) 395-413. Sur la diffé-
rence entre le genre littéraire du midrash et le commentaire (pesher) de type qumranien,
voir I. Rabbinowitz, “<Pesher/Pittaron>. Its Biblical Meaning and its Significance in the
Qumran Literature”, RdQ 8 (1973) 219-232 (231).
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règles visant à l’application de la Loi (halakhah), les décisions et les dis-


cussions académiques qui s’y réfèrent. Elles contiennent cependant certains
éléments “haggadiques”, c’est-à-dire ayant pour but, à l’aide de considéra-
tions, d’exemples et de développements narratifs, l’édification de l’usager.
La haggadah11 apparaît également en maint passage des deux Talmuds.
Elle domine dans les midrashim postérieurs, compilations qui commentent
le texte biblique12 en reproduisant les réflexions des sages et des extraits
d’homélies synagogales. Il est quasiment impossible de décrire avec préci-
sion ce genre littéraire, tant sont nombreux et variés les moyens employés
pour extraire du texte le maximum de substance vitale13 .
Il est sûr, en tout cas, que, pour reprendre une comparaison des rabbins
(b. Shabbat 88b ; voir Jérémie 23,29), le roc scripturaire, sous le marteau
de l’exégète, éclate en une infinité de sens. Mais il est encore un aspect,
lequel coordonne cette pluralité : c’est que, le point de départ étant un pas-
sage biblique, celui-ci est considéré comme appartenant à un édifice litté-
raire et religieux dont la cohérence ne fait pas l’ombre d’un doute et dont
on ne conçoit pas qu’on puisse le dissocier.
Un convergence circule à l’intérieur du corpus sacré, de sorte qu’expli-
cations et compléments puisent leur substance d’un bout à l’autre de la
Bible, au gré de l’inspiration et des nécessités. Ajouter que l’exercice est
dominé par la certitude que “rien n’est écrit à ton intention dans les Pro-
phètes et les Écrits que Moïse n’y fasse allusion dans la Tora”14 . Celle-ci
constitue à elle seule la révélation complète et l’on admet qu’elle contient
implicitement tout le reste : Prophètes et Écrits15 .
D’où les exemples que l’on rencontrera au cours du présent article, où
l’on voit se profiler les détails du cycle de Gédéon déjà dans tel passage du
Pentateuque, comme les bénédictions de Jacob et la description des éten-
dards des tribus dans le livre des Nombres.

11. Telle est l’orthographe normale. Elle s’affaiblit en aggadah (avec alef initial au lieu de
hé) dans le Talmud palestinien.
12. À l’exception du Yalqut Shim‘oni, sorte de “chaîne” réalisée par Simon ha-Darshan au
milieu du XIIIe siècle et qui suit les trente-quatre livres de la Bible hébraïque, il n’existe
pas de midrash consacré au livre des Juges. Les commentaires des divers épisodes sont ré-
partis çà et là dans la littérature rabbinique.
13. Sur l’herméneutique rabbinique, voir surtout H.-L. Strack - G. Stemberger, Introduc-
tion au Talmud et au Midrash (Patrimoine - Judaïsme), Paris 1986, 273-404. On pourra lire
aussi J. Bonsirven, Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne (BThH), Paris 1939, ainsi
que l’aperçu de C. Touati sur la haggada dans l’ article “Rabbinique (Littérature)”, DBS IX,
1038-1041.
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La situation d’Israël avant l’intervention de Gédéon (Jg 6,1-6)

Conformément au schéma d’ensemble du livre des Juges, il faut s’attendre


au pire en ce qui concerne la situation d’Israël avant l’intervention du hé-
ros sauveur qui a nom Gédéon. Pourtant la conjoncture a ceci de particu-
lier que, grâce au cantique de Débora (Jg 5), Dieu avait alors pardonné à
son peuple :
R. Abba ben Kahana a dit au nom de R. Juda ben Il‘ay : Avant le cantique
il est écrit (Jg 4,1) : “et les Israélites recommencèrent à faire le mal aux
yeux de YHWH”, alors qu’après le cantique il est écrit simplement (Jg
6,1) : “Et les fils d’Israël firent le mal aux yeux de YHWH”. Est-ce qu’ils
le faisaient pour la première fois ? Non, mais en réalité le cantique avait
déjà effacé ce qui avait précédé16 .
Cette interruption dans le péché n’empêchera pas celui-ci de reprendre
vie sous forme d’idolâtrie (voir Jg 3,7). D’après le Pseudo-Philon, Israël se
laissa séduire par les sortilèges d’un certain Aod, prêtre et magicien ma-
dianite. Celui-ci, pour prouver l’inefficacité de la Tora, avait fait apparaître
le soleil en pleine nuit17 . Alors
le peuple fut stupéfait et dit : “Voilà ce que peuvent les dieux des Madia-
nites, et nous, nous ne le savions pas”. Dieu voulut éprouver Israël et voir
s’il resterait dans les iniquités ; il les laissa faire, et l’aventure alla droit
son chemin : le peuple d’Israël s’égara et se mit à servir les dieux des
Madianites18 .
Cette idolâtrie revêt un tour particulier dans la haggadah rabbinique, où
l’on apprend que les Israélites adoraient alors leur propre reflet (babu’ah)

14. Num. Rabba 10,6 sur Nb 6,2.


15. Voir les références dans G.F. Moore, Judaism in the First Centuries of the Christian
Era. The Age of the Tannaim, I, Cambridge 1927, 239-240.
16. Cant. Rabba 4,1, § 3 : Dunsky, 100-101 Yalqut
; II, 60 (709). Voir aussi Rachi sur Jg
6,1. Le midrash continue en assimilant ce cas à celui de David, lui aussi purifié après son
cantique (2 S 22).
17. Voir Sifrê Deut. 84 sur Dt 13,3-4 : Finkelstein, 149, où l’on envisage que Dieu, en vue
de sonder l’amour de son peuple, accorde aux faux prophètes “pouvoir même sur le soleil,
la lune, les étoiles et les planètes”. Mais voir aussi Apulée, Mét. XI, 22, où l’auteur décrit
son expérience initiatique :nocte media vidi solem candido coruscantem lumine ; Sénèque,
Hercule sur l’Oeta, 462 :nox media solem vidit. Ce type de prodige doit être distingué de
son homologue produit par Dieu parmi les signes eschatologiques (Am 8,9 ;4 Esd 5,4 ;Asc.
Is. 4,5). Voir Pseudo-Philon, SC, t. II, 179.
18. 34,1-5 ; trad. SC.
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dans l’eau19 , curieuse pratique dont les rabbins, jusqu’à mieux informé,
sont les seuls témoins20 .
L’apostasie entraîne le châtiment divin. Dieu dit :
“Je les livrerai aux mains des Madianites, puisque c’est par eux qu’ils ont
été égarés”. - Il les livra entre leurs mains, et les Madianites commencè-
rent à réduire Israël en servitude21 .
Du reste, si l’on en croit Josèphe, les Madianites ne manquaient pas
d’astuce : ils pratiquaient leurs razzias seulement en été, permettant ainsi
aux Israélites de labourer en hiver afin de s’emparer de leurs récoltes au
bon moment22 .
Les rabbins soulignent à l’envi les ravages opérés par Madian. Mais
d’abord ils montrent que Madian est l’ennemi traditionnel d’Israël en rap-
prochant Juges 6,3-33 ; 7,12 de Nombres 22,7 où l’on voit les anciens de
Moab et de Madian intervenir auprès de Balaam pour qu’il maudisse Is-
raël23 .
L’invasion des ennemis pèse lourdement sur le peuple (Jg 6,1-2) et le
réduit à une grande misère (Jg 6,6), tant et si bien que les Israélites “ne
pouvaient même plus offrir le sacrifice du pauvre” (voir Lévitique 14,21)24 .
Ou encore :
Que veut dire : “ils s’avilirent dans leur faute” (Ps 106,43) ? Cela veut dire
qu’il devinrent pauvres au milieu des peuples du monde, car il est dit (Jg

19. Yelammedenu sur Lv 17,3, d’après l’Arukh : Kohut, t. II, 6. Le Yalqut donne Tanhuma
comme source, mais aucune des recensions de ce midrash n’atteste la chose.
20. Voir aussi b. Hullin 41b, où la défense d’immoler une victime sacrificielle sur la mer
est justifiée du fait d’une éventuelle interprétation idolâtrique : on pourrait croire qu’on sa-
crifie à la divinité de la mer. Et s’il est permis de sacrifier sur une mare, c’est que l’eau
d’une mare est trouble : d’où pas de risque d’y refléter sa propre image à laquelle on pour-
rait croire que le sacrifice est offert. En b. Abodah zarah 47a il est spécifié qu’on peut boire
l’eau d’une source, même si quelqu’un y a offert un culte à son propre reflet dans l’eau, car
ce n’est pas l’eau elle-même qui a été l’objet d’un culte (dans ce cas elle serait interdite).
Un lien éventuel avec la captromancie (voir N. Hugedé, La Métaphore du miroir dans les
épîtres de saint Paul aux Corinthiens, [BTh], Neuchâtel - Paris 1957, 75-95) n’est pas à
écarter. Voir aussi, à propos de la croyance à la présence de l’âme dans l’ombre ou le reflet
dans l’eau d’une personne et son rapport avec le mythe de Narcisse, J.G. Frazer, Le Ra-
meau d’or, I (Bouquins), Paris 1981, 537-542.
21. Pseudo-Philon 34,5 ; trad. SC.
22. AJ V, 212.
23. Ex. Rabba 27,5 sur Ex 18,1.
24. Midr. Ps. 106,43 (8) : Buber, 456-457. Cela, d’après R. Samuel. En revanche, R.
Berekyah interprète le verbe wayiddal, en Jg 6,6, dans le sens d’une déchéance morale.
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6,6) : “Et Israël fut très appauvri à cause de Madian”. Que veut dire : “Is-
raël fut appauvri” ? R. Isaac et R. Lévi divergent sur ce point. L’un dit :
C’est qu’ils étaient pauvres en bonnes oeuvres. L’autre a dit : C’est qu’il
n’avaient même pas de quoi offrir un sacrifice, selon que nous lisons (Lv
14,21) : “Et si c’est un pauvre et s’il n’a pas de quoi…”25 .
Par ce châtiment Dieu se montrait logique avec les engagements con-
tractés dans la Tora où la prospérité du peuple dépend de sa rectitude (Dt
11,13-17). Et c’est pourquoi le midrash, en insistant sur “ton froment, ton
moût, ton huile fraîche” (Dt 11,14), fait ressortir le contraste entre ces pa-
roles et Juges 6,3, où justement les produits du sol sont dits échapper aux
Israélites pour être la proie de leurs ennemis, alors que ces mêmes paroles
s’accordent avec Isaïe 62,8-9 : “Je ne donnerai plus ton blé en nourriture à
tes ennemis, etc.”26 .
Mais on peut remonter plus haut que le temps des juges, jusqu’à l’épo-
que de l’installation en Canaan, quand Dieu donnait aux Israélites, en pre-
nant aux “peuplades du monde” tout ce qu’elles possédaient, “argent et or,
champs et vignes et villes”, cela, “pour qu’ils puissent s’adonner à l’étude
de la Tora”. Hélas ! Ces mêmes Israélites ont souillé le pays par leur mau-
vaise conduite :
Ils l’ont souillé par l’anathème d’Akhan (Jos 7), car ainsi est-il écrit :
“Vous êtes entrés et vous avez souillé mon pays” (Jr 2,7). - Cela veut dire :
par l’anathème d’Akhan. “Et vous avez fait de mon héritage une abomi-
nation (Jr, ibid.). - Cela veuit dire : par l’idole de Mikha27 (Jg 17). Et que
leur a fait le Saint-béni-soit-il ? Il les a exilés de leur pays, car il est dit
(Dt 29,27) : “et YHWH les a extirpés de leur sol”. Que signifie : “et il les
a extirpés ?” Cela veut dire que leur force s’est affaiblie28 : ils semaient et
se donnaient de la peine, et les peuplades du monde venaient et empor-
taient leurs récoltes, car il est dit (Jg) : “Il arrivait que si Israël semait,
Madian montait, avec Amalec et les fils de l’Orient, et ils montaient con-
tre lui, et ils campaient auprès d’eux et ravageaient les produits de la
terre”29 .

25. Tanhuma, Behar 3 ;Tanhuma Buber, Behar 53b-54a, 106-107. Voir aussi Yalqut I, 864
(593), et Rachi sur Dt 11,14.
26. Sifrê Deut. 42 : Finkelstein, 91 Yalqut
; I, 864 (593) ; Rachi sur Dt 11,14.
27. Noter le parallélisme homophone entre be-herem Akan et be-selem Mikah (le parallé-
lisme est brisé dans l’édition de Buber par l’introduction d’un shel dans le second membre).
28. Un rappport étymologique artificiel est établi entre les verbes natash (extirper) et
tash(ash) (être affaibli).
29. Tanhuma, Qedoshim 11. Texte à peu près identique dans Tanhuma Buber, Qedoshim
39b, 78.
190 S. LÉGASSE

Au lieu d’une réflexion sur crime et châtiment, le Talmud donne, en


s’appuyant sur le même passage, une leçon de prévoyance :
Rab Hinena ben Papa a dit : “Qu’on ait toujours soin d’avoir du grain dans
sa maison, car les Israélites n’ont été appelés pauvres qu’à propos du man-
que de grain, car il est dit (Jg 6,3) : “Et il arrivait que si Israël semait, etc”.
Et il est écrit aussi (Jg 6,4) : “Et les Madianites campaient auprès d’eux”.
Et il est encore écrit (Jg 6,6) : “Et Israël fut très appauvri à cause de
Madian”30 .
Les “jours du Messie” ne sont pas pour Israël un horizon pleinement
rassurant si l’on en croit la littérature rabbinique. Une sorte de paroxysme
du mal doit frapper Israël lui-même et non pas seulement les peuples
païens, à l’heure où le Messie viendra (la Mishna, Sota 9,15, dit : “sur les
talons du Messie”)31 . C’est dans cette perspective que la description de
Juges 6,3-4 sert à faire une comparaison :
“Eux qui auront mangé la chair de mon peuple (Mi 3,3). - Cela est appuyé
par le passage suivant (Lv 26,17) : “Vos adversaires dominerontparmi
vous”32 . Je n’en susciterai pas contre vous, mais ils surgiront parmi vous
et d’entre vous. Il est dit en effet (Jg 6,3-4) : “Et il arrivait que si Israël
semait, Madian montait, avec Amalec et les fils de l’Orient : ils montaient
contre lui. Ils campaient auprès d’eux et ravageaient les produits de la
terre”. “Mais quand je susciterai des adversaires d’entre vous et par vous,
eux iront chercher ce qui est caché” dans vos réserves”33 .
Ou, en plus développé :
Un temps viendra ou les dents des dévoreurs d’Israël auront une longueur
de 24 coudées. Dans leur ensemble les sages disent : 30. Mais quelle dif-
férence en pareil cas entre 24, 25 ou 30 ? Mais les sages ont dit aussi : 9
mois pour la femme enceinte, 24 pour celle qui allaite34 . Le nourrisson
tire du lait du sein de sa mère tout au long de ces 24 mois et même si elle
en meurt, il ne fait pas cas d’elle. De même les dévoreurs d’Israël. Ils dé-
pouilleront les pauvres et les dévoreront. Que si ces derniers en meurent,
ils n’en seront pas affectés. Même quand les nations du monde se dressent

30. b. Baba Mesia 59b.


31. Voir aussi b. Sanhedrin 97a.
32. Selon l’interprétation du midrash il ne s’agit pas d’ennemis étrangers qui devront domi-
ner sur Israël mais d’oppresseurs qui se trouvent dans ou au sein du peuple lui-même.
33. Yalqut II, 551 (861), sans référence. Voir aussi Rachi sur Lv 26,17.
34. Voir J. Preuss, Biblisch-talmudische Medizin, New York 1971 (éd. de 1911 complétée),
443-445, 470-474.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 191

pour piller l’argent des Israélites, elles ne s’en prennent qu’à ce qui est
visible, comme il est dit (Jg 6,3-4) : “il arrivait que si Israël semait,
Madian montait, avec Amalec, etc. Ils campaient près d’eux et ravageaient
les produits de la terre, etc”. Mais il n’en va pas de même avec les dévo-
reurs d’Israël. Ceux-là dépouilleront les pauvres et les dévoreront. Ils bri-
seront leurs os, les feront bouillir dans une marmite et la graisse viendra à
la surface. Ils la mangeront et jetteront les os aux ordures. Car il est dit
(Mi 3,3) : “Eux qui auront mangé la chair de mon peuple et écorché la
peau qui les recouvre, rompu leurs os et brisé comme dans un chaudron,
comme de la viande à l’intérieur d’une marmite”35 .

Le prophète anonyme (Jg 6,7-10)

L’intervention d’un prophète anonyme racontée en Juges 6,7-10 est un pas-


sage où la critique moderne s’accorde à reconnaître une insertion opérée à
un stade récent de l’histoire du texte. C’est là pour le prédicateur l’occa-
sion d’étoffer une apologie de la prière à partir d’Exode 29,1 : “Et voici la
chose (ou : la parole,ha-dabar) que tu leur feras”. À l’époque où le Tem-
ple n’existe plus,
Israël dit : Maître du monde, les princes pèchent, puis il offrent un sacri-
fice et il leur est pardonné. Le grand prêtre oint pèche, puis il offre un
sacrifice et il lui est pardonné (voir Lv 4,3-12). Mais nous, nous n’avons
plus de sacrifice ! - Dieu leur dit : “Et si toute la communauté d’Israël a
péché … l’assemblée offrira un taurillon tout jeune en sacrifice expiatoire
(Lv 4,13-14). Ils lui dirent : Nous sommes pauvres et nous n’avons pas de
quoi offrir des sacrifices ! - Dieu leur dit : Ce sont des paroles que je dé-
sire, car il est dit (Os 14,3) : “Prenez avec vous des paroles et revenez à
YHWH”, et j’effacerai tous vos péchés.
Cette puissance de la prière est ensuite illustrée à l’aide d’une série de
témoignage bibliques, depuis la délivrance de la servitude égyptienne, à
propos de laquelle ont peut déjà lire que “les fils d’Israël … crièrent” vers
Dieu (Ex 2,23). De même, dit Dieu,
aux jours des juges n’ai-je pas entendu leur cri à travers les pleurs. Comme
il est dit (Jg 6,7) : “Or il advint, quand les fils d’Israël crièrent vers
YHWH à cause de Madian, que YHWH envoya aux fils d’Israël un pro-
phète, etc.”36 .

35. Seder Eliahu Rabba (26) 24 : Friedmann, 133-134.


36. Ex. Rabba 38,4 sur Ex 29,1.
192 S. LÉGASSE

Ce prophète, anonyme dans le texte sacré, ne l’est plus dans le midrash.


Comme l’“ange de YHWH” en Jg 2,137 , il est identifié à Pinhas le prêtre,
petit-fils d’Aaron (Nb 25,7.11)38 , selon une schématisation aux nombreux
spécimens39 . Josèphe40 fait aussi état de la qualité prophétique de Pinhas
et le midrash l’exalte en soulignant que son visage, quand l’Esprit Saint
reposait sur lui, “flambait comme une torche”, d’où sa désignation comme
“ange” (voir Ps 104,4)41 .

Les origines de Gédéon (Jg 6,11)

Gédéon était fils de Yoash, du clan d’Abiézer (Jg 6,11), de la demi-tribu de


Manassé. Josèphe42 glose en écrivant que Gédéon était “parmi les petites
gens (en oligois) de la tribu de Manassé”, traduction d’un texte en réalité
peu clair et où il se pourrait que Josèphe cultive à dessein l’équivoque dans
le but d’avantager le héros, comme il le fait pour Jephté et Samson43 : s’il
est vrai que, d’après le texte biblique, la famille de Gédéon est “la plus
pauvre en Manassé” (Jg 6,15), l’expression hoi oligoi désigne les oligar-
ques d’Athènes44 .

37. Lev. Rabba 1,1 sur Lv 1,1 : Margulies, t. I, 2-3 (à propos de Ps 103,20) Yalqut; II, 40
(705) citant par erreur Tanhuma (voir Margulies, ibid., 3, n. 1).
38. Seder Olam Rabba 20 : Ratner-Mirsky, 83. Voir aussi Rachi sur Jg 2,1 et surb. Megillah
14a.
39. Pinhas est ainsi identifié à Élie (Pseudo-Philon 48, 1-2 etc. ; voir Ginzberg,The Legends
of the Jews, VI, 316-317, et les références dans Pseudo-Philon, SC, t. II, 209-211). La mère
de Samson est identifiée à Haslelponi, descendante de Juda (1 Ch 4,3), dans b. Baba Batra
91a ;Num. Rabba 10,5 sur Nb 6,2, Mikal (1 S 18,20-27 etc.) à Eglah (2 S 3,5 ; 1 Ch 3,3) dans
b. Sanhedrin 21a ;Yalqut II, 141 (731); voir aussi Rachi sur 2 S 3,5 ; 1 Ch 3,3 etc. Un phéno-
mène analogue se vérifie dans l’évangile de Matthieu où le Lévi traditionnel (Mc 2,14 ; Lc 5,
27) est devenu Matthieu, l’un des Douze (Mt 9,9) et où Salomé (Mc 15,40) a été remplacée
par la mère des fils de Zébédée (27,56). Voir R. Pesch, “Levi-Matthäus (Mc 2,14 / Mt 9,9 ;
10,13). Ein Beitrag zur Lösung eines alten Problems”, ZNW 59 (1968) 40-56.
40. AJ V, 120.
41. Lev. Rabba 1,1 sur Lv 1,1 : Margulies, t. I, 3. Comparer avec la transfiguration d’Étien-
ne en Ac 6,15, elle aussi en rapport avec l’Esprit Saint (Ac 6,5 ; 7,55). Sur ce thème voir
les textes rassemblés par H.-L. Strack - P. Billerbeck, Kommentar zum Neuen Testament
aus Talmud und Midrasch, Münich 1956 (2e éd.), t. I, 752; t. II, 665-666.
42. AJ V, 213.
43. Josèphe embellit les origines de Jephté (AJ V, 257 ; comparer Jg 11,1) et de Samson
(AJ V, 276). Les trois juges, Gédéon, Jephté et Samson sont associés dans la même gran-
deur d’âme dans le Talmud.
44. Thucydide, 6, 38 ; Platon,Politique, 291d ; Démosthène, 1396, 21.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 193

L’appartenance de Gédéon à Manassé en fait un descendant du patriar-


che Joseph et, par lui, de Jacob et de Rachel (Gn 30,22-24). D’où, d’abord,
la place faite au héros parmi les gloires qui illustrèrent la lignée respective
des deux matriarches, Léa et Rachel :
À chacune Dieu a donné deux nuits : la nuit de Pharaon (Ex 12,29) et la
nuit de Sennachérib (2 R 19,35) à Léa, la nuit de Gédéon (Jg 7,9) et la
nuit de Mardochée à Rachel, comme il est dit (Est 6,1) : “en cette nuit-là,
le roi ne put dormir”45 .
De Rachel passons à Joseph. La Bible rapporte que ses frères, ayant en-
tendu le récit de ses songes, le soupçonnèrent d’ambition et lui posèrent les
questions suivantes : “Régneras-tu vraiment sur nous ? Ou exerceras-tu vrai-
ment la domination sur nous ?” (Gn 37,8). Ce dédoublement, où les moder-
nes ne voient qu’une simple répétition synonymique, ne passe pas pour
insignifiant aux yeux des glossateurs juifs, attentifs aux moindres détails du
texte : pour eux, celui-ci laisse entendre que deux rois, Jéroboam et Jéhu46 ,
et deux juges, Josué et Gédéon, figureront dans la postérité de Joseph47 .
Josué était en effet éphraïmite (Nb 13,8). C’est pourquoi un parallèle
est établi entre lui et Gédéon à partir de la bénédiction de Jacob. Quand
celui-ci déclarait : “Que l’ange qui m’a sauvé de tout mal bénisse ces jeu-
nes gens !” (Gn 48,16), ces paroles visaient en fait Josué et Gédéon : tous
deux descendaient de Joseph, tous deux bénéficièrent d’une apparition
d’ange (Jos 5,13-14 ; Jg 6,12), enfin le termena‘ar (enfant, adolescent),
employé dans le verset cité de la Genèse, concorde avec l’âge des deux
futurs héros lors de leurs exploits. De même, quand le patriarche ajoutait :
“Que soit évoqué en eux mon nom”48 (Gn 48,16), il faisait allusion aux
apparitions d’anges dont furent gratifiés respectivement Josué (Jos 5,13-15)
et Gédéon (Jg 6,11-21), à cause d’Exode 23,31, où Dieu déclare au sujet
de l’ange guide d’Israël : “puisque son nom est en lui”49 .

45. Gen. Rabba 70, 15 sur Gn 29,16 : Theodor-Albeck, t. II, 815 ; voir
Lam. Rabba I, 2
(23) (à propos de Ps 77,7). Moïse, vainqueur de Pharaon, et Ézéchias, vainqueur de Senna-
chérib, descendaient de Léa, respectivement par Lévi et Juda (Gn 29,34-35 ; Ex 2,1) ; Gé-
déon et Mardochée descendaient de Rachel, respectivement par Joseph et Manassé (Gn
30,22-24 ; 48,1 ; Jg 6,15) et par Benjamin (Gn 35,16-18 ; Est 2,5).
46. Jéroboam était éphraïmite d’après 1 R 11,25. Quant à Jéhu, rien n’est dit de sa tribu
dans la Bible mais sa ville était Ramot de Galaad (2 R 9,1), située effectivement sur le ter-
ritoire de Manassé.
47. Midr. ha-gadol sur Gn 48,16 : Margulies, 824.
48. Pour Gédéon, voir Jg 6,15. Pour Josué, voir Ex 33,11 (Nb 11,27).
49. Midr. ha-gadol sur Gn 48,16 : Margulies, 824.
194 S. LÉGASSE

Mais on sait aussi qu’Ephraïm, le second, fut béni avant Manassé,


l’aîné, et cela malgré l’opposition de Joseph (Gn 48,17-20). L’explication
de cette anomalie est d’ordre historique et providentiel. Commentant
Qohelet 12,11 : “les paroles des sages sont comme des aiguillons
(kaddarebonot)”, le midrash rectifie50 :
Ne lis pas kaddarebonot, mais kad rabbanut (“quand la supériorité”). Quand
Jacob décida que la supériorité serait à Ephraïm, le Saint-béni-soit-il rendit
sa parole ferme comme un clou bien planté, et il dit : Puisque Jacob a dé-
cidé qu’Ephraïm serait le premier, moi, de mon côté, je lui ai donné la pré-
séance en tout : concernant les juges, les étendards, les rois et les offrandes.
Concernant les juges : il y eut d’abord Josué, qui était juge et dont il est dit
(Nb 13,8) : “De la tribu d’Ephraïm, Hoshea, fils de Nun” ; ce n’est qu’en-
suite que vint Gédéon, fils de Yoash, qui était de la tribu de Manassé51 .
La même succession se vérifie à propos des étendards des tribus (Nb
2,18.20), au sujet des rois (Jéroboam précède Jéhu) ainsi que des offrandes
lors de la consécration de l’autel, d’après Nombres 7,48.5452 .
Concernant les étendards en particulier, celui de Manassé53 , par sa dé-
coration, annonçait les combats victorieux de notre héros. Sur cet étendard
un “buffle (re’ém)54 ” était brodé, par référence au texte : “et ses cornes sont
des cornes de buffle… Tels sont les milliers de Manassé” (Dt 33,17). Cela
fait allusion à Gédéon, fils de Yoash, qui était de la tribu de Manassé55 .

50. Selon le procédé al tiqri, lequel ne se borne pas toujours à changer la vocalisation ou à
disjoindre le mot comme ici, mais peut aller jusqu’à modifier les lettres (consonnes) elles-
mêmes : voir W. Bacher,Die exegetische Terminologie der jüdischen Traditionsliteratur,
Leipzig 1899-1905 (réimpr. Darmstadt 1965), t. I, 175-177 ; J. Bonsirven,Exégèse rabbini-
que et exégèse paulinienne, 120-122, 127.
51. Num. Rabba 14,4 sur Nb 7,48 ; voirGen. Rabba (appendice), 97,5 sur Gn 48,20 :
Theodor-Albeck, t. III, 1248.
52. Nb 7,48 : “Celui qui apporta son offrande le septième jour fut Élishama, fils d’Am-
mihoud, prince des fils d’Ephraïm”. Nb 7,54 : “Celui qui apporta son offrande le huitième
jour fut Gamaliel, fils de Pedaçour, prince des fils de Manassé”.
53. En fait, la Bible (Nb 2,18-20) ne mentionne que l’étendard d’Éphraïm, passant sous si-
lence celui de Manassé, tout comme du reste celui de la majorité des tribus dans leur énu-
mération.
54. Sur cet animal, son identité dans la Bible ainsi que son évolution légendaire dans la
haggadah, voir A.H. Godberg, “The Unicorn in the Old Testament”, AJSL 56 (1939) 256-
296 ; E. Levine, “A Study of <Aggadat qarnê re’emim>”,Sef 36 (1976) 251-265. Rachi sur
Dt 33,17, écrit : “Le taureau a une force redoutable mais ses cornes ne sont pas belles, tan-
dis que le re’ém a de belles cornes, mais sa force est moindre; c’est pourquoi Il a donné à
Josué la vigueur du taureau et la beauté des cornes du re’ém”.
55. Num. Rabba 2,7 sur Nb 2,2.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 195

Ce commentaire s’appuie sur la bénédiction de Moïse visant les fils de


Joseph. À juste titre, car “les milliers de Manassé” se retrouvent dans la
suite de l’histoire d’Israël, quand Gédéon triompha de Zèbah et de
Salmunnah, dont l’armée, d’après Juges 8,10-11, comptait environ 135.000
guerriers56 . Le Targum témoigne également de cette interprétation hardie,
épiloguant en outre sur la comparaison animale :
De même qu’il est impossible de labourer avec les premiers-nés du gros
bétail et de réduire en servitude les cornes du buffle, ainsi il n’est pas pos-
sible aux fils de Joseph d’être réduits en servitude. Ils seront élevés, exal-
tés et supérieurs à toutes les nations de la terre, sortant au combat contre
leurs ennemis et contre leurs adversaires et tuant rois et princes : telles les
myriades d’Amorrhéens que mit à mort Josué, fils de Noun, qui était de la
tribu des fils d’Ephraïm et tels les milliers de Madianites que mit à mort
Gédéon, fils de Joas, qui était de la tribu des fils de Manassé57 .

Apparition de l’ange et premier sacrifice de Gédéon (Jg 6,11-24)

Josèphe, qui omet tout ce qui correspond à Juges 6,17-4058 , traduit à sa fa-
çon et par égard pour ses lecteurs non juifs l’intervention surnaturelle par
laquelle débute l’histoire de Gédéon : le messager divin n’est plus un ange
comme dans la Bible mais un “spectre (phantasma) qui avait l’aspect d’un
jeune homme”59 . Autre particularité : après le salut de l’apparition Gédéon
déclare : “V raiment, c’est là une marque signalée de sa faveur que je me
serve d’un pressoir au lieu d’une aire à battre le blé !”60 . Réaction sarcasti-
que61 , qui prolonge celle du héros en Juges 6,13 : l’incongruité du lieu mon-

56. Sifrê Deut. 353 sur Dt 33,17 : Finkelstein, 415. Voir également Rachi sur Dt 33,17.
57. Targ. palestinien (Neofiti), Dt 33,17 ; trad. R. Le Déaut, SC 271, 290, 292.
58. Il s’en souvient cependant en racontant l’angélophanie à Manoah et à sa femme, pa-
rents de Samson :AJ V, 283-284. Mais voir aussi Pseudo-Philon 42,9.
59. AJ V, 313 ; voir aussi I, 331 ; V, 277GJ,
; V, 381. Josèphe rationalise. Sur sa réserve à
l’égard des anges, voir G. Kittel, “Aggelos”, ThWNT I, 79 ; A. Schlatter,Kleine Schriften
zu Flavius Josephus, Darmstadt 1970, 32-34 ; G. Delling, “Josephus und das Wunderbare”,
NT 2 (1958) 291-309 (308-309), ou Idem, Studien zum Neuen Testament und zum
hellenistischen Judentum, Göttingen 1979, 130-145 (144-145) ; Feldman, “Josephus’ Por-
trait of Gideon”, 21, 28. Au sujet de l’aspect juvénile de l’apparition, voir 2 M 3,26 ; Mc
16,5. Selon Josèphe, c’est également sous l’aspect d’un beau jeune homme que l’ange du
Seigneur se manifeste à la future mère de Samson, ce qui, à cause de la jalousie de Manoah,
déclenche un authentique drame conjugal (AJ V, 276-281).
60. AJ V, 213.
61. Voir Feldman, “Josephus’ Portrait of Gideon”, 11.
196 S. LÉGASSE

tre que Gédéon est amené à se cacher sous la menace du pillage madianite.
Donc, où est la faveur divine ?
Le réflexe pusillanime de Gédéon (Jg 6,15) est pour le Pseudo-Philon
l’occasion de souligner la valeur morale de l’appelé :
Et Gédéon dit : Qui suis-je et qu’est la maison de mon père pour que j’aille
attaquer les Madianites? - Et l’ange lui dit : Tu penses peut-être que la voie
de Dieu est semblable à la voie des hommes. Les hommes recherchent la
gloire du monde et les richesses; Dieu recherche le juste bien et la bonté.
Maintenant donc, va, ceins tes reins, et le Seigneur sera avec toi. C’est toi
qu’il a choisi pour tirer vengeance de ses ennemis, comme il vient de t’en
donner l’ordre62 .
Quoique ces paroles évoquent celles de Samuel lors de l’onction royale
de David (1 S 16,7 ; voir Is 55,8-9), ici ce n’est pas tant la faiblesse que
Dieu choisit pour réaliser son oeuvre que l’homme juste63 en dépit de son
insignifiance sociologique.
Aussi bien convient-il d’excuser la demande de signe (Josèphe l’omet)
qui succède à l’assurance divine (Jg 6,17). Rien de plus facile si l’on se
souvient que Moïse lui-même n’a pas craint d’agir de la sorte (Ex 3,11-
12)64 , comme le rappelle cette prière de Gédéon :
Que mon Seigneur ne s’irrite pas si je dis un mot (voir Gn 18,30). Voici
que Moïse, le premier de tous les prophètes, a demandé au Seigneur un
signe, qui lui a été donné. Pour moi, qui suis-je, sinon sans doute celui
que le Seigneur a choisi ? Qu’il me donne un signe, afin que je sache que
je suis guidé 65!
Encore d’après le Pseudo-Philon, le signe accordé dépasse en éclat le
récit des Juges, non sans s’inspirer du miracle du Carmel (1 R 18,34-39)66 .
L’ange en effet prescrit à Gédéon d’aller recueillir de l’eau dans un lac
avoisinant et de la répandre sur la pierre. Accédant au désir du héros, l’ange
transforme cette eau en un mélange de feu et de sang, “et le sang n’évacua
pas le feu, et le feu ne fit pas disparaître le sang”. L’épisode s’achève en

62. 35,5 ; trad. SC.


63. Voir Peudo-Philon 27,14 : Dieu, pour sauver son peuple, “n’a pas besoin du grand nom-
bre mais de la sainteté”.
64. La demande n’est qu’implicite.
65. Pseudo-Philon 35,6 ; trad. SC. Ces détails sont repris dans laChronique de Yerahmeél
58,7 : Gaster, 175.
66. La similitude existe déjà au niveau du seul texte biblique par le truchement du feu mi-
raculeusement produit : voir Lévi Ben Gershom (Ralbag) sur Jg 6,21.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 197

notant que Gédéon, à la vue du prodige, sollicita d’autres signes, qui lui
furent accordés : “cela n’est-il pas écrit dans le livre des Juges 67
?”.
Avant l’intermède du prophète anonyme le texte porte que les Israéli-
tes, réduits à la misère par les razzias de Madian, “crièrent vers YHWH”
(Jg 6,6). Le midrash développe à ce propos un message d’espérance en ci-
tant à l’appui plusieurs exemples bibliques pour commenter Exode 23,20 :
“Voici que j’envoie mon ange devant toi”.
Quand les Israélites crient devant lui (l’ange), le salut leur arrive. Ainsi au
buisson ardent, car il est dit (Ex 3,9) : “Voici que le cri des fils d’Israël
est arrivé jusqu’à moi”68 . De même à propos de Gédéon (Jg 6,11.14) :
“Alors vint l’ange de YHWH et il s’assit sous le térébinthe… et il dit : Va
avec cette force qui est tienne et tu sauveras Israël”. Et ainsi en sera-t-il
dans les temps à venir (messianiques), quand l’ange se manifestera : la
délivrance surviendra pour Israël, car il est dit (Ml 3,1) : “Voici que j’en-
voie mon ange et il déblayera la route devant toi”69 .
Le fait que l’ange s’assoit sous le térébinthe (Jg 6,11) n’a pas passé
inaperçu et contribue à rendre compte de l’expression YHWH Seba’ot
(Sabaoth). Si Dieu est ainsi désigné dans le texte sacré,
c’est qu’il réalise sa volonté (sibyono)70 parmi ses anges, quand il le dé-
sire, et il les fait asseoir, car il est dit (Jg 6,11) : “Et l’ange de YHWH
vint et s’assit sous le térébinthe”. Parfois aussi il les fait tenir debout, car
il est dit (Is 6,2) : “Des séraphins se tenaient debout au-dessus de lui”. Et
encore (Za 3,7) : “Je te donnerai accès parmi ceux qui se tiennent debout
ici”. Parfois il leur donne l’apparence des femmes, car il est dit (Za 5,9) :
“Et voici qu’apparurent deux femmes. Il y avait du vent dans leurs
ailes…”71 .
À cause de la parole de l’ange : “YHWH est avec toi, vaillant guer-
rier !” (Jg 6,12), Gédéon est assimilé à David qui, à juste raison, attribuait
toutes ses victoires à la puissance de Dieu. C’est parce que Dieu est “avec
lui” que Gédéon, lui aussi, saura l’art de la guerre et pourra triompher de

67. Pseudo-Philon 35,6-7. La formule finale, qui s’inspire de la Bible (Jos 10,13 ; 1 R
14,19 ; 15,7.23.31 etc.) réapparaît en 43,4 ; 56,5. Les “autres signes” se limitent en fait à
l’épreuve de la toison.
68. D’après Ex 3,2, c’est “l’ange de YHWH” qui apparaît à Moïse dans la flamme du buis-
son.
69. Ex. Rabba 32,9 sur Ex 23,20.
70. Le mot hébreu (seba’ot) est interprété d’après l’araméen sibyon(a), “désir”, “volonté”
(ici avec affixe personnel hébreu).
71. Ex. Rabba 25,2 sur Ex 16,4.
198 S. LÉGASSE

ses ennemis. Ainsi dans cette glose du Psaume 114 : “Béni soitYHWH,
mon rocher, lui qui enseigne à mes mains le combat, et à mes doigts la
bataille” :
Je ne savais pas l’art de la guerre, mais le nom du Saint-béni-soit-il – qu’il
soit béni ! – m’a instruit. Et c’est ainsi que Saül dit à David (1S 17,37) :
“Va, et que YHWH soit avec toi !” C’est ainsi qu’on lit encore (Jg 6,12) :
“YHWH est avec toi, vaillant guerrier !”72 .
Mais cette parole vient également appuyer par avance l’exemple de
Booz et de ses moissonneurs (Rt 2,4) et prescrire la mention du nom de
Dieu73 dans toute salutation entre Israélites. Et si l’on objecte que, dans le
cas de Gédéon, il ne s’agit pas d’une salutation, l’ange étant en réalité
chargé d’un message pour le héros, d’autres textes sont allégués (Pr 23,22 ;
Ps 119,126) qui confirment la nécessité d’honorer cet ancien usage74 .
Celui-ci est du reste confirmé par le tribunal de Dieu. R. Josué du Sud
(Deromaya) a dit : Lebeit din75 d’ici-bas a décidé trois choses et le beit
din céleste les a ratifiées. Ce sont les suivantes : la destruction de Jéricho,
l’obligation du rouleau d’Esther (à lire le jour de Pourim) et la salutation
en mentionnant le nom de Dieu. Le texte scripturaire qui soutient cette der-
nière prescription est Ruth 2,4. Mais comment établir que le beit din cé-
leste s’accorde avec les juges terrestres ? L ’Écriture enseigne (Jg 6,12) :
“Un ange de Dieu apparut à Gédéon et lui dit : Le Seigneur est avec toi,
vaillant guerrier !”76 .
La réaction de Gédéon n’est pas d’abord de protester de son indignité
ni même de s’étonner qu’une telle parole soit adressée à lui, mais il s’oublie
pour ainsi dire et s’inclut tout naturellement dans le peuple, puisqu’il dit
nous : “Si YHWH est avec nous, d’où vient tout ce qui nous arrive ?” Dieu,
qui a sauvé Israël de l’esclavage égyptien aurait-il oublié son peuple ?

72. Midr. Ps. 144, 1 (1) : Buber, 533.


73. Sous forme de métonymes (kinnuyim), il va de soi.
74. M. Berakot 9,5 ;b. Berakot 63a ;Yalqut II, 61 (709).
75. Cour rabbinique de justice.
76. j. Berakot IX, 5, 14c. Gédéon était juge, fonction qui est assimilée à celle d’un mem-
bre des cours rabbiniques. Une variante de ce passage du Yerushalmi se lit en b. Makkot
23b, où les trois décisions du beit din sont : a) l’obligation du rouleau d’Esther, b) celle
de saluer en employant le nom divin (à l’appui : Rt 2,4 et Jg 6,12), c) la dîme. L’énoncé
est en outre attribué à R. Josué ben Lévi. Autre variante en Ruth Rabba 4,5 sur Rt 2,4 :
l’énoncé est attribué à R. Tanhuma, exprimant l’opinion commune. Les trois décisions
sont : a) la salutation au nom de Dieu (Rt 2,4 ; Jg 6,12), b) l’obligation du rouleau d’Es-
ther, c) la dîme.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 199

Or, précise la haggadah, l’appel de Gédéon eut lieu la nuit de la Pâque,


après qu’il eut prononcé les paroles suivantes :
Où sont toutes les merveilles, où sont les prodiges que Dieu a accomplis
pour nos pères en cette nuit-là, quand il frappa les premiers-nés des Égyp-
tiens et fit sortir Israël le coeur en joie ? (voir Jg 6,13)77 . - Parce que Gé-
déon avait ainsi plaidé la cause d’Israël, le Saint-béni-soit-il dit : Il est
juste que je me manifeste à lui dans ma gloire… Alors le Saint-béni-soit-
il lui dit : Puisque tu as eu le courage de plaider la cause d’Israël, c’est
grâce à toi qu’il sera délivré78 .
Une variante de cette glose sur le texte sacré est attribuée à R. Juda,
fils de R. Shallum :
Aux jours de Gédéon Israël était dans la détresse. Le Saint-béni-soit-il
désirait trouver quelqu’un qui plaidât en sa faveur, mais il n’en trouvait
pas, car cette génération était pauvre d’obéissance aux commandements
et de bonnes oeuvres. Dès que Dieu eut trouvé en Gédéon le mérite d’avoir
plaidé la cause d’Israël, aussitôt l’ange lui apparut, car il est dit (Jg 6,14) :
“Et l’ange de YHWH vint à lui et lui dit : Va avec cette force qui est
tienne”, c’est-à-dire par la force du mérite que tu as acquis en plaidant la
cause de mes fils79 .
Mais voici une autre forme de mérite80 . Dans cette interprétation la
question posée par Gédéon : “Comment sauverai-je Israël ?” (Jg 6,15) est
comprise au sens de : “par quel mérite ?”. Et la parole de l’ange :a,“V avec
cette force qui est tienne” (6,14) veut dire : En guise de récompense pour
les égards que tu as manifestés envers ton père. En effet, conclut le
midrash, il avait dit à son père : “Père, tu es vieux, va t’asseoir à la mai-
son. Moi, je vais semer et moissonner, et je te nourrirai”81 .

77. Rachi sur Jg 6,13 : “La veille au soir, mon père m’a fait réciter le Hallel et j’ai entendu
comment Israël est sorti d’Égypte.”
78. Yelammedenu dans Yalqut II, 62 (709).
79. Tanhuma, Shofetim 4 ; voir aussi Rachi sur Jg 6,14.
80. Sur l’idée de mérite (zekut) dans le judaïsme rabbinique voir A. Marmorstein, The Doc-
trine of Merit in Old Rabbinic Literature and the Old Rabbinic Doctrine of God.
Prolegomenon by R.J. Zwi Werblowsky, New York 1968 (1re éd. 1920) ; E.E. Urbach,The
Sages, their Concepts and Beliefs, II, Jérusalem 1975, 1024 : index,s.v. Merit etc.
81. Midr. ha-gadol, sur Gn 48,16 : Margulies, 824. Rachi sur Jg 6,11 : “Son père était en
train de battre et de tamiser. Il lui dit : Père, tu es vieux, et si les idolâtres arrivent tu ne
pourras pas t’échapper. Laisse-moi battre à ta place”. Selon Qimhi, ibid., ce geste de piété
filiale valut à Gédéon d’être choisi par Dieu : “L’ange lui dit : Parce que tu as accompli un
précepte lourd, tu es digne de délivrer mes fils immédiatement”. Autres parallèles dans
Ginzberg, The Legends of the Jews, IV, 200, n. 99.
200 S. LÉGASSE

Mais tout en étant un exemple de piété filiale, Gédéon brille par son
humilité82 . Au vrai, il figure parmi les grands humbles de l’histoire d’Is-
raël. Le midrash nous l’apprend lorsqu’il commente le Psaume 22,7 : “Et
moi, je suis un vermisseau et non un homme” :
C’est ainsi que le Saint-béni-soit-il accorde aux justes des grandeurs,
alors qu’ils se considèrent eux-mêmes comme étant peu de chose. Abra-
ham a dit (Gn 18,27) : “Je suis poussière et cendre”. Moïse et Aaron ont
dit (Ex 16,7) : “Que sommes-nous?”. David a dit (Ps 22,7) : “Je suis un
vermisseau et non un homme”. Saül a dit (1 S 9,21) : “Ne suis-je pas un
Benjaminite, d’une des plus petites tribus d’Israël et ma famille n’est-
elle pas la plus infime d’entre toutes les familles de la tribu de Benja-
min ?”83 . Gédéon a dit (Jg 6,14) : “Voici que mon clan est le plus faible
en Manassé et moi, je suis le plus petit dans la maison de mon père”.
Les impies en revanche s’enorgueillissent quand Dieu leur octroie des
grandeurs, témoin Pharaon (Ex 5,2), Goliath (1 S 17,10), Sennachérib (2
R 18,35), Nabuchodonosor (Dn 3,15), Balthasar (Dn 5,23), Hiram, roi
de Tyr (Éz 28,2)84 .
La protestation d’humilité du héros en Juges 6,15 alimente, dans l’un
des plus anciens midrashim, le merveilleux dans lequel baigne l’ensemble
des réalités exodiales. C’est ainsi que Moïse, arrivé au terme de sa carrière,
eut, estime-t-on, du haut du mont Nébo, une vision prophétique : non con-
tent d’embrasser d’un regard tout le pays, il obtint de voir des personnages
et des faits à venir. On le déduit en s’appuyant chaque fois sur deux passa-
ges, le premier emprunté à Deutéronome 34. C’est ainsi que Moïse a pu,
entre autres, voir Gédéon :
Comment établir que Dieu lui a montré Barac ? Parce qu’il est dit (Dt
34,2) : “et tout Nephtali” ; or, ailleurs le texte porte (Jg 4,6) : “et Débora
envoya appeler Barac, fils d’Abinoam, de Qedesh de Nephtali”. Et com-
ment établir que Dieu lui a montré Josué dans son royaume? Parce qu’il
est dit (Dt 34,2) : “et le pays d’Ephraïm Hoshéa (Josué), fils de Nun”. Et
comment établir que Dieu lui a montré Gédéon ? Parce qu’il est dit (Dt

82. Sur cette vertu (‘anawah) dans la pensée rabbinique, voir F. Bohl, “Die Demut (‘nwh)
als höchste der Tugenden. Bemerkungen zu Mt 5,3.5”, BZ 20 (1976) 217-223 ; Urbach,The
Sages, I, 588-589. Sur la même vertu à Qumrân et dans les Testaments des Douze Patriar-
ches, voir S. Légasse, Jésus et l’enfant (EtB), Paris 1969, 226-227.
83. Citation complétée.
84. Midr. Ps. 22,7 (20), d’après certains certains manuscrits : voir la traduction allemande
de A. Wünsche, Midrasch Tehillim oder haggadische Erklärung der Psalmen usw., Trèves
1892 (réimpr. Hildesheim 1967), 201 (manque dans l’édition Buber).
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 201

34,2) : “et de Manassé” ; or, ailleurs le texte porte (Jg 6,15) : “voici que
mon clan est le plus faible en Manassé, etc.”85 .
La réponse de l’ange en Juges 6,16 : “Tu battras Madian comme un seul
homme”, sert à expliquer, par analogie, une phrase des bénédictions de Ja-
cob concernant Siméon et Lévi (Gn 49,6) : “Car dans leur colère ils ont tué
un homme”86 :
Mais est-il vrai qu’ils n’ont tué qu’un seul homme ? N’est-il pas écrit au
contraire (Gn 34,25) : “Et ils entrèrent dans la ville en pleine sécurité et
ils tuèrent tous les mâles”. Mais cela fut compté par le Saint-béni-soit-il
et pour eux-mêmes comme s’il s’agissait d’un seul homme. Il en va de
même quand on lit (Jg 6,16) : “Tu battras Madian comme un seul
homme”. Autre exemple similaire (Ex15,1) : “Il a jeté à la mer cheval et
cavalier”87 .
La promesse de l’ange de rester jusqu’au retour de Gédéon avec son
offrande (Jg 6,18) est de bonne augure et l’on peut en déduire que cette
offrande est d’avance agréée, à l’inverse de ce qui a lieu avec Manoah, père
de Samson, à cause de la phrase en Juges 13,16 : “Même si tu me retenais,
je ne mangerais pas de ton pain”88 .
Le miracle du feu consumant le chevreau et les pains sans levain (Jg
6,21) n’a laissé aucune trace chez Josèphe, lequel omettra pareillement plus
loin le double prodige de la toison. Les deux faits, qui répondent à une
manière de sommation de la part de Gédéon (Jg 6,17-18.36.39) sont un si-
gne de manque de foi et donc contrecarrent le projet apologétique de
l’auteur. Celui-ci, du reste, réduit le miraculeux des récits bibliques afin de
les rendre plus rationnels et, par là, plus adaptés à ses lecteurs.
Les rabbins n’ont pas ce souci et, chez eux, le miracle du feu s’inscrit
dans une de ces énumérations mnémoniques d’exemples scripturaires dont
la littérature rabbinique offre de nombreux témoignages89 . Une de ces lis-
tes nous enseigne que “douze feux tombèrent du ciel, répartis comme suit
à travers générations et époques : six en signe d’accueil de sacrifices,
d’apaisement et de compassion; les six autres en signe de colère et de ven-

85. Mekilta, Amaleq 2 sur Ex 17,14 : Horowitz-Rabin 184 Yalqut


; I, 823 (575) ; voir aussi
Sifrê Deut. 357 sur Dt 34,2 : Finkelstein, 426.
86. En fait le singulier est ici collectif, ish signifiant “de l’humanité”, “des hommes”. Le
midrashiste l’entend comme un singulier au sens strict.
87. Tanhuma, Wayyehi 10. Voir aussi Rachi sur Gn 49,6.
88. Seder Eliahu Rabba 12 (13) : Friedmann, 60.
89. Voir W.S. Towner, The Rabbinic “Enumeration of Scriptural Examples”. A Study of a
Rabbinic Pattern of Discourse with Special Reference to Mekhilta d’R. Ishmael, Leiden 1973.
202 S. LÉGASSE

geance”. À la première catégorie appartiennent 1) la consécration du taber-


nacle (Lv 9,24), 2) l’offrande de Gédéon (Jg 6,21), 3) celle de Manoah (Jg
13,20), 4) celle de David (1 Ch 21,26), 5) la dédicace du temple de Salo-
mon (2 Ch 7,1.3), 6) le sacrifice d’Élie au Carmel (1 R 18,38)90 .
Les paroles : “et le feu monta du rocher” (Jg 6,21) sont recueillies dans
une argumentation haggadique destinée, une fois encore, à accroître le
merveilleux de l’Exode, ici à propos des eaux de Mériba :
R. Simon a dit : “et il a donné ses eaux” (Nb 20,8). - Le rocher produit du
feu, car il est dit (Jg 6,21) : “et le feu monta du rocher”. Il produit du miel,
car il est dit (Dt 32,13) : “et il donne à sucer le miel du rocher”. Il produit de
l’huile, car il est dit (Dt, ibid.) : “et l’huile du caillou du rocher”. Mais il ne
produit pas de l’eau. À présent remarque bien : Moïse a prescrit au rocher :
Tu ne feras jaillir que de l’eau, comme il est dit (Nb 20,8) : “il a donné ses
eaux”. S’il était au pouvoir de l’homme de produire de l’eau à partir du
rocher, il ne pourrait le faire sans mélanger les liquides, ce qui les amènerait
à se corrompre. Et à supposer qu’il puisse les mélanger, pourrait-il mélan-
ger l’eau et le feu dans un même réservoir ? Est-ce que l’eau n’éteindrait
pas le feu ? Vois donc les prodiges qu’a fait le Saint-béni-soit-il : il a réuni
au coeur du rocher de l’huile et du miel et de l’eau et du feu 91!
L’épisode s’achève par l’édification d’un premier autel dédié à YHWH-
Shalom (Jg 6,24). Le Targum glose :
Et Gédéon bâtit là un autel à YHWH et il offrit sur lui un culte à YHWH
qui lui avait accordé la paix jusqu’à ce jour92 .
Une référence à ce même passage apparaît dans l’homélie qui com-
mente Lévitique 7,11-12 (sacrifices shelamim) et que seconde le refrain :
“Grande est la paix…” :
R. Yudan fils de R. Yosé a dit : Grande est la paix, puisque le Saint-béni-
soit-il est appelé Paix, comme il est dit : “Et il appela YHWH paix”93 .

90. D’après un midrash inconnu cité et glosé dans le commentaire de Bahye Ben Asher sur
Lv 9,24 : Chavel, t. II, 448-449 (448) ; en plus bref,
Sifrê zuta sur Nb 11,1 ; Horowitz, 268 ;
Midr. ha-gadol sur Nb 11,1 : Rabinowitz, 162-163.
91. Yelammedenu, dans Yalqut I, 76 (521-522).
92. Rachi sur Jg 6,24 : “YHWH était en paix avec lui”.
93. Lev. Rabba 9,9 : Margulies, t. I, 190. Voir aussiSifrê Num. 42 sur Nb 6,26 : Horowitz,
47 ;Num. Rabba 11,7 sur Nb 6,26 ;Pereq ha-Shalom ;Yalqut I, 711 (464), citant Lev.
Rabba 9,9 ; II, 711 (904). La phrase biblique signifie littéralement que l’autel est appelé
YHWH-Paix, non que le YHWH est appelé Paix. Rachi l’a bien vu à propos de Jg 6,24 (la-
mizbeah), mais non à propos de b. Shabbat 10b (la-Qaddosh-baruk-hu) ni de b. Sanhedrin
44a (“Paix est le nom du Ciel”).
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 203

La Gemara, de son côté, s’appuie sur ce verset pour fonder l’interdic-


tion de saluer quand on se rencontre dans les bains publics, puisque cette
salutation comprend le mot shalom et que Dieu fut ainsi dénommé par
Gédéon94 .
Mais quittons les bains publics pour les régions célestes et les ancien-
nes spéculations ésotériques :
Les ‘arabot (septième ciel)95 dans lesquelles résident justice et droit, inté-
grité, trésors de vie, trésors de paix, trésors de bénédiction, les vents et les
brises qui répandront la fraîcheur et la rosée par laquelle le Saint-béni-soit-
il fera revivre les morts (voir Is 26,19).
Justice et droit, car il est écrit (Ps 89,15) : Justice et droit sont la base de
son trône”.
Intégrité, car il est écrit (Is 59,17) : “il a revêtu la justice comme une cui-
rasse”.
Trésor de vie, car il est écrit (Ps 36,10) : “car c’est chez toi qu’est la source
de vie”.
Trésor de paix, car il est écrit (Jg 6,24) : “et il l’appela YHWH-Paix”96 .

Le second sacrifice de Gédéon (Jg 6,25-32)

Le second sacrifice de Gédéon fait suite à la destruction de l’autel de Baal


et du pieu sacré (ashérah) (Jg 6,25-28). Josèphe passe cet incident sous si-
lence pour éviter chez ses lecteurs l’accusation d’intolérance contre les
Juifs. Les rabbins ne pouvaient au contraire qu’approuver le zèle du héros,
mais non le fait que le sacrifice offert sur le bois de l’ashérah eut lieu sur
un sommet montagneux (Jg 6,26)97 . Comment concilier cela avec la prohi-
bition du culte des hauts-lieux 98 ? Certains rabbins refusent d’incriminer
Gédéon. C’est à lui en effet que s’applique la parole du psaume (60,9) :
“Manassé est mien” (Gédéon est de la demi-tribu de Manassé). De plus, il

94. b. Shabbat 10b ;Yalqut II, 62 (709) (voir note préc.).


95. Littéralement “nuages”, le plus élevé des étages célestes : “il y a sept cieux reqi‘im),
(
les voici : le rideau wilon),
( le firmament (raqia‘), les cieux (shehaqim), la résidence (zebul),
la demeure (ma‘on), la fondation (makon), les nuages (‘arabot)” :b. Hagigah 12b ;Abot
de-R. Natan 37 ;Midr. Ps. 112,1 (2) : Buber, 471 etc.
96. b. Hagigah 12b ;Yalqut I, 339 (834) ; abrégé enYalqut II, 62 (709).
97. Rosh ma‘oz (littéralement “tête de refuge”) désigne soit quelque bastion situé au som-
met d’une montagne soit ce sommet lui-même.
98. Dt 12,2 ; 1 R 12,31 ; 14,23 ; 15,14 etc.
204 S. LÉGASSE

a agi sur l’ordre de Dieu (Jg 6,26)99 . Et puis la Bible offre sur ce point des
exceptions. Il est vrai que lorsque Josué a édifié un autel sur l’Ébal (Jos
8,30), le tabernacle était encore à Gilgal et les cultes des hauts-lieux
n’avaient pas encore été abolis par l’instauration du sanctuaire central de
Shiloh. Mais ce n’est plus le cas avec Élie : à cette époque la prohibition
des hauts-lieux (issur bamah) était désormais en vigueur. Pourtant Élie a
bien sacrifié sur le Carmel et cela, d’après l’ordre exprès de Dieu. Cette
constatation permet à R. Yosé ben Hanina de poser en principe qu’“un sa-
crifice sur les hauts-lieux n’a jamais été autorisé que par un prophète” spé-
cialement mandaté en vue d’une exception100 .
Il reste que ce sacrifice de Gédéon a manifestement gêné les rabbins,
qui n’ont pas toujours pris soin de le justifier. Ainsi R. Abba ben Kahana,
maître palestinien du début du IVe siècle, a dressé la liste des irrégularités
commises en la circonstance :
Sept transgressions ont été commises en rapport avec le taureau de Gé-
déon : il a été offert avec le bois de l’ashérah ; il a été immolé sur des pier-
res taillées101 ; il avait été réservé en vue d’un culte idolâtrique102 ; il avait
été lui-même adoré ; il fut sacrifié par un laïc103 ; de nuit ; enfin Gédéon
était trop jeune104 .

L’appel aux armes et l’épreuve de la toison (Jg 6,33-40)

À la différence des Pères de l’Église, les rabbins ont peu exploité la sec-
tion qui s’étend en Juges 6,33-40. Notons cependant que la condition ex-

99. Num. Rabba 14,1 sur Nb 7,28 ;Tanhuma Naso 28 ;Tanhuma Buber, Naso 21a.
100. Lev. Rabba 22,9 sur Lv 17,3 : Margulies, t. II, 518-519 Yalqut ; I, 579 (363) ; II, 103
(720) ; 779 (923) ; voir aussi Num. Rabba 14,1 sur Nb 7,48.
101. Supposées avoir formé l’autel de Baal. Leur emploi était illégitime d’après Ex 20,25 ;
Dt 27,5-8 ; Jos 8,31.
102. Rachi sur Jg 6,25 : “il avait été engraissé pendant sept ans en vue du culte des astres”.
103. Gédéon n’était pas prêtre.
104. Lev. Rabba 22,9 sur Lv 17,3 : Margulies, t. II, 519. Même compte, avec quelques va-
riantes, en j. Megillah I, 14, 72c. Une variante rapportée en Num. Rabba 14,1 sur Nb 7,48
ajoute à la cinquième irrégularité le fait que Gédéon était un “descendant de prêtres des ido-
les (ben kemarim)”. Une autre variante (b. Temurah 23b-29a ;Yalqut II, 62, 709) compte
huit irrégularités, dans l’ordre suivant : 1) le sacrifice a été offert hors du sanctuaire, 2) de
nuit, 3) par un laïc, 4) avec les ustensiles du culte de l’Ashéra, 5) sur les pierres de l’autel
de Baal, 6) en utilisant le bois de l’Ashéra, 7) en immolant un animal destiné à l’idolâtrie, 8)
et qui avait été lui-même adoré.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 205

primée par Gédéon au verset 37 sert à illustrer Deutéronome 13,2 : “Si


quelque prophète ou un songeur de songe surgit de ton sein et te donne un
signe ou un prodige…” :
“Et s’il te donne un signe” - dans le ciel, selon l’Écriture (Gn 1,14) :
“Qu’ils servent de signes”. - “Un prodige” - sur la terre, selon l’Écriture
(Jg 6,37) : “S’il y a de la rosée sur la seule toison et que ce soit sec sur
toute la terre, etc.”105 .
Mais il convient surtout de citer les réflexions suivantes sur le rôle de
Dieu dans les maux qui frappent les hommes :
Gédéon se mit à éprouver Dieu par la toison, car il est écrit (Jg 6,39) :
“Puissé-je faire l’épreuve de la toison rien qu’une fois !” Or, qu’est-il
écrit ? Qu’“il en fut ainsi” (Jg 6,38)106 . Dans ce passage le Saint-béni-soit-
il n’associe pas son nom107 . Il a dit : Le monde entier serait dans la dé-
tresse et moi, j’y associerais mon nom ? Il est écrit en effet (Ps 5,5) : “Car
tu n’es pas un Dieu qui prend plaisir au mal, le méchant n’est pas accueilli
par toi”. Mais quand Gédéon eut demandé (Jg 6,39) : “Que ce soit sec sur
la seule toison”, le Saint- béni-soit-il a dit : “Du moment que la rosée
tombe et que le monde se réjouit, j’associerai mon nom, car il a été dit (Jg
6,40) : “Et Dieu fit ainsi cette nuit-là”. De même, quand Jérémie prophé-
tisait des paroles de réconfort, Dieu y associait son nom, car il a été dit (Jr
2,2) : “Ainsi parle YHWH : Je me souviens pour toi de la piété de ta jeu-
nesse”. Mais quand Jérémie proférait des paroles de reproches, il est écrit
(Jr 1,1) : “Paroles deJérémie”. Ainsi également pour Moïse : alors que
les discours se succèdent, introduits par : “Et YHWH parla à Moïse…,
quand Dieu intervient pour réprimander, il est écrit (Dt 1,1) : “Ce sont les
paroles…”108 .
Ou encore, sous forme de variante :
Le Saint-béni-soit-il dit à Gédéon : J’ai décidé que “je serai une rosée pour
Israël” (Os 14,6), et toi, tu as dit (Jg 6,37) : “Que ce soit sec sur toute la
terre d’Israël”. Cela se peut-il vraiment ? Non, je n’agirai pas ainsi. - En
effet il n’est pas écrit dans ce passage : “Et Dieufit ainsi”, mais : “il en
fut ainsi” (Jg 6,37) : cela s’est produit de soi-même. Mais quand Gédéon

105. Sifrê Deut. 8,3 sur Dt 13,2 : Finkelstein, 149. Voir aussi Rachi sur Dt 13,2 (avec une
variante où la rosée figure comme exemple du prodige venant du ciel).
106. Il s’agit du premier prodige, quand la toison seule fut baignée de rosée alors que le sol
alentour restait sec.
107. Ne se nommant pas explicitement Dieu indique l’absence d’engagement dans l’action
évoquée.
108. Yelammedenu dans Yalqut II, 62 (709) ; abrégé enYalqut II, 553 (861).
206 S. LÉGASSE

eut dit (Jg 6,39) : “Que ce soit sec sur la seule toison”, on lit à la suite
(6,40) : “et YHWH fit ainsi en ce jour-là, etc.” Pourquoi ? Parce qu’il est
écrit : “Je serai une rosée pour Israël”109 .
Par ces remarques sur la lettre des textes le midrash aborde le problème
métaphysique de l’origine du mal et témoigne de la répugnance des rab-
bins à mettre Dieu directement en contact avec lui110 . Ainsi encore dans
l’argumentation suivante :
R. Eliézer ben Pedat a dit au nom de R. Yohanan : Le nom du Saint-béni-
soit-il n’est pas mentionné à propos du mal mais seulement à propos du
bien. Tu apprends qu’il en est ainsi du fait qu’au moment où le Saint-béni-
soit-il créa la lumière et les ténèbres et leur donna des noms, il mentionna
son nom à propos de la lumière mais ne le mentionna pas à propos des
ténèbres, car il a été dit : “etDieu appela la lumière jour et il appela les
ténèbres nuit” (Gn 1,5). Ainsi il mentionna son nom à propos de la lu-
mière, mais quand il arriva aux ténèbres, le texte ne dit pas : “Dieu appela
les ténèbres nuit”, mais seulement : i“l appela”111 .

Sélection des combattants et épreuve de l’eau (Jg 7,1-8)

La version que Josèphe112 donne de la levée des troupes en vue du combat se


singularise sur plusieurs points. La première sélection (Jg 7,3), qui écarte
22.000 poltrons, est omise. En revanche Josèphe ajoute un détail : c’est au
récit, fait par Gédéon, de sa vocation que 10.000 hommes se lèvent sur le
champ, prêts pour le combat. Cette notice apologétique et édifiante est suivie
d’une apparition divine en songe113 où Dieu manifesta à Gédéon l’inclination
de la nature humaine à l’amour-propre et l’aversion qu’elle porte à ceux qui
se considèrent d’une valeur supérieure, et comment, loin d’attribuer la vic-

109. Tanhuma Buber, Toledot 69b.


110. Il n’empêche que les rabbins, dans l’ensemble, répugnent tout autant à soustraire en-
tièrement le mal à l’action divine, par crainte du dualisme : voir Urbach,The Sages, I, 275-
276. Sur Dieu et le mal moral dans le judaïsme, voir A. Hayman, “Judaism and the Problem
of Evil”, SJTh 29 (1976) 461-476.
111. Tanhuma, Tazria‘ 9. Variante en Gen. Rabba 3,6 sur Gn 1,3 : Theodor-Albeck, t. I,
23 : “Le Saint-béni-soit-il n’attacha jamais son nom au mal, mais seulement au bien, selon
qu’il a été dit (Gn 1,5) : <etDieu appela la lumière jour>, alors qu’il n’est pas écrit au
même passage : “<Dieu appela les ténèbres nuit>, mais : <il appela les ténèbres nuit>”.
112. AJ V, 215-217.
113. Kata tous hypnous. Sur ce motif, où l’influence de la Bible se mêle chez Josèphe à
l’héritage hellénistique, voir A. Oepke, “Onar”, ThWNT V, 232-233.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 207

toire à Dieu, les guerriers la considéraient comme étant leur, du fait qu’ils
formaient une armée nombreuse, digne de rivaliser avec l’ennemi.
Les remarques sur la tendance au mal de la nature humaine se répètent
dans les Antiquités juives auxquelles Josèphe confère de la sorte une teinte
philosophique114 . Mais s’il moralise à l’occasion, il n’oublie pas la visée
théologique. Présentement, la réduction de l’armée n’a d’autre but que
d’apprendre aux combattants que la victoire est remportée grâce au secours
divin (voir Jg 7,2), point de vue en tout traditionnel115 . L’épreuve qui suit
est renforcée, ayant lieu “vers midi, au moment où la chaleur était la plus
intense”. Et Josèphe d’expliciter le passage plutôt obscur en Juges 7,5-6116 .
Deux groupes se dessinent : d’une part, ceux qui se mettent à genoux (ou
s’étendent :kataklithentas) pour boire, donc prennent leur temps et domi-
nent leur soif, d’autre part, ceux qui boivent avec précipitation. Les pre-
miers, apparemment les plus disposés, sont écartés, et les seconds, au
nombre de 300, sont désignés pour le combat, eux pourtant “qui avec
crainte et en désordre avaient élevé l’eau dans leurs mains vers leurs lè-
vres”. Il est dès lors bien évident que c’est Dieu qui opéra la victoire.
C’est également la conviction des rabbins. Toutefois leur exégèse est dif-
férente. Si les hommes qui ont plié le genoux pour boire sont exclus de l’ar-
mée, ce n’est pas en tant que forts, pour mieux faire ressortir ensuite l’action
divine, mais en tant qu’idolâtres. Les hommes de cette génération, on l’a vu,
adoraient leur propre reflet dans l’eau. Au contraire ceux qui lapèrent l’eau
avec leur main sont les dignes prédécesseurs des fidèles dont il est dit (1 R
19,18) : “Je laisserai en Israël 7000 hommes, tous ceux dont les genoux n’on
pas fléchi devant Baal”. C’est à eux également qu’est appliquée cette parole
de Michée (5,6) : “Et le reste de Jacob sera, au sein de peuples nombreux,
comme une rosée venant de YHWH, comme des ondées sur le gazon”117 .

114. III, 290 (philautos) ; IV 193 ; V, 317 ; VI, 262-263, 341. Comparer Plutarque, Aratos,
1 :Philautou gar andros, ou philkalou. À ce sujet voir Attridge, The Interpretation, 140-
143 (“Nature” in the moralizing in the Antiquities).
115. 1 S 14,6 ; 17,47 ; 1 M 3,16-22.
116. L’interprétation de Josèphe rejoint le sens biblique, pourvu qu’on accepte d’amender
le texte en déplaçant les mots : “avec leur main à leur bouche” du verset 6 au verset 5, à la
suite de : “quiconque se mettra à genoux pour boire”. On obtient ainsi deux groupes : ceux
qui se couchent pour laper comme les chiens et ceux qui se mettent à genoux pour boire en
s’aidant de leurs mains. Les seconds s’avèrent beaucoup plus aptes à une attaque subite,
surtout par derrière. Or, Dieu choisit les premiers ! Voir R.C. Boling,Judges (AB 6A),
Garden City, NY 1975, 145-146.
117. Tanhuma Buber, Toledot 69b ;Yalqut II, 62 (709). Ce passage, qui est la continuation
du commentaire de l’épisode de la toison, allègue aussi Is 26,19, en précisant que “la rosée
est le symbole de la résurrection”.
208 S. LÉGASSE

Ainsi ce n’est plus un petit nombre d’incapables que Dieu choisit pour
sauver Israël mais une minorité de justes, préfigurant le “reste” saint an-
noncé par les prophètes118 .

Descente au camp ennemi et songe du pain d’orge (Jg 7,9-15)

Refondu par Josèphe119 , le récit en Juges 7,12-15 acquiert plus de cohé-


rence. Le “serviteur” qui accompagne Gédéon (Jg 7,10) est aussi un “sol-
dat”, ce qui cadre avec le danger de la circonstance et en renforce aussi
le caractère dramatique. On notera l’omission de l’évocation des troupes
ennemies répandues dans la vallée (Jg 7,12), hors-d’oeuvre d’autant plus
superflu que Gédéon ne pouvait contempler ce spectacle en pleine nuit.
Un souci d’explication se manifeste quand Josèphe écrit que Gédéon,
“s’approchant de l’une des tentes, trouva ses occupants éveillés : l’un
d’eux racontait un rêve à son compagnon, de telle sorte que Gédéon pou-
vait l’entendre” (voir Jg 7,13). Noter aussi la formule rationalisante : “il
lui semblait (edôkei) qu’un pain d’orge…” (ibid.), une convention bien
caractéristique de l’auteur120 . Mais son apport le plus substantiel concerne
le pain d’orge. D’après le songe, celui-ci tournoie à travers le camp et
s’en vient “renverser la tente du roi et celles de tous les soldats”, détail
supplémentaire (voir Jg, ibid.), destiné à souligner l’intégralité de la dé-
faite, mais qui cadre mal avec la suite du récit, tant dans la Bible que
chez Josèphe lui-même, où il est question des deux rois madianites Oreb
et Zeb121 . Pareillement ajoutée est la remarque au sujet du pain d’orge,
“trop vil pour être consommé par les hommes”. Cela prépare l’interpréta-
tion du soldat madianite : s’il voit ici l’annonce de la destruction de sa
propre armée, c’est que
de toutes les graines, celle qu’on appelle l’orge est reconnue comme la
plus vile; et de toutes les races asiatiques, celle des Israélites, comme on
peut le voir, est devenue maintenant la plus méprisable et elle s’apparente

118. Is 4,3 ; 10,20-21 ; 60,21 ; So 3,12-13.


119. AJ V, 218-221.
120. Sur ce type de formule chez Josèphe, voir Delling, “Josephus”, 297, n. 4, ou Idem,
Studien, 135, n. 20. G. MacRae, “Miracles in the Antiquities of Josephus”, dans : C.F.D.
Moule (éd.), Miracles. Cambridge Studies in their Philosophy and History, Londres 1965,
129-147 (132-136) ; S. Légasse, dans : X. Léon-Dufour (éd.), Les Miracles de Jésus selon
le Nouveau Testament, Paris 1977, 110-113.
121. Josèphe parle de “rois”, comme la Bible hébraïque en Jg 8,5.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 209

à la nature de l’orge; et parmi les Israélites la grandeur d’âme ne peut se


trouver à présent que chez Gédéon et ses compagnons en armes. Puis donc
que tu as dit avoir vu ce pain renverser nos tentes, j’ai bien peur que Dieu
n’ait accordé à Gédéon la victoire sur nous122 .
Josèphe utilise un lieu commun – l’orge comme nourriture de bétail123
– pour rendre plus directe l’application du songe à la prochaine victoire
israélite. Il se fait en même temps l’écho du mépris païen envers les Juifs.
Dans l’ensemble cependant, Josèphe suit de près le texte sacré. Il n’en va
pas de même chez le Pseudo-Philon, où le songe et son objet ont totale-
ment disparu et où une toute autre raison vient justifier cette sinistre prévi-
sion de la rumeur publique :
Vous verrez venir sur vous le désarroi inimaginable causé par l’épée de
Gédéon, car Dieu a livré entre ses mains le camps des Madianites : il com-
mencera à nous faire disparaître, y compris la mère et les enfants. Car nos
péchés sont à leur comble, comme nos dieux nous l’on fait voir, et nous
ne les avons pas crus. Et maintenant, levons-nous, portons assistance à nos
vies, et fuyons124 .

122. AJ V, 220-221.
123. Voir Sifrê Num. 8 sur Nb 5,15 (Horowitz, 14), au sujet de la farine d’orge offerte à
l’occasion de l’ordalie : “de même que l’action de la femme est celle d’un animal, de même
son offrande est une nourriture d’animal” ;b. Sota 15a-b : “Elle a donné à manger à son
amant les mets les plus coûteux du monde, c’est pourquoi son offrande est une nourriture
d’animal” ; même argumentation dansPesiqta rabbati 18, 4/5 (92b). D’après Philon (Spec.
leg. III, 57), l’orge “convient aussi bien aux animaux dépourvus de raison qu’aux hommes
déshérités ; c’est le symbole que la femme en état d’adultère ne se distingue pas des bêtes
dont les accouplements se font sans distinction ni règle” (trad. A. Mosès). Voir aussi II,175
(l’orge nourriture de seconde catégorie). Comparer Jérôme (In Osee I, 3,2 : CChSL 75, 35)
et sa polémique : “Parce qu’il n’a pas son époux (divin : voir Os 3,3non : eris viro), il (Is-
raël) ne se nourrit pas de nourriture d’hommes, de blé et de légumes, mais de l’orge des
bêtes de somme sans raison (Os 3,2), ruminant la lettre vile qui tue et privé de l’esprit qui
vivifie (2 Co 3,6). C’est pourquoi dans la Loi également la femme qui est accusée d’adul-
tère par son mari… mêle de la farine d’orge à la boisson destinée à la convaincre de son
crime. Étant devenue semblable aux <chevaux et aux mulets qui n’ont pas d’intelligence>
(Ps 31,9), elle se nourrit d’aliments de chevaux et de mulets”. Pour Augustin (Sermo 130,
1 : PL 38, 725 In ; Joh. tract. 24,5 : PL 35, 1594-1595) les pains d’orge multipliés par le
Christ sont la figure de l’ancienne alliance. Les rabbins en revanche considèrent le blé
comme le symbole d’Israël :Pesiqta rabbati 10,3 (35a) : “<Ton ventre est un monceau de
blé> (Ct 7,3). Ce monceau est Israël. Et pourquoi Israël est-il comparé à du blé ? Parce que
ses grains sont fendus au milieu, ce qu’on ne trouve pas dans les lentilles ni dans tout le
reste des céréales. Et pourquoi les grains de blé sont-il fendus ? Parce que toutes les autres
céréales lui sont inférieures”. Entendons : la circoncision, dont le grain de blé fendu est
l’image, rend Israël supérieur à tous les autres peuples. Voir la version plus développée du
même commentaire dans Midr. Ps. 2,13 (v. 12) : Buber, 30-31.
124. 36,1 ; trad. SC.
210 S. LÉGASSE

Ici comme tout au long de l’oeuvre, l’auteur introduit la note morale :


de même que la ruine de Sodome (Gn 18,20) et l’extermination des Cana-
néens (Dt 12,31 ; 18,12 ; Sg 12,3-4), le désastre madianite est un châtiment
de Dieu motivé par la perversion de ce peuple. Curieusement, le thème pro-
phétique de l’avertissement divin125 est appliqué aux idoles païennes.
C’est aussi un message moral que transmet la haggadah. La galette
d’orge et ses méfaits dans le camp ennemi sont l’expression du rôle que la
piété filiale de Gédéon jouera dans la prochaine victoire : n’avait-il pas, au
risque d’être capturé par les infidèles, fourni à son père cette même nourri-
ture 126
?
Ce rapprochement, toutefois, reste exceptionnel. Le plus souvent les
midrashim rejoignent la ligne pascale déjà observée. La parole du psal-
miste : “Je me souviens de mon chant la nuit” (Ps 77,7) évoque les trois
nuits où Israël fut délivré : la nuit de Pharaon (Ex 12,29), la nuit de Gé-
déon (Jg 7,9), la nuit de Sennachérib (2 R 9,35)127 .
Autre connexion avec la Pâque, par le truchement de l’offrande de la
première gerbe (‘omer) prescrite en Lévitique 23,9-14. Cette offrande, se-
lon l’interprétation rabbanite de Lévitique 23,15128 , avait lieu le lendemain
de la Pâque ou premier jour des Azymes, soit le 15 Nisan, après lequel on
comptait sept semaines que clôturait la fête des Semaines (shabu‘ot), ou
fête de la Moisson (hag ha-qasir), autrement dit, la Pentecôte. Les sept
semaines étaient évaluées à partir du début de la moisson de l’orge, la plus
précoce des céréales, et le cinquantième jour coïncidait avec la fin de la
moisson du blé129 . D’après les anciens rabbins, soucieux de marquer l’im-
portance du précepte de la première gerbe, c’est à cause de son accomplis-
sement qu’Israël fut sauvé au temps de Gédéon :

125. Is 50,2 ; 65,12 ; 66,4 ; Jr 7,13 ; 26,5 ; Mt 23,37 par. Lc 13,34.


126. Midr. ha-gadol sur Gn 48,6 : Margulies, 824-825 (le texte continue en citant Jg 6,11b ;
7,13-14).
127. Pesiqta de-Rab Kahana 17,1 : Mandelbaum, t. I, 281 Lam. ; Rabba 1, 2, § 23 ;Yalqut
II, 816 (933).
128. Sur les autres interprétations et la diversité des calculs qui s’ensuivent voir J. Van
Goudoever, Fêtes et calendriers bibliques (ThH 7), Paris 1967 (3e éd.), 30-48.
129. Après la disparition du Temple, le souvenir de ces rites agricoles a survécu dans la
Synagogue où à partir du soir du 15 Nisan commence le calcul de l’‘omer (sefirat ha-
‘omer), c’est-à-dire, en réalité, du temps qui sépare Pâque et Pentecôte, par la formule :
“Aujourd’hui, premier, deuxième, etc., jour de l’‘omer”. Cette période, à l’inverse de ce
qu’on attendrait, n’est pas joyeuse, mais la commémoraison des martyrs d’Israël en a fait
une saison austère, interrompue, il est vrai, à partir du 33e jour ou lag (= lamed + ghimel =
33) ba-‘omer, correspondant au 18 Iyyar, où prennent place des festivités populaires.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 211

R. Josué ben Lévi a dit : Ce fut (cette offrande de l’‘omer) qui se tint
auprès des (Israélites)130 aux jours de Gédéon, car il a été dit (Jg 7,13) :
“Et Gédéon arriva, et voici qu’un homme racontait un songe, et il disait :
Voici que j’ai eu un songe, et voici qu’une miche (selil) de pain tournoyait
dans le camp de Midian ; elle arriva jusqu’à une tente, elle la heurta et la
mit par terre ; elle la renversa de haut en bas, et la tente s’effondra”.
Qu’est-il signifié par “un selil de pain d’orge” ? Nos maîtres disent : Cela
a trait au fait que cette génération était vide (salul)131 de justes. - En vertu
de quel mérite furent-ils donc sauvés (nissolu) ? En vertu du mérite indi-
qué par la miche (selil) de pain d’orge. - Et en quoi consiste-t-il ? À ac-
complir le précepte de la première gerbe132 .
Le terme selil ne se lit qu’une fois dans toute la Bible et son sens n’est
pas parfaitement assuré. Peu importe : il suffit qu’il se prête à un jeu de
mots. Celui-ci est double : il s’opère, d’une part, avec le participesalul, lit-
téralement, “clarifié”, de l’autre, avec le parfait nifal du verbe nasal, “être
sauvé” ; D’où l’allusion successive à la déchéance morale des Israélites au
temps de Gédéon et au salut qui n’en est pas moins accompli par ce der-
nier. Mais ce selil est d’orge, et l’orge compose la première gerbe, prémi-
ces de toutes les céréales. Il n’en faut pas davantage pour que le texte
vienne appuyer le rôle protecteur, parce que méritoire, de l’obéissance à ce
précepte. Plus tard on n’hésitera pas à dater la victoire d’Israël de la nuit
même où avait eu lieu l’offrande de la gerbe133 .

Les campagnes de Gédéon (Jg 7,16–8,21)

L’allégorie philonienne134 retient des campagnes de Gédéon la destruction


de la tour de Phanuel (Jg 8,8-9.17). Celle-ci, comme son homologue de
Babel, représente l’orgueil impie qui croit pouvoir “conquérir les cieux
pour y asservir les valeurs intelligibles et les soumettre au monde sensi-

130. Pour les sauver.


131. L’argumenation joue sur le qerê-ketib en Jg 7,13, respectivemnt slyl et slwl : voir Rachi
sur Jg 7,13.
132. Pesiqta rabbati 18, 5 (92b), citée en Yalqut I, 643 (400) ; II, 62 (709). Voir également
Lev. Rabba 28,6 sur Lv 23,11 : Margulies, t. II, 660-661 Pesiqta ; de-Rab Kahana 8,4
(71a) : Mandelbaum, t. I, 142.
133. Rachi sur Is 9,3 : “Car eux aussi (les Madianites) succombèrent tous ensemble en une
seule nuit, et ce fut la nuit de la récolte de l’‘omer, comme il est dit…” (citation de Jg 7,13).
Voir aussi Ginzberg, The Legends of the Jews, VI, 200, n. 100.
134. Philon, Conf. ling. 128-132.
212 S. LÉGASSE

ble”, alors que les réalités célestes sont en elles-mêmes inaccessibles135 . À


cette prétention s’oppose la justice, qui vient “détruire les villes que les
enfants de Caïn ont élevées contre l’âme infortunée”, entendons, l’action
des sages et des bons, action vigoureuse dont Gédéon devient le symbole.
Et Philon de jouer sur les étymologies, d’abord à propos de la tour
dont le nom est révélé dans le livre des Juges : en hébreu, elle s’appelle
Phanuel, ce que nous traduisons par “volte-face devant Dieu (apostrophè
theou)”. En effet, le château-fort, établi sur la vraisemblance des argu-
ments, n’était construit dans aucune autre intention que celle de dévier les
pensées et de les détourner des honneurs qu’on rend à Dieu136 .
Mais voici que Gédéon, dont le nom signifie “piraterie”, incarne le
juste137 , ce “pirate qui malmène l’injustice et qui sans cesse désire sa mort”.
C’est pourquoi “il se tient prêt pour la destruction de cette forteresse”,
comme Gédéon déclarant aux gens de Phanuel : “Quand je reviendrai avec
la paix, je détruirai cette tour” (Jg 8,9)138 .
La suite cependant vire au psychologique et le “retour” de Gédéon sym-
bolise ce type de conversion par laquelle “l’esprit (nous) revient”, s’étant
ressaisi et décidé à “renverser tout argument qui cherche à persuader l’in-
telligence de faire volte-face devant la sainteté”. Et de même que Gédéon
déclare : “Quand je reviendrai avec la paix…” (Jg 8,9, Septante), le mo-
ment idéal pour cette opération guerrière, c’est, “paradoxalement”, celui où
la demeure intérieure de l’homme baigne dans la paix : “En effet, grâce à
cette stabilité et à cette tranquillité de l’intelligence, que la piété engendre
naturellement, tout argument fabriqué par l’impiété est renversé”139 .
Quittons l’allégorie pour le récit. L’adaptation de celui des guerres de
Gédéon par Josèphe140 se caractérise à la fois par une série de compléments
et par de substantielles omissions. L’historien commence par renforcer le
lien entre le songe du pain d’orge et le début des hostilités : Gédéon ra-
conte à ses troupes ce qu’il vient d’entendre chez l’ennemi, et l’effet est

135. J.G. Kahn, Philon, De confusione linguarum (Oeuvres de Philon 13), Paris 1963, 19 et
26.
136. 129 ; trad. J.G. Kahn.
137. Voir A. Jaubert, “Le Thème du <reste sauveur> chez Philon” :Philon d’Alexandrie,
Lyon 11-15 septembre 1966, Paris 1967, 243-253 (248).
138. § 130 ; voir aussi § 49, où le sage est présenté, à cause de la “haine du mal”, comme
“un homme d’aversion et de combat, pacifique certes par nature, mais par là-même hostile
à ceux qui souillent la beauté désirable de la paix” (trad. J.G. Kahn).
139. 130-132 ; trad. J.G. Kahn.
140. AJ V, 222-229.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 213

141
instantané : c’est l’exaltation phronèmatisthentes)
( . Le départ pour le
combat a lieu “vers la quatrième veille”, selon la division romaine de la
nuit142 , soit vers trois heures du matin. Pourquoi les flambeaux sont-ils dans
les cruches ? Josèphe croit utile de l’expliquer : c’est afin de dissimuler
l’approche des Israélites aux yeux de l’ennemi. Les trompettes deviennent
ici des “cornes de béliers qui sont utilisées en guise de trompettes”, un trait
archaïque et de couleur locale, inspiré sans doute par le récit de la prise de
Jéricho143 . La description du camp ennemi, quoique faisant défaut dans la
Bible, a cependant dû être suggérée à Josèphe par la notice de Jg 6,33 qui
montre “tout Madian, Amalec et les fils de l’Orient” réunis face à Israël.
L’historien dépeint avec emphase la “vaste étendue” sur laquelle stationne
une authentique coalition internationale comprenant un imposant corps de
chameaux, l’ensemble étant réparti “suivant les nations (kata ta ethnè)” et
disposé à l’intérieur d’un unique cercle. La description est impressionnante
mais sans la comparaison avec les sauterelles et le sable qu’on lit en Jg 5,12
et qui, par leur exagération, n’aurait pas été du goût des lecteurs. La pani-
que s’empare de ces troupes alors que les soldats sont encore assoupis, car
c’était la nuit et Dieu l’avait voulu ainsi”.
Dieu combat avec Israël 144 ! La confusion est telle que les alliés
s’entretuent (voir Jg 7,23) “à cause de la diversité de leurs langages”. Le
bruit de la victoire s’étant répandu dans le reste d’Israël, une poursuite gé-
nérale s’organise dont Josèphe résume considérablement le récit (voir Jg
7,23–8,23). La suite est réordonnée. L’affaire de Sukkot (Jg 8,4-7.13-17)
et le conflit avec les Éphraïmites (Jg 8,1-3) sont renvoyés après la guerre
contre Madian. Entre temps Gédéon et ses troupes ont anéanti une première
armée, puis une seconde, composée de 18.000 hommes145 , dont notre hé-
ros capture les deux chefs qui périront de sa main quand il sera revenu à
Ophra, son village natal.
Comparé au récit dramatique de Josèphe, la notice du Pseudo-Philon
(36,2) mérite à peine d’être mentionnée. De l’épisode biblique il ne reste
qu’un pâle résumé d’où à peu près tous les traits originaux ont disparu.
Seules les trompettes sont épargnées. Le souci d’édifier s’accompagne par-

141. Ces traits psychologiques et émotionnels sont une des caractéristiques de Josèphe : voir
Attridge, The Interpretation, 40 et n. 3.
142. Comparer Jg 7,19.
143. Jos 6,5.6.7.8.13 ;AJ V, 23.
144. Sur Dieu symmachos et autres expressions de la providence spéciale de Dieu envers
Israël dans les Antiquités juives, voir Attridge, The Interpretation, 78-79.
145. Jg 8,10 : “environ quinze mille”.
214 S. LÉGASSE

fois de platitude. Qu’il suffise au lecteur d’attribuer la victoire à Dieu, dont


“l’Esprit” avait pénétré Gédéon de sa force146 .
On a vu plus haut comment la haggadah attribue à la “nuit de Gédéon”
une place parmi les nuits célèbres où Israël triompha de ses adversaires. À
l’encontre de la chronologie dominante qui fixe les événements autour de
la Pâque, l’Aggadat Esther les situe au mois d’Ellul (août-septembre), dans
un calendrier ressortissant au projet de Haman d’exterminer les Juifs. Alors
que Haman cherche le mois le plus convenable pour réaliser son sinistre
dessein, tous sauf un lui paraissent devoir être écartés, du fait qu’en eux
Dieu a accompli quelque prodige en faveur des Israélites :
En Nisan, ils sont sortis d’Égypte.
En Iyyar, le Saint-béni-soit-il les a sauvés de la maison d’Amalec, car
il a été dit (Ex 17,13) : “Et Josué décima Amalec”.
En Siwwan la Tora leur a été donnée et ils ont aussi mis à mort Zèrah
le Couchite, car il a été dit (2 Ch 14,8) : “Et sortit contre eux Zèrah le
Couchite” ; et il est écrit à la suite (2 Ch 15,10) : “et ils se rassemblè-
rent à Jérusalem au troisième mois”.
En Tammuz leurs péchés ont été pardonnés, et ils l’ont emporté sur les
rois des Amorrhéens et le soleil s’est arrêté pour eux aux jours de Jo-
sué.
En Ab fut capturé par eux le roi d’Arad aux jours de Moïse, car il est
écrit (Nb 33,38.40) : “Et le prêtre Aaron monta au mont Hor… au cin-
quième mois… Et le Cananéen, roi d’Arad, apprit…”. Il apprit qu’Aa-
ron était mort et s’en vint combattre Israël, et Israël fit un voeu et
“YHWH écouta la voix d’Israël et livra le Cananéen” (Nb 21,3).
En Ellul YHWH les délivra de Madian et d’Amalec et les livra à leur
pouvoir aux jours de Gédéon.
En Tishri leur royauté fut renouvelée par la dédicace du Temple aux
jours de Salomon, comme il a été dit (1 R 8,2) : “c’est le septième
mois”.
En Marheswan fut achevé la construction du Temple, car il est écrit (1
R 6,38) : “en l’an onze, au mois de Bûl147 , la Demeure fut terminée”.
En Kislew et Tebet ils vainquirent Sihon et Og.
Au mois de Shebat la Tora et les dix Paroles leur furent enseignées, car
Moïse leur dit (Dt 27,9) : “En ce jour tu es devenu un peuple”. Et le
texte dit aussi (Dt 1,5) : “Et Moïse commença à exposer la Loi”.

146. Et Gedeon... induit spiritum Domini, et virtutificatus… ; voir 27,10 (Qénaz) ; 39,8
(Jephté). Sur le rôle important de l’Esprit divin dans le livre, voir Ch. Perrot, Antiquités
bibliques, II (SC), 63-65 : l’auteur voit ici un des traits qui apparentent lesAntiquités bibli-
ques à l’oeuvre de Luc dans le Nouveau Testament.
147. Nom du huitième mois (octobre-novembre) dans l’ancien calendrier isréalite (cana-
néen), correspondant à Marheshwan de la dénomination babylonienne.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 215

Mais en Adar peine et chagrin les affectèrent, parce qu’en ce mois


mourut Moïse notre maître148 .
Les développements sont maigres dans le midrash au sujet des guerres
de Gédéon149 . C’est à peine si l’on allègue Juges 7,25 au sujet des corbeaux
(‘orebim) qui apportaient à Élie sa nourriture au torrent de Kerit (1 R
17,6) : des corbeaux au sens propre ‘orebim( mammash) selon Rabina, et
non deux hommes appelés Oreb, dont l’un apportait du pain le matin et
l’autre de la viande le soir, comme on pourrait le déduire de ce nom dé-
doublé en Juges 7,25 (objection de R. Aha ben Minyoni)150 .
Notons aussi le point débattu qui a trait au nombre des veilles de la
nuit151 , quatre ou trois, selon la division romaine ou israélite. En faveur de
la première opinion on allègue le Psaume 119,62 : “au milieu de la nuit
(hasot laylah) je me lève pour te rendre grâce”. Le premier mot, hasot,
étant un pluriel, on en conclut que le milieu de la nuit est composé de deux
veilles, donc que la nuit en comprend quatre. Ajouter le verset 148 du
même psaume : “mes yeux ont devancé les veilles”, ce qui indique que l’Is-
raélite pieux qui se lève à minuit pour prier et méditer la Loi a plusieurs,
c’est-à-dire deux veilles devant lui. Mais l’opinion contraire a pour elle la
notice de Juges 7,19, où il est dit que Gédéon et les hommes qui l’accom-
pagnaient arrivèrent au camp “au commencement de la veille du milieu” :
s’il n’y a qu’une seule veille au milieu, c’est que les veilles sont en nom-
bre impair de trois. Pourtant ne peut-on pas comprendre “la veille du mi-
lieu” au sens de la fin de la deuxième veille et du commencement de la
troisième, ce qui permettrait d’admettre quatre veilles ? Ou encore la même
expression ne désignerait-elle pas le temps qui va du commencement de la
seconde veille jusqu’à la fin de la troisième ? Non, car le texte porte :
“veille du milieu”, au singulier.

148. III, 7 : Buber, 28-29. Plus haut (28) le même midrash nous apprend que Haman n’était
qu’incomplètement informé : “Quand le sort tomba sur le mois d’Adar, il se réjouit d’une
grande joie. Il dit : Il m’est tombé sur le mois où Moïse notre maître est mort. Or, il ne
savait pas que, si Moïse était mort le 7 Adar, c’était aussi le 7 Adar qu’il était né”. Varian-
tes et compléments haggadiques sur les “sorts” d’Esther 3,7 dans Ginzberg, The Legends of
the Jews, IV, 299-402, et les notes : VI, 464-465, n. 106-111.
149. Au sujet du cri de guerre des troupes de Gédéon (“Épée pour YHWH et pour Gédéon” :
Jg 7,20) ou encore de la phrase en Nb 21,7 (“Nous avons parlé contre YHWH et contre
toi”), les Tosafot (sur b. Sanhedrin 63a) font ressortir que ces paroles ne s’opposent pas au
principe posé par Simon ben Yohay selon lequel “Quiconque associe le nom du Ciel à quel-
que chose d’autre sera arraché du monde” : en effet, d’après les Tosafot, ce qui est interdit
ici, c’est d’associer au nom divin celui d’autres divinités.
150. b. Hullin 5a ;Yalqut II, 209 (757).
216 S. LÉGASSE

En définitive, c’est la division en quatre veilles qui l’emporte, car Gé-


déon n’a pas compté la première veille, du moment qu’il envisageait une
attaque nocturne, les ennemis étant encore éveillés lors de la première
veille. Donc, en parlant de “veille du milieu”, le texte vise en réalité la troi-
sième veille d’une nuit qui en comporte quatre.

Gédéon idolâtre (Jg 8,24-27)

Le livre des Juges jette une ombre sur Gédéon quand il rapporte qu’avec
les riches dépouilles prises sur l’ennemi, il “fit un éphod et l’érigea dans sa
ville, à Ophra, où tous les Israélites se prostituèrent derrière cet éphod, qui
devint un piège pour Gédéon et pour sa maison” (Jg 8,27).
Josèphe s’est arrangé pour prévenir tout scandale en évacuant la notice
sans autre forme de procès152 . En revanche le Pseudo-Philon ne dissimule
pas cette faute; bien plus, il attribue à Gédéon en personne le culte idolâ-
trique : ayant recueilli les bracelets d’or que portaient les Israélites, d’un
“poids de douze talents, Gédéon prit (le métal) et en fit des idoles, qu’il se
mit à adorer”153 . Ce crime, en bonne logique divine, ne pouvait rester im-
puni. Toutefois, vu les inconvénients qui auraient résulté du châtiment de
Gédéon pendant sa vie, Dieu décide de l’exécuter après sa mort154 . Et voici
son soliloque :
Dieu dit : Il n’y a plus qu’une seule voie : je ne puis reprendre Gédéon
durant sa vie, puisqu’il a mis à mal le sanctuaire de Baal. Car tout le
monde a dit à cette occasion : “Que Baal se venge !” (Jg 6,32). Et mainte-
nant, si je le châtie pour avoir commis l’iniquité envers moi, on dira : Ce
n’est pas Dieu qui l’a châtié, c’est Baal, puisque auparavant il a péché
envers lui155 . Aussi Gédéon mourra-t-il dans une heureuse vieillesse, et

151. Lam. Rabba 2,19 (22) ;j. Berakot I, 1, 2d ;b. Berakot 3b ;Tos. Berakot 1,3 : Zucker-
mandel, 1 ;Yalqut II, 63 (709).
152. Comparer avec le jugement de Ben Sira (46,11) pour qui tous les juges furent fidèles à
Dieu.
153. 36,3 ; trad. SC.
154. Au sujet des vues de l’auteur sur le sort des hommes après la mort et dans l’attente de
la résurrection, voir Antiquités bibliques, II (SC), 54-55.
155. En Pesiqta rabbati VI, 7 (25b), David adresse à Dieu cette prière : “Maître des mon-
des, je prévois par mon don de prophétie que le Temple à la fin sera détruit. Or, malheureu-
sement tout ce que j’ai voué à sa construction vient des temples des idolâtres que j’ai
détruits. - David craignait que les nations du monde n’aillent dire : Est-ce que David s’ima-
gine, lui qui a détruit le temple de nos dieux et a fait de ses dépouilles un temple pour son
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 217

(l’on n’aura rien à dire)156 . Mais après que Gédéon sera mort, je le châtie-
rai une bonne fois pour avoir commis le mal envers moi157 .
Les rabbins ne ménagent pas non plus Gédéon au sujet de son idolâ-
trie. Cependant ils soulignent non seulement que l’ambiance était favora-
ble à cette dernière mais encore, à l’occasion, que Gédéon était lui-même
un rejeton de prêtres des idoles (ben kemarim)158 . Rien de très surprenant,
dès lors, qu’il ait cédé à la fois à l’environnement et à l’hérédité favorisant
le culte de ces mêmes idoles. C’est à quoi servirent bijoux et vêtements ôtés
à l’ennemi et dont Gédéon “fit un éphod”159 .
Cet objet a donné bien du mal à l’ancienne exégèse, tant juive que chré-
tienne. Hélas ! On en est presque au même point de nos jours. Car en fait
le mot éphod désigne trois choses dans la Bible : une sorte de pagne160 , une
bande d’étoffe précieuse formant le vêtement le plus extérieur du grand
prêtre et auquel était attaché le pectoral portant les sorts sacrés (urim et
tummim)161 , enfin, comme en Juges 8,24-27, un objet cultuel, mais dont le
rôle divinatoire est également attesté à plusieurs reprises162 . Laissons aux
biblistes et aux archéologues le soin de débrouiller le rapport entre ces di-
verses acceptions163 . Au sujet de l’éphod de Gédéon, on tiendra présent à
l’esprit que, d’après les descriptions de l’Exode (28,6-14 ; 39,2-29),
l’éphod du grand prêtre ne faisait qu’un avec le pectoral qu’il soutenait. Or,
le pectoral était orné de douze pierres précieuses, chacune pour une tribu
d’Israël (Ex 28,21 ; 39,14). Lahaggadah suppose que, parmi elles, Joseph
n’ayant qu’une pierre, celle-ci représentait la demi-tribu d’Ephraïm.
Manassé était dès lors exclu. C’est pourquoi Gédéon, désireux de laver
cet affront, fabriqua un éphod portant le nom de Manassé. Bien que lui-

propre Dieu, que sa faute a été effacée ? Nos dieux se sont démenés et ils ont pris leur re-
vanche, et ils ont détruit le temple de son Dieu ! - C’est pourquoi David pria pour que Salo-
mon n’ai pas besoin de ces dépouilles pour construire le Temple” : éd. Friedmann complétée
d’après le ms. de Parme : voir W.G. Braude,Pesikta rabbati. Discourses for Feasts, Fasts,
and Special Sabbaths, translated from the Hebrew, I, New York 1968, 129.
156. Texte lacuneux.
157. 36,4 ; trad. SC.
158. Num. Rabba 14,1 sur Nb 7,48.
159. Gen. Rabba 44, 20 sur Gn 15,15 : Theodor-Albeck, t. I, 442 Ruth; Rabba 1,2 sur Rt 1,1.
160. 1 S 2,18 ; 22,18 ; 2 S 6,14.
161. Ex 29,5 ; Lv 8,7 ; plus récent : Ex 28,6-14 ; 39,2-7.
162. Jg 17,5 ; 18,14.17.20 ; 1 S 2,28 ; 14,3 ; 21,10 ; 23,6.9 ; 30,7 ; Os 3,4.
163. Voir R. De Vaux, Les institutions de l’Ancien Testament, II, Paris 1960, 200-206; K.
Elliger, Leviticus (HAT 4), Tübingen 1966, 116-117.
218 S. LÉGASSE

même l’ait consacré au vrai Dieu (le-shem Shamayim), ses compatriotes en


firent une idole164 . Donc, quelles qu’aient pu être les intentions de Gédéon,
son acte eut un effet désastreux pour Israël. Telle est la raison qui le fait
classer parmi les juges165 qui ne mettent pas en pratique ce qu’ils ensei-
gnent. D’après l’Ecclésiaste (9,16), “la sagesse du pauvre est méprisée”.
Bien sûr, il ne peut s’agir ici de rabbins pauvres sous l’angle économique,
tel Aqiba. La pauvreté en question est d’ordre moral et le texte évoque le
cas de l’ancien qui explique la Tora en “rendant pauvres ses paroles”, c’est-
à-dire en ne les mettant pas en pratique. C’est ce qui arriva pour deux ju-
ges, Samson et Gédéon :
Samson se laissa entraîner par ses yeux, et pourtant “il jugea Israël aux
jours des Philistins durant vingt ans” (Jg 15,20). Au sujet de Gédéon il est
dit (Jg 8,27) : “Et Gédéon en fit un éphod, etc.” ; et pourtant il jugea
Israël !”166 .
Deux mauvais exemples. En conséquence on ne sera pas surpris que
Gédéon, pour sa part, ne figure pas parmi les personnages les plus éminents
d’Israël. Son cas est allégué pour établir qu’un président de cour rabbini-
que (beit din) ou de communauté, quelle que soit son insignifiance par
ailleurs, est l’égal des plus grands. Il suffit pour s’en rendre compte de rap-
procher plusieurs passages bibliques (1 S 12,6.11 ; Ps 99,6), d’après les-
quels trois personnages secondaires, à savoir Yerubbaal-Gédéon, Samson167
et Jephté, sont placés au même niveau que Moïse, Aaron et Samuel :
Trois personnages de moindre importance sont placés parmi trois autres
de haute importance. Cela pour t’apprendre que le beit din de Yerubbaal
est aussi important devant Dieu168 que le beit din de Moïse, et que le beit
din de Jephté est aussi important que le beit din de Samuel. Cela, pour
t’apprendre que quiconque a été désigné comme chef de la communauté,

164. Yalqut II, 54 (708) ; la source n’est pas donnée.


165. Assimilation du “juge” Gédéon à un président de cour rabbinique. Cette assimilation
est encore plus claire dans l’exemple suivant.
166. Qo. Rabba 9,16, § 1. Même tradition dans Ruth Rabba 1,2 sur Rt 1,1.
167. En 1 S 12,11 l’hébreu porte Bedan, nom inconnu par ailleurs. Les Septante ont Barac.
Les commentaires modernes corrigent parfois en Abdon (Jg 12,13.15). L’explication rabbi-
nique (b. Rosh ha-shanah 25a ; Rachi sur 1 S 12,11) est que Samson appartenait à la tribu
de Dan. On trouve également Bedan, comme père d’un certain Bôleas (= Tola ?), succes-
seur d’Abimélek dans la judicature, chez Clément d’Alexandrie, Strom. I, 21, 110, 5 : SC
30, 312. Y. Zakowitch (“Yiftah - Bedan”, VT 22 [1972] 123-125) reconstruit le texte de 1 S
12,11 pour aboutir à identifier Bedan à Jephté. Tos. Rosh ha-shanah 2,2 (Zuckermandel,
211) identifie Bedan avec Samson.
168. Littéralement “le Lieu (ha-Maqom)”.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 219

fût-il le plus insignifiant parmi les insignifiants, est l’égal des plus émi-
nents parmi les plus éminents169 .
Cette argumentation, cependant, n’implique aucun jugement moral sur
notre héros. Du reste, a-t-il vraiment péché celui dont le texte sacré (Jg
8,32) nous dit qu’il “mourut après une heureuse vieillesse ?”170 . N’est-ce
pas là, au contraire, un sceau apposé par Dieu à la justice humaine ? Non,
car en fait Gédéon ne l’a pas mérité. Selon R. Simon ben Laqish,
de trois hommes il est dit : “dans une heureuse vieillesse” : d’Abraham
(Gn 15,15), et il l’a mérité ; de David (1 Ch 29,28), et il l’a mérité ; de
Gédéon, et il ne l’a pas mérité, car il a été dit : “et il en fit un éphod”, - en
vue de l’idolâtrie171 .
L’épisode de l’éphod n’empêcha pas Gédéon d’assurer à Israël une pé-
riode de paix : Madian “ne releva plus la tête et le pays fut en repos pen-
dant quarante ans, aussi longtemps que vécut Gédéon” (Jg 8,28). Il va de
soi – mais le Seder Olam172 le précise – que dans ces quarante ans ne sont
pas compris les sept ans de l’oppression de Madian (Jg 6,1). Cela suppose
également que l’intervention guerrière du héros fut rapide, lui permettant
par la suite de jouir lui-même longuement de la paix qu’il avait procurée à
ses compatriotes173 .

Grandeurs et vertus de Gédéon

Ayant passé sous silence l’histoire de l’éphod, Josèphe est d’autant plus li-
bre d’exalter la grandeur morale de Gédéon. C’est ainsi qu’il raconte le

169. Tos. Rosh ha-shanah 2,1 : Zuckermandel, 211. De même enb. Rosh ha-shanah 25a-
b ;Qo. Rabba 1,4, § 4.
170. Ce trait est retenu par le Pseudo-Philon 36,4, malgré sa disqualification de Gédéon.
171. Gen. Rabba 44,20 sur Gn 15,14-15 : Theodor-Albeck, t. I, 442 Yalqut ; II, 64 (709).
C’est à l’éphod en tant que vêtement que se réfère R. Jacob de Kefar-Hanan, quand il allè-
gue Jg 8,27 à propos des païens qui se prosternent pour adorer devant le vêtement de métal
des idoles (Is 30,22a) :j. Abodah zarah III, 8, 43b.
172. Ratner, 54, qui signale également le point de vue contraire.
173. Sur le retour d’Israël à l’idolâtrie après la mort de Gédéon (Jg 8,33), on notera que
Baal Berit, objet de ce culte, est identifié en b. Shabbat 83b, à “Zebub, le Baal d’Eqron” (2
R 1,2.3.6.16) : chaque Israélite en avait fait une représentation miniaturisée qu’il portait
dans sa poche “pour en conserver le souvenir. Il l’ôtait de sa poche, la serrait en la baisant”.
Ailleurs (j. Abodah zarah III, 8, 43a ;j. Shabbat IX, 1, 11d) on allègue Jg 8,33 pour déter-
miner, par comparaison, la taille de l’idole susceptible d’entraîner une impureté (allusion
au phallus et à la circoncision).
220 S. LÉGASSE

conflit opposant ce dernier aux Ephraïmites (Jg 8,1-3) de telle façon qu’il
tourne à l’avantage du héros. Alors que les Ephraïmites, jaloux de son suc-
cès, décident de marcher contre lui174 , sa réaction est celle d’“un homme
de modération (metrios) et un modèle de toute vertu”. Mais celui qui in-
carne, sous la plume de l’historien, le type du sage stoïcien, est aussi un
homme religieux : il répond en effet à ceux qui l’agressent qu’il a agi sur
l’ordre de Dieu et non par décision personnelle. De plus, il fait acte d’hu-
milité en déclarant que la victoire était redevable à ceux qui avaient com-
battu sous ses ordres tout autant qu’à lui-même. Ayant calmé la colère des
Ephraïmites, il prévient le déclenchement d’une guerre civile (Josèphe se
souvient des luttes fratricides de la guerre juive) et ainsi se montre plus
utile à ses compatriotes qu’il ne l’avait été par ses succès militaires175 .
Cette sagesse continue de se manifester au cours des dernières années
de Gédéon. Celui-ci, qui désirait renoncer à sa fonction de juge176 , est con-
traint par son entourage à l’exercer pendant quarante ans. Les gens lui sou-
mettent leurs différends et ses sentences ont force de loi177 . Pour finir
Josèphe rejoint la Bible (Jg 8,22) en écrivant que Gédéon “mourut dans un
âge avancé et fut enseveli à Ephra, sa patrie”178 .
Bien moins avantageux, le portrait moral que les rabbins font de Gé-
déon ne manque pas cependant de traits édifiants. On a déjà noté la piété
filiale du héros, son dévouement envers ses compatriotes et sa rectitude en
général, le tout motivant le choix divin. Relevons aussi sa modestie, que
prouve son refus de la royauté, quand il déclare : “Ce n’est pas moi qui
dominerai sur vous ni mon fils non plus; c’est YHWH qui dominera sur
vous” (Jg 8,23). Cette réponse et la demande qui la provoque permettent
d’expliquer pourquoi Abimélek, fils de Gédéon, a régné trois ans sur Israël
(Jg 9,22) : ce fut en récompense de l’humilité de son père.Ainsi le midrash,
commentant Proverbes 18,12 :
“Avant la ruine le coeur humain s’enorgueillit” : cela s’applique à
Abimélek, dont la ruine n’est survenue que lorsqu’il s’est enorgueilli et

174. Ce trait va beaucoup plus loin qu’il n’est dit dans la Bible. C’est une dramatisation qui
fera d’autant mieux ressortir la sagesse de Gédéon. Néanmoins Josèphe remarque que les
Éphraïmites durent payer plus tard le prix de leur insolence, comme on l’apprend par l’épi-
sode de la tour de Sichem (Jg 9,46-49 ;AJ V, 160).
175. AJ V, 230. Sur une réminiscence éventuelle de l’Énéide, voir Feldman, “Josephus’
Portrait of Gideon”, 23.
176. L’offre de la royauté (Jg 8,32-33) est ainsi modifiée.
177. Comme les rabbins Josèphe attribue à la fonction de “juge” un caractère judiciaire.
178. AJ V, 230.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 221

qu’il a tué ses frères. - “Avant l’honneur l’humilité (‘anawah)” : cela s’ap-
plique à Gédéon son père. En effet quand les Israélites lui dirent : “Do-
mine sur nous, toi, ton fils et le fils de ton fils”, il leur dit : “Moi, je ne
dominerai pas sur vous” (Jg 8,22-23). Ces gens lui ont dit trois choses et
il leur a dit trois choses179 . Le Saint-béni-soit-il dit : Tu parles ainsi ? Par
ta vie ! Je vais susciter de toi un fils qui régnera trois ans à cause de ces
trois choses que tu as dites, selon cette parole de l’Écriture : “Avant l’hon-
neur l’humilité”. C’est pourquoi on lit : “et Abimélek exerça le pouvoir
en Israël pendant trois ans” (Jg 9,22)180 .
Gédéon devient ainsi un modèle de cette vertu d’humilité (‘anawah),
recommandée par les sages de l’ancien Israël181 et dont Moïse lui-même
offre le type accompli (Nb 12,3 ; Si 45,4)182 . La parénèse rabbinique
abonde dans ce sens183 . En même temps elle indique en quoi consiste cette
vertu : absence de ressentiment et de colère, aptes à provoquer la violence,
douceur provenant d’une volonté conciliante. Telle est, on doit le supposer,
l’attitude de Gédéon, dont l’exemple, ajouté à plusieurs autres, vient ali-
menter un thème dominant de la morale des rabbins.

Anciens auteurs chrétiens

Les premiers commentaires chrétiens de la Bible se trouvent dans le Nou-


veau Testament où divers genres sont déjà représentés. L’argumentation qui
tend à établir que Jésus et l’Église naissante accomplissent ce qui a été
annoncé dans les Écritures sacrées d’Israël est seulement un des aspects du
recours à ces dernières. Ailleurs les chrétiens expriment leurs convictions,
les catéchètes leurs exhortations en s’appuyant sur la Loi et les Prophètes,
souvent sans annoncer qu’il s’agit d’une citation ou d’une réminiscence :
le langage est celui de l’Écriture dont les mots viennent tout naturellement
sous la plume des auteurs, lesquels considèrent que ces livres, qui sont le
bien des Juifs, sont devenus celui des chrétiens, eux seuls étant désormais
aptes à en dire le sens véritable.

179. À savoir les trois éléments de la demande et de la réponse, formés respectivement par
1) toi, 2) ton fils, 3) le fils de ton fils, - 1) moi, 2) mon fils, 3) YHWH.
180. Tanhuma Buber, Wayyera 51b-52a ; Aggadat Bereshit 26 : A. Jellinek, Bet ha-
Midrasch, IV, Jérusalem 1967 (4e éd.), 40-41 ; résumé dansYalqut II, 63 (709).
181. Pr 15,33 ; 18,12 ; 22,4 ; Si 3,17-20 ; 4,8 ; 36,4.
182. Voir J. Schildenberger, “Moses als Idealgestalt eines Armen Jahwes”, dans :À la ren-
contre de Dieu. Mémorial A. Gelin, Le Puy 1961, 71-84.
183. On l’a noté plus haut à propos de la première apparition de l’ange.
222 S. LÉGASSE

Car, écrit Paul, “c’est quand on se convertit au Seigneur que le voile


tombe”, ce voile qui continue de cacher aux Juifs la vérité de l’Écriture (2
Co 3,13-16). Parfois on peut aussi parler de commentaire. Ainsi à propos
de tel passage de la Genèse (15,6) sur la foi d’Abraham (Ga 3,6-18 ; Rm
4,9-25), d’une exhortation du Deutéronome (30,11-14) sur la “parole” de
Dieu (Rm 10,6-8) ou de l’application au Christ du Psaume 110,4 et, plus
brièvement, du Psaume 40,7-9 (Septante) dans l’Épître aux Hébreux (5,1–
7,25 ; 10,5-10). Paul montre qu’il a été formé à l’exégèse rabbinique et use
de la même liberté qu’elle pour faire naître de l’Écriture le sens le plus
opportun. Il joue, par exemple, sur le singulier du mot “descendance
(sperma)”, un terme collectif en Genèse 13,15 ; 17,19, pour y reconnaître
le Christ (Ga 3,16). Mais il recourt aussi à l’“allégorie”, conscient d’expo-
ser un sens différent de celui qui découle naturellement du texte, quand il
voit dans Agar et Sara le symbole des deux alliances (Ga 4,24). Là, Paul
fait apparaître un héritage grec dont on retrouve chez les Pères de l’Église
des traces plus explicites.
Comme Paul et les autres écrivains du Nouveau Testament, les premiers
Pères de l’Église n’ont d’autres livres sacrés que ceux des Juifs dans la tra-
duction grecque des Septante, tant que le corpus néotestamentaire n’aura
pas acquis le statut canonique d’Écritures sacrées (on peut situer le fait au
plus tard au milieu du IIe siècle). La certitude est alors ce qu’exprime
Ignace d’Antioche quand il écrit aux Magnésiens (8,2) :
les divins prophètes ont vécu selon Jésus-Christ ; c’est pourquoi ils ont été
persécutés. Ils étaient inspirés par sa grâce, pour que les incrédules fus-
sent pleinement convaincus qu’il n’y a qu’un seul Dieu, manifesté par Jé-
sus-Christ son Fils qui est son Verbe sorti du silence, qui en toutes choses
s’est rendu agréable à celui qui l’avait envoyé184 .
Ce sont les chrétiens qui détiennent la clé des livres sacrés des Juifs, et si
tous les écrivains du IIe siècle ne sont pas aussi arrogants à leur égard que le
Pseudo-Barnabé, c’est bien par une exégèse christocentrique de la Bible que
Justin s’efforce de convaincre d’erreur le Juif Tryphon. Un peu plus tard l’her-
méneutique d’Irénée, contre les Valentiniens et les Marcionites qui rejetaient
l’Ancien Testament, met au jour les richesses qu’il contient en figures et pa-
raboles, trésor caché aux Juifs, désormais accessible aux chrétiens185 . Le cri-
tère essentiel d’interprétation est la règle de foi ecclésiale, l’autorité extérieure
qui protège l’exégète de l’arbitraire ou de l’hérésie.

184. Trad. Th. Camelot, SC 10, 101, 103.


185. Adv. haer. IV, 26, 1 : Harvey, t. II, 235 ; SC 100/2, 712-715.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 223

L’exploitation du champ scripturaire pour y découvrir le Christ est gran-


dement facilitée quand les chrétiens s’approprient l’instrument que leur lègue
le Juif Philon et pratiquent la méthode allégorique. L’école d’Alexandrie, re-
présentée surtout par Clément et Origène186 , adapte de façon originale cette
méthode à l’exégèse chrétienne des textes bibliques, dans la double certitude
croyante que dans toute la Bible un mystère divin est communiqué et que les
deux Testaments en réalité ne font qu’un. “La prophétie, écrit Clément, est
pleine de gnose, parce qu’elle est don du Seigneur et que, d’autre part, le
Seigneur l’a expliquée aux apôtres”187 . Et Origène précise :
il est bien clair que Moïse voyait en l’esprit (noï) la vérité de la Loi, et les
élévations figurées (tas kata anagôgèn allègorias) des histoires écrites par
lui. Josué avait l’intelligence du vrai qui a eu lieu après la défaite des vingt-
neuf rois, pouvant voir mieux que nous de quelles réalités les choses accom-
plies par lui étaient les ombres…188 .
Ainsi, pour Origène, l’allégorie était déjà présente et active dans l’esprit
des héros bibliques et leur procurait la connaissance du mystère chrétien.
Pour que l’exégète y parvienne lui-même à partir des textes, quelques
principes sont nécessaires. L’un d’eux est que si le sens littéral est indigne
de Dieu, il faut admettre que le texte signifie autre chose (ainsi à propos
des anthropomorphismes); de même quand le sens littéral contient une er-
reur évidente, une invraisemblance historique ou une contradiction interne.
Étant bien entendu que tout, dans la Bible, est porteur d’un sens profond,
de sorte que ce qui paraît banal à première vue doit être dépassé. Sans
compter le recours à la symbolique des noms et des chiffres.
L’allégorie a été combattue chez les chrétiens ; des Latins, comme
l’auteur final des Reconnaissances pseudo-clémentines mêlant l’apôtre
Pierre à sa polémique189 ou comme Tertullien qui, dans la ligne d’Irénée et
en bon juriste, prône la règle de foi comme principe d’interprétation190 ,
préludant ainsi à Augustin191 et au Commonitorium de Vincent de Lérins192 .

186. Celui-ci se fait en outre l’apologète de l’allégorie contre Celse pour qui l’allégorie
chrétienne était un subterfuge en vue de donner un sens élevé à des textes médiocres (C.
Cels. IV, 48.50 : SC 136, 306-309, 312-315).
187. Strom. VI, 8, 68, 3 : PG 9, 289.
188. In Joh. com. VI, 4 (22) : SC 157, 146.
189. Voir J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chré-
tiennes (PhE), Paris 1958, 443-444.
190. De praescr. 19,3 : CChSL 1, 201.
191. De doctr. christ. III, 2 (2) : BA XI, 340-341.
192. II, 5 : CChSL 64, 149 : Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus credendum est.
224 S. LÉGASSE

Chez les Grecs, l’école d’Antioche (improprement nommée)193 ne se borne


pas à contester l’allégorie, elle préconise sa propre méthode. L’attachement
de ses partisans au sens littéral et leur tendance “rationalisante” s’allient
chez eux à la volonté de saisir dans l’Ancien Testament les signes du Nou-
veau. La theoria194 dont ils se font les champions est simplement plus so-
bre que l’allégorie. Elle fait la part belle à l’intelligence (c’est une
considerata perceptio) ; elle ne s’attache pas, comme l’allégorie, au détail
du texte mais à ce qui s’en dégage comme étant le plus important195 .
Ceux des Pères antiochiens qui se sont exprimés ex professo sur le su-
jet, en l’espèce Théodore de Mopsueste, son disciple Théodoret de Cyr
ainsi que Julien d’Éclane, énoncent à ce propos quelques principes dont ils
montrent l’application dans la pratique. Pour ces auteurs, attentifs avant
tout aux annonces et préfigurations messianiques, celles-ci ne sont pas su-
rimposées à un sens littéral qu’il conviendrait finalement d’oublier mais
elles en émanent connaturellement comme l’ébauche devient un tableau
achevé. Cela dit, les Antiochiens ne sont pas portés à multiplier les pro-
phéties messianiques et, dans tels cas, savent faire ressortir qu’il y a
d’abord une portée littérale, ombre de ce qui doit se manifester en Jésus196 .
Au fond, double sens homogène, ce qui ne fait que rejoindre l’intention du
prophète. Car dans cette école on ne doute pas que les écrivains sacrés aient
perçu la plénitude messianique de leurs propres oracles : à suivre les apô-
tres tels qu’ils s’expriment dans le Nouveau Testament on apprend que les
prophètes “embrassaient les événements de leur époque dans leur déroule-
ment, mais en même temps, par des digressions subites (per excursus
subitos)197 ou une intelligence supplémentaire (per sensuum cumulos), ils
ont indiqué des choses à venir et ils ont enseigné que leur sublimité devait
être perçue dans les récits des choses passées”198 .

193. Voir V. Ermoni, “Antioche (École théologique d’)”, DTC I/2, 1435.
194. Voir A. Vaccari, “La Theoria nella scuola esegetica di Antiochia”, Bib 1 (1920) 3-36.
195. D’après la définition de Julien d’ÉclaneIn( Os. 1, 10-11 : PL 21, 971) : “Theoria est…
in brevibus plerumque aut formis aut caussis earum rerum, quae potiores sunt considerata
perceptio”.
196. Voir, par exemple, Théodore de Mopsueste (Com. in Zach. 9,8-10 : PG 66, 556-557)
sur la prophétie de Zacharie 9,9 appliquée dans les évangiles à l’entrée de Jésus à Jérusa-
lem : Théodore note que l’oracle visait d’abord Zorobabel.
197. Julien (In Ioel 3 : PL 21, 1052, 1054, 1055) reconnaît que le prophète n’en revient pas
moins au temps et aux circonstances historiques qui ont provoqué l’oracle, après la “digres-
sion (excursus)” et le “transfert (excessus)” qui lui ont fait considérer l’avenir messianique.
198. Julien d’Éclane, In Amos 9,14 : PL 21, 1103. Voir le commentaire de ce texte et
d’autres textes analogues dans Vaccari, “La Theoria”, 24-26.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 225

Sans être formulées de façon aussi précise ces règles sont appliquées
chez un autre Antiochien, on veut parler de Jean Chrysostome, contempo-
rain de Théodore de Mopsueste et élève comme lui de Diodore de Tarse.
Chrysostome répugnait à l’allégorie199 et voyait dans les réalités de l’An-
cien Testament l’esquisse de celles du Nouveau :
C’est comme la peinture : un artiste a dessiné le portrait d’un roi. Tant
qu’il n’a pas appliqué les couleurs, on n’appelle pas cette esquisse <le
roi>. Mais lorsqu’il l’a peinte, le <type> est rejeté dans l’ombre par la
vérité et disparaît. C’est alors qu’on s’écrie : <Voyez le roi 200
!> .
L’influence antiochienne se fait sentir chez les Latins. Jérôme, bien
qu’il ne soit jamais parvenu à se défaire de l’allégorie, entendait, sous l’in-
fluence d’Apollinaire de Laodicée et des traditions juives, se rallier aux
distinctions qui évoquent la theoria. À propos de Jérémie 16,14-15, il écrit :
Manifestement, c’est la future restauration du peuple d’Israël qui est pré-
dite, laquelle, selon la lettre (iuxta litteram), a été accomplie en partie (ex
parte); mais selon l’intelligence spirituelle, cette restauration est décrite
comme devant s’accomplir plus véritablement et plus parfaitement (verius
atque perfectius) dans le Christ201 .
On ne saurait pourtant relativiser l’héritage de l’allégorie alexandrine,
celle d’Origène avant tout, dans la patristique latine et chez les médié-
vaux. Elle fut en effet considérable malgré la furieuse querelle origéniste
qui se déroula depuis 394 jusqu’à la mort de Rufin, traducteur d’Ori-
gène. Augustin, dont on ne sait dans quelle mesure il eut accès aux écrits
de ce dernier202 , dut affronter, avant sa conversion, l’obstacle que cons-
tituait l’Ancien Testament, que les Manichéens discréditaient mais que
l’allégorie des sermons d’Ambroise l’aidèrent à recevoir203 . Sans rom-
pre avec la méthode, il s’en faut qu’Augustin l’ait par la suite privilé-
giée comme lui fournissant la clé des Écritures. Sans doute, “quiconque…
tire de son étude une idée utile à l’édification de la charité, sans rendre
pourtant la pensée authentique de l’auteur, dans le passage qu’il inter-
prète, ne fait pas d’erreur pernicieuse ni ne commet le moindre men-

199. Et de ce fait était embarrasssé par la déclaration de l’apôtre de son coeur en Galates
4,24 (voir Chrysostome, Com. in e ad Gal. 4,3 : PG 61, 662).
200. In e ad Phili hom. 10 : PG 62, 257.
201. Com. in Ier. 3, 16 : PL 24, 783.
202. Voir H. De Lubac, Exégèse médiévale, I/1 (Th 41), Paris 1959, 213-214.
203. Conf. III, 7, 13-14 ; VI, 3, 3 ; 4,6 : BA XIII, 386-389, 520-523, 526-529. Voir De
Labriolle, “Saint Ambroise et l’éxégèse allégorique”, APhCh 155 (1908) 591-603.
226 S. LÉGASSE

songe”204 . Mais Augustin prône la recherche dans le but de saisir la


pensée des auteurs bibliques en résolvant les ambiguïtés de leurs textes,
en distinguant le sens propre du figuré, en expliquant les passages obs-
curs par ceux qui sont clairs. Par dessus tout, que le lecteur consulte la
“règle de la foi (regula fidei) qu’il a reçue des passages plus clairs de
l’Écriture ou de l’autorité de l’Église”205 .
À la fin de l’ère patristique, “au VIe siècle, saint Césaire d’Arles se ser-
vait beaucoup des homélies origéniennes, dont ils transcrivait des pages
entières pour sa propre prédication. Dans le dernier tiers du siècle, saint
Grégoire le Grand, qui savait peu de grec, en faisait également un large
profit”206 . Il demeure que Grégoire, en particulier, pratique son exégèse sur
plusieurs registres, préludant ainsi à la théorie médiévale du quadruple
sens. C’est ce qui découle en effet du jugement de Paul Diacre dans sa Vie
de saint Grégoire, selon laquelle celui-ci, expliquant le livre de Job, ensei-
gne “comment il doit être compris selon la lettre (iuxta litteram), de quelle
manière on doit le rapporter aux mystères (sacramenta) du Christ et de
l’Église, en quel sens il faut l’approprier à chacun des fidèles”207 .
Reproduire ici pour les Pères de l’Église syriaque ce qui vient d’être
fait pour leurs homologues grecs et latins serait présomption de notre part.
Sur Aphraate et Éphrem, on pourra s’informer auprès de A. Baumstarck,
Geschichte der syrischen Literatur, Bonn 1922 (réimpr. Berlin 1968), 30-
52 ; I. Ortiz De Urbina,Patrologia syriaca, Rome 1965 (2e éd.), 46-51, 56-
83 ; R. Duval,La Littérature syriaque (BHH), Paris 1900 (2e éd.) (réimpr.
Amsterdam 1970), 225-229, 331-337 ; J.-B. Chabot,Littérature syriaque
(BCSR), Paris 1934, 23-39.

Le nom de Gédéon : en quête d’une étymologie

L’étymologie du nom de Gédéon telle que l’exposent les Pères de


l’Église mérite une attention spéciale, non pour sa valeur scientifique,
mais parce qu’elle nous introduit dans un domaine qu’à la suite de Phi-
lon les allégoristes chrétiens ont exploité et qui a donné lieu à de vérita-
bles dictionnaires. Le Liber interpretationis Hebraicorum nominum de

204. De doctr. christ. I, 36 (40) : BA XI, 230-231.


205. Ibid., III, 2 (2) : BA XI, 340-341.
206. De Lubac, Exégèse médiéval, I/1, 222.
207. De intrepr. div. Script. 3 : PL 131, 996.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 227

Jérôme208 est le premier témoin connu du genre. Bien que l’ouvrage, en


ce qui concerne l’Ancien Testament, se présente comme la refonte et la
traduction d’un catalogue similaire de Philon, ses sources sont en réalité
plus complexes209 . Pour Gédéon, Jérôme nous laisse le choix entre deux
interprétations : soit “tournant autour dans le sein”, soit “tentation de leur
iniquité” (circuiens in utero sive tentatio iniquitatis eorum)210 .
Grâce à la sagacité de F. Wutz211 on est en mesure d’apporter une expli-
cation raisonnable à ces deux étymologies. L’origine de la première est la
moins évidente. Toutefois la version grecque d’Aquila oriente la recherche
quand elle rend, en Psaume 75,11 (conjugaison piel) et en Zacharie 11,10
(conjugaison qal), le verbe gada par perikoptein (“couper autour”, “dévas-
ter”), ce qui donne, en latin et au participe, circumcidens, terme qui a pu être
facilement déformé en circumiens212 ou circuiens, “allant autour”. Reste in
utero. Or, une variante du texte de Jérôme, inutile213 , “inutile” ou “nuisible”,
pourrait bien représenter sinon l’original, au moins une correction d’après
une tradition différente et plus ancienne. Elle permet de remonter jusqu’à
l’hébreu awen (wn), “néant” ou “malheur”214 , terme qui a dû servir à inter-
préter l’afformante du nom de Gédéon (Gid‘on : gd +wn).
On a moins de peine à tracer l’itinéraire par lequel les anciens sont ar-
rivés à tentatio iniquitatis eorum si l’on sait que Philon215 traduit le nom
de Gédéon par peiratèrion, “troupe de pirates”, un mot qui, dans la Bible
des Septante, rend par trois fois l’hébreu gedud, “razzia”, “bande” (Gn
49,19 ; Jb 19,12 ; Ps 18, LXX 17,30), tandis que peirateuein, “pratiquer la
piraterie”, y est l’équivalent du verbe gud (Gn 49,19 bis). Le même Phi-
lon216 note que “Gad est le symbole d’attaque et contre-attaque de pirates”.
En raison de la similitude morphologique, il était facile de passer de l’idée
de “piraterie” à celle de “tentation” (peirasmos, peirazein)217 , et c’est ce

208. CChSL 72, 57-151 (éd. de Lagarde).


209. L’ouvrage de base sur le sujet est celui de F. Wutz, Onomastica sacra. Untersuchungen
zum Liber interpretationis nominum Hebraicorum des hl. Hieronymus (TU 41), 2 vol., Lei-
pzig 1914-1915 (t. I, 1-12).
210. CChSL 72, 100.
211. Onomastica sacra t. I, 270-271 et 637.
212. Ainsi chez Grégoire le Grand.
213. Codex F (Frigisesensis). Le codex H (Bambergensis) porte inutiles.
214. De préférence à la particule négative ein proposée par Wutz, Onomastica sacra, t. I, 637.
215. Conf. ling. 130.
216. Somn. 2, 35.
217. L’Onomasticon de Tischendorf a les deux :Gad peiratèrion è peirasmos : Wutz,
Onomastica sacra, t. I, 270.
228 S. LÉGASSE

qu’ont fait les Pères, à commencer par Jérôme à propos de Gad218 . Ici de
même, pour le premier élément du nom de Gédéon. Le second, à savoir -
on (wn), aura été compris d’après ‘awon (wn), “péché”, “iniquité”, comme
l’appuie le Lexicon Origenianum publié par le Mauriste Martianay219 , qui
porte Gedeon…220 paradikasmos. On ne saurait dire, faute de parallèle, si
le pronom eorum, sans correspondance dans le mot hébreu221 , remonte au-
delà de la rédaction de Jérôme lui-même.
La première étymologie fournie par ce dernier permet à Grégoire le
Grand de rattacher à Gédéon le mystère de l’incarnation du Fils de Dieu
dans le sein de la Vierge :
Quel est donc celui qui “tourne dans le sein (circumiens in utero)” sinon
Dieu tout-puissant nous rachetant selon son plan, embrassant tout par la
divinité et assumant une humanité dans le sein d’une femme ? C’est dans
ce sein qu’il s’est incarné sans y être enfermé, puisqu’il y a séjourné par
sa nature d’humaine faiblesse, alors qu’il se trouvait hors du monde222 par
la puissance de sa majesté223 .

Origine du héros

Au sujet du clan de Gédéon, celui d’Abiézer, Origène montre qu’il sait


l’hébreu : selon lui,Abiézer signifie “secours de mon père”224 , une déno-
mination hautement significative qui permet à Origène d’interpréter la

218. CChSL 72, 67 : Gad tentatio siue latrunculus uel fortuna ; 75 : Gad tentatio siue
acinctus uel latrunculus ; 160 : Gad tentatio. Ajouter, 75 : Gadi haedus siue tentatio mea ;
100 : Gadam tentatio uel adcinctio populi ; 80 : Dibongad sufficienter intellegens
tentationem ; 116 : Mageddo de tentatione ; 104 : Maggedon tentans. Comparer Procope de
Gaza, Com. in Gen. 49, 19 (PG 87/1, 505-506) : Nomen autem Gad… significat tentationem
aut probationem.
219. PL 23, 1217-1218.
220. On suppose ici une lacune, avec omission de peiratèrion (ou déjà de peirasmos ?).
221. En revanche, quand il rend Gedeoni par tentatio iniquitatis uel tentatio humilitatis
meae (CChSL 72, 82), Jérôme témoigne d’une interprétation où l’afformante éthique -i est
comprise comme un pronom affixe. Ici la variante humilitatis meae relève d’une métathèse,
‘wn devenant ‘nw (‘anaw), “humble”, cf. ‘anawah, “humilité”.
222. Variante : “du sein”.
223. Mor. in Iob 30, 73 : PL 76, 565. Repris par Isidore de Séville,Qu. in lib. Iud. 5 : PL
83, 384.
224. Patris mei auxilium. En réalité ce nom veut dire : “Père est secours” (avecyod de
liaison) : voir M. Noth,Die israelitische Personennamen, im Rahmen der gemeinsemi-
tischen Namengebung, Stuttgart 1928, réimr. Hildesheim 1966, 33-38, 68-70.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 229

phrase en Juges 6,34 : “et il appela derrière luiAbiézer”225 . Négligeant


l’application collective de ce nom, Origène note qu’un individu ainsi
nommé n’est alors “nulle part” (qui utique nusquam erat) et il conclut : “Il
apparaît donc que Gédéon n’a pas appelé un homme mais a invoqué le se-
cours de son Père suprême”226 .
La chaîne de Procope de Gaza nous apprend que Gédéon, lorsque l’ap-
pel divin le surprit, était chiliarque227 . En effet, d’après Juges 6,15 lu dans
les Septante, le héros objecte à l’ange : “V oici que mon <millier> (hè
chilias mou)228 est le plus petit en Manassé”. Il convient d’autre part de
rappeler le passage de l’Exode (18,13-26) ou Jéthro conseille à Moïse de
choisir parmi le peuple des hommes capables et pieux, pour en faire des
“chefs de milliers (chiliarchous), chefs de centaines, chefs de cinquantai-
nes et chefs de dizaines” (Ex 18,21). Ainsi, la tribu de Manassé était restée
divisée en groupes soumis à des chiliarques et Gédéon était l’un d’eux.
C’est en tant que chef de mille qu’il “se plaignit de ce que ceux qui étaient
sous ses ordres fussent faibles”229 .

Situation d’Israël au temps de Gédéon (Jg 6,1-6)

Selon le schéma du livre des Juges les péchés d’Israël attirent les ennemis.
Origène passe ici au plan spirituel et, laissant le peuple de l’Ancien Testa-
ment, considère sans plus l’“Israël selon l’Esprit” : quand les chrétiens né-
gligent les commandements de Dieu et méprisent le Christ, c’est alors que
les démons renforcent leur puissance contre eux (voir Jg 6,2). Ou encore,
de même que les Israélites voyaient le fruit de leurs semailles ravagé par
l’ennemi (Jg 6,3-4), “c’est quand ce que nous avons semé se corrompt que
les ennemis attaquent nos cultures”. C’est là “semer selon la chair” et non
“selon l’Esprit” (Ga 6,8). C’est aussi semer “dans les épines” (Mc 4,7 par.).
Les chrétiens doivent par conséquent prendre garde de perdre tout le grain
des bonnes oeuvres accumulées en dilapidant leur vie dans les plaisirs de
ce monde : ils auront beau avoir engrangé “dans la chambre de leur cons-

225. Vocavit... post se Abiezer. Comparer Septante, A :kai eboèsen Abiezer opisô autou.
226. Hom. 8 in Iud. 3 : GCS, Origène, 7, 510-511.
227. Même point de vue, en plus bref, chez Augustin (Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 34 : CChSL
33, 348) qui cependant n’entend offrir qu’une hypothèse (an quid aliud ?).
228. L’hébreu élef signifie à la foi “clan” et “millier”. Les Septante optent ici à tort pour le
second sens, comme en 1 S 10,19 (Hexaples et rec. lucianique) ; 23, 23 ; Is 60,22.
229. Com. in Iud. : PG 87/1, 1065.
230 S. LÉGASSE

cience”, tout l’effort antérieur sera devenu vain (voir Éz 3,20). D’où la re-
commandation de veiller sur son coeur (Pr 4,23).
Cette recommandation vaut tout spécialement lorsque aux ennemis spi-
rituels se substituent les persécuteurs. C’est alors le moment de confesser
sa faiblesse et de prier Dieu de ne pas livrer ses fidèles aux mains de
Madian, aux “bêtes” (Ps 73 hébr. 74,19), à ceux qui disent : “Quand vien-
dra le temps où pouvoir nous sera donné d’agir contre les chrétiens ? Quand
seront-ils livrés entre nos mains ceux qui disent avoir ou connaître Dieu ?”.
Occasion pour Origène, “l’homme qui comptait toujours avec la possibilité
du martyre”230 , d’épiloguer sur sa valeur inestimable, sur ce baptême dont
le rôle purificateur surpasse celui du baptême d’eau, puisque celui qui a
reçu le premier ne peut plus pécher : “après un tel baptême, les Madianites
eux-mêmes ne sauraient envahir l’âme pour en détruire et dévaster les
fruits”231 .

Apparition de l’ange et premier sacrifice de Gédéon (Jg 6,11-24)

Au sujet de l’apparition de l’ange à Gédéon, les Pères prêtent attention aux


lieux et aux circonstances. Et d’abord c’est sous un chêne que l’ange vient
s’asseoir (Jg 6,11). et c’est là également que Gédéon offre son sacrifice
(6,19). Si Procope de Gaza se contente de rapprocher ces détails de l’appa-
rition divine à Abraham sous le chêne de Mambré (Gn 18,1)232 , nous de-
vons à Ambroise une application au mystère de la croix : Gédéon n’était-il
pas “placé à l’ombre de ce qui figurait déjà la croix sacrée et la sagesse
vénérable”233 ? Il est encore moins indifférent que le messager divin sur-
prenne notre héros occupé à battre le blé dans un pressoir (Jg 6,11). Cette
opération annonce en effet l’acte du souverain Juge “séparant les saints élus
du rebut de la paille vide”. Mais le local a aussi son importance, car il est
l’image de l’Église, “pressoir de la source éternelle : en elle le fruit de la
vigne céleste se répand en abondance”. Ceux qui s’y rassemblent, doivent,

230. H.F. Von Campenhausen, Les Pères grecs, Paris 1963, 51. Sur le martyre chez Ori-
gène, voir Hartmann, “Origène et la théologie du martyre d’après les Protreptikon”, ETL 34
(1958) 773-824; H. Crouzel, “Mort et immortalité selon Origène”, BLE 79 (1978) 19-38,
81-96, 181-196 (33-36).
231. Hom. 8 in Iud. : GCS, Origène, 7, 507.
232. Com. in Iud. : PG 87/1, 1065. Les Septante (A) ont dans les deux cas le motdrys. L’hé-
breu en revanche porte elonê (pluriel construit) en Gn 18,1 et elah en Jg 6, 11.19.
233. De Spir. sancto I, Prol., 1 : CSEL 79, 15.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 231

pour recevoir la grâce divine, accepter une purification : tel le grain débar-
rassé de la paille, les fidèles, “rudoyés par le bâton de la vérité”, ont à dé-
poser “les vêtement superflus du vieil homme avec ses actions” (Col
3,9)234 ?
Dans ce récit le texte sacré laisse subsister une équivoque, parlant tan-
tôt de l’“ange du Seigneur” (6,11.12.20.21.22) tantôt du “Seigneur” lui-
même (6,14.16), lequel s’exprime en son nom propre en disant : “N’est-ce
pas moi qui t’envoie ?” (6,14).Augustin offre une solution à ce problème :
à la différence de Débora s’adressant à Barac (Jg 4,6), l’ange est ici revêtu
d’autorité divine (tamquam ex Domini auctoritate), du fait que le même
Dieu qui a donné mission à Gédéon a également envoyé vers lui son
ange235 . Autre point : la salutation de l’ange Dominus
: tecum potens
fortitudine (Jg 6,12) est interprétée à contresens par Augustin, soucieux de
sauvegarder les privilèges divins : en voyant dans le motpotens non un
vocatif mais un nominatif, il soustrait à Gédéon un dénomination jugée
excessive pour l’attribuer à Dieu236 . À propos de l’expression In me, Do-
mine (Jg 6,13.15), le même Augustin glose en traduisant par : “Regarde-
moi”237 . Une autre remarque philologique lui permet de préciser la fonction
de l’ange au cours du rite qui va suivre : puisque Gédéon dit seulement :
“J’offrirai” et non : “Je t’offrirai mon sacrifice” (6,18), il indique qu’il
n’envisage pas de sacrifier à l’ange. Du reste celui-ci le montre bien puis-
qu’il remplit ici l’office de ministre238 . C’est également ce que pense
Théodoret de Cyr : en mettant le feu à l’oblation (6,21) “l’ange n’a pas ravi
à Dieu l’honneur qui lui est dû, mais il a exercé la fonction de prêtre”, lors-
que, “frappant la roche de sa canne, il a dévoré l’offrande tout entière d’un
feu prodigieux (paradoxôi)”239 .
Passons à l’allégorie qui affecte les détails du sacrifice. Le bâton qui,
pour Procope, évoque “appui et secours”240 est le type de la croix du Christ

234. Ibid. : CSEL 79, 15. Repris par Isidore de Séville,Qu. in lib. Iud. 3 : PL 83, 381 ; Ps.
Augustin, Sermo 108 de tem : PL 39, 1816-1818.
235. Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 33 : CChSL 33, 348.
236. Ibid. : CChSL,ibid.
237. Ibid., Qu. 34 : CChSL,ibid. L’hébreu bî adonay est une simple formule par laquelle
un inférieur introduit une réplique au cours d’une conversation avec un supérieur. “Pardon”
la rend bien en français. Voir L. Koehler - W. Baumgartner, Hebräisches und aramäisches
Lexikon zum Alten Testamnt, I, Leiden 1967 (3e éd.), 117.
238. Ibid., Qu. 35 : CChSL 33, 348-349.
239. Qu. 13 in Iud. : PG 80, 501.
240. Com. in Iud. : PG 87/1, 1065.
232 S. LÉGASSE

selon le Pseudo-Augustin241 . Encore d’après Procope, le rocher “illustre “la


fermeté de la foi, et c’est pourquoi Pierre a reçu son nom du Christ”. Cette
foi, avec l’aide de Dieu, consume les ennemis spirituels, tel le feu qui jaillit
miraculeusement du rocher (6,21). Mais celui-ci préfigure aussi le Christ,
vrai rocher (1 Co 10,4) “à qui reviennent par-dessus tout les grâces (divi-
nes), lui par la puissance duquel on met en pièces les ennemis”242 . Le
même rapport est précisé par Ambroise : pour lui, le rocher est “le type du
corps du Christ” ; il se réfère “non à sa divinité mais à sa chair , elle qui a
inondé les coeurs des peuples assoiffés du ruisseau intarissable de son
sang”. Ici une transition nous amène à une application morale. En effet “le
Seigneur Jésus, par sa crucifixion, a aboli dans sa chair les péchés du
monde, et non seulement les fautes en acte, mais encore les convoitises des
esprits”. C’est ce que traduit la double matière du sacrifice en Juges 6,19 :
“la chair du chevreau se réfère à la faute en acte, le jus aux séductions des
convoitises, comme il est écrit : <Le peuple s’enflamma d’une convoitise
criminelle, et ils dirent : Qui nous donnera de la viande à manger ?>” (Nb
11,4). Mais de même que le feu jailli de la pierre a consumé l’offrande de
Gédéon (6,22), de même “la chair du Seigneur, remplie de l’Esprit divin, a
consumé tous les péchés de la nature humaine” : le Christ n’est-il pas venu
jeter le feu sur la terre ? (Lc 12,49)243 .
L’autel dénommé par Gédéon “Paix du Seigneur”244 a suscité un rap-
prochement avec l’Épître aux Éphésiens (2,14) : cette appellation, recueille-
t-on chez Procope, est une “figure de la Passion du Christ”, lui qui, en
s’offrant lui-même en sacrifice, est devenu “notre paix”245 .
Augustin suit une autre piste en s’interrogeant sur la légitimité d’un
sacrifice offert hors du tabernacle (voir Dt 12,13). Comme celui-ci, au
temps de Gédéon, se trouvait à Silo, c’était là qu’il fallait sacrifier ! Fort
bien, mais Gédéon n’a fait qu’obtempérer à la volonté de Dieu transmise
par l’ange. Et puis l’Écriture ne manque pas d’exemples où l’on s’aperçoit
que Dieu avait prévu des exceptions. Abraham a reçu l’ordre d’immoler son
fils en dehors du sanctuaire (Gn 22,2) ; Élie a sacrifié au Carmel, sur une
révélation et une inspiration de Dieu (1 R 28,30) ; Salomon a fait de même
sur les hauts-lieux (1 R 3,4 ; 2 Ch 1,3-6). C’est que “Dieu, quand il a établi
ces lois, ne l’a pas fait pour lui mais pour les hommes. Aussi bien doit-on
comprendre qu’en accomplissant tout ce qu’il a prescrit depuis et qui était

241. Sermo 108 de tem : PL 39, 1818.


242. Com. in Iud. : PG 87/1, 1065.
243. De Spir. sancto I, Prol., 3 : CSEL 79, 16. Repris par Isidore de Séville,Qu. in lib. Iud.
3 : PL 83, 382 ; Ps. Augustin, Sermo 108 de tem : PL 39, 1816 et 1818.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 233

contraire à ces lois, les hommes, loin de se comporter en transgresseurs,


faisaient acte de piété et d’obéissance”. Il faut néanmoins émettre une ré-
serve pour les hauts-lieux, puisque l’Écriture ne loue pleinement que les
rois qui les ont détruits, alors que les autres, même vertueux, sont l’objet
d’un blâme sur ce point. Mais, en définitive, on doit conclure que ce culte,
quand il s’adressait à Dieu lui-même et non aux idoles, Dieu le “tolérait
plutôt qu’il ne l’interdisait (sustinebat potius quam vetabat)”.
Quant à notre héros, non seulement il faut en écarter tout soupçon
d’idolâtrie – car “ce n’est pas à la pierre en question que le sacrifice fut
offert” – mais encore, du fait que “de cette pierre sortit le feu qui consuma
le sacrifice”, celui-ci prend l’allure d’une prophétie. De même en effet que
l’eau du rocher de l’Exode (Ex 17,6), le feu produit sous les yeux de Gé-
déon signifie “le don du Saint-Esprit que le Seigneur Christ a répandu sur
nous en grande abondance” (Jn 7,37-39 ;Ac 2,3 ; Lc 12,49)246 .

Le second sacrifice (Jg 6,25-32)

Puisqu’il possédait un autel dédié à Baal (Jg 6,26), le père de Gédéon était
idolâtre. Il est facile d’en déduire que le veau qui lui appartenait était nourri
en vue du culte de Baal. En l’immolant après avoir détruit le sanctuaire
païen, Gédéon, note Théodoret, “non seulement faisait acte de piété mais
encore se comportait en maître pour les autres”, car il donnait ainsi une
leçon à ses congénères en les menant de l’erreur à la vérité247 . Mais, selon
Procope, ce veau était aussi la “figure de celui qui a été offert pour
nous”248 . Ambroise développe cette typologie qu’il étend au second veau,
âgé de sept ans249 , que Gédéon reçoit l’ordre d’adjoindre au premier :
Cet homme instruit et qui voyait prophétiquement l’avenir prêta attention
aux mystères d’en haut. C’est pourquoi il mit à mort, selon les oracles, le
veau que son père destinait aux idoles et immola lui-même à Dieu un autre
veau de sept ans. Par cet acte il révéla avec éclat que tous les sacrifices

244. Septante :eirène kyriou.


245. Com. in Iud. : PG 87/1, 1065-1068.
246. Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 36 : CChSL 33, 349-350.
247. Qu. in Iud. 14 : PG 80, 501.
248. Com. in Iud. : PG 87/1, 1068.
249. La suite du récit biblique ne mentionne plus que lui et oublie le premier animal. En
fait, le texte hébreu de Jg 6,25 est très probablement corrompu. Voir le détail et un essai de
reconstitution dans Schmidt, Menschlicher Erfolg, 6-7.
234 S. LÉGASSE

païens devaient être abolis après l’avènement du Seigneur et qu’on offri-


rait à Dieu l’unique sacrifice de la Passion du Seigneur pour la rédemp-
tion du peuple. Ce veau en effet était le Christ en figure (erat in typo
Christus), dans lequel résidait la plénitude des sept vertus spirituelles,
comme l’a dit Isaïe (11,2). Ce veau, Abraham l’a également offert (Gn
18,7) quand il vit le jour du Seigneur et qu’il s’est réjoui (Jn 8,56). C’est
lui, (le Christ), qui était (alors) offert sous la figure tantôt d’un chevreau,
tantôt d’une brebis, tantôt d’un veau. D’un chevreau, du fait que le sacri-
fice est offert pour le péché (Lv 16,15-22) ; d’une brebis, parce que la vic-
time est volontaire (Jr 11,19 ; Is 53,7) ; d’un veau, du fait que la victime
est sans tache (Lv 4,3)250 .

Coalition contre Israël (Jg 6,33)

“Tout Madian, Amalec et les fils de l’Orient s’unirent ensemble, passèrent


le Jourdain et campèrent dans la vallée de Yizreél” (Jg 6,33). Madian,
d’après Origène, signifie “hors du jugement”251 , ce qui permet d’appliquer
à cette population la parole de saint Paul sur les païens : “Quiconque aura
péché sans la Loi, périra aussi sans la Loi” (Rm 2,12)252 . En d’autres ter-
mes, les Madianites auront le sort de ceux qui, n’étant pas sous le joug de
la loi mosaïque, n’auront pas à être jugés par Dieu d’après elle, sans préju-
dice de la référence à la loi naturelle, perceptible et imposée à tous253 . Plus
sévère, Grégoire le Grand explique pourquoi les Madianites portent un nom
qui signifie de iudicio : c’est qu’ “étrangers à la grâce du Rédempteur, ils
portent jusque dans le terme de leur nom le salaire d’une juste damna-
tion”254 . Quant à Amalec, c’est un “peuple qui lèche”255 : ainsi le comprend
Origène, qui glose : “une nation (toute) terrestre, adonnée au ventre et à la
gourmandise”256 . Au sujet des “fils de l’Orient”, le même Origène est per-
plexe. Si le texte portait : “fils de l’Occident”, cela se comprendrait, car
“les fils de l’Occident sont les fils des ténèbres”. Mais comment désigner

250. De Spir. sancto I, Prol., 4 : CSEL 79, 17. Repris par Isidore de Séville,Qu. in lib. Iud.
3 : PL 83, 382; Ps. Augustin,Sermo 108 de tem : PL 39, 1816 et 1818.
251. Étymologie fantaisiste qui figure déjà chez Philon, Mut. nom. 106. Le mot est décom-
posé en min - din.
252. Hom. 8 in Iud. 1 : GCS, Origène, 7, 508-509.
253. Voir Origène, Com. in e ad Rom. II, 8-9 sur Rm 2,12-16 : PG 14, 890-893.
254. Mor. in Iob 30, 25 : PL 76, 656.
255. De ‘am, “peuple”, et laqaq, “lécher”. L’étymologie est fantaisiste.
256. Hom. 8 in Iud. 1 : GCS, Origène, 7, 509.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 235

les ennemis d’Israël d’une appellation qui évoque le lever de la lumière


divine, la révélation, le salut ? Et surtout quelle application ef fectuer qui
convienne à l’Église ? “V oyons si nous pouvons trouver en des passages
aussi difficiles de l’Écriture quelque sens digne des pages divines”. La ré-
ponse vient immédiatement : de même que le Christ, en Zacharie 6,12, est
nommé “Orient”, de même “quiconque reçoit le nom du Christ est dit fils
de l’Orient”. Mais parmi les chrétiens se trouvent des hérétiques qui,
s’unissant aux païens et aux Juifs, combattent l’Église et la “foi catholi-
que” : ce sont eux que le texte sacré désigne ici du nom de “fils de l’Orient”
alors qu’ils viennent combattre le peuple de Dieu257 .
Mais Origène revient au symbolisme développé dans l’homélie précé-
dente. C’est à juste titre, selon lui, que la multitude des ennemis est compa-
rée aux sauterelles (Jg 6,5 ; 7,12). En effet les démons, comme celles-ci,
n’ont pour domicile “ni le ciel ni la terre”258 , mais l’espace intermédiaire,
l’atmosphère épaisse qu’ils empoisonnent de leurs méfaits. Même allusion
aux démons dans le nom de Yizréel (Iezrael). Son sens étymologique est
“semence de Dieu”259 : par là, il indique que les ennemis spirituels ne s’aven-
turent pas chez ceux où la divine semence a porté ses fruits, tandis que, selon
la parabole évangélique (Lc 8,12), le diable prévient toute germination de la
parole semée. En outre, le site étant une vallée, laisse entendre que cette
parole a été reçue “bassement, indignement et, pour ainsi dire, dans la men-
talité judaïque”. C’est pourquoi, dans ce cas, les démons n’on pas de peine à
l’arracher du coeur des hommes. En revanche, à celui qui a su “s’élever de la
bassesse de la lettre aux hauteurs de l’esprit”, à l’interprète spirituel de la
parole, “ni les Madianites ni les Amalécites ne peuvent rien enlever, non
plus que les fils de l’Orient ne peuvent le piller”, du fait que cet homme est
désormais “établi sur le sommet élevé de l’intelligence spirituelle”260 .

Le signe de la toison (Jg 6,36-40)

Le signe de la toison a donné naissance à un courant d’interprétation qui a


fait fortune. Centrée dans son ensemble sur l’histoire du salut ainsi que le
sort successif des Juifs et de l’Église universelle, cette exégèse accuse ce-

257. Ibid.
258. Hom. 9 in Iud. 2 : GCS, Origène, 7, 522 ; voir aussi Origène,
Exhort. ad mart. 45 :
GCS, Origène, 1, 41-42.
259. Exactement : “que Dieu rend fécond”.
260. Hom. 8 in Iud. 2 : GCS, Origène 7, 510.
236 S. LÉGASSE

pendant certaines variantes. On peut le noter en considérant ses deux re-


présentants les plus anciens : Irénée et Origène.
Premier témoin, Irénée voit ici la préfiguration du don de l’Esprit Saint,
d’abord accordé à Israël, puis au Christ et, par lui, à l’Église. C’est la rai-
son pour laquelle Gédéon, après la demande d’un premier signe, en solli-
cite un second :
il prophétisa par là que sur la toison de laine, qui seule avait d’abord reçu
la rosée et qui était la figure du peuple d’Israël, viendrait la sécheresse,
c’est-à-dire que le peuple ne recevrait plus de Dieu l’Esprit Saint – selon
ce que dit Isaïe : “Je commanderai aux nuées de ne pas pleuvoir sur elle”
(Is 5,6) – tandis que sur toute la terre se répandrait la rosée, qui est l’Es-
prit de Dieu. C’est précisément cet Esprit que le Seigneur à son tour a
donné à l’Église en envoyant des cieux le Paraclet sur toute la terre261 .
Avant de retrouver ce type d’interprétation chez Origène, voyons com-
ment celui-ci s’efforce de prévenir un scandale. On s’étonne en effet que
Gédéon, après un prodige aussi merveilleux que celui qui vient d’être opéré
par l’ange ait pu requérir un nouveau signe, de plus dédoublé. N’est-il pas
écrit : “Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu” (Dt 6,16 ; Mt 4,7 par .) ?
En réalité, répond Origène, le succès de la demande montre bien qu’elle
n’allait pas contre ce commandement divin, Dieu ne pouvant accorder ce
qui va contre la loi dont il est l’auteur. Mais il y a plus, car, en se compor-
tant de la sorte, Gédéon, “homme très croyant”, nous donne en fait un
exemple de prudence spirituelle. Sans doute a-t-il vu un ange, mais “il sa-
vait aussi que les anges de ténèbres peuvent se transformer en anges de
lumière” (2 Co 11,14). D’où cette vérification, parce que “le spirituel
éprouve tout” (1 Co 2,15). Gédéon se dit : “Je veux... éprouver cet esprit
pour voir s’il est de Dieu” (cf. 1 Jn 4,1). Il était du reste incité dans ce sens
par son prédécesseur Josué, lequel n’avait pas craint d’interroger l’ange
guerrier qui lui apparaissait en lui disant : “Es-tu pour nous ou pour nos
adversaires ?” (Jos 5,13)262 .
D’ailleurs, rétorque Ambroise, “comment considérer cette recherche de
preuves comme empreinte de doute et d’incertitude, alors que son auteur
énonçait des mystères ?”. En réalité Gédéon, loin d’être dans le doute, pré-
venait nos propres doutes en sollicitant une manifestation de caractère pro-
phétique263 . Et qu’annonçait-elle ? IciAmbroise, comme de nombreux

261. C. haer. III, 17, 3 ; trad. A. Rousseau - L. Doutreleau, SC 211, 335 et 337.
262. Hom. 8 in Iud. 4 : GCS, Origène 7, 511 et 513.
263. De Spir. sancto I, Prol., 6 : CSEL 79, 18. Repris par Isidore de Séville,Qu. in lib. Iud.
4 : PL 83, 382.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 237

autres, dépend de l’allégorie typologique d’Origène, lequel se souvient mo-


destement des opuscules (in libelllis suis) d’un de ses prédécesseurs264 pour
développer l’exégèse suivante : la toison représente Israël d’abord baigné de
la rosée de la loi mosaïque alors que les autres peuples sont dans la séche-
resse, mais vient le temps où, avec le Christ, ce sont les Gentils qui reçoivent
la parole de Dieu et où les Juifs incrédules en sont désormais privés. Telle est
l’histoire du salut, dont l’aboutissement suscite l’élan de l’orateur :
Vois tout ce peuple qui, formé des Gentils, s’est rassemblé par toute la
terre, ayant en lui la rosée divine. Vois-le baigné de la rosée de Moïse,
inondé des écrits des prophètes. Vois-le qui verdoie dans l’humidité de
l’Évangile et des apôtres. Vois par contre l’autre toison, c’est-à-dire le
peuple juif, subissant la sécheresse et l’aridité en l’absence de la Parole,
selon qu’il est écrit : “Les fils d’Israël seront longtemps sans roi ni pro-
phète ; il n’y aura ni autel ni victime ni sacrifice” (Os 3,4). Tu constates
combien la sécheresse demeure chez eux, quelle immense aridité de pa-
role divine est leur sort.
Et pourtant le Christ n’est-il pas venu chez les siens? C’est en effet ce
que constate Origène, quand il ajoute à l’exégèse précédente cette réflexion
sur le Psaume 71 (hébr. 72),6 : “Et il descendra comme la pluie sur la toi-
son et comme des gouttes sur la terre”. Oui, le Christ est bien descendu sur
la toison, autrement dit, parmi le peuple de la circoncision. Mais sa grâce a
inondé de fait le reste de la terre, “nous apportant les gouttes de la rosée
céleste, pour que nous buvions, nous qui étions, sur la terre entière, dessé-
chés d’une aridité chronique”. Aussi peut-on comprendre que
saint Gédéon, considérant dans l’esprit de prophétie l’ordre dans lequel
devait s’accomplir le mystère, ne s’est pas contenté de demander un pre-
mier signe à Dieu, mais en a requis un second, inverse du premier. Il savait
en effet que la rosée divine, qui n’est autre que la venue du Fils de Dieu,
devait advenir non seulement aux Juifs mais également et à la suite aux
Gentils, parce que le salut des Gentils dérive de l’incrédulité d’Israël265 .
Si Théodoret ne fait au fond que résumer la première explication
d’Origène266 , Procope renchérit sur la seconde. Et d’abord les termes du

264. l pourrait s’agir d’Irénée (qu’Origène ne cite jamais nommément : communication


orale d’Henri Crouzel), encore que les nuances qui séparent les deux commentaires soient
sensibles : celui d’Origène s’articule en effet sur l’idée de parole, alors que l’évêque de
Lyon songe au don de l’Esprit.
265. Hom. 8 in Iud. 4 : GCS, Origène, 7, 513.
266. Qu. 15 in Iud. : PG 80, 501 : les dons échus aux Israélites passent ensuite à “la nature
humaine tout entière”, qui reçoit “les dons spirituels” dont Israël est désormais privé.
238 S. LÉGASSE

psaume illustrent, selon lui, le caractère particulier de la venue du Christ,


dont “la génération charnelle s’est accomplie discrètement et dans le mys-
tère (hèsychôs… kai mystikôs). En effet une toison ne fait pas de bruit
quand elle reçoit la pluie, ni la terre non plus quand elle reçoit des gout-
tes. De même c’est ainsi qu’a eu lieu la conception du Seigneur”. Mais
Procope n’oublie pas le déroulement du plan du salut, non toutefois sans y
apporter une précision qui modifie l’exégèse origénienne : ceux qui ont
reçu la “pluie” du Christ, la toison inondée, ce n’est pas Israël tout court,
celui dont l’incrédulité devait faire échec à l’économie divine, mais “les
sauvés d’Israël”, c’est-à-dire les Juifs convertis qui, unis aux païens, for-
meront le nouveau peuple de Dieu, comme l’exprime cette pseudo-citation
de David : “À cause des Gentils et des sauvés d’Israël”267 . De la sorte, les
deux membres de phrase du Psaume 71,6 n’expriment plus deux actes suc-
cessifs mais un seul et même acte : la fondation de l’Église en ses deux
composantes initiales268 .
Ayant constaté cette variante, renouons avec Origène qui poursuit en
scrutant les moindres détails du texte sacré. Celui-ci précise que la toison
fut étendue “sur l’aire”, donc là où se trouvait le blé moissonné. Deux pas-
sages évangéliques (Mt 9,37 ; 3,12 par .) viennent à propos donner la clé en
déclarant : “V oici que j’étends la toison sur l’aire” (Jg 6,37), Gédéon “pré-
voyait par l’Esprit que le Christ rassemblerait son peuple sur son aire et là,
il le purifierait, tenant en main la pelle à vanner, que là également il sépa-
rerait la paille du froment”269 . Ici, rien n’est arbitraire. Et c’est pourquoi
aussi l’action du héros pressant la toison dans un bassin qu’il remplit ainsi
d’eau (Jg 6,38) possède une signification prophétique : elle évoque et an-
nonce la scène du lavement des pieds, quand Jésus versa dans un bassin
“la rosée de la grâce céleste dont il lavait les pieds de ses disciples”. Et
Origène de formuler cette prière :
Viens, je te prie, Seigneur Jésus, fils de David ; ôte les vêtements que toi,
Seigneur, tu as revêtus à cause de moi, et ceins-toi à cause de moi. Verse
de l’eau dans un bassin, lave les pieds de tes serviteurs et dissous les
souillures de tes fils et de tes filles. Lave les pieds de notre âme, afin que,
t’imitant et marchant sur tes traces, nous ôtions nos vêtements et disions :
“Dans la nuit j’ai ôté mon vêtement : comment le remettrais-je ?” Disons
aussi : “Je me suis lavé les pieds : comment les resalirais-je ?” (Ct 5,3).

267. Cette phrase ne se lit ni dans les Psaumes ni dans le reste de la Bible. Elle fait néan-
moins songer à Is 10,20 (hoi sôthentes tou Iakôb) ou Is 49, 6.
268. Com. in Iud. : PG 87/1, 1068.
269. Voir Ambroise, à propos de Jg 6,11.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 239

Mais Jésus a également prescrit à ses disciples de l’imiter en se lavant


les pieds les uns aux autres (Jn 13,14). C’est bien ce qu’entreprend de faire
aussi le prédicateur :
Je veux donc, moi aussi, laver les pieds de mes frères, laver les pieds de
mes condisciples. Et c’est pourquoi je prends de l’eau et puise aux sour-
ces d’Israël, cette eau que j’obtiens en pressant la toison israélite. J’ob-
tiens cette eau en pressant tantôt la toison du livre des Juges, tantôt celle
des Rois, tantôt celle d’Isaïe ou de Jérémie. Et je verse cette eau dans le
bassin de l’âme… afin que par la parole de l’enseignement, les auditeurs
soient purifiés des souillures des péchés, rejettent loin d’eux toute impu-
reté des vices et qu’ils aient les pieds purs par lesquels ils s’engagent
comme il convient dans la préparation de l’évangile de la paix270 .
Pareillement sensible au symbolisme de l’histoire du salut, Éphrem lui
adjoint celui du baptême dans une strophe de l’hymne VII “sur l’Épi-
phanie” :
Dans la toison qui est restée sèche de la rosée Jérusalem était représentée,
Dans le bassin qui était plein d’eau le baptême était représenté.
Celle-là resta sèche comme celle dont elle était le type,
Celui-ci se remplit comme celui dont il était le symbole271 .
Lecteur d’Origène, Ambroise lui a emprunté la substance de son pro-
pre commentaire272 , non toutefois sans certaines amplifications, telle la
suivante, ce qu’on comparera au texte d’Origène précédemment cité. Cer-
tains traits, dont l’un ajouté au récit biblique, de l’apparition de l’ange à
Gédéon font ressortir la grandeur du mystère contenu dans le lavement des
pieds des disciples par le Sauveur :
Je veux donc, moi aussi, laver les pieds de mes frères, je veux accomplir
le commandement du Seigneur. Il a voulu que je n’aie point honte, que je
ne dédaigne pas de faire ce que lui-même a fait le premier. Il est bon, le
mystère de l’humilité, puisque tout en lavant les souillures d’autrui je me
purifie des miennes. Mais tous ne pouvaient pas atteindre ce mystère. Sans
doute Abraham lui aussi voulut laver les pieds (Gn 18,4), mais ce fut par
sentiment d’hospitalité. Pareillement Gédéon voulait laver les pieds à
l’ange du Seigneur qui lui apparut273 , mais il voulait les laver à un seul, il

270. Hom. 8 in Iud. 5 : GCS, Origène, 7, 614-615.


271. Strophe 14 : CSCO 186 (syr., 82), 165.
272. De Spir. sancto I, Prol., 6-16 : CSEL 79, 18-22. Résumé dans leDe viduis 18-19 : PL
16, 240.
273. Ce détail, qui manque dans la Bible résulte d’une influence de Gn 18,4.
240 S. LÉGASSE

le voulait comme un signe d’hommage, non comme le don d’une commu-


nion avec lui (Jn 13,8)274 .
Avec Jérôme c’est encore la tradition exégétique qui voit dans le récit
de la toison l’annonce de la diffusion universelle de l’Évangile :
Depuis que, la toison de Judée séchée, l’univers entier a été mouillé de la
rosée céleste, depuis que beaucoup qui venaient de l’Orient et de l’Occi-
dent se sont couchés dans le sein d’Abraham (Mt 8,11), Dieu a cessé de
n’être connu qu’en Judée et son nom de n’être glorifié qu’en Israël (Ps
75,2), mais c’est sur la terre entière qu’a porté la voix des apôtres et jus-
qu’aux extrémités de la terre leurs paroles (Ps 18,5)275 .
Augustin fait appel plusieurs fois à l’épisode de la toison276 , mais c’est
en commentant le Psaume 71,6 qu’il se montre le plus original. À cette
occasion il développe la seconde exégèse d’Origène. Dans ce verset, nous
dit-il, le psalmiste-prophète “renvoie à l’action du juge Gédéon et il nous
apprend qu’elle s’est accomplie dans le Christ (de Christo id habere
finem)”. Son sens est en effet
que le peuple d’Israël fut d’abord une toison sèche déposée au milieu de
l’aire, c’est-à-dire au milieu de l’univers. Le Christ est donc descendu
comme une pluie sur la toison alors que l’aire restait encore sèche. Et c’est
pourquoi il a dit : “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison
d’Israël” (Mt 15,24). C’est là en effet qu’il a choisi la mère dans le sein
de laquelle il voulait prendre la forme d’esclave pour se montrer aux hom-
mes; c’est là qu’il s’est procuré des disciples auxquels il a donné un com-
mandement semblable à sa propre déclaration : “Ne prenez pas le chemin
des païens, mais allez d’abord (primum) vers les brebis perdues de la mai-
son d’Israël” (Mt 10,5-6). En disant : “Allez d’abord ite ( primum)” vers
celles-ci, il montrait que, dans la suite, quand il y aurait lieu de couvrir
d’eau l’aire entière, ils iraient vers d’autres brebis qui n’appartiendraient
pas à l’ancien peuple d’Israël et dont le Seigneur a dit : “J’ai encore
d’autres brebis qui ne sont pas de ce bercail, etc.” (Jn 10,16). D’où cette
parole de l’Apôtre : “J’affirme en effet que le Christ s’est fait ministre des
circoncis, etc.” (Rm 15,8). C’est ainsi que la pluie est descendue sur la
toison, tandis que l’aire restait encore sèche. Mais l’Apôtre ajoute : “les

274. De Spir. sancto I, Prol., 3 : CSEL 79, 21-22.


275. E 58 ad Paulinum 3 ; trad. J. Labourt,Saint Jérôme, Lettres, III (Coll. des Univ. de
France), Paris 1953, 76.
276. E ad cath. 5, 10 : BA XXVIII, 526-529 Sermo
; 131, 9 : PL 38, 533-534 (avec l’allu-
sion origénienne au lavement des pieds ;De gr. Christi II, 25, 29 : BA XXII, 218-221 E;
177, 14 : CSEL 44, 682-683 Enar.
; in Ps. 137, 9 (v. 4) : CChSL 40, 1084 ; Ps. Augustin,
Sermo 108 de tem : PL 39, 1817-1818.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 241

nations cependant glorifient Dieu pour sa miséricorde” (Rm 15,9), ce qui


est l’accomplissement, le temps étant arrivé de cette prédiction du pro-
phète : “Le peuple que je n’avais pas connu m’a rendu un culte, en me
prêtant l’oreille il m’a obéi” (Ps 17,45). Aussi voyons-nous que, par la
grâce du Christ, alors que la nation juive demeurait desséchée, l’univers
entier, dans toutes les nations qui le composent, a été arrosé des torrents
de la grâce chrétienne déversée par les nuées qui en étaient chargées…
D’autre part, il me semble que si la nation juive est désignée sous le cou-
vert de la toison, c’est soit du fait qu’elle devait être dépouillée de toute
autorité doctrinale, comme une brebis est dépouillée de sa toison, soit
parce qu’elle tenait cachée cette pluie fertilisante, qu’elle ne voulait pas
voir se répandre au dehors, c’est-à-dire sur les païens incirconcis (quam
nolebat praeputio praedicari, id est incircumcisis Gentibus revelari)277 .
C’est ainsi que Gédéon et sa toison sont introduits dans un tableau de
l’histoire du salut qui tourne à la polémique antijuive.
Tout autre est l’optique de Pierre Chrysologue. Chez lui la toison est
seulement le symbole de la chair virginale que le Christ reçoit de sa mère
et dont l’immolation procure le salut de l’humanité. Ici, c’est encore le
Psaume 71,6 qui donne lieu à la comparaison suivante :
Alors qu’elle provient du corps, la toison ignore les passions du corps. De
même la virginité, tout en étant dans la chair, ignore les vices de la chair.
Ainsi la pluie céleste, tombant calmement (placido… illapsu), s’est répan-
due sur la toison virginale et l’eau tout entière de la divinité s’est cachée
dans l’avide toison, jusqu’à ce que, pressée au moyen du gibet de la croix,
elle se répande en pluie de salut dans le monde entier278 .
Prolongeant les considérations précédentes, un sermon anonyme, pro-
bablement du haut moyen âge279 , développe les vertus de la toison, cette
fois sur un registre nettement marial :
Le prophète David en effet avait déjà attesté que le Sauveur devait des-
cendre dans le sein de la Vierge de façon secrète et mystérieuse (latenter
et secreto) quand il disait : “Il descendra comme la pluie sur la toison” (Ps
71,6). Quoi d’aussi silencieux et discret que la pluie se répandant sur une

277. Enar. in Ps. 71, 9 (v. 6) : CChSL 39, 978.


278. Sermo 143 de Annuntiatione : PL 52, 583. Ce sermon est présenté avec certitude
comme authentique par A. Olivar, “Deux sermons restitués à saint Pierre Chrysologue”,
RBén 59 (1949) 114-136 (130).
279. Ps. Ambroise, Sermo 5, de natali Domini 3 (PL 17, 611-614) = (avec quelques varian-
tes) Ps. Maxime de Turin, Sermo 5, de natali Domini 3 (PL 57, 541-544). D’après R. Laurentin
(Court traité de théologie mariale, Paris 1953, 134, n° 57), s’appuyant sur une communica-
tion de Mlle Mutzenbecher, ce sermon (incipit :Qua gratia vel quibus laudibus) se trouve
dans le codex Saint-Gall ; il est “donc antérieur à la seconde moitié du VIIIe siècle”.
242 S. LÉGASSE

toison de laine ? Celle-ci ne frappe l’oreille d’aucun son, elle n’éclabousse


d’humidité le corps de personne, mais sans incommoder quiconque, elle
aspire de toute sa substance (toto corpore) la pluie répandue dans ses
multiples parties. Dépourvue de fente (scissuram) qui formerait en elle un
canal unique, elle offre, dans sa douceur compacte, de multiples canaux,
et ce qui semble fermé à cause de l’épaisseur est largement ouvert en rai-
son de la finesse. C’est donc à juste titre que nous comparons Marie à la
toison. Car elle a conçu le Seigneur de telle sorte qu’elle l’a absorbé de
tout son corps (toto… corpore) sans que ce même corps ait à subir de bri-
sure (scissuram). Elle s’est faite douce pour l’accueillir avec déférence,
dure, pour conserver sa virginité. C’est bien, dis-je, à juste titre que Marie
est comparée à la toison, puisque les vêtements du salut destinés aux peu-
ples sont tissés à partir de son fruit. Marie est bien toison, car c’est de son
doux sein qu’est sorti l’agneau qui, portant le lainage – c’est-à-dire la chair
– de sa mère, couvre les plaies de tous les peuples d’une moelleuse toi-
son. Car la blessure du péché tout entière est recouverte de la laine du
Christ, réchauffée par le sang du Chist et, pour recouvrer la santé, vêtue
du manteau du Christ280 .

Sélection des combattants et épreuve de l’eau (Jg 7,1-8)

Origène suit le récit biblique (Jg 7,2-3)281 lorsqu’il justifie la première épu-
ration de l’armée en notant que “ce ne sont pas des combats humains” et que,
selon le Ps 32,16, “le roi n’est pas sauvé par la grandeur de sa puissance”. Ici
les exclus partent d’eux-mêmes, étant “timides et craintifs de coeur” (Jg 7,3).
Pour Origène, ce ne sont pas là deux qualifications synonymes. “Timide”
s’applique à celui qui tremble aux premières échauffourées, mais non au
point d’être atteint dans son coeur, de sorte qu’il pourra reprendre courage.
En revanche la seconde expression, à cause du mot “coeur”, évoque le lâche
qui, avant même d’être en face du danger, s’affole. Mais qu’on se garde bien
de limiter la portée du texte aux circonstances historiques du temps de Gé-

280. PL 17, 613-614 ; 57, 542-543. Ce morceau se retrouve dans la compilation du Ps.
Rufin, Com. in LXXV Psalmos, Ps. 71, 6 (PL 21, 938), qui continue en renouant avec l’ap-
plication classique à l’histoire du salut. Sur l’exploitation mariale ultérieure, voir H.
Marracci, Polyanthea mariana, Cologne 1709, s.v. Vellus. Dans un autre secteur, une fu-
sion, opportune croyait-on, fut effectuée au bénéfice de la maison de Bourgogne, entre la
toison d’or de Jason et la toison de Gédéon : voir H. Huizinga,L’Automne du moyen âge,
Paris 1975, 104-105.
281. Une réminiscence de Jg 7,3 se lit chez Tertullien (Adv. Marc. IV, 16,1 : CChSL 1,
581), introduisant le commandement de l’amour des ennemis par ces mots :loquere in aures
audientium. Voir aussi 4 Esd 15,1 :Ecce loquere in aures plebis meae.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 243

déon, “car aujourd’hui encore le prince de notre milice, le Seigneur et Sau-


veur Jésus Christ, clame à l’adresse de ses soldats : Si quelqu’un est timide
et craintif de coeur, qu’il ne vienne pas à mes combats !” Équivalemment
retentit ici la parole du Christ : “Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit
pas, etc.” (Lc 14,26-27.33), par laquelle il “écarte et éloigne de son camp les
timides et les pusillanimes”. Et comme son armée combat à l’aide de la seule
foi et non par la force physique, il arrive souvent que les femmes aient la
victoire, telles Débora ou Judith, et, sans aller chercher dans l’Antiquité,
telles ces femmes et ces jeunes vierges qui, aujourd’hui encore, endurent le
martyre. L’occasion est de nouveau bonne d’entretenir les fidèles sur ce
grave sujet en leur donnant cette fois un conseil de prudence : que ceux qui
se sentiraient trop faibles n’aillent pas s’exposer au martyre, de peur d’apos-
tasier. En effet, “l’essentiel est de ne pas renier Jésus, qu’on a confessé une
fois” et “s’enfuir pour ne pas renier le Christ, c’est encore le confesser”. Par
conséquent, “si quelqu’un est timide et craintif de coeur, qu’il quitte le camp,
qu’il revienne chez lui, de peur de donner aux autres un exemple de crainte
et de terreur” et d’avoir, par la suite, à endurer le supplice que l’Apocalypse
(21,8) promet aux lâches.
À cette référence au martyre Origène ajoute une autre explication, tant
il est vrai que “dans presque tous les actes des anciens sont représentés
d’énormes mystères”282 . Sur l’ordre de Dieu Gédéon entreprend une se-
conde épuration (Jg 7,4-8). La descente dans l’eau suggère naturellement
l’accès au baptême, et c’est pourquoi les vingt-deux mille écartés de l’ar-
mée symbolisent les catéchumènes qui, effrayés par les exigences de la vie
chrétienne, ont refusé d’aller plus avant et ont été réprouvés. Les autres
sont venus vers l’eau, mais, selon le texte sacré (Jg 7,4), pour y être mis à
l’épreuve. C’est que les néophytes doivent être sur leurs gardes et, à la dif-
férence de ceux qui s’agenouillèrent pour boire, demeurer debout et fermes
devant les tentations qui les attendent283 , sans “se pencher vers les besoins
terrestres et corporels”, ni concéder aux vices en “se prosternant, poussés
par la soif du péché”284 .
Ce sont également les forts (idonei et fortes) que Grégoire d’Elvire re-
connaît dans les trois cents qui participeront au combat. Mais pourquoi si
peu ? “C’est que beaucoup sont appelés mais peu sont élus” (Mt 22,14).

282. In omnibus paene veterum gestis mysteria designantur ingentia. Sur ce genre de re-
marque et la conviction qu’elle exprime chez les pères et les médiévaux, voir De Lubac,
Exégèse médiévale, I/1, 119-128.
283. Origène cite Is 35,3 ; Ga 5,1 ; Ph 4,1 ; 1 Th 3,8.
284. Hom. 9 in Iud. : GCS, Origène, 7, 520.
244 S. LÉGASSE

Grégoire voit ici l’expression du petit reste fidèle, alléguant Is 10,22 (cité
en Rm 9,27) : “Le nombre des fils d’Israël serait-il comme le sable de la
mer, un reste seulement sera sauvé”285 .
Sur le même passage Procope nous laisse le choix entre deux interpré-
tations contradictoires. Certains identifient dans ceux qui lapèrent l’eau du
torrent sans fléchir le genou des “indolents et des paresseux (nôtheis kai
argous)”. Ce sont pourtant ces fidèles qui, à la suite de Gédéon, ont rem-
porté la victoire. De même, c’est “en choisissant les faibles de ce monde,
des pêcheurs et un artisan en cuir (Paul), que le Christ a mis fin à l’attaque
des nations”, entendons, des puissances démoniaques dont Madian est le
symbole. Mais on peut aussi inverser l’exégèse et considérer que les trois
cents qui ont lapé l’eau sont des forts, ceux qui ne cèdent pas à la facilité
mais pratiquent l’ascèse et la tempérance : “C’est une belle vertu que la
tempérance (egkrateia), comme en témoignent les compagnons de Gédéon
qui ont triomphé de Madian”286 .
Doctrine et exemple, telle est la perspective dans laquelle Grégoire le
Grand envisage cette seconde partie de l’épisode en l’appliquant à ceux qui
enseignent dans l’Église. L’eau, c’est “la doctrine de sagesse”. Ne pas plier
le genou pour boire signifie “la rectitude de l’action (recta operatio)”. “Le
Christ part au combat contre les ennemis de la foi avec ceux qui, tout en
puisant aux eaux de la doctrine, n’infléchissent pas la rectitude des
oeuvres” (Rm 2,13 ; He 12,2). De tels hommes “manifestent dans leur ac-
tion ce qu’ils proclament de bouche; ils puisent spirituellement aux flots
de la doctrine, sans se pencher charnellement par de mauvaises actions,
comme il est écrit : <Elle n’est pas belle la louange dans la bouche des
pécheurs>” (Si 15,9)287 .
Cette application est ébauchée par Origène, que stimule une difficulté
du texte. En Juges 7,5 on lit : “Tous ceux qui laperont l’eau avec la langue
comme lape le chien…”. Mais au verset suivant les mêmes sont dits avoir
“lapé l’eau avec leur main à leur bouche”288 . L’allégorie résout le dilemme :

285. Tract. Origenis 14,3 : CChSL 69, 107.


286. Com. in Iud. : PG 87/1, 1068.
287. Mor. in Iob 30,74 : PL 76, 566.
288. Ainsi dans l’hébreu et LXX B. L’original est probablement corrompu. LXX A rem-
place, au verset 6, “main” par “langue” et supprime “à leur bouche”, un arrangement mani-
feste. Augustin (Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 37 : CChSL 33, 350), qui fait remarquer que la
plupart des codices latins omettent “avec leur main” au verset 6, s’efforce de concilier les
deux gestes : les trois cents “prenaient l’eau dans le creux de la main et la jetaient dans leur
bouche; c’est en cela qu’ils imitaient les chiens qui, en buvant n’aspirent pas l’eau à longs
traits comme les boeufs mais l’attirent avec leur langue”.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 245

“les soldats du Christ doivent agir de la main et de la langue, c’est-à-dire


en oeuvre et en parole” (Mt 5,19). Mais Origène n’est pas quitte de la com-
paraison des chiens. Vu la perspective qui le guide, il ne saurait être indif-
férent au fait que le chien, “à ce qu’on dit, conserve plus que les autres
animaux l’amour de son maître et que son affection ne s’efface ni par le
temps ni sous les mauvais traitements”289 .
Demeurons en compagnie de ces animaux familiers où nous entraîne
pareillement Augustin quand il commente le Psaume 67,24 :Lingua canum
tuorum ex inimicis ab ipso. Mais ici la meute scripturaire subit une soi-
gneuse discrimination. Parmi les chiens mentionnés dans les deux Testa-
ments, ceux qu’on doit retenir, “ce sont de louables et non de détestables
chiens”. Il faut donc exclure ceux dont parle l’Apôtre aux Philippiens (Ph
3,2), quand il écrit : “Gardez-vous des chiens !” À écarter également ces
animaux fainéants qui ne savent pas aboyer mais n’aiment qu’à dormir (Is
56,10). En revanche, la parole de la Cananéenne, suivie de la louange de
Jésus (Mt 15,27-28 par.) dessine un tout autre modèle : chiens “fidèles à
leur maître et qui aboient contre ses ennemis pour la défense de sa mai-
son”. De plus, comme le même verset du psaume porte : “detes chiens” et
qu’il fait l’éloge non de leurs dents mais de leur langue, comment ne pas
songer à l’épisode des Juges qui nous occupe ? En effet “ce n’est pas en
vain ni sans un profond mystère que Gédéon reçut l’ordre de ne mener au
combat que ceux qui avaient lapé l’eau du fleuve comme des chiens”, tra-
çant ainsi la figure des fidèles du Christ qui participent à sa victoire290 . Il
est vrai qu’Augustin connaît une autre application, non moins instructive :
comme il ressort de la réponse de Jésus à la Cananéenne (Mt 15,26 par.)
ou encore de l’épisode où David se qualifie lui-même de “chien” devant
Saül (1 S 24,15), cet animal est le symbole d’une humanité vile et mépri-
sable, et c’est parmi elle que le Seigneur, selon Paul (1 Co 1,28), a recruté
les membres de son Église291 . Pour en finir avec le sujet, notons que l’his-
toire de la Cananéenne a pareillement inspiré Grégoire d’Elvire, plus at-
tentif au texte évangélique quand il voit dans les trois cents la figure des
Gentils avant leur accès à la foi292 .

289. Hom. 9 in Iud. 2 : GCS, Origène, 7, 520-521.


290. Enar. in Ps. 67,32 (v. 24) : CChSL 39, 892-893. Mêmes considérations dans E
149,1,10 : CSEL 49, 357-358.
291. Qu. in Hept. ;Qu. Iud. 37 : CChSL 33, 351.
292. Tract. Origenis 14,18 : CChSL 33, 351. Autres développements sur les chiens à pro-
pos de Mt 15,26-27 par., mais sans allusion à Jg 7,5, chez le Ps. Chrysostome, In Chan. et
Phar. 1 : PG 59, 653-655.
246 S. LÉGASSE

Sur un registre différent, Grégoire de Nazianze se souvient du même


épisode lorsque, dans son Discours d’adieu, il s’adresse aux Pères du Ier
Concile de Constantinople et à la foule des fidèles réunis dans l’église
des Saints Apôtres. Célébrant le petit nombre des orthodoxes nicéens, il
les compare tour à tour à Abraham, seul face à tous les Cananéens (Gn
12,6), à Lot, seul devant les Sodomites (Gn 19,6-11), à Moïse devant les
Madianites (Ex 2,15), aux “trois cents compagnons de Gédéon qui,
vaillamment, ont lapé l’eau du torrent, aux maigres troupes d’Abraham
mettant en fuite les troupes innombrables des rois de la Décapole” (Gn
14,14-15). Et l’évêque de se souvenir que, selon l’Écriture293 , la multi-
tude importe peu et que l’oeuvre divine s’accomplit au sein d’une mino-
rité fidèle294 .
Il nous faut à présent considérer le nombre lui-même des combattants,
ce nombre dont les virtualités ont donné lieu à d’inépuisables développe-
ments chez les Pères. Comme souvent, Origène donne le coup d’envoi :
les trois cents, soit cent multiplié par trois, représentent “le nombre de la
Trinité parfaite, sous lequel toute l’armée du Christ est recensée. C’est en
elle que nous souhaitons, nous aussi, être enrôlés”295 . Sur le même thème
Grégoire le Grand est plus disert : le nombre cent signifie d’ordinaire “la
plénitude de la perfection”. Multiplié par trois, il ne peut évoquer que “la
parfaite connaissance de la Trinité”. Et voici l’application :
C’est avec ceux qui sont aptes à connaître les choses divines, qui s’enten-
dent à posséder une idée parfaite de la Trinité qui est Dieu, c’est avec
ceux-là que notre Seigneur a détruit les adversaires de la foi, c’est avec
eux qu’il est descendu au combat de la prédication296 .
Mais l’allusion à l’orthodoxie trinitaire est encore trop peu pour qui
veut extraire toute la substance d’un chiffre aussi prometteur. Pour y réus-
sir on avait les encouragements d’une tradition déjà ancienne, comme en
témoigne le Pseudo-Barnabé (9,8) : désormais le nombre trois cents évo-

293. Rm 9,27 (Is 10,22) ; 11,4 (1 R 19,18) ; 1 Co 10,5.


294. Orat. 42,7 (PG 36, 468). Voir aussi Orat. 4,19 (PG 35, 548), où, dans une série de
prodiges bibliques qui commence avec l’enlèvement d’Hénoch et s’achève par les mira-
cles du Christ et des apôtres, Grégoire nomme, entre autres, “la terre et la toison
demeurant tour à tour couvertes de rosée et préservées de l’humidité… la poignée de
soldats d’élite qui lapèrent dans lesquels fut mise la foi en la victoire et qui vainquirent
de fait, selon l’espoir qui reposait en eux, les milliers d’hommes bien supérieurs à leur
petit nombre”.
295. Hom. 9 in Iud. 2 : GCS, Origène, 7, 521.
296. Mor. in Iob 35 : PL 566.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 247

quera, par l’entremise de la lettre tau, la croix du Sauveur297 . Ainsi, le


poème Adversus Marcionem du Pseudo-Tertullien, dans sa laus patrum,
retient ce rapport parmi d’autres symboles puisés dans le cycle de Gédéon :
Et de fait, sur ce présage, Gédéon terrassa des monceaux de pillards,
en combattant avec le peuple du Christ et peu de soldats,
avec trois cents cavaliers (la lettre grecque tau en est le chiffre)
armés de torches et de cors de musiciens…298
Le tau est le signe de la croix et les cors proclament la vie. L’auteur du
poème prend soin d’indiquer à ses lecteurs latins la raison du symbolisme.
Il en va de même chez Grégoire d’Elvire, qui s’explique :
Trois cents s’écrit chez les Grecs avec la lettre tau. Cette lettre, du fait
qu’elle porte une branche dressée à l’image de l’arbre de la Passion et
l’autre étendue à son sommet comme une antenne (de navire), montre le
signe bien évident de la croix.
Gédéon, type du Christ, “a vaincu ses ennemis par ce nombre”, de
même que Moïse, étendant les mains en forme de croix, obtint le triomphe
sur Amalec (Ex 17,11-12)299 . Plus loin cependant Grégoire se souvient
aussi du symbolisme trinitaire quand il arrive au passage où il est dit que
“Gédéon divisa ses trois cents hommes en trois bandes” (Jg 7,16). Qu’on
ne s’y trompe pas : si Gédéon a procédé de la sorte, ce n’est pas seulement
qu’il s’est comporté en bon stratège, attentif à répartir ses forces, mais c’est
aussi afin que
l’image de la croix, de laquelle les trois cents, grâce à la lettre tau, sont
marqués, fasse ressortir la répartition de la Trinité. Car nul n’emporte la
victoire s’il ne croit à l’égale puissance et au pouvoir identique du Père,
du Fils et de l’Esprit Saint. Voilà par quel mystère Gédéon a vaincu ses
ennemis, et c’est également par lui que nous, qui croyons au Christ,
avons coutume de triompher de toute méchanceté de la puissance ad-
verse300 .

297. Sur ce symbole dans l’ensemble de la littérature patristique, voir H. Rahner, Symbole
der Kirche. Die Ekklesiologie der Väter, Salzbourg 1964, 406-431. Concernant le sort ulté-
rieur de ce signe, voir D. Vorreux, Un symbole franciscain, le tau : histoire, théologie et
iconographie, Paris 1977.
298. Hoc etenim signo praedonum strauit aceruos / Congressus populo Christi sine milite
multo. / Tercento equite (numerus Tau littera Graeca) / Armatis facibusque et cornibus ore
canentum… / Tau signum crucis, et cornu praeconia uitae : CChSL 2, 1436.
299. Tract. Origenis 14,14 : CChSL 69, 107.
300. Tract. Origenis 14,17 : CChSL 69, 110.
248 S. LÉGASSE

Ici se fait sentir l’influence d’Ézéchiel 9,4.6301 . Mais comment ne pas


rappeler un autre chiffre, celui des trois cent dix-huit serviteurs avec les-
quels Abraham vainquit les rois coalisés (Gn 14,14) ? Encore un signe : aux
trois cents qui, ut saepe dictum est, représentent la croix s’ajoutent dix-huit
autres. Et Grégoire de s’inscrire dans la vieille tradition gématrique302 :
“dans ce chiffre dix-huit je vais montrer avec évidence que se trouve le
nom de Jésus, car chez les Grecs dix-huit s’exprime par iota et èta303 , let-
tres qui servent à écrire le nom de Jésus” (IH OY )304 .
Augustin fait également le lien entre les trois cents soldats de Gédéon
et le peloton d’Abraham en remarquant que le nombre de l’armée du pa-
triarche, dépassant de dix-huit l’armée de Gédéon, symbolise le temps où
devait s’accomplir le mystère figuré par la bénédiction de Melchisédec à
Abraham, le “troisième âge”, sub gratia, succédant aux deux premiers, ante
legem et sub lege. Or chacun de ces âges a pour symbole le nombre six, à
cause de sa perfection, et trois fois six font dix-huit. Voilà pourquoi cette
femme dont parle l’Évangile (Lc 13,11) était malade depuis dix-huit ans,
elle que le Christ délivra de l’esclavage du démon305 .
Mais revenons au tau et à la croix. Grégoire d’Elvire était contempo-
rain d’Ambroise, lequel prend lui aussi à son compte le “mystère” des trois
cents prévu par “saint Gédéon” qui indiquait “que le monde devait être
délivré de l’invasion d’ennemis encore plus cruels, non par le nombre
d’une multitude mais au moyen de la croix”306 . De son côté Augustin enri-
chit l’héritage de ses prédécesseurs : le tau, qui évoque la croix307 , est une
lettre grecque, donc représente la foi des Gentils dans le Crucifié, comme
Paul le signifie en désignant ces derniers du nom de “Grecs” (Rm 2,9 ; 1
Co 1,22-24). À juste titre du reste, car “la langue grecque a une si grande
prééminence sur toutes les autres langues des Gentils qu’elle mérite de les
représenter toutes”308 .

301. Voir C. Schneider, “Metôpon”, ThWNT IV, 639, et les commentaires.


302. Déjà chez les Ps. Barnabé 8,9 et Clément d’Alexandrie, Strom. 6,11 : PG 9, 304-317.
Le pape Libère (Socrate, Hist. eccl. 4,12 : PG 67, 492) appliquait ce chiffre aux 318 pères
de Nicée. Autres témoignages patristiques dans Rahner, Symbole, 420.
303. Le texte porte par erreur kappa.
304. Tract. Origenis 14,21-22 : CChSL 69, 110-111.
305. Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 37 : CChSL 33, 351.
306. De Spir. sancto 1, Prol., 5 : CSEL 79, 17.
307. Enar. in Ps. 67,32 (v. 24) : CChSL 39, 892. Sur la croix chez Augustin, voir M. Pon-
tet, L’exégèse de saint Augustin prédicateur, Paris s.d., 355-370.
308. Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 37 : CChSL 33, 350-351.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 249

Terminons ce point avec Grégoire le Grand chez qui apparaissent quel-


ques particularités. Et d’abord sa remarque concernant le tau : cette lettre,
nous dit-il, n’offre qu’une similitude avec la croix ; pour obtenir une iden-
tité, il faut munir le tau d’une branche supérieure309 . Comme le souligne
Hugo Rahner310 , “on voit que le sens, qu’on peut appeler grec, de l’allégo-
rie est en train de mourir”. Les prédécesseurs de Grégoire ne s’embarras-
saient pas de tant de scrupules ou bien, comme Jérôme311 , rappelaient la
forme de croix du taw dans l’ancien alphabet hébreu (samaritain), ce dont
Grégoire n’atteste pas la moindre idée. Peu importe, car son but est avant
tout moral : en suivant Gédéon, les trois cents, dont le nombre signifie la
croix, annoncent ceux qui suivent le Christ dans ses souffrances en portant
leur croix (Mt 16,24 par.). Mais au temps de Grégoire le martyre a cédé la
place à un autre type de combat :
Ceux qui suivent le Seigneur portent d’autant plus réellement leur croix
qu’il se domptent vigoureusement eux-mêmes et sont tourmentés de com-
passion, fruit de la charité, à l’égard de leur prochain. C’est pourquoi il
est dit par le prophète Ézéchiel (9,4) : “Marque d’untau au front les hom-
mes qui gémissent et s’affligent”312 .

Descente au camp ennemi et songe du pain d’orge (Jg 7,9-14)

C’est le mystère de la croix qui domine encore le commentaire de Grégoire


d’Elvire lorsqu’il aborde ce préambule de la victoire. Ayant rappelé le triom-
phe du Christ sur les puissances démoniaques (Col 2,15), il fait ressortir que
le camp ennemi se trouvait dans une vallée (Jg 7,1.8) : d’où, en y descen-
dant, Gédéon préfigure la descente du Christ aux enfers, là “où toute puis-
sance des ténèbres et les esprits immondes ont leurs lieux et sièges”. Et
n’oublions pas le symbolisme des trois cents : accompagnant le héros, ils
représentent, ici encore, la croix par laquelle devait être exterminée “une

309. Notandum vero est quia iste trecentorum numerus in Tau littera continetur, quae crucis
speciem tenet. Cui si super transversam id quod in cruce eminet adderetur, non iam crucis
species, sed ipsa crux esset : Mor. in Iob30,25 : PL 76, 566.
310. Symbole, 423.
311. Com. in Ez. 3,9 : CChSL 75, 106-107. Voir aussi Ps. Jérôme (Bède),In Lam. Ier. : PL
25, 792. On devine l’importance de cette ancienne configuration du taw hébreu pour l’ap-
plication chrétienne d’Éz 9,4 : voir Rahner,Symbole, 410-411.
312. Mor. in Iob 30,35 : PL 76, 566. Isidore de Séville Alleg.
( 76 : PL 83, 111) résume en
quelques mots l’allégorie traditionnelle au sujet du tau : Gédéon avec ses trois cents hommes
est “le type du Christ qui a remporté la victoire sur le monde par le signe de la croix. En effet
le nombre trois cents est contenu dans la lettre tau, laquelle offre l’aspect d’une croix”.
250 S. LÉGASSE

foule innombrable d’ennemis, c’est-à-dire des légions de démons”313 . Mais


avant l’attaque Gédéon, par un geste de la divine bonté, est invité à envoyer
son serviteur en observation auprès des soldats ennemis314 : “Si tu crains de
descendre…”. Cette crainte évoque celle de Jésus au jardin de l’Agonie,
crainte humaine, bien sûr, et qui n’affecte pas la divinité mais visait à dé-
montrer l’humanité réelle du Christ, tout comme la soif, la faim, la fatigue,
les pleurs, la tristesse et, pour finir, la mort (postremo dum moritur). Ici Gré-
goire lance une pointe contre les “hérétiques” docètes “qui nient que le Christ
ait revêtu une chair d’homme et disent qu’il a été un fantôme”. Quant au
serviteur de Gédéon, il est la figure de Jean-Baptiste, “précurseur et fourrier
(metatorem) de l’avènement du Seigneur”, non seulement sur terre mais en-
core aux enfers où il l’a précédé dans la mort.
Le spectacle qui s’offre au regard de l’envoyé est décrit par Grégoire
selon la version biblique dont il dispose : “Et Madian… etAmalec et tous
les ennemis315 étaient comme des sauterelles et les chameaux étaient sans
nombre” (Jg 7,12). Madian est l’image de l’enfer et Amalec celle de la
mort. La comparaison des sauterelles convient “à merveille (mirifice)” aux
ennemis, dans lesquels l’évêque, à la suite d’Origène316 , devine les puis-
sances démoniaques infestant l’air que nous respirons, selon la parole de
l’Apôtre en Ephésiens 5,12. N’en doutons pas,
ces puissances, qui voltigent comme des sauterelles dans l’air de ce
monde, dévorent et détruisant dans leur cruauté comme une moisson la
récolte des bonnes dispositions, autrement dit les jeûnes féconds des hom-
mes et leur nature fertile en justice.

313. Selon la version de la descente de Jésus aux enfers qui y voit une délivrance des âmes
par le triomphe du Christ sur les puissances démoniaques : voir H. Quillet, “Descente de
Jésus aux enfers”, DTC IV/1, 598-603.
314. Tel n’est pas le sens de Jg 7,10, et cela, même dans la version que reproduit Grégoire,
puisqu’elle porte :Si tu times descendere, descendet et puer tuus in castra : Gédéon est in-
vité à se faire accompagner de son serviteur.
315. Omnes contrarii, ce qui pourrait aussi signifier “ceux d’en face”, donc évoquer l’hé-
breu de Jg 7,12 qui porte kol benê qedem (qedem : étymologiquement “ce qui est devant”,
d’où “Orient” ; voir LXX pantes
: hoi hyioi anatolôn ; Vg :omnes orientales populi). Il est
cependant douteux que la Vetus Latina trahisse ici une influence de l’hébreu (voir les réser-
ves de T. Ayuso Marazuela, La Vetus Latina Hispana, I, Madrid 1953, 188-190). Bien plu-
tôt son texte révèle une interprétation facilitante, laquelle pourrait tout aussi bien être
l’oeuvre de Grégoire lui-même, désireux d’amorcer son exégèse démoniaque. De fait
contrarius substantivé n’est pas rare chez les Pères pour désigner le diable ou les démons :
voir les références dans A. Blaise - H. Chirat, Dictionnaire latin-français des auteurs chré-
tiens, chez l’auteur (A. Blaise) 1954, 217.
316. Hom. 8 in Iud. 2 : GCS, Origène, 7, 522 : “La multitude des démons a été comparée
aux sauterelles parce que le domicile des démons n’est ni le ciel ni la terre”.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 251

Quant aux chameaux, leur aspect évoque


les princes des démons, difformes, démesurés et tortueux, chez lesquels rien
n’indique un coeur droit, et qui, brûlant des flammes de la démence, grincent
des dents afin d’évacuer plus énergiquement la rage de leur malice.
On arrive ainsi au songe, qui représentait “un plat dans lequel tournait
un pain”317 , façon indirecte (sinuose) de désigner
le sein de la Vierge Marie dans lequel tournait le Christ, pain de vie, “né
d’une femme sous la Loi” (Ga 4,4), cette Loi que notre Seigneur n’était
pas venu abolir mais accomplir (Mt 5,17)… Il vint frapper le camp des
ennemis, à savoir toute puissance du diable, et briser toute malice de Sa-
tan par la force de sa majesté318 .
Mais un pain d’orge est-il apte à signifier un tel mystère ? Les interpré-
tations rapportées par Procope témoignent d’avis différents. Pour les uns,
le pain d’orge, aliment fruste, est “le signe de la tempérance (egkrateia)
grâce à laquelle la victoire a été remportée sur le camp de Madian”. Pour
les autres, l’image vise non les soldats de Gédéon mais leurs adversaires :
la nature grossière du pain fait penser à la débauche qui caractérisait les
Madianites et par laquelle ils avaient naguère dévoyé Israël (Nb 25,1-
18)319 . Augustin retient le même aspect, mais pour l’appliquer à la fonda-
tion de l’Église : “cette figure a la même signification que celle des chiens :
le Sauveur devait confondre les superbes par ce qui est méprisable aux
yeux du monde” (1 Co 1,28)320 .

Le raid nocturne : cruches et trompettes (Jg 7,15-22)

L’opération-surprise décrite en Juges 1,15-22, notamment le stratagème mis


en oeuvre par Gédéon, n’a pas manqué d’animer la verve allégorique des
Pères. Mais avant d’en venir au détail, notons, avec Théodoret, que Dieu, en

317. Magis itaque illa vel maggida in qua panis volvebatur. Le texte biblique (Jg 7,13) cité
par Grégoire porte :et ecce magida panis hordeaceus volvebatur in castra Madian, où le
mot magis est pris dans son sens de “récipient” et où, corollairement figure un in qui ne
correspond ni à l’hébreu ni aux Septante : dans ceux-ci kai
( idou magis artou krithiniou) le
mot magis signifie “miche” ou “galette”. Étant donné que Grégoire se singularise sur ce
point (voir T. Ayuso Marazuela, La Vetus Latina Hispana, II, Madrid 1967, 294-295), on le
soupçonne d’avoir, ici encore, modifié le texte de sa citation en vue de l’exégèse qui suit.
318. Tract. Origenis 14,5-16 : CChSL 69, 107-110.
319. Com. in Iud. : PG 97/1, 1068.
320. Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 39 : CChSL 33, 351-352.
252 S. LÉGASSE

la circonstance, s’est servi de “soldats sans équipement guerrier (gymnois),


annonçant ainsi l’envoi des apôtres, pareillement démunis, dans l’univers321 .
C’est aussi un mystère prophétique que, d’après Grégoire le Grand, recèle
l’entreprise de Gédéon, car elle échappe aux règles habituelles du combat :
Qui en effet est jamais venu au combat avec des cruches et des lampes ?
Qui, s’avançant contre des armes, a négligé les armes ? Ce serait là pour
nous choses bien ridicules si elles n’avaient été terribles pour les ennemis.
Mais nous avons appris, au témoignage de la victoire, à ne pas tenir pour
négligeable ce qui s’est passé. Ainsi Gédéon, s’avançant au combat, si-
gnifie l’avènement du Rédempteur, au sujet duquel il est écrit :Tollite
portas, etc. (Ps 23,7.9)322 .
Mais examinons ce qui compose cet étrange armement. Origène donne
l’élan allégorique. Les torches, selon lui, renvoient aux “lampes allumées”,
symbole de la vigilance chrétienne (Lc 12,35 ; Mt 25,1-13)323 , ainsi qu’à
la lumière que le Christ exhorte ses disciples à faire briller devant les hom-
mes (Mt 5,16) : “C’est avec de telles lampes que doit combattre le soldat
du Christ, brillant de la lumière des oeuvres et de la splendeur des actions”.
Et pour les trompettes : “Celui qui parle des choses célestes, qui disserte
des réalités spirituelles, qui révèle les mystères du Règne des Cieux (Mt
13,11), celui-là sonne du buccin”. La matière dont sont faites ces trompet-
tes n’est pas non plus sans signification. En effet “il est dit du saint : <Sa
corne sera exaltée dans la gloire> (Ps 111,9). De là, la trompette de chacun
est dite de corne, du fait qu’elle expose la science multiple du Christ et les
mystères de sa croix qui est désignée par la corne”.
Origène conclut son homélie par cette exhortation :
Que dans cette guerre la lumière des oeuvres, la forme de la science, la
prédication de la parole divine nous précèdent. Combattons nous aussi par
des hymnes, des psaumes et des cantiques spirituels, chantant et clamant
vers Dieu (Col 3,16 ; Ep 5,19), pour que nous méritions d’obtenir de lui
la victoire dans le Christ Jésus, notre Seigneur, à qui est la gloire dans les
siècles des siècles. Amen324 .
Alors que Théodoret considère ici l’envoi des apôtres “portant les tor-
ches des miracles et la trompette de la prédication”325 , c’est aux cruches

321. Qu. in Iud. 16 : PG 80, 501; idem Procope,Com. in Iud. : PG 87/1, 1068.
322. Mor. in Iob 30,25 : PL 76, 565. Repris par Isidore de Séville,Qu. in lib. Iud. : PL 83,
383-384.
323. Procope (Com. in Iud. : PG 87/1, 1069) renvoie explicitement aux vierges sages de
l’Évangile.
324. Hom. 9 in Iud. 2 : GCS, Origène, 7, 521-522.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 253

que s’attache tout particulièrement Grégoire d’Elvire, intarissable comme


de coutume. Ayant indiqué à ses ouailles que le mot hydriae de son texte
biblique signifie chez les grecs vasa aquaria, il n’a pas de peine à voir dans
ces récipients l’image de nos corps de chair, faits de limon du sol (Gn 2,7)
et préparés en vue de l’eau du baptême : Paul ne les compare-t-il pas à des
vases d’argile (2 Co 4,7) ? Mais les cruches de Gédéon étaient “vides” (Jg
7,16), images des corps non encore baptisés. Cependant, si tel est le sym-
bole, pourquoi briser les cruches ?Voici la réponse : “Personne ne doute,
frères, qu’aucun chrétien ne puisse remporter la victoire sur ses ennemis
s’il n’a, au préalable, brisé en son intérieur ses oeuvres charnelles par la
force de l’esprit”. Mais tout est loin d’être dit sur ces cruches, et l’épisode
de Jérémie chez le potier (Jr 18,3-4) nous apprend que l’homme, d’abord
formé à l’image de Dieu mais ensuite contaminé par le péché, “n’avait pas
encore été cuit par l’Esprit de feu dans le four de l’Église”. C’est pourquoi
il a fallu le refaire et, dans ce but, “il a été brisé puis, tel l’argile, remodelé
selon de justes proportions dans l’eau du baptême”. Le divin potier
a plongé l’âme dans la piscine baptismale puis, l’en ayant retirée, l’a mise
sur la roue de l’Évangile en la faisant tourner par les mouvements précipi-
tés des professions de foi. Alors, il a rendu l’âme bien structurée par ses
engagements, coordonnée par les liens de la règle de vie et, du fait qu’elle
était également enflammée de l’ardeur de l’Esprit, apte et capable de re-
cueillir la grâce céleste.
À cette exégèse sacramentelle Grégoire joint l’exhortation morale. Les
cruches brisées indiquent aussi que “dans le combat de la persécution nous
ne pouvons vaincre le diable, notre ennemi, que si nous brisons nos corps
par le martyre, par la variété des supplices et, pour finir, par la mort elle-
même”. Mais il y a aussi les torches et les trompettes. Les premières repré-
sentent “les torches du martyre et les flambeaux resplendissants de la foi”.
Que le chrétien brise “les vices charnels” ou qu’il subisse le martyre, il
manifeste “aux égarés la lumière de la vérité que recouvrent, dans la nuit
de ce monde, les ténèbres de l’ignorance”. C’est ainsi également qu’à
l’image des vierges de l’Évangile, il va “au devant du Seigneur époux lors
de sa venue” et pénètre avec lui “dans la chambre nuptiale”. Enfin
nous utilisons aussi des trompettes, qui sont les louanges des oeuvres di-
vines, par lesquelles, grâce à nos sonneries guerrières, nous tenons en ha-
leine les soldats du Christ, ou bien nous pouvons, en faisant retentir le
bruit d’une rauque fanfare, terrifier les rebelles et réveiller les dormeurs326 .

325. Qu. in Iud. 16 : PG 80, 504.


326. Tract. Origenis 14,23-29 : CChSL 69, 111-112.
254 S. LÉGASSE

Grégoire le Grand s’étend lui aussi sur le singulier attirail des soldats
de Gédéon dont il donne, d’emblée, la triple signification par une manière
de lexique : “les trompettes désignent la clameur des prédicateurs (de
l’Évangile) ; les torches, la clarté des miracles ; les cruches, la fragilité des
corps”. En fait, le développement qui suit est centré avant tout sur le mar-
tyre des apôtres et la conversion des persécuteurs :
Ceux que notre Chef a menés avec lui au combat de la prédication ont été
tels que, méprisant le salut des corps, ils ont abattu leurs ennemis en mou-
rant eux-mêmes et triomphé de leurs épées non par des armes, non par des
épées, mais par le support. Car c’est bien sans armes que nos martyrs sont
venus au combat sous le commandement de leur Chef, mais avec des
trompettes, mais avec des cruches, mais avec des torches ! Ils ont sonné
de la trompette en prêchant ; ils ont brisé les cruches en opposant aux glai-
ves ennemis leurs corps pour être brisés par la souffrance ; ils ont brillé
par les torches quand, après la destruction de leurs corps, ils ont étincelé
par les miracles. Et sans attendre, les ennemis en fuite se sont retournés :
voyant étinceler de miracles les corps des martyrs défunts, brisés par la
lumière de la vérité, ils ont cru ce qu’ils avaient combattu.
Tant il est vrai que les prédicateurs de l’Évangile ont remporté plus de
succès une fois morts327 que par l’action qu’ils menèrent de leur vivant,
autrement dit,
les ennemis ont résisté aux cruches328 , mais ils se sont enfuis devant les
torches. Car les persécuteurs de la sainte Église ont bien résisté aux prédi-
cateurs de la foi tant qu’ils se trouvaient dans leurs corps; mais après la
destruction de ceux-ci, ils ont pris la fuite à l’apparition des miracles, étant
donné que, saisis de frayeur, ils ont cessé de persécuter les fidèles. En
d’autres termes, par la prédication des trompettes, les cruches des corps
étant brisées, ils ont été terrifiés en voyant les torches des miracles.
Mais il ne faut pas négliger un détail : les soldats de Gédéon tenaient leur
trompette dans la main droite et leur cruche dans la gauche. Or, d’après l’es-
timation courante, la droite équivaut à ce qui est important, la gauche à ce qui
est négligeable. D’où l’application : “les martyrs du Christ ont en haute es-
time la grâce de la prédication; ils tiennent en revanche pour peu de chose
l’intérêt des corps”. Mais les torches évoquent aussi la lampe que, selon l’Évan-
gile (Mt 5,15), on ne doit pas mettre sous le boisseau, c’est-à-dire l’“avantage
temporel”, lequel ne doit pas “cacher la lumière de la prédication, ce que, en

327. C’est à l’union mystique, on à la prédication de l’Évangile que saint Jean de la Croix
applique le même épisode dans la Montée du Carmel, l. II, ch. 10.
328. À entendre symboliquement non d’après la lettre du texte biblique.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 255

vérité, aucun élu ne fait”. Il convient au contraire de placer cette lumière sur
le candélabre, soit “la condition corporelle sur laquelle la lampe est posée
quand on fait passer le soin de la prédication avant ce même corps”329 .

Eau du torrent et guerre sainte : baptême et ascèse

Remontons dans le passé et quittons l’Église grecque et latine pour la sy-


riaque en unissant les deux épisodes de Juges 7,1-8 et 7,15-22. La VIIe
Démonstration d’Aphraate “Sur les pénitents” concerne les ascètes330 qui,
s’étant engagés, lors de leur baptême, à vivre dans la continence, ont suc-
combé par la suite. Aphraate les exhorte à confesser leur faute à leur père
spirituel, tandis que celui-ci est invité à leur réserver un accueil plein de
miséricorde. Puis, les pénitents devront revenir à leurs premiers engage-
ments. C’est à rappeler ces derniers qu’est consacrée une exhortation dont
l’essentiel paraphrase les consignes de guerre du Deutéronome (20,1-9)331 .
Elle commence par ces mots :
Ô vous qui avez été appelés au combat, écoutez le son de la trompette et
prenez courage. Je m’adresse aussi à vous qui portez les trompettes, prê-
tres, scribes et sages…
Après cette tirade, en prose rythmée, Aphraate poursuit :
Et je vous dis à vous, joueurs de trompette, quand vous aurez achevé vo-
tre exhortation, voyez qui retourne en arrière et observez ceux qui restent;
faites descendre à l’eau de l’épreuve ceux qui s’offrent eux-mêmes au
combat. Quiconque est vaillant, l’eau l’éprouvera ; mais ceux qui sont lâ-
ches seront écartés de là332 .

329. Mor. in Iob 30,25 : PL 76, 566-567. Sur cette institution prémonastique dans les com-
munautés syriaques, objet d’un long débat, voir les remarques de T. Jansma, “Aphraates’
Demonstration VII §§ 18 and 20. Some Observations on the Discourse on Penance”, PdO 5
(1974) 21-48 ; R. Murray,Symbols of Church and Kingdom. A Study in Early Syriac Tradi-
tion, Cambridge 1975, 12-17. Il est loin d’être prouvé que les connexions ascétiques du
baptême, à l’époque et dans le milieu d’Aphraate, aient perdu de leur vigueur et que l’ex-
hortation de Dém. VII,18 n’ait été alors qu’une simple “survivance liturgique”, comme le
soutient A. Vööbus, Celibacy, a Requirement for Admission to Baptism in the Early Syrian
Church, Stockholm 1951; Idem, A History of Asceticism in the Syrian Orient (CSCO, subs.,
14, t. I), Louvain 1958, 93-95, 175-178.
330. Voir R. Murray, “The Exhortation to Candidates for Ascetical Vows at Baptism in the
Ancien Syriac Church”, NTS 21 (1974-75) 59-80 (60-61) ; Idem,Symbols, 15.
331. Voir Murray, “The Exhortation” ; Idem,Symbols, 15.
332. Dém. VII,18 : PS I/1, 341 et 344.
256 S. LÉGASSE

Telle est la discrimination que préfigure l’épisode du torrent en Juges 7,4-


7, “type du baptême, symbole du combat (ascétique) et image des <solitai-
res>”, peu nombreux comme les trois cents guerriers de Gédéon et conformes
à la sentence évangélique : “Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus” (Mt
22,14)333 . Suit une parénèse devant être adressée aux candidats au baptême
par “les joueurs de trompette, les hérauts de l’Église” et dont le sens est de
mettre ces candidats devant un choix : qu’ils décident avant le baptême s’ils
veulent mener la vie ascétique ou être chrétiens mariés, gérant leur propriété
et les affaires de ce monde334 . Après quoi, les ministres “conduiront à l’eau
du baptême ceux qui auront été choisis pour le combat et ils les éprouveront”.
Ici la comparaison avec les guerriers de Gédéon devient boiteuse335 : ce n’est
pas en effet pendant la cérémonie du baptême que les prêtres pouvaient ob-
server les critères permettant de sélectionner les sujets aptes à la vie ascéti-
que ! Mais pour qui l’enseignement est avant tout une paraphrase scripturaire
l’adhésion au texte sacré devient une nécessité. C’est pourquoi Aphraate con-
tinue en mettant au jour le “grand mystère” que recèle l’ordre donné par Dieu
à Gédéon : “Quiconque aura lapé l’eau comme un chien doit aller au combat”
(d’après Jg 7,5). Ce “mystère”, le voici :
De tous les animaux qui ont été créés avec l’homme aucun n’aime son
maître comme le chien, ni ne veille jour et nuit à ses côtés. Quoique son
maître le frappe souvent, il ne le quitte pas. Quand il accompagne son
maître à la chasse et qu’un lion vigoureux tombe sur ce dernier, il donne
sa vie à sa place. C’est ainsi que se comportent ls vaillants qui se sont mis
à part au moyen de l’eau. Ils suivent leur maître comme des chiens, don-
nent leur vie pour lui, mènent courageusement son combat et veillent jour
et nuit à ses côtés. Ils aboient comme des chiens, méditant la loi jour et
nuit (Ps 1,2). Ils aiment notre Seigneur et lèchent ses plaies (Lc 16,21)
quand, recevant son corps, ils le placent sous leur regard336 et le lèchent
de leurs langues comme le chien lèche son maître. Ceux, par contre, qui
ne méditent pas la loi sont appelés “chiens muets qui ne peuvent aboyer”

333. Dém. VII,19 : PS I/1, 244-345.


334. Dém. VII,20 : PS I/1, 345.
335. Voir E.J. Duncan, Baptism in the Demonstrations of Aphraates the Persian Sage,
Washington 1945, 102-103.
336. Allusion à un mode de réception de l’eucharistie (voir aussi Dém. XX,8 : PS I/1, 905)
dont témoignent Cyrille de Jérusalem Cat. myst. 5,21-22 (PG 32, 1123-1126) et Jean Da-
mascène, De fide orth. 4,13 (PG 94, 1149). Le premier exhorte ainsi le fidèle : “puisque sur
ta main droite va se poser le Roi, fais-lui un trône de ta gauche ; dans le creux de ta main
reçois le corps du Christ, et réponds : Amen. Après avoir avec attention sanctifié tes yeux
par le contact du saint corps, prends-le et veille à n’en rien laisser perdre” (trad. J. Bouvet,
Saint Cyrille de Jérusalem Catéchèses baptismales et mystagogiques, Namuir 1962, 485).
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 257

et tous ceux qui ne s’adonnent pas au jeûne sont appelés “chiens avides337
et incapables de se rassasier” (Is 56,10-11). Mais ceux qui s’appliquent à
implorer la miséricorde reçoivent le pain des enfants et on le leur jette (Mt
15,6)338 .
Laissant le symbolisme des chiens, Aphraate se tourne ensuite vers
l’autre groupe, ceux qui sont exclus :
Que ceux qui se prosterneront pour boire de l’eau n’aillent pas avec toi au
combat (Jg 7,5), de peur qu’il ne succombent339 et ne soient vaincus dans
le combat. En effet ceux qui buvaient l’eau paresseusement préfiguraient
la chute (spirituelle). C’est pourquoi, mon très cher, il convient que ceux
qui doivent succomber au combat ne ressemblent pas à ces lâches, de peur
qu’ils ne tournent le dos à la bataille et de ne deviennent un objet de mé-
pris pour leurs compagnons340 .
Autrement dit, que les chrétiens qui se savent inaptes à la continence
n’aillent pas se joindre à ceux qui s’engagent sur cette voie en recevant le
baptême ; ils s’exposeraient à un lamentable retour en arrière.
Ainsi se développe une typologie au service d’une double conception
de la vie chrétienne et, conjointement, des implications du baptême. On
retrouve cette conception, avec le lot d’images guerrières qui la sous-tend,
dans les hymnes baptismales, dites “Sur l’Épiphanie”, attribuées à
Éphrem341 . C’est le cas, tout particulièrement, de l’hymne 8 (strophes 16-
17)342 . Moins suggestive de ce point de vue, l’hymne 7 (strophes 8-9) tou-

337. Littéralement “dont l’âme est avide”.


338. Dém. VII,21 : PS I/1, 348-349.
339. Il est à peu près impossible de rendre en français la coïncidence du syriaque qui em-
ploie ici le même verbe nfal pour “tomber à terre” ou “se prosterner” et “succomber” dans
la bataille.
340. Dém. VII,21 : PS I/1, 349. Gédéon figure aussi enDém. XXI,22 : PS I/1, 985, entre
Samson et Barac, dans un catalogue rythmé de justes persécutés. Sur cette forme littéraire,
voir R. Murray, “Some Rhetorical Patterns in Early Syriac Litterature”, dans :A Tribute to
A. Vööbus, Chicago 1977, 109-131.
341. L’authenticité de ces hymnes, mise en doute par E. Beck (CSCO, 187, syr. 83, V-VI)
est confirmée, au moins pour certaines d’entre elles, grâce à deux études de A. De Halleux,
“Une clé pour les hymnes d’Éphrem dans le ms. Sinai Syr. 10”, Le Muséon 85 (1972) 171-
197 : Idem, “La transmission des hymnes d’Éphrem d’après le ms. Sinai Syr. 10”, dans :
Symposium Syriacum 1972, OrChrA 197 (1974) 21-62 (38).
342. CSCO 186, syr. 82, 173. Concernant les deux degrés de la vie chrétienne d’après
Éphrem, voir E. Beck, “Ascétisme et monachisme chez saint Éphrem”, OrSyr 3 (1958) 273-
298. On notera cette appréciation de l’auteur : “Selon toute vraisemblance, on peut… affir-
mer que la tradition, en célébrant Éphrem en tant que moine, a confondu le monachisme
avec l’ascétisme de la jeune Église, et qu’elle a complété le portrait de l’ascète Éphrem par
certains traits d’un pseudo-moine Éphrem” (298).
258 S. LÉGASSE

che directement notre sujet. Ici l’exemple de Gédéon et de sa troupe figure


au milieu d’une série de types bibliques du baptême :
À partir de l’eau Gédéon s’est choisi les hommes qui ont triomphé dans la
bataille.
Vous êtes descendus dans l’eau pure; remontez, triomphez au combat.
Recevez de l’eau le pardon et du combat le couronnement.
Baptisés, prenez vos lampes, comme les gens de Gédéon ont pris des
torches.
Triomphez des ténèbres par vos torches et du silence par vos hosannas.
Car Gédéon, lui aussi, dans la bataille, a vaincu par le son (des trompet-
tes) et la flamme343 .
Sans vouloir enquêter ici sur l’arrière-plan de cette adaptation du motif
de la guerre sainte au baptême et à ses implications ascétiques344 , remar-
quons que le récit des Juges a contribué pour sa part à exprimer une con-
ception qui a profondément marqué le christianisme syriaque et n’a pas été
sans conditionner son évolution au cours de siècles.

Gédéon idolâtre ? (Jg 8,24-27)

Avec le butin pris sur les Madianites, “Gédéon fit un éphod et l’érigea dans
la ville, à Ophra. Tout Israël alla se prostituer derrière (cet éphod) et il fut
un piège pour Gédéon et toute sa maison” (Jg 8,27).
Au sujet de l’éphod de Gédéon, les Pères de L’Église se situent à l’occa-
sion sur le plan technique345 . Théodoret le confond purement et simplement
avec le vêtement du grand prêtre, auquel était attaché le “rational (logion)”346 .
Il précise que celui-ci jouait le rôle d’instrument divinatoire et servait en par-
ticulier à indiquer la future victoire pendant la guerre (1 S 14,18-19)347 . C’est
aussi au vêtement (ependyma ou epômis, superhumerale) du grand prêtre que
songe d’abord Augustin, qui ne tarde pas cependant à s’interroger : comment
Gédéon a-t-il pu y introduire l’énorme quantité d’or prélevée sur l’ennemi

343. CSCO 186, syr. 82, 164.


344. Voir l’étude approfondie de Murray, “The Exhortation”, 67-80.
345. En vue de débrouiller le rapport entre les diverses acceptions de l’éphod dans la Bible
voir De Vaux, Les institutions de l’Ancien Testament, II, 200-206 ; Elliger,Leviticus, 116-117.
346. Logion ou logeion désigne le pectoral dans les Septante et les autres versions grecques
de la Bible chez Josèphe (AJ III,163), Philon (Vita Mos. II,13), et égard à la fonction oracu-
laire de cet ornement. L’étymologie du terme hébreu correspondant (hoshen) est discutée.
La Vulgate rend machinalement le grec par rationale.
347. Qu. in Iud. 17 : PG 80, 504.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 259

(Jg 8,26) ? Car il s’agissait bien d’une vêtement, comme le confirme l’ex-
pression ephud bar (= ephod bad) pour désigner la tunique de lin que la mère
de Samuel fit pour son fils (1 S 2,18). Augustin offre une première solution à
ce problème : le vêtement en question était tout en or et si raide qu’il pouvait
tenir debout : “il n’est pas dit en effet que Gédéon le déposa, mais qu’il le
dressa (statuit)”. Plus loin cependant Augustin envisage d’autres possibilités.
La première est de comprendre l’éphod comme pars pro toto : avec l’or des
dépouilles Gédéon aurait fondé un sanctuaire, avec tous ses ornements et
ustensiles sacrés, parmi lesquels figurait l’éphod pontifical ; celui-ci les résu-
mait tous, étant “le vêtement par excellence du sacerdoce”. Mais on peut
aussi penser que Gédéon, pour confectionner l’éphod, n’utilisa qu’une partie
des dépouilles, juste ce qui était nécessaire348 .
Plus délicat est le problème posé par l’idolâtrie que Gédéon déclencha
par cette opération. Théodoret s’efforce d’innocenter notre héros : si, appa-
remment, celui-ci commit une infraction à la Loi, puisque seuls les prêtres
pouvaient porter l’éphod, en fait on ne peut l’accuser d’impiété (asebeia).
Car, d’abord, étant “prince et stratège”, il avait besoin de cet accessoire pour
s’orienter dans ses campagnes, comme ce fut le cas plus tard pour Saül (1 S
14,18-29). Quant au rôle idolâtrique de cet objet, Gédéon n’en est pas res-
ponsable : c’est le peuple qui, à l’occasion de l’éphod, a sombré dans l’ini-
quité. Mal lui en prit d’ailleurs, car ce qui arriva par la suite à Abimélek et
aux Sichémites (Jg 9,22-49) montre assez que “l’accord pervers de ceux qui
usèrent de (l’éphod) procura leur massacre général du fait de la dissension à
laquelle cet accord aboutit. Car ceux qui s’entendirent pour massacrer les
fils de Gédéon (Jg 9,5) se détruisirent mutuellement”349 .
Pour Augustin en revanche, Gédéon fut bel et bien coupable dans cette
affaire. Non qu’il ait dévoyé le peuple en érigeant lui-même une idole :
l’éphod n’en était pas une mais un vêtement sacerdotal. Pourtant il était
interdit de faire quoi que ce soit de semblable en dehors du cadre du ta-
bernacle et de son culte. En effet si, consacrés au culte de Dieu dans le ta-
bernacle, de tels objets étaient par le fait même à l’abri d’hommages
idolâtriques, il n’en allait pas de même quand ils se trouvaient hors du
sanctuaire légitime. Ce fut donc une faute qui entraîna la perte de Gédéon
et de sa famille350 . Mais – nouvelle question – comment se fait-il que, se-
lon la Bible (Jg 8,28), le pays ait été en repos pendant quarante ans, alors
que Gédéon venait d’entraîner Israël dans le péché en érigeant l’éphod ?

348. Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 41 : CChSL 33, 352-354.


349. Qu. in Iud. 17 : PG 80, 504-505.
350. Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 41 : CChSL 33, 352-355.
260 S. LÉGASSE

C’est que le récit procède “par prolepse” : l’auteur a joint à la description


des dépouilles l’usage qu’en fit Gédéon. En réalité, celui-ci ne commit sa
faute qu’à la fin de sa vie et c’est alors que le châtiment s’abattit sur sa
descendance351 . Mais on pourrait également admettre que l’éphod fut érigé
plus tôt, selon l’ordre du récit biblique, tout en notant que cette transgres-
sion fut moindre que celle des Israélites après la mort de Gédéon (Jg 8,33).
L’éphod, qui contrevenait assurément à la volonté de Dieu, restait en lui-
même un objet destiné au culte légitime du tabernacle. En revanche, le
culte des idoles “ne peut même pas s’autoriser du prétexte fallacieux de
suivre la religion des pères”. C’est pourquoi Dieu, qui avait toléré patiem-
ment l’éphod au point d’accorder la paix au pays, ne put laisser impunie
l’idolâtrie flagrante (apertissimam post idola fornicationem) commise par
la suite352 .

Grandeur et vertus de Gédéon

Le premier auteur chrétien à mentionner Gédéon est celui de l’Épître aux


Hébreux, où Gédéon figure en tête d’une énumération de héros de la foi
dans l’ancienne alliance : “Et que dirai-je encore ? Le temps me manque-
rait si je racontais ce qui concerne Gédéon, Barac, Samson, Jephté, David,
ainsi que Samuel et les prophètes…”. Parmi eux il en est qui, “grâce à la
foi… montrèrent de la vaillance à la guerre, refoulèrent des invasions étran-
gères” (11,32-34). Nul doute qu’ici Gédéon ne soit inclus.
Quant aux Pères de l’Église, l’estime dans laquelle ils le tiennent dé-
passe de beaucoup ce qu’on peut recueillir dans la littérature juive. Mais il
faut remarquer que plusieurs d’entre eux ont de bonnes raisons pour cela :
non seulement Gédéon, par son action anti-idolâtrique, fut un maître d’en-
seignement (didaskalos) parmi ses contemporains353 , mais il était encore
prophète. Non qu’il ait prononcé des oracles, mais la typologie guide ici la
lecture et permet de saisir à travers tout acte et toute parole du héros une
préfiguration des réalités chrétiennes et, partant, de lui attribuer une vue
prophétique sur l’avenir. Si Gédéon se comporte et s’exprime de façon par-
fois surprenante, ce ne saurait être sans motif. “Un homme si grand et d’un
telle qualité (vir tantus et talis), dont le saint apôtre écrivant aux Hébreux

351. Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 42 : CChSL 33, 254.


352. Qu. in Hept. 7 ;Qu. Iud. 43 : CChSL 33, 354-355.
353. Théodoret, Qu. in Iud. 14 : PG 80, 501.
EXÉGÈSE JUIVE ET EXÉGÈSE PATRISTIQUE 261

(l’épître est attribuée à Paul) fait mention dans le catalogue des prophètes”
(He 11,32), prévoit en effectuant chacune de ses démarches toute sorte de
mystères354 . Partout il reconnaît “par la vigueur de son esprit le symbole
d’une réalité spirituelle”355 et, doué d’un sens prémonitoire, il ne cesse de
“prêter attention aux mystères d’en haut”356 . Jusqu’au nom même de Gé-
déon qui, nous l’avons vu, annonce l’incarnation du Fils de Dieu !
Mais il convenait qu’une fonction aussi sublime s’accompagnât de la
plus haute qualité morale. Alors que tel Père vante la modestie de Gé-
déon357 , c’est la foi qui, au jugement de l’ensemble, constitue sa vertu prin-
cipale, comme il découle d’Hébreux 11,32. “Homme très croyant”358 , “c’est
en mettant sa foi en Dieu qu’il a triomphé de tant de milliers d’ennemis
avec trois cents hommes”, ce qui explique que Paul l’ait “compté au nom-
bre des croyants”359 . C’est dans cette perspective que, selon Théodoret, il
faut comprendre l’ordre divin en Juges 6,14 : “V a avec cette force qui est
tienne” revient à dire : “A vec cette foi dispose tes troupes et tu vaincras”.
Gédéon en effet, d’après le verset précédent, “se souvenait des merveilles
accomplies par Dieu et il avait sur Dieu une doctrine ferme (bebaian…
doxan) qui l’amenait à penser que Dieu pourrait, s’il le voulait, sauver fa-
cilement (les Israélites) des calamités qui les opprimaient”360 . Aussi ne
faut-il pas s’étonner que certains Pères361 n’hésitent pas à gratifier Gédéon
du titre de “saint”.

Simon Légasse, ofm cap


Institut Catholique, Toulouse

354. Origène, Hom. 8 in Iud. 5 : GCS, Origène, 7, 514.


355. Ambroise, De Vid. 18 : PL 16, 240.
356. Ambroise, De Spir. sancto I, Prol., 4 : CSEL 79, 17.
357. Théodoret, Qu. in Iud. 13 : PG 80, 501 metriôi
: kechrèmenos phronèmati, à propos de
la répartie en Jg 6,15.
358. Origène, Hom. 8 in Iud. 4 : GCS, Origène, 7, 513.
359. Procope, Com. in Iud. : PG 87/1, 1065.
360. Qu. in Iud. 13 : PG 80, 501.
361. Origène, Hom. 8 in Iud. 4 : GCS, Origène, 7, 513 sanctus,
( sanctissimus Gedeon) ;
Ambroise, De Spir. sancto I, Prol., 5 : CSEL 79, 17 sanctus
( Gedeon) ; Prol., 11 : CSEL
79, 20 (sanctus Hierobaal) ;De vid. 18 : PL 16, 240 sanctus
( Gedeon).
262 S. LÉGASSE

Sources juives (éditions utilisées)

Aggadat Esther : éd. S. Buber, Cracovie 1897 ; Vilna 1925 (seule cette dernière édition a
été utilisée).
Arukh ha-shalem de Nathan Ben Yehiel, éd. A. Kohut, avec additamenta (= vol. IX) de S.
Krauss, 9 vol., Vienne 1878-1885 (réimpr. New York 1955).
Cantique rabba : éd. Sh. Dunsky, Jérusalem - Tel Aviv 1980.
Chronique de Yerahmeél : M. GASTER,The Chronicles of Jerahmeel… Translated for the
first time from a unique manuscript in the Bodleian Library… together with an introduc-
tion, critical notes… Prolegomena by F. Schwarzbaum, New York 1971 (1re éd. 1899).
Deutéronome rabba : éd. S. Liebermann, Jérusalem 1964, 2e éd.
Flavius Josèphe, Oeuvres, éd. et trad. de H.St. Thackeray - R. Marcus - A. Wikgren - L.H.
Feldman, coll. (The Loeb Classical Library), 9 vol., Londres - Cambridge (Mass.) 1926-
1965 (réimpr. diverses). - Les Antiquités juives. Établissement du texte, trad. et notes
par É. Nodet, aidé de plusieurs collaborateurs, 3 vol. parus, Paris 1990-1995.
Genèse rabba : éd. J. Theodor - Ch. Albeck, 3 vol., Berlin 1912-1936 ; 2e impression avec
corrections, Jérusalem 1965.
Ginzberg L., The Legends of the Jews, 7 vol., Philadelphie 1967-1968 (réimpr. de l’éd. de
1909-1938).
Lévitique rabba : éd. M. Margulies, 3 vol., Jérusalem 1953-1960 (réimpr. 1972).
Mekhilta de Rabbi Ishma‘el : éd. H.S. Horiwitz - I.A. Rabin, Jérusalem 1960, 2e éd.
Mekhilta de Rabbi Shim‘on bar Yohay : éd. J.N. Epstein - E.Z. Melamed, Jérusalem 1955.
Midrash des Psaumes : éd. S. Buber, Vilna 1891 (réimpr. Jérusalem 1976-1977).
Midrash ha-gadol : éd. M. Margulies - A. Steinsalz - Z.M. Rabbinowitz - S. Fisch, 5 vol.,
Jérusalem 1975-1978.
Midrash rabba : texte traditionnel, 2 vol., Vilna 1878 (réimpr. Jérusalem 1961).
Midrash Tanhuma : texte traditionnel, Lublin 1893 ; éd. S. Buber, Vilna 1885 (réimpr. Jé-
rusalem 1964).
Mishna :Sishshah sidrê Mishnah, éd. H. Albeck - H. Yalon, 6 vol., Jérusalem - Tel Aviv
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Pesiqta de-Rab Kahana : éd. B. Mandelbaum, 2 vol., New York 1962.
Pesiqta rabbati : éd. M. Friedmann, Vienne 1880 (réimpr. Tel Aviv 1944-1945).
Pirqê de-Rabbi Eliezer. A Critical Edition Codex C.M. Horowitz, Jérusalem 1972.
Philon :Les Oeuvres de Philon d’Alexandrie, publiées sous le patronage de l’Université de
Lyon par R. Arnaldez - C. Mondésert - J. Pouilloux, 36 vol., Paris 1961-1992.
Pseudo-Philon, Les Antiquités bibliques. T. I Introduction
: et texte critique par D.J. Harrington,
traduction par J. Cazeau, revue par Ch. Perrot et P.-M. Bogaert. T. II :Introduction litté-
raire, commentaire et index par Ch. Perrot et P.-M. Bogaert (SC 229-230).
Sifrê Nombres et Sifrê zuta : éd. H.S. Horowitz, Leipzig 1917 (réimpr. Jérusalem 1966).
Sifrê Deutéronome : éd. L. Finkelstein - S. Horowitz, Berlin 1939 (réimpr. New York 1969).
Seder Eliahu rabba et Seder Eliahu zuta : éd. M. Friedmann, Vienne 1902 (réimpr. Jérusa-
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Seder Olam rabba : éd. B. Ratner - S.K. Mirsky, New York 1966.
Talmud babylonien : texte traditionnel, 20 vol., Vilna 1880-1886, etHebrew-English Edi-
tion of the Babylonian Talmud, 26 vol., Londres 1960-1990.
Talmud palestinien : éd. Krotoschin, 1866 (réimpr. Jérusalem 1969).
Targum : A. Sperber (éd.),The Bible in Aramaic. II :The Former Prophets according to
Targum Jonathan, Leyde 1959.
Tosefta : éd. M.S. Zuckermandel (1880-1882), avec supplément de S. Liebermann. Nou-
velle édition avec notes additionnelles et correction, Jérusalem 1970.
Yalqut Shim‘oni : texte traditionnel, éd. B. Landau, 2 vol., Jérusalem 1960 (cité suivant le
remez et les pages de cette édition).

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