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LE BOUSIER

A-PROPOS POUR AMADOUER LA CRITIQUE


(Théâtre chimérique II)

de

Jean Richepin
PERSONNAGES :
BONVOULOIR
BOUSIER
LA ROSE
LE ROSSIGNOL
PAYSANS ET PAYSANNES
LE PRINTEMPS
LE SOLEIL

SCÈNE PREMIÈRE
BONVOULOIR
Je me régale à l'avance des belles choses que je vais voir et entendre.
BOUSIER
Est-ce que vous êtes payé pour ça ?
BONVOULOIR
Au contraire.
BOUSIER
Comment ! Au contraire ! Vous avez payé, alors ?
BONVOULOIR
Oui, j'ai payé, une bonne place en location.
BOUSIER
Cher?
BONVOULOIR
Jamais trop cher, puisque le spectacle est, paraît-il, merveilleux.
BOUSIER
Paraît-il !... Et vous vous en rapportez à des on-dit?
BONVOULOIR
Je m'en rapporte à la réputation des auteurs qui passent pour des gens de mérite.
BOUSIER
Ah ! laissez-moi rire !
BONVOULOIR
Pourquoi ?
BOUSIER
Vous êtes trop jobard.
BONVOULOIR
Quoi ! les auteurs ne sont pas des gens de mérite ?
BOUSIER
Mais non, grand serin !
BONVOULOIR
Cependant, il me semble que le Printemps et le Soleil ne sont pas les premiers venus.
BOUSIER
Le Printemps est un raté. Quant au Soleil, il n'a plus rien dans le ventre.
BONVOULOIR
Vous croyez ?
BOUSIER
Je vous le certifie.
BONVOULOIR
Cependant, j'ai déjà pris grand plaisir à telles de leurs œuvres...
BOUSIER
Ils font toujours la même chose.
BONVOULOIR
Enfin, je vais voir. Laissez-moi, je vous prie, écouter et regarder la pièce avec recueillement.
BOUSIER
Pas sans que je guide votre goût; car je suis ici pour cela.
BONVOULOIR
Soit, puisque vous y tenez; mais je m'en passerais fort bien.
BOUSIER
Et de quoi vivrais-je, alors?
BONVOULOIR
C'est juste. Il faut que tout le monde vive.
SCÈNE II
LES MEMES, LA ROSE
LA ROSE
Je suis la reine des Fleurs ; et depuis que le monde est monde, je charme les yeux des hommes
par ma robe de pourpre et je réjouis leur cœur par mon haleine parfumée.
BONVOULOIR
Délicieuse rose, je t'aime.
BOUSIER
Vous aimez cette vieille roustissure? Eh bien! vous n'êtes pas difficile, par exemple ! Que diable
lui trouvez-vous de si attrayant?
BONVOULOIR
Mais justement ce dont elle se vante avec raison, sa couleur et son parfum.
BOUSIER
Sa couleur est fade et son parfum écœurant.
BONVOULOIR
Cependant, ainsi qu'elle le dit, depuis que le monde est monde...
BOUSIER
Précisément, c'est vieux et usé, toujours la même chose !
BONVOULOIR
Qu'importe, si c'est exquis!
BOUSIER
Mais ce ne l'est point. Ah ! on voit bien que vous ne savez pas de quoi c'est fait, cette couleur et
ce parfum.
BONVOULOIR
De quoi est-ce donc fait ?
BOUSIER
De fumier, d'excréments. Tenez, fouillons au pied du rosier ! Pouah ! comme ça pue ! Vous ne
sentez pas ?
BONVOULOIR
J'aime mieux sentir la rose elle-même.
BOUSIER
Et regardez un peu ces vers qui grouillent dans le terreau! Et notez aussi, au corselet de la fleur,
ces traces gluantes qu'y a laissées la limace ! Et sous cette feuille, remarquez cette araignée velue
!
BONVOULOIR
J'aime mieux contempler la rose elle-même.
BOUSIER
Vous n'êtes guère épris de vérité.
BONVOULOIR
Mais cette rose est belle et elle fleure bon, je vous assure que cela aussi est vrai.
BOUSIER
Vous êtes un naïf.
SCENE III
LES MEMES, LE ROSSIGNOL
LE ROSSIGNOL
Je chante les jours bénis et l'amour revenu. Les bois ont senti le souffle du printemps passer dans
leur chevelure rajeunie. Ils tendent vers le soleil leurs bras gonflés de sève. Ils ont une âme, et
cette âme s'exprime par ma voix.
BONVOULOIR
Je pleure d'attendrissement.
BOUSIER
Quoi ! A cause de ce ténor poussif?
BONVOULOIR
C'est le rossignol que vous traitez de la sorte ?
BOUSIER
Certes.
BONVOULOIR
Il chante pourtant à ravir.
BOUSIER
Il chante faux. Il vient de donner un si bémol au lieu d'un si naturel.
BONVOULOIR
Je ne m'en suis pas aperçu.
BOUSIER
C'est que vous n'entendez rien à la musique.
BONVOULOIR
Pardonnez-moi.
BOUSIER
Si vous y entendiez quelque chose, vous auriez grincé des dents au passage de cet accord
inharmonique.
BONVOULOIR
Quel accord ?
BOUSIER
Cet accord où la voix du chanteur était dans un ton et le sifflet de la locomotive dans un autre.
BONVOULOIR
Quelle locomotive ?
BOUSIER
Celle du train qui vient de passer là-bas, à l'horizon.
BONVOULOIR
Je n'ai pas pris garde à ce train.
BOUSIER
Moi, je prends garde à tout. Ce train est celui de sept heures trente-sept. Vous voyez que je suis
précis, moi !
BONVOULOIR
Excusez-moi; mais ce train n'empêche pas le rossignol...
BOUSIER
Le rossignol, d'après les manuels d'ornithologie, est un petit oiseau de plumage roussâtre,
d'humeur farouche, qui souffre généralement de la goutte et meurt d'étisie ou d'indigestion.
BONVOULOIR
Je ne suis pas ornithologue.
BOUSIER
Moi, je suis tout.
SCENE IV
LES MEMES, PAYSANS ET PAYSANNES
BONVOULOIR
Ah ! voici là-bas des jeunes filles qui dansent et des jeunes gens qui entonnent en chœur une
vieille ronde populaire. Comme c'est suave !
BOUSIER
Oui, de loin. Mais approchez un peu.
BONVOULOIR
Je ne veux pas approcher. La chose doit être vue et entendue à distance.
BOUSIER
Au moins, regardez dans ma lorgnette et écoutez dans mon téléphone. Là, maintenant, que voyez-
vous et qu'entendez-vous ?
BONVOULOIR
Je vois que les danseuses sont en guenilles et j'entends des paroles niaises, hélas !
BOUSIER
Non seulement elles sont en guenilles, les danseuses ; mais elles sont sales. Jupons crottés !
Mains crasseuses ! Et les voix qui chantent, quelles voix de rogomme, éraillées, gueulardes !
Sans compter qu'elles doivent puer la vinasse ! Et ce qu'il y a, dans ces bouches, de dents gâtées !
BONVOULOIR
Mais d'ici, sans votre lorgnette et votre téléphone, comme c'est exquis, ce spectacle et ce chœur!
BOUSIER
Mais la vérité, fichtre, la vérité, qu'en faites-vous, bougre de rêveur ?
BONVOULOIR
Eh ! monsieur, vous m'exaspérez à la fin, avec votre vérité. Laissez-moi donc jouir en paix de
mon illusion.
BOUSIER
Ah ! vous l'avouez, vous l'avouez, que c'est une illusion.
BONVOULOIR
Oui, je l'avoue, si cela vous est agréable. Mais laissez-moi m'en régaler, je vous prie.
BOUSIER
Non, monsieur; mon devoir avant tout !
BONVOULOIR
Et quel est-il donc, votre devoir ?
BOUSIER
D'embêter les gens comme vous.
BONVOULOIR
Et vous payez pour ça, sans doute ?
BOUSIER
Pas du tout. On me paie.
BONVOULOIR
Eh bien ! vous ne volez pas votre argent ; car vous m'embêtez ferme. Et maintenant, bonsoir,
foutez-moi la paix !
BOUSIER
Vous manquez de respect à la critique…
LE PRINTEMPS ET LE SOLEIL
J'te crois !

FIN

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